Les Lois de l'Esprit Chez Pierce

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    Les Lois de l’esprit chez Charles S. Peirce

    Jean-Marie Chevalier

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    Jean-Marie Chevalier. Les Lois de l’esprit chez Charles S. Peirce. Philosophie. UniversitéParis-Est, 2010. Français.   .  

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    1

    UNIVERSITƒ PARIS EST Ð CRƒTEIL ƒCOLE DOCTORALE LSHSS

    N¡  :

    THéSE

    pour obtenir le grade deDOCTEUR DE LÕUNIVERSITƒ PARIS-EST

    Discipline 

    : Philosophie

    prŽsentŽe et soutenue publiquement par

    Jean-Marie CHEVALIER

    le 15 mai 2010

    LES LOIS DE LÕESPRITCHEZ CHARLES S. PEIRCE

    _________________________

    Directrice de thse

    Madame le Professeur Claudine TIERCELIN (UniversitŽ Paris-Est CrŽteil, Institut Jean-Nicod)

    _________________________

    JURY

    Madame le Professeur Anouk BARBEROUSSE (CNRS)Monsieur le Professeur Pascal ENGEL (UniversitŽ de Genve)

    Monsieur le Professeur Gerhard HEINZMANN (UniversitŽ Nancy II)Monsieur le Professeur Pierre WAGNER (UniversitŽ Paris I, PanthŽon-Sorbonne)

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     A mes parents et ˆ mon frre

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    A lÕorŽe de ce volume, comment ne pas remercier madame le Professeur Claudine Tiercelin,

    qui a acceptŽ de diriger ma thse et mÕa guidŽ ˆ travers le labyrinthe peircien en prodiguant

    gŽnŽreusement conseils et indications prŽcieuses.

    Ce travail prolonge un mŽmoire de D.E.A. rŽalisŽ sous la direction de monsieur le Professeur

    Pascal Engel, ˆ qui va toute ma gratitude pour sa disponibilitŽ et sa grande gentillesse.

    JÕai une grande dette envers monsieur le Professeur Fran•ois Latraverse, qui mÕa accueilli

    dans son laboratoire et a mis en Ïuvre toutes les conditions matŽrielles et humaines propices

    ˆ la recherche.

    Je remercie Žgalement monsieur le Professeur AndrŽ de Tienne, dont les avis et

    encouragements ponctuels mÕont incitŽ ˆ suivre son modle de rigueur.

    Il est probable que lÕexemple de Matthias Girel soit en partie responsable de mon engagement

    peircien. Faut-il lÕen remercier   ? Je lÕespre.

    Je ne peux mentionner toutes les personnes qui, dans des conversations ou par leurs

    remarques, mÕont aidŽ ˆ dŽvelopper ma pensŽe ou ˆ prŽciser certains points. Que soient au

    moins citŽs Gwenna‘l Bricteux, Guillaume FrŽchette, JŽr™me Havenel, Amirouche Moktefi,

    Janyne Sattler, Tristan Vigliano, JŽr™me Vogel, Robert Zaborowski, ainsi que messieurs les

    Professeurs Vincent Colapietro, Ivo Ibri, Joseph Margolis, Mathieu Marion, Quentin

    Meillassoux, Claude Panaccio, Jean Salem et John Woods.

    JÕai beaucoup profitŽ des Žchanges au sein de lÕInstitut Jean Nicod, de lÕEcole doctorale de

    Paris-XII (notamment avec Laura Cosma, Beno”t Gaultier et Thomas Marcy, ainsi quÕavec

    Adinel Bruzan, Elodie Cassan, Raluca Mocan, Bogdan Rusu et Karl Sarafidis), et du

    G.R.P.W. de lÕUqˆm ˆ MontrŽal.

    Des versions antŽrieures de ce mŽmoire ont bŽnŽficiŽ, pour tout ou partie, de la lecture de

    CŽline Bonicco, Chantal Chevalier, Pierre Chevalier, JŽr™me Havenel, Harold Lopparelli,

    Olivier Mabille, Janyne Sattler et Marie Walckenaer. QuÕils soient remerciŽs pour leurs

    corrections, commentaires et critiques.

    Parce que ce travail fut une aventure humaine, je salue la fidŽlitŽ de mes amis.

    Le plus important pour moi reste ˆ exprimer 

    : je remercie mes parents et mon frre, surlÕaffection desquels repose entirement cette thse.

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    Owing to the great part that activity plays in pragmaticistic, and more or less in all pragmatisticthought, the prime need for comprehending it is to be in alively state of mind. There is an attitude of spirit that is

    separated only by a swordblade from fun, and yet is in fullharmony with all that is spiritual and even hungers forthat which is devotional. (MS 280)

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    NOTE SUR LES TEXTES

    1.  Editions utilisŽes

    Pour les rŽfŽrences aux Ïuvres de Peirce, on a privilŽgiŽ autant que possible lÕŽdition

    des Chronological Writings (abrŽgŽe en W suivi du numŽro de volume et du numŽro de la

    page), qui couvre la pŽriode 1857-1890. (LÕannŽe nÕest pas mentionnŽe pour ne pas alourdir

    le texte, mais il est aisŽ de la retrouver avec la chronologie.) Pour la pŽriode suivante, on a

    utilisŽ en prioritŽ les Collected Papers (indiquŽs simplement par le numŽro de volume et le

    numŽro du paragraphe, suivis de la datation rectifiŽe par le Peirce Edition Project

    dÕIndianapolis), sauf pour les textes trop mal ŽditŽs tels que les  Lowell Lectures de 1892, la

    lettre au Carnegie Institute (L 75) et les articles sur le pragmatisme de 1905-6, citŽs ˆ partir

    des Historical Perspectives on PeirceÕs Logic of Science (HPPLS, tome et page, suivis de la

    date), et les Cambridge Lectures de 1898 citŽs ˆ partir de Reasoning and the Logic of Things

    (RLT, page et date). La correspondance avec Langley ainsi que les manuscrits sur Hume et les

    miracles sont pris de Values in a Universe of Chance. Comme les Historical Perspectives on

    PeirceÕs Logic of Science  (par exemple pour Ç   Pythagorics   È),  les  New Elements of 

     Mathematics (NEM, volume, page et annŽe) ont constituŽ une source complŽmentaire

    importante. Les rŽfŽrences aux manuscrits (MS, numŽro du catalogue Robin et datation) ont

    ŽtŽ rŽduites aux seuls textes inŽdits. Lorsque cÕŽtait possible, les textes ont ŽtŽ citŽs en

    fran•ais dans lÕŽdition des Ïuvres au Cerf (traduites par Christiane ChauvirŽ, Jean-Pierre

    Cometti, Pierre Thibaud et Claudine Tiercelin, dŽsignŽes par Îuvres suivi des numŽros de

    volume, de page et de date, ou par RLC pour Le Raisonnement et la logique des choses). Dans

    le cas contraire nous avons proposŽ notre propre traduction.

    2.  Remarques sur la traduction

    Certains termes utilisŽs par Peirce sont particulirement difficiles ˆ traduire   :

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    - feeling ne dŽisgne pas exactement le sentiment (sentiment ) ni la sensation (sensation),

    encore moins lÕŽmotion. Peirce dŽfinit la sensation comme Ç   tout ce qui nous est directement

    connu par nos feelings   È (W3.53). Elle est aussi diffŽrenciŽe du  feeling par son attribution ˆ

    un sujet. Il est vrai que Peirce parle ˆ lÕoccasion de Ç   feeling ou sensation  È (par exemple

    7.625, 1903), mais il sÕagit de concepts diffŽrents. CÕest pourquoi nous avons choisi de ne pas

    traduire feeling, qui a un usage en fran•ais, quoique dans un registre de langue trs diffŽrent.

    -cognition  fait rŽfŽrence ˆ un contenu mental dÕordre intellectuel. Parler de la

    cognition comme facultŽ ne pose pas de problme en fran•ais   ; mais nous nous sommes

    autorisŽ ˆ parler dÕÇ   une cognition  È, malgrŽ lÕŽtrangetŽ de cette locution.

    -conception  est gŽnŽralement traduit par Ç   conception  È, bien que le mot semble

    souvent (mais pas systŽmatiquement) rŽfŽrer au fran•ais Ç   concept  È. Tel est le cas chez

    George Boole ou Thomas Brown, qui mettent le concept au centre de leur logique (plut™t que

    la proposition ou le raisonnement). Le terme anglais est ˆ la fois plus objectif que notre

    Ç  conception  È et plus subjectif que notre Ç   concept  È.

    -self-control peut tre rendu ˆ la fois par Ç   contr™le de soi   È et par Ç   autocontr™le   È.

    Comme pour le mot prŽcŽdent, cette ambigutŽ est constitutive, car la raison est ˆ la fois

    contr™lante et contr™lŽe (self-controlling and self-controlled) (7.77, 1906). En effet, le propre

    du self-control est, depuis une rŽgulation mŽcanique, de faire accŽder lÕesprit ˆ une pratique

    consciente du sujet. Le fran•ais doit choisir entre Ç 

    contr™le de soi 

    È et Ç 

    autocontr™le 

    È lˆ o

    lÕanglais tire bŽnŽfice de lÕambigutŽ   : il sÕagit dÕun contr™le du soi par le soi, dans lequel

    lÕagent qui contr™le est lÕagent contr™lŽ (MS 280, 1905)   ; mais il procde de manire

    automatique, en Žchappant partiellement ˆ la conscience. Il arrive ˆ Peirce dÕtre trs explicite

    ˆ ce sujet  : Ç  JÕemploie le mot Ôself-controlled Õ pour Ôcontr™lŽ par le soi du penseurÕ, et non

    pour Ôincontr™lŽÕ, sinon dans son propre auto-dŽveloppement spontanŽ, cÕest-ˆ-dire

    automatique  È (6.454, 1908).

    -Ë ce propos, Ç 

    spontanŽ 

    È est presque un faux ami, puisque le mot dŽsigne un

    surgissement alŽatoire, alors que lÕanglais spontaneous dŽsigne ce que lÕon fait sua sponte, de

    son propre mouvement, cÕest-ˆ-dire volontairement (cf. les remarques de Peirce sur les

    transpositions de lÕallemand ou du fran•ais ˆ lÕanglais, 7.494, 18971). Le glissement, ˆ

     1 Ç   Par exemple, le mot  Entartung, ayant ŽtŽ traduit en fran•ais par ÔdŽgŽnŽrationÕ, devient degeneration enanglais, bien que cela signifie degeneracy, qui est une chose entirement diffŽrente. De mme ÔspontanŽeÕ (sic)devient dans ce nouveau jargon spontaneous, qui est presque lÕinverse de la signification anglaise correcte despontaneous. ÔSuggestionÕ devient suggestion, sans Žgard au fait que suggestion Žtait dŽjˆ un terme exact de

    philosophie en anglais dans un sens diffŽrent. LÕallemand  Association est rendu par association, alors que, si jamais il y ežt Žcole dÕauteurs qui, par la clartŽ de leurs dŽfinitions et lÕexactitude de leur pensŽe, mŽritaient quelÕon respect‰t lÕusage de leurs termes, cÕŽtaient les associationalistes anglais.   È

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    lÕintŽrieur de la langue maternelle de Peirce, du sens de conduite dŽlibŽrŽe ˆ celui de

    processus imprŽvisible, permet en retour de penser lÕŽmergence de la volontŽ ˆ partir de

    lÕauto-organisation.

    -Nous traduisons test par Ç  test   È, sans Žquivoque, quoique le fran•ais Ç   Žpreuve  È,

    plus correct, ait ŽtŽ adoptŽ par Peirce lui-mme dans Ç   Comment rendre nos idŽes claires È.

    Quant ˆ LŽo Seguin, il traduit test par Ç  criterium  È dans Ç  Comment se fixe la croyance  È.

    -Afin dÕŽviter les confusions, nous prenons le parti de traduire de la mme fa•on

    verisimilitude et likelihood , verisimilar et likely.

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    INTRODUCTION

    Les Žtudes peirciennes, mme francophones, ne sont plus au berceau. Il est dŽsormais bien

    connu non seulement que Charles Sanders Peirce rŽcusait le psychologisme aussi

    vigoureusement que Frege ou Husserl, mais quÕil entretenait en mme temps, et sans

    contradiction, un intŽrt pour les recherches empiriques sur lÕesprit, allant jusquÕˆ affirmer la

    dŽpendance des normes envers les faits psychologiques. La normativitŽ des croyances et des

    actions est le fondement des croyances et pratiques rŽelles, mais ces dernires offrent un cadre

    nŽcessaire au dŽploiement de conduites normatives. Parler de normativitŽ nÕest pas

    anachronique, puisquÕil prŽvoyait lui-mme   : Ç  Le XXe  sicle se moquerait de nous si nous

    Žtions trop pointilleux sur la lŽgitimitŽ de la naissance du mot   È (2.7, 1902). CÕest une des

    raisons pour lesquelles la pensŽe de Peirce est encore contemporaine et propice au dialogue

    avec la philosophie du temps prŽsent. LÕantipsychologisme complexe et nuancŽ de Peirce en

    est aussi un intŽrt majeur   : alors que les excommunications de la psychologie formulŽes en

    rŽaction contre John Stuart Mill et autres empiristes peuvent nous para”tre dŽsutes, car en

    Žcrasant lÕŽpistŽmologie sur la logique elles font surgir un arrire-monde de pensŽes idŽales,

    Peirce au contraire dessine un champ o communiquent raisons et causes, Žtats mentaux et

    formes idŽales, lois psychologiques et lois logiques. CÕest ce champ que nous nous proposons

    dÕexplorer.

     

    1. 

    Les Lois de lÕesprit

    LÕesprit observe-t-il des lois ?

    Ç  Lois de lÕesprit  È est une expression particulirement inapte ˆ reprŽsenter la conception

    que Charles S. Peirce se fait du mental. Pas davantage ne sonne-t-elle bien ˆ notre Žpoque.Elle sent trop son positivisme Žtroit. Si dÕaucuns considrent quÕˆ maints Žgards les sciences

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    cognitives des cinquante dernires annŽes et leur reprise philosophique reposent sur une foi

    scientiste ˆ courte vue, on a depuis longtemps abandonnŽ lÕespoir de formuler des lois de la

    pensŽe analogues ˆ celles de la nature extra-mentale2. Au pire, les lois de lÕesprit rappellent

    cet esprit des lois immanentes aux sociŽtŽs humaines que prŽsuppose tout dŽterminisme

    historique3. Le discours sur les lois logiques a ŽtŽ remplacŽ par une discussion de la logique

    en termes de rgles4 et de leurs applications. En pensant, le vivant nÕobserve manifestement

    pas des lois, dont la biologie est dŽpourvue, mais accomplit des fonctions5. Seuls les

    programmes physicalistes les plus intransigeants envisagent la rŽduction du fonctionnement

    de la pensŽe ˆ des lois de la physique6.

    Un sicle plus t™t, lÕexpression pourrait sembler au gožt de Peirce, qui lÕemploie noir sur

    blanc, notamment au singulier comme titre de son cŽlbre article de 1892. Y a-t-il une ou des

    lois de lÕesprit   ? La question nÕest pas si simple. Peirce a avant tout cherchŽ ˆ montrer que

    lÕesprit ne fonctionne pas par le mouvement de sa dialectique interne, ni selon une simple

    mŽcanique associative  : ni Hegel ni Mill, ni le Geist  absolu ni les seules thoughts. Ni Dieu fait

    Esprit, ni lÕesprit comme son propre ma”tre. Ni la loi de la nŽgativitŽ, ni les lois de

    lÕassociation. Et pourtant, il y a du vrai dans lÕidŽalisme germanique comme dans lÕempirisme

     2 Cf. Klaus Foppa, ãDenkgesetzÒ, Historisches Wšrterbuch der Philosophie, Joachim Ritter (dir.), p. 107: ãDa essich dabei nicht um Gesetze im strengen Sinne handelt, denen beobachtbare Regelhaftigkeiten entsprechen,sondern um apodiktisch formulierte Annahmen Ÿber den zu beschreibenden Prozess, nimmt man in der neuerenDenkpsychologie von derartigen Formulierungen Abstand.Ò3 Cf. Montesquieu, De lÕesprit des lois, xix, 4   : Ç   Plusieurs choses gouvernent les hommes   : le climat, la religion,les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passŽes, les mÏurs, les manires   ; dÕo il seforme un esprit gŽnŽral qui en rŽsulte.  È4 Par exemple Lesniewski, Jaskowski, Gentzen.5 Cf. par exemple Ruth Millikan, ÒExplanation in BiopsychologyÓ, 1993, p. 214-5: ÒThe central concern of biopsychology is not to discover laws, neither universal laws nor statistical laws. Indeed, with a few rather

    special exceptions, the biological sciences do not typically traffic in laws.Ó Et plus loin (p. 223): Òthere is noreason to suppose that exactly how an individual thinks is any more governed by laws quantifying overindividual than, say, how he walks or plays tennis Ðor how he reacts to allergens.Ó6 Par exemple Patricia Churchland, qui dŽclare   : Ç   si le rŽductionnisme sÕavŽrait une aberration, il serait absurdedÕessayer dÕexpliquer les Žtats et les processus mentaux en termes dÕŽtats et de processus cŽrŽbraux. En effet, sila dŽmarche rŽductionniste est rŽellement absurde, on peut se demander ce que les neurosciences peuventapporter ˆ la recherche en psychologie, et a fortiori aux questions philosophiques.  È ( Neurophilosophie, 1999,p.   343) Dans les termes de Jerry Fodor, ÒThe assumption that the subject matter of psychology is part of thesubject matter of physics is taken to imply that psychological theories must reduce to physical theories, and it isthis latter principle that makes the trouble. I want to avoid the trouble by challenging the inference.Ó (ÒSpecialSciences, or the Disunity of Science as a Working Hypothesis,Ó The Language of Thought , p. 9) Si lescontraintes du rŽductionnisme physicaliste sont trop fortes sur lÕunitŽ de la science, cÕest parce que les Ç   bridgestatements È qui relient les sciences spŽciales ˆ la physique ne sont pas des lois. Autrement dit, le passage de

    certains champs scientifiques ˆ dÕautres nÕobserve pas une loi inflexible, car ces champs ne correspondent pasnŽcessairement ˆ des classes naturelles physiques. Mme si les ŽvŽnements psychologiques sont des ŽvŽnementsneurologiques, il ne sÕensuit pas que les classes naturelles de la psychologie sont celles de la neurologie.

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     INTRODUCTION 

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    britannique  ; aussi Peirce se fait-il fort de flirter avec lÕun et lÕautre, et pire, les deux ˆ la fois7.

    Sa position nÕest pas ambigu‘ mais complexe.

    Force est de lÕaborder par le biais de la loi. Car sÕil nÕy a pas de science du particulier,

    seules les gŽnŽralisations peuvent constituer des propositions scientifiques. CÕest pourquoi la

    connaissance dÕun objet suppose la formulation de ses lois. Toute science est nomothŽtique8,

    et aucun modle rival des lois (dispositions9, symŽtries10) nÕest ˆ ce jour assez satisfaisant

    pour ouvrir une alternative. Aussi est-il naturel dÕapprocher la connaissance de lÕesprit en

    termes de lois, ce qui nÕempche pas de rŽflŽchir au caractre historique et culturel de cette

    approche.

    Mais parler de lois de lÕesprit est semble-t-il une commoditŽ de langage dont Peirce use et

    abuse. La mŽtaphore des lois est dÕores et dŽjˆ dŽsute pour Žvoquer ce qui se passe dans la

    bo”te cr‰nienne  : il est temps de proposer dÕautres modles, parmi lesquels la conception du

    mental comme un systme de renvois entre signes. LÕoriginalitŽ de la conception peircienne

    de la sŽmiotique de lÕesprit est son statisme   : lÕintŽrt de ce modle est de proposer une vue

    panoptique et classificatoire des formes de la pensŽe, plut™t quÕune description de la

    dynamique des idŽes. Un autre modle avancŽ par Peirce est celui dÕun dispositionnalisme de

    lÕesprit  : les croyances sont des pouvoirs, des dispositions ˆ agir, des capacitŽs ˆ faire. La

    vieille psychologie des facultŽs se voit investie dÕun sens nouveau, qui sera celui du

    pragmatisme. Ds lors, on comprend vite que les prŽtendues Ç 

    lois de lÕesprit 

    È sont tout autre

    chose que des lois de la physiologie de la bo”te cr‰nienne. Le lien entre mental et  physis ,

    pouvoirs de la pensŽe et lois de la nature, se trouve ainsi renforcŽ, mais en un sens tout ce

    quÕil y a de moins rŽductionniste.

    Pourquoi alors entretenir sciemment le malaise en persistant ˆ parler, dans une Žtude sur

    Peirce, des lois de lÕesprit   ? Abusons ˆ notre tour de cette commoditŽ   : la mŽtaphore des lois

    permet dÕen mesurer les limites. Non quÕil soit impossible dÕŽtablir certaines lois. La

    psychologie serait sans celles-ci inexistante 

    ; or sa possibilitŽ est bien un problme. SÕil nÕy a

    de science que du gŽnŽral, telle sera la science de lÕesprit. John Stuart Mill par exemple

    soutient lÕexistence dÕune science psychologique, en tant que la loi de la production dÕun Žtat

    de lÕesprit par un autre Žtat de lÕesprit est une loi de lÕesprit, et que cette loi suscite une Žtude

     7 Selon James Feibleman, Òhe learned the desirability of constructing a system on the German model, but wishedto do it with the British empirical method.Ó (ÒPeirceÕs Use of Kant,Ó 1945, p. 365)8 Cf. Jaegwon Kim, Supervenience and Mind , 1993, p. 194: ÒAt least in one clear sense, therefore, the absenceof psychological laws entails the impossibility of psychology as a science.Ó 9

      Cf. entre autres Stephen Mumford,  Disposit ions , 1998 

    ; George Molnar, Powers, 2003; Hugh Mellor,Ç  Dispositions  È, 2004.10 Cf. Bas Van Fraassen, Laws and Symmetry, 1989.

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    distincte et sŽparŽe non infŽrŽe des lois de phŽnomnes plus gŽnŽraux11. Mais sÕagit-il dÕune

    science rŽellement gŽnŽrale   ? La psychologie ne pourrait tre que particulire, relative ˆ des

    caractres, des personnes, des circonstances. Et pourtant, il existe bien quelque chose comme

    de la psychologie hors de lÕŽtude de cas singuliers, dŽvolue ˆ la littŽrature ou ˆ la science

    biographique (ˆ laquelle Peirce sÕadonne assidžment). CÕest mme Peirce, fervent partisan de

    la puretŽ de la logique et de lÕantipsychologisme, qui fonde la psychologie scientifique

    amŽricaine. Mais il a toujours ŽtŽ conscient des risques de confusion, et a contribuŽ ˆ montrer

    lÕhŽtŽrogŽnŽitŽ des Ç  lois   È psychiques   : on mŽlange trop souvent lois du comportement, lois

    psychophysiques, lois du dŽveloppement de la rationalitŽ, lois de la logique, lois morales, lois

    sociales et juridiques aussi (qui sont Žgalement des lois de lÕesprit). Il sÕagit tant™t de formules

    gŽnŽrales descriptives, tant™t de rgles, dŽcrets, de normes. Encore les formules descriptives

    peuvent-elles porter sur des faits observŽs ou idŽaux, tre analytiques ou synthŽtiques, etc.

    Grosso modo, on peut entendre deux choses bien diffŽrentes par lois de la pensŽe ou de

    lÕesprit. DÕune part, il peut sÕagir des gŽnŽralisations empiriques formulŽes ˆ partir de

    lÕobservation de rŽgularitŽs dans le comportement psychique humain (voire animal). Il se

    trouve que lÕeffectuation dÕopŽrations mentales exige la mise en Ïuvre de procŽdures rŽglŽes

    chez tous les individus. DÕautre part, les lois de la pensŽe peuvent dŽsigner les rgles quÕil

    faut suivre si lÕon veut penser correctement. Il ne sÕagit ds lors plus des rŽgularitŽs

    impliquŽes par toute pensŽe, mais des principes du raisonnement valide. Les premires sont

    les lois expŽrimentales de la psychologie, les secondes, les lois normatives de la logique.

    CÕest sans doute lÕŽcole associationniste qui a ŽnoncŽ avec le plus de prŽcision des lois de

    la pensŽe empirique, en lÕoccurrence les rgles de la liaison des images mentales et des idŽes,

    en fonction de certains principes. Cependant, lÕexistence de lois psychologiques est en soi

    problŽmatique. De telles lois, si elles existent, impliqueraient que, par-delˆ les diffŽrences

    individuelles, tous les tres pensants soient rŽgis de fait par des principes identiques. Dans des

    circonstances identiques, les mmes effets devraient advenir. Deux objections sont

    immŽdiates. DÕune part, si la gŽnŽralitŽ de ces lois est absolue, il semble que derrire leur

    contingence doive se cacher une forme de nŽcessitŽ. DÕautre part, les circonstances ne sont

     jamais identiques. Face au premier critre, on est renvoyŽ ˆ lÕinsurmontable dilemme du

    dŽterminisme et de la libertŽ. Il nÕest toutefois pas sžr que lÕexistence de lois psychologiques

    entrave vraiment le libre arbitre, ni quÕil soit nŽcessaire pour tre libre de Ç   sÕaffranchir des

     11  A System of Logic, ÒOn the Logic of the Moral Sciences,Ó chapter IV ÒOf the Laws of Mind,Ó p. 849-51.

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     INTRODUCTION 

    17

    lois mmes de la pensŽe   È12. Le deuxime problme nÕest pas moins difficile. Les lois de la

    psychologie, comme toutes les lois scientifiques, valent Ç  toutes choses Žgales par ailleurs   È.

    Autant dire quÕelles sont irrŽmŽdiablement fausses, la richesse de la vie psychique interdisant

    le retour de circonstances identiques, dÕautant plus quÕelle intgre des conditions de

    lÕenvironnement13. Pire encore, quelquÕun comme Stephen Schiffer conteste lÕhypothse

    (fodorienne) quÕil existe des lois ceteris paribus pouvant tre complŽtŽes dans le langage de la

    psychologie14.

    Les deux objections prŽcŽdentes contre les lois de la psychologie produisent le mme

    effet   : montrant lÕincompatibilitŽ entre lois et esprit, elles menacent la connaissance de celui-

    ci. Tout au plus pourrait-on Žtudier des esprits en particulier, en sÕen remettant ˆ la clinique, ˆ

    lÕhistoire ou ˆ la littŽrature, ˆ moins dÕŽtudier les comportements de masse en sociologue

    comme Comte ou QuŽtelet, voire de sÕen remettre ˆ une sorte dÕŽvidence du sens commun15.

    Encore faut-il prŽciser ce que recouvrent ces lois psychologiques   : il sÕagit toujours des lois

    de lÕinfluence rŽciproque du corps et de lÕesprit. Si lÕon entend par lˆ les lois de la perception

    psychique de stimulations physiques, lÕexistence de telles lois ne fait pas de doute, comme

    lÕont prouvŽ les travaux de la psychologie expŽrimentale   : ˆ la suite de lÕapplication ˆ

    lÕintuition par Kant des notions de grandeurs extensive et intensive, la science est parvenue ˆ

    Ç  mesurer lÕ‰me   È16. Si lÕon entend en revanche par lˆ les lois du rapport entre activitŽ

    cŽrŽbrale et activitŽ mentale, un certain nombre dÕarguments, sÕappuyant sur le

    fonctionnalisme et la multirŽalisabilitŽ des Žtats mentaux, plaident pour un anomalisme du

    mental17. Les modles nomothŽtiques, quÕils soient cognitivistes, cÕest-ˆ-dire fondŽs sur

    lÕanalogie de lÕesprit avec lÕordinateur et de la pensŽe avec le calcul, ou connexionnistes, en

     12 CÕest lÕidŽe que Fonsegrive prte ˆ Renouvier   : Ç   Pour lui, lÕhomme est libre, indŽpendant, ˆ chaque instant desa vie, tellement libre, tellement indŽpendant quÕil pourrait, sÕil le voulait, sÕaffranchir des lois mmes de lapensŽe.  È ( Essai sur le libre arbitre, 1887, p. 287)13 Il nÕy a que des lois Ç   toutes choses Žgales par ailleurs   È, mais toutes choses ne sont jamais Žgales par ailleurs.Cf. Jerry Fodor,   ÒMaking Mind Matter More,Ó 1989, p. 75 :   ÒStrict laws are just the special case of ceterisparibus laws where the ceteris paribus clauses are discharged vacuously   ; theyÕre the (ceteris paribus) laws forwhich Ôall elseÕ is always equal.Ó 14  Stephen Schiffer, ÒCeteris Paribus Laws,Ó p. 9   : ÒI am made to doubt that there are commonsensepsychological ceteris paribus laws: I canÕt find a plausible candidate for a true proposition expressible by aceteris paribus sentence that would entail the existence of anything worth calling a  psychological ceteris paribuslaw.Ó15 Cf. le mordant de SaŸl Bellow dans  Herzog , p. 199   : ÒThe laws of psychology are known to all educated

    people.Ó16 Cf. Riccardo Martinelli, Misurare lÕanima, 1999.17 Cf. Donald Davidson, Essays on Actions and Events, 1980.

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     Les Lois de lÕesprit chez C. S. Peirce

    18

    supposant les unitŽs physiques infŽrieures aux unitŽs psychiques, laissent de nombreuses

    difficultŽs irrŽsolues18.

    Face ˆ ces difficultŽs, notre parti pris de parler de lois de lÕesprit en un sens plus large

    que Peirce le fait lui-mme repose sur une hypothse   : malgrŽ la variŽtŽ de fa•ade, ces fausses

    lois (qui sont parfois des lois fausses, ainsi de celle de Fechner) ont quelque chose en

    commun. Ç  Loi de lÕesprit   È dŽsigne prŽcisŽment, sous la plume de Peirce19, le principe au

    fondement de lÕaccroissement de rationalitŽ dans la pensŽe humaine aussi bien que dans le

    monde. En y voyant le principe de toute la vie de lÕesprit, et mme davantage si cela est

    possible, nous espŽrons montrer lÕhorizon du questionnement de Peirce, qui pointe vers

    lÕorigine de la normativitŽ. Peirce a menŽ de front des rŽflexions et des recherches dÕune

    ampleur remarquable, dont il nous semble que le point commun est de rŽpondre ˆ chaque fois

    ˆ la question   : Ç  quÕest-ce qui dans ce domaine est lŽgifŽrant pour lÕesprit  ?   È Les quelques

    exemples qui suivent ne suffiront pas ˆ montrer lÕunitŽ secrte qui se profile   : Peirce a

    invalidŽ en laboratoire lÕhypothse dÕun seuil de sensibilitŽ, combattu la conception dŽontique

    de la morale, Žtabli que lÕautocontr™le est ˆ la source de la rationalitŽ, proposŽ une mŽthode

    de clarification des significations ˆ base de tests empiriques, cherchŽ des indices en faveur de

    lÕhypothse dÕune variation des constantes physiquesÉ Dans tous ces cas, Peirce bat

    apparemment en brche les vieilles lois, aussi hŽtŽrognes soient-elles (respectivement de

    Fechner, de la morale, de la raison thŽorique, de la signification, de la nature), mais cÕest pour

    mieux les affilier ˆ des principes de la pensŽe quÕil met au jour. Les dŽfinir est lÕobjet de cette

    Žtude.

    Lois de la pensŽe et lois de lÕesprit

    Dans lÕarticle Ç   Denkgesetze  È de son dictionnaire de 1904, Rudolf Eisler distingue un

    sens psychologique et un sens logique des lois de la pensŽe. Le premier dŽsigne Ç   les

    conditions naturelles par lesquelles la pensŽe sÕaccomplit 

    È20. Mais on entend

    traditionnellement par Ç   lois de la pensŽe   È les principes les plus fondamentaux de la logique.

    Or la pensŽe nÕest pas lÕesprit   : lÕopposition entre eux nÕest ni celle du mind individuel ˆ une

    forme de panpsychisme, ni celle du Geist ˆ la pensŽe cŽrŽbrale. Peirce enseigne lÕart de faire

    courir les lignes de partage sur de nouveaux axes, de remembrer la cartographie du mental.

     18 Jerry Fodor, principal dŽfenseur du cognitivisme et de la modularitŽ, va pourtant jusquÕˆ reconna”tre dans The

     Mind DoesnÕt Work That Way que la thŽorie computationnelle est globalement fausse, cÕest-ˆ-dire que les

    processus cognitifs ne prŽservent pas la vŽritŽ.19 ou sous les touches de sa machine ˆ Žcrire, une Hammond modle 1 au clavier circulaire.20 ãDenkgesetzeÒ, Wšrterbuch der philosophischen Begriffe, p. 222.

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     INTRODUCTION 

    19

    Les prŽtendues lois de la pensŽe ne sont pas intŽressantes, souligne-t-il en 1902 21, parce

    quÕelles ne dŽsignent peu ou prou que les principes dÕidentitŽ, de contradiction et du milieu

    exclu, dont la primautŽ supposŽe est une illusion produite par une logique obsolte. Aristote

    avait en effet vu le principe logique le plus indubitable dans la prohibition de la

    contradiction22, et cÕest au XIIIe sicle que des logiciens tels que Pierre dÕEspagne, Guillaume

    de Shyreswood (auxquels Peirce attribue la nomination des modes du syllogisme, W2.32   ;

    Îuvres III, 65) ou Lambert dÕAuxerre en font, selon Jane Ruby, une vŽritable lex, la loi ayant

    alors pris le sens descriptif dÕuniversalitŽ et de prŽdictibilitŽ23. Hamilton attribue quant ˆ lui la

    formulation du principe dÕidentitŽ au scotiste du XIIe sicle Antonius Andreas sous la forme

    Ç  Ens est ens  È.

    CÕest ainsi que les Ç  lois de la pensŽe   È en vinrent ˆ dŽsigner le socle incontestable de

    la logique. SÕensuivent dÕinterminables dŽbats sur le nombre, le nom et la nature de ces

    Ç  lois  È. Aprs avoir soulignŽ le danger de confondre lÕobjectivitŽ et lÕidŽalitŽ des lois de la

    logique avec leur origine naturelle dans lÕesprit, voici comment Pascal Engel expose le

    problme dans un article de dictionnaire  :

    Mme si la conception de la logique comme thŽorie des lois de la pensŽe estaujourdÕhui discrŽditŽe, le platonisme de Frege et du premier Husserl nelaisse pas de poser problme   : si les lois logiques sont absolumentautonomes par rapport ˆ la pensŽe, comment pouvons-nous les saisir etcomment peuvent-elles avoir une force normative   ? 24

    Quelles sont les lois logiques fondamentales   ? Quelle est leur nature   ? On peut en

    identifier au moins quatre types dÕinterprŽtation   : mŽtaphysique, en affirmant (Aristote) ou

    niant (Hegel) le primat ontologique de la loi de contradiction comme descriptive de lÕtre en

    tant quÕtre   ; empirique (Mill)   ; prescriptive, quÕelle soit rŽgulative (Keynes) ou

    conventionnelle (Ayer)  ; ou encore formelle, absolue (Leibniz, Kant) ou relative (par exemple

    lÕintuitionnisme)25. Du vivant de Peirce, ce questionnement fait rage.

    Le nombre des principes est discutŽ. Eisler26

     et Kirchner27

     ajoutent aux trois lois bienconnues celle du fondement (Grund ), cÕest-ˆ-dire de la raison suffisante. James McCosh en

    dŽnombre beaucoup plus  : aux lois dÕidentitŽ, de contradiction et de milieu exclu, sÕajoutent le 21 Dans lÕarticle ÒLaws of ThoughtÓ du dictionnaire de Baldwin (Ç   Lois de la pensŽe   È, Les Textes Logiques deC.S. Peirce du Dictionnaire de J.M. Baldwin, p. 76-81).22  MŽtaphysique 4.4 (1005b)23 Cf. Jane Ruby, ÒThe Origins of Scientific ÔLawÕ,Ó 1986, p. 349.24 Ç  Lois de la pensŽe   È, Dictionnaire des concepts philosophiques, Michel Blaye  (Žd.), 2006, p. 483.25 Cf. Stephan Kšrner, ÒLaws of Thought,Ó 1967, p. 416-7.26 ãDenkgesetzeÒ, Wšrterbuch der philosophischen Begriffe, 1904, p. 223.27

     ãDenkgesetzeÒ, Wšrterbuch der philosophischen Grundbegriffe, 1890 p. 86. LÕŽdition de 1907, complŽtŽe parCarl Micha‘lis, propose des variations peu significatives sur cet article, et prŽcise la dernire loi: ãder Satz vomzureichenden Grunde.Ò

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     Les Lois de lÕesprit chez C. S. Peirce

    20

    principe dÕŽgalitŽ (si A=B et B=C alors A=C), le dictum dÕAristote, le principe dÕattribution

    (Ç  tout attribut implique une chose dont il est un attribut   È), la loi de division (Ç   les membres

    diviseurs forment lÕensemble de la classe   È), et le principe du tout et des parties (Ç   ce qui est

    vrai du tout est vrai de chacune de ses parties  È)28. Quant ˆ leur nature, une lecture kantienne

    prŽvaut en Allemagne   : ce sont les lois de lÕunitŽ du Je, quÕEisler qualifie de Ç   postulats du

    vouloir penser et conna”tre   È, cÕest-ˆ-dire de Ç   normes de la volontŽ pure È29, dont la

    rŽsonance morale est Žvidente   : cÕest pour cette raison que, tout en Žtant selon Kirchner des

    lois de la physique dŽcrivant des rŽgularitŽs, elles tolrent toutefois des exceptions30. Il est

    vrai quÕen attendant le plein essor de la logique formelle, les rŽformateurs dÕAristote ont bien

    souvent ŽtŽ les kantiens, promoteurs dÕune analytique des formes logiques   : ainsi de Whately

    et Hamilton, et aussi de Dean Mansel, de lÕarchevque Thomson ou encore de Francis

    Bowen31. James McCosh dŽplore cette tendance au subjectivisme hŽritŽe de la mŽtaphysique

    kantienne  :

    Je reconnais quÕil y a des principes ou des lois de lÕesprit, originaux etinnŽs  ; mais ils nÕinduisent ni nÕimposent des formes sur les objets quandnous les regardons   ; ils nous permettent simplement de percevoir ce quÕil y adans les objets. En vŽritŽ, il y a des lois a priori dans lÕesprit opŽrant avantlÕexpŽrience   ; mais nous ne pouvons dŽcouvrir leur nature, et en donner uneexpression prŽcise, quÕau moyen dÕune observation prŽcise.32

    Quelle que soit la loi, on peut ˆ chaque fois en donner une interprŽtation ontologique

    et une interprŽtation logique (par exemple, dÕune part Ç   A est A   È, dÕautre part Ç   une

    proposition vraie est vraie   È). Wundt remarque que Ç   A est A  È montre une fonction de la

    pensŽe, savoir, la reconnaissance dÕun accord comme accord, sans toutefois exprimer la forme

    typique dÕun jugement (affirmatif en lÕoccurrence)33. Charles Hooper a plus tard tentŽ de

    montrer que pour toute forme logique dÕune loi de la pensŽe il existe en fait deux formes

    ontologiques et trois formes ŽpistŽmologiques possibles34. Ce sont surtout les nŽo-hŽgŽliens

    que ce dŽbat concerne, car pour eux le principe de contradiction nÕest pas une loi de la rŽalitŽ.

    Ainsi, comme le souligne John Stuart MacKenzie, si les lois de la pensŽe ne peuvent tre

    considŽrŽes comme psychologiques au mme titre que celles de lÕassociation par exemple,

     28 James McCosh, The Laws of Discursive Thought: Being a Textbook of Formal Logic , p. 195.29 ãDenkgesetzeÒ, Wšrterbuch der philosophischen Begriffe, p. 222.30  ãDenkgesetzeÒ, Wšrterbuch der philosophischen Grundbegriffe, 1890 p. 86: ãso werden die Denkgesetze,obwohl sie den Naturgesetzen Šhnlich sind, keineswegs immer befolgt und erleiden Ausnahmen, wie es dieNaturgesetze nicht erleiden.Ò31  Cf. James McCosh, prŽface ˆ The Laws of Discursive Thought: Being a Textbook of Formal Logic , enparticulier p. vi.32

     James McCosh, prŽface ˆ The Laws of Discursive Thought: Being a Textbook of Formal Logic , p. vii-viii.33 W. Wundt, Logik , vol. 1, p. 552.34 Charles Hooper, ÒThe Laws of Thought,Ó 1923, p. 531-5.

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     INTRODUCTION 

    21

    parce quÕon peut les enfreindre, ce ne sont pas plus des conditions de la rŽalitŽ, comme le

    montrent ZŽnon, Hegel ou Bradley35. Il faudrait y voir des idŽaux rŽgulateurs, mais si la

    rŽalitŽ est inconsistante, cet idŽal est absurde. MacKenzie conclut donc que les lois de la

    pensŽe sont les implications principales de lÕusage de la pensŽe.

    La logique sŽmiotique ne fait pas quÕenrichir ou discuter cette liste, comme on le fait

    au XIXe  sicle   : elle rŽvle quÕil nÕy a pas de noyau fondamental, que toutes les relations

    logiques ont leur place dans une vaste classification, et que le dŽveloppement de lÕesprit est ˆ

    la base de cette ramification complexe et ordonnŽe. La fixation bimillŽnaire sur ces quelques

    principes manifeste une myopie confondante, ne serait-ce que parce quÕil suffit de les

    modifier quelque peu pour faire na”tre une pluralitŽ de logiques. Si Peirce y songea vraiment

    est une des questions ˆ charge. Toujours est-il que la logique ne saurait fournir une rŽponse

    simple ˆ la qute peircienne, qui est aussi la n™tre, des principes de la rationalitŽ humaine.

    Notre lecture de Peirce nÕest donc pas Ç   logicienne   È36, mais concerne le rapport entre

    le fonctionnement de lÕesprit et les lois du monde. Question ample, puisquÕil est celui de la

    relation de lÕobjet au sujet, autant dire, du rŽalisme et de lÕidŽalisme, de la possibilitŽ de la

    connaissance, du matŽrialisme et du spiritualisme, du rŽductionnisme, ou pourquoi pas, de

    lÕŽpistŽmologie et de la mŽtaphysique, cÕest-ˆ-dire, de la philosophie. Pas nÕest besoin dÕtre

    hŽgŽlien comme Everett pour concevoir que le problme des lois de la pensŽe nÕest autre que

    celui des catŽgories 

    : Ç 

    La pensŽe est la catŽgorie des catŽgories. Toutes se trouvent dans la

    pensŽe, tandis que le processus de leur dŽveloppement est le royaume de la pensŽe.   È37  La

    perspective peircienne fondamentale est celle dÕun rapprochement des lois de lÕesprit et de

    celles de la nature qui ne consacre la prioritŽ dÕaucune des deux branches de lÕalternative.

    Peirce Žcarte ˆ la fois une naturalisation complte du mental et le solipsisme idŽaliste du sujet

    connaissant   : la rationalitŽ humaine nÕest pas quÕun phŽnomne de la nature parmi dÕautres,

    mais elle nÕest pas non plus la sphre indŽpassable qui dicte ses limites au monde. Autrement

    dit, les lois de la nature donnent ses lois ˆ lÕesprit parce que les lois de lÕesprit sont les lois de

    la nature. Ainsi entrevoit-on dŽjˆ comment les travaux de physique, de mathŽmatique, de

    psychologie et les rŽflexions cosmologiques et ŽpistŽmologiques peuvent sÕarticuler. PrŽciser

    leur encha”nement est encore un objet de la prŽsente Žtude.

     35 J.S. MacKenzie, ÒLaws of Thought,Ó 1916, p. 289-307.36 En dÕautres termes, sans vouloir minorer lÕimportance de la logique comme outil fondamental pour lÕanalyse(psychologique, mŽtaphysique, etc.), nous voulons insister sur la nature prŽalable de la clarification logique, quine dit pas le tout de lÕentreprise peircienne. La volubilitŽ et lÕabondance des Žcrits logiques ne doivent pas cacher

    le fait que le sens de son projet nÕest pas lˆ. Cela suppose quÕil y a projet, cÕest-ˆ-dire que lÕon peut trouver uneunitŽ aux travaux les plus disparates de Peirce.37 Charles C. Everett, The Science of Thought: a System of Logic, p. 60.

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     Les Lois de lÕesprit chez C. S. Peirce

    22

    Lois de lÕesprit et lois de la nature

    Cette indiffŽrenciation gŽnŽrale peut surprendre ou choquer. Rappelons que la vogue

    pour des lois fractionnŽes dans des secteurs de plus en plus segmentŽs, qui a marquŽ le

    scientisme moderne, nÕest peut-tre pas la seule voie de progrs de la science, mais plut™t une

    Žtape transitoire en lÕattente dÕune grande synthse. CÕest elle que Peirce a visŽe, mais,

    contrairement aux spŽculateurs abstraits (quelques-uns de ses contemporains fran•ais

    notamment), ˆ partir de la base la plus humblement empirique. Que ce fžt un Žchec ne fait

    gure de doute, mais pouvait-il en aller autrement   ? Rappelons Žgalement contre cette

    accumulation de lois inarticulŽes quelques donnŽes historiques. Avant dÕtre strictement

    distinguŽes par John Stuart Mill notamment38, lois de la nature et Ç   lois naturelles   È se

    partageaient le royaume de la nature en bonne intelligence   : si les dernires en sont venues ˆ

    dŽsigner les commandements que la raison impose ˆ lÕhomme hors de la sociŽtŽ, cÕest parce

    que la raison est elle-mme un produit naturel du monde physique. Lois physiques, lois

    lŽgales et lois morales nÕont pas toujours ŽtŽ bien diffŽrenciŽes, comme en tŽmoigne le

     Leviathan, qui prŽtendant dŽnombrer quinze Ç   laws of nature   È Žnonce des dŽcrets de la

    raison analogues ˆ des lois civiles39.

    LÕhistoire de lÕusage des locutions Ç   lois de la nature   È et Ç  lois de lÕesprit   È est

    Žgalement instructive. Peirce esquisse lui-mme la premire dans Ç 

    The Laws of Nature and

    HumeÕs Argument Against Miracle   È40. Des historiens des sciences ont montrŽ le lien

    congŽnital entre la notion moderne de loi de la nature et celle de loi humaine. Mais il ne

    fonctionne pas seulement dans le sens dÕune analogie politique, avec en son centre un Dieu

    rŽgnant sur le monde. Les lois de la nature sont aussi des lois de lÕesprit en un sens qui,

    historiquement, est instrumental   : celui de lois dÕobservation, au sens pragmatique des rgles

    dÕutilisation des instruments dÕexpŽrimentation et de mesure. Jane Ruby en particulier41

    soutient la thse paradoxale que lÕorigine du concept moderne de loi de la nature nÕa rien de

    thŽologique comme on le croit trop souvent. Si tel est le cas pour la notion antique de logos

    cosmique (stocien par exemple, et non de nomos, qui en serait plut™t lÕopposŽ42), cÕest

     38 Cf. J.S. Mill, ÒOn NatureÓ, Three Essays on Religion, 1874.39 Cf. A. Ayer, ÒWhat is a law of nature   ?Ó. Hobbes souligne toutefois quÕils sont improprement appelŽs Ç   lois  È,Òfor they are but conclusions or theorems concerning what conduceth to the conservation and defence of themselves: whereas Law, properly, is the word of him, that by right hath command over others.Ó ( LŽviathan,chapitre XV, p. 136)40 Values in a Universe of Chance, Selected Writings of Charles S. Peirce , 1958, p. 289-321.41

     Ils ne sont pas si nombreux ˆ sÕtre sŽrieusement penchŽs sur lÕorigine du paradigme de la loi en physique. Cf.surtout Jane E. Ruby, ÒThe Origins of Scientific ÔLawÕ,Ó 1986, p. 341-359.42 Cf. Edgar Zilsel, ÒThe Genesis of the Concept of Physical Law,Ó 1942, p. 245-279.

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     INTRODUCTION 

    23

    seulement avec Kepler et surtout Descartes quÕest rŽinventŽe de toutes pices la conception

    dÕune lŽgislation divine combinŽe aux rŽgularitŽs physiques. Jane Ruby montre que du XIIIe au

    XVIe sicle43 on est rŽticent ˆ attribuer des lois ˆ lÕinanimŽ. Prescriptive, la loi sÕapplique ˆ un

    corps dotŽ de sens et dÕentendement44  ; son usage est en fait (notamment chez Roger Bacon)

    quasi interchangeable avec celui de rgle. LÕastronomie est un ensemble de rgles pour

    Žtudier et interprŽter les astres plut™t que lÕŽnoncŽ des lois de leurs mouvements. De mme

    lÕoptique repose parfois non pas sur les lois de la diffusion de la lumire mais sur celles Ç  des

    esprits   È (spirituum), comme lÕŽcrit John Pecham au XIIIe sicle45. Aprs la rŽinvention

    cartŽsienne du concept de lois physiques homognes rŽgnant sur le monde, la signification des

    Ç  lois de lÕesprit   È change elle aussi   : elle prolonge le dŽterminisme physique dans la sphre

    de la volontŽ46. Par la suite, lÕempirisme britannique, voyant dans la mŽthode newtonienne

    une panacŽe, espre lÕappliquer ˆ lÕesprit. Un tel espoir sÕincarne dans la phrase suivante de

    Mill   : Ç   On ne peut remŽdier ˆ lÕŽtat dÕarriŽration des sciences morales quÕen leur appliquant

    les mŽthodes des sciences physiques, džment Žtendues et gŽnŽralisŽes.  È47

    Ce nÕest pas dire que les lois de la nature sont des lois de lÕesprit au mme sens que les

    lois de la logique   : comme lÕexplique Jacques Bouveresse au sujet de Frege,

    La diffŽrence entre les deux cas est essentiellement celle-ci   : lorsquÕonappelle les lois naturelles des lois de la pensŽe, on veut dire quÕellesprescrivent de quelle fa•on on doit penser dans un domaine particulier, si

    on veut rester en accord avec la vŽritŽ dans ce domaine, alors que,lorsquÕon appelle les lois logiques, qui prescrivent de quelle fa•on on doitpenser pour rester en accord avec la vŽritŽ tout court , des lois de la pensŽe,on court immŽdiatement le risque de les dŽnaturer compltement.48

    CÕest donc sur lÕarticulation entre lois de lÕesprit et lois de la nature dÕune part (la

    pensŽe humaine dans son cadre physique), lois de lÕesprit et lois de la pensŽe deuximement

    (le flux des idŽes et les principes de la logique), et finalement entre lois de la pensŽe et lois de

    la nature (lÕŽmergence et lÕinscription des normes de la rationalitŽ dans le monde) que se

    concentrera notre rŽflexion. Pour explorer lÕab”me entre psychologie et logique, on insistera 43 LÕauteur prend ses exemples chez Thomas dÕAquin, Su‡rez, Pomponazzi, Boyle  ou encore Roger Bacon.44  Edgar Zilsel, dans ÒThe Genesis of the Concept of Physical Law,Ó affirme cependant le contraire. SelonThomas, il existerait des lois Žternelles communes ˆ toutes les crŽatures, mme inanimŽes   ; par exemple, quechaque substance lutte pour la prŽservation de son existence. Ds Thomas on verrait donc combinŽs lÕidŽebiblique de Dieu lŽgislateur de lÕunivers et le concept antique de loi naturelle. Toutefois, Thomas dÕAquindistingue diffŽrents types de lois selon les diffŽrents ordres de la nature (de mme que les lois politiques diffrenten fonction des rangs dans la sociŽtŽ). Zilsel sÕaccorde ainsi avec Jane Ruby pour voir en Kepler et surtoutDescartes les pres du concept moderne, unifiŽ, de loi.45 Cf. David Lindberg, John Pecham and the Science of Optics, Madison, 1970, citŽ par Jane Ruby.46 CÕest bien sžr Spinoza qui rŽalise au premier chef cette amplification de la physique ˆ la psychologie, en

    montrant que les affects humains suivent les lois de la nature.47 J.S. Mill, Systme de logique, livre VI Ç  De la logique des sciences morales   È, chapitre 1, ¤1.48 J. Bouveresse, Dire et ne rien dire, p. 18.

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     Les Lois de lÕesprit chez C. S. Peirce

    24

    sur la solution de continuitŽ des lois de la pensŽe aux lois de lÕesprit   : les lois de lÕassociation

    des idŽes (dans lÕempirisme) pas plus que les processus de dŽduction, dÕanalyse et de synthse

    (dans le rationalisme) ne sont les consŽquences dÕune Ç   dŽcadence   È mŽtaphysique par

    laquelle les lois de la pensŽe auraient perdu leur statut de premiers principes logiques 49  ; pas

    davantage on ne regardera les lois de la pensŽe comme des axiomes ayant une portŽe ˆ la fois

    psychologique et logique50. On nÕadoptera pas non plus lÕhypothse que cÕest Boole qui,

    rŽactivant une intuition aristotŽlicienne, a ŽcrasŽ les lois de la logique sur celles du

    fonctionnement de la pensŽe humaine51  : leurs rapports sont beaucoup plus complexes. Il fait

    au reste peu de doute que Boole est loin dÕavoir mis au jour les lois vŽritables de la pensŽe, et

    selon le mot quelque peu sarcastique de Bertrand Russell au sujet de lÕouvrage de 1854, Ç  Si

    son livre avait vraiment traitŽ des lois de la pensŽe, il semble curieux que personne nÕait eu

    lÕidŽe de considŽrer les choses de cette manire auparavant.   È52 CÕest ˆ dŽmler ces rapports

    complexes dans lÕÏuvre de Peirce en particulier que nous nous attachons.

     

    2. 

    Logique, psychologie et ŽpistŽmologie

    Logique et antipsychologisme

    Un rŽsumŽ trop rapide dirait quÕil sÕagit dÕarticuler convenablement lois de la pensŽe et

    lois de lÕesprit, cÕest-ˆ-dire prŽceptes logiques dÕune part et rgles du fonctionnement de

    lÕesprit humain de lÕautre. LÕempirisme considrera plus ou moins que la logique nÕest quÕune

    description des processus psychologiques corrects (charge Žtant ˆ eux dÕexpliquer en quoi

    consiste cette correction), tandis que le rationalisme verra dans les normes de la rationalitŽ le

    moteur de nos processus de rŽflexion.

    LÕintŽrt du travail de Peirce, dans cette exploration, est quÕil sÕŽvertue ˆ tenir ensemble

    les extrmes  : attention au dŽtail des faits de la pensŽe et mise au jour des rgles absolues de

    son bon fonctionnement, expŽriences psychologiques et recherches logiques. Cette tension,trs t™t soulignŽe par Thomas Goudge, entre Ç   naturalisme   È et Ç  transcendantalisme   È53, est

     49 V. Agosti, Ç   Leggi del Pensiero   È, Enciclopedia filosofica, V, p. 1469.50 Rudolf Eisler, ãDenkgesetzeÒ, Wšrterbuch der philosophischen Begriffe, 1904.51 Cf. Richard L. Gregory, ÒLaws of Thought,Ó  The Oxford Companion to the Mind , 1987, p. 480: ÒThe Englishmathematical logician George Boole was perhaps the first, since Aristotle, to develop the idea that laws of logicare rules by which the mind works.Ó52 B. Russell, Mysticism and Logic, p. 74 (trad. fr. p. 87).53 Cf. ÒThe Conflict of Naturalism and Transcendentalism in Peirce,Ó 1947. Une dichotomie de ce genre est

    frŽquemment soulignŽe par les commentateurs peirciens 

    ; cf. par exemple Robert Lane, qui tente de rŽconcilierÒthe semiotic and naturalistic accountsÓ (ÒPersons, Signs, Animals: A Peircean Account of Personhood,Ó 2009,p. 9).

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     INTRODUCTION 

    25

    au cÏur de la position et des rŽsolutions successives du problme par Peirce. CÕest aussi le

    centre vide de son Ïuvre, sa t‰che aveugle   : alors que, semble-t-il, toute la cohŽrence (et une

    grande partie de lÕintŽrt) des Žcrits de Peirce rŽside dans ce rapport du psychologique au

    logique, celui-ci se dŽrobe. Il est rarement thŽmatisŽ, et lorsquÕil est ŽvoquŽ cÕest souvent

    avec une dŽsinvolture confondante (ainsi de ce passage o Peirce feint de ne pas voir

    pourquoi il est problŽmatique dÕidentifier les lois de la logique ˆ une irritation des ganglions,

    W4.163  ; Îuvres III, 195). Notre Žtude se propose de plonger dans lÕÏil du cyclone au risque

    de sÕy perdre, et de poser nettement ce problme que Peirce, qui ne recule pourtant devant

    aucun dŽfi intellectuel, semble souvent avoir ŽludŽ   ; mais il sÕagit aussi et surtout de montrer

    que malgrŽ les apparences cÕest bien de cette question quÕil en va dans lÕensemble de ses

    Žcrits.

    Le rapport de la psychologie et de la logique est au cÏur des rŽflexions de la fin du

    XIXe sicle. Eliminer toute intrusion de la psychologie dans lÕŽtude des formes idŽales est en

    effet ˆ la base de lÕentreprise des logiques modernes. Un empirisme et un psychologisme

    caricaturaux sont un peu trop facilement attribuŽs ˆ John Stuart Mill54, lequel va certes parfois

     jusquÕˆ affirmer que la logique

    nÕest pas une science distincte de, et coordonnŽe ˆ, la psychologie. Pourautant que cÕest une science, cÕest une partie, ou branche, de la psychologie,dont elle ne diffre que, dÕune part, comme la partie diffre du tout, et

    dÕautre part, comme un art diffre dÕune science55.

    Contre cette vogue56, un mme esprit de purification anime les deux plus grands reprŽsentants

    du Psychologismus-Streit 57 en Allemagne que furent Frege et Husserl et, dans une certaine

    mesure, Peirce lui-mme, qui pr™ne ds ses premiers Žcrits une conception antipsychologiste

    de la logique. Pour Frege en effet, les lois logiques Ç   ne sont pas dans le mme rapport avec

    la pensŽe que les lois grammaticales avec le langage, de sorte quÕelles exprimeraient lÕessence

    de notre penser humain et se modifieraient avec lui   È58.

     54 par Husserl inter alia, dans les Recherches logiques, tome I, chapitre 3, Ç   Du psychologisme  È. Cf., pour uneanalyse ancienne mais scrupuleuse de la logique de Mill, ÒJohn Stuart MillÕs Philosophy TestedÓ par StanleyJevons (1890), dont lÕintŽrt est de partager avec Mill lÕidŽe dÕune fondation empiriste de la connaissance, maisdÕaboutir ˆ une logique formelle compltement opposŽe. Pour une Žtude rŽcente ˆ contre-courant, cf. GeoffreyScarre,  Logic and Reality in the Philosophy of John Stuart Mill, 1989. LÕauteur y affirme notamment de Mill   :ÒIn my view, he did not subscribe to psychologism in his philosophy of logic (É) Whether or not psychologismis a mistaken doctrine, it is not a Millian one.Ó (p. 113)55 J.S. Mill, An Examination of Sir William HamiltonÕs Philosophy, p. 359.56

     IncarnŽe Žgalement par Beneke, Fries, Erdmann ou Sigwart.57 Cf. Matthias Rath, Der Psychologismusstreit in der deutschen Philosophie, 1994.58 G. Frege, Grundgesetze der Arithmetik , citŽ par J. Bouveresse, Dire et ne rien dire, p. 13.

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     Les Lois de lÕesprit chez C. S. Peirce

    26

    AssurŽment, on entend sous lÕappellatif Ