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Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

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Présentation de l'éditeur :De modernité à gouvernance en passant par transparence, réforme, crise, croissance ou diversité, la Lingua Quintae Respublicae (LQR) travailla chaque jour dans les journaux, les supermarchés, les transports en commun, les " 20 heures " des grandes chaînes, à la domestication des esprits. Comme par imprégnation lente, la langue du néolibéralisme s'installe : plus elle est parlée, et plus ce qu'elle promeut se produit dans la réalité. Crée et diffusée par les publicitaires et les économistes, reprise par les politiciens, la LQR est devenue l'une des armes les plus efficaces du maintien de l'ordre. Ce livre décode les tours et les détours de cette langue omniprésente, décrypte ses euphémismes, ses façons d'essorer les mots jusqu'à ce qu'ils en perdent leur ses, son exploitation des " valeurs universelles " et de la " lutte antiterroriste ". désormais, il n'y a plus de pauvres mais des gens de condition modeste, plus d'exploités mais des exclus, plus de classes mais des couches sociales. C'est ainsi que la LQR substitue aux mots de l'émancipation et de la subversion ceux de la conformité et de la soumission. Nous -> http://www.amazon.fr/LQR-propagande-quotidien-Eric-Hazan/dp/2912107296

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LQR

Lingua Quintae Respubiicae

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C H E Z L E M Ê M E É D I T E U R

- Pierre Bourdieu, Sur la télévision, suivi de L'emprise du journalisme, 1996

- ARESER (Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche). Diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril, 1997

- Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti, Fabienne Pavis, Le « décembre » des intellectuels français, 1998

- Pierre Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l'invasion néo-libérale, 1998

- Keith Dixon, Les évangélistes du marché, 1998

- Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, 1999

- Loïc Wacquant, Les prisons de la misère, 1999

- Keith Dixon, Un digne héritier, 2000

- Frédéric Lordon, Fonds de pension, piège à cons ? Mirage de la démocratie actionnariat, 2000

- Laurent Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage, 2000

- Pierre Bourdieu, Contre-feux 2.

Pour un mouvement social européen, 2001

- Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqués. Répression patronale et résistance syndicale aux États-Unis, 2003

- Frédéric Lordon, Et la vertu sauvera le monde...

Après la débâcle financière, le salut par l'« éthique » ?, 2003

- Christian de Montlibert, Savoir à vendre. L'enseignement supérieur et la recherche en danger, 2004

- Pierre Tévanian, Le voile médiatique.

Un faux débat : « l'affaire du foulard islamique », 2005

- Serge Halimi, Les nouveaux chiens de garde (1997), nouvelle version actualisée et augmentée, 2005

- Pierre Rimbert, Libération de Sartre à Rothschild, 2005

Les manuscrits non publiés ne sont pas renvoyés.

Page 4: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

H A Z A N

LQR

La propagande du quotidien

RAISONS D'AGIR É D I T I O N S

Page 5: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

Éditions RAISONS D'AGIR

27, rue Jacob, 75006 Paris

© ÉDITIONS RAISONS D'AGIR, février 2006

[email protected]

Page 6: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

// s'agit de faire le tableau d'une sourde oppression que toutes les sphères sociales

exercent les unes sur les autres, d'une maussaderie générale mais inerte, d'une

étroitesse d'esprit faite d'acceptation et de méconnaissance, le tout bien encadré

par un système de gouvernement qui, vivant de la conservation de

toutes les vilenies, n'est lui-même que la vilenie au gouvernement.

Karl Marx, Introduction à la Critique

de la philosophie du droit de Hegel

Et faites vite. Je perds mon temps

à écouter vos conneries.

Jean Genet, Le Balcon

Page 7: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

i À:

Naissance d'une Langue

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De 1 9 3 3 à 1 9 4 5 , V ic to r Klemperer ,

professeur juif chassé de l 'université de Dresde, t ient un

j o u r n a l où i l décr i t la naissance et le d é v e l o p p e m e n t

d ' u n e l angue nouve l le , celle de l 'Al lemagne n a t i o n a l -

socialiste. Sauvé de l ' ex terminat ion par son mariage avec

u n e « a ryenne » (et in extremis pa r le b o m b a r d e m e n t de

Dresde) , il publ ie son texte en 1947 sous le t i tre LTI —

Notizbuch Eines Philologen, où LTI son t les initiales de

Lingua Tertii Imperii, la langue du I I I e Re ich 1 .

Malgré les circonstances de sa rédaction, on ne trouve

dans ce livre aucun pathos. Klemperer se voit c o m m e un

représentan t de la véri table Al lemagne d o n t le nazisme

n'est qu ' un travestissement temporaire, et cette distancia­

t ion lui pe rme t de m e n e r presque ca lmemen t un travail

scientifique au milieu m ê m e des persécutions. « L'effet le

plus puissant [de la propagande nazie], note-t-il , ne fut pas

produi t par des discours isolés, ni par des articles ou des

tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut ob t enu

par rien de ce qu 'on était forcé d'enregistrer par la pensée

ou la perception. Le nazisme s'insinua dans la chair et le

sang du grand n o m b r e à travers des expressions isolées, des

tournures , des formes syntaxiques qui s ' imposaient à des

I - En français, LTI, la langue du IIIe Reich, carnets d'un philologue, tra­

duit par El isabeth Gui l io t , p résenté par Sonia C o m b e et Ala in

Brossâ t , Par is , Albin Miche l , 1996.

Page 9: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

12 L Q R

mil l ions d 'exemplaires et qu i furent adoptées de façon

mécanique et inconsciente. » Pour Klemperer, le I I P Reich

n'a forgé que très peu de mots , mais il a « changé la valeur

des mo t s et leur fréquence [ . . . ] , assujetti la langue à son

terrible système, gagné avec la langue son moyen de propa­

gande le plus puissant, le plus public et le plus secret 1 ».

Aut re t emps , autre langue, mais elle aussi adoptée « de

façon mécan ique et inconsciente » : celle de la V e R é p u ­

b l ique , q u e j ' appe l l e ra i Lingua Quintae Respublicae

( L Q R ) en h o m m a g e à Klemperer . Elle est a p p a r u e au

cours des années i 9 6 0 , lors de cette bruta le modern isa ­

t ion du capitalisme français t radi t ionnel que fut le gaullo-

pompido l i sme . Ses « expressions isolées, ses tournures , ses

formes syntaxiques », sans cesse reprises par la cha îne

u n i q u e de télévision, les radios et les journaux — ensemble

q u ' o n n 'appelai t pas encore les médias , pluriel latin alors

p e u e m p l o y é et q u i s 'écrivait media —, mod i f i è r en t en

p rofondeur u n e langue pub l ique d ' un archaïsme aujour­

d 'hu i f rappant , mé lange d ' u n e rhé to r ique hér i tée de la

I I I e R é p u b l i q u e e t du style h é r o ï q u e de la Résis tance .

Mais c'est seu lement une t renta ine d 'années plus tard que

la L Q R a a t te int son plein déve loppement , devenant au

cours des années 1990 l ' id iome du néolibéral isme, der­

nier en date des avatars du capi ta l i sme 2 .

1 - /bld., pp. 38-39.

2 - « N é o l i b é r a l i s m e » est un t e rme qui a plusieurs sens. Dans son

cours de 1978, Michel Foucaul t l 'appliquait à la pol i t ique écono ­

mique de l 'Al lemagne d 'après 1945 et à la réact ion amér icaine

con t re le N e w Dea l un peu plus tard (Naissance de la biopolitique,

Cours au Collège de France, 1978-1979, Par is , Hautes E tudes-

Gal l imard-Seu i l , 2004). I l est plus habituel de désigner sous ce nom

la vers ion actuel le du capi tal isme, carac tér isée par la dérég lementa­

t ion des marchés f inanciers et la l iberté de mouvement des capitaux,

la rentabi l i té du capital étant désormais mieux assurée par la spécu­

lation que par l ' invest issement industr iel .

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L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 13

N ' é t a n t ni l inguiste ni phi lo logue, je n'ai pas ten té de

mene r u n e é tude scientifique de la L Q R dans sa forme

du XXI e siècle. Mais , le travail d 'édi teur m'ayant fait entrer

par la pet i te por te dans le d o m a i n e des mo t s , j ' a i relevé

dans ce q u e je lisais et en tendais ici et là certaines expres­

sions marquan te s de la langue pub l ique actuelle. Il était

t en tan t d 'en faire un lexique, mais le caractère hétérocli te

du matériel e t mes propres lacunes m ' o n t fait abandonne r

ce projet . A défaut , dans u n e d é m a r c h e qu i t i en t p o u r

beaucoup de l 'association d' idées, j ' a i classé ces m o t s , ces

tournures , ces procédés en fonct ion de leur emplo i dans

l a p r o p a g a n d e m é d i a t i q u e , po l i t i que e t é c o n o m i q u e

actuelle. Le t e rme de p ropagande évoque é v i d e m m e n t le

souvenir de l 'excellent Dr Goebbels qu i en avait la charge

sous le I I I e Reich, et l 'on pour ra arguer que ce rapproche­

m e n t implici te est que lque peu aventureux. Il est vrai que

la LTI, créat ion des services dirigés par Goebbe l s , était

é t r o i t e m e n t con t rô lée par les organes de sécuri té nazis

alors q u e la L Q R évolue sous l'effet d 'une sorte de darwi­

nisme sémant ique : les mots et les formules les plus effi­

caces prolifèrent et p r e n n e n t la place des énoncés mo ins

performants1. La langue du I I I e Reich disait de la façon la

plus « vulgaire » possible le racisme le plus sauvage 2 ; la

L Q R cherche à d o n n e r un vernis de respectabi l i té au

1 - Performant est un mot L Q R type . Par exemple, la technologie

f ranco-br i tannique de lutte con t re les clandestins utilise désormais

« la dé tec t ion é lec t ron ique dans les camions par repérage des éma­

nations de gaz carbonique par la respirat ion, et tou t r écemmen t la

mise en place du " h e a r t beat de tec to r " , plus performant, qui permet

de repére r les bat tements du c œ u r » (Le Figaro, 16 novembre 2004.

Soul igné par moi ) .

2 - Joseph Goebbe ls dans Kampf um Berlin, Mun ich , Ehe r Ver lag,

I 932 ( t rad . fr. Édi t ions Saint -Just , I 966) : « N o u s parlons la langue du

peuple [...] il faut ut i l iser son langage, parler sa propre langue » (c i té

par J e a n - P i e r r e Faye, in Le Langage meurtrier, Par is , H e r m a n n , 1996).

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14 L Q K

racisme ordinaire . La LTI visait à galvaniser, à fanatiser ;

la L Q R s'emploie à assurer l 'apathie, à prêcher le mul t i -

tou t -ce -qu 'on-voudra du m o m e n t que l 'ordre libéral n'est

pas menacé . C 'es t u n e a rme p o s t m o d e r n e , b ien adaptée

aux condi t ions « démocra t iques » où il ne s'agit plus de

l ' e m p o r t e r d a n s la guer re civile mais d ' e scamote r le

conflit, de le rendre invisible et inaudible . Et c o m m e un

prest idigi tateur qu i conclura i t son n u m é r o en disparais­

sant dans son p r o p r e chapeau , la L Q R réussi t à se

r é p a n d r e sans q u e p e r s o n n e ou p re sque ne semble en

remarquer les progrès — sans m ê m e parler de les d é n o n ­

cer. Ce qu i sui t est u n e t en ta t ive p o u r ident i f ier e t

décrypter cette nouvelle version de la banal i té du mal .

La L Q R n'est pas née d ' u n e décision prise en hau t lieu,

pas plus qu'elle n'est l ' about issement d ' u n complo t . Elle

est à la fois l ' émana t ion du néolibéral isme et son ins t ru­

m e n t . Plus précisément , elle résulte de l ' influence crois­

sante , à par t i r des années 1960 , de deux g roupes

a u j o u r d ' h u i o m n i p r é s e n t s p a r m i les décideurs de la

constel lat ion libérale, les économistes et les publicitaires.

Je me souviens de Giscard, j eune minis t re des Finances

de P o m p i d o u et génie au toproc lamé de l ' économie, fai­

sant à la télévision des d é m o n s t r a t i o n s au tab leau . Ses

i n tona t ions ar is tocrat ico-auvergnates o n t b e a u c o u p fait

p o u r r é p a n d r e le m o t problème — qu' i l p r o n o n ç a i t pro-

blaîme. Auparavant , on parlait p lu tô t de « ques t ion » (la

quest ion d 'Or i en t , la ques t ion sociale . . . ) . La subs t i tu t ion

n 'é ta i t é v i d e m m e n t pas n e u t r e . À u n e q u e s t i o n , les

réponses possibles son t souven t mu l t ip l e s et c o n t r a d i c ­

toires alors q u ' u n p rob lème , su r tou t posé en termes chif­

frés, n ' admet en général q u ' u n e solution et u n e seule. La

d é m o n s t r a t i o n , tou jours p résen tée c o m m e object ive,

Page 12: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 15

obéit à des règles dé terminées par des spécialistes. Passer

de la ques t ion au p rob lème , c'était d o n c ouvrir g rand la

por te aux experts qu i n 'on t fait que proliférer depuis , en

France , d a n s l 'Eu rope de Bruxelles e t dans le m o n d e

entier. Les affaires de la collect ivi té son t segmentées en

séries de p rob lèmes t echn iques . Pour c h a c u n d 'eux, les

spécialistes d é t e r m i n e n t u n e so lu t ion optimale qu i sera

é v i d e m m e n t adop tée , parfois après un déba t de p u r e

forme, par lementai re ou autre. Si les experts es t iment que

les contraintes extérieures - i m p o r t a n t e expression de la

L Q R , à la fois vague et impér ieuse - s 'opposent à telle

opt ion , il n 'y a guère qu 'à s'incliner. Ce rôle d o m i n a n t a

sa t raduc t ion sémant ique sous la forme d ' u n anglicisme

r a m p a n t : le r emplacemen t de la b o n n e vieille expérience,

celle de K a n t et de Lavoisier, par X expertise. Ains i

a p p r e n d - o n q u e les « c o m m i s s i o n s de spécialistes » de

l'école de journal isme de Sciences-Po o n t élu c o m m e pro­

fesseurs associés des personna l i t és m é d i a t i q u e s qu i ,

d'après l'AFP, « dès le second semestre [2004] par tageront

leurs expertises avec les é tud i an t s 1 ».

Le p r ima t du langage économique se manifeste souvent

par des choix médiat iques clairs. Ainsi, q u a n d le directeur

du Monde veut expliquer p o u r q u o i il écarte le directeur

de la rédact ion et s 'apprête à remanier tou te l 'équipe, ce

n'est pas dans son p ropre journa l qu'i l choisit de s'expri­

mer. Les raisons « réelles » son t exposées dans un ent re­

t ien accordé au s u p p l é m e n t É c o n o m i e du Figaro

(23 décembre 2004) sous le t i tre : « N o u s voulons bâtir

des synergies avec Lagardère ». D a n s cet entre t ien, pas un

I - Parmi ces personnal i tés, N ico las Bey tou t , d i rec teur de la rédac­

t ion du Figaro, H e r v é Brus in i , d i rec teur adjoint de l ' information à

France 3, Alain Genes tar , d i rec teur général de la rédact ion de Paris

Match, E t ienne Mougeo t te , v ice-prés ident de T F I .

Page 13: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

16 L Q R

m o t ne p o r t e sur le c o n t e n u du j o u r n a l : i l p o u r r a i t

aussi b ien s'agir d 'agroal imenta i re . Il n'est ques t ion q u e

de restructuration (= l i cenc iement s ) , de refinancement

(= en t rée de Lagardère au capi ta l ) , d 'avancée historique

(= per te de l ' indépendance) , de positionnement, de straté­

gie. La page est lisse, p r e sque neu t r e . Le r e s sen t imen t ,

l ' incer t i tude de l 'avenir ne sont là qu 'en t re les lignes. La

L Q R : un écran séman t ique p e r m e t t a n t de faire t ou rne r

le m o t e u r sans jamais en dévoiler les rouages, « le moyen

de p ropagande le plus puissant , le plus publ ic et le plus

secret », disait Klemperer.

L 'apport des publicitaires à la L Q R est différent : il est

d ' abord syntaxique. C'est à eux que l 'on doi t les phrases-

c h o c sans verbe à la « u n e » des j o u r n a u x . Le 28 a o û t

2 0 0 4 , le respectable Figaro t i tre : « Irak : l 'aveu de Bush ».

Autrefois cette m a n c h e t t e aurai t sans d o u t e été que lque

chose c o m m e : « Le prés ident Bush adme t son échec dans

ses prévis ions p o u r l ' I rak ». Avec ou sans verbe , les

phrases s ' en t r echoquen t , juxtaposées sans a r t i cu la t ions

logiques , sans p lus de ces donc, en effet, car et autres

con jonc t i ons q u e les agences de pub l i c i t é o n t depu i s

long temps é l iminées 1 .

Un au t re s y m p t ô m e de l ' inf luence publ ic i t a i re est

l ' inf lat ion de l ' hyperbo le , en par t icu l ie r dans ce fertile

sous-ensemble de la L Q R que cons t i tuent les cri t iques de

I - Par e x e m p l e : « B N P Paribas a joué dans cet te affaire un rô le de

cheval ier blanc. Pour év i te r de vo i r le C r é d i t mutuel met t re la main

sur Cof inoga. Par tena i re histor ique des Ga le r i es , la B N P détenai t

déjà 49 % de Cof inoga et possède par ail leurs C e t e l e m . Ce qui ren ­

dait difficile, pour des raisons de concu r rence , une fusion des deux

ent i tés. U n e garant ie de tranquil l i té pour Co f i noga» (Le Journal du

dimanche, I 5 mai 2005).

Page 14: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 17

livres et de films. Les affiches dans la ville et les placards

dans les j o u r n a u x son t de plus en plus souvent construi ts

a u t o u r de que lques m o t s p e r c u t a n t s extraits de « cri­

t iques Les journalistes facilitent le travail aux créatifs

des agences en p a r s e m a n t leurs articles de formules

enthousiastes , riches en adjectifs et qu i peuvent resservir

telles quelles : a insi , dans Le Monde des livres du 17

s e p t e m b r e 2 0 0 4 , l a recens ión d ' u n r o m a n de R e n é de

Ceccatty, co l labora teur régulier du Monde des livres, se

t e r m i n e par : « u n e pu issance v i s ionna i re absolue p o u r

dire l ' immensi té d ' u n a m o u r », chu te d o n t on voit b ien le

parti publici taire q u ' o n peu t tirer.

La relation incestueuse avec la publicité contr ibue à faire

de l a L Q R un i n s t r u m e n t d ' é m o t i o n p r o g r a m m é e , une

langue d ' impu l s ion c o m m e on d i t « un achat d ' i m p u l ­

sion ». D ' a u t a n t q u e la frontière se fait sans cesse plus

poreuse en t re l 'espace publici taire et le « rédact ionnel ».

Dans les p r inc ipaux hebdomada i res , la d is t inc t ion n'est

plus graphiquement décelable, la mise en page est la même .

On a m ê m e vu apparaî t re ces dernières années le

« concept » (comme ils disent) d'' infopublicité, m o t impr imé

en tout petits caractères en hau t d 'une page consacrée à tel

vignoble de Bordeaux ou tel club de vacances, et qui est

censé met t re en garde le lecteur contre toute confusion.

Le Monde a publ ié en première page un article d o n t

le signataire est présenté c o m m e « publ ic i ta i re et ph i lo -

I - Ainsi peut-on lire dans te Monde du 8 oc tob re 2004 - un exemple

ent re mille de fragments d'art ic les utilisés pour le market ing - la

publicité pour le roman de Jean-Pau l Dubois , Une vie française: « D u

grand a r t » (F rédér i c Beigbeder, Voici); « U n c h e f - d ' œ u v r e » (Gi l les

Pud lowsk i , Le Point). Et dans le même numéro, à propos de La Mort

de Don Juan de Patr ick Po iv re d 'A rvo r : « U n vrai r oman t i que»

(Patr ick Besson, Le Point); « U n hymne à la c r é a t i o n » ( J . - R . Bar land,

Lire); « A u s s i fascinant qu 'é légant» (Chr is t ine Arnothy, Le Parisien).

Page 15: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

18 L Q R

sophe 1 ». Des termes c o m m e positiver ou optimiser, lancés

par les experts en communication des hypermarchés, n 'ont

pas tardé à être adoptés par les politiciens. Dans le marke­

ting, les échanges se font d'ailleurs dans les deux sens : la

sécurité, grand thème des campagnes électorales françaises,

est rap idement passée chez les lessiviers (« La sécurité pour

ce que vous avez de plus fragile », lainages ou bébés sauve­

gardés par le b o n détergent) . La dict ion des présentatrices

du journal de 20 heures sur les principales chaînes de télé­

vision est calquée sur celle des clips publicitaires, m ê m e

q u a n d elles sont chargées de répéter le compte rendu du

conseil des ministres, rédigé en L Q R pure et concentrée

par le porte-parole du gouvernement .

L 'un des t ra i t s c o m m u n s à la L Q R , l ' i d i o m e des

publ ic i ta i res e t la l angue du I I I e Re ich — paral lèle qu i

n ' imp l ique é v i d e m m e n t a u c u n e ass imila t ion en t re n é o ­

l ibéral isme et naz isme — est la recherche de l'efficacité

aux d é p e n s m ê m e s de l a v ra i s emblance . Après Sta l in­

grad , les nazis les p lus c o n v a i n c u s ne p o u v a i e n t pas

accorder foi aux c o m m u n i q u é s de victoire sur le f ront

russe q u i é m a n a i e n t de Ber l in . M a i s s i p e u crédib les

qu ' i l s fussent , ces c o m m u n i q u é s t r i o m p h a u x c o n t r i ­

b u a i e n t à renforcer la conv ic t ion qu ' i l fallait se ba t t r e

j u squ ' à l a m o r t . De m ê m e , q u a n d on exhor te les Fran­

çais à « ê t re r é p u b l i c a i n s a u j o u r d ' h u i , à a s s u m e r u n e

a p p a r t e n a n c e q u i t r a n s c e n d e t o u s les cl ivages, qu ' i l s

so i en t soc iaux , cu l tu re l s , re l ig ieux ou e t h n i q u e s 2 » ;

1 - Domin ique Quessada, « T o u t doit d i spara î t re» , 24 septembre

2004.

2 - Jean-Lou is D e b r é , « Ê t re républ icain aujourd 'hui », Le Monde,

6 juil let 2004.

Page 16: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N

q u a n d Jean-Pier re Raffarin, alors Premier min is t re , p r o ­

m e t sur T F 1 « u n e baisse d u c h ô m a g e , u n e r é f o r m e

p o u r réussir à l 'école et u n e lu t t e con t r e la vie chère »

(19 s e p t e m b r e 2 0 0 4 ) ; o u q u a n d « l ' o p p o s i t i o n »

d e m a n d e au g o u v e r n e m e n t de « pous se r les feux en

d i rec t ion de l ' emploi des jeunes et des plus de 50 a n s 1 »,

ce son t é v i d e m m e n t des phrases auxquelles p e r s o n n e ne

croi t , e t s u r t o u t pas ceux q u i les p r o n o n c e n t . M i e u x

vau t d 'a i l leurs q u e cer ta ins é n o n c é s so i en t i nv ra i s em­

blables : pr i s au m o t , ils r i s q u e r a i e n t d ' e n t r a î n e r de

g randes diff icul tés . Slavoj Z izek , p h i l o s o p h e s lovène ,

expl ique q u e dans l 'ex-Yougoslavie « l ' idéologie officielle

exhor ta i t les gens à s'investir dans le processus au toges­

t ionna i re , à p r e n d r e en m a i n leurs c o n d i t i o n s de vie en

dehors du Parti et des s t ruc tures é ta t iques "aliénées" ; les

médias officiels dép lo ra ien t l ' indifférence des gens, leur

fuite dans l ' i n t imi té de la vie privée, etc . - mais ce que

le régime craignai t j u s t e m e n t le p lus , c 'était que les gens

e x p r i m e n t leurs besoins e t s 'organisent selon des p r i n ­

cipes au toges t ionna i res . T o u t e u n e série de m a r q u e u r s

discursifs i n t ima ien t , en t re les l ignes, l 'ordre de ne pas

p rendre les soll ici tat ions officielles de façon l i t térale, et

i n d i q u a i e n t q u e ce q u e v o u l a i t v r a i m e n t l e r ég ime ,

c'était u n e a t t i t ude cyn ique à l 'égard de l ' idéologie offi­

cielle - la plus g rande des ca tas t rophes eû t été p o u r le

régime de voir son idéologie prise au sérieux et mise en

œuvre par ses su je ts 2 ».

1 - Laurent Fabius, « La France f lot te », Le Monde, 26 août 2004.

2 — Vous avez dit totalitarisme? Cinq interventions sur les (mês)usages

d'une notion, tr. fr. Par is , Édi t ions Ams te rdam, 2004, p. I I I .

Page 17: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

20 L Q R

D a n s le succès de la nov langue , la concen t r a t i on des

pr inc ipaux « outils d ' op in ion » français ent re très peu de

mains - quatre ou c inq bé tonneurs , marchands d ' a rme­

m e n t s , av ionneur s , g r ands f inanciers - a certes son

influence, mais l 'explication n'est pas suffisante 1 . Le Polit-

b u r o de Stal ine n ' aura i t r ien pu faire sans l ' i m m e n s e

réseau des apparatchiks locaux (dans The Road to Terror,

Arch Ge t ty m o n t r e que c'est la crainte du lâchage de ce

réseau qu i a déclenché la g rande terreur de 1 9 3 7 2 ) . De

m ê m e , l 'ol igarchie pol i t ico-f inancière française, s i b ien

intégrée qu'elle soit par les m o u v e m e n t s croisés de per­

sonnes issues des mêmes écoles et les renvois d'ascenseur,

ne p o u r r a i t r ien imposer , e t s û r e m e n t pas u n e l angue ,

sans l e c o n c o u r s de tous ceux q u i o n t m a t é r i e l l e m e n t

in térêt au m a i n t i e n de l 'ordre. Par mil l ions sans dou te ,

cadres des entreprises de sécurité, professeurs de phi loso­

phie pol i t ique , juges anti terroristes, agents immobi l ie rs ,

maîtres des requêtes, ch ron iqueurs de France Cu l tu re et

p rés iden ts de régions pa r l en t , écr ivent e t r é p a n d e n t la

L Q R . Sans vouloir exhumer la vieille no t i on d'« alliance

objective » chère à Iejov et Vichinski , on peu t n é a n m o i n s

d i scerner ce rôle m o t e u r de la c o m m u n a u t é d ' in té rê t s

1 - Pour une analyse actuel le de ce t te concen t ra t ion , en France et

ai l leurs, vo i r no tamment A n d r é Schiffr in, Le Contrôle de la parole -

l'édition sans éditeurs, suite, Par is , La Fabr ique, 2005. Un exemple

en t re mille : le 27 septembre 2004, dans le supplément « Femina » du

Journal du dimanche qui appar t ient au groupe Hache t t e , on ouvre sur

une double page consacrée à L'Album photo des Français de 1914 à

nos Jours, publié par C h ê n e - H a c h e t t e L i v re , puis v ient un l ivre de

Sabine de la B r o s s e , journal iste à Paris Match (groupe Hache t t e ) .

Savoir pour guérir, vaincre le cancer du sein, publié aux Édi t ions

Fil ipacchi (groupe Hache t t e ) , puis une page sur les Guides du Routard

(Hache t t e L i v re ) .

2 - J. A r c h G e t t y and O l e g V. Naumov, The Road to Terror, Stalin and

the Self-Destruction of the Bolsheviks, 1932-1939, N e w Haven , Yale

Univers i ty Press , 1999.

Page 18: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 21

dans des circonstances et des lieux très divers. La jou rna ­

liste israélienne A m i r a Hass no te par exemple : « Des cen­

taines de milliers d'Israéliens (au moins) o n t intérêt à ce

que les colonies restent en place et s 'é tendent , à ce que

l 'on contruise de nouvelles routes et à ce qu'Israël garde le

contrôle de toutes les sources d 'eau de Cis jordanie [ . . . ] .

Tout un réseau complexe d ' intérêts s'est développé, qui ,

avec le m a n t r a du risque sécuritaire existentiel, fait régner

le silence en Israël sur la résistance pa les t in ienne 1 . » Faire

régner le silence ou r é p a n d r e u n e l angue : on p o u r r a i t

penser qu' i l s'agit d'activités opposées entre lesquelles il

faut choisir c o m m e entre les deux faces de la m ê m e pièce,

mais i l apparaî t que les deux peuven t se m e n e r en m ê m e

temps. Il existe en Israël u n e très riche langue nationaliste

et sécur i ta i re parallèle à l ' occu l t a t ion des Pales t iniens .

Q u a n t aux i m m e n s e s silences français, ils son t c o m m e

l 'ombre por tée de la L Q R .

Ce t t e l angue a u n e d y n a m i q u e p r o p r e , un caractère

performatif qui fait sa force : plus elle est parlée et plus ce

qu'elle dé fend - sans jamais l ' expr imer c l a i r emen t — a

,:eu. Elle n ' i n d u i t a u c u n e i m m u n i t é , m ê m e chez ceux

qu'elle a ide à opp r imer . D a n s le livre de Klemperer , le

passage le plus effrayant décrit la façon d o n t les Juifs eux-

m ê m e s a b s o r b e n t la LTI : « [le d o c t e u r P.] faisait siens

tous les p ropos antisémites des nazis, spécia lement ceux

de Hit ler [ . . . ] . I l ne pouvai t p r o b a b l e m e n t plus juger lui-

m ê m e dans quelle mesure i l se raillait du Ftihrer, dans

quelle mesu re i l se raillait de l u i - m ê m e et dans quel le

mesure ce langage d 'humi l i a t ion volontaire était devenu

sa seconde na ture . Ainsi , il avait l 'habi tude de ne jamais

I - h t tp / /www.mi f tah.org, 28 août 2004.

Page 19: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

21 L Q R

adresser la parole à un h o m m e de son "groupe de Juifs"

sans faire précéder son n o m de la m e n t i o n "Juif". "Juif

Lôwenste in , au jou rd ' hu i tu dois faire marche r la pet i te

coupeuse" — "Juif M a h n , voilà t o n certificat de maladie

p o u r le Juif des dents" (ce par quoi il désignait no t re den­

t is te) . Les m e m b r e s du g r o u p e accep tè ren t ce t o n ,

d ' a b o r d en p la i san tan t , pu i s par h a b i t u d e . Ce r t a in s

d 'ent re eux avaient la permiss ion de se servir du tramway,

d 'autres devaient aller à pied. En conséquence de quo i ,

on dis t inguai t les "Juifs motorisés" [Fahrjuden] des "Juifs

à p i ed" [Laujjuden] ». Et Klempere r conc lu t : « Langue

du va inqueur [...] on ne la parle pas i m p u n é m e n t , on la

respire au tour de soi et on vit d 'après el le 1 . »

I - Op. cit., pp. 251 et 259. Le « g r o u p e » dont il est quest ion est

fo rmé de cel les et ceux qui sont plus ou moins protégés de la dépor ­

tat ion par leur mariage avec des a ryen (ne )s . ils sont regroupés dans

des « maisons des Juifs ».

