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Les idéaux pédagogiques en France PRINCIPALES RÉFORMES ET DÉBATS SUR LES ÉCOLES PRIMAIRE ET SECONDAIRE, 1870-1975 Mélanie Bédard Cet essai explore les idéaux qui ont été au fondement des structures de /'enseignement de premier et de second degré en France. Ils 'attardera à trois transformations qui expriment leur évolution : la centralisat ion étatique, l'établissement d'un enseignement secondaire moderne et l'unification de l'enseignement pour les niveaux de scolarité obligatoires . Le point commun de ces thèmes est de faire ressortir les tensions entre les principes modernes de liberté et d'égalité entre les individus, qu'ils tendaient à réaliser, et une conception de 1 'ordre socia l et del 'excel/ence éventuellement menacée par ces principes. *** L ' évolution des structures et des institutions du système scolaire français expriment les idéaux pédagogiques de ce pays en même temps que la difficulté à les rencontrer 1 Le présent texte s'attardera à trois transfonnations majeures en France depuis le début de la IIIe République jusqu'aux années 1970 : celle qui concerne l'autorité sur l'enseignement, celle qui développe un enseignement secondaire moderne, et celle qui procède à l'unification des filières des deux premiers degrés. Les trois 1 Cette étude s'appuie en particulier sur les ouvrages incontournables de Antoine Prost (1968, 2004) mais aussi sur la vue d'ensemble claire exposée par Antoine Léon (1994) pour l'évo lution de la législation et des institutions, et la contribution plus récente de Claude Lelièvre ( 1990) pour la période d'après-guerre. L'a uteure bénéficie d ' une bourse du CRSH. Aspects socio log iques, volume 16, n°1, août 2009

Les idéaux pédagogiques en France · des institutions nécessaires à toute société pour son organisation pratique, dans le camp de la droite (1991 : 268). C'est ce que l'on constate

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Les idéaux pédagogiques en France PRINCIPALES RÉFORMES ET DÉBATS SUR LES ÉCOLES PRIMAIRE

ET SECONDAIRE, 1870-1975

Mélanie Bédard

Cet essai explore les idéaux qui ont été au fondement des structures de /'enseignement de premier et de second degré en France. Ils 'attardera à trois transformations qui expriment leur évolution : la centralisat ion étatique, l'établissement d'un enseignement secondaire moderne et l'unification de l'enseignement pour les niveaux de scolarité obligatoires . Le point commun de ces thèmes est de faire ressortir les tensions entre les principes modernes de liberté et d'égalité entre les individus, qu'ils tendaient à réaliser, et une conception de 1 'ordre social et del 'excel/ence éventuellement menacée par ces principes.

***

L'évolution des structures et des institutions du système scolaire français expriment les idéaux pédagogiques de ce pays en même temps que la difficulté à les rencontrer 1

• Le présent texte s'attardera à trois transfonnations majeures en France depuis le début de la IIIe République jusqu'aux années 1970 : celle qui concerne l'autorité sur l'enseignement, celle qui développe un enseignement secondaire moderne, et celle qui procède à l'unification des filières des deux premiers degrés. Les trois

1 Cette étude s'appuie en particulier sur les ouvrages incontournables de Antoine Prost (1968, 2004) mais aussi sur la vue d'ensemble claire exposée par Antoine Léon (1994) pour l'évo lution de la législation et des institutions, et la contribution plus récente de Claude Lelièvre ( 1990) pour la période d'après-guerre. L'a uteure bénéficie d ' une bourse du CRSH.

Aspects socio log iques, volume 16, n°1, août 2009

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transformations renvoient clairement à des représentations de la société française et du rôle que l'école doit y tenir, chacune constituant une étape dans la réalisation des idéaux modernes de liberté et d'égalité entre individus. Cette réalisation progressive fait surgir de nouvelles inégalités qui entravent la liberté individuelle, ce qui fait apparaître la conséquence suivante: les politiques éducatives adoptées ·· 1 France n'ont pu réaliser pleinement les idéaux pédagogiques modernes qui les ont portées. Une définition de ce que sont les idéaux pédagogiques p~écèdera cet exposé en trois temps des grandes lignes de l'histoire de l'enseignement primaire et secondaire français.

1. Les idéaux pédagogiques

Pour Émile Durkheim, l'idéal pédagogique d'une société, sa conception de l'homme à former, de l'humanité à réaliser , traduit, comme il le spécifie à plusieurs reprises, « ses idées et ses besoins » spécifiques, culturellement et historiquement détenninés. Afin de connaître et de fonnuler cet idéal pédagogique, qui renvoie à des nécessités sociales, il faut remonter dans le passé pour voir l'origine des institutions scolaires et de leurs méthodes. Par cet exercice il faut aussi chercher à comprendre les sentiments et les idées qui ont marqué la société en la transformant ou en la maintenant dans la stabilité. Cette réflexion sociologique et historique que Durkheim invite à faire pour le cas particulier de la France du début du XXe siècle doit, à terme , guider la définition d'un idéal pédagogique qui lui soit propre. L'orientation ainsi trouvée contribuera à soigner la crise morale contemporaine , si elle conduit à une pratique pédagogique instruite également des connaissances psychologiques sur l'enfant (Durkheim, 1990 et 1999).

Cette définition de la pédagogie ressemble par plusieurs aspects à celle que Fernand Dumont donne des idéologies. Pour lui, les idéologies sont des interprétations de l'histoire, produites par des élites en vue de rassembler les membres d'une collectivité vers un horizon commun, ou du moins sous une même représentation de leur spécificité envers les autres sociétés. La définition d'une situation partagée et l'appel à des valeurs communes pour faire face à cette situation légitiment le modèle d'action proposé (1974). Fernand Dumont fait ressortir les caractères spécifiques de l 'é cole dans les sociétés modernes. Par son ritualisme et la moralité collective qu'elle professe , elle est un champ idéologique dans

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lequel les sociétés modernes trouvent de puissants facteurs de cohésion. À cette stabilité morale s'ajoute un caractère dynamique . L'école contribue à la construction d'« espaces historiques plus consistants , des situations qui concernent un mode original du devenir collectif» (F. Dumont, 1974: 103). En un mot, elle est une activité d'interprétation de l'histoire passée et à venir dans laquelle les membres d'une collectivité se reconnaissent pour former ensemble une société. Dominique Schnapper établit un lien encore plus direct entre l'école et l'avènement de la nation comme type moderne de société politique . « L'École, écrit­elle, qu'elle soit directement organisée par l'État ou contrôlée par lui, est l'institution de la nation par excellence.» (1994: 131) Parce qu'à travers l'école moderne sont appliqués des idéaux pédagogiques coïncidant avec l'idéologie nationale , parce que ceux-ci sont formulés pour être adressés à un grand nombre d'individus dispersés sur un large territoire , l'école est une pratique idéologique, comme la désigne Fernand Dumont (1994).

Les idéaux pédagogiques toutefois , s'ils peuvent renvoyer à une fin politique, ne sont évidemment pas que construits en relation aux autres sociétés et ne cherchent pas exclusivement l'intégration inteme 2

. Pour saisir l'autre visée, plus purement pédagogique, il est utile d'établir un parallèle avec la formation de l'identité collective telle que la conçoit F. Dumont: elle ne repose pas que sur la production d'idéologies mais se construit aussi en référence à l'histoire et à la littérature (1993 ). L'historiographie et la littérature cherchent à se détacher des idéologies , la première pour mieux comprendre la société et critiquer les discours politiques, la deuxième pour mieux s'émanciper de la nécessité et tenter un regard lucide sur la réalité. Au moins depuis la Grèce antique , il semble que les idéaux pédagogiques ont de même souvent été partagés entre deux tendances, celles visant l'intégration à une société ancrée dans une histoire interprétée et un devenir projeté, ou sa visée politique, et celles visant la nature humaine présente en chaque individu. Cette distinction s'affirme nettement dans La République de Platon. Socrate, pour chercher la justice dans l'âme de l'individu , trouve qu'il doit en même temps la chercher dans la cité. Pour cela, il doit d'abord réfléchir à la formation de l'âme à la fois dans son intériorité - ce qui l'amène à réfléchir au devenir humain dans son universalité - et à la fonction de

2 Intégr ation interne qui inclut bien sûr la parti cipation à la société civile par l'oc cup ation d 'une fonction économiqu e.

