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Les Libanais et l’argent

Commentaire des résultats de l’enquête nationale

Institut des Finances Basil Fuleihan

par Nada Nassar-Chaoul

Professeur à la Faculté de droit et des sciences politiques

De l’Université Saint-Joseph de Beyrouth

Je voudrai tout d’abord remercier l’Institut des Finances Basil Fuleihan de m’avoir

invitée à cette rencontre, un Institut qui porte le nom d’un homme qui est dans le

cœur de tous les Libanais, non seulement pour sa compétence financière et

professionnelle d’envergure internationale, mais encore pour tout ce qu’il a donné

à notre pays jusqu’à lui offrir sa propre vie.

Je voudrai d’autant plus remercier cet Institut que je ne suis que juriste, des

personnes réputées peu versées en finances, quoique partageant avec cette matière

une réputation –tout à fait injuste- de sécheresse, d’abstraction et d’aridité, le seul

intérêt de mon intervention étant de donner le point de vue d’un non-spécialiste sur

un sujet hyper spécialisé, l’enquête fort bien menée et présentée avec un esprit de

synthèse remarquable par le « CRI Consultation and Research Institute ».

« Les Libanais et l’argent… », un thème sérieux qui fait pourtant davantage sourire

que réfléchir, tant les lieux communs et les préjugés (qui, comme chacun le sait,

comportent une bonne part de vérité) ont la vie dure en la matière. En effet, des

expressions telles que « un riche Libanais », « une voiture voyante conduite par un

Libanais », « une Libanaise multimarques bardée de sigles », « un fils à papa

libanais » sont monnaie courante -c’est le cas de le dire- dans les magazines et les

romans de gare policiers. Cela sans compter que ce qu’on appelle en France « les

affaires », c'est-à-dire les scandales politico-financiers, ont mis en avant le rôle

déterminant peu glorieux que nos compatriotes y ont joué.

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Opulent, ostentatoire, voyant, choquant, voire même vulgaire, ces poncifs font, en

réalité, abstraction de deux choses : d’une part, le fait que le sens de la fête et de

l’hospitalité, le goût des belles choses et la réelle générosité des Libanais leur

donne une apparence de richesse ne correspondant pas toujours à la réalité et,

d’autre part, la force de travail, la créativité, l’ingéniosité et le dynamisme dont ils

ont dû faire preuve pour en arriver à cette réussite.

De ce fait, on ne peut que saluer le choix par la Banque Mondiale du Liban comme

seul pays arabe pour la réalisation d’une étude nationale visant à analyser les

connaissances et les attitudes des Libanais vis-à-vis de l’argent, tant celles-ci

peuvent, de prime abord, apparaître comme atypiques. Atypiques parce qu’elles

relèvent de pratiques que les sociologues ont coutume de qualifier de « tribales »

ou de « bédouines » liant l’argent non pas au fruit du labeur, mais au moyen de

procurer du prestige dans la hiérarchie sociale. Même si une seconde lecture des

résultats de cette enquête montre une tendance des jeunes ménages urbains à une

approche plus rationnelle et plus organisée de la consommation avec une gestion

planifiée et assez rigoureuse, par les femmes surtout, du budget familial.

C’est donc autour de ces deux idées que je vais axer mon intervention, d’abord, les

pratiques qu’on connaît déjà qu’on peut qualifier de «primaires » vis-à-vis de

l’argent et que l’enquête confirme et, ensuite, les bonnes nouvelles que cette

enquête nous apporte et qu’on connaît moins, c'est-à-dire les pratiques financières

rationalisantes.

I-Ce qu’on savait déjà et que l’enquête confirme

A-l’imprévoyance

Faire des plans à long terme, établir des budgets prévisionnels, épargner pour

l’avenir, adhérer à des plans de retraite ou à des plans-vieillesse, voilà des choses

très peu aguichantes ne motivant que médiocrement nos compatriotes qui semblent

avoir du mal à se projeter dans l’avenir : en effet, 47% des Libanais n’essaient

même pas d’épargner et la moitié d’entre eux n’établissent pas de budget. Et cela

ne s’améliore pas avec l’âge, puisque plus du tiers des personnes de moins de 60

ans n’ont pas même songé à un plan-vieillesse.

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Comment leur en vouloir quand ils ne savent pas de quoi demain sera fait ? Si on

n’est pas sûrs de faire de vieux os, doit-on vraiment se préoccuper de ses vieux

jours ? Tout le monde le sait, les pays improbables aux destins incertains n’ont pas

de vieux jours…et la planification est le luxe des pays qui ont un avenir et qui

maîtrisent leur futur. Si l’appartement qu’on a mis des années à rembourser peut

disparaître dans une explosion en quelques minutes, autant brûler sa vie par les

deux bouts et, par une sorte de syndrome du « Great Gatsby », se saouler toute la

nuit dans de folles soirées au « Sky Bar ». Le Liban n’est-il pas en train de vivre

« Les Années Folles » que l’Europe a vécues après la première guerre mondiale ?

La vie nocturne trépidante, le nombre de pubs et de nights qui ouvrent tous les

jours, les bachelor party délirantes, les party, after-party et after-after-party,

montrent qu’on vit des années très folles.

Mais en-dehors même du facteur insécurité, finalement conjoncturel et ponctuel,

une autre explication liée à la source du revenu explique l’attitude désinvolte des

Libanais à l’égard de l’argent. En effet, la manière avec laquelle on gagne l’argent

joue un grand rôle dans la manière avec laquelle on le dépense : si l’argent est

gagné au coup par coup, dans l’instantanéité, par une « darbiyyé » forcément

rapide, peut-être même fortuite, et devant beaucoup à la chance, il est plus facile de

le dépenser que lorsqu’il est le fruit d’un long et dur labeur. Autrement dit, si la

source de la richesse, c’est l’échange instantané du produit, non la production

longue et laborieuse de celui-ci, on s’en départit beaucoup plus facilement, selon

l’adage…Or de par la vocation traditionnelle de Liban en tant que pays de services,

beaucoup d’argent est gagné par une opération de courtage, d’entremise, de

commission, d’agence, en somme par un jeu d’intermédiaire pouvant faire passer

très vite le chanceux du statut de pauvre à celui de riche. D’ailleurs dans

l’imaginaire populaire, la réussite matérielle est vue comme le fruit de la chance,

de la foi en Dieu et en sa bonne fortune avec des expressions telles que «

B-Insouciance, frime et légèreté

Les Libanais aiment dépenser sans compter. Mais attention, se faire plaisir a pour

eux un sens très différent de celui d’un Européen ou d’un Américain : alors que ce

dernier privilégiera les achats liés à ses hobbys personnels, à ses loisirs et à ses

passions individuelles : bateau, équipement de golf, objets de collection, voyages

sur des terres inconnues, le plaisir pour le Libanais passe obligatoirement par celui

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de faire envie aux autres, suivant l’adage bien connu : « il ne suffit pas d’être

heureux, encore faut-il que les autres ne le soient pas ».

Certes, dans l’enquête, à la question « le superflu passe-t-il avant l’essentiel ? »,

40% des personnes sondées ont répondu vertueusement « jamais ». Mais ce faisant,

elles ont répondent en se conformant à leur éducation moralisante, à ce qu’elles ont

appris dans leur livre de lecture arabe, elles n’ont pas dit ce qu’elles faisaient

effectivement. Car encore faut-il définir le superflu et le nécessaire : ainsi, il est

beaucoup plus facile pour un fils d’obtenir de son père un gros montant pour faire

un mariage somptueux qui éblouira les voisins que le même montant pour fonder

une entreprise. Dans les maisons, le salon luxueux peut cacher des chambres à

coucher défraîchies et il est courant qu’une dame endiamantée affublée d’une 4x4

dernier modèle exige d’un libraire pour ses enfants à la rentrée scolaire -parlons-en

dans ce Salon du Livre- des livres de classe usagés qui peuvent être dans un état

déplorable.

En réalité, les pratiques consuméristes démesurées par rapport aux ressources sont

le propre de la société conflictuelle ou querelleuse ou « moujtama’a al

mounakafa » dont la survie passe par la défaite de l’autre, la transposition sur le

plan de la consommation des pratiques politiques que nous observons tous les

jours. Attention, il ne s’agit pas de la concurrence ou de l’émulation qui sont des

leviers naturels du progrès économique, mais d’un mimétisme négatif pouvant

mener le consommateur à des pratiques désastreuses : emprunts ruineux,

hypothèques aux conséquences mal calculées, risques disproportionnés,

surendettement des ménages, d’autant plus que l’enquête montre que les Libanais

ont un niveau de connaissance financières, notamment concernant le taux d’intérêt

composé, très approximatif (22% seulement de réponses correctes), faisant en cela

le bonheur des banques qui réussissent ainsi à leur proposer des produits en

apparence très attractifs, en réalité, très onéreux, pour le moins qu’on puisse dire.

III-Méfiance vis-à-vis de l’Etat et recours à la famille-bouclier financier

L’enquête montre que les connaissances relatives aux finances publiques sont

plutôt moyennes au Liban et -pudiquement- le rapport dit qu’ « elles sont entachées

de perceptions à caractère politique ». En réalité, il s’agit carrément de méfiance

quant à la manière dont les recettes sont dépensées, à la destination des impôts

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collectés, aux fuites, et cela quel que soit le bord politique auquel on appartient car

si les responsables de la corruption changent suivant le parti politique auquel on

appartient, la corruption, elle, demeure et son existence est l’une des rares choses

sur laquelle les Libanais sont d’accord.

Dans ce contexte d’absence d’Etat-providence, pour boucler leurs fins de mois,

53% des Libanais disent recourir à la famille, amis et collègues, à notre sens,

surtout à la famille qui reste le principal bouclier en cas de coup dur ou de

mauvaise passe. D’ailleurs, ce n’est pas vrai que les Libanais ne font pas de plans-

vieillesse. Leur vrai plan-vieillesse à eux, ce sont leurs enfants puisqu’ils sont 50%

à préparer leur avenir en finançant leurs études, en espérant secrètement qu’à leur

tour, ceux-là les soutiendront matériellement durant leurs vieux jours.

Mais ce qu’on connaît moins et que cette enquête nous montre, ce sont des aspects

plus rationnels de la consommation et du rapport à l’argent dans certaines

catégories de la population libanaise.

II-Ce qu’on connaît moins : la rationalisation du rapport à l’argent

Les préjugés ont la vie dure. Car dire que près de la moitié des Libanais ne

préparent pas un budget, c’est omettre qu’un tiers d’entre eux en établissent un et

cela de manière régulière. Et contrairement à leur réputation de frivolité, ce sont les

femmes qui à 58% font des prévisions budgétaires détaillées, la tendance

augmentant, bien sûr, avec le niveau d’éducation. De même, dire qu’un tiers des

Libanais (32%) n’a pas encore même songé à un plan-vieillesse, c’est omettre que

les autres ont mis au point plusieurs mesures financières pour assurer leurs vieux

jours. De même, l’enquête montre que plus de la moitié des hommes et des

femmes essaient d’épargner et que cette tendance augmente d’autant plus que le

revenu du ménage est élevé. Enfin, lueur d’espoir, l’enquête nous montre quand

même que 30% des Libanais sont des gestionnaires rigoureux et que 60% d’entre

eux sont des femmes âgées de plus de 40 ans vivant en milieu urbain.

En conclusion, cette enquête ne fait que confirmer la segmentation de la société

libanaise entre référentiel traditionnel arabe et apports rationalisants occidentaux.

Cette segmentation est perceptible au niveau de la consommation et du rapport à

l’argent, aussi bien qu’au niveau politique, confessionnel ou même relationnel

entre les Libanais.

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Une source de richesse, mais aussi de conflits et de tensions. A surveiller.

Alors, si la vie est trop courte pour dépenser triste, continuez à faire des goûters

d’anniversaire pour vos enfants qui ressemblent à des mariages et des mariages qui

ressemblent -en plus beau- au bal de la Rose à Monaco, mais de grâce, de grâce, ne

vous ruinez pas !