Page 20: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

Mots, tournures, procédés

Page 21: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

F O N C T I O N S D E L ' E U P H É M I S M E

Le m e n s o n g e pol i t ique est de tous les t emps , depuis les

fariboles d 'Alcibiade p o u r convaincre les Athén iens de se

lancer dans l 'expédi t ion de Sicile jusqu 'aux bul let ins de

santé de M i t t e r r a n d . D a n s L'Art du mensonge politique,

J o n a t h a n Swift en i n d i q u a i t i r o n i q u e m e n t la finalité :

« L'Auteur règle et dé t e rmine avec beaucoup de j u g e m e n t

les différentes por t ions [de vérité en mat ière de gouver­

n e m e n t ] que les h o m m e s doivent avoir selon leurs diffé­

rentes capaci tés , leurs d ign i tés , leurs charges et leurs

professions 1 . » Depu i s la guerre de Succession d 'Espagne

- à laquelle Swift était o u v e r t e m e n t opposé - , le m e n ­

songe po l i t i que n 'a fait que se pe r fec t ionner grâce aux

progrès de l'information.

Au contraire le cynisme affiché est p l u t ô t rare dans la

langue p u b l i q u e française, qu ' i l s'agisse d 'énoncés scan­

d a l e u s e m e n t opposés à la « m o r a l e » ou à 1'« o p i n i o n »

publ iques , destinés à p rouver que le proférateur se situe

au-dessus de ces cont ingences , ou encore d 'énoncés d o n t

c h a c u n sait qu'i ls son t faux mais q u e p e r s o n n e n 'osera

contredire — variante p lu tô t s tal inienne, la première ver­

s ion é t an t p l u t ô t h i t l é r i enne . Le cyn i sme p u b l i c est le

i - L'Art du mensonge politique, Ams te rdam, I 733 (en français) ; rééd .

G r e n o b l e , J é r ô m e Mi l l ion, 1993, p. 37.

Page 22: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

26 L Q R

d o m a i n e réservé de quelques représentants de Y élite, n o u ­

veaux seigneurs qu i e s t i m e n t n 'avoir a u c u n c o m p t e à

rendre à qui que ce soit, « mil i tants », act ionnaires, élec­

teurs ou autres. ^ean-Marie Messiei , qu i fut salué pa t t ous

les médias - quo i qu'ils en disent au jourd 'hu i - c o m m e

un héros nat ional parti à la conquê te des États-Unis , célé­

bré m ê m e p o u r ses chaussettes, était cynique en procla­

m a n t « la fin de l 'exception culturelle française » depuis le

fauteuil présidentiel d 'un g roupe p rodu i san t des f i lms et

des livres. Le baron Seillière, ex-président du lobby pa t ro­

nal , était cynique en déclarant en un r a i sonnement par­

fai tement circulaire : « Q u a n d on di t : ou bien on travaille

plus ou bien l 'emploi ne peu t pas être conservé, c'est b ien

la démons t r a t i on que l 'acquis social do i t céder devant la

nécessité é c o n o m i q u e 1 . » C l a u d e Perdriel , d i rec teur du

Nouvel Observateur, é ta i t c y n i q u e en préc i san t : « Si je

crois à la quali té de l ' informat ion d ' un journal , je crois et

j ' accepte plus facilement les pages de publ ic i té que je lis.

De plus, c o m m e les articles sont p lu tô t longs chez nous ,

le t e m p s d ' expos i t ion à la page de pub l ic i t é est p lus

g r a n d » {Stratégies, 12 décembre 2 0 0 4 ) . Patr ick Le Lay,

P-DG de T F 1 , a poussé le cynisme jusqu 'à une gaffe déli­

bérée par laquel le il passera p e u t - ê t r e à la pos té r i t é :

« Pour q u ' u n message publicitaire soit perçu, il faut que le

cerveau du téléspectateur soit d isponible . N o s émissions

o n t p o u r vocat ion de le rendre disponible : c 'est-à-dire de

le divert ir , de le d é t e n d r e p o u r le p répa re r en t re deux

messages. Ce q u e n o u s v e n d o n s à C o c a - C o l a , c'est du

t emps de cerveau h u m a i n d i spon ib le 2 . »

1 - Le figaro Magazine, 28 août 2004.

2 - In Les Dirigeants face ou changement, Par is , Les Édi t ions du

Hu i t ième Jour , 2004. Le pari de Le Lay est gagné puisque Télérama

lui a consacré un dossier de dix pages (I I septembre 2004).

Page 23: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 27

Mais la L Q R vise au consensus et n o n au scandale, à

l 'anesthésie et non au choc du cynisme provocateur. C'est

p o u r q u o i l 'un de ses p r inc ipaux tours est au contra i re

l ' euphémisme — po in t c o m m u n a v e c l a l a n g u e d e s n a z i s

qu i forgeaient un e u p h é m i s m e p o u r chacun de leurs

crimes, avec p o u r finir l ' imbattable Endlosung, la solution

finale. Le grand m o u v e m e n t euphémis t ique qui a fait dis­

paraître au cours des trente dernières années les surveillants

généraux des lycées, les grèves, les infirmes, les chômeurs

- remplacés par des conseillers pr incipaux d 'éducat ion, des

m o u v e m e n t s sociaux, des handicapés , des d e m a n d e u r s

d 'emploi - a enfin permis la réalisation du vieux rêve de

Louis-Napoléon Bonaparte , l 'extinction du paupér isme. I l

n'y a plus de pauvres mais des gens modestes, des condit ions

modestes, des familles modestes. Être orgueilleux q u a n d on

n'a pas d 'argent n'est pas pour autant interdit , mais cette

façon de dire impl ique au moins une certaine modération

dans les exigences. De la popula t ion des modestes émerge

parfois une figure brillante don t les origines sont toujours

soulignées. Qohn Edwards, sénateur de Carol ine du N o r d

et colistier de J o h n Kerry, « r iche avocat, est issu d ' u n e

famille modeste - son père travaillait dans une filature 1 ».)

I l ne faut décourager pe r sonne , chacun do i t avoir sa

chance : « L'ESSEC [grande école de commerce] a privilé­

gié un accompagnemen t sur la durée de lycéens avec un

réel potentiel mais d o n t les origines modestes l imitent la

chance d'accéder à des études supérieures de hau t niveau »

[LeMonde, 22 juin 2 0 0 5 ) .

En mat ière d ' euphémismes , la L Q R est capable de ren­

chérir sur ses propres invent ions . Ainsi app rend -on qu'« il

ne faut pas dire "restructurat ion", "fusion", "réorganisa­

t ion" et encore mo ins "absorption". Après la réussite de

I - Libération. 7 juil let 2004.

Page 24: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

28

l'offre pub l ique d 'achat (OPA) lancée par le g roupe phar­

maceu t ique Sanofi-Synthélabo sur son h o m o l o g u e Aven­

u s , l e ma î t r e m o t du processus d 'un i f i ca t ion est

" intégrat ion" » {Le Monde, 8 sep tembre 2 0 0 4 ) .

On peut distinguer à l 'euphémisme L Q R deux fonctions

distinctes. La première est le con tou rnemen t - év i t emen t .

Soit l 'expression partenaires sociaux: je reviendrai sur

l 'essorage de l 'adjectif « social », mais par tenaires ? Au

bridge, en double de tennis, le partenaire est celui ou celle

avec qui on fait la paire. D 'après Le Petit Robert, un par te ­

naire est « u n e personne avec laquelle que lqu 'un est allié

contre d'autres joueurs ». Le principal du collège La Cour -

tille à Saint-Denis , interrogé par Le Figaro (16-17 octobre

2004) , emploie d o n c le m o t à juste t i tre en préconisant

« un partenariat é t roi t avec la police et la just ice » p o u r

rétablir l 'ordre dans les cours de récréation. Mais s'agissant

de « négociations » entre pat ronat et syndicats, la formula­

t ion « discussions entre par tenaires sociaux », si banale

qu'elle ne retient pas la mo ind re at tent ion, con tourne un

non-d i t , à savoir que pa t rona t et états-majors syndicaux

œ u v r e n t ensemble au m a i n t i e n de la paix sociale, qu'ils

sont - pour reprendre l 'une de ces images sportives que la

L Q R affectionne - du m ê m e côté du f i let . L'entretien avec

le baron Seillière, cité plus haut , est titré par la rédaction :

«Je suis frappé par la lucidité des syndicats 1 ». Les auteurs

de la note annuelle de l'association Entreprise et Personnel

(6 oc tobre 2 0 0 4 ) , « s t ruc tu re à laquelle adhè ren t 160

grandes entreprises et qui est spécialisée dans le conseil en

I - 28 août 2004. La phrase complè te e s t : « E n tout cas, je suis

frappé par la lucidité des analyses faites au sommet dans les syndi­

cats sur la nécessi té de ré fo rmer par le dialogue soc ia l . »

Page 25: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

LA PROPAGANDE DU QUOTIDIEN 29

ressources humaines », no ten t que « les syndicats masquen t

derrière des protestations indignées l 'acceptation de fait des

réformes ».

Autre évi tement , le t e rme de privatisation, qui joue sur

l 'opposi t ion publ ic /pr ivé, où « privé » est pris dans le sens

posi t i f de ce qu i vous appa r t i en t en p ropre (vie privée,

propr ié té p r ivée . . . ) . Di re q u ' u n e entreprise a été privati­

sée, c'est exploi ter cet te c o n n o t a t i o n , c'est faire oubl ie r

qu ' on a pris au contraire un bien appa r t enan t en propre à

la collectivité et q u ' o n l'a d o n n é - ou vendu à vil prix - à

des act ionnaires qu i v o n t le rationaliser p o u r en optimiser

les résultats (la L Q R évite les termes évoquan t sans fard

l ' accumula t ion des richesses : il n'est guère ques t ion de

bénéfice mais de résultat net, ni de profit mais de retour

sur investissements). Lors des privatisations les plus i m p o ­

pula i res , on insiste sur l ' achat d ' ac t ions pa r le g r a n d

publ ic , qu i ne peu t é v i d e m m e n t pas dépasser l 'ordre du

dér isoire . E t l e t e r m e m ê m e de pr iva t i sa t ion d ispara î t

dans les cas les plus scandaleux, s'agissant de la police, des

prisons, de la guerre.

Dans l 'évitement/substi tution, le recours aux anglicismes

est fréquent. C'est ainsi que préventif, sans doute t rop clair,

est lentement remplacé par préemptif. « L'idée d 'une frappe

p réempt ive [sur les instal lat ions nucléaires i raniennes]

fait au jou rd 'hu i l 'objet d ' in tenses débats à Tel-Aviv»

{Le Monde, 26 novembre 2004) . Dans le m ê m e registre, la

gouvernance a fait son entrée dans la L Q R , p r e n a n t des

parts de marché à gouvernement (trop étatique), à direc­

t ion (trop disciplinaire), à m a n a g e m e n t ( trop technocra­

t ique , b ien qu'assez ancien dans la n o v l a n g u e ) 1 . D a n s

Le Monde des livres du 2 septembre 2 0 0 4 , Alain Renaut ,

I - Les Américains l'utilisent principalement dans corporate governance,

c'est-à-dire la direction des entreprises par leurs actionnaires.

Page 26: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

30 L Q R

auteur, nous di t -on, de « l 'un des essais les plus percutants

de la rentrée », déclare : « Séparé de sa composan te sacrée,

le pouvo i r est n u . Pour en réorganiser l 'exercice, il faut

trouver, secteur par secteur, de nouvelles modali tés de gou­

v e r n a n c e 1 . » Lors d u 1 0 e F o r u m Economie -San té , t e n u

le 18 novembre 2 0 0 4 avec la part icipation du ministre de

la Santé et de Bernard Kouchner , l 'une des conférences

était consacrée à « la nouvelle gouvernance de l'assurance-

santé ». D ' ap rès les « Cahiers du m a n a g e m e n t » de

L'Expansion (septembre 2004) , « Met t re le système d'infor­

mat ion (SI) au service de la prise de décisions, c'est l 'ambi­

t ion - révolut ionnai re - de la "gouvernance SI" ». Le

27 mai 2 0 0 5 , à la veille du référendum const i tut ionnel , le

Journal officiel publiait une annonce é m a n a n t du cabinet

du Premier minis t re , d o n t l 'objet était : « Prestat ion

d ' é tude sur les stratégies de gouvernance dans différents

pays européens ainsi qu 'aux États-Unis, et sur l 'évolution

des attentes des opinions publiques ». Sur ce dernier point ,

la réponse n'a guère t a rdé 2 .

D a n s un registre vois in , E r n e s t - A n t o i n e Seillière

expl ique que la no t i on d'« en t repreneur » - qu i désignait

naguère un pe t i t p a t r o n du b â t i m e n t - « s'est parfai te­

m e n t enrac inée p o u r essayer de se subs t i tuer à celle de

"chef d 'ent repr ise" (hiérarchique) et à celle de "pa t ron"

(qui est un peu a rcha ïque q u a n d on l 'associe à "pa t ro-

1 - À rapprocher de la quest ion posée par son ami Luc Ferry ,

aujourd 'hui d i rec teur du Conse i l d 'analyse de la soc ié té (sic) :

« C o m m e n t ce qui n'est qu ' Immanence à l 'humain pourrai t - i l enco re

posséder ce ca rac tè re sacré en l 'absence duquel tou t n'est que

d iver t issement et v a n i t é ? » (Le Sens du beau, Par is , Le L ivre de

poche , Bibl lo essais, 2002, p. 303. « C l a r t é , érud i t ion. Intel l igence du

propos, tou t est dans cet te s o m m e » , est ime Le Figaro Magazine,

16 oc tob re 2004).

2 - On t rouvera dans Nouveaux Regards, revue de la F S U (n ° 29,

avril-juin 2005), un bon dossier sur « La gouvernance et ses enjeux ».

Page 27: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 31

nat" ) . Il faut faire attention à la terminologie. "En t repre ­

neur" , c'est positif, "pa t ron" , c'est au to r i t a i re , "chef

d 'entreprise", c'est t echno log ique 1 ». On voit le soin q u e

nos « élites » m e t t e n t à affiner le vocabulaire de la L Q R .

C'est d'ailleurs le m ê m e Seillière qu i a remplacé la d é n o ­

m i n a t i o n archaïque du syndicat pa t ronal - le C N P F ou

Cen t r e na t iona l du pa t rona t français - par le plus « posi­

tif » M o u v e m e n t des entreprises de France ou Medef.

L'autre fonct ion de l ' euphémisme consiste à p rendre un

m o t banal , à en évacuer progressivement le sens et à s'en

servir p o u r diss imuler un vide qu i pour ra i t être inqu ié ­

tan t . Soit par exemple, p o u r cet te fonct ion de masque ,

l ' omniprésen te réforme: en L Q R , le m o t a deux usages

p r i n c i p a u x . Le p r emie r est de r end re acceptables le

d é m a n t è l e m e n t d ' ins t i tu t ions publ iques et l 'accélération

de la modernisation l ibérale : « Seule la mise en place

immédia te e t accélérée d ' un p r o g r a m m e de réformes peu t

ré tabl i r n o t r e s i tua t ion é c o n o m i q u e », écrit E rnes t -

An to ine Seillière dans Le Monde du 1 e r ju in 2 0 0 5 , au len­

demain du ré fé rendum sur la C o n s t i t u t i o n européenne .

Et dans le m ê m e journa l , E d o u a r d Balladur, ancien Pre­

m i e r min i s t r e , livre u n e belle d é n é g a t i o n : « Q u i d i t

ré forme ne d i t pas nécessa i rement injust ice , b i en au

contraire » (17 août 2 0 0 5 ) .

D a n s son autre usage, réforme est u n e maniè re p o u r les

gouve rnan t s de signifier, face à u n e ques t i on v r a i m e n t

litigieuse, q u e la décis ion est prise de l 'enterrer sous les

enquêtes , rappor ts et travaux de commiss ions . Le lobby

des const ructeurs contraint- i l le minis t re de l 'Écologie à

a b a n d o n n e r son projet de « malus » p o u r l 'assurance des

I - Entreprendre, décembre 2004 (souligné par moi.)

Page 28: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

32 L Q R

voi tures neuves les plus pol luantes ? « Il a conf i rmé que

deux groupes de travail pa r l emen ta i r e s seraient mis en

place d'ici à fin s e p t e m b r e p o u r é tud ie r ce t te r é fo rme

et que des discussions auraient l i eu 1 . » Les députés refu­

sent-ils les CV a n o n y m e s proposés par C l a u d e Bébéar,

l 'ancien P - D G d'Axa ? Jean-Louis Borloo, minis t re de la

C o h é s i o n sociale, a n n o n c e q u e cet te réforme (le projet

d ' anonyma t ) sera étudiée par u n e commiss ion t echn ique

sous l 'autori té de l 'ancien prés ident du H a u t Consei l de

l ' intégrat ion et pa t ron de Sa in t -Goba in , Roger Fauroux.

Bref, derr ière réforme, il n 'y a r ien q u e du v ide . « Le

m o t réforme ne renvoie en définit ive à a u c u n e réforme

part iculière mais consacre la distance entre ce qu i est b o n

p o u r le peuple et ce que celui-ci dés i re 2 . » Mais les poli t i ­

ciens, qu i s'affirment tous « réformistes », font leur pos­

sible p o u r q u e cet te n o t i o n reste crédib le . Jean-P ie r re

Raffarin affirmait dans un en t re t i en accordé au Figaro

Magazine (6 s ep t embre 2 0 0 4 ) : « Il y a u n e "voie fran­

çaise" p o u r la réforme. J ' en suis convaincu : c'est u n e voie

qui n'est pas idéologique. L'idéologie condu i t à l ' impasse

et à l ' immobi l i sme. [Cette voie française] repose sur u n e

équa t ion que je résume ainsi : "Réforme = écoute + jus­

tice + fermeté" [ . . . ] . Il faut que la réforme soit équi table

et qu ' à cet te fin, elle repose sur des leviers de jus t ice

solides. »

D a n s ces p ropos , deux m o t s mér i t en t qu ' on s'y arrête.

Le p remie r est idéologie, servant ici à expr imer que « la

voie française p o u r la réforme » se si tue hors du c h a m p

de la po l i t ique - ce qu i reste difficile à é n o n c e r en ces

t e rmes p o u r un Premie r min i s t r e que l qu ' i l soit . Le

1 - la Tribune, 15 septembre 2004.

2 - Jacques Ranc iè re , ent re t ien avec Léa Gauth ie r et J e a n - M a r c

Ado lphe , Mouvements, é té 2004, p. 42 .

Page 29: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 33

second m o t est équitable. Depu i s la Théorie de la justice

de J o h n Rawls, Y équité a. envahi le langage néolibéral en

chassant l 'égalité d o n t la pass ion - c o m m e H a n n a h

Arendt , R a y m o n d Aron et François Furet on t cherché à

nous l ' apprendre — m è n e droi t au goulag.

U n e réforme est souvent présentée c o m m e le moyen de

sortir d ' une crise. C e t aut re m o t - m a s q u e est issu du voca­

bula i re de la m é d e c i n e classique : la crise est le bref

m o m e n t - quelques heures - où les signes de la maladie

( p n e u m o n i e , typhoïde) a t te ignent un pic, après quo i le

pa t ien t m e u r t ou guérit . É t e n d u à l ' économie et à la pol i ­

t ique, le t e rme de crise a long temps désigné à juste ti tre

un épisode grave mais l imité dans le t emps : la crise de

1929 , s i p a r a d i g m a t i q u e q u ' o n l 'appelle encore parfois

« la Crise », fut un m o m e n t d 'except ion où l 'on vit des

banquiers sauter par les fenêtres - ce qui ne s'est ma lheu­

reusement jamais reprodui t . Sous la I V e Républ ique , on a

c o n n u d ' innombrab les « crises ministérielles » et peut-ê t re

est-ce à ce m o m e n t - l à que le t e rme de crise a cessé d 'être

réservé à des événements aigus. La dérive du mo t , actuel­

l emen t employé à contresens, n'est pas innocen te : parler

de crise à p ropos du logement , de l 'emploi , du cognac ou

de l ' éduca t ion n ' imp l ique pas q u e leurs problèmes v o n t

être résolus à cour t t e rme . C h a c u n sait qu'ils sont t ou t à

fait chroniques mais l 'évocation d ' une crise, t e rme auquel

con t inue à s 'attacher malgré tou t la no t ion d ' une t e m p o ­

ralité brève, con t r ibue à calmer les impat iences , ce qui est

b ien l 'un des buts des euphémismes de la L Q R .

La m è r e de tou tes les crises actuelles, la crise écono­

mique, du r e depuis le d é b u t des années 1970 avec des

fluctuations toujours expliquées par les turbulences d ' un

é l é m e n t f o n d a m e n t a l , la croissance. La croissance sera-

Page 30: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

34 L Q R

t-elle au rendez-vous ou pas ? Les experts qu i s 'expriment

sur cette ques t ion o n t le sérieux des augures romains exa­

m i n a n t des entrai l les . O n n e t rouve p a r m i eux a u c u n

é m u l e de ce généra l à q u i l 'on déconsei l la i t de livrer

bataille parce que les poule ts sacrés n 'avaient pas m a n g é

et qu i fit je ter les volatiles à la m e r en d i san t q u e s'ils

n 'avaient pas faim ils avaient peut-ê t re soif. A u t o u r de la

croissance s 'é tend u n e zone d ' é t o n n a n t e crédul i té : des

économis t e s de r e n o m s ' opposen t sur les var ia t ions

m i n i m e s (1,5 % au lieu de 1,6 %) d ' une g randeur par­

t o u t p résen tée c o m m e soumise à des var ia t ions aléa­

toires : « Eu rope : le spectre de la croissance molle », titre

Le Monde du 4 décembre 2 0 0 4 , sans hésiter devant cette

i r rup t ion de Nosferatu chez von Hayek . Et dans le corps

de l 'art icle : « Après l 'espoir, l ' i n q u i é t u d e : alors q u e la

première part ie de l 'année avait p lu tô t réservé de bonnes

surprises, la seconde voit s 'accumuler les mauvaises. » Et

d ix-hui t mois plus tard : « L 'économie française va-t-elle

basculer dans le rouge ? La croissance française, encore

vigoureuse au quatrième trimestre 2004 [les augures n ' on t

jamais peur de se cont redi re] , est a t t endue en ne t te baisse

au p r emie r t r imes t re 2 0 0 5 » {Le Journal du dimanche,

15 mai 2 0 0 5 ) . C o m m e i l n'est pas possible de convenir

ouve r t emen t du caractère imprévisible de la croissance, la

L Q R util ise des m é t a p h o r e s t a n t ô t mé téo ro log iques

(« C o u p de froid enregistré par la croissance française au

p r emie r t r imes t re 2 0 0 5 », Le Figaro Economie, 24 m a i

2005) ; t an tô t aéronaut iques (« Le t rou d'air est derrière

nous », ind ique T h i e r r y Breton, minis t re de l 'Économie ,

qu i avoue cependan t , en un é t o n n a n t looping , que « le

p lancher de [sa] précédente fourchet te de prévisions est

p lu tô t devenu le plafond », Le Monde, 21 j u in 2005) ; ou

encore h ipp iques : « D ' u n e manière générale, les écono­

mistes pa r ia ien t sur un i m p a c t m o d é r é e t ind i rec t [du

Page 31: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 35

référendum const i tu t ionnel] sur la croissance » {Les Echos,

30 mai 2 0 0 5 ) .

La croissance t ient u n e grande place dans la L Q R p o u r

deux raisons. La p remiè re est le caractère m a g i q u e des

données chiffrées, qui confère aux énoncés les plus invrai­

semblables ou les p lus od i eux u n e respectabi l i té quas i

scientif ique. Ainsi p e u t - o n lire dans Le Figaro (10 j u in

2 0 0 5 ) : « Le min i s t r e de l ' In tér ieur , Nico las Sarkozy, a

a n n o n c é hier avoir fixé à ses services un objectif de hausse

de 50 % des recondui tes à la frontière de clandest ins en

2 0 0 5 . "Il faut retrouver la maîtrise quant i ta t ive des flux",

a déclaré le prés ident de l 'UMP. » Ou bien sur un m o d e

différent dans Le Journal du dimanche du 12 ju in 2 0 0 5 :

« La part d 'audience [de La Ferme 2] est de 39 ,1 % sur les

femmes de mo ins de 50 ans à 20 h 50 et de 4 3 , 3 % sur la

m ê m e cible à 19 heures . » Ou encore , en plus sinistre :

« En dépi t des guerres et de la pauvreté , le c o n t i n e n t noi r

a enregistré en 2 0 0 4 sa plus forte croissance depuis h u i t

ans» {LeMonde, 24 mai 2 0 0 5 ) . Les habi tan ts des t own-

ships d 'Afr ique du Sud , les travail leurs-esclaves des

complexes industriels du Nigeria, les 25 mil l ions de séro­

positifs du « con t inen t noi r » seront sû remen t contents de

l ' apprendre .

La seconde raison qu i fait l ' intérêt « po l i t ique » de la

croissance est son caractère mys t é r i eusemen t i n c o n t r ô ­

lable. Elle est la pr incipale des contraintes extérieures sur

lesquelles on ne peu t r ien sauf en déplorer les effets rétré­

cissants sur la marge de manœuvre. Les effets errat iques de

la croissance sont censés n 'épargner personne . Rares sont

les mauvais esprits qui font r emarquer qu ' en 2 0 0 3 , alors

q u e la croissance française n 'a été q u e de 0,6 %, les

salaires des pat rons du C A C 40 on t augmen té de 10,3 %.

D a n s l ' ébauche d e p r o g r a m m e r é c e m m e n t pub l iée par

trois anciens ministres socialistes, la croissance est appelée

Page 32: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

36 L Q R

au secours à p lus ieurs reprises, c o m m e Achil le dans

Y Iliade: « S o r t i r la F rance de l ' a ton ie é c o n o m i q u e en

r enouan t avec u n e croissance plus fo r te . . . » ; « Sans crois­

sance, pas de m o y e n s suffisants p o u r la so l ida r i t é . . . »

Avec la « po l i t i que vo lon ta r i s te et progressis te », le

« c o n t e n u fort du réformisme de gauche », la démocra t ie

« p o u r un modè le de déve loppement durable », cet article

const i tue un véritable f lo r i l ège de L Q R signé par Mar t ine

Aubry, Jack Lang et D o m i n i q u e Strauss-Kahn (« Du cou­

rage p o u r faire gagner la gauche », Le Monde, 6 décembre

2 0 0 4 ) . L'accession de la croissance à un s tatut de masque

m a g i q u e t é m o i g n e de la décadence de la pensée e t du

vocabula i re é c o n o m i q u e s depu i s t r e n t e ans . D a n s sa

leçon du 7 mars 1979 , Miche l Foucaul t pouvai t encore

dire qu'« à la sui te de la g r a n d e crise des années 1970 ,

tous les gouvernemen t s quels qu'ils soient savaient b ien

q u e les é léments économiques qu'ils devaient nécessaire­

m e n t p rendre en considérat ion, quelle que soit la na ture

de ces op t ions , quels que soient ces choix et ces objectifs,

c 'étaient le plein emploi , la stabilité des prix, l 'équilibre

de la ba lance des p a i e m e n t s , la croissance du PNB, la

redis t r ibut ion des revenus et des richesses et la fourni ture

des biens sociaux », é n u m é r a t i o n où la croissance n'est

q u ' u n é lément mis sur le m ê m e plan que les au t res 1 .

M e n e r des réformes p o u r sort ir de la crise si, n o n pas

Dieu, mais la croissance le permet , telle est la condui te prô­

née par les experts, approuvée par les financiers et mise en

prat ique par les politiciens. C'est p o u r donne r à ce faux-

semblant un vernis de respectabilité que l 'on crée de Hau t s

Commissar ia ts , de H a u t s Conseils, de Hautes Autori tés ,

I - Naissance de la blopoiltique, Cours au Collège de France, 1978-

/ 979 , op. cit., p. 200 (soul igné par mo i ) .

Page 33: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 37

ou la majesté du Haut sert à masquer le vide : « François

Fillon [ministre de l 'Education nationale] devrait créer une

H a u t e Autor i té de l 'Éducation, mais qui ne déciderait pas

des p r o g r a m m e s » {Libération, 18 novembre 2 0 0 4 ) . On

imagine quels von t être les pouvoirs du H a u t Consei l à

l ' intégration ou de la H a u t e Autor i té contre les discrimi­

nations récemment mis en place.

De rn i è r emen t , on m'a fait r emarquer à quel p o i n t les

euphémismes de la langue vectrice de l'idéologie néolibé­

rale en France ressemblent aux discours tenus en U n i o n

soviétique dans sa phase te rminale 1 . « N o u s accomplissons

actuel lement - écrivait en 1989 Vadim Zagladine, pol i to­

logue - une restructuration psychologique. » Et plus loin :

« Selon la concep t ion soviétique actuelle, la sécurité ne

peu t être assurée que par les efforts conjoints de tous les

membres de la c o m m u n a u t é mond ia l e 2 . » Nikolaï Slioun-

kov, m e m b r e du Bureau poli t ique et secrétaire du C o m i t é

central du P C U S , affirmait la m ê m e année : « N o u s aspi­

rons à ce que les intérêts individuels s'allient harmonieuse­

m e n t à ceux de la société. C 'es t ce à quo i nous voulons

aboutir au moyen de la transparence et de la garantie de la

part icipation réelle de chacun à la gest ion 3 . » Ne dirai t-on

pas Chirac, ou Borloo, ou Strauss-Kahn ?

Parmi les mots -masques , les composés en post- const i ­

t uen t un sous-groupe i m p o r t a n t : le préfixe post d o n n e à

peu de frais l 'illusion du m o u v e m e n t là où il n 'y en a pas.

1 - Ce « o n » désigne un ami du groupe Tiqqun qui t ient à l 'anonymat.

2 - Pour la restructuration et l'humanisation des relations internationales,

Moscou. Éditions de l'agence de presse Novost i . 1989, pp. 78 et 80.

3 - La restructuration de l'économie est un objectif politique majeur,

M o s c o u , Édit ions de l 'agence de presse Novos t i , 1989, p. 29.

Page 34: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

38 L Q R

Post-colonialisme, par exemple, expose au danger d 'oublier

ou de faire oubl ier que le pillage con t i nue après les chan­

g e m e n t s d ' é t ique t t e s dans les pays en développement

{émergents s'ils on t des ressources pétrolières et en tou t cas

jamais « du t i e r s -monde », expression bann ie , é v o q u a n t

les mauvais souvenirs des luttes de l ibérat ion des années

1960) - et qu ' en France m ê m e sévissent toujours l ' imagi­

naire et les pra t iques coloniales. Ce t t e p e r m a n e n c e s'est

mani fes tée lors du vo te par l 'Assemblée na t i ona l e , le

10 février 2 0 0 5 , d 'une loi imposan t aux p rog rammes sco­

laires d'« accorder à l 'h is toi re de la p résence française

ou t r e -mer , n o t a m m e n t en Afr ique du N o r d , l a place

qu 'el le mér i t e ». Un tel rév i s ionnisme légal, ou t r e qu ' i l

est, sauf erreur, sans p récéden t en France, m o n t r e b ien

que pa rmi « nos élites » l 'esprit du colonial isme est tou ­

jours bien vivant.