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l' individu dans la cité idéale bien ordonnée - ce qui correspond à la visée politique de l'éducation . ·

Pour mieux saisir ces deux visées, on peut aussi, en empruntant les catégories utilisées par Louis Dumont , voir les pratiques éducatives et pédagogiques comme des moyens d'atteindre un idéal holiste et un idéal individualiste. La valorisation de la vie en communauté , de l'obéissance au groupe et de l'acceptation des hiérarchies de statuts témoigne d ' une orientation holiste de l' idéologie. Une orientation individualiste insistera plutôt sur le développement des consciences individuelles pour déployer une nature humaine originellement bonne . Deux orientations observables dans plusieurs sociétés peuvent ainsi guider l'élaboration des idéaux pédagogiques, impliqués à la fois dans la fonnation des entités politiques et dans des conceptions de l'Homme , à qui l'on prête des capacités physiques , intellectuelles et morales détenninées . Ces orientations apparaissent chez des théoriciens étroitement concernés par la politique intérieure de leur pays. Pour Durkheim comme pour Hegel , l'acquisition d' une liberté individuelle demeure indissociable de l'attachement à une identité collective qui la dépasse et la contient en lui attribuant une signification. La formation de l'homme et du citoyen se fait dans un même mouvement ; la nation et le devenir de l'humanité ne se pensent pas l'un sans l'autre dans leur philosophie de l'éducation . Condorcet , qui a influencé les décisions politiques en matière d'éducation sous la m• République en France , n'a pourtant pas réussi à imposer l'idée de la suprématie de la Raison , donc de l'humanité dans un état projeté de perfection , sur tout nationalisme 3

. Paradoxalement , les idéaux pédagogiques modernes tels qu'on les observe chez Hegel, Durkheim et les hommes de la IIIe République renvoient à la fois à des idéaux politiques particularistes et à des idéaux hwnanistes universalistes : ils divisent entre elles les sociétés en proposant le maintien ou l'expansion des entités politiques et culturelles en même temps qu ' ils visent leur rassemblement sous une même idée de l 'Homme.

Cette tension qui détermine les idéaux pédagogique s modernes se résout en France , d 'après Louis Dumont , par une sujétion des divisions

3 Voir notamment le premier des Cinq mémoires de l 'instruction publique de Condorcet, les Principes de la phil osophie du droit de Hege l et L 'éducation morale de Durkh eim. Alors que chez le premier la Raison se trouve au sommet de la hiérarchie des autorités symboliques, elle apparaî t identiqu e à l'É tat chez Hege l

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nationales au principe de l'universalité du sujet humain (1991 : 249), par l'identification du holisme à l'universalité (idem: 263). L' interprétation que Jacques et Mona Ozouf font de l'idéologie des manuels d'enseignement primaire va dans ce sens :

« Dans le corbillon de souvenirs que leur lègue l'école laïque, les Français trouvent[ ... ] de quoi alimenter un sentiment patriotique d'une exceptionnelle bonne conscience ; on leur dit bien, sans doute, que tout homme a une patrie et peut trouver, en elle, des motifs de légitime fierté. Mais nulle part ailleurs , suggère-t-on , l'homme n'est assuré, en aimant sa patrie, d'aimer aussi la liberté, la justice, la tolérance . Le Français , lui, en aimant la France, s'élève sans effort à l'amour universel. France et Humanité , c'est tout un. » (Mona Ozouf, 1984: 195)

Cette sujétion elle-même correspond à la structure de l'idéologie française , où la gauche prédomine mais envers laquelle la droite oppose la résistance des faits et le poids de la tradition. L'histoire de la politique française depuis 1789 se comprend selon L. Dumont d'après ce principe. Les thèmes fondamentaux de la gauche (patrie, participation citoyenne, égalité entre citoyens) se sont retrouvés dans la transformation des institutions politiques et sociales. Cependant, ils n'y sont entrés que lentement et progressivement, lenteur en bonne partie explicable par la localisation des éléments holistes (tradition , Église, armée, richesse) donc des institutions nécessaires à toute société pour son organisation pratique, dans le camp de la droite (1991 : 268). C'est ce que l'on constate par exemple dans la mise en place tardive d'un enseignement professionnel , retard que Antoine Prost attribue au dédain de former des producteurs (1968 : 253-254). En France, l'opposition entre la gauche et la droite a donc pour corollaire l'opposition entre l'individualisme, valorisation de l'individu, et le holisme, valorisation de la communauté. D'après L. Dumont, cette opposition lui est particulière; elle ne s'observe pas partout où l'individualisme a été aussi important , notamment en Angleterre et en Allemagne. Bien au contraire , dans ces deux sociétés l'individualisme et le holisme se sont combinés dans l'organisation des institutions comme des éléments interdépendants. L'évolution des institutions s 'y est faite plus facilement ( 1991 : 268) .

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L'histoire de l'éducation en France suit un parcours très semblable à celui de l'idée républicaine tel que le décrit Nicolet (1982) : la lente application de la valeur moderne fondamentale de l' individualisme, monopolisée par la gauche , et les perpétuelles résistances des autorités traditionnelles. Les deux camps semblent toutefois avoir partagé un certain scepticisme devant l 'adaptation de~ institutions scolaires aux structures du marché de l'emploi. Pas plus que les catholiques les républicains ne valorisaient une mutation des structures de la hiérarchie des classes sociales . Certes leurs conceptions de la nature humaine et du caractère spécifique de la nation n'étaient pas les mêmes . Par contre , si les républicains dénonçaient les différences de classes dans l'exercice de la citoyenneté, ils ne remettaient pas en question celles qui s'observaient dans la hiérarchie professionnelle , culturelle et sociale . Cette attitude a sans doute fortement contribué à freiner le processus de modernisation des institutions scolaires dans leur intégration en un système unique et souple.

Elle n' a en tous les cas pas empêché que ne survienne la crise de l'éducation commencée dans les années 1950, que Alain Renaut suggère de considérer comme la troisième crise , la plus radicale après celle de la Renaissance et celle de la Révolution française (Renaut, 2001 , p. 48-49). D'après Renaut , la crise actuelle s'explique par une complexification du sens de la liberté de l'enfant , devenue indépendance individuelle , et par la « déconstruction des valeurs de l'autonomie et de la subjectivité», sans lesquelles la liberté ne se trouve limitée et supportée par aucune norme (2001 : 53-55) . La crise de l'éducation se rapporte plus concrètement, d 'après l 'analyse qu 'en fait Nathalie Bulle, à une mutation de l'idéal pédagogique, dans lequel la notion d 'activité prend la place qu 'occupait jadis celle de la connaissance , et sur laquelle repose de nouveaux principes pédagogiques (2001 : 126) : l'adaptabilité au marché économique (« l'efficience sociale »), l'acquisition de compétences et l'exigence de conformité étroite avec les capacités et intérêts de l'enfant (« pédocentrisme »). Cette mutation s'est faite au détriment de l' idéal pédagogique passé , celui d 'enseigner les disciplines pour transmettre les savoirs et d 'y orienter les élèves (Bulle, 2001 : 123-125) .

La section qui suit rappelle les grands événements qui ont mené à la réalisation de trois réformes primordiales pour le primaire et le secondaire : la centralisation étatique , en tant que triomphe du

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nationalisme républicain ; le développement de deux branches dans l'enseignement intermédiaire entre le primaire pour le peuple et le secondaire pour l'élite, représentatives de la conception républicaine de la solidarité entre les classes sociales (libéralisme républicain) ; puis l'unification de l'enseignement pour les niveaux de scolarité obligatoires, inspirée par la volonté du socialisme de reconnaître l'égalité entre les individus de différentes classes sociales. Le point commun de ces thèmes est de faire ressortir les tensions entre une démocratï'sation souhaitée par les défenseurs des principes modernes de liberté et d'égalité entre les individus, et une conception de l'ordre social et de l'excellence éventuellement menacées par cette exigence de la modernité4, menace entrevue autant par les laïques et les progressistes que par les catholiques et les conservateurs. S'i ls ont en commun de mettre en évidence la confrontation des idéaux modernes à la réalité, ces thèmes se succèdent en contribuant, chacun à leur tour, à réaliser ces mêmes idéaux.

2. L'autorité sur l'école pour définir la nation

On ne peut parler de l'histoire de l'éducation en France sans évoquer l'éc hec contre la Prusse dans la guerre de 1870. La perte de l'Alsace­Lorraine relance les débats déjà bien présents autour de l'autorité sur l'école. La mésentente n'est pas qu'une question de monopole. Elle concerne plus profondément des dissensions sur la définition de la nation . À la conception des catholiques, qui revendiquent le statut pour la France de fille aînée de l'Église, s'oppose celle d'une république fondée par les valeurs universelles de la Révolution de 1789.

Mona Ozouf a reconstitué les débats qui opposaient la presse à ce sujet. Les deux camps, les progressistes et les conservateurs, cherchaient les causes de la défaite de 1870 en comparant l'é ducation allemande et l'éducation française. Les journaux du premier camp5 vouaient une grande admiration à l'éducation allemande, patriotique et vertueuse. En comparaison avec la personnalité typiquement allemande, chez laquelle était perçu un fort attachement à la règle, à la discipline et à la nation , le type moyen français, peu solidaire pendant la guerre, faisait honte

• Ces deux dernières visées ne sont pas nécessairement en contradiction avec la liberté et l' égalité et font aussi partie des idéaux pédagogiques modernes. La thèse développera davan tage sur ce point. 5 Voir La Revue politique et littéraire et La Nouvelle Revue, citées dans Ozouf(l982).

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(Ozouf , 1982 : 21-22). La presse conservatrice 6 affichait plus de détachement. Elle continuait de vanter le génie spécifiquement français et attribuait la victoire allemande aux écoles confessionnelles et à la foi plutôt qu'au caractère allemand qui aurait été forgé par une éducation patriotique (Ozouf , 1982 : 22-23). La défaite y était interprétée comme une punition de Dieu contre la décadence morale perçue dans la France contemporaine. La solution ne se trouvait donc pas dans l' instruction mais dans le retour des jeunes à la foi . (Ozouf , 1982: 24). Les journaux républicains désignaient pour leur part les défauts dans les programmes scolaires , considérés cornn1e inadaptés à la société moderne . Certains misaient sur l'histoire , d'autres sur les sciences, les langues modernes ou la géographie. Bref , ce qui manquait à la jeunesse française, c'était une éducation qui lui ferait connaître sa patrie , mais aussi le monde contemporain comme espace d 'action 7

. Antoine Prost retient sensiblement les mêmes conclusions des différentes réactions identitaires envers l'échec de 1870 : « Pour les républicains, [ ... ] c'est l'instituteur prussien qui a gagné la guerre. Le redressement national passe donc par l'école gratuite et obligatoire . Pour les catholiques, la France a été battue parce que déchristianisée : l' école confessionnelle est plus que jamais nécessaire. » (1968 : 184)

L'opposition idéologique dans la définition de la nation n'empêche pas une égale référence à la France comme lieu d'ancrage de l' identité collective : tous déplorent la perte d'une partie de son territoire . Désormais , la droite s'était approprié un thème cher à la gauche, celui de la nation. La définition propre à la section catholique excluait la différence puisqu 'elle s ' attachait en dernière instance à la société chrétienne. L 'amour et le respect de Dieu devaient la transcender. Les républicains se mirent à préférer l' emploi des mots «patriotes » et «patriotiques» pour se détacher de la définition ethnique que prenait de plus en plus le mot nation (Nicolet , 1982 : 16-18) mais surtout de la société chrétienne à laquelle voulait continuer de se rattacher l' autre camp. À une égale reconnaissance de la France comme entité sociale et politique répondait une importance égale prêtée à l' école , malgré

6 Notamment dan s le journ al Le França is, toujours cité dans Ozouf ( 1982). 7 Voir Le Rappel, Dix-neuvième siècle, La Républiqu e française et Le Journ al des débats (cité dans Ozouf, 1982).

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l'apparent détachement adopté par un journal catholique 8. Les

républicains comme les catholiques plaçaient l' institution scolaire au centre de la propagande de leur conception de la nation. Mona Ozouf remarque aussi cette commune croyance aux pouvoirs de l'école primaire sur les consciences et à ses capacités à instituer la nation. « C'est cet optimisme , au moins latent, qui donne à la presse , de 1871 à 1914, sur le problème de ! 'école , sa véritable unité . » (Ozouf, 1982 : 226) Le fait que le camp catholique n'ait pas encouragé l'obligation scolaire ne change pas grand chose à l'affaire. Les luttes menées autour du monopole étatique , de la liberté de ! 'enseignement et du caractère de la morale collective peuvent faire apprécier la place majeure accordée à l'école , d' un côté comme de l'autre: elle se trouve au cœur de la définition de la nation , idéal politique qui semble rallier les positions dans ce qu'il a de plus général. Les camps idéologiques sentent que le privilège de la définition d' un idéal pédagogique passe par un contrôle des structures scolaires difficile à partager.

Les luttes menées de part et d 'autre pour imposer une définition de la nation se traduisent très concrètement par les volontés de chacun à asseoir son autorité sur au moins une partie de l'enseignement. Antoine Léon réswne ainsi ce qu ' il considère comme la contribution majeure du x1x• siècle , celle d ' instituer la liberté d'enseignement à tous les degrés et de fonder ainsi la coexistence d' un secteur public et d'un secteur privé (Léon , 1990 : 86). Tout au long du XIXe siècle , le clergé a tenté de résister au monopole étatique que Napoléon avait établi à_partir de 1806 avec la création d'un corps enseignant laïc (alors nommée « l'Université impériale »). Vers la fin de la Monarchie de juillet, le monopole commence à s'amenuiser sous l'essor rapide de l'enseignement libre, qui se poursuivit jusqu'aux débuts de la m• République avec la montée des effectifs, particulièrement dans les établissements secondaires . Non seulement l'enseignement privé connaissait un essor important sous le Second Empire mais, à partir de 1865, cet enseignement devint de surcroît de plus en plus confessionnel (Prost, 1968 : 35). La loi Falloux (1850) avait satisfait l'Église à plusieurs égards , lui redonnant une bonne

8 D'a près Ant oine Prost, les ca tholiques obscurantistes n 'é taient qu ' une minorité. Ils se prononçaient contre l'i nstruction en raison de la subversion de la soc iété qu 'e lle était supp osée engendrer. La position officie lle de l'Ég lise était plutôt de considérer l'i ntelligence comme un don de Dieu qu 'i l fallait cultiver par l' instruction (1968 : 156).

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partie du contrôle de l'enseignement primaire9. Sous le second Empire, le

ministère de Victor Duruy applique plusieurs mesures pour réaffirmer l'autorité de l'État. Il est inquiet devant le progrès des congrégations. L'État reprend progressivement la place qu'il avait perdue, sans pour autant arriver à reléguer dans l'ombre les écoles privées confessionnelles.

Celles-ci continuent d'exister sous Ferry et conservent assez de force pour arriver à participer à ce que l'on a appelé la g~erre des manuels 10

,

où les républicains comme les catholiques présentaient une vision différente des héros de la nation, de l'homme idéal et de la société française (Amalvy, 1979; Déloye, 1994). Le ministère Ferry 11

, par les lois de 1882, couronna les tendances qu'avait prises l'enseignement primaire sous Guizot et Duruy vers un enseignement primaire public, qui impliquait la gratuité, l'obligation et la laïcité. Rien cependant n'interd isait l'enseignement aux congréganistes qui avaient obtenu leur brevet (loi du 16 juin 1881). Avec la loi du 30 octobre 1886 (sous le ministère de Goblet), le gouvernement eut toutefois pour obligation de « remplacer tous les instituteurs publics congréganistes par des laïques dans un délai de cinq ans, et les institutrices au fur et à mesure des

9La loi Falloux de 1850 affaiblit l' Université en permettant la participation de l'Église à sa gestion. Elle n'accorde la liberté de l'enseignement qu'aux congrégations. Elle établi t la liberté dans l'enseignement secondaire en autorisant l'ouverture d'écoles aux simples bacheliers, sans que le titre ne soit obligatoire, et abandonne le certificat d'étude . L' Université n'est pas détruite pour autant. C'est son influence qui est réduite par sa fragmentation entre les départements. D'après Antoine Prost , la loi Falloux « favorise l'Église à la fois hors de l'Université , par une liberté qui n'est pas de droit commun, et au sein de l'Université, qu'elle conteste pourtant , par des privilèges de fait.» (1968: 175) Mais la loi Falloux introduit aussi l'obligation d 'ouvrir des éco les pour filles dans les communes de 800 habitants et elle relève le traitement minimum des instituteurs (Prost, 1968: 177) 10 Première guerre scolaire dès la fin du mois de décembre 1879, « au moment où Paul Bert présente le rapport de la Commission de la Chambre des députés cha rgée d'étudier la réfonne de l'enseignement primaire voulue par Jules Feny » (Déloye, 1994: 201 ). Deuxième querelle des manuels en 1910 en débats parlementaires , après le dépôt par Pierre Biétry le 14 février d'un projet de loi visant à obtenir la séparation des Écoles et de l'État (Déloye , 1994: 286-287, 304). Durant cette même période était fondée la Ligue nationale pour la séparation des écoles et de l'État. 11 « Mais l'essentiel de l'œuvre républicaine est de constituer l'enseignement primaire en service public.» Cela implique: la gratuité totale (loi du 16juin 1881), l' obligation scolaire imposée au père de famille pour les enfants âgés de 6 à 13 ans (loi du 28 mars 1882) et la laïcité (suppression de l'enseignement du catéchisme , « laïcité des locaux scolaires, interdits aux ministres des cultes par la loi de 1882, et celle du personnel, édictée par la loi du 30 octobre 1886 ») (Prost, 1968 : 192-193).

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vacances de postes. » (Prost , 1968 : 202). La sécularisation scolaire fut achevée avec le paiement des instituteurs par l'État en 1889.

Sous le gouvernement de Émile Combes, la victoire de l'État paraît définitive 12

, même si plusieurs congrégations se sécularisent pour pouvoir continuer d'enseigner dans le secteur privé . Il est clair que jusqu 'à ces mesures radicales, l'autorité de l'État en matière d'éducation n'était pas reconnue par l'ensemble de la population. Cette séparation laissera, d'après Antoine Prost, le champ libre à l'Église catholique pour s'opposer aux projets éducatifs de l'État. À son tour, avec les socialistes, elle revendique la neutralité de l'école publique; la « guérilla scolaire» ne cessera pas entre 1905 et 1914. L'école laïque française fut pourtant bien admise dans le quotidien en 1914 ; plusieurs générations de Français avaient déjà été formées par elle, et l'obligation ainsi que la gratuité n'étaient plus menacées (Ozouf, 1982: 219).

L'autorité de l'État fut peu remise en question par la suite, même si l'enseignement privé confessionnel fut à nouveau autorisé par le gouvernement Vichy et maintenu après la Libération. Il faut attendre la déconcentration entamée dans les années 1960, puis la décentralisation qui commence en 1975 pour que son pouvoir sur l'éducation se modifie considérablement, sans pour autant que ne diminue la part du secteur public dans l'enseignement. L'autorité de l'État sur l'éducation n'est plus à démontrer tellement l'implication du catholicisme a dû reculer avec la baisse des pratiques religieuses et le déclin du pourcentage des élèves fréquentant l'école privée (Lelièvre, 1990: 212).

Au tournant du xx • siècle , la perte de vitesse du côté catholique conservateur quant à la possibilité d'enseigner dans le secteur privé fut en partie compensée par ! ' intensité du débat qui se maintenait autour des manuels d'instruction civique, d'éducation morale et d'histoire nationale . La vision républicaine, si elle a fini par recevoir l'adhésion de la majorité des Français, y compris celle des catholiques, eut du mal à s'imposer. L'idéal pédagogique que partageaient les deux camps idéologiques dominants renvoyait à un attachement patriotique très fort, bien que cet attachement se doubla d'une appartenance religieuse chez les conservateurs catholiques . Les études sur les manuels scolaires montrent

12 Loi sur la séparation des Églises et de l'É tat du 9 déc embr e 1905 après l' interdiction d 'e nse ignem ent à tout e congréga tion, y co mpri s dans le secteur privé ( 1904).

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bien les tensions vives entre les différentes définitions de la nation, de ses valeurs et du genre d'individus devant s'y rencontrer. Les définitions se rejoignent dans ce qu 'elles ont de plus général , la France cornrne lieu d'ancrage et sa grandeur cornrne particularité , mais se distinguent sur le genre d'individus qui doit la composer (Amalvi, 1979 ; Déloye, 1994).

L' identité nationale , par l'intennédiaire des enjeux autour de l'autorité sur l'enseignement et du caractère de la morale collective à privilégier, s'était trouvée au centre des débats scolaires, de manière particulièrement intense durant les premières décennies de la IIIe République. Déjà les années 1920 et 1930 voient un changement chez les républicains autant que chez les catholiques. La vision socialiste semble avoir fait dériver les questions de morale vers plus d'égalité et d'humanisme pour amoindrir l'élitisme et le patriotisme. Le patriotisme dans l'enseignement devient plus pacifique pendant l'entre-deux-guerre, en même temps que désenchanté après la désacralisation de la patrie à laquelle a conduit la Grande Guerre (Loubes, 2001 : 17). La scolarisation a été généralisée. Désormais il fallait aussi chercher à généraliser la longévité scolaire. Mais avant que n'apparaisse ce souci d'introduire à une autre étape de la démocratisation, la perception toujours plus accrue d'une transformation dans les structures de l'économie et des classes sociales exigeait la création d'un niveau intermédiaire entre l'enseignement primaire pour le peuple et l'enseignement secondaire pour ! 'élite. Il fallait répondre à cette nécessité pour continuer de tendre vers l'idéal d'une république bien ordonnée en même temps qu'ouverte à la mobilité sociale.

3. Les enseignements intermédiaires en réponse à une mutation des structures de classes

L'autorité sur l'enseignement et le caractère de la morale collective étaient objets de débat entre les catholiques et les républicains qui avaient une même prétention ~ pouvoir définir l'identité française. La forte impression laissée par l'Allemagne nationaliste a influencé cet aspect des politiques scolaires mais, note Antoine Léon, sa plus grande efficacité technique et économique a contribué aussi à faire porter le regard vers un nouveau besoin éducatif qui se manifestait avec la montée d'une classe moyenne employée dans les industries et les services . L'enseignement secondaire classique n'était pas adapté à leur destination professionnelle

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et l'enseignement primaire n'y préparait pas suffisamment non plus. Antoine Léon fait ressortir le nouvel esprit d'organisation et d'intégration qui marque la politique scolaire à partir des élections législatives de 1876-1877, après que les lois constitutionnelles de 1875 aient consacré la République (1994: 87). Le système scolaire que les républicains organisent est conçu pour limiter les aspirations des enfants des différentes classes sociales à ce qui est raisonnablement atteignable , compte tenu de la disponibilité des postes et des besoins variés en main­d 'œuvre. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le développement des écoles primaires supérieures pour les classes moyennes et les classes populaires. C'est aussi dans ce souci de préserver une élite que s'est développé un enseignement secondaire féminin résolument moins exigeant que le secondaire classique, et une section moderne moins prestigieuse que la section classique qui avait préservé le latin.

C'est en juin 1833 que furent créées les écoles primaires supérieures pour offrir une formation intermédiaire entre le primaire et le secondaire (loi Guizot), institution que la loi Falloux de 1850, en supprimant l'obligation pour les communes de les entretenir, abolit partiellement. L'enseignement intermédiaire entre le primaire et le secondaire qui réapparut plus tard fut divisé en deux voies assez semblables mais hiérarchisées : les écoles primaires supeneures ressuscitées et l'enseignement secondaire moderne. La difficulté à les distinguer entre eux, et à les situer dans la structure bipolaire primaire-secondaire, participa au cheminement progressif vers un secondaire unique.

La loi du 30 octobre 1886 inclut dans l'enseignement primaire, aux côtés des écoles maternelles et des classes enfantines, les écoles primaires supérieures (EPS), les cours complémentaires et les écoles manuelles d'apprentissage ( créées en 1880). Les écoles primaires peuvent mener à des cours complémentaires, aux EPS ou aux écoles techniques. Les enfants du peuple, comme les enfants des élites, peuvent ainsi fréquenter l'école jusqu'à l'âge de 15 ou 16 ans. Mais les écoles primaires ne peuvent mener à l'enseignement secondaire, qui d'ailleurs n' est pas conçu pour leur succéder : on y entre à 10 ans ( après quatre années dans ses classes élémentaires , différentes de celles du primaire) tandis que le certificat d'études primaires ne peut s'obtenir qu'à 12 ans. Le vocable de secondaire est réservé aux futures élites tandis que l'école primaire doit préparer directement les enfants du peuple au marché du

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travail ; elle est conçue comme une formation complète, la seule dont ils pourront bénéficier. La culture générale pour l'élite, la formation pratique pour le peuple. Pour Antoine Prost :

« La pensée des républicains est parfaitement nette sur ce point : Gréard et Buisson [ ... ] veulent éviter dr faire des déclassés en donnant aux EPS un caractère trop ambitieux, et Jules Ferry souligne qu'elles doivent rester pleinement primaires, et résister, mieux que l'enseignement secondaire spécial de Victor Duruy , aux séductions de la culture générale. » (1968 : 327)

C'est ainsi que Jules Ferry , tout en se prononçant sur l'égalité dans le droit à l'instruction 13, se défend bien de vouloir supprimer les hiérarchies socioprofessionnelles :

« Je ne viens pas prêcher je ne sais quel nivellement absolu des conditions sociales qui supprimerait dans la société les rapports de commandement et d'obéissance. Non, je ne les supprime pas: je les modifie . » (Robiquet, 1893 , p. 288)

Christian Nique et Claude Lelièvre s'appliquent d'ailleurs à briser, s'il subsiste, le mythe selon lequel Ferry aurait été à l'origine de l'école unique pour tous : « Pour Ferry, écrivent-ils, les dissociations institutionnelles entre l'école du peuple et celle des privilégiés, entre l'école des garçons et celle des filles, entre l'école et la production, doivent assurer la stabilité sociopolitique après les bouleversements révolutionnaires du xrx• siècle.» (Nique et Lelièvre, 1993 : 11)

Les écoles primaires supérieures (EPS) et les cours complémentaires 14 (CC), fortement soutenus par les élus républicains des villes, connaissent une progression constante de leurs effectifs jusqu 'en 1940 (Briand et Chapoulie , 1992 : 6, 49-50). Le succès fut très rapide pour les cours offerts aux garçons ; il fut plus lent mais tout de même considérable pour ceux offerts aux filles (Briand et Chapoulie, 1992 : 25-26, 80-81). La popularité de cet enseignement intermédiaire aura des

13 Discours prononcé le 10 avril 1870 lors d ' une conférence populaire faite au profit de la Société pour l' instruction élémentaire. 14 Cours à peu près équivalents dans la durée et les débouché s, mais rattachés aux écoles primaires.

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effets durables sur l'évolution de l'ensemble du système scolaire mais aussi et surtout sur ! 'évolution des structures de classes. Briand et Chapoulie lui attribuent en effet des conséquences de grande ampleur : « l'augmentation progressive et [ ... ] l'intensité de la scolarisation post­obligatoire [ ... ] ; l'ébranlement de l'enseignement secondaire masculin consécutif à la concurrence de l'enseignement primaire supérieur [ ... ] ; les caractéristiques spécifiques des classes moyennes dans la France de la première moitié du XXe siècle, puisque l'une d~s principales voies d'accès à ces classes résida dans le passage par l'enseignement primaire supérieur. » Un fait étonne après ces constatations : ce niveau , qui allait bouleverser les voies de la mobilité sociale, ne fit pas l'objet de débats publics ou parlementaires lors de sa création définitive (Briand et Chapou lie, 1992 : 24 ). Avant les premières mesures menant vers un unique deuxième degré vers la fin des années 1930, cet enseignement (dans la filière générale des EPS) finit par ressembler au secondaire classique (Briand et Chapoulie , 1992 : 369) .

Considérons maintenant ce qui mena à ! 'autre voie. En 1865 fut votée une loi présentée par Victor Duruy pour la création, à partir des cours spéciaux qu'avaient maintenus certains collèges, d' un enseignement spécial de courte durée destiné à former « les sous-officiers de l'industrie» (puisque les grandes écoles s'étaient appliquées depuis le milieu du XVIII e siècle à former des ingénieurs , l'élite industrielle). La loi instituait également une agrégation spéciale et une école normale spéciale pour la formation des maîtres qui allaient en être chargés (Léon, 1990: 84).

Le prestige de l'enseignement secondaire classique pesa assez rapidement sur le secondaire spécial. Celui-ci fut progressivement intégré à l'enseignement secondaire par les réformes de 1881, 1886, 1891 et 1902. Au fil de ces réformes successives, le cycle d'étude s'allongea et emprunta une pédagogie plus progressive pour inciter à une longue fréquentation. Le secondaire spécial devint en 1891 le secondaire moderne , intégré comme une section dans l'enseignement secondaire (la section D, langues-sciences, après un premier cycle sans latin 15

) :

reproduisant les méthodes de la section classique , celle-ci lui demeurait

15 Les autres section s sont : latin-gr ec (A), latin-langu es (8 ), latin- sc iences (C), qui succèdent en 2' à un premier cycle avec latin , et à l' apprenti ssage facultatif du grec en 4' et 3' .

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pourtant supérieure car les meilleurs élèves y étaient systématiquement dirigés pour suivre des cours de latin, signe de prestige et de distinction. Cette habitude aura pour conséquence, d'après Antoine Prost, de retarder le développement de l'enseignement professionnel (puisque le primaire supérieur offre un enseignement assez général, mais moderne) par rapport à des pays comme les États-Unis ou la Hollande 16•

L'élitisme n'explique pas à lui seul cette hésitation à suivre le courant réformateur des pays plus industrialisés - des barrières préservent effectivement l'accès aux études avancées à une certaine élite. Pourtant, cette hésitation à organiser un enseignement moderne et un enseignement professionnel traduit également un certain mépris pour ce qui touche exclusivement la pratique. C'est comme si l'éloge traditionnel de la culture abstraite et théorique freinait la réponse aux nécessités de la réalité économique. Cette analyse que propose Antoine Prost va directement dans le même sens que celle de Louis Dumont sur l'idéologie française:

« Dans une nation qui ne veut connaître que des citoyens en face de l'État [ ... ] l'école ne veut connaître que des intelligences. [ ... ] La spécialisation vient toujours en dernier lieu, et comme à regret. C'est une inévitable concession aux contingences matérielles. Par là, l'enseignement se coupe de la vie plus profondément que ne l'y oblige la simple situation pédagogique. Il n'est pas grave · que l'école diffère de la vie ; il est mauvais signe qu'on lui reproche tant, et de façon si constante, de n'y point préparer. Aussi bien l'enseignement ne récuse-t-il pas la critique : son véritable but, il l'avoue, est ailleurs. À tous les niveaux, sa grandeur, et sa faiblesse, est de prétendre former d'abord et avant tout l'homme et le citoyen.» (Prost, 1968: 340)

16 La première réforme ( décrets des 4 août 1881 et 28 juillet 1882) porta de 4 à 5 années la durée des études et introduis i• une pédagogie plus progressive pour éviter les évasions. Les exercices pratiques furent abandonnés et le ternie des études fut sanctionné à partir de cette · date par un baccalauréat donnant accès aux facultés de sciences et de médecine. Les études s'allongèrent encore d'une année par l'arrêté du 10 août 1886 et ne furent plus séparées en deux cycles (trois années de cours moyens et deux de cours supérieurs). La réforme de 1891 maintint l'infériorité juridique du nouveau baccalauréat par rapport à celui de l'enseignement classique. En 1902 il ne se distingue plus des autres baccalauréats et perd alors son infériorité juridique . Les sections avec latin conservent toutefois une supériorité de prestige (Prost, 1968 : 253-254)

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Le souci des républicains de maintenir l'ordre social avec une division scolaire correspondant à la division du travail se constate dans l'instauration du secondaire féminin par la loi Camille Sée du 21 décembre 1880. Cet enseignement ne vise pas l 'obtention de métiers pour les femmes , mais l'éducation des bourgeoises , futures épouses et mères . Elles n'apprennent donc pas la philosophie n\ les humanités, ceci afin d'éviter qu'elles ne se détournent de leurs « devoirs premiers» . L'enseignement secondaire qu'elles reçoivent est « plus proche du primaire supérieur que du secondaire masculin» (Lelièvre, 1990: 125)17

.

Leur cheminement n'est pas sanctionné par un baccalauréat , mais par le diplôme de fin d 'études secondaires . Il dure cinq ans alors qu'il est de sept chez les garçons . La di vision en deux cycles constitue d 'ailleurs une « invitation implicite à se contenter des trois premières années » (Lelièvre, 1990 : 126). Avec le décret du 25 mars 1924, les cursus et programmes du secondaire féminin s' identifient à ceux du masculin pour que soit reconnu officiellement le droit des jeunes filles à se préparer pour le baccalauréat (Lelièvre , 1990 : 126). Cet enseignement, conçu initialement pour les jeunes filles de la bourgeoisie , fut en fait fréquenté par les enfants de la petite et de la moyenne bourgeoisie qui voulaient accéder aux diverses professions (Lelièvre , 1990 : 126-127).

L'élitisme républicain qui protégeait les barrières et qui hésitait à fournir une réponse scolaire aux besoins de l'économie n'était pas sans se faire critiquer. Comme Claude Nicolet l'a montré , les partis de gauche dans la politique française ont souvent vu apparaître à leur côté des partis et des idées encore plus à gauche . Plusieurs prises de position en faveur de l'école unique succèdent aux réformes qui avaient instauré des niveaux d'enseignement intermédiaires qui semblaient pourtant satisfaire amplement les familles auxquelles ils s'adressaient. Les deux tendances, qui ne renvoient pas aux mêmes idées , contribuent toutes deux à l' unification de l'enseignement: l'élitisme républicain, par son prestige qui influence les méthodes pédagogiques, et le socialisme, par son souci de l'égalité des chances. Les niveaux primaire et secondaire deviendront

17 Leur cursus prévoit des cour s de français el d 'a u moins une autre langue moderne, des cours de lillératures anciennes et modernes, des travaux d 'a iguille, le dess in, la musique et la gymnastiqu e. L'enseignement sc ientifiqu e « est réduit à une initiation : les sciences peuvent dessécher les j eunes filles, amoindrir leur grâce et leur sensibilité» (Lelièvre, 1990 : 126).

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des degrés successifs traversés par tous les enfants, et non plus les parcours privilégiés de deux classes distinctes. Ces réformes progressives ne se réaliseront pas sans rencontrer de tenaces résistances.

4. La longue unification et son échec relatif

Deux phénomènes surprennent aujourd'hui dans l'unification de 1 'ense ignement primaire et secondaire : le duel entre les deux ordres pour obtenir la charge de fournir l'instruction obligatoire, puis le fait que finalement, les méthodes pédagogiques et les matières spécifiques qui avaient fait le succès de l'un et l'autre aient été diluées dans le processus d'unification. À première vue, l'acquisition d'une « culture seconde», pour reprendre l'expression de Fernand Dumont, ne semble avoir été ni si désirable pour les classes populaires et moyennes, ni si jalousement gardée par les élites. Il ne s'agit pas tant d'une acceptation servile d'une position de classe prédéterminée et légitimée par la culture scolaire (bourgeoise) telle que la regrettent amèrement Bourdieu et Passeron dans la Reproduction et les Héritiers. Pour plusieurs parents des classes populaires, le but de l'instruction demeurait l'obtention d'un poste et d'un statut intéressants et accessibles, que 1 'abolition de la filière primaire du second degré allait gravement compromettre. Pour les parents des classes supérieures, le souci était de pouvoir continuer à transmettre la culture des hwnanités.

Plusieurs historiens attribuent au choc de la Première Guerre et à « l'Union sacrée» entre laïques et catholiques dans les tranchées l'intention d'intégrer les ordres d'enseignement dans une « école unique » : la Grande Guerre aurait renforcé la fraternité entre les classes sociales en faisant ressortir l'égalité de valeur fondamentale entre les individus (plus seulement une égalité civile, mais une égalité d'esprit contenu dans l'essence de chacun). Cette égalité de valeur commandait l'égalité dans une culture de base commune, qui serait transmise dans les mêmes institutions, pour les enfants de toutes les classes sociales. L'idée fut développée dans le manifeste des Compagnons de l'Université nouvelle en 1918, des universitaires qui élaborent, depuis les champs de bataille, les principes et l'application d'une « réforme totale» pour une « France nouvelle»: « Un peuple qui s'est uni dans la guerre ne peut être divisé dans la paix [par des écoles].» (1918: 22) L'idée était déjà présente dans le projet de loi (1910) de Ferdinand Buisson pour une

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culture de base commune. Le sentiment de l'injustice auquel contribue l' école est conforté par l'étude critique des mœurs de la bourgeoisie que publie Edmont Goblot en 1925, La barrière et le niveau. Il y dénonce , entre autres habitudes et symboles de classe , la fonction sélective du baccalauréat et le rôle central qu 'y tiennent les hwnanités : « Telle est la fonction - l'unique fonction - du baccalauréat. » (Goblot , 1967 : 87). Entre le moment où apparaît l' idée d ' unifier l' enseignement primaire et l'enseignement secondaire et le moment où elle se réalise pleinement , il s'écoule plus d ' une cinquantain e d 'années.

L'unification de l' enseignement pour le premier degré s 'effectue par une fusion progressive des programmes et des institutions , qui commence au milieu des années 1920 et qui se termine dan s les années 1960 18

.

Quant à l'unification de l'enseignement secondaire , elle commence par l 'extension de la gratuité plutôt que par une mise en commun des instituteurs et des programmes . Comme elle oppose plus intensément deux conceptions de la formation devant préparer à la vie, l'enseignement moderne et concret versus le développement de l'esprit par l'en seignement d'une culture abstraite et désintéressée, cette réforme rencontre plus de résistance s et ne sera sur la voie d 'ê tre complét ée qu 'avec la réforme Haby de 1975. La gratuité ne s 'étend d 'abord qu 'aux collégiens qui suivent les mêmes cours que les élèves d'EPS annexés à leur collège (1927) , puis à toutes les sixièmes en 1930 et finalement à toutes les classes du secondaire en 1933 . Ces mesures surviennent un peu tard : elles devaient pallier l' import ant creux démographique que connurent les établissements d'enseignement second aire dans les années 1920 ( avec la bai sse de la natalité pendant la Grande Guerre) mais furent adopt ées au moment où les effets du boom démographique d 'a près­guerre commençaient à redresser leur situation. Lors des périodes creuses , les établi ssements avaient abaissé leurs exigence s d ' entrée . Désorm ais, ils voulai ent rétablir une autre barri ère 19 pour endiguer le flot

18 Décret du 12 décembre 1925 : permission aux institut eurs d 'e nseigner dans les classes élémentaires du secondaire ; arrêté du 12 février 1926 : les programmes des classes élémentaires des lycées deviennent ceux de l'e nseignement prim aire («a bsorption » « en route» mais pas comp létée car certains parents continuent de payer pour les classes élémentaires du secondaire) ; ordonnance du 3 mars 1945 : suppress ion des classes élémentaires du secondaire, mais effec tivement réalisée que dans les années 1960 (Lelièvre, 1990: 137). 19 Arrêtés du I" septembre 1933 et du 13 février 1934 .

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d'entrées qui compromettait la qualité de l'enseignement des humanités: l'examen de 6e20

.

Le jeune ministre de l'éducation nationale, Jean Zay, introduit, par une série de décrets et d'arrêtés (et pour s'assurer de voir passer son projet de loi), quelques mesures pour poursuivre l'unification. D'abord, la loi du 9 août 1936 prolonge la scolarité obligatoire jusqu'à 14 ans. En modifiant l'organisation du ministère, Jean Zay place les classes élémentaires des lycées et des collèges sous la direction du premier degré, rattache les EPS au second degré et les écoles nationales supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay au degré supérieur. Les parallélismes qu'il établit entre les différentes sections en modifiant les programmes permettront quelques passages de l'une à l'autre, même si la coordination demeure limitée avec la préservation des cours complémentaires. Essentiellement, ces mesures auront pour résultat l'intégration des EPS à l'enseignement secondaire. Les sections classiques, techniques et modernes font partie du second degré. Y mène la 6e commune aux trois sections, qui devient un cycle d'observation pour l'orientation dans l'une ou l'autre section. Le gouvernement Vichy, surtout inquiet de l'avenir de la filière classique, intègre les EPS à l'enseignement secondaire pour faire cesser leur « concurrence déloyale » (loi du 10 septembre 1940), ce qui aura plutôt pour effet d'accélérer la démocratisation de l'enseignement, car les EPS pouvaient désormais déboucher sur l'obtention du baccalauréat.

La poursuite de l'unification des différentes filières de l'enseignement secondaire se fera au début de la ye République. Le décret du 6 janvier 1959 rebaptise Collège d'enseignement général (CEG) les cours complémentaires, qui incluent alors un cycle d'orientation de deux ans sur les quatre ans de formation. Une ordonnance du même jour prévoit pour 1967 la prolongation de la scolarité jusqu'à 16 ans (réalisation ajournée jusqu'en 1971, faute de ressources suffisantes pour assurer la scolarisation de tous les adolescents). Le décret du 3 janvier 1963 crée les Collèges d'enseignement secondaire (CES) pour former des établissements polyvalents. Ces deux institutions seront unies en 1975 pour devenir les

20 Le secondaire français commence en 6' et se termine en I ' , dernière année avant l'obtention du baccalauréat. Le baccalauréat a une double fonction : il sanctionne la fin des études secondaires et il est la porte d 'entrée vers les études universitaires.

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collèges 21. Les cycles d'observation des différentes filières servant à

orienter les élèves y sont unifiés.

L'appréhension des répercussions désastreuses auxquelles conduira l'unification produit des résistances nombreuses, qui ne viennent pas seulement, contrairement à ce que l'on pourrait croire , des élites qui voudraient garder pour elles le privilège d'un enseignement supérieur ou des conservateurs catholiques qui voudraient préserver l'ordre social et qui pour ces raisons refusent catégoriquement la réalisation de l' École unique (Barreau et Garcia, 1998: 13-14). Une forme de résistance s'observe aussi dans la conception de l'enseignement que l'on veut généraliser. Deux tendances opposent les tenants de l'école unique: ceux qui souhaitent l'allongement du primaire pour qu'il corresponde à la période de scolarité obligatoire et ceux qui souhaitent faire du secondaire un degré franchi et complété par tous (Lelièvre, 1990 ; Prost , 1992, 2004). Deux conceptions différentes de la démocratisation de l'enseignement secondaire y correspondent : offrir un enseignement moderne et pratique avec des perspectives d'emploi (position des défenseurs du primaire , instruits de la réalité quotidienne dans les quartiers populaires et des aspirations réalistes de leurs résidents) ou encore étendre à tous l'enseignement classique (position des défenseurs du secondaire, « convaincus de l'excellence de leur enseignement et de l'universalité de leur culture ») (Prost, 1992 : 79-80). Depuis les débuts de la m• République, on se questionnait sur l'avenir du latin : devait-on l'enlever de la 6• et abandonner la culture classique ou encore la maintenir et ainsi reproduire les inégalités ? Les fortes inégalités sociales qui s'observaient devant l'école dès la 6•, dont l'origine sociale était plus responsable que le mérite individuel , étaient fortement dénoncées par des sociologues et des experts gouvernementaux. Les réformes, de Buisson à Jean Zay, par l'intention de former un tronc commun, avaient cherché à éviter que l'orientation ne soit trop déterminée par l'origine sociale (Prost , 1992: 76-79). L'institution d'un tronc commun n'allait pourtant pas de soi , ni les matières à privilégier dans cette refonte des programmes.

Les parents des classes populaires choisissaient d'ailleurs, dans des conditions de libre choix , d'envoyer leurs enfants au primaire supérieur ,

21 Loi du 11 juillet , décret du 28 décembre 1976, appliqués à la rentrée de 1977.

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auquel ils se sentaient plus attachés et envers lequel la confiance était plus grande pour ! 'avenir de leurs enfants 22

• Tant et si bien que les collèges, où les classes sont payantes et qui voient leurs effectifs baisser à la fin des années 1920, se plaignent de concurrence déloyale de la part des EPS. La concurrence entre les deux ordres s'apaise dans les années 1930 avec la reprise démographique et la '.'ratuité de l'enseignement secondaire. Elle reprend à la veille de la Deuxième Guerre mondiale alors que les effectifs des EPS demeurent de loin supérieurs à ceux du secondaire, à cause de l'intensité de la demande des familles des classes populaires. La demande est si forte pour ce type de scolarisation que certains établissements instituent un concours d'entrée très sélectif (Prost, 1992 : 72). Pour Antoine Prost, « [le] problème central de l'enseignement français, un demi-siècle plus tard, est d'avoir répondu à cette demande par une offre de type secondaire. » ( 1992 : 72) La section classique disparaîtra du premier cycle en 1968 avec le report du latin en quatrième sous le ministère Faure 23

.

Le bilan des réfonnes qui ont mené à l'unification du second degré est loin d'être rose. Il est vrai que désormais le collège est devenu le passage obligé de tous les élèves et que le taux de scolarisation a augmenté depuis 1959. Le niveau moyen des connaissances des Français aurait même augmenté, d'après les résultats à un test psychométrique rapportés par Baudelot et Establet ( 1989 : 74-83) 24 La perte de variété des méthodes pédagogiques aurait contribué à faire accroître la sélection alors que l'hétérogénéité des publics scolaires augmentait. Moins d'élèves ne parviennent en seconde qu'à l'époque où les EPS et les cours complémentaires pouvaient les y envoyer 25

. Les demandes des familles

22 En 1927, pam1i les 15 200 élèves reçus aux concours de bourses de 1926, 2600 se dirigent vers le secondaire contre 12 6000 vers les écoles primaires supérieures. Les deux institutions leur sont pourtant ouvertes (Lelièvre, 1990 : 138). 23 La section B avait été supprimée par le décret du 13 mai 1924 et la section D rétablie un an après avoir été abolie . Le décret instaurait aussi un programme commun de français, d'histoire-géographie, de sciences, aux trois sections restantes (A, C et D) pour établir l'égalité scientifique . 24 Un test psychométrique mené chez les conscrits des années 1950 aux années 1980, donc chez tous les garçons d'une génération en âge de faire leur service militaire, montre que le niveau de l' élite s ' est maintenu même si elle a pris de l'ampleur en proportion. Les niveaux du centre se dispersent , certaines filières sont tirées vers le bas , d 'autres vers le haut. Puis le pourcentage de ceux qui échouent vraiment a énormément diminué. 25 « Les enfants d'ouvriers (depuis la Seconde Guerre mondiale] entraient peu nombreux en sixième au lycée, mais ils le rejoignaient de plus en plus souvent en seconde, après un

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pour les sections plus prestigieuses de l'enseignement général ont contribué à accentuer la hiérarchie entre le général et le technique ; les bons élèves ne vont plus dans cette dernière section , maintenant que celle qui est la plus prestigieuse leur est accessible. Le désir constant d'offrir la meilleure instruction possible conduit également les parents qui en ont les moyens et qui sont les plus instruits du fonctionnement du système scolaire à déserter les écoles publiques pour aller vers les écoles privées , ou encore à user de stratégies pour faire accepter leur enfant dans des écoles publiques mieux cotées (comme l'apprentissage de l'allemand) (voir notamment Van Zanten , 2003) . Louis Legrand , définitivem ent contre un retour aux filières pour le secondaire , voit le Collège unique sombrer sous les pressions des milieux . L'adaptation vers laquelle tendent les collèges se situe entre une application approfondie et enrichi e des programmes scolaires et un abaissement des exigences pour rejoindre les clientèles en difficulté d 'apprentissage mais surtout en perte de motivation (1998 : 57) . Des établissements de même niveau n'enseignent ni les mêmes matières, ni n'exigent le même degré de difficulté.

L'échec de l'école unique réside dans son impuissance à étendr e réellement les savoirs à tous les élèves. Des barrières ont été abolie s, d 'autres les ont remplac ées en prétendant s'appuyer sur le mérite individuel pour réaliser la pleine égalité dans l'accès à la culture et la liberté de l'approfondir. C'est bien ce que dénonçaient Bourdieu et Passeron dans la Reprodu ction et les Héritiers, en montrant que la culture familiale déterminait lourdement le cheminement scolaire des élèves, en partie parce que les agents du système scolair e y étaient aveugles. Les idéaux pédagogiqu es modernes se sont traduits dans la nécessité de faire réussir tous les enfants à l'école puisqu 'e lle est devenue le passage obligé pour l'acc ès au monde des adultes , celui de la société civile et de la société politique. Le lien étroit et inversement proportionnel entre le niveau scolaire et la précarité de l'emploi est en bonne parti e responsable de cette obsession toute contemporaine de la réussite scolaire , qui fait perdre de vue l'es sence de l'éducation , soit la transmission des savoirs et le développ ement des vertus et de l' intelligence. Les réformes qui ont mené à l'é tat actuel du système scolaire se faisaient toutefois dans la

passage par les cours complémentaires. Au milieu des années quatre-vingt, tous les enfants d 'o uvriers entraient en sixième au collège, mais le nombre de ceux qui entraient en seconde n 'a ugmentait plus : la maj orité d 'e ntre eux étaient "orientés" avant ce stade. » (Prost, 1992 : 95) .

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réaffirmation , de plus en plus radicale, des valeurs au fondement de la République : 1) la nation politique pour enfin se détacher de la domination obscurantiste de l'Église catholique, 2) un enseignement prolongé pour le peuple pennettant l'ascension sociale, et 3) l'unification des deux premiers degrés de l'enseignement pour former une culture de base commune. Les idéaux républicains n'ont cessé de guider ce processus d 'abolition des privilèges mais viennent de trouver leur limite: les réelles inégalités entre les individus , qui ne ~euvent s'abolir sans une intervention extérieure absolue sur leur destinée 6

.

Conclusion

Le découpage des périodes où se sont manifestés avec force le nationalisme , le libéralisme républicain et le socialisme saute aux yeux. Le libéralisme républicain s'est affirmé en même temps que le nationalisme qu'il a revendiqué contre les prétentions des catholiques , du début de la me République à la Première Guerre mondiale . Le socialisme a succédé , en réaction au maintien des cloisons entre les classes sociales , cloisons perçues comme des limites à la liberté individuelle et à l'égalité des chances dans l'accès à la culture. Il était déjà présent toutefois dans le républicanisme , qui, inquiet devant une révolution des structures de classe, avai: néanmoins le souci de nourrir la solidarité entre les classes sociales , en encourageant la participation politique de tous les citoyens et en cherchant à rendre au plus grand nombre la dignité personnelle que procure l'occupation d'une fonction économique utile. L'abolition des cloisons qui protégeaient les aspirations de classe suscite depuis un peu plus de deux décennies des réactions plus que mitigées devant la sélection accrue qui s' effectue par la méritocratie . L' intensité de ce phénomène dérange l'idéal pédagogique d 'égalité entre les individus , dans lequel l'école est censée occuper le rôle central : elle n'arrive pas à réaliser cet idéal quand elle considère les élèves comme des égaux à leur entrée dans le système scolaire. Cela tandis que l'adaptation des méthodes pédagogique , aux aptitudes et intérêts de l'enfant ainsi qu'à l'exigence d'adaptabilité aux structures du marché de l'emploi cache une autre face de la crise : la perte de prestige de l'enseignement , avec l' impression répandue que la jeunesse d 'aujourd'hui peut et désire moins savoir que celles qui l'ont précédée. Lire par exemple le livre de P.

26 Puisque les inégalités d 'éducation commencent évidemment dès la plus tendre enfance.

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Milner (1999) : À bas les élèves! Le fait que l'activité d'enseigner n'attire plus comme autrefois parmi les meilleurs candidats aux études universitaires est désigné souvent comme un autre facteur du déclin , tout autant que ! 'incapacité des études à correspondre exactement à la finalité qu'on semble lui attribuer aujourd'hui, essentielle, mais réductrice quand elle est seule, celle d 'ass urer à tous des débouchés intéressants.

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Mélanie Bédard Candidate au doctorat en sociologie

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