Selon la vu lga te néol ibéra le , n o u s v ivons dans u n e

société post-industrielle. Faire disparaître l ' industr ie a bien

des avantages : en renvoyant l 'usine et les ouvriers dans le

passé, on range du m ê m e coup les classes et leurs luttes

dans le p lacard aux a rcha ïsmes , on accrédi te le m y t h e

d ' u n e i m m e n s e classe m o y e n n e sol idaire e t conviviale

d o n t ceux qui se t rouven t exclus ne peuven t être que des

paresseux ou des clandestins. Le glissement est facilité par

les modif icat ions dans le r ec ru temen t de ceux qui con t i ­

n u e n t à faire tou rne r l ' industr ie . S'il n'est plus ques t ion

des fameux OS des années 1 9 6 0 - 1 9 7 0 (« ouvriers spécia­

lisés », e u p h é m i s m e désignant alors ceux qu i travaillaient

à la cha îne , n o n spécialisés j u s t e m e n t ) , c'est qu ' i l n 'y a

p lus b e a u c o u p de « Français de souche » ni m ê m e de

Blancs p a r m i leurs successeurs sur les chaînes de m o n ­

tage. Cela aide à leur occul ta t ion en tant qu'ouvriers — ce

qu i ne les e m p ê c h e é v i d e m m e n t pas d 'appara î t re , dans

d 'autres rubr iques et d 'autres lieux, en t an t qu ' immigrés.

Page 35: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 39

Pour les champs de bataille de la guerre civile mondia le

où les a rguments sont des balles réelles, les médias et les

politiciens français o n t mis au po in t u n e euphémisa t ion

particulière qu i m o n t r e leur souci de défendre l ' h o m m e

blanc, en bu t t e aux attaques déloyales d'intégristes plus ou

m o i n s basanés . T i t re r «Bavure» {Libération, 7 oc tob re

2004) un article évoquan t le meur t re d ' une écolière pales­

t in ienne par des soldats israéliens qui « avaient pris son

cartable p o u r une charge explosive », c'est t ransformer un

cr ime de guerre en u n e grosse bêtise mér i tan t une b o n n e

r ép r imande . Qualif ier d'offensive - c o m m e s'il s'agissait

d ' u n e m a n œ u v r e de R o m m e l ou de Rokossovski — u n e

réoccupat ion motorisée du n o r d de la bande de Gaza ou

des raids américains sur les villes irakiennes (« Les forces

américaines on t poursuivi leur offensive visant les bastions

de la rébellion sunni te », Le Figaro, 7 octobre 2004) , c'est

occul ter q u e ces ac t ions menées avec des chars et des

avions visent essentiellement des popula t ions civiles. Par­

ler de rebelles (« Q u e l q u e 1 6 0 0 membres de la police ira­

k i e n n e et 1 2 0 0 soldats amér ica ins son t déployés à

Mossoul depuis mard i et s 'apprêtent à d o n n e r l'assaut aux

posi t ions rebelles p o u r rétablir l ' o rd re» , Le Monde, 2 1 -

22 novembre 2004) , c'est accréditer l 'opinion qu'il existe

en Irak un pouvo i r légi t ime auque l s 'opposera ient des

« rebelles » (venus de l 'étranger). Q u a n d un groupe a rmé

détrui t un fortin israélien à Rafah, dans le sud de la bande

de Gaza, qualifier cet acte de résistance d 'attaque de terro­

ristes ou d'attentat (France 2, 13 d é c e m b r e 2 0 0 4 , et

France 3, m ê m e date) , c'est reprendre les termes qu 'ut i l i ­

sait con t re la Résis tance le regret té Ph i l ippe H e n r i o t ,

secrétaire d 'E t a t à l ' I n fo rma t ion du g o u v e r n e m e n t de

Vichy, abat tu par un corps franc en avril 1944. Au lende­

ma in de ses funérailles solennelles, on pouvai t lire dans

Combats, le journal de la Milice : « Phil ippe Henr io t , nous

Page 36: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

40 L Q R

vous renouvelons la promesse de combat t re , p o u r gagner,

p o u r débarrasser la France de ces bandes de pillards qu i

terrorisent nos provinces 1 . »

U n e forme par t icul ière de l ' e u p h é m i s m e est l 'amplif i­

ca t ion rhé to r ique . Par un effet de déréal isat ion, elle per ­

m e t de tirer par t i du pouvo i r d r a m a t i s a n t de certaines

expressions sans a u c u n r isque d 'ê t re pris au m o t . Tel est

le cas des images et m é t a p h o r e s guerrières par lesquelles

la l a n g u e p u b l i q u e c h e r c h e à c o n v a i n c r e de la dé t e r ­

m i n a t i o n d e n o s d i r i gean t s . Lors d e l ' e n l è v e m e n t d e

Chr i s t i an C h e s n o t et de Georges M a l b r u n o t en Irak - je

reviendrai sur « leur chauffeur syrien » -, tous les q u o t i ­

d i ens , t o u t e s les rad ios e t té lévis ions o n t déc ré t é la

mobilisation générale, suivis par C h i r a c dans sa déclara­

t ion du 29 aoû t 2 0 0 4 : « Le G o u v e r n e m e n t , sous l ' au to ­

r i té du P r e m i e r m i n i s t r e , est e n t i è r e m e n t m o b i l i s é . »

L ' an t i enne est repr ise lors de la l i bé ra t ion des otages :

« La m o b i l i s a t i o n a payé », t i t r e Le Parisien du

22 décembre 2 0 0 4 . Le m ê m e jour, mobilisation appara î t

c inq fois dans la d o u b l e page consacrée par Le Monde à

l ' é v é n e m e n t , e t d e u x fois d a n s l ' éd i to r ia l (« B o n h e u r

encore d 'avoir assisté à u n e mobi l i sa t ion , à u n e solida­

ri té sans fai l les. . . »). Et Jacques C h i r a c salue dans u n e

déc lara t ion télévisée « la mob i l i sa t ion et l 'un i té de tous

les Français ». Q u e l q u e s mo i s plus tard , après le référen­

d u m cons t i t u t i onne l , le m ê m e affirme q u e « [ l 'emploi]

exige u n e mobi l i sa t ion na t iona le . C e t t e mobi l i sa t ion , j e

suis déc idé à l ' inscr i re r é s o l u m e n t d a n s le respec t de

no t r e m o d è l e français » (discours sur toutes les chaînes

na t i ona l e s , 30 m a i 2 0 0 5 ) . Le 2 j u i n , D o m i n i q u e de

I - Jacques De lper r ié de Bayac , Histoire de la Milice, Par is , Fayard,

1969, p. 503.

Page 37: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 41

Vil lep in , n o u v e a u P remie r min i s t r e , déclare sur T F 1 :

« Le p rés iden t de la R é p u b l i q u e a fixé la feuille de rou te ,

c'est la batai l le p o u r l ' emploi qu i va cons t i tue r la p r io ­

rité de ce g o u v e r n e m e n t . » La feuille de route, déjà passa­

b l e m e n t usée au P r o c h e - O r i e n t , r ep rend n é a n m o i n s du

service sous d 'autres d rapeaux : Franco Fra t t in i , anc ien

min i s t r e des Affaires é t rangères de Ber lusconi e t n o u ­

veau commissa i r e e u r o p é e n en charge de la Jus t ice e t

des Affaires in t é r i eu res , a n n o n c e qu ' i l « p r é sen t e r a au

d é b u t de l 'an p r o c h a i n u n e "feuille de rou t e " p o u r a m é ­

liorer la coopéra t ion en t re les polices afin de m i e u x p r o ­

téger les f ront ières ex té r ieures de l ' E u r o p e à 25 »

{Le Figaro Economie, 13 d é c e m b r e 2 0 0 4 ) . T h i e r r y Bre­

t o n , P - D G de France Te lecom, est n o m m é min i s t re des

F i n a n c e s : « C e n t r i s t e conver t i au l ibéra l i sme [ . . . ] , "il

est t e n d u à 100 % vers l'efficacité, il d o n n e u n e feuille

de r o u t e à ses t r o u p e s avec des object i fs très préc is à

a t t e i n d r e c o û t e q u e coû t e " , t é m o i g n e un c o n s u l t a n t »

{Le Journal du dimanche, 27 février 2 0 0 5 ) .

C 'es t dans le m ê m e registre be l l iqueux que l 'on p e u t

ranger la guerre de civilisations (« L 'un ique object i f des

"jihadistes", inspirés par Ben Laden , est d ' a l lumer l 'é t in­

celle d ' u n e guerre de civilisations », écrit Patr ick Saba-

t ier e n b o n disc ip le d e S a m u e l H u n t i n g t o n , d a n s

Libération du 30 aoû t 2004 ) ; ou bien encore la prise en

otage des usagers du R E R pa r les grévistes, le coup de

main de Bolloré sur Havas , le fer de lance de l ' économie ,

la garde rapprochée de tel ou tel o l igarque , Y offensive sur

le front des prix avec opérations coup de poing {Le Figaro

Economie, m ê m e d a t e ) . Les min i s t r e s montent au cré­

neau p o u r défendre le ou i au r é f é rendum sur la C o n s t i ­

t u t i o n e u r o p é e n n e . « A Bercy, on voi t déjà u n e "fenêtre

de t i r" après le r é f é r e n d u m si le ou i l ' e m p o r t e »

{Le Monde, 18 m a i 2 0 0 5 ) .

Page 38: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

42 L Q R

Mais le versant guerr ier de la L Q R ne se l imi te pas à

ces inoffensives images . Dès qu ' i l y a r u m e u r de guerre

dans le m o n d e , on voi t s 'avancer en pha lange les p e n ­

seurs casqués de l 'ex-nouvelle ph i losoph ie , les stratèges

de la guerre prévent ive et les clausewitziens des grands

q u o t i d i e n s . Dé jà , en 1 9 8 7 , J ean -Pau l Escande , A n d r é

G l u c k s m a n n , B e r n a r d K o u c h n e r e t Yves M o n t a n d

en jo igna ien t au g o u v e r n e m e n t français de j o ind re « Le

geste et la p a r o l e » en i n t e r v e n a n t m i l i t a i r e m e n t au

T c h a d : « N o u s ne s o m m e s pas des "boute-feu" , nous ne

souha i tons en a u c u n cas q u e no t r e pays déclare et fasse

la guer re à la Libye. Ma i s n o u s ne p o u v o n s n o u s satis­

faire de la barr ière f ic t ive du 1 6 e parallèle, n o t i o n s t ra té­

g ique q u i ne p ro tège pas nos amis de la mitrai l le . I l faut

rester fermes [ . . . ] . Intel lectuels , n o u s souha i tons que la

France jo igne le geste à la p a r o l e 1 . » D a n s ces que lques

l ignes , o n p e u t repére r ce r t a ins t ra i t s r é c u r r e n t s d u

d i scours L Q R - v a - t - e n - g u e r r e : la d é n é g a t i o n (nous ne

s o m m e s pas des « b o u t e - f e u » ma i s des h u m a n i s t e s ) ,

l ' au to lég i t imat ion (nous s o m m e s des experts , des intel­

lectuels) et la van i t é des b a r o u d e u r s ( supe rbe à cet

égard, la cr i t ique par Bernard K o u c h n e r du livre de Ber­

n a r d - H e n r i Lévy, Réflexions sur la guerre : « C i n q grands

ar t icles écr i ts , d e n t s serrées , p o u r Le Monde, d a n s la

sueur et la fat igue, sur des c h e m i n s qu i br i sent le dos , là

où le réel en t re par les p ieds , grâce à l'effort et au cou­

rage. Je les conna i s ces routes de l ' ex t rême. Je les ai par ­

c o u r u e s avec u n e t rousse d e m é d e c i n e n p e n s a n t q u e

l ' h u m a n i t a i r e sans la p o l i t i q u e est aussi i n u t i l e q u e

I - Le Monde, I e r janvier 1987. Dix-hui t ans plus tard , on re t rouve

nombre des mêmes et de leurs amis (Pascal Bruckner , A n d r é

G lucksmann, Romain Goup i l , B e r n a r d - H e n r i Lévy ) signant un appel

pour soulager la famine au N iger : la guer re prévent ive et l 'action

humanitaire sont bien les deux faces de la même monnaie.

Page 39: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 43

l ' inverse . On n ' éc r i t pas la gue r re d a n s son sa lon » ,

Le Monde, 26 oc tob re 2 0 0 1 ) .

Devan t la perspective de voir la France c o m p r o m e t t r e

le d é c l e n c h e m e n t de la guer re en Irak, A n d r é G l u c k s -

m a n n s ' inquiète : « Le 30 janvier 2 0 0 3 , à 14 h 30 , je sor­

tais du Q u a i d 'Orsay. Abasourdi . Triste. Je devinais que la

France, décidée à pousser sa querelle, allait user du maxi­

m u m de ressources, influences, amitiés, pouvoirs , ruses et

f icel les disponibles p o u r b loquer le "camp" américain et

in terdi re t o u t e in t e rven t ion musclée en Irak, pis , t ou t e

menace d ' i n t e rven t ion 1 . »

U n e fois la guerre lancée et « gagnée », les intel lectuels

en treillis e x p r i m e n t leur sat isfact ion d a n s un langage

s té réotypé : « Karzaï [le p rés iden t de l 'Afghanis tan] est

un h o m m e des L u m i è r e s . C ' e s t l e p r o t o t y p e de ces

m u s u l m a n s éclairés, m o d e r n e s , d o n t i l faut p a r t o u t ren­

forcer les pos i t ions », expl ique B e r n a r d - H e n r i Lévy 2 . Au

l e n d e m a i n de la pr i se de B a g d a d , Pascal B r u c k n e r ,

A n d r é G l u c k s m a n n e t R o m a i n G o u p i l s ' exc lamen t :

« Que l l e joie de voir le peup le i rakien en liesse fêter sa

l ibéra t ion et ses l ibérateurs » {Le Monde, 15 avril 2 0 0 3 ) .

A u c u n e gêne p o u r les p ronos t ics n o n réalisés, les c o m ­

promiss ions que le t e m p s s'est chargé de rendre indéfen­

dables . D ' éd i to r i a l en édi tor ia l , on voi t Pat r ick Sabatier,

l ' un des journa l i s t e s les p lus pousse -à - la -guer re d ' I r ak

(« Ecraser le n id de vipères », Libération, 5 avril 2 0 0 3 ) ,

r e tourner d o u c e m e n t sa veste : « La victoire est amère de

cons ta ter q u e tous les risques con t re lesquels les É ta t s -

U n i s ava ien t été mis en ga rde pa r ceux q u i j u g e a i e n t

aussi aven tureuse q u e mal fondée leur "guerre p réven-

1 - Ouest contre Ouest, Par is , Hache t t e L i t té ra ture , 2004, p. I I.

2 - Récidives, Par is , G rasse t , 2004, p. 8 4 1 .

Page 40: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

44

tive", son t devenus réal i té» {Libération, 19 mars 2 0 0 4 ) .

Sabatier aura i t pu préciser qu' i l n 'avait pas à l ' époque de

m o t s assez durs con t r e « ceux qu i j u g e a i e n t . . . »). Pour

qualifier la s i tua t ion en Irak et en Afghanis tan , l ' image

du bourbier r ev i en t f r é q u e m m e n t d a n s les m é d i a s .

L'envie me v ien t de dire c o m m e les enfants : « C 'es t c'lui

qu i l 'dit qu 'y est. »

U N R E N V E R S E M E N T

D E L A D É N É G A T I O N F R E U D I E N N E ?

D a n s le l angage p s y c h a n a l y t i q u e , la d é n é g a t i o n est

l ' express ion, sur l e m o d e du refus, d ' u n désir refoulé.

J ' i gnore s i les psychanalystes o n t un m o t p o u r désigner

ce qu i en serait c o m m e u n e sor te de var iante inversée.

La L Q R fait g r a n d usage de ce t o u r : p r é t e n d r e avoir ce

q u ' o n n 'a pas, se féliciter le plus p o u r ce q u ' o n sait pos ­

séder le m o i n s .

Ains i , lo r sque la précar i té est v e n u e s 'ajouter au

contrôle disciplinaire p o u r effacer ce qui restait d ' h u m a i n

dans les ent repr ises , lo r sque la c o n s o m m a t i o n des

d rogues psycho t ropes par les salariés a c o m m e n c é à

exploser, les anciens directeurs du personnel se sont vus

t rans formés en d i rec teurs des ressources humaines, les

D R H . (La parenté est curieuse entre les théories néol ibé­

rales du « capital h u m a i n » et la b rochure de Staline long­

temps diffusée par les Édi t ions Sociales, L'Homme, capital

le plus précieux?)

De m ê m e , q u a n d tou t concou r t à l ' isolement, i l n'est

ques t ion que de dialogue, Rechange, de communication et

le m o t ensemble — j ' y reviendrai — prolifère sur les murs .

D a n s l 'opacité régnante — « pol i t ique », financière, pol i ­

cière - , on e n t e n d dire depu i s l o n g t e m p s q u e seule l a

Page 41: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 45

transparence p e r m e t le jeu démocra t ique . Le juriste Jean-

Jacques D u p e y r o u x ironisait déjà sur la no t i on il y a plus

de dix ans, à l 'occasion d ' une loi sur le pa t r imo ine et les

revenus des pa r lementa i res (« B o n appét i t , messieurs »,

Le Monde du 28 oc tobre 1992 : « Et c'est finalement un

texte b i d o n q u i n ' i m p o s e plus a u c u n e t r anspa rence de

quo i que ce soit qu i a été a d o p t é en première lecture à

l 'Assemblée, à la sauvette et - fait extraordinaire - à m a i n

levée») . D é s o r m a i s , on voi t l a « t r a n s p a r e n c e » confiée

aux r ense ignemen t s généraux : « D è s m o n arrivée au

min i s t è re [de l ' I n t é r i eu r ] , j ' a i d e m a n d é à avoir u n e

p h o t o g r a p h i e la plus précise possible de la s i tua t ion de

l ' islam en France . C a r sans ce travail de t r anspa rence ,

c'est la p e u r qu i l ' e m p o r t e » ( D o m i n i q u e de Vi l lep in ,

entre t ien accordé au Parisien, 7 décembre 2 0 0 4 ) .

I l entre souvent u n e par t de comique involontaire dans

ces efforts de p r o m o t i o n à t o u t prix. À u n e é p o q u e où

l 'on c o m p t e un n o m b r e inhabi tue l d'escrocs e t de m e n ­

teurs au plus hau t niveau des grandes sociétés, des partis

et de l 'État, où l 'on ne sait plus si le m o t affaires a trait

aux activités économiques ou aux scandales financiers, les

oligarques et leur personnel de h a u t rang sont présentés

dans les méd ias c o m m e nos élites^. D a n s l 'édi tor ia l de

Libération p a r u le l e n d e m a i n du r é f é r e n d u m cons t i t u ­

t ionne l , Serge Ju ly écri t q u e les par t i sans du n o n o n t

rejeté « la c o n s t r u c t i o n e u r o p é e n n e , l 'é largissement , les

élites, la régular i sa t ion du l ibéra l isme, le r é fo rmisme ,

l ' i n t e rna t iona l i sme , m ê m e la généros i té ». Le m ê m e

j o u r (30 m a i 2 0 0 5 ) , on pouva i t lire dans Le Parisien:

I - Il esc révé la teur que le t e rme d'ol igarques soit ra rement

employé pour désigner les homologues français de ceux qui régnent

sur la Russie post-soviét ique par l ' intr icat ion des affaires et de la

« pol i t ique ».

Page 42: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

46 L Q R

« Le résul ta t - q u e M i c h è l e A l l io t -Mar i e t i en t p o u r

"une défaite de la France" - est d o n c , p o u r les élites, un

désaveu cruel. » Le 1 e r ju in , Ala in-Gérard Slama affirmait

sur France Cu l tu r e que « La victoire du n o n consacre le

discrédit dans lequel nos élites sont tombées ». Le 2 ju in ,

Le Nouvel Observateur t i trait en couver ture : « Le pouvoi r

rejeté, les élites désavouées , l ' E u r o p e s a n c t i o n n é e » et,

dans le m ê m e n u m é r o , Jacques Jul l iard no t a i t dans sa

ch ron ique : « D a n s tous les cas, c'est le con t ra t na t iona l

qu i est g ravement a t t e in t . . . La faute en i n c o m b e d 'abord

aux élites. » Remplaçan t presque na ïvement , sans guille­

me t s ni i ronie a u c u n e , le syn t agme caste dominante, le

t e rme d'élites aligne le vocabulaire « pol i t ique » sur celui

des c o m m e n t a i r e s sport ifs où i l est depu i s l o n g t e m p s

ques t ion - à juste ti tre d'ailleurs - de l'élite du cyclisme

italien ou du football brésilien.

S'agissant de la x é n o p h o b i e e t du racisme a m b i a n t s ,

on voi t jouer à p le in l ' au to just i f icat ion prévent ive . Pour

s 'écarter sans r isque des pos i t ions lepénistes , on exalte le

métissage (« en t ré au P a n t h é o n » avec Alexandre D u m a s ,

selon la m é m o r a b l e m a n c h e t t e du Mondé) et s u r t o u t le

multi ou pluriculturalisme. Ains i a - t -on app r i s q u ' à

l 'Assemblée na t iona le , le 9 j u in 2 0 0 5 , « l ' U M P a choisi

de consacrer s a d e u x i è m e C o n v e n t i o n p o u r un pro je t

popu la i r e à la ques t ion de l ' i m m i g r a t i o n et de l ' intégra­

t i o n . Réa l i t é des f lux m i g r a t o i r e s , pluriculturalisme,

quar t i e r s sensibles , i d e n t i t é de la F rance , enjeux de la

c o n s t r u c t i o n e u r o p é e n n e : ces sujets s o n t pe rçus avec

pas s ion pa r les França is ». La m a n œ u v r e est a d r o i t e :

c o m m e n t ne pas suivre l e p remie r m o u v e m e n t d ' e m p a ­

th ie , c o m m e n t ne pas se laisser sédu i re p a r l ' idée de

p lura l i té cul turel le ? D ' a u t a n t p lus q u e sévit en con t r e ­

p o i n t le d iscours sur l'universalité de la R é p u b l i q u e et

q u e l ' a n a t h è m e est l ancé sur le communautarisme et

Page 43: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 47

l'identitaire1. Mais le m u l t i c u l t u r a l i s m e est u n e n é b u ­

leuse où il est facile de s'égarer. Fabien Ol l ier a décr i t le

l a n c e m e n t de la n o t i o n au cours des années 1 9 7 0 - 1 9 8 0

par l ' ex t rême dro i te la plus in te l l igente et la plus dure ,

celle d 'A la in d e Beno i s t e t des m e m b r e s d u G R E C E

( G r o u p e m e n t de recherche e t d ' é tudes de la civilisation

e u r o p é e n n e ) . Leur c h a m p séman t ique , « focalisé a u t o u r

de l ' an t iéga l i t a r i sme ( ident i tés par t icu l iè res , d r o i t à la

d i f férence, p e r s o n n a l i t é s e t h n o c u l t u r e l l e s ) , de l ' an t i -

judéochr i s t i an i sme (l 'histoire n 'a pas de sens, l 'universa-

l i sme est to ta l i t a i re ) e t du p a g a n i s m e (la c u l t u r e

i n d o - e u r o p é e n n e con fo rme aux lois du vivant) », a fini

pa r c o n t a m i n e ! le d i scour s généra l . « À l ' in ter face de

deux idéologies sécrétées par le capi ta l i sme, l ' idéologie

l ibérale et l ' idéologie fasciste, le mu l t i cu l tu ra l i sme c'est

dire le partage mais faire l'apartheid. Son versant c o n t r e -

h é g é m o n i q u e n'est q u ' u n l eu r r e 2 . »

On assiste depuis que lque t emps à la relève du mu l t i ­

culturalisme par un m o t moins savant, celui de diversité, qui

occupe désormais, au chapitre de la dénégation, une place

centrale. Déjà Claude Allègre, ineffable ministre de l 'Édu­

cation nationale, préconisait (Le Monde, 17 octobre 1998)

« la prise en c o m p t e de tous les talents, ce qui impl ique

l'égalité dans la diversité » - c'est-à-dire quelque chose qui

ressemble singulièrement à l'inégalité. Le m ê m e journal a

publ ié le 2 mai 2 0 0 3 un article de Nicolas Sarkozy,

1 - A la in-Gérard Slama, dans Le Figaro Magazine du 28 août 2004 : « Elle

[la République] est ébranlée par le vaste courant intellectuel qui remet

en cause son universalisme individualiste et laïque et qui rend ses prin­

cipes responsables de !a montée de l ' intolérance. Ce t t e idéologie, qui

encourage les revendications d'appartenance ethnique et religieuse,

compromet son unité, affaiblit sa justice, abaisse ses défenses. Le vér i ­

table ennemi de la République est le fléau ident i taire.»

2 - Fabien Ol l ier, L'Idéologie multiculturallste en France, entre fascisme

et libéralisme, Par is , L 'Harmat tan , 2004, pp. 40 et 14.

Page 44: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L Q R

ministre de l'Intérieur, inti tulé « Vers une nouvelle citoyen­

neté française », où l 'on apprenait que « La Républ ique res­

pecte chacun dans sa différence, le traite également et lui

reconnaî t les m ê m e s droi ts », ce qu i ne m a n q u e pas de

p iquant dans un pays où la capitale compte à elle seule plus

de 20 000 sans-abri. Dans un message lu par le ministre de

l 'Intérieur devant la deuxième université d'été du mouve­

m e n t « N i putes ni soumises» (8 octobre 2004) , le prési­

den t de la Républ ique exaltait la diversité avec le lyrisme

particulier de ceux qui écrivent ses discours : « Votre com­

bat, c'est aussi et bien sûr le comba t p o u r l'égalité qui passe

par la lutte contre toutes les formes de discriminations et

par le refus des communautar i smes . La France est une terre

d'accueil et d 'ouverture. Elle est riche d 'une diversité qui

est au c œ u r de son ident i té . Diversi té des cul tures , des

croyances, des origines. Diversi té des femmes et des

h o m m e s qui, à chaque génération, sont venus rejoindre la

c o m m u n a u t é nationale et pour qui la France a d 'abord été

un idéal avant de devenir une patrie. » Lors de son circuit

asiatique, le président a choisi pour t hème de son discours

devant les étudiants de H a n o ï « Éloge de la diversité ».

L 'entrepr ise elle aussi « s 'ouvre à la diversi té : dans

l 'agence d ' in té r im Adecco ou chez Total, on n o m m e des

directeurs de la diversité. L ' Ins t i tu t M o n t a i g n e , c lub de

réflexion pa t rona l , et Yazid Sabeg, p rés iden t de l 'entre­

prise de rélécoms CS ( C o m m u n i c a t i o n e t Systèmes) e t

h é r a u t de l a d i s c r i m i n a t i o n pos i t i ve 1 , v o n t r end re

I - L'Institut Montaigne a é té fondé par C laude Bébéar , ancien

P - D G d'Axa. Dans sa dern iè re étude (Le Monde, 16 oc tob re 2004),

il p réconise « une connaissance ethno-rac ia le des salariés qui se rv i ­

rait à la fois à met t re en lumière des discr iminat ions existantes et à

mont re r les progrès vers une plus grande diversi f icat ion des rec ru ­

t e m e n t s » . CS est une soc ié té spécial isée dans des systèmes de sur­

vei l lance sophist iqués d'appl icat ion essent ie l lement mil i taire.

Page 45: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 49

pub l ique une Charte de la diversité, signée par plusieurs

dizaines de g rands g roupes (Axa, P i n a u l t P r i n t e m p s

Redoute , France Télévisions, C a s i n o . . . ) qu i s 'engagent à

refléter la diversité de la société française » [Libération,

5 octobre 2 0 0 4 ) .

Le m o t a la m ê m e a m b i g u ï t é q u e « m u l t i c u l t u r a ­

l i sme » : on p r ô n e la d ivers i té , ce qu i ne d é r a n g e évi­

d e m m e n t p e r s o n n e , e t d a n s l e m ê m e m o u v e m e n t o n

just i f ie q u e « l ' accuei l et l ' o u v e r t u r e », évoqués pa r

C h i r a c devan t Fadela A m a r a et ses amies de « Ni pu tes

ni soumises », s o i e n t mi s en œ u v r e diversement selon

cette diversité — la « lu t te con t re tou tes les formes de dis­

c r imina t ion » é tan t le paraven t rhé to r ique habi tue l . Prô­

ne r l e m u l t i c u l t u r a l i s m e d a n s u n e soc ié té r o n g é e pa r

l ' apar the id r a m p a n t , se féliciter de la diversité alors q u e

l ' un i formisa t ion et l ' inégali té progressent p a r t o u t , telle

est la ruse de la L Q R .

Mais malgré son affinité affichée p o u r le divers et le

mul t ip l e , la l angue des médias et des pol i t ic iens a u n e

préd i lec t ion p o u r les m o t s qu i son t au cont ra i re les plus

g loba l i san t s , i m m e n s e s c h a p i t e a u x dressés d a n s le

c h a m p s é m a n t i q u e e t sous lesquels on n 'y voi t r ien . Je

pense à totalitarisme, à fondamentalisme, à mondialisa­

tion, n o t i o n s molai res c o m m e disait Deleuze , p ropres à

en impose r aux masses - par oppos i t i on aux outi ls m o l é ­

culaires faits p o u r l 'analyse et la c o m p r é h e n s i o n . C 'es t

un artifice très anc ien q u e l ' emplo i de ces grands m o t s

creux. L 'Etranger de P la ton expl iquai t déjà que « c'est la

m ê m e [faute] que si, e n t r e p r e n a n t de diviser en deux le

genre h u m a i n , on faisait la divis ion à la façon d o n t la

fon t la p l u p a r t des gens d ' ic i : en d é t a c h a n t les Grecs

c o m m e u n i t é mise à p a r t de t o u t le reste, t and i s qu ' à

l ' ensemble de tou tes les autres races, alors qu'elles son t

en n o m b r e i n d é t e r m i n é et qu'elles ne se m ê l e n t pas les

Page 46: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

50 L Q R

unes aux autres ni ne pa r l en t la m ê m e langue , ils appl i ­

q u e n t l a d é n o m i n a t i o n u n i q u e de "Barbare", s ' a t tendant

que , à leur app l ique r u n e seule e t m ê m e d é n o m i n a t i o n ,

ils en a ien t fait un seul g e n r e 1 ».

L ' E S S O R A G E S É M A N T I Q U E

Forgé par des publicitaires et des experts en c o m m u n i c a ­

t ion , l 'outil L Q R fonc t ionne sur l a répét i t ion . Un m o t

clair et utile, repris sans fin dans les édi tor iaux financiers,

les « 20 heures » des g randes chaînes , les d iscours pol i ­

t iques et les affiches dans le mé t ro , devient u n e bouill ie

d ' où le sens s'évapore p e u à peu. Tel a été le sort, ces der­

nières années , d'espace («espace s a n t é » , «espace

d é t e n t e », « espace Alber t C a m u s »), d'écologie, d'utopie

qui a repris du service dans la lut te cont re tou te mise en

cause de l 'ordre existant : « Sous la forme d 'une h u m a n i t é

p o s t - h u m a i n e e t d ' une na tu re en t i è rement artificialisée,

l 'u topie nous envahi t e t nous menace de son accomplisse­

m e n t m ê m e » - j u g e m e n t extrait des entre t iens d 'Alain

Finkielkraut avec Peter Sloterdijk, sorte de version actua­

lisée des aventures intel lectuel les de Bouva rd et Pécu­

c h e t 2 . La République, p o u r laquelle certains se son t fait

couper la tête au t emps de la vieille Restaurat ion, en est

venue, sous la restaurat ion actuelle, à désigner un système

régi par les experts, où la d is t r ibut ion des savoirs se super­

pose le p lus e x a c t e m e n t possible à la d i s t r i b u t i o n des

pos i t ions 3 . Très log iquement , c'est sur le seuil de l 'École

1 - P la ton , Le Politique, 262d, Par is , G F, p. 87.

2 - Les Battements du monde, Par is , Pauver t , 2003, p. 208.

3 - Voir sur ce point Jacques Ranc iè re , La Haine de la démocratie,

Par is , La Fabr ique, 2005, p. 76.

Page 47: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 51

q u e c a m p e n t au jourd 'hu i les républicains. Ainsi François

Fillon, ex-ministre de l 'Éduca t ion nat ionale , s'en prenai t -

il à celles qu i « s o u h a i t e n t en d é c o u d r e avec la R é p u ­

bl ique » — entendez les jeunes filles qu i se présentera ient

voilées à la rentrée scolaire — avec des accents à la Saint-

Just : « Il faut que cette partie-là sache que la Répub l ique

sera in t ra i t ab le , qu 'e l le sera d ' u n e fe rmeté abso lue »

(France Inter, 8 juillet 2 0 0 4 ) . D a n s un registre voisin, la

R é p u b l i q u e étai t appe lée à la rescousse p o u r défendre

l ' ense ignement t r ad i t ionne l : la c o m m i s s i o n T h é l o t sur

l 'avenir de l 'école a vu s 'opposer les « pédagogues » aux

« républ ica ins » p a r m i lesquels Alain F ink ie lkrau t qu i a

préféré démiss ionner p lu tô t que de céder à la passion éga-

litaire : « Du fait que tous les h o m m e s son t égaux, on a

tiré des conséquences désastreuses. Au n o m du droi t à la

libre expression, on a d o n n é la parole aux élèves sans leur

d o n n e r la maîtr ise de la langue. Sous prétexte d'égalité,

on a accueilli les élèves les plus faibles dans les classes les

p lus avancées et révisé les exigences à la baisse »

(Le Monde, 10-11 octobre 2 0 0 4 ) .

La pe r te de sens du m o t « R é p u b l i q u e » se manifes te

sur l e m o d e lyr ique sous l a p l u m e du p ré s iden t de

l 'Assemblée na t iona le : « Hér i t iè re de tous ceux qu i o n t

exprimé l'insuffisance des libertés formelles de l ' individu

face aux forces du marché , la Républ ique , après avoir jeté

les bases de la démocra t i e représentat ive, a su concil ier

l ' économie libérale et son é th ique , fondée sur la récom­

pense du mér i te ou la responsabil i té individuelle, avec le

service pub l i c et les exigences de l ' intérêt général » (Jean-

Louis D e b r é , Le Monde, 6 jui l le t 2 0 0 4 ) . On songe au

sabre de mons ieu r P r u d h o m m e , qu i servait à défendre les

ins t i tu t ions et au besoin à les combat t re .

A c c o m p a g n a n t l'essorage de « la Répub l ique », le voca­

bulaire de la Révolut ion prolifère au jourd 'hu i de manière

Page 48: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L Q R

paradoxale . Citoyen(ne) était un n o m que se d o n n a i e n t

avec fierté les acteurs de la rup tu re avec l 'Ancien Régime

- « Ici, on se d o n n e du tu e t on s ' honore du n o m de

citoyen », pouva i t -on lire dans un es taminet du quar t ier

des Gravilliers en 1793 . Par un cur ieux r e tou rnemen t , le

n o m est devenu un adjectif qu i sert à qualifier les a t t i ­

tudes publ iques et les c o m p o r t e m e n t s c o m m e r c i a u x les

plus conformes à l 'esprit du t emps : initiative citoyenne,

entreprise citoyenne, Jeux olympiques citoyens. De m ê m e ,

avec jacobin on fustige a u j o u r d ' h u i un cen t ra l i sme

tati l lon exercé par une bureaucrat ie par is ienne autori ta ire

et inefficace - en ignoran t qu ' au club des Jacobins (don t

le véri table n o m était « C l u b de l'égalité et de la frater­

ni té ») on défendai t l 'uni té et l ' indivisibilité de la Répu­

b l ique à un m o m e n t h i s t o r i que précis , q u a n d les

« fédéralistes » travaillaient à la contre- révolut ion dans les

provinces, à Lyon, à Marseille, en Vendée. ( O n pour ra i t

compare r ce glissement à celui qui a d o n n é à cartésien le

sens de rationaliste borné , faisant du phi losophe du dou te

sys témat ique u n e sorte de mons i eu r H o m a i s à jabot de

dentelle.) Q u a n t aux droits de l'homme, de parad igme de

la Révolu t ion (« le rocher des droits de l ' h o m m e », disait

C h a u m e t t e , l e p rés iden t de la C o m m u n e insur rec t ion­

nelle du 10 aoû t 1 7 9 2 ) , ils son t devenus un p r o d u i t

d ' expor ta t ion ou de parachutage vers les pays en dévelop­

pement, en c o m p a g n i e de sang c o n t a m i n é , de méd ica ­

men t s pér imés , de mines an t ipe r sonne l e t de directives

du Fonds moné ta i re in ternat ional .

Ces dérives sémant iques von t de pair avec la dévalorisa­

t ion de l 'idée de révolut ion en général et de la Révolut ion

française en particulier. Depu i s la mascarade du b icente­

naire, c'est le révis ionnisme qui d o m i n e dans les médias

e t l ' en se ignemen t univers i ta i re . L 'un des p lus en vue

pa rmi les historiens de la Révolut ion parle à son propos

Page 49: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 53

d'« u top ie meur t r i è re », d'« idéocrat ie » et livre c r û m e n t

son o p i n i o n pe r sonne l l e : « Le scénar io est d 'a i l leurs

connu , il n 'a cessé de se répéter depuis deux siècles. De ce

p o i n t de vue, tous les régimes révolut ionnaires se ressem­

blent . Il suffit de p iocher au hasa rd 1 . »

Parmi les m o t s essorés, i l en est deux d o n t l ' émiet te-

m e n t du sens me para î t exempla i re : ce son t social e t

modernité. Q u e le p r e m i e r ne veuil le p lus r ien d i re

a u j o u r d ' h u i , j ' e n veux p o u r preuve l a m a n c h e t t e d u

Figaro du 20 sep tembre 2 0 0 4 : a n n o n ç a n t le remplace­

m e n t de J iang Z e m i n par Hu J in tao à la tête de l 'armée

en C h i n e , le journa l de Dassaul t t i trait « Social : q u a n d la

C h i n e se réveille ». Il fallait un m o t avant les deux po in t s

et l 'al lusion au livre d 'Alain Peyrefitte, gloire du Figaro

d'autrefois . Social faisait l'affaire à p e u de frais et sans

aucun sens.

Social(e) est un m o t ancien qu i a long temps signifié de

façon neu t re : qu i appar t i en t à, ou relève de la socié té 2 .

C'est ainsi que dans Le Contrat social Rousseau parle de

l ien social, de pac te soc ia l ; q u ' e n avril 1 7 9 1 , dans le

m é m o r a b l e d iscours « sur le m a r c d ' a rgen t » (con t re le

suffrage censitaire), Robespierre d e m a n d e : « Est-ce d o n c

p o u r que vous laissiez t o m b e r n o n c h a l a m m e n t , dans

cette cons t i tu t ion , des vices essentiels qu i dé t ru isent les

p remières bases de l'ordre social, q u e vingt-s ix mi l l ions

1 - Pat r ice Guéniffey, la Politique de la Terreur, essai sur la violence

révolutionnaire. 1789-1794. Par is , Fayard, 2000, p. 339.

2 - L'usage le plus anc ien, d i rec tement dér ivé du latin socialls,

désigne ce qui est en relat ion avec les alliés. I l n'en reste plus que

le nom de G u e r r e sociale (Sociale bellum) pour désigner la guerre de

la républ ique romaine con t re ses alliés du Lat ium qui réc lamaient le

droi t de c i té .

Page 50: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

54 L Q K

d ' h o m m e s o n t mis entre vos ma ins le redoutable d é p ô t

de leurs destinées ? » ; que dans Le Libérateur du 2 février

1 8 3 4 Augus t e B lanqu i é c r i t : « Q u ' i l a d v i e n n e ce qu ' i l

v o u d r a de cette plate bouffonnerie q u ' o n appelle s i p o m ­

peusemen t nos ins t i tu t ions , nous n 'en avons guère souci,

nous , qui sommes p r o f o n d é m e n t indifférents à la forme,

et qu i allons dro i t au fond de la société. Si en effet, nous

n o u s disons républ icains , c'est q u e nous espérons de la

r é p u b l i q u e u n e refonte sociale q u e la France réc lame

impér ieusement et qu i est dans sa des t inée 1 . »

Ce sens de « social » n'a pas t ou t à fait d isparu et l 'on en

t rouve dans la L Q R des formes abâtard ies : la fracture

sociale de la campagne ch i raqu ienne de 1995 , le p lan de

cohésion sociale de Jean-Louis Borloo, minis t re « issu de la

société civile» (Le Monde, 15 sep tembre 2 0 0 4 ) , puisque

« sa première vie est celle d ' u n avocat d'affaires, expert du

d ro i t des faillites et de la reprise d 'ent repr ises en diffi­

culté », ce qui n 'était peut-ê t re pas u n e mauvaise prépara­

t ion à ses fonctions actuelles. Son p lan compor t e , ent re

autres mervei l les , le « c o n t r a t d ' aven i r », q u i fait sui te

c o m m e le r emarque Libération (14 décembre 2004 ) au

T U C (travail d 'u t i l i t é col lect ive) , a u C E S (con t ra t

emploi-sol idar i té) e t au C E C (con t ra t d ' emp lo i conso ­

l idé) , ingénieuses trouvail les tou tes des t inées au traite­

ment social du chômage.

Le malaise sur « le social » s'exprime parfois fort docte­

m e n t : Pierre Rosanvallon, qui fut à l 'origine de la fonda­

t ion Saint-Simon et qui représente au Collège de France la

t endance intellectuelle du néolibéralisme, dis t ingue dans

I - Robesp ie r re , Pour le bonheur et pour la liberté, discours, Par is , La

Fab r i que , 2000, p. 78, et Lou is Augus te B lanqu i , Œuvres / ,

Domin ique Le N u z (éd . ) . Presses universi taires de Nancy, 1993,

p. 261 (soul igné par moi ) .

Page 51: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 55

un article int i tulé « L'Europe sociale ou sociétale ? » trois

grandes catégories : « le social-redistributif, le social-régula­

teur et le social-protecteur » - ce dernier est jugé essentiel,

car « si l 'ancien d ro i t du travail me t t a i t l 'accent sur la

défense du syndicat considéré c o m m e l'expression d ' une

classe homogène , le nouveau droi t du travail s'attache plus

directement à protéger les individus, chacun étant l'expres­

sion d 'une particularité » (Le Monde, 8 décembre 2004) :

la protect ion sociale, palissade pour clore le terrain vague

où l 'on m e t à la casse la no t ion de collectif.

Au fil du temps , d 'autres branches se sont greffées sur

ce t r onc pr incipal du « social ». L'une d'elles r e m o n t e à la

seconde moi t i é du XIX e siècle : la république sociale - la

Sociale t o u t c o u r t chez Vallès, Lissagaray, M o n t é h u s -

c'était le peuple au pouvoir . Avec la démiss ion in te rna t io­

nale des socialistes à l'été 1914 et l ' abandon de l ' idée de

révolut ion par les dirigeants du m o u v e m e n t ouvrier fran­

çais au tour de 1930, ce sens-là a fait place à l 'acception

au jourd 'hu i d o m i n a n t e , où social se r appor te à ce qu i est

réalisé p o u r faire accepter leur sort aux catégories les plus

« modestes », les plus « défavorisées », n o n plus du peuple

mais de la population. « Si le terrorisme ne réussit pas à cas­

ser la formidable d y n a m i q u e de l 'économie mondia le en

cours et si la lut te contre la pauvreté réussit à donne r aux

plus pauvres quelques moyens d 'espérer . . . » : ainsi débute

la ch ron ique de Jacques Attali dans L'Express du 20 sep­

tembre 2 0 0 4 . Ne nous laissons pas prendre à l 'apparence

d ' i ronie : l 'ancien directeur de la Banque eu ropéenne de

déve loppement est sérieux, si l 'on peu t d i r e 1 . L 'époque s'y

I - On se souvient qu'i l fut f e rmemen t écar té de ce poste pour

avoir abusé du marbre , de la moque t te et des frais somptuai res.

Page 52: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

56 L Q R

prête, où resurgit - chez George W. Bush, D o m i n i q u e de

Vil lepin et Nicolas Sarkozy entre autres — le m o t de com­

passion que l 'on aurai t pu croire enterré avec les r o m a n s

de Geo rge Sand . C 'es t p r é c i s é m e n t « p o u r d o n n e r aux

plus pauvres quelques moyens d'espérer » qu'il y a des tra­

vailleurs sociaux, des logements sociaux, des prestat ions

sociales, du dialogue social entre partenaires sociaux — et

q u e la « gauche » réc lame u n e « E u r o p e sociale », sans

jamais dire d'ailleurs de quo i elle serait faite.

Il y a aussi m a l h e u r e u s e m e n t des cas sociaux, p o u r les­

que ls m ê m e les t ravai l leurs soc iaux ne p e u v e n t pas

g r a n d - c h o s e . E t p o u r faire b o n n e m e s u r e , les p l ans

sociaux, qu i son t u n e au t re façon de dire « l icenciements

collectifs », et les chant iers sociaux, qu i son t en général

des chant ie rs de d é m o l i t i o n (« l ' un des vastes chant iers

sociaux de l ' a u t o m n e , le to i le t tage du dro i t du travail »

— Le Journal du dimanche, 19 s ep t embre 2 0 0 4 — e n t e n ­

dez l'assouplissement des p r o c é d u r e s de l i c e n c i e m e n t 1 ,

avec en t r e au t res u n e nouve l l e dé f in i t i on du l icencie­

m e n t é c o n o m i q u e inc luan t la « sauvegarde de la c o m p é ­

t i t iv i té de l ' en t r ep r i s e » , c ' es t -à -d i re t o u t ce q u ' o n

voud ra ) .

Para l l è lement à ce social c o m p a s s i o n n e l , la L Q R

a b o n d e en exemples où le m o t est employé sans véritable

sens, s inon tautologique. « La jungle sociale est synonyme

de recul » (Jean-Pierre Raffarin, entre t ien dans Le Figaro

Magazine, 4 sep tembre 2004 ) ; « La crise qu i a secoué le

m o n d e de la recherche est por teuse d ' u n e g rande espé­

rance. Elle recèle en germe la promesse d ' un pacte r enou­

velé entre chercheurs e t citoyens. D ' u n nouveau "contrat

1 - te Figaro Entreprises, I 3 décembre 2004 : « L'assoupl issement des

procédures de l icenciement inscr i tes dans la loi B o r l o o faci l i tera les

res t ruc tu ra t ions .» Év idemment .

Page 53: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 57

social" » {Le Monde, 1 e r juil let 2004 ) ; « Êt re réformiste

dans le cadre d ' u n capi ta l i sme mond ia l i s é consis te à

rechercher un compromis social dans un sens qui cesse de

défavoriser le travail au profi t du capital » (Zaki Laïdi ,

pol i to logue, Libération, 1 e r oc tobre 2 0 0 4 ) .

C o m m e b e a u c o u p de Parisiens, j ' a i reçu u n e le t t re

signée du d é p u t é de l ' a r rondissement , adjoint au mai re

de Paris chargé entre autres de la prévent ion et de la sécu­

r i té : « Ains i q u e s'y é tai t engagé le ma i re de Paris dès

2 0 0 1 , p lus ieurs disposit ifs de médiation sociale o n t été

mis en place dans la capitale. En ce qu i conce rne p lus

par t icul ièrement votre quartier, la Ville de Paris et la mai ­

rie du X I X e a r rond i s semen t travail lent depu i s de n o m ­

breux mois à la créat ion d ' un service de cor respondants

de nu i t . » Ces c o r r e s p o n d a n t s , d o n t i l est b i en précisé

qu'ils ne sont pas des policiers, o n t p o u r mission d'assurer

« u n e présence noc tu rne , u n e veille technique et sociale sur

le quar t ier ». N o u s voilà rassurés.

D a n s le cas de modernité, le broui l lage du sens se fait

par un p rocédé différent : la nov langue j oue sur l ' impré ­

cision du m o t p o u r l 'uti l iser dans deux d i rec t ions dia­

m é t r a l e m e n t opposées . T a n t ô t l a m o d e r n i t é est

p résentée c o m m e un idéal qu i suppose , p o u r être acces­

sible, q u e soient intériorisées les précieuses valeurs occi­

dentales. Ce q u i exc lu t d ' e m b l é e , hélas , les pays

« a r a b o - m u s u l m a n s ». Les b o n n e s âmes s ' i n t e r rogen t :

ces malheureuses contrées pour ron t -e l l e s un j o u r accé­

der à la m o d e r n i t é ou b ien leur rel igion est-elle o n t o l o -

g i q u e m e n t i n c o m p a t i b l e avec elle ? P o u r R e n a n déjà,

l ' incapaci té à séparer le t empore l du spir i tuel faisait de

l ' i s lam u n e régress ion . Avec la « l u t t e a n t i t e r r o r i s t e »,

régression r i m e avec agression. D a n s un p s e u d o - Q C M

Page 54: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

58 L Q R

pub l i é dans Libération (23 jui l let 2 0 0 4 ) , on d e m a n d a i t :

q u i a d i t « La d e u x i è m e évangé l i sa t ion n 'es t p lus la

m o d e r n i s a t i o n de l ' i s lam mais l ' i s l amisa t ion de la

m o d e r n i t é » ? R é p o n s e s p r o p o s é e s : Ta r i q R a m a d a n ,

Dal i l B o u b a k e u r et Gilles Kepel — je s o u p ç o n n e q u e la

t ro is ième est la b o n n e , mais poser u n e telle ques t ion est

déjà révélateur. Que s'est-ilpassé ? d e m a n d e lui aussi Ber­

n a rd Lewis, i s lamologue anglais très célèbre en France ,

conseil ler de Paul Wolfowitz , dans l 'un de ses derniers

livres sous- t i t ré L'islam, l'Occident et la modernité, ce qu i

en d i t assez dès la c o u v e r t u r e 1 .

T a n t ô t au cont ra i re la m o d e r n i t é est présentée c o m m e

u n e sorte de maléd ic t ion , le m o t e u r des grands désastres

qu i v o n t des massacres de S e p t e m b r e dans les pr i sons

pa r i s i ennes en 1 7 9 2 à la K o l y m a et à Auschwi t z . Elle

est à l 'origine des difficultés de la cité actuelle : les jeunes

ten tés par le nouvel antisémitisme p r é sen t en t tous « des

t ra i t s c o m m u n s : la p e r t e de repères t r a d i t i o n n e l s ,

la f rus t r a t ion sociale liée à un c o n t a c t b r u t a l e t sans

c o h é r e n c e avec la m o d e r n i t é , la d e s t r u c t i o n des l iens

f a m i l i a u x 2 » . C ' e s t q u e l a m o d e r n i t é est f i l l e des

L u m i è r e s , d o n t elle a t i ré la pa s s ion de l 'égal i té et le

cu l te i m m o d é r é de la ra i son q u i son t à l 'or ig ine de nos

m a l h e u r s , se lon u n e re l a t ion m o d e r n i t é - c a t a s t r o p h e

1 - Par is , Ga l l imard . Le débat, 2002. La thèse du l ivre est que les

malheurs actuels des pays musulmans sont liés à leur « fa ib lesse

i n t e r n e » , laquelle est inséparable d 'une religion qui les t ient à

l 'écart de la modern i té et de la démocra t ie .

2 - Jean -Chr i s tophe Ruf in , « Écr iva in , médecin et responsable de

nombreuses associat ions d'aide human i ta i re» dans Le Figaro du

19 oc tob re 2004 (souligné par moi) . Humani ta i re musclé, qui p réco ­

nise dans un rappor t officiel « u n e répress ion v igoureuse, no tam­

ment à l 'école où les affaires do ivent ê t re judiciar isées » et un tex te

de loi répr imant spéci f iquement les accusat ions d 'apartheid et de

racisme por tées con t re Israël .

Page 55: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 59

fondée sur u n e lec ture biaisée de T h e o d o r A d o r n o e t de

Wal te r B e n j a m i n 1 .

Ceux qu i inst ruisent le procès de la m o d e r n i t é c o m m e

désastre lui r e p r o c h e n t en t re autres de s 'a t taquer à

« no t re » système d 'ense ignement . D a n s Le Point (30 sep­

t e m b r e 2 0 0 4 ) , M a r c Fumaro l i s igne un article in t i tu lé

« U n e é d u c a t i o n à revoir » : « La p r u d e n c e voula i t q u e

l 'on ne sacrifiât pas le mei l leur de l 'ancien système, qu i

avait fait ses preuves, mais qu ' on l 'é tendî t en l ' adap tan t

et en le diversifiant. Au lieu d ' une évolut ion, on a eu u n e

révolu t ion p e r m a n e n t e qu i a t o u c h é les po in t s forts de

l ' anc ien sys tème, le p r ima i r e e t le seconda i re , t o u t en

c o m p l i q u a n t son p o i n t faible, les universi tés . Ce r t a in s

doc t r ina i res de ce t te r évo lu t ion o n t affirmé, au n o m

d ' u n e histoire de l ' éducat ion sans répl ique, que du passé

élitiste de l'école il fallait faire table rase [ . . . ] . L'école, que

d i ab l e ! d o i t s 'ouvrir au " m o n d e " , alléger ses hora i res

d 'é tude , subst i tuer à t rop d'exercices la créativité des loi­

sirs, et enseigner c h e m i n faisant la c i toyenneté . Brochan t

sur le tou t , l ' informat ique et l ' In ternet p o u r tous , ins t ru­

m e n t s p o u r t a n t aussi favorables aux anciens appren t i s ­

sages q u ' a u x n o u v e a u x bou i l lons de cu l tu re , o n t p a r u

I - De Ben jamin , on cite souvent « le " m o d e r n e " comme temps de

l ' en fe r» , que l'on t ransforme en « l a modern i té c 'est l ' en fe r» alors

que la suite du paragraphe révè le une intent ion toute dif férente :

« Le visage du monde ne se modif ie jamais dans ce qu'il y a de plus

nouveau, cet te ex t rême nouveauté demeure en tous points iden­

t ique à e l le -même. C 'es t cela qui fait l 'éterni té de l ' en fe r» - ce qui

est une cr i t ique non pas de la modern i té mais de la not ion de rup­

ture h istor ique. On la re t rouve un peu plus l o i n : « A v o i r consc ien­

ce de façon désespérément lucide de se t rouver dans une cr ise déc i ­

sive est un phénomène chronique dans l 'histoire de l 'humanité.

Chaque époque se sent inéluctablement vouée à ê t re un âge nou­

veau. Mais le " m o d e r n e " est aussi var ié que les différents aspects

d'un même ka lé idoscope» ( W a l t e r Benjamin, Le Livre des passages,

t rad. fr. Jean Lacos te , Par is , Édi t ions du Cer f , 1989, pp. 560 et 562).

Page 56: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

60 L Q R

apposer le sceau de la m o d e r n i t é sur la nouvelle et p i m ­

pan t e époque , amnés ique de l 'ancienne. » É t range réqui­

si toire, où s o n t cités pê le -mêle c o m m e t é m o i n s L é o n

Trotski , Eugène Pott ier et Bernard Pivot.

Aut re é lément à charge dans le dossier an t imodern i t é ,

ses liens avec les avant-gardes européennes et les m o u v e ­

m e n t s d ' é m a n c i p a t i o n qu i secouèren t autrefois l 'Alle­

m a g n e et la j eune Russie des Soviets. Jean Clair, directeur

du musée Picasso, rejette « cette es thét ique du faux et du

c l inquant , du bri l lant e t du p laqué, qu i sera l 'es thét ique

du m o d e r n e 1 » . P o u r lui , « dans leur a sp i ra t ion à un

m o n d e meil leur d o n t [les avant-gardes] croient précipi ter

la venue , elles s 'appuient s i m u l t a n é m e n t sur la t rad i t ion

matérialiste de la Révolut ion issue du siècle des Lumières,

q u e le c o m m u n i s m e est supposé por te r à son te rme , et

sur les croyances qui p rêchen t le salut de l'être h u m a i n à

travers le culte des mor t s et l ' invocat ion des espr i t s 2 ». Et

dans l 'atelier d ' A n d r é Bre ton , rue F o n t a i n e , « dans ce

mélange sans connaissance mais souvent aussi sans grâce,

de l a p l u m e d ' I n d i e n , du m a s q u e nègre , du dessin

d 'a l iéné , de l 'œuvre d 'a r t , de l 'objet t rouvé , du "ready

madê' plus ou mo ins "assisté", ce qu i se m o n t r e , c'est la

d é r o u t e d ' u n savoir qu i avait , en O c c i d e n t , p e n d a n t

quat re siècles, l en t emen t o r d o n n é et l 'art et ses p r o d u c ­

t i o n s 3 ».

Défai te de la pensée, dé rou te du savoir, la m o d e r n i t é

const i tue en out re un obstacle au re tour du sacré et de la

t r a n s c e n d a n c e : « Peut- i l m ê m e exister u n e " g r a n d e u r

1 - « Le puits et le p e n d u l e » . Le Débat, n° 44, pp. 120 et 125, ci té

par Henr i Meschonn ic in Modernité modernité, Par is , Ga l l imard , Fol io

essais, 2000, p. 2 0 1 .

2 - Du surréalisme considéré dans ses rapports avec le totalitarisme et

aux tables tournantes, Par is , Mi l le et une nuits, 2003, pp. 51-52.

3 - /bld., p. 72.

Page 57: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 61

m o d e r n e " , u n e beau té m o d e r n e ? La g randeur n'est-elle

pas liée de manière indissociable à la représenta t ion d ' u n

univers t r a n s c e n d a n t , extér ieur aux ind iv idus e t p o u r

cet te ra ison m ê m e i m p o s a n t ? [...] L'avenir de l 'ar t

c o n t e m p o r a i n ne réside plus, cela au m o i n s est certain,

dans la répé t i t ion vide et m o r n e du geste de la r u p t u r e

avec la t rad i t ion en t an t que telle, mais peut-ê t re dans la

recherche d ' u n e expression des nouveaux visages du sacré

à visage h u m a i n , de ce t te t r a n s c e n d a n c e dans l ' i m m a ­

nence qu i seule désormais convient à un m o n d e d é m o ­

cra t ique 1 . »

D a n s la novlangue la plus dist inguée, la boucle est bou ­

clée. C o m m e l'écrit Lyotard, il y a « dans les invi tat ions

mul t i formes à suspendre l ' expér imenta t ion art is t ique, un

m ê m e rappel à l 'ordre , un désir d ' u n i t é , d ' i den t i t é , de

sécur i té , de p o p u l a r i t é 2 ». L'art c'est l 'ar t occ iden ta l ,

représentatif et t ranscendantal . Pas ques t ion de descendre

dans la rue avec les nègres et les aliénés.

S i l a L Q R dispose ainsi d ' u n e m o d e r n i t é réversible,

idéal ou épouvan ta i l se lon le p r o p o s et le pub l i c , la

modernisation, elle, est toujours présentée c o m m e un pro­

cessus indispensable p o u r éviter le déclin, l 'entropie mena­

çan te : « N o u s avons a t t e n d u avec espoir, pu is avec

i m p a t i e n c e e t m a i n t e n a n t n o u s e x p r i m o n s f o r t e m e n t

no t re exigence de modern i sa t ion dans le cadre de l 'entre­

prise française » (Ernes t -Anto ine Seillière, Entreprendre,

n° 189) . Jean-P ie r re Le Gof f a é tud i é le vocabula i re

1 - Luc Ferry , Le Sens du beau, aux origines de la culture contempo­

raine, Par is , Le L ivre de poche , Bibl io essais, 2002, pp. 303 et 309.

2 - Le Postmoderne expliqué aux enfants, Par is , Ga l i l ée , 1988; Le Livre

de poche, Bibl io essais, p. 13.

Page 58: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

62 L Q R

modern i sa teu r de l 'entrepr ise 1 . La direct ion d ' E D F - G D F

m e t à la disposi t ion de ses centres des outils « d'assistance

à l 'é laborat ion de bilans de compétences et de c o m p o r t e ­

m e n t », sous forme de deux logiciels. L'un, qu i por te le

n o m d'« O r i e n t Exper t », s'adresse à ceux qu i « p lafon­

nen t dans leur emploi , qu i aspirent à un c h a n g e m e n t et

qui souha i ten t bâtir avec l 'aide des Conseillers en O r i e n ­

ta t ion Professionnelle d 'Un i t é et leur hiérarchie un projet

profess ionnel». L'autre, baptisé PerformanSe, se présente

c o m m e « un système expert p rodu i san t la descr ipt ion de

la personnal i té d ' u n ind iv idu à par t i r de son auto-évalua­

t ion ou de l 'observation de tiers [. . .]• U n e arborescence

complexe du logiciel ainsi q u ' u n travail fouillé, coprodu i t

par le C N R S e t un groupe de psychologues du compor t e ­

m e n t , condu i t à sélect ionner les é léments de personnal i té

p a r m i les 3 8 0 0 pages de traits de caractère mémor i sés

dans l 'outil ».

Ce discours est à p rendre au sérieux. D a n s la stratégie

du ma in t i en de l 'ordre, son b u t est doub le : faire croire

que la modern isa t ion est un processus m e n é dans l ' intérêt

de tous et qu'il n 'y a ni raison ni moyen de s'y opposer ; et

masquer le fait inqu ié tan t que, pa rmi 1'« élite dirigeante »,

pe r sonne ne sait où l 'on va.

I - La Barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de

l'école, Par is , La D é c o u v e r t e , 1999. Les ci tat ions qui suivent sont

extra i tes de ce l ivre.

Page 59: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L'esprit du temps

Page 60: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

S O C I É T É C I V I L E

De la langue nazie, Jean-Pierre Faye écrit : « Le plus é ton­

n a n t , c'est q u e ses inconséquences mêmes la servent: car

celles-ci j o u e n t éga lement dans le c h a m p qui les a p r o ­

dui tes , elles t enden t , d i ra i t -on, à le recharger 1 . » La L Q R

ne craint pas, elle n o n plus, l ' inconséquence . C'est ainsi

que , d ' une part , on exalte la démocra t ie par lementa i re et

le m o d e de g o u v e r n e m e n t qu i lui est p ropre , et d 'au t re

par t et s i m u l t a n é m e n t on célèbre les vertus de la société

civile sans se soucier de la cont radic t ion que recèle cette

d o u b l e p r o m o t i o n . « Société civile » est u n e expression

anc ienne que l 'on t rouve en France chez Bossuet , chez

Mon te squ i eu , chez Rousseau, avec p o u r « civile » le sens

neu t re de civitatis, « de la C i té » (avec un C : dans u n e

no t e du Contrat social Rousseau précise : « Le vrai sens de

ce m o t s'est p resque e n t i è r e m e n t effacé chez les

mode rnes ; la p lupar t p r e n n e n t u n e ville p o u r u n e Ci té et

u n bourgeo i s p o u r u n C i t o y e n 2 » ) . J u s q u ' à l a fin d u

XVIII e siècle, en Ang le te r re et en France , la « société

civile » se confond avec la « société » tou t cour t . Miche l

Foucaul t , dans sa leçon du 4 avril 1979 , identifie la pre-

1 - Le Langage meurtrier, Par is , H e r m a n n , 1996, p. 8 I, Les italiques

sont de l 'auteur.

2 - Le Contrat social, I, V I , Par is , Garn ie r -F lammar ion , p. 57.

Page 61: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

66 L Q K

mière appar i t ion de l 'opposi t ion société civi le/gouverne­

m e n t chez T h o m a s Paine : « La société est un pa t ron [au

sens a n g l a i s : un p r o t e c t e u r ] , l e g o u v e r n e m e n t est un

punisseur . En tou tes c i rcons tances , la société est u n e

bénédic t ion . Le gouve rnemen t n'est au mieux q u ' u n mal

nécessaire, au p i re i l est i n t o l é r a b l e 1 . » Plus tard , Karl

M a r x réglera son c o m p t e à la dual i té État-société civile :

« L'État po l i t i que se c o m p o r t e envers la société civile

[bürgerliche Gesellschaft] d ' une maniè re aussi spiritualiste

que le ciel envers la terre. Il se t rouve envers elle dans la

m ê m e oppos i t ion , i l en vient à b o u t de la m ê m e maniè re

que la religion s u r m o n t e la l imi ta t ion du m o n d e profane,

c 'est-à-dire qu ' i l est de n o u v e a u c o n t r a i n t de la r econ­

naître, de la rétablir et de se laisser lu i -même d o m i n e r par

elle. D a n s sa réali té la p lus i m m é d i a t e , dans la société

civile, l ' h o m m e est un être profane. Et c'est j u s t ement là

où , à ses propres yeux et aux yeux des autres, il passe p o u r

un i n d i v i d u réel, qu ' i l est u n e figure sans véri té . En

revanche, dans l 'État , où i l est considéré c o m m e un être

géné r ique , l ' h o m m e est l e m e m b r e imagina i re d ' u n e

société illusoire, dépoui l lé de sa vie réelle d ' ind iv idu et

empl i d ' une universalité irréelle 2 . »

La L Q R rétabli t un divorce qu i sert les intérêts d o m i ­

n a n t s . Elle dés igne par « société civile » tout ce qui

n'appartient pas au monde politique, à l 'univers é ta t ique,

et m ê m e s 'oppose (pos i t ivement ) à eux : associa t ions ,

O N G , syndicats, individus j o u a n t un rôle publ ic du fait

de leur type d 'ac t ion ou de leur métier. « Le premier élé-

1 - Thomas Paine, Common Sense Adressed to the Inhabitants of

America, Phi ladelphie, W. and T. Brad fo rd , 1776. C i t é par Michel

Foucaul t , Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 314.

2 - Sur la question juive. Philosophie, Par i s , Ga l l ima rd , Fo l io ,

pp. 58-59.

Page 62: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 67

m e n t qu i m e semble pa rcou r i r t o u t e cet te t h é m a t i q u e

générale de la phob ie d 'Éta t , disait Foucaul t , c'est d o n c

cet te pu issance i n t r i n sèque de l 'É ta t pa r r a p p o r t à son

objet-cible q u e serait la société civile 1 . »

Faire la p r o m o t i o n de la société civile, toujours présen­

tée c o m m e honnê t e , efficace, désintéressée, c'est admet t r e

du m ê m e c o u p la décrépi tude d ' une « pol i t ique » fondée

sur les jeux pa r l emen ta i r e s et l 'activité des par t is , c'est

reconnaî t re que les « représentants du peuple » ne repré­

sentent plus rien de connaissable. Ce qui expose parfois à

d 'é t ranges con to rs ions : « M. Bernard Kouchner , secré­

taire d 'Éta t à l 'action humani t a i r e , a a n n o n c é d i m a n c h e

12 mai [1991] son in t en t ion de créer un m o u v e m e n t qu i

s 'appellera "Société civile". "L ' invent ion po l i t ique ne se

fait pas dans les part is . Elle se fait dans la société civile et

dans les associa t ions . [Ce m o u v e m e n t ] a p p o r t e r a à la

pol i t ique ce re tour à la noblesse d o n t elle a besoin" » {Le

Monde, 14 ma i 1991) . On peu t se d e m a n d e r s'il est bien

r a i sonnab le d ' o c c u p e r u n e place minis tér ie l le d a n s un

système gouvernementa l où l 'on ne cultive ni l ' invent ion

po l i t ique ni la noblesse. Mais derrière ces in t en t ions se

dess inent par t r ansparence les a r g u m e n t s en faveur du

« mo ins d 'É ta t » libéral et se reconnaî t « le paradoxe qu i

fait valoir sous le n o m de démocra t ie la p ra t ique consen­

suelle d 'effacement des formes de l'agir d é m o c r a t i q u e 2 ».

Pro tagonis te d ' u n e forme ex t rême de cet effacement,

Vlad imi r Pou t ine fi t usage de la no t i on de société civile

p o u r rassurer l ' o p i n i o n après son c o u p d ' É t a t de l 'été

2 0 0 4 : « Con t repa r t i e de ce renforcement de la "verticale

du pouvo i r " [admirab le e u p h é m i s m e ] , une plus grande

participation de la société civile a été évoquée par le prési-

I - Leçon du 7 mars 1979, in Naissance de la biopolitique, op. cit.

1 - Jacques Ranc iè re , La Mésentente, Paris, Ga l i l ée , 1995, p. 142.

Page 63: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

68 L Q R

den t russe. Des "forums de l ' op in ion publ ique" p o u r r o n t

être créés, qu i se ron t consul tés par le pouvoir , n o t a m ­

m e n t sur des projets de loi en cours d 'é laborat ion » {Le

Monde, 15 sep tembre 2 0 0 4 . Souligné par m o i ) .

Cro i r e aux capacités d ' o p p o s i t i o n de la société civile

face au pouvoir , y t rouver selon les te rmes de Foucau l t

« cette réalité qu i s ' impose, qu i lut te et qui se dresse, qui

s 'insurge et qu i échappe au gouvernement , ou à l 'État, ou

à l ' ins t i tu t ion 1 », c'est méconna î t r e qu'i l s'agit en réalité

d ' u n relais dans la technologie m o d e r n e du pouvoir . Le

gouve rnemen t lu i -même , par médias interposés ou direc­

t emen t , cherche à p romouvo i r l ' idée d ' une société civile

qu i lui ferait c o n t r e p o i d s . Pe r sonne ne s ' é tonne n i ne

d é n o n c e u n e confusion des genres en app renan t qu'« u n e

semaine avant l 'arrivée de Sarkozy à la tête de l 'UMP, le

min i s t r e de la Jus t ice , D o m i n i q u e Perben , a a n n o n c é

qu'i l allait réactiver le club Dia logue et Initiative, fondé

par Raffarin, Miche l Barnier, Jacques Barrot et l u i -même

en 1999 . Objec t i f : "Dia loguer avec la société civile" et

rec ru te r 20 0 0 0 m e m b r e s d ' ici à 2 0 0 7 » {Libération,

20 novembre 2 0 0 4 ) . Le m ê m e journa l ind ique sans c o m ­

mentaires qu'« à l ' initiative de l ' inst i tut Fernand-Braudel ,

un think tank de Sâo Pau lo , la mai r ie , la pol ice et la

société civile se réunissent chaque mois p o u r définir les

m o y e n s de lu t t e c o n t r e la v io lence » (29 s e p t e m b r e

2 0 0 4 ) .

( D a n s les pays « en d é v e l o p p e m e n t » soumis à des

régimes dictatoriaux, l 'opposi t ion se désigne souvent elle-

m ê m e c o m m e « société civile », expression qu i recouvre

alors u n e t o u t au t re réal i té . E d w a r d Said écri t pa r

exemple : « J 'ai l 'expérience du m o n d e arabe, où la société

civile a disparu au cours des vingt ou vingt-c inq dernières

I - Naissance de la biopolitique, op. cit, p. 300.

Page 64: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 69

années. D a n s des pays c o m m e l 'Irak ou la Syrie, il n 'y a

pas de société civile ; tou t , y compr i s l 'universi té , a été

politisé, est devenu part ie de la société po l i t i que 1 . » D a n s

ce passage, « société pol i t ique » vaut p o u r « régime de dic­

ta ture ».)

D a n s l ' idéalisation de la société civile, les organisat ions

n o n gouvernementa les ( O N G ) jouen t les premiers rôles.

Leur popular i té r e m o n t e à la fin des années 1960 avec les

d é b u t s de Greenpeace e t de M é d e c i n s sans f ront ières .

Ma i s à n o t r e é p o q u e où le « n o n - g o u v e r n e m e n t a l » et

P« humani ta i re » t i ennen t u n e telle place que l 'on a m ê m e

inventé u n e nouvelle catégorie du droi t in ternat ional , le

droit humanitaire2, les O N G son t souvent dé tournées de

leur but . Selon A r u n d h a t i Roy, « En Inde , par exemple, le

b o o m des O N G subvent ionnées a c o m m e n c é à la f in des

années 1980 et dans les années 1990. Il a coïncidé avec

l ' ouver tu re des marchés ind iens au néo l ibéra l i sme . A

l 'époque, l 'État, se con fo rman t aux exigences de l 'ajuste­

m e n t s t ruc ture l , res t re ignai t les subsides des t inés au

d é v e l o p p e m e n t rura l , à l ' agr icul ture , à l 'énergie , aux

t ranspor ts et à la santé pub l ique . L'État a b a n d o n n a n t son

rôle t r ad i t i onne l , les O N G o n t c o m m e n c é à travailler

dans ces d o m a i n e s . La différence, b ien sûr, est q u e les

fonds mis à leur disposi t ion ne formaient q u ' u n e m i n u s ­

cule fract ion des coupes opérées dans les f inances

publ iques . La p lupar t des O N G sont f inancées e t pa t ron ­

nées par les agences d 'aide au déve loppement qui sont à

leur tour financées par les gouvernements occidentaux, la

B a n q u e mond ia l e , les N a t i o n s unies e t que lques en t re -

1 - Powers, Politics and Culture, Londres , B loomsbury , 2004, p. 191

(ma t raduct ion) .

2 - Vo i r le dossier du Monde « G u e r r e cont re le te r ro r i sme et droi t

human i ta i re» , 30 juin 2004.

Page 65: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

70 L Q R

prises mul t ina t ionales [ . . . ] . Sur le long te rme, elles sont

responsables envers leurs dona teur s , pas envers les gens

pa rmi lesquels elles travaillent. Plus la dévastat ion causée

par le néo l ibéra l i sme est i m p o r t a n t e , p lus elles p ro l i ­

fèrent. Rien n'illustre cela de maniè re plus po ignan te que

les Eta ts-Unis s 'apprêtant à envahir un pays et p réparan t

s i m u l t a n é m e n t les O N G à s'y rendre p o u r ne t toyer les

dégâ ts 1 ».

En France, les médias util isent les O N G et l ' h u m a n i ­

taire p o u r combler un vide qui n'est pas — en tou t cas pas

seu lement - financier : il s'agit de fournir à la démocra t ie

l ibérale le « s u p p l é m e n t d ' â m e » d o n t elle a, para î t - i l ,

besoin. Cer tes , le d o u t e s'est ins inué chez certains devant

les b o m b a r d e m e n t s humani ta i res de l'ex-Yougoslavie et la

r écupé ra t i on par le social - l ibéral isme d 'associa t ions

c o m m e S O S Racisme ou Ni putes n i soumises. I l n ' em­

pêche : la L Q R con t inue à p r o m o u v o i r la société civile et

à p rône r la r é d e m p t i o n par l 'humani ta i re .

V A L E U R S U N I V E R S E L L E S

U n e au t re i n c o n s é q u e n c e spécif ique de la l angue de la

V e Républ ique est la façon d o n t elle exalte les valeurs uni­

verselles d o n t la France est supposée por teuse . Les valeurs,

l 'universalisme français reviennent sans cesse dans les p ro ­

pos officiels récents. D a n s un entre t ien avec les lecteurs

du Parisien (13 sep tembre 2 0 0 4 ) , D o m i n i q u e de Vil lepin

évoque « nos valeurs partagées », « la fidélité à nos valeurs

et à la démocra t ie ». Le soir du ré férendum cons t i tu t ion­

nel, p r e n a n t la parole sur les chaînes pub l iques en t an t

I - Con fé rence donnée à San Franc isco le 16 août 2004 (Le Monde

diplomatique, septembre 2004).

Page 66: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 71

que minis t re de l 'Intérieur, il conc lu t : « Il est essentiel de

mesurer les at tentes et les aspirations du peuple français

e t de n o u s rassembler a u t o u r des valeurs de la R é p u ­

bl ique. » D 'après l 'article 1-2 du projet de traité cons t i tu­

t i onne l rejeté ce jour - là , « L 'Union [européenne] est

fondée sur les valeurs de respect et de d igni té h u m a i n e ,

de liberté, de démocrat ie , d'égalité, de l 'État de droi t ainsi

q u e du respect des dro i t s de l ' h o m m e , y c o m p r i s des

droi ts des personnes a p p a r t e n a n t à des minor i t és , dans

u n e société caractérisée par le plural isme, la non-d iscr i ­

mina t ion , la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité

ent re les femmes et les h o m m e s ».

Les é léments de ce ver tueux catalogue sont recyclés à

l 'infini. Ainsi , q u a n d Jean-Pierre Raffarin, alors Premier

minis t re , a n n o n c e la fondat ion de la « Ci té nat ionale de

l 'histoire de l ' immigra t ion » dans le bâ t imen t cons t ru i t à

l a p o r t e D o r é e par A lbe r t Lap rade p o u r l 'Expos i t ion

coloniale de 1 9 3 1 , il fait l 'éloge de la France « fidèle à son

histoire et à ses valeurs de tolérance et d 'universal isme »,

e s t imant q u ' u n Français au jou rd 'hu i , « c'est un c i toyen

qui a en par tage ces valeurs [la liberté, l 'égalité, la frater­

n i t é ] , qu i croi t en l 'universel , e t qu i pense e t r a i sonne

dans no t re langue, no t re langue qui est le vecteur m ê m e

de no t r e c ivi l isa t ion» (8 jui l let 2 0 0 4 ) . Jacques Ch i r ac ,

dans l 'al locution devant les mil i tantes de Ni putes ni sou­

mises d o n t j ' a i déjà parlé, p r o n o n c e cinq fois « valeurs de

la Répub l ique » en mo ins de trois pages et, sur la lancée,

il vantera à H o n g k o n g les « valeurs démocra t iques » du

régime qui sévit sur ce territoire {Le Monde, 14 oc tobre

2 0 0 4 ) .

T h é o r i c i e n s e t journa l i s tes du m a i n t i e n de l 'o rdre

puisent eux aussi dans la boî te des valeurs républicaines et

universel les . Le Figaro du 17 n o v e m b r e 2 0 0 4 i n d i q u e

par exemple que « dans le "socle" p roposé par le r appor t

Page 67: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

72 L Q P.

T h é l o t sur l 'avenir du système scolaire, seront dispensées

une cul ture human i s t e et scientifique ainsi que les valeurs

de la R é p u b l i q u e ». {Socle est un m o t qu i se r é p a n d

a u j o u r d ' h u i dans l a L Q R c o m m e u n e a m a n i t e e n

a u t o m n e . « Q u e l est le socle c o m m u n sur lequel croyants

e t n o n - c r o y a n t s p e u v e n t s ' e n t e n d r e ? » d e m a n d e

M g r Jean-Pierre Ricard, prés ident de la Conférence des

évêques de France , dans un en t re t i en pub l i é dans

Le Monde Au 17 ju in 2005 . )

A l 'Assemblée nat ionale , le 10 décembre 2 0 0 4 , Chr i s ­

t ine Bou t in dénonce la menace queer cont re l 'universel :

« La France en vient p e u à peu à renier les principes qui

o n t fait sa g randeur . C 'es t la t r a d u c t i o n ins idieuse de

l ' idéologie du gender, influente à l ' O N U et au Par lement

eu ropéen , qu i r eme t en ques t i on la différence sexuelle

c o m m e fait objectif et universel sur lequel repose l 'orga­

nisat ion sociale! [...] Basculer dans la reconnaissance de

désirs subjectifs et ind iv idue ls , c'est a t t en t e r aux bases

m ê m e s de n o t r e sys tème normat i f . » Plus p rosa ïque ,

Nico las Sarkozy s'en t i en t aux valeurs e u r o m é d i t e r r a -

néennes . En visite en Israël, il p r o n o n c e un discours à la

conférence d 'Herzl iya (16 décembre 2004) : « N o u s par­

tageons la m ê m e mer : la Médi te r ranée . Vos valeurs sont

celles des E u r o p é e n s . Vous êtes p lus p roches de n o u s

culturel lement que de certains de vos voisins » (lesquels ?).

La m o r t de Der r ida - qu i était t o u t sauf un por t eu r de

valeurs - a permis aux officiels de broder é l égamment sur

le t h è m e . Le p rés iden t de la R é p u b l i q u e l'a t ra i té de

« penseu r de l 'universel », ce q u i ne m a n q u e pas de

p iquan t , s'agissant du père de la décons t ruc t ion ; le Pre­

mier minis t re a évoqué « sa p u d e u r et sa vo lonté de c o m ­

prendre l 'autre » {l'autre, souvent o r thographié l'Autre, est

un personnage f r équemment rencont ré q u a n d i l est ques­

t ion de valeurs) ; le minis t re de la Cu l tu re et de la C o m -

Page 68: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 73

munica t i on a ind iqué qu'il « a su allier la grande t radi t ion

ph i losoph ique à des sources plus mystérieuses, plus silen­

cieuses, n o t a m m e n t en puisant dans la pensée juive, son

legs familial ».

Après Sartre, après Foucaul t , après Deleuze, on pouvai t

espérer en avoir fini avec l 'exploitat ion des valeurs univer­

selles. Qu 'e l le soit devenue quo t id i enne et éhon tée repré­

sente un cas du s y m p t ô m e déjà décri t qu i consiste à se

féliciter p o u r ce q u ' o n possède le mo ins , p o u r ce q u ' o n

est le m o i n s . La France pays des droits de l'homme, la

France terre d'accueil ces expressions récurrentes n ' on t été

justifiées q u ' à des m o m e n t s h i s to r iques très cou r t s :

quelques mois p e n d a n t la Révolut ion, quelques semaines

p e n d a n t la C o m m u n e de Paris — d o n t le minis t re du Tra­

vail était Léo Frankel, un ouvrier a l lemand, et qu i avait

confié à deux immigrés polonais la condu i t e de ses c o m ­

b a t t a n t s 1 . Le reste du t e m p s - c 'est-à-dire , en s o m m e ,

presque t o u t le t emps - , les étrangers o n t été au mieux

harcelés et au pire persécutés , le régime de V ichy et le

pouvo i r ac tuel é t a n t allés j u squ ' à p u n i r sévè rement

l 'hébergement de ceux qui é ta ient /sont en si tuat ion « irré­

gulière ». Vil lepin, au teu r d ' u n livre q u e la cr i t ique aux

ordres a qualifié d ' h u m a n i s t e 2 , souha i t e pa rven i r à

« 20 000 éloignements [admirez l ' euphémisme] d 'é t ran­

gers en s i tuat ion irrégulière en 2 0 0 5 » et insiste p o u r q u e

1 - Il s'agissait de D o m b r o w s k i , qui sera tué sur une barr icade rue

Myrha, et de W r o b l e w s k i , qui conduisi t la cont re -a t taque de la

But te-aux-Cai l les et parv int à s 'échapper. « Th ie rs , la bourgeois ie, le

Second Empi re avaient cont inuel lement t rompé la Pologne par de

bruyantes professions de sympathie, tandis qu 'en réal i té ils la

l ivraient à la Russie dont ils faisaient la sale besogne. La C o m m u n e

a fait aux fils héroïques de la Pologne l 'honneur de les placer à la

tê te des défenseurs de P a r i s » (Ka r l Marx , Adresse au Conseil général

de l'Association Internationale des travailleurs, Londres , 30 mai 1871).

2 - Le Requin et la Mouette, Par is , P i o n , 2004.

Page 69: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

74 L Q K

les préfets s'assurent de « la validité des certificats d 'héber­

g e m e n t » (Le Monde, 10 décembre 2 0 0 4 ) . Ma famille et

m o i - m ê m e devons not re survie à des fonct ionnaires de la

mair ie de Marseil le qui o n t pris le r isque, en 1943 , de ne

pas obéir à pareilles in jonct ions .

P e n d a n t les so ixante -d ix ans de la I I P R é p u b l i q u e

— ent re la répression de la C o m m u n e sous l 'œil des Prus­

siens et la r e d d i t i o n au M a r é c h a l en j u i n 1 9 4 0 à Bor­

deaux —, il était p lu tô t ques t ion de la mission civilisatrice

de la France. Je me souviens d 'avoir reçu autrefois, à u n e

d i s t r i b u t i o n des prix, des livres d ' u n e col lec t ion qu i

s 'appelait « 110 mi l l ions de França i s» . L'expression est

au jou rd ' hu i c o m i q u e , mais les manue l s scolaires con t i ­

n u e n t à ma in ten i r l 'équilibre entre crimes et « bienfaits »

de la co lonisa t ion française, tou jours présentée c o m m e

plus h u m a i n e que les autres, celle de Léopold au C o n g o ,

du Kaiser chez les Herreros , des Anglais en Inde . D a n s le

discours de Raffarin au futur musée de l ' immigra t ion , la

seule a l lus ion au fait q u e « l ' épopée coloniale » n 'a pas

toujours été une idylle t ient en u n e phrase d ' une absolue

symétrie : « La colonisat ion et la décolonisat ion font par­

tie de no t re histoire, avec les ombres et les lumières, les

réal isat ions et les d r a m e s atroces, le b o n h e u r et les

guerres. » Gageons q u e si ce musée voi t le jour , on n 'y

verra pas de salles consacrées aux massacres o rdonnés par

les généraux d o n t le n o m a été d o n n é à des rues et des

avenues dans tou te la France, de Bugeaud à Faidherbe, de

Lyautey à de Lattre. S'agissant de l ' immigra t ion , on n'y

évoquera sans d o u t e ni le d r a m e des Indoch ino is impor ­

tés de force p o u r servir de m a i n - d ' œ u v r e dans les usines

d ' a r m e m e n t p e n d a n t la Première Guer re mond ia l e ; ni la

pet i te île de P o u l o - C o n d o r au sud de la Coch inch ine , qu i

servit de lieu d ' en fe rmement et de to r tu re aux mil i tants

nationalistes ; ni le sort des « tirailleurs sénégalais » ( terme

Page 70: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 75

génér ique p o u r tous les Africains enrôlés dans les Forces

françaises libres) ; ni les Algériens jetés dans la Seine le

17 oc tobre 1 9 6 1 . Le devoir de mémoire, fo rmule d u e à

M i t t e r r a n d , me semble- t - i l , e t r é p a n d u e depu i s dans

la L Q R , c o r r e s p o n d à u n e fo rme de n é g a t i o n n i s m e :

n 'oubl ions pas les ma lheurs q u e nous avons subis, mais

m a i n t e n o n s a u t a n t qu ' i l est poss ible le silence sur nos

propres forfaits.

L E S N O B L E S S E N T I M E N T S

« À certains m o m e n t s , il faut savoir cha rmer ; à d 'autres,

en imposer . » C e t a p h o r i s m e d ' E d o u a r d de Ro thsch i ld

- « pa t r ic ien soucieux du déba t pub l i c », successeur de

Jean -Luc Lagardère à la prés idence de France Ga lop et

act ionnaire de référence de Libération1 — illustre le p ro ­

cédé t y p i q u e m e n t L Q R consis tant à présenter les « élites

d i r igeantes » c o m m e u n e sor te de b o n p a p a collectif,

sévère mais bienveillant, f e rmement décidé à faire régner

la justice p o u r le b o n h e u r des popula t ions .

C ô t é père Fouet ta rd , le vocabulaire est a b o n d a n t et

varié. On est déterminé: « La France cont inuera à opposer

une déterminat ion sans faille à toutes les formes de terro-

I - te Journal du dimanche, 5 décembre 2004. La prise de part icipa­

t ion d'un Rothschi ld dans le journal fondé par Jean -Pau l Sa r t re

marque le stade final d 'une évolut ion dont G u y Hocquenghem décr i ­

vait déjà le début en 1986 (Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col

Mao au Rotary, r ééd . avec une préface de Serge Hal imi , Marse i l le ,

Agone , 2003). Dans son éditor ial du 3 décembre 2004, Serge July

éc r i va i t que « s o n inves t i ssement [ce lu i de Ro thsch i l d ] dans

Libération sera son premier pas de patr ic ien soucieux du débat public

et du rô le i r remplaçable qu'y joue la presse quot id ienne écr i te et

payan te» . Sur ce sujet, voir P ie r re R imber t , L ibérat ion de Sartre à

Rothschild, Par is , Raisons d'Agir Édi t ions, 2005.

Page 71: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

76 L Q R

risme », annonce le président de la Républ ique dans une

in te rvent ion télévisée après la l ibérat ion des journalistes

otages (22 décembre 2004) . On est résolu, responsable, cou­

rageux. « Il faut avoir le courage de poser la quest ion des

procédures d ' é lo ignemen t [entendez : d 'expuls ion] »,

affirme Nicolas Sarkozy dans un article du Monde inti tulé

« Pourquoi des sans-papiers ?» (18 janvier 2 0 0 3 - aucun

h u m o u r décelable dans ce ti tre). On sait faire preuve de

rigueur et de fermeté: « Inv i t é du journa l télévisé de

20 heures sur T F 1 , le minis t re de l 'Intérieur, Jean-Louis

Debré , a réitéré ses propos de fermeté, précisant une nou­

velle fois qu"'i l n 'y aura pas de régularisation" [des sans-

papiers] » {Le Monde, 18 août 1996) . François Fillon, on

l'a vu, s'était engagé à « u n e fermeté absolue » envers les

jeunes filles qui se présenteraient à la rentrée scolaire avec

un foulard sur la tête (France Inter, 8 juillet 2004) .

Les réac t ions do iven t être rap ides , en temps réel -

cur ieuse expression de la L Q R : q u e p o u r r a i t b ien être

u n e réac t ion en t e m p s v i r tue l ? C o n t r e les faucheurs

d ' O G M , u n e circulaire de D o m i n i q u e Perben, garde des

Sceaux, d e m a n d a i t aux magis t ra t s (4 j u in 2 0 0 4 ) « de

veiller à ce q u e les au teu r s de tels faits, dès lors qu ' i ls

a u r o n t été identifiés et appréhendés par les services d 'en­

q u ê t e , so ient poursu iv i s avec r igueur e t fe rmeté , en

t e n a n t c o m p t e de leur personna l i t é , suivant les voies de

traitement en temps réel sous les qualifications pénales les

plus adaptées aux faits de l 'espèce ». (La maniè re d o n t il

sera t enu c o m p t e de la personnal i té des dé l inquants n'est

pas précisée.) On est b i en déc idé à u n e tolérance zéro

cont re tou t m a n q u e m e n t à l 'ordre républicain. On n'ac­

cepte plus ces zones de non-droit où m ê m e la police n'ose

plus aller. On comba t toutes les démissions — de la famille,

de l'école, de la justice —, tous les laxismes condu i san t à la

fin de l'autorité.

Page 72: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 77

I l ne m a n q u e pas de bons esprits p o u r déplorer cette

fin, d o n t ils t rouvent les prémisses dans la « pensée 68 ».

Ainsi Alain Renau t , g rand pour fendeur de cette pensée

( représentée par M i c h e l Foucau l t , Pierre Bourd i eu ,

Jacques D e r r i d a e t autres fossoyeurs de l ' a u t o r i t é 1 ) ,

prend-i l posi t ion sur le carcéral : « Si chacun ou presque

vo i t sans difficulté, a u j o u r d ' h u i , q u e la p r iva t ion de

l iberté, sous la forme de l ' incarcérat ion, n'est pas forcé­

m e n t la solut ion la plus appropriée , on c o m m e n c e aussi à

apercevoir que l 'a t t i tude qu ' induisai t la déconst ruct ion de

la pénal i té m o d e r n e n'est pas n o n plus, en ouvran t sou­

ven t sur u n e s imple d é n o n c i a t i o n de " l 'É ta t péna l "

c o m m e tel, celle qui , de tou te évidence, r isque de s'avérer

la plus féconde. À déculpabi l iser en effet le c r iminel , à

psychologiser ou à sociologiser son acte, on ne l 'a ide

a u c u n e m e n t à se recons t ru i re u n e vo lon té responsable ,

bref à construire u n e subjectivité qu i lui a en part ie fait

défau t 2 . » La reconst ruct ion de la volonté et de la subjec­

tivité par la prison, il fallait y penser.

C e p e n d a n t , ces ministres austères, ces inflexibles jour ­

nalistes, ces chefs d ' en t repr i se dé t e rminés , ces intel lec­

tuels incor rup t ib les ne do iven t s u r t o u t pas être mis en

scène c o m m e i n h u m a i n s . L'intitulé m ê m e des différents

ministères et secrétariats d 'Éta t ind ique déjà tou te la solli­

c i t ude du pouvo i r envers les couches défavorisées de la

p o p u l a t i o n . C 'es t ainsi q u e le g o u v e r n e m e n t Vi l lep in ,

const i tué au l endemain du rejet de la C o n s t i t u t i o n euro­

p é e n n e , c o m p r e n d un min i s t r e dé légué à l 'Égali té des

1 - Luc Fe r r y et Ala in Renaut , La Pensée 68, Par is , Ga l l imard , Fol io,

1988.

2 - La Fin de l'autorité, Par is , F lammar ion, 2004, p. 224.

Page 73: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

78 L Q R

chances, un autre à l 'Emploi , au Travail et à l ' Inser t ion

profess ionnel le des j eunes , u n e min i s t r e dé léguée à la

C o h é s i o n sociale et à la Pari té , un au t re à la Sécur i té

sociale, aux Personnes âgées, aux Personnes handicapées

et à la Famille. Le précédent g o u v e r n e m e n t compor t a i t

en ou t re un secrétaire d 'É ta t à la Lut te cont re la précari té

et l 'exclusion. Jeunes et vieux, handicapés , femmes, pré­

caires, familles, exclus et victimes en tou t gen re 1 o n t ainsi

un(e) minis t re qu i veille sur eux depuis les hau teurs de

l 'exécutif républicain.

La L Q R soul igne tou tes les occur rences où , face à

l'inacceptable, à l'intolérable, à l'odieux, ceux qu i di r igent

et in forment le pays se m o n t r e n t capables, c o m m e vous

et m o i , d 'émot ion , ci indignation et m ê m e d'effroi. Le

25 mars 2 0 0 2 , à l 'occasion d 'une grève des conduc teurs

d ' au tobus marseillais après une agression, Danie l Bilalian

appara î t , bouleversé , au j o u r n a l de 13 heures de

France 2 : « On ne sait plus quel adjectif employer. On

pouva i t penser à l ' impensab le su rvenu la semaine der­

nière à Évreux, dans un supermarché à Nan tes , ou encore

à Besançon avec ces deux jeunes filles t o r tu ran t u n e troi­

s i è m e . . . Eh b ien à Marsei l le , c'est au t re chose . » C e t t e

« agression » annoncée avec tant d ' é m o t i o n trois semaines

avant l 'élection présidentielle était s imulée par le chauf­

feur p o u r ob ten i r u n e m u t a t i o n . Lors d ' une autre agres­

s ion du m ê m e genre , celle de M a r i e L. e t de son bébé

dans le R E R (9 juillet 2 0 0 4 ) , survenue c o m m e tous les

I - N ico las Sarkozy a c réé (16 juin 2005) une «dé léga t ion c o m m u ­

ne à la pol ice et à la gendarmer ie chargée de pi loter la pol i t ique

d'aide aux v ict imes au sein du ministère de l ' I n té r i eu r» . Le lende­

main, Pascal C lémen t , ministre de la Jus t i ce , a déc laré au Monde qu'i l

avait désigné deux membres de son cabinet « pour s 'occuper du pro­

blème des v i c t i m e s » . « P e r s o n n e , a-t-il préc isé, n'a le monopo le des

v ic t imes. »

Page 74: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 79

médias l 'ont souligné « au l endemain du discours hau te ­

m e n t symbo l ique de Jacques C h i r a c au C h a m b o n - s u r -

Lignon appelant tous les Français à un "sursaut" face à la

m o n t é e de l ' an t i sémi t i sme », le p r é s iden t de la R é p u ­

bl ique a « exprimé son effroi » et d e m a n d é que les auteurs

de « cet acte odieux » soient retrouvés, « jugés et c o n d a m ­

nés avec t o u t e la sévérité q u i s ' impose » (Le Monde,

13 juillet). Au l endemain de l ' incendie du centre social

juif de la rue Popincour t - œuvre d ' un pauvre fou, juif de

surcroît —, Chi rac fait par t de sa « profonde ind ignat ion »,

c o n d a m n e « avec force cet acte inqualifiable » et rappelle

« la d é t e r m i n a t i o n absolue [la d é t e r m i n a t i o n p rés iden­

tielle est t a n t ô t absolue, t a n t ô t sans faille] des pouvoi r s

publics à rechercher les auteurs de ces agissements inac­

ceptables ». Ber t rand Delanoë se déplace sur les lieux, où

il se déclare ému de ces événements qu i « in te rv iennen t

dans un c l imat malsa in et d a n g e r e u x » (Le Monde,

24 août 2 0 0 4 ) . Jack Lang s 'enflamme : « Ha l t e aux beaux

discours , aux larmes de crocodi le , aux paroles verbales

et aux sempi te rne l s regrets ou p leurn icher ies , place à

l 'action. » (Il ne précise pas quel type d 'action il envisage.)

Mais c'est bien malgré elles que nos élites sont amenées

à s ' indigner car leur t endance naturel le les por te ra i t au

contra i re à Y écoute b ienvei l lante du peup le enfant - en

par t icu l ie r après le r é f é r e n d u m c o n s t i t u t i o n n e l de m a i

2 0 0 5 : « Il faut intégrer une d imens ion d 'écoute . N o t r e

rôle n 'est pas u n i q u e m e n t de faire de l ' a rgent , mais

d 'avoir un m i n i m u m de responsabili té dans la société »,

déclare H u g u e s A r n a u d Meyer, ex-candidat à la succes­

sion de Seillière à la tête du M e d e f (Le Monde, 1 e r j u in

2 0 0 5 ) . N o s dirigeants ne m a n q u e n t jamais u n e occasion

de manifester leur indulgence p o u r ceux qui ne sont pas

Page 75: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

80 L Q R

assez éduqués - in fo rmés p o u r c o m p r e n d r e le sens des

efforts faits p o u r leur venir en aide. Leur solidarité avec

ceux qui souffrent est sans faille, su r tou t q u a n d ces der­

niers son t devenus célèbres. Chirac , q u a n d il app rend la

l ibérat ion de Georges M a l b r u n o t e t Chr is t ian Chesno t ,

« i n t e r r o m p t i m m é d i a t e m e n t ses vacances à Mar rakech ,

où il vient d'arriver ». L'ensemble des médias souligne ce

sacrifice en rappelant l ' impl icat ion personnel le du prési­

d e n t t ou t au long de l'affaire. Vanessa Schneider rappelle

q u e « le 5 ma i 1988 , il est le p remier à se précipi ter sur le

t a rmac de l 'aéroport p o u r serrer les mains de Marcel Car ­

t o n , Marce l F o n t a i n e e t Jean-Pau l K a u f f m a n n libérés

après trois ans de dé ten t ion au Liban » et qu ' en 1995 « il

se rend de nouveau à Villacoublay p o u r accueillir les deux

pilotes français retenus quat re mois en Bosnie après que

leur M i r a g e a été a b a t t u » (« C h i r a c , profess ionnel du

regard moui l l é », Libération, 23 d é c e m b r e 2 0 0 4 . On le

re t rouvera é v i d e m m e n t six mois p lus tard au bas de la

passerelle de l 'avion rapat r iant Florence Aubenas) .

Les h o m m e s d 'E ta t n ' o n t pas l e m o n o p o l e du cœur .

Les f inanciers son t eux aussi des âmes sensibles, c o m m e

leurs journa l i s tes ne m a n q u e n t pas de le soul igner . Le

ba ron Seillière s'attriste q u e l 'on « a t t r ibue faci lement à

l 'entreprise le fait d 'ê t re l icencieur, pol lueur , harceleur,

menteur , etc. Le comba t p o u r l 'entreprise est un c o m b a t

p o u r p résen te r les valeurs de ce mé t i e r q u i s o n t au

contraire l ' embauche , l ' innovat ion, la format ion , la p ro ­

m o t i o n des h o m m e s e t des f emmes e t f o n d a m e n t a l e ­

m e n t , l a source du progrès e t du c h a n g e m e n t dans la

société» {Entreprendre, décembre 2 0 0 4 , p . 35 ) . Wen d e l

Inves t i s sement , fonds de p l a c e m e n t a p p a r t e n a n t à

Seillière, vient de faire un d o n de 3,5 mil l ions d 'euros à

l ' Insead, école de m a n a g e m e n t i n t e rna t i ona l e liée au

C e n t r e in te rna t iona l W e n d e l p o u r les entreprises fami-

Page 76: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 81

liales. M m e Priscilla de Mous t ie r , qu i assure Y interface

(mot L Q R type), précise : « N o u s sommes cont r ibu teurs ,

n o n seulement f inancièrement , mais aussi intellectuelle­

m e n t . Le groupe familial fait l 'objet d ' u n cas d 'enseigne­

m e n t » {Le Monde, 10 décembre 2 0 0 4 ) . Michel Foucaul t ,

dans son cours du 21 mars 1979 , expliquait que « les gens

qui o n t des revenus élevés son t des gens qui dé t iennent ,

c o m m e le prouve le caractère élevé de leurs revenus, un

capital h u m a i n élevé. Et le p rob l ème p o u r eux, c'est de

t ransmet t re à leurs enfants n o n pas te l lement un héri tage

au sens classique du te rme, q u e cet autre é lément qui , lui

aussi, lie les générat ions les unes aux autres, mais sur un

tou t aut re m o d e que l 'héritage t radi t ionnel , c'est la t rans­

mission du capital h u m a i n 1 » .

La po l i t ique de la Ville de Paris ruisselle elle aussi de

b o n n e s i n t e n t i o n s . D a n s sa c a m p a g n e p o u r les Jeux à

Paris en 2 0 1 2 , le maire a répété qu'il les voulait « p o p u ­

laires, solidaires, écologiques et é thiques », l 'accent é tan t

mis sur « des modes de t ranspor t propres , des infrastruc­

tures conformes aux no rmes de H a u t e Qua l i t é Env i ron­

nementa le ainsi que sur le déve loppement durable ». La

liste des sponsors — Bouygues, Carrefour, Axa, Lagardère,

Accor . . . - laissait prévoir ce qu i en aurai t été. Ber t rand

Delanoë précisait q u e « cette "trace o lympique" est aussi

s y n o n y m e de conviviali té et de to lérance accrues : c'est

dans cet esprit que nous avons mis l 'accent sur l'accessibi­

lité des l ieux aux pe r sonnes hand icapées , car la cité de

d e m a i n ne doi t pas exclure mais au cont ra i re s 'enrichir

des différences et favoriser leur expression ha rmon ieuse »

(édi tor ia l de la revue m u n i c i p a l e A Paris, n o v e m b r e -

d é c e m b r e 2 0 0 4 , c 'es t -à-dire au d é b u t d ' u n e vague de

froid. Les milliers de personnes qui d o r m e n t dans les rues

I - Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 250.

Page 77: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

82 L Q R

de la capitale a u r o n t t rouvé là une occasion de s'enrichir

de leur différence).

Parmi les thèmes rassurants destinés à faire cont repoids

au d iscours répressif, la convivialité est l ' un des p lus

r épandus . Elle est conseillée par voie d'affiches dans les

t ranspor t s en c o m m u n parisiens, ce qu i n ' e m p ê c h e pas

leurs responsables de faire patrouil ler dans les couloirs du

mé t ro des équipes de sécurité beaucoup plus terrifiantes

que la police, avec leurs chiens d 'a t taque . La S N C F lance

le « i-tgv » sur sa ligne Médi t e r ranée : la r ame compor t e r a

trois espaces, « bien-être », « convivialité » et u n e voi ture

« découve r t e ». Les con t rô l eu r s p r e n d r o n t le n o m de

« superviseurs ». D a n s un terrain vague du X I I e a r rondis­

s e m e n t t r ans formé en « j a rd in pa r t agé» de 2 3 6 m 2 , les

bénéficiaires « se sen ten t frustrés de n 'avoir à b iner q u e

leur seul enclos malgré la convivialité des soupes collec­

tives régulières» {Libération, 13 oc tobre 2 0 0 4 ) . Ent re la

place de la R é p u b l i q u e et la gare de l 'Est, à l ' a u t o m n e

2 0 0 4 , on pouvai t lire sur des p a n n e a u x en regard des tra­

vaux : « Afin d ' a m é n a g e r vo t re qua r t i e r en vér i table

espace de vie convivial et t ranquil le , la Mair ie de Paris va

t ransformer le boulevard Magen ta en espace civilisé. » Au

premier plan de l ' image de synthèse i l lustrant les travaux

t e rminés , u n e j e u n e f e m m e seule, assise sur un b a n c ,

semble réfléchir à son procha in suicide. Dans un ar ron­

dissement voisin, un p a n n e a u de m ê m e style précise que

les bacs à fleurs par lesquels on s 'apprête à défigurer la rue

des Rosiers - projet réalisé à l 'été 2 0 0 5 - son t là p o u r

« favoriser u n e plus g rande convivialité dans un envi ron­

n e m e n t végétalisé ». (Je conseillerais volontiers aux pou r -

chasseurs professionnels du « nouvel ant isémit isme » de se

pencher sur cette végétalisation-là.)

Convivial i té de Paris-Plage, de la N u i t b lanche, de ce

qu 'est devenue la G a y Pride, des « espaces civilisés » : le

Page 78: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 83

b u t est de représenter u n e ville p ropre et joyeuse vivant

des expériences festives et c o m m u n a u t a i r e s sous l 'œil

bienveillant de ses édiles de gauche . La sécurité n'est pas

p o u r a u t a n t oubl iée . Dav id M a n g i n , « archi tecte , u rba­

nis te , lauréat du pro je t de r énova t ion des Hal les de

Par i s 1 » , a p p o r t e des préc is ions sur ce p o i n t dans un

article p r ô n a n t la fluidité de la ville : « Il n'est pas du t o u t

prouvé q u ' u n système d'espace publ ic passant (des rues,

p o u r parler simple) avec covisibilité jour et nu i t et distri­

b u a n t des cours, des jardins, des clos, n ' appor te pas tou t

a u t a n t u n e cosurveillance efficace et citoyenne, de m ê m e

que des possibilités d ' in te rvent ion rapide d ' une gendar­

merie et d ' u n e police de proximi té » [Le Monde, 17 ju in

2 0 0 5 , sou l igné par m o i ) . La cosurvei l lance efficace e t

c i toyenne c o m m e premier t emps de la délat ion ?

U N E S É M A N T I Q U E « A N T I T E R R O R I S T E »

Pour des raisons t e n a n t à l 'histoire et à la cu l tu re pol i ­

t ique, les suites du 11 sep tembre 2001 on t été plus graves

en France que dans les autres pays européens . Le disposi­

tif policier déjà bien fourni a été renforcé et des lois sécu­

ritaires c o m m e on n 'en avait pas vu depuis Vichy o n t été

votées sans t rop de protes ta t ions . Mais ces mesures spec­

taculaires ne son t peu t - ê t r e pas le p lus i m p o r t a n t de

l'affaire. Les mo t s et syntagmes qui firent alors leur appa­

r i t ion dans la L Q R , les modificat ions de forme et su r tou t

de sens d 'expressions anc iennes , t ou t e cet te dérive aura

peut-ê t re un impact plus durable que des décrets, arrêtés

I — Sur cet te rénovat ion et sur ce projet , vo i r François F romono t ,

La Campagne des Halles, les nouveaux malheurs de Paris, Par is , La

Fabr ique, 2005.

Page 79: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

84 l Q R

et lois abrogeables du jou r au l endemain . C 'es t que les

faits de langage son t plus têtus que les autres, et su r tou t

qu'ils sont performatifs : par leur appar i t ion , ils révèlent

des t endances qu ' i ls c o n t r i b u e n t ensu i te à renforcer,

c o n t a m i n a n t pa r o n d e s successives d 'au t res mi l ieux ,

d 'autres castes, d 'autres médias .

Ainsi a- t -on vu surgir du m a g m a média t ico-pol i t ique

u n e ent i té nouvel le , Xarabo-musulman, qu i a gagné en

quelques semaines tou te la L Q R jusque dans ses variantes

les plus distinguées. Dans un entretien accordé au Monde

(28 août 2004) , où chaque m o t est pesé, D o m i n i q u e de

Villepin, à l 'époque ministre de l 'Intérieur, laisse échapper

u n e ligne révélatrice : pa r l an t des « act ions violentes à

caractère antisémite sur les sept premiers mois de l 'année »,

il précise que « c inquante [d'entre elles] on t été commises

par des individus d'origine arabo-musulmane». À l 'autre

bord (si l 'on peut dire), Michel Rocard écrit dans Le Figaro

du 16 novembre 2004 : « Il faut aussi trouver des alliés, au

sein du monde arabo-musulman, p o u r t r iompher des forces

de destruct ion qui s'y d o n n e n t libre cours. »

On connaissait les judéo-bolcheviques, les hit léto-trots-

kistes, mais les a rabo-musulmans ? Le succès de la formule,

repose d 'abord sur l ' ignorance des Français, don t beaucoup

sont convaincus que les Turcs et les Iraniens sont des

Arabes et q u e tous les Arabes sont m u s u l m a n s . Arabo-

musulman renforce cette ignorance et favorise l 'amalgame

de tous les basanés. Elle aide à légitimer la « lutte anti terro­

riste » dans le mét ro , les cités, les aéroports. Ceux qui sont

fouillés au corps, gardés à vue, recondui ts à la frontière,

sont-ils des citoyens de la Républ ique démocra t ique algé­

r ienne, du R o y a u m e maroca in , de la Répub l ique t u n i ­

sienne ? Viennent-i ls d'ailleurs, Saoudiens, Syriens ou, qui

sait, Palestiniens ? Peu impor te au fond, ce sont des arabo-

musu lmans , cible n° 1 de la « lut te antiterroriste ».

Page 80: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 85

P o u r r écupé re r les Arabes c i toyens français d a n s le

g r a n d a m a l g a m e , o n d i spose d ' u n m o t p lus a n c i e n ,

maghrébin, appa ru après l ' indépendance p o u r remplacer

nord-africain — t r op lié à nordaf, l ' une des expressions

méprisantes du b o n vieux t emps . Q u e maghrébin soit un

m o t du colonial isme me semble évident p o u r plusieurs

ra isons . Il y a la f réquence du fan tasme : M a r i e L., la

m y t h o m a n e du R E R d o n t j ' a i parlé plus hau t , n'est que

l 'une des centaines de femmes décrivant leurs agresseurs

c o m m e « des jeunes de type maghréb in ». De plus, ent re

Agad i r et Dje rba , les gens à qu i l 'on d e m a n d e r a i t « ce

qu ' i ls son t » r é p o n d r a i e n t sans d o u t e maroca ins , ou

kabyles, ou de Bizerte, ou arabes, mais pas maghréb ins .

La L Q R a r emplacé nord-africain pa r l ' e u p h é m i q u e

maghrébin dans les années 1960 , m o m e n t où elle a aban­

d o n n é l ' euphémisme israélite p o u r désigner le juif — évo­

lu t ion croisée qu i en d i t l ong sur la place des deux

groupes dans la société française.

C o m m e leurs pa ren t s , les fils et filles de maghrébins

son t désignés en L Q R par u n e expression globalisante :

issu(e)s de l'immigration. D a n s un guide int i tulé Laïcité et

enseignement dis tr ibué par la Conférence des présidents

d'universités, Chr is t ian Mestre , ancien président de l 'uni­

versité Strasbourg III écrit : « Ce t t e démocra t i sa t ion [de

l ' ense ignement supér ieur] a a m e n é dans les universi tés

des popula t ions qui n'y allaient pas jusque-là, en par t icu­

lier des j eunes issus de l ' i m m i g r a t i o n qu i avaient u n e

autre religion, d 'autres pra t iques cul turel les 1 . » (La p o n c ­

t u a t i o n est révélatr ice : un p ré s iden t d 'un ivers i t é écri t

n o r m a l e m e n t : « des jeunes , issus de l ' immigra t ion , qu i

ava i en t . . . » ; l ' absence de v i rgule après i m m i g r a t i o n ,

o u t r e qu 'el le est g r a m m a t i c a l e m e n t fautive, renforce

I - France Soir, 13 septembre 2004.

Page 81: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

86 L Q K

l 'essent ial isat ion de ces jeunes- là , qu i e n c o m b r e n t nos

halls d ' immeubles , nos centres de ré tent ion, nos prisons.)

D a n s L'Express du 20 s e p t e m b r e 2 0 0 4 , P ie r re -André

Taguieff s'avance : « La cond i t i on de tou te act ion collec­

tive cont re la "montée de l 'ant isémit isme" est de recon­

naître q u e l ' intégrat ion des jeunes issus de l ' immigra t ion

a en part ie échoué . » Nicolas Weill , pour fendeur journa­

l i s t ique de l ' an t i sémi t i sme dans sa vers ion es tampi l lée

Likoud, parle de « nouveaux acteurs de la ha ine antijuive,

n o m m é m e n t des agresseurs issus des banl ieues ou de

l ' immigra t ion 1 ».

Malgré la x é n o p h o b i e généralisée pos t -11 sep tembre ,

on n ' en t end jamais traiter d'issu(e)s de l'immigration des

jeunes gens ou jeunes f i l les nés en France de parents por ­

tugais , italiens ou polonais . C 'es t q u e l 'expression a un

sens clair p o u r t ou t le m o n d e : né(e)s de parents « maghré­

bins ». Ces « jeunes »-là, proies tou tes désignées p o u r le

redoutable salafisme, hab i t en t des quartiers sensibles (on

peu t regretter que les modes d'expression de cette sensibi­

lité ne so ient jamais précisés). Un récent r a p p o r t de la

section « dérives urbaines » des renseignements généraux

- des s i tuat ionnistes infiltrés aux RG ? - p ropose hu i t cri­

tères p o u r dé te rmine r si un quartier sensible est m a r q u é

par un r i sque de repli communautaire: « u n n o m b r e

i m p o r t a n t de familles d 'o r ig ine i m m i g r é e , p r a t i q u a n t

parfois la polygamie ; un tissu associatif c o m m u n a u t a i r e ;

la présence de commerces e thniques ; la mul t ip l ica t ion de

lieux de cul te m u s u l m a n ; le po r t d 'habi t s o r i en taux et

religieux ; les graffitis an t i sémi tes et a n t i - o c c i d e n t a u x ;

l 'existence, au sein des écoles, de classes regroupan t des

I - La République et les Antisémites, Par is , Grasse t , 2004, p. 15. Ce

l ivre paraît dans la co l lect ion « N o u v e a u col lège de ph i losoph ie» ,

dir igée par Alain Renaut .

Page 82: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 87

pr imo-a r r i van t s ne pa r l an t pas français ; la difficulté à

m a i n t e n i r u n e présence de Français d 'o r ig ine »

(Le Monde, 6 juillet 2 0 0 4 ) .

« Sensible » est un qual if icat i f qu i p e u t sembler t r o p

a n o d i n . D a n s Le Figaro (16 d é c e m b r e 2 0 0 4 ) , Jean-

Phi l ippe Moine t , fondateur de l 'Observatoire de l 'extré­

misme, i nd ique que son « p lan d 'ac t ion et d ' in format ion

civique », p résen té par le H a u t Conse i l à l ' in tégra t ion ,

propose u n e « série d 'act ions de proximi té ciblées vers les

2 0 0 quart iers classés "ultra-sensibles" par les services de

l ' In té r ieur et devenus des foyers d ' i n to l é t ance inaccep­

tables ». Il s'agit de « margina l i ser le prosé ly t i sme d ' u n

autre âge de quelques extrémistes ». Faire de Vultra-sensi­

bilité u n e cible à r édu i r e pa r des ac t ions de proximité

paraî t en effet un p r o g r a m m e civique à me t t r e en œuvre

d 'urgence, car « les forces qui exploi tent les identi tés exa­

cerbées ne sont pas inactives en France, c o m m e ailleurs

en Europe ».

Lslamiste, autre m o t déferlant de l 'après-11 sep tembre ,

est si s o u v e n t uti l isé dans les faits-divers, les r a p p o r t s

d 'experts et les j o u r n a u x télévisés q u ' o n pe rd de vue sa

na ture de double t pervers, qu i a sur islamique l 'avantage

de r imer avec terroriste. D a n s le dossier du Monde sur

« L'état de la "menace islamiste" trois ans après le 11 sep­

t embre » (11 sep tembre 2 0 0 4 , les gui l lemets son t de la

rédact ion du journa l ) , Gilles Kepel exp l ique : «J 'a i op té

très tôt p o u r le t e rme "islamiste", plus exac tement "mou­

v e m e n t islamiste". Eux s 'appellent harakat islamiyya, le

" m o u v e m e n t is lamique". Devons -nous calquer leur ter­

m i n o l o g i e ? N o n . On ne do i t pas p r e n d r e p o u r a rgen t

c o m p t a n t la façon d o n t un m o u v e m e n t ou un g roupe se

définit. » Mais qui sont-ils donc , « eux », ceux d o n t il faut

Page 83: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

88 L Q R

éviter de reprendre les t e rmes ? Réponse de Kepel : « Q u i

a c o m m i s les a t ten ta t s de M a d r i d ? Des jeunes émigrés

dévoyés qui faisaient par t ie du tissu social de l ' immigra­

t ion locale. Il y a là un véri table p rob l ème qui t ient à la

poros i té du passage en t re le salafisme, cet te m o u v a n c e

ul trar igoriste qu i in t ime aux jeunes de se laisser pousser

la barbe , aux f i l les de se voiler, p r ô n e la r u p t u r e au q u o ­

t id ien avec l ' e n v i r o n n e m e n t i m p i e décr ié , e t l a m o u ­

vance salafiste d j ihad is te q u i , elle, d é b o u c h e sur le

ter ror isme [ . . . ] . La m e n a c e ne sera é radiquée que si les

sociétés civiles s ' emp lo i en t d ' u r g e n c e à l ' é rad iquer . »

C e l u i qu i p r ô n e ainsi u n e société civile éradicatrice,

c o m m e les généraux-bour reaux de l 'Algérie, n'est n i un

policier ni un expert de la « lu t te ant i terror is te » : Gilles

Kepel est un « spécial is te r e c o n n u de l 'espace a r a b o -

m u s u l m a n » (d ' après Le Mondé), t i tu la i re de la cha i re

M o y e n - O r i e n t - M é d i t e r r a n é e à Sc iences-Po. D a n s ses

p ropos et ses livres, il est fidèle à u n e t rad i t ion r e m o n ­

t a n t à Tocquevi l l e , l ' un des génies tuté la i res de ce t te

école, qu i écrivai t en 1841 : « A p r è s l ' i n t e rd i c t i on du

c o m m e r c e , le s e c o n d m o y e n [de r édu i r e la rés is tance

arabe en Algérie] est le ravage du pays. Je crois q u e le

dro i t de la guerre nous autor ise à ravager le pays et que

n o u s devons le faire soi t en d é t r u i s a n t les mo i s sons à

l ' époque de la récolte, soit dans tous les t emps en faisant

de ces incurs ions rapides q u ' o n n o m m e razzias e t qui o n t

p o u r objet de s 'emparer des h o m m e s et des t r o u p e a u x 1 . »

Ravager le pays (Tocquevil le, 1841) , éradiquer la m o u ­

vance salafiste en France (Kepel, s ep tembre 2 0 0 4 ) , net­

toyer au K â r c h e r la C i t é des 4 0 0 0 de La C o u r n e u v e

(Sarkozy, j u in 2005) : la seule vraie différence est dans la

I — Travail sur l'Algérie, 1841, in Sur l'Algérie, Par is , Garn ie r -

F lammar ion, 2003, p. ! 14.

Page 84: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 89

langue, d ' u n cynisme élégant chez le hobereau n o r m a n d ,

d ' une bru ta le vulgari té chez le professeur et le minis t re .

Les islamistes son t tou jours suspects d 'ê t re liés à Al-

Qaida, expression q u o t i d i e n n e m e n t r encon t rée dans la

L Q R . Peu impor t e que dans tou te l 'Europe des procès se

soient te rminés par la déconfi ture d 'accusat ions fondées

sur un n o m , u n e p h o t o floue, un m o n t a g e policier bâclé.

Peu i m p o r t e qu' i l soit désormais clair q u ' A l - Q a i d a , en

t a n t qu 'o rgan i sa t ion ten tacu la i re e t s t ruc tu rée , n 'existe

t ou t s implement pas. Un ancien responsable de la CIA,

chargé de l ' infdt ra t ion d 'agents au M o y e n - O r i e n t pen ­

dan t plus de vingt ans, r é p o n d aux quest ions de Libéra­

tion (21 novembre 2003) : «Je ne vois rien qui pe rme t t e

de parler d ' u n "cerveau" derr ière ces a t ten ta t s [à Is tan­

b u l ] . A l - Q a i d a est u n e idée, pas un m o u v e m e n t s t ruc ­

turé . Je pense m ê m e que le 11 septembre a été commis en

"sous- t ra i tance" 1 . » Ce qu i n ' empêche pas Patrick Saba-

t ier de conc lu re dans un édi tor ia l pub l i é sur l a m ê m e

page : « N o u s sommes nous aussi des cibles à abattre p o u r

les fous d 'Allah. Les mach ines infernales de Ben Laden

seront un jou r ou l 'autre lancées cont re Berlin ou Paris,

c o m m e elles l 'ont été cont re N e w York ou Is tanbul , e t ce

q u o i qu ' i l arrive en I rak ou en Palest ine. D a n s cet te

guerre, la neutral i té n'est pas u n e op t ion . » Sinistres p ré ­

dict ions en vérité, qui me font penser à un épisode i roni­

q u e m e n t ci té par Mach iave l dans le Discours sur la

première décade de Tite-Live : « Un p lébé ien , n o m m é

I — Il me semble bien avoir é té parmi les premiers à le dire en

France (Chronique de la guerre civile, Par is , La Fabr ique, mars 2004).

Voir plus récemment l 'analyse détai l lée d 'O l iv ie r Roy ( « A l - Q a i d a ,

label ou o rgan i sa t i on?» , Le Monde diplomatique, septembre 2004).

Page 85: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

90 L Q R

Marcus Cedi t ius , v in t déclarer au Sénat que , passant la

n u i t dans la rue Neuve , i l avait e n t e n d u u n e voix plus

forte q u ' u n e voix h u m a i n e lui o r d o n n e r d 'aver t i r les

magis t ra t s q u e les Gau lo i s vena i en t à [ s ' apprê ta ien t à

envahir] R o m e . Pour expliquer la cause de tels prodiges,

il faudrait avoir u n e connaissance des choses naturelles et

surna ture l les q u e je n 'ai pas . I l se p o u r r a i t q u e l'air,

d 'après cer tains ph i losophes , fût peup l é d ' in te l l igences

qu i , assez douées p o u r p réd i re l 'avenir, e t t ouchées de

c o m p a s s i o n p o u r les h o m m e s , les avert issent par des

signes de se m e t t r e en garde con t r e le pér i l qu i les

m e n a c e 1 . »

Pa rmi les effets du 11 s e p t e m b r e en France , i l faut

c o m p t e r la levée des barrages naguère dressés, dans la

langue publ ique , par la bienséance et le sens des conve­

nances. La haine de l ' i s lam 2 s 'exprime désormais dans des

mi l ieux , des revues, des i n s t i t u t i ons q u e l ' on pensa i t

s inon imperméables au racisme, du mo ins opposés à son

expression ouverte . C'est ainsi que Rober t Misrahi , p ro ­

fesseur éméri te à la Sorbonne , explique dans Le Figaro du

16 oc tobre 2 0 0 4 que « si les islamistes souhai ten t la m o r t

n o n seulement de leurs victimes mais encore des na t ions

qu'ils comba t t en t , les démocra tes , de leur côté, ne visent

q u e l ' anéan t i s semen t du t e r ro r i sme e t n o n pas des

na t ions musu lmanes . Ce t t e dissymétrie, qui empêche le

re tour à l 'état de na ture intégral, est à l ' honneur de toutes

les démocra t i e s . Mais elle ne do i t pas deven i r l ' a rme

1 - Discours sur la première décade de Tite-Live, l ivre premier, LV I ,

Par is , Ga l l imard , col l . La P lé iade, p. 500.

2 - Je l 'écris avec un / c o m m e le veut le code typographique s'agis-

sant de la rel igion, mais j 'aurais aussi bien pu l 'écr i re avec un I, car

la haine en quest ion englobe aussi bien la civi l isation islamique.

Page 86: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 91

u l t i m e des islamistes [ . . . ] . À t r o p vou lo i r sauvegarder

n o t t e p u r e t é e t n o t r e légal isme, n o u s n o u s ferions les

complices des agresseurs et nous manque r ions , par no t re

passivité, à la responsabil i té que nous avons à l 'égard de

toutes les vict imes de la violence idéologique ». Co ïnc i ­

dence ou malice du me t t eu r en page ? L'article du Pr Mis -

rahi , spécialiste de Spinoza , pa ra î t sur la m ê m e page

q u ' u n p laca rd publ ic i t a i re p o u r l ' E u r o p e a n Secur i ty

Advocacy G r o u p , organisme de sécurité privé qui incite à

« des mesures fortes cont re le t e r ro r i sme . . . en coopérant ,

en par tageant l ' informat ion et l 'expertise, et en uti l isant

tou te la force de nos lois » (www. esag.info).

D a n s la revue fondée par R a y m o n d A r o n {Commen­

taire, n° 107 , a u t o m n e 2 0 0 4 ) , Alain Besançon, directeur

d 'é tudes à l 'Ecole des hautes é tudes , m e m b r e de l ' Insti­

t u t , expl ique , dans un art icle m o d e s t e m e n t in t i tu l é

« L'islam », qu 'à la différence du juda ï sme et du christia­

n isme, i l ne s'agit pas d ' une religion révélée. Le C o r a n ,

« négat ion de l 'histoire », ne saurait avoir le m ê m e s ta tut

que la Bible ou le N o u v e a u Tes tament . En conséquence ,

« il faudra i t veiller à expurger du d iscours ch ré t i en

c o n t e m p o r a i n des expressions aussi dangereuses q u e "les

trois religions abrahamiques" , "les trois religions révélées"

et m ê m e "les trois religions monothé i s tes" ». Expurger est

é v i d e m m e n t plus u rba in qu 'éradiquer . « La plus fausse de

ces expressions [visant à met t re ces trois religions sur le

m ê m e plan] est "les trois religions du livre". Elle ne signi­

fie pas q u e l 'islam se réfère à la Bible, mais qu'il a prévu

p o u r les chrét iens, les juifs, les sabéens et les zoroastriens

u n e catégorie j u r id ique , "les gens du Livre". » Lesquels

gens, poursu i t l ' académicien, o n t b ien de la chance car

« ils peuven t pos tu ler au s ta tu t de dhimmi, c 'est-à-dire,

m o y e n n a n t d iscr iminat ion , garder leur vie et leurs biens

au lieu de la m o r t ou de l'esclavage auxquels sont p romis

Page 87: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

92 L Q R

les kafir, ou païens ». Il y a dans le Tartuffe u n e extraordi­

naire didascalie intercalée dans le discours de l ' h o m m e en

noir et qui précise : c'est un scélérat qui parle.

La L Q R est t o u t aussi é loquente par ce qu'elle ne di t

pas . D a n s les premiers jours de la « mob i l i sa t ion géné­

rale » qu i a suivi l 'enlèvement de Chr is t ian C h e s n o t et de

Georges M a l b r u n o t en Irak, personne ne s'est souvenu de

« leur chauffeur syrien ». Jacques Ch i r ac , le 29 aoû t

2 0 0 4 : « M e s chers c o m p a t r i o t e s , depu i s u n e semaine ,

deux journalistes français, CC e t G M , o n t été enlevés en

Irak. Et c'est à eux, à leurs familles et à leurs proches , que

je veux dire, au n o m de tous les Français, no t re solidarité

et no t re dé t e rmina t ion [ . . . ] . Au jourd 'hu i , c'est tou te la

N a t i o n qui est rassemblée, car ce qu i est en jeu, c'est la

vie de deux F rança i s . . . » Pas un m o t du chauffeur.

Q u a n d les médias se sont r endu c o m p t e qu'i l était mal ­

adroi t de l 'oublier au m o m e n t précis où l 'on cherchai t à

persuader les ravisseurs q u e les Arabes et les m u s u l m a n s

é ta ien t des Français t o u t à fait c o m m e les autres , on a

c o m m e n c é à par ler de « C C , GM et leur chauffeur

syrien ». L'idée q u ' u n Syrien, chauffeur de surcroît , puisse

avoir un n o m ne les a effleurés q u e très tard, lorsqu'il est

apparu que les otages étaient sans d o u t e passés en Syrie et

que M o h a m m e d al-Joundi , était peut-ê t re un personnage

plus i m p o r t a n t q u ' o n ne le pensai t dans cette affaire.

L ' E F F R O I , L A V I O L E N C E

D a n s un passage célèbre du 18 Brumaire de Louis Bona­

parte, Karl M a r x décr i t l 'état d 'espr i t de la bourgeois ie

française à la veille du coup d 'Éta t : « [...] on c o m p r e n d r a

Page 88: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 93

q u e dans cet te confusion incroyable de fusion, de révi­

sion, de prorogat ion , de cons t i tu t ion , de conspira t ion , de

coalit ion, d 'usu rpa t ion et de tévolut ion, le bourgeois ait

crié dans un accès de fureur à sa Répub l ique par lemen­

taire : "P lu tô t u n e fin effroyable q u ' u n effroi sans fin !" ».

D a n s l 'actuel le « confus ion incroyable », les accès de

fureur ne s o n t pas de mise . P o u r les g o u v e r n e m e n t s

c o m m e p o u r les sociétés cotées en Bourse, l 'une des règles

de la « b o n n e gouvernance » est que l'effroi des dir igeants

ne doi t pas se répandre . Les sujets de t rouble sont d o n c

traités par les médias et les poli t iciens dans u n e version

pa r t i cu l i è r emen t n e u t r e e t t e c h n i q u e de l a L Q R , d ' o ù

sont exclus à la fois les présages funestes et les excès ver­

baux - insolence, ou t rance et insultes.

On pourrai t y voir c o m m e un effet de la pacification des

m œ u r s décrite par Norbe r t Elias s'il n'existait un domaine

où la langue publ ique conserve ou retrouve les mots de la

violence : q u a n d se déroule le combat p o u r la défense pla­

nétaire de l ' h o m m e blanc, au loin, c o m m e dans les impor­

tations hexagonales de la guerre civile mondia le .

C e u x qu i osen t c r i t iquer la po l i t i que des É ta t s -Un i s

f o r m e n t l ' une des p remières cibles de cet te v io lence .

Ains i , dans un art icle in t i tu lé « C r i s p a t i o n a m é r i c a n o -

p h o b e » (26 n o v e m b r e 2 0 0 4 ) , Pat r ick Jarreau, naguère

grisâtre co r respondan t du Monde à Wash ing ton , s'en pre­

nai t avec u n e lourde ironie aux détracteurs du prés ident

réélu : « George Bush n'a pu l ' empor te r qu ' au bénéfice de

la peur et grâce aux manipu la t ions sordides du diabol ique

Karl Rove. Pensez d o n c ! Le déba t a por té sur les "valeurs

morales". Quel le ho r reu r ! C o m m e n t peu t -on vouloir dis­

cuter, au jourd 'hu i , de morale ? Q u e l obscuran t i sme ! [...]

I l est e n t e n d u q u ' u n e vaste conspi ra t ion de zélotes évan-

gélistes, tous plus bornés , ignorants et réact ionnaires les

u n s q u e les autres , a pris le pouvo i r a u t o u r de Geo rge

Page 89: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

94 L Q R

Bush, qui serait en que lque sorte le Savonarole de cette

Florence puissante et surarmée . » Pour Alexandre Adler

- autrefois k r e m l i n o l o g u e ha l luc iné dans Libération,

désormais p r o m u géopolit icien, a m e n é par ses analyses à

prédire que la guerre d ' I rak n 'aurai t pas lieu (Le Figaro,

8 mars 2 0 0 3 ) , malgré la présence d 'armes de des t ruct ion

massive (France C u l t u r e , 21 juil let 2 0 0 3 ) , e t q u e J o h n

Ker ry serai t élu p rés iden t des É ta t s -Un i s (Le Figaro,

6 septembre 2004 ) - , « L 'ant iaméricanisme est un senti­

m e n t fascisant qui , de fait, se t touve en sympath ie avec le

"fascisme m u s u l m a n " propagé par les islamistes 1 ».

Selon Jean-Franço i s Revel, de l 'Académie française,

« D a n s le d o m a i n e de l 'ant i -américanisme, le tréfonds de

la déchéance intellectuelle — je ne m e n t i o n n e m ê m e pas

l ' ignominie mora le , sur laquelle on est blasé, je ne parle

q u e de l ' i ncohérence des idées - a été a t t e in t en sep­

t embre 2 0 0 1 2 » .

Les ex -nouveaux ph i lo sophes ne son t pas en reste.

A n d r é G l u c k s m a n n : « Les v i t upé ra t i ons vieilles d ' u n

siècle v isant Wal l Street pu is H o l l y w o o d son t à pe ine

rafraîchies par l ' incr iminat ion de C N N , M c D o , Coca e t

d u F M I . Des géné ra t ions d ' académic iens , d e Georges

D u h a m e l à M a u r i c e D r u o n , o n t r a r e m e n t oub l i é de

maud i r e l ' incul ture yankee tandis que , sous la condu i t e

de M a u r i c e T h o r e z e t de José Bové, les d é m u n i s s o n t

appelés à défder con t re le "système", con t re le Kapital,

l ' impérial isme et la mond ia l i s a t ion 3 . » Et Be rna rd -Henr i

1 - J'ai vu finir le monde ancien, Par is . G rasse t , 2002 ; Hache t te

P lur ie l , p. 69. Ce l ivre a obtenu le Pr ix du l ivre pol i t ique 2003,

décerné par un jury présidé par Phi l ippe So l le rs , où siégeaient ent re

autres Berna rd Gue t ta , A l a i n - G é r a r d Slama, Laurent Joffr in e t J e a n -

P ie r re Elkabbach.

2 - L'Obsession anti-américaine, Par is , Pocke t , 2002, p. 24.

3 — Ouest contre Ouest, op. cit., p. 23.

Page 90: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 95

Lévy : « L 'ant i -américanisme français, cette passion pol i ­

t ique d o n t on ne rappellera jamais assez qu'elle apparu t ,

chez n o u s , dans la m o u v a n c e des fascistes français des

années 3 0 , ce délire idéo log ique qu i m a s q u e m a l des

sen t iments aussi dou t eux que la ha ine de la démocra t ie

tocquevi l l ienne, le mépr is p o u r un pays artificiel fondé

sur la f ic t ion d ' u n c o n t r a t social quasi rousseauis te , la

nostalgie des vraies c o m m u n a u t é s enracinées dans un sol,

une race, u n e m é m o i r e c o m m u n e , le fantasme enfin d ' u n

pays cosmopol i te vivant sous la loi du lobby juif, l 'ant i-

amér i can i sme français, d o n c , est un a t t r ac teur du pire

d o n t les séduc t ions seraient d ' a u t a n t plus dangereuses

q u ' u n c o u p d 'arrê t symbol ique , venu d ' en hau t , ne lui

serait pas très vite o p p o s é 1 . »

La « lu t te an t i te r ror i s te », les événemen t s du P roche -

O r i e n t e t leurs p r o l o n g e m e n t s en France son t d 'aut res

champs où f leur i t l ' insulte. D a n s un ent re t ien avec Elisa­

b e t h S c h e m l a diffusé sur le site P roche -o r i en t . i n fo le

13 oc tobre 2 0 0 3 , Alexandre Adler se laisse aller à dire :

« Au fond, Tariq R a m a d a n , il n'est ni affreux ni sympa­

th ique . Je suis beaucoup plus c h o q u é par des traîtres juifs

c o m m e les B r a u m a n e t d ' au t res . Alors é v i d e m m e n t ,

m o n s i e u r M e r m e t , l e journa l i s t e bre jnévien, m o n s i e u r

Langlois, le chef de Politis, et quelques autres, ils savent

dire les choses a u t r e m e n t . Et c'est c o m m e ça q u ' o n ne

p e u t pas les coincer, ceux-là. Ces gens-là me s e m b l e n t

i n f i n i m e n t p lus mépr i sab les , i n f i n i m e n t p lus r é p u ­

gnants . »

D a n s ce concer t , on t rouve jusqu 'à des psychanalystes :

« Aujourd 'hu i , un terroriste qu i va chercher des enfants

I - Récidives, Par is . G rasse t , 2004, p. 873.

Page 91: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

96 L Q R

juifs cachés sous un lit p o u r les tuer ne les voit peut-ê t re

pas c o m m e des h u m a i n s ; ce sont de purs obstacles à sa

p lén i tude narcissique, ou à sa loi, d o n t il a posé que c'est

la vraie, vu que c'est la s i enne 1 . » Ou encore, du m ê m e :

« H a ï r "les Juifs ", c'est d ' abord haïr sa faille identi taire ,

que l 'on t rouve pa r tou t dans sa vie mais que les Juifs rap­

pe l len t p lus q u e d ' au t res . C e t t e ha ine c o m p o r t e des

variantes : on peu t m ê m e les jalouser p o u r leur malheur ,

p o u r Auschwitz , face auque l d 'autres malheurs peuven t

sembler minces , et en p rendre o m b r a g e 2 . »

T h é o Klein, « avocat de gauche , ancien p rés iden t du

Crif, é t r a n g e m e n t doci le et aveuglé » ; M g r Gai l lo t ,

« célèbre démagogue chris t iano-gauchis te à la française » ;

« le trotskiste supposé b ien-pensant Danie l Bensaïd » ; « le

boy-scout José Bové, mélange d 'austéri té roublarde et de

narcissisme terne, inca rnan t l 'une de ces mul t ip les réédi­

t ions récentes de Tartuffe » ; N o r m a n Mailer , « v ieux

p a m p h l é t a i r e , d é m a g o g u e gauch is te » ; l ' abbé Pierre ,

« a m i célèbre de Roger G a r a u d y et e n n e m i déclaré

du " lobby s ionis te m o n d i a l " » : on ne se c o n t e n t e pas

d ' insul ter l 'adversaire, on le désigne à la v indic te dans un

ouvrage où les quinze pages d ' index se lisent c o m m e u n e

liste de p rosc r ip t ion 3 .

De tels p ropos ne son t pas publiés dans des feuilles à

deux sous, ils ne so r t en t pas d'officines plus ou m o i n s

clandestines. Ils sont proférés sur les ondes nat ionales , ils

paraissent dans les grands quot idiens , ils figurent dans des

livres édités par des maisons réputées et d o n t la cri t ique

1 - Danie l Sibony, L'Énigme antisémite, Par is , Seui l , 2004, p. 69.

2 - Ibid, p. 87.

3 - P i e r r e - A n d r é Taguieff, Prêcheurs de haine, traversée de la judéo-

phobie planétaire, Par is , Mil le et une nuits, 2004, pp. 263 et 2 7 2 ; pavé

de près de I 000 pages où Taguieff, qui fut autrefois un histor ien

convenab le , accumule amalgames et e r reurs factuel les.

Page 92: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 97

fait l 'éloge. On p e u t se d e m a n d e r p o u r q u o i l a L Q R ,

d 'ordinaire por tée , c o m m e on l'a vu, à l ' euphémisme et

au conformisme anesthésiant , p e u t ainsi « déraper ». La

réponse est s imple : il n 'y a là aucune cont rad ic t ion mais

u n e s imple répar t i t ion des rôles. Pour les idéologues du

net toyage généralisé - de Kabou l à Grozny, de Rafah à

La C o u r n e u v e —, la langue pub l ique la plus adaptée est

celle de l ' i n t im ida t i on . E t ceux qu i o n t chois i c o m m e

terrain de guerre civile le ma in t i en des fictions républ i ­

caines et ré formatr ices préfèrent s ' a c c o m m o d e r de la

bouffonnerie d ' une sagesse désabusée.

Page 93: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

Effacer La division

Page 94: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

En 4 0 3 avant no t r e ère, u n e a rmée

hétérocl i te formée par les démocra tes a thén iens en exil

m i t en dé rou te les hopli tes des Trente « tyrans ». C 'é ta i t la

fin d ' une brève parenthèse ol igarchique, après la défaite

d 'Athènes dans la guerre du Pé loponnèse . D a n s La Cité

divisée, Nicole Loraux retrace les événements qu i euren t

l ieu à A t h è n e s en ce m o m e n t c ruc i a l 1 . Les résis tants

démocra t e s , « r e t rouvan t leurs conc i toyens , adversaires

d 'hier , [ jurèrent] avec eux d 'oub l i e r le passé dans le

consensus ». Les Athén iens , de nouveau rassemblés, prê­

tèrent so lenne l lement le s e rmen t de ne pas rappeler les

malheurs du temps de la tyrannie , qui se t rouvèrent ainsi

rejetés dans l 'oubli collectif. La Cité divisée m o n t r e que

cette amnis t ie n'est pas aussi su rp renan te qu' i l y paraî t .

Elle p e u t en effet se lire c o m m e la c o n s é q u e n c e d ' u n

souci c o n s t a n t chez les A t h é n i e n s , celui de refuser ou

d 'occulter la stasis - m o t qui « ne désigne é tymologique-

m e n t qu 'une posi t ion », mais qu i en vient à signifier suc­

cess ivement prise de pos i t i on , pa r t i , séd i t ion , e t enfin

guer re c iv i le 2 . La po lysémie de stasis m e t sur la t race

1 - La Cité divisée, l'oubli dans la mémoire d'Athènes, Par is , Payot et

Rivages, 1997; Pet i te bibl iothèque Payot , 2005. Les ci tat ions qui

suivent sans références sont extra i tes de ce l ivre except ionnel .

2 - Même si N ico le Loraux souligne que l'expression «guer re c iv i le»

est romaine et non grecque.

Page 95: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

102 L Q R

d ' u n e sor te de d é n é g a t i o n chez les A t h é n i e n s : ils se

refusent à accepter que « la division devenue déchirure »

soit fo rcément p résen te dans la po l i t ique et m ê m e la

const i tue, à l 'état de spectre, de jou te oratoire ou de lut te

a r m é e 1 . Les historiens et les phi losophes présentent tou ­

jours la guerre civile c o m m e un fléau et la victoire y est

considérée c o m m e « mauvaise victoire », sans rien de c o m ­

parable à la gloire des guerres extérieures. Par l 'amnistie,

l 'Athènes convalescente efface jusqu 'à la m é m o i r e de la

divis ion. C e t t e mise à l 'écart de la stasis passe par u n e

réécriture de l 'histoire. Nicole Loraux d o n n e en exemple

le cas d 'Ephial te , chef démocra te célèbre, maî t re à penser

de Périclès, qui avait osé réduire les prérogatives du conseil

a r i s tocra t ique de l 'Aréopage et fait descendre les véné ­

rables suppor t s des lois de Solon de la colline sacrée de

l 'Acropole vers l 'Agora. Ephial te fut assassiné en 4 6 0 - 4 6 1

et t ou t laisse à penser qu'il s'agit d ' u n meur t r e pol i t ique.

Or , sur ce personnage impor tan t , « nous ne savons vrai­

m e n t ni qui il était, ni ce que fut sa vie, ni ce que furent

les circonstances exactes de sa m o r t [ . . . ] . D 'Aris tote , qui

d o n n e les seules informat ions d o n t nous disposons réelle­

m e n t (le n o m du meurt r ier et la précision que ce fut "un

m e u r t r e par ruse", en d 'autres te rmes un guet -apens) , à

D iodore p o u r qui tou t s implement "il d isparut u n e nui t" ,

on peu t suivre le travail d ' un très remarquable processus

d'effacement progressif du meur t re ».

L'histoire n 'est pas le seul te r ra in où se j oue l'efface­

m e n t . Il y a aussi l 'usage des m o t s . L'un des plus forte­

m e n t associés à l 'Athènes classique est démocratie. Or ,

dans démocra t ie , il y a kratos qu i signifie la supériori té , la

I - Je me sens autor isé à employer des not ions comme « dénéga­

t ion » par l 'exemple même de N i c o l e Loraux dans la Cité divisée

(vo i r en part icul ier p. 74 sq.).

Page 96: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 103

victoire. C 'es t p o u r q u o i , « c o m m e si les cités refusaient

d ' adme t t r e que , dans l'exercice du pol i t ique , i l y ait pu

avoir place p o u r du kratos, parce que cela reviendrai t à

entér iner la victoire d ' u n e part ie de la cité sur une autre,

et d o n c à renoncer au fantasme d ' une cité u n e et indivi­

sible, le m o t est é t r a n g e m e n t absen t de l ' é loquence

civique ou du récit des historiens [ . . . ] . En évitant de p ro ­

nonce r un n o m qui a d ' abord été infligé au régime par

ses adversaires c o m m e le plus dépréciat if des sobriquets ,

[les démocrates] adme t t en t impl ic i tement que demokratia

signifie qu'i l y a eu division de la cité en deux parties et

victoire de l 'une sur l 'autre ». Nicole Loraux détaille les

stratégies d 'év i tement du m o t demokratia : la subs t i tu t ion

r ampan te par politeia (« cons t i tu t ion »), la des t ruc t ion du

sens sous l 'hyperbole (la « b o n n e démocra t ie » exaltée en

évoquan t mille ans de passé radieux, de Thésée à Solon)

et, plus significatif encore , le r emplacemen t de demokra­

tia par polis, la Ci té , « que l 'on suppose inen tamée en son

essence par tous les bou leve r semen t s qu i affectent sa

cons t i tu t ion parce qu'elle a p o u r elle le t emps , un t emps

qui ressemble é t rangement à l 'éternité. Aussi les malheurs

que les Athén iens ju ren t un par un d 'oubl ier ne l 'ont-ils

pas v ra imen t modifiée. Sans d o u t e la cité est-elle le sujet

qui les a ressentis naguère et en a souffert, mais m a i n t e ­

n a n t qu'il s'agit d 'en faire un jadis, elle les assume, avec

l 'étrange responsabil i té de qui n 'en était pas responsable,

c o m m e son p ropre passé, à cond i t ion toutefois qu 'en soit

d o n n é e la b o n n e version. La version "poli t ique", au sens

où ce t e rme impl ique l 'effacement du conflit ».

Il est p e u probable que les agents p ropaga teurs de la

L Q R soient d'attentifs lecteurs de Lysias, de Thucyd ide ou

d'Aristote. Mais l 'autolégit imation de la démocrat ie libé-

Page 97: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

104 L Q R

raie passe par la cons t ruc t ion de sa p ropre histoire, par

l 'établissement de son arbre généalogique. Or, dans cette

généalogie rêvée, la démocrat ie a thénienne tient une place

originaire. Il s'agit év idemment d 'une démocrat ie présen­

table, d ' u n e cité d 'où la stasis est t o t a l emen t absent e.

« C'est ainsi, écrit Nicole Loraux, que s'inaugura le topos de

l 'éloge d 'Athènes c o m m e cité de Yhomonoia [ l 'entente

entre les citoyens] ou p lu tô t de la démocrat ie a thénienne

c o m m e paradigme de "la Cité" , construct ion idéologique

d o n t nous avons héri té et dont, oserais-je le dire, nous ne

nous sommes jamais libérés» (souligné par moi) .

La Citée divisée parle d ' euphémismes , de subst i tu t ions ,

d 'effacement. V ing t -qua t r e siècles après les événements

décrits dans ce livre, la L Q R m e t en œuvre des procédés

du m ê m e ordre. Je ne pense pas qu'i l faille voir dans cette

ressemblance q u e l q u e c o n s t a n t e a n t h r o p o l o g i q u e . Je

pense p l u t ô t que l 'Athènes du IV e siècle e t l a V e R é p u ­

b l ique du XXI e s o n t conf ron tées à la m ê m e q u e s t i o n :

c o m m e n t occulter le litige, c o m m e n t faire régner l 'illu­

sion de la cité unie , a u t r e m e n t di t c o m m e n t é l iminer la

pol i t ique ? Pour y répondre , les polit iciens, les médias , les

économis tes , les publ ic i ta i res et de façon générale tous

ceux qu i cherchen t à « réaliser la pol i t ique par la suppres­

sion de la po l i t ique 1 » uti l isent la L Q R c o m m e un dispo­

sitif général . Je p r o p o s e d 'y d is t inguer , a rb i t r a i r emen t

peut-ê t re , trois modes opératoires : l 'évi tement des m o t s

du li t ige, le recollage p e r m a n e n t des m o r c e a u x et le

recours à l 'é thique.

I - Jacques Ranc iè re , La Mésentente, op. cit., p. 97.

Page 98: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 105

L ' É V I T E M E N T D E S M O T S D U L I T I G E

Depu i s qu inze ans, on a pris l ' hab i tude de présenter la

chu te du m u r de Berlin, l ' écroulement du c o m m u n i s m e

de caserne, c o m m e le t r i omphe de la démocra t ie . La seule

ques t ion admise est de savoir si ce t r i o m p h e est définitif

— auquel cas c'est à la fin de l 'histoire q u e nous sommes

conviés — ou si la démocra t ie reste toujours menacée , ver­

sion qu i t end à prévaloir depuis sep tembre 2 0 0 1 . Q u o i

qu ' on en pense, il faut reconnaî t re un fait é t range : la fin

d ' une U n i o n soviétique, parvenue au po in t zéro dans la

p lupar t des domaines et m ê m e au-dessous dans celui des

idées, a en t r a îné l 'ob l i té ra t ion d ' u n cer ta in n o m b r e de

mo t s et expressions, aussi b ien dans la L Q R « de base »

que dans sa version plus élaborée, celle des sociologues,

po l i to logues et au t res géopol i t ic iens . T o u t s'est passé

c o m m e si l 'on avait saisi l 'occasion de faire le ménage .

D a n s la préface d ' u n livre qu i eu t un g r a n d retent isse­

m e n t , François Furet écrivait il y a dix ans : « Les peuples

qu i so r t en t du c o m m u n i s m e s e m b l e n t obsédés pa r l a

négat ion du régime où ils on t vécu. La lut te des classes, la

d ic ta ture du prolétariat , le marxisme- lén in isme o n t dis­

pa ru au profit de ce qu'ils é taient censés avoir remplacé :

la propr ié té bourgeoise, l 'Etat démocra t ique et libéral, les

droits de l ' h o m m e , la liberté d 'ent reprendre . Rien ne sub­

siste des régimes nés d ' O c t o b r e que ce d o n t ils é taient la

n é g a t i o n 1 . » Ce j u g e m e n t c o n c e r n e les pays sortis du

c o m m u n i s m e à la sovié t ique , mais i l ne fait guère de

d o u t e que dans l 'esprit de son au teur il a valeur générale

et, depuis , le t h è m e ne cesse d 'être repris par les théor i ­

ciens du ma in t i en de l 'ordre.

I - Le Passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXe siècle,

Par is , R o b e r t Laffont, 1995; L iv re de poche histo i re, p. 8.

Page 99: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

106 L Q R

Les m o t s , les no t ions , les concepts q u e l 'on s 'at tache

ainsi à déconsidérer on t un trait c o m m u n : ils font part ie

du vocabula i re de l ' é m a n c i p a t i o n — m o t d 'ai l leurs lu i -

m ê m e suspec t - et de la l u t t e des classes. Il n 'est p lus

guère ques t ion de classes dans la société et encore moins

d ' une lut te qui les opposera i t ent re elles. M ê m e la classe

m o y e n n e n'a plus la cote de naguère , elle d o n t le déve­

l o p p e m e n t i l l imi té , p h a g o c y t a n t les « ext rêmes », a été

l ' idéal des penseurs m o d é r é s depu i s Ar is to te . Pour seg­

menter la c o m m u n a u t é pacifiée, la L Q R p ropose des

n o t i o n s de r e m p l a c e m e n t issues de p s e u d o - e n q u ê t e s

sociologiques et de sondages d ' o p i n i o n : les couches

sociales, d ' u n e rassuran te hor izon ta l i t é , les tranches

— d'âge , de revenus et d ' i m p o s i t i o n — et les catégories,

socioprofess ionnel les ou au t res . Tou te s ces n o t i o n s se

prê ten t à des statistiques et des d iagrammes. Elles t enden t

vers l ' image d ' u n e p o p u l a t i o n facile à d é c o m p t e r et à

contrôler, où l 'on a au tan t de chance de rencontrer de la

stasis q u e dans u n e tranche de cake ou u n e couche de

béchamel . S'il faut adme t t r e la présence de noyaux d 'hé­

térogénéi té , la L Q R fait parfois in tervenir la n o t i o n de

milieu, bours ie r ou cycliste, théâ t ra l ou intégr is te . Ces

mi l i eux son t censés avoir des o p i n i o n s , faites t a n t ô t

d ' i n q u i é t u d e (« les mi l i eux financiers s ' a la rment de la

m o n t é e du pr ix du pé t ro le ») e t t a n t ô t de sat isfact ion

(« les mil ieux de l 'a thlét isme in ternat ional se réjouissent

du choix de Londres p o u r les Jeux de 2 0 1 2 »), mais tou ­

jours unan imes . À l'inverse du meson des Grecs qui était

p réc i sément le lieu du déba t pub l i c , un milieu dans la

démocra t ie libérale et pacifiée ne saurait être divisé 1 .

I - « Le meson, ce cent re de la c i té, commun à tous et lieu de la mise

en commun qui, pour des c i toyens égaux et interchangeables, dessi ­

ne l 'espace d'une parole et d'une act ion au serv ice du ko/non (du

" c o m m u n " ) » (La Citée divisée, op. cit., p. 98).

Page 100: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 107

Le prolétariat est so r t i du l angage p o l i t i c o - m é d i a ­

t i q u e p a r l a m ê m e p o r t e q u e la classe o u v r i è r e : en

appeler aux prolétaires de tous les pays passerai t au jour ­

d ' h u i p o u r u n e bouf fée i n c o n t r ô l é e d e nos t a lg i e d u

gou lag . C e t t e classe pas c o m m e les au t res , cet o p é r a ­

t eu r du li t ige qu i p o r t a i t en lui la d i spa r i t i on de tou tes

les classes a été c o n g é d i é en m ê m e t e m p s qu 'e l les , ce

q u i est log ique . Avec lui o n t d i spa ru derr ière le décor

les opprimés et les exploités. Les espr i ts c o m p a t i s s a n t s

a d m e t t e n t q u e de telles catégories exis tent au lo in , dans

les favelas brési l iennes ou les sweatshops as iat iques. Ma i s

d a n s la d é m o c r a t i e l ibérale i l ne saura i t ê tre q u e s t i o n

d ' e x p l o i t a t i o n n i d ' o p p r e s s i o n . Ces m o t s i m p l i q u e ­

ra ient en effet qu ' i l existe des exploi teurs et des o p p r e s ­

seurs , ce q u i s ' acco rde ra i t m a l avec l a f in p r o c l a m é e

des re la t ions de classe. P o u r t a n t , i l fallait b ien t rouver

u n e façon de dés igner ceux qu i v ivent dans la misère ,

désormais t r o p n o m b r e u x p o u r être s i m p l e m e n t f rap­

pés d ' invis ibi l i té . Les exper ts les o n t bapt isés : ce son t

les exclus.

Le r e m p l a c e m e n t des exploi tés par les exclus est u n e

excellente o p é r a t i o n p o u r les t enan t s de la paci f ica t ion

consensuel le , car il n 'existe pas d'exclueurs ident i f iables

q u i se ra ien t les équ iva l en t s m o d e r n e s des exp lo i t eu r s

du p ro lé ta r i a t . « C o n t r a i r e m e n t au m o d è l e des classes

sociales, dans lequel l ' expl ica t ion de la misère du "p ro ­

l é t a r i a t " r eposa i t sur la d é s i g n a t i o n d ' u n e classe (la

bourgeois ie , les d é t e n t e u r s des m o y e n s de p r o d u c t i o n )

r e sponsab le de s o n "exp lo i t a t ion" , l e m o d è l e d ' exc lu­

s ion p e r m e t de dés igner u n e négat iv i té sans passer par

l ' a c c u s a t i o n . Les exclus ne s o n t les v i c t i m e s de pe r ­

s o n n e , m ê m e s i l eur a p p a r t e n a n c e à u n e c o m m u n e

h u m a n i t é exige q u e leurs souffrances so ien t prises en

c o m p t e e t qu ' i ls so ien t secourus , n o t a m m e n t par l 'É ta t

Page 101: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

1 0 8 L Q R

selon la tradition polit ique française 1. » D'ailleurs, n o n seu­

lement les exclus ne sont victimes de personne, mais ce qui

leur arrive est le plus souvent de leur faute. D a n s u n e

société où chacun est l 'entrepreneur de lu i -même, chacun

est responsable de sa propre faillite. Pousser l 'Etat à secou­

rir les exclus est u n e t en ta t ion à laquelle il faut résister,

c o m m e à celle de subvent ionner des entreprises non ren­

tables, ce qui ne peut que les enfoncer davantage (discours

très proche de celui qui se t ient de plus en plus ouverte­

m e n t sur les pays ex-colonisés, en particulier d 'Afrique 2 ) .

Le passage de l 'exploitation à l'exclusion peut servir de

démonst ra t ion pour ceux qui dou ten t que la L Q R soit une

langue performative. Ce glissement sémant ique amène en

effet à accepter que la lutte contre l'injustice soit remplacée

par la compassion, et la lutte pour l 'émancipat ion par les

processus de réinsertion et l 'act ion human i t a i r e . L'image

t radi t ionnel le de l ' h o m m e du peup le héro ïque - Jean

Valjean - fait place à la figure pitoyable de l'exclu, « défini

d 'abord par le fait d'être sans : sans parole, sans domicile,

sans papiers, sans travail, sans dro i t s 3 ».

En subs t i tuant aux mo t s du litige ceux de la sociologie

vulgaire, la L Q R révèle sa véritable na ture d ' i n s t rumen t

idéologique de la pensée policière, de langue du faux où

les « idées » sont présentées c o m m e aux origines d ' un sys­

tème qui , en réalité, les forge et les m e t en forme p o u r

servir à sa propre l ég i t imat ion 4 .

1 - Luc Bol tanski et Ève Chiape l lo , Le Nouvel Esprit du capitalisme,

Par is , Ga l l imard , 1999, p. 426.

2 - Par exemple Stephen Smith dans l 'abject Négrologie, pourquoi

l'Afrique meurt, Par is , Ca lmann-Lévy , 2003. Ce l ivre a reçu le prix

France Té lév is ions du mei l leur essai (2005).

3 - Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit., p. 429.

4 - « Po l ic ière » est employé ici au sens donné à ce mot par Jacques

Ranc iè re , en part icul ier dans La Mésentente, op. cit., p. 5 I.

Page 102: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 109

L E R E C O L L A G E P E R M A N E N T D E S M O R C E A U X

Si les élites polit iciennes, financières et médiat iques consa­

crent t an t d 'énergie à d o n n e r de la consis tance au fan­

tasme d ' u n e cité u n e et indivis ible , si, avec l 'a ide des

« savants 1 », la L Q R s 'emploie si ac t ivement à écarter ou

déna ture r les mo t s du litige, c'est que les dirigeants sont

t enus d 'effectuer deux tâches q u e l q u e p e u c o n t r a d i c ­

toires. La première est de contrôler les m o u v e m e n t s cen­

trifuges, les surgissements du pol i t ique qu i su rv iennen t

ici et là. Con t rô l e r ne veut pas dire - pas toujours en tou t

cas — arrêter et jeter en pr ison. Il s'agit p lu tô t de réparer

les mailles du filet t o u t en évitant le pire, c'est-à-dire de

reconnaî t re la stasis : ceux qu i expr iment un désaccord ne

son t pas des ennemis ni m ê m e vra iment des adversaires.

Ils son t dans l 'erreur parce qu'ils son t mal informés ou

parce q u e leur n iveau in te l lec tuel ne leur p e r m e t pas

d'avoir u n e vue juste du p rob lème posé. Après le référen­

d u m c o n s t i t u t i o n n e l d u 2 9 m a i 2 0 0 5 , tous les méd ias

o n t souligné que « la France du n o n » était su r tou t rurale

et peu d ip lômée , j eune et peu for tunée. Façon polie de

dire que le pays a p e n c h é vers le n o n à cause de jeunes

p loucs sans argent n i éduca t ion . On ne saurai t leur en

voulo i r d 'avoi r m a l vo té . S i m p l e m e n t , on leur a ma l

expliqué.

La s econde tâche est p lus difficile. Elle consis te à

convaincre u n e popu la t ion de contr ibuables , de c o n s o m ­

m a t e u r s e t d 'usagers q u e son ê t r e - e n - c o m m u n est fait

d ' au t r e chose q u e de chiffres. En laissant se r é p a n d r e

I - Pa r ce mot , j 'entends les psychologues d 'ent repr ise , les son­

deurs, les socio logues de ministères, e tc . Il ne s'agit pas de s 'asso­

cier au mouvement actuel de culpabil isation de la sc ience, qui va de

pair avec la valor isat ion de l ' i rrat ionnel et la p romot ion de la t rans­

cendance tous azimuts.

Page 103: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L Q R

Y individualisme, le danger est de perdre tou te motivation.

Or ce danger est grave. En effet, le t emps n'est plus où le

système de p roduc t i on reposait sur le contrôle direct . Les

cadres des années 1960, d o n t l 'autori té était fondée sur

la stabilité et la hiérarchie, son t désormais remplacés par

des managers, des coaches, chargés n o n plus de contrôler

mais d 'animer. Intuitifs, humanis tes , créatifs, ils ne sont

p lus des ingén ieurs mais des m e n e u r s d ' h o m m e s . En

conséquence , il n'est plus possible d'évaluer leur activité

avec les mêmes mé thodes q u e p o u r les cadres d'autrefois.

L'appareil p roduc t i f repose sur la confiance qu i leur est

accordée , laquel le s u p p o s e qu' i ls a ien t in tér ior isé la

n o r m e , qu'ils p ra t iquen t l ' au tocontrô lé . C'est là que sur­

git la difficulté : à l 'ère des pr iva t i sa t ions , des fusions-

acquis i t ions , des r e s t ruc tu ra t ions et des p lans sociaux,

plus pe rsonne , manager ou pas, ne peu t s'identifier à un

« projet d 'ent repr ise », à u n e compagn ie , u n e firme, un

groupe qu i peu t le licencier ou m ê m e disparaître presque

du j o u r au l e n d e m a i n . P o u r m a i n t e n i r la « cohés ion

sociale » - au t re façon de dire l 'ordre -, il ne suffit pas

q u ' u n min i s t è re lui soi t consacré . I l faut un subs t i t u t

symbol ique à la société-famille où l 'on travaillait tou te sa

vie en m o n t a n t un par un les échelons hiérarchiques. Ce

subs t i tu t (j'allais dire ce placebo) est u n e fois encore le

« fantasme d ' u n e cité u n e et indivisible », la démocra t i e

pacifiée, le consensus rêvé par Jacques Attal i au l ende­

m a i n du r é f é r e n d u m c o n s t i t u t i o n n e l : « Les Français

devra ien t se par ler e t ouvr i r ainsi , t o u t de sui te , u n e

grande réflexion fraternelle sur leur ident i té et leur projet

c o m m u n 1 . »

C 'es t à la L Q R que revient l 'essentiel du recollage des

morceaux . C'est grâce à elle que l 'on remet à leur place

I - L'Express, 30 mai 2005.

Page 104: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N

— c'est-à-dire nulle par t — les lycéens révoltés, les ouvriers

agricoles marocains ou les salariés de François Pinaul t à la

Samar i t a ine , p o u r p r e n d r e q u e l q u e s - u n s des accès de

f i èv re pol i t ique du p r i n t e m p s 2 0 0 5 . C 'es t en L Q R égale­

m e n t que l 'on s'adresse aux t roupes néolibérales p o u r les

dissuader de déserter, d'aller élever des chèvres ou , pire

encore , de change r de c a m p c o m m e les Saxons à la

bataille de Leipzig.

Pour réaliser ce p r o g r a m m e , le pr incipal procédé est la

répét i t ion. C'est ainsi que, depuis les grèves de décembre

1995 (le « m o u v e m e n t social»), la prolifération du m o t

ensemble crée sur les m u r s et les écrans u n e in jonc t ion

p e r m a n e n t e à foyers disséminés. Les passants sont exhor­

tés à tenir propres les t rot toirs ensemble , à être vigilants

dans le mé t ro (« Attentifs , ensemble », avec un logo où de

peti ts personnages mult icolores se t i ennen t par la ma in ) ,

à « vivre ensemble » (publici té p o u r RTL) , à coopérer, car

c'est « faire ensemble » (publicité p o u r le Créd i t coopéra­

t i f ) , ou encore , « ensemble », à « respecter l ' env i ronne­

m e n t » (sacs recyclables Leclerc) 1 . Ber t rand De lanoë est

un infatigable man ieu r du rassemblement. Au l endemain

du choix de Londres p o u r les Jeux 2 0 1 2 , i l confie de Sin­

gapour au Figaro (7 juil let 2 0 0 5 ) : « Je pense d ' abord à

tous ceux qui , à Paris, en France et dans le m o n d e , o n t

I - Il peut ar r iver que cet te façon de rassembler exhibe soudain ses

dessous po l i c ie rs : « Ext rémismes et fondamental ismes s 'ent re t ien­

nent dans de dangereuses all iances object ives qui at teignent, dans

cer ta ins te r r i to i res perdus de la Républ ique, les fondements de

not re démocra t ie et les capacités du "v i v re e n s e m b l e " » (Le Figaro.

16 décembre 2004, sous la plume de Jean-Phi l ippe Moinet , « f o n d a ­

teur de l 'Observa to i re de l 'ex t rémisme, chargé d'une mission de

lutte con t re le racisme et l 'ant isémit isme par le ministre de la

Cohés ion sociale ».)

Page 105: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L Q R

p o r t é cet te c a n d i d a t u r e [de Paris] , son exigence, ses

valeurs , à ceux qu i o n t eu le plaisir de cons t ru i r e

ensemble en é tan t différents » ; et p lus loin : « Il y a eu

t rop de générosi té , de pe r fo rmance , de rassemblement ,

d 'un i té entre nous p o u r q u ' o n n 'en fasse rien. Je ne sais

pas encore quo i mais je sais p o u r qu i : les ci toyens, les

jeunes, ceux qui espèrent, qui on t envie d 'être différents

et ensemble. » Jacques Chi rac utilise ce m ê m e thème dans

chaque discours, souvent plusieurs fois. Lors de la libéra­

t ion de Florence Aubenas et Husse in H a n o u n , i l déclare

qu'« en ce m o m e n t de rassemblement , nos pensées vo n t

aussi vers toutes celles et tous ceux qu i sont dé tenus en

otages à travers le m o n d e », a joutant : « Ce fut un m agn i ­

fique témoignage de solidarité et d'espoir. »

La solidarité, au t re m a n t r a ch i raquien , s'étale p a r t o u t

en couches épaisses sans q u ' o n sache toujours c la i rement

de qui avec qu i (« N o t r e solidarité est aussi c o m m u n i c a -

tive », i nd ique par exemple u n e publ ic i té dans Le Figaro

Entreprises du 22 novembre 2 0 0 4 ) . À propos du lund i de

Pentecôte n o n chômé , l ' entourage de Jean-Pierre Raffa-

r in es t imai t q u e « les Français o n t c o m p r i s , si ce n 'est

accepté , que ces sept heures de travail en plus p e r m e t ­

ta ien t de financer la so l ida r i t é 1 » {Le Monde, 18 m a i

2 0 0 5 ) . M o n boulanger vend ses pains au chocolat dans

des sachets qu i po r t en t l ' inscript ion « É c o n o m i e solidaire

et c i t oyenne — Pour les causes de l 'enfance ». Il y a

que lque chose de malsain dans cette façon de s'affirmer

solidaires sans au t re préc is ion , c 'est-à-dire é v i d e m m e n t

solidaires de nous autres — m ê m e s'il arrive qu'ensemble,

I - Personne à ma connaissance n'a rappelé que déjà l'ineffable Paul

Ramadier, a lors ministre des Finances, avait c réé dans les années

i960 la v ignette automobi le pour f inancer la sol idar i té avec les

v ieux. On l 'appelait à ses débuts la vignette des Weux.

Page 106: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N I 13

« n o u s » mani fes t ions no t r e sol idar i té avec des p o p u l a ­

t ions victimes de catastrophes diverses. C o m m e la police

des frontières, no t re solidarité divise le genre h u m a i n en

deux fi les, ceux qu i y o n t na ture l lement dro i t et ceux qui

à t o u t m o m e n t dans la queue peuven t s 'entendre dire :

« Veuillez n o u s suivre par ici. » On devrai t se souveni r

que , dans les années 1930, le m o u v e m e n t fasciste fondé

par le p a t f u m e u r François C o t y s 'appelait la Sol idar i té

française.

Pour d o n n e r corps à l 'illusion de la cité unie , les efforts

p o u r agréger les individus dissous dans la popu la t ion ne

suffisent pas . I l faut aussi m o n t r e r q u e les gouvernan t s

d é m o c r a t i q u e m e n t choisis et les dirigeants parvenus à la

tête des grands groupes industriels et financiers ne const i­

t uen t pas u n e oligarchie « hors du c o m m u n », qu'ils n 'on t

pas pe rdu le contac t avec leurs m a n d a n t s et leurs act ion­

naires, ni avec les u sage r s -consommateu r s . C 'es t p o u r ­

quo i r ev i ennen t dans d ' i n n o m b r a b l e s déc la ra t ions e t

articles, c o m m e un dén i obsess ionnel e t p a t h é t i q u e ,

l'écoute, la proximité, le terrain — sans c o m p t e r les

adverbes véritablement et concrètement, parsemés dans les

discours et les interviews c o m m e au tan t de petites taches

de lâcheté intellectuelle. La proximité est un cas par t icu­

lier : si le commerce de proximité est censé contrebalancer

l ' a n o n y m a t des grandes surfaces, ce q u ' o n cherche sur­

tou t à rapprocher de la popu la t ion par ce m o t , ce sont les

ins t i tu t ions de la v io lence légale — justice de proximité,

police de proximité. Q u a n t au terrain, les min i s t r e s ne

cessent de l 'arpenter , en tous sens e t tou tes saisons. Au

jou rna l de 13 heures de France In te r (22 juil let 2 0 0 5 ) ,

on a appr is q u e D o m i n i q u e de Vi l lepin s'est r e n d u dans

u n cen t r e aéré e n N o r m a n d i e . A y a n t t o m b é l a veste

Page 107: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L Q R

mais n o n la cravate, il a déclaré inacceptable q u e trois

mi l l ions d 'enfants ne puissent pas par t i r en vacances et a

conc lu : « On a p p r e n d b e a u c o u p de choses en al lant sur

le te r ra in . »

L E R E C O U R S À L ' É T H I Q U E

D e p u i s u n e v ing ta ine d ' années , on a vu proliférer les

comi tés d ' é th ique . Ils son t composés d 'exper ts en tous

genres, de phi losophes , de sociologues, de juristes et de

représentants des « principales familles spirituelles » : en

mars 2 0 0 5 , le prés ident de la Répub l ique a désigné p o u r

siéger au C o m i t é consul ta t i f na t ional d ' é th ique p o u r les

sciences de la vie et de la santé un professeur de phi loso­

phie é th ique à la faculté protes tante de théologie de Paris,

m e m b r e du comi t é de rédac t ion de la revue Esprit; un

po ly t echn ic i en , m e m b r e de l a c o m p a g n i e de Jésus ,

m e m b r e d u d é p a r t e m e n t d ' é t h i q u e b ioméd ica l e d u

C e n t r e Sèvres (facultés jésuites de Paris) ; un r abb in ,

aumônie r général israélite de l 'armée de l'air ; et u n e agré­

gée de phi losophie , professeur de phi losophie morale et

po l i t i que , p ré s iden te du H a u t Conse i l à l ' i n t égra t ion .

Cons t i tués sur ce m o d e , ces comités sont chargés de défi­

nir les l imites de la vie et de la mor t , de d o n n e r leur op i ­

n ion sur des quest ions c o m m e le s tatut de l ' embryon et le

clonage h u m a i n .

A d 'autres ins t i tu t ions , m o i n s prestigieuses mais n o n

mo ins écoutées, on d e m a n d e de se p rononce r sur le bien

et le mal dans des domaines prosaïques c o m m e la Bourse,

le spor t ou l ' impart ia l i té de l ' in format ion dans les p ro ­

g r a m m e s de rad io e t de télévision pub l iques . D a n s les

textes adminis t ra t i f s qu i déf inissent la miss ion de ces

divers comités , Y équilibre, m o t clé de la L Q R , revient en

Page 108: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N

leitmotiv. Ainsi le comi t é d ' é th ique du C N R S a-t-il p o u r

mission, en t re autres , de « sensibiliser les personnels de

recherche à l ' impor tance de l 'é thique de façon à garantir

un juste équilibre en t re leur l iberté intellectuelle et leurs

devoirs vis-à-vis du C N R S et de la socié té 1 » - é t range

propos i t ion , imp l iquan t qu'i l faille un comi té p o u r sur­

veiller les re la t ions en t re recherche scient i f ique, l iberté

intellectuelle et devoirs envers la société 2 .

Ce fatras b i en -pensan t ne fait que conf i rmer les t en ­

dances de la d é m o c r a t i e l ibérale actuel le : r e tou r à la

b o n n e vieille mora l e , aux valeurs t r anscendan te s e t au

sens du sacré, épandage é t h i q u e m a s q u a n t les réalités

f inancières , faux p r o b l è m e s é t h i q u e m e n t m o n t é s en

épingle p o u r éviter les quest ions gênantes . Un vaste terri­

toire aménagé p o u r les âmes naïves, où experts, académi­

ciens et autori tés spirituelles s 'expriment d o c t e m e n t sur

le séquençage du g é n o m e h u m a i n , le transfert des joueurs

de footbal l , le r e t r a i t emen t des déche ts nucléaires ou

l ' enseignement du français.

Mais p o u r étayer le m y t h e de la cité unie , i l existe un

a r g u m e n t é th ique beaucoup plus efficace. I l peu t s 'énon­

cer s imp lemen t : si t ou t ne va pas p o u r le mieux dans le

mei l leur des m o n d e s possibles, c'est qu ' i l y a des fautes

1 - Déc is ion por tan t c réat ion du C o m i t é d'éthique du C N R S ,

20 août 2002, ar t . 2-4. Soul igné par moi .

2 - Le secteur public n'a d'ailleurs plus le monopole de l'éthique.

Nico le Notâ t , ancienne secrétaire générale de la C F D T et liquidatrice

des tendances «gauch is tes» de ce syndicat, dirige depuis 2002 la socié­

té Vigeo, spécialisée dans l'évaluation des entreprises sur le plan

éthique - gestion des ressources humaines, politique environnemen­

tale. Vigeo leur donne une note, qui leur permet de se classer ISR

(investissement socialement responsable). Il existe dans le monde une

trentaine de sociétés comme Vigeo (Le Monde, 17 juin 2005).

Page 109: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L Q R

commises qui v iennent t roubler les équilibres du marché ;

si le néolibéral isme ne débouche pas sur la félicité c o m ­

m u n e , c'est qu ' i l y a des personnages ou des ins t i tu t ions

qu i transgressent la n o r m e mora le régissant le processus

d ' a c c u m u l a t i o n des richesses. La f inance est l ' un des

domaines où cet a r g u m e n t trouve ses meilleures applica­

t ions . Pour ca lmer les i n q u i é t u d e s devan t un chaos

d e v e n u c h r o n i q u e , les analystes f inanciers m e t t e n t en

cause le m a n q u e de rigueur et su r tou t de transparence qu i

m i n e la nécessaire confiance. La t ransparence qu'ils préco­

nisent do i t être totale, grâce à u n e sor te de p a n o p t i q u e

inversé où les actionnaires groupés dans les cellules pér i ­

phé r iques survei l lera ient en p e r m a n e n c e les conseils

d 'adminis t ra t ion siégeant p u b l i q u e m e n t au centre du dis­

positif. Ainsi seraient démasqués les dirigeants coupables,

tels ceux d o n t l 'appât du gain ou la folie des grandeurs

o n t condui t , dans l 'opacité la plus totale, à la faillite de

sociétés c o m m e Alcatel ou Vivendi Universal.

D a n s Et la vertu sauvera le monde, Frédéric L o r d o n a

m o n t r é ce q u e va len t ces exp l i ca t ions 1 : le m é c a n i s m e

premier, celui qui m è n e aux malversations - é v i d e m m e n t

réelles —, est la déréglementa t ion financière avec sa consé­

quence , le r emplacemen t du capital isme industr iel par le

capi ta l i sme financier. Si le p r emie r a d u r é p lus d ' u n

siècle, c'est q u e les s t ruc tu res f inancières ne laissaient

qu ' une place marginale aux marchés boursiers - l 'épargne

res tant p o u r l 'essentiel à l 'écart. La dé rég lemen ta t ion a

ent ra îné à la fois la volatili té et la bruta l i té des m o u v e ­

men t s financiers. Désormais soumises à l 'op in ion capri­

cieuse des ac t ionnaires (la démocratie actionnariat), les

I - Et la vertu sauvera le monde - Après la débâcle financière, le salut

par l'« éthique » ?, Par is , Raisons d'agir Édi t ions, 2003.

Page 110: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N

entreprises cotées en Bourse sont obligées, p o u r survivre,

de fournir de leur santé le meil leur bilan possible. « Bien

conscients de ces m o m e n t s à h a u t risque que cons t i tuen t

les annonces de résultats et de la ca tas t rophe potent iel le

que représente un profit warning dans un univers d ' une

telle instabili té, certains chefs d 'entreprise en sont venus

assez log iquement à la conclus ion que le maqui l lage des

c o m p t e s étai t u n e so lu t ion di la toi re possible , cer ta ine­

m e n t préférable à l ' é c rou l emen t général de leur en t r e ­

prise, de leur p o u v o i r à sa tê te , et de leur fo r tune

personne l le 1 . »

Si la L Q R financière dénonce avec u n e sorte de jubila­

t ion les dir igeants qu i pub l ien t de faux bilans ou pa r t en t

avec la caisse (Enron , W o r l d c o m ) , c'est q u e « les affreux

qu i se son t fait p r end re la m a i n dans le sac [ont] p o u r

tous leurs collègues accrochés à leur fauteuil l ' immense

avantage de por te r sur leurs épaules l ' intégralité du poids

de la catas t rophe. Ah les vilains, les braves gens, les provi­

dentielles crapules ! T o u t est de leut faute, heu reusemen t

qu'ils sont l à 2 ».

En a t t r ibuan t les vices du système polit ico-financier au

m a n q u e de ve r tu des d i r igeants , on fait c o u p d o u b l e .

D ' u n cô té , ceux qu i j o u e n t l e rôle de censeurs m a n i ­

festent leur courage et leur i ndépendance . Il faut de bien

mauvais esprits p o u r faire remarquer que les cibles dange­

reuses ne sont désignées du doigt que si leur posi t ion les

e m p ê c h e de r é p o n d r e (chef de l 'État , p r é s iden t du

Consei l cons t i tu t ionne l ou du Sénat) ou si elles sont déjà

à terre. De l 'autre, le t o u r n a n t é th ique pe rme t à la L Q R

de fournir , p o u r l 'essentiel des m a u x , des expl ica t ions

1 - Ibid., p. 85. Le profit warning esc un avis lancé par une ent repr ise

annonçant que ses profits seront inférieurs aux prévis ions.

2 - Ibid., p. 65.

Page 111: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

t e n a n t à des pe r sonnes , les responsables. Elle accrédi te

ainsi l 'illusion q u e la cité unie et pacifiée est à l 'horizon

du possible, que le consensus c o m m u n a u t a i r e peu t être

o b t e n u à cond i t ion que les mauvais bergers soient élimi­

nés — lors des prochaines élections par exemple. M o n t e s ­

quieu , l 'un des pères de la pensée libérale, l'affirmait déjà

il y a deux cent c inquan te ans : le pr inc ipe de la d é m o ­

cratie n'est autre q u e la ver tu .

Page 112: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

C O N C L U S I O N

La langue de la V e Répub l ique n 'a rien

en c o m m u n avec la langue popula i re - l 'argot d'autrefois

et au jourd 'hu i le parler codé et m o q u e u r des banl ieues.

D e p u i s qu ' i l y a des rues , on y inven te de nouvel les

expressions, d o n t cer ta ines ne d u r e n t q u ' u n e saison e t

d 'autres sont si bien trouvées qu'elles finissent dans le dic­

t i onna i r e de l 'Académie . La L Q R au con t ra i re ne crée

q u e très peu de mots , qu i ne sont jamais utilisés dans la

convetsa t ion s inon par dérision. Elle n'est pas n o n plus

u n e langue savante c o m m e celle des astrophysiciens ou

des neuroch i rurg iens : ses no t ions , ses concepts (mot-c lé

des publ ic i ta i res) son t vagues e t in t e rchangeab les . Au

lycée, il y a b ien des années, on apprenai t que la géomé­

trie était l 'art de ra isonner juste sur des figures fausses. La

L Q R est la langue qu i di t ou suggère le faux m ê m e à par­

tir du vrai. Les exemples ne sont jamais loin : sur la table

où j 'écris , un n u m é r o du Monde (2 août 2005) po r t e en

m a n c h e t t e : « Le g o u v e r n e m e n t assoupl i t le d r o i t du

l icenciement ». La nouvelle est vraie, pu isque les contra ts

« nouvel les e m b a u c h e s » e n t r e r o n t en v igueur le l ende ­

main . Mais c o m m e n t ne pas voir t ou t ce que ce s imple

verbe, « assouplit », recèle de sous-entendus ? Le nouveau

droi t du l icenciement sera d o n c souple. Adieu les rigidités

et autres rhumat i smes sociaux, b ienvenue à la flexibilité, à

la vers ion mise à j o u r de la b o n n e vieille idéologie du

pa t rona t français.

Page 113: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

120 L Q R

Mais la cr i t ique de la L Q R ne do i t pas se l imiter à la

cr i t ique des médias , si justifiée qu'elle soit. Il serait t r o m ­

peur de les rendre seuls responsables de l 'état actuel d ' une

langue pub l ique d o n t la diffusion les déborde de toutes

par ts . Celui/cel le qui parcour t le journa l dans le m é t r o ,

qu i jet te un c o u p d 'œil aux affiches publicitaires dans les

stat ions, qui pa rcour t d i s t ra i tement les in jonct ions de la

R A T P placardées dans les wagons , qu i écou te les

annonces (« À la suite d ' u n arrêt de travail de certaines

catégories de pe r sonne l . . . »), qui passe par le supermar ­

ché avant de rent rer à la ma i son , qu i ouvre le courr ie r

envoyé par la mai r ie ou l 'école de ses enfants , celui- là

absorbe des énoncés et des textes rédigés dans la m ê m e

langue , avec « les expressions isolées, les t o u r n u r e s , les

formes syntaxiques » qu i s ' imposent , c o m m e disait Klem-

perer, à des mil l ions d 'exemplaires.

U n e telle cohérence a de quoi su rprendre , vu que les

suppor t s de la L Q R sont innombrab les et que les publics

auxquels elle s'adresse son t i n f i n i m e n t variés. Il n 'y a

p o u r t a n t là nu l paradoxe. S'il y a cohérence, c'est qu'il y a

c o m m u n a u t é de fo rma t ion e t d ' in té rê t s chez ceux q u i

ajustent les facettes de cette langue et en assurent la dissé­

mina t ion . C o m m u n a u t é de format ion : les membres des

cab ine t s minis tér ie ls , les d i rec teurs c o m m e r c i a u x de

l ' indus t r ie , qu 'e l le soit c h i m i q u e , c i n é m a t o g r a p h i q u e ,

hôtelière ou autre, les chefs de rubr iques des quot id iens

ou les responsables de l ' in format ion télévisuelle sor ten t

des mêmes écoles de commerce , d ' admin i s t ra t ion ou de

sciences pol i t iques, où on leur a appris les mêmes tech­

n iques avec les m ê m e s m o t s , après leur avoir expl iqué

qu'ils von t former l'élite de la na t ion — cer t i tude incul­

quée aux élèves dès les classes p répara to i res dans les

grands lycées parisiens. C o m m u n a u t é d ' intérêts : du som­

m e t de l 'État au dernier des directeurs du market ing , cha-

Page 114: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

L A P R O P A G A N D E D U Q U O T I D I E N 121

c u n sait q u e sa place d é p e n d du m a i n t i e n de la guerre

civile sur le territoire français au stade de drôle de guerre.

Q u e la L Q R devienne soudain inaudible , e t l 'on verrait

bien ce qu i resterait du décor.

Cohéren te et mégaphon ique , cette langue souffre pour ­

tan t d ' un lourd hand icap : elle ne doi t su r tou t pas appa­

raî t re p o u r ce qu 'e l le est. L'idéal serait m ê m e q u e son

existence en tan t que langage global ne soit pas reconnue .

Q u e ses le i tmot ivs , ses tics, ses répé t i t ions , ses dé tou r s

restent à l 'état de messages infraliminaux et qu 'en tou t cas

leur prol i féra t ion ne soit pas pe rçue c o m m e celle d ' u n

ensemble - m ê m e par ceux qu i , chacun dans leur coin,

oeuvrent à cette prolifération. Il s'est créé u n e langue, et

pas n ' i m p o r t e laquel le , mais i l ne faut pas q u e cela se

sache, faute de quo i le risque est de voir les c o n s o m m a ­

teurs, les sondés et les usagers réagir c o m m e les habi tan ts

de C l a y t o n devan t l ' ent rée du s tade où se dé rou le la

parade du G r a n d Théâ t r e d ' O k l a h o m a : « Il y avait bien

des tas de gens devant l'affiche, mais elle n'avait pas l'air

de p rovoquer grand en thous iasme. Il y a t an t d'affiches !

On ne croit plus aux affiches 1 . »

Si les mil ieux dir igeants, toutes tendances confondues ,

o n t mi s t a n t de h â t e à co lma te r ensemble les brèches

ouvertes par l 'élection présidentiel le de 2 0 0 2 et le réfé­

r e n d u m cons t i tu t ionne l de 2 0 0 5 , ce n'est pas t an t devant

le t r o u b l e i n s t i t u t i o n n e l p r o v o q u é par ces é v é n e m e n t s

q u e d e v a n t l ' é n o r m e raté de l a L Q R . On en avait fait

t rop , il aurai t fallu le faire oublier au plus vite. Au lieu de

quo i , de nouveaux pi lonnages son t venus pro longer ceux

qu i avaient si p i t eusement échoué. C'est que la langue de

I - Franz Kafka, Le Grand Théâtre d'Oklahoma, dern ie r chapi t re de

L'Amérique, Par is, Ga l l imard , col l . La Plé iade, t. I, p. 235.

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Page 115: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

122 L Q R

la d o m i n a t i o n partage les faiblesses du néolibéral isme qui

lui a d o n n é naissance. Régnan t sans cont repoids , t enue à

ne pas apparaî t re sous sa vraie na ture , diffusée par ceux

qu'elle con t r ibue à abrutir, elle ne peu t que re tomber sans

fin dans ses propres plis.

Page 116: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

T A B L E D E S M A T I È R E S

9 Naissance d ' une langue

23 Mot s , tournures , procédés

Fonctions de l'euphémisme, 25. — Un renversement de la dénégation freudienne? 44. — L'essorage sémantique, 50.

63 L'esprit du t emps

Société civile, 65. — Valeurs universelles, 70. - Les nobles sentiments, 75. - Une sémantique antiterro­riste, 83. - L'effroi, la violence, 92.

99 Effacer la division

L'évitement des mots du litige, 105. - Le recollage permanent des morceaux, 109. - Le recours à l'éthique, 114.

119 Conc lus ion

Page 117: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

Un grand merci à Maria Muhle et à Sabrina Berkane

pour leur vigilante et amicale lecture du manuscrit.

Page 118: Eric Hazan - La Propagande Du Quotidien

Achevé d'imprimer sur rotative l'imprimerie Darantiere à Dijon-Quétig

en mars 2006

Diffusion : Le Seuil Dépôt légal : 1 e r trimestre 2006

№ d'impression : 26-0587

Imprimé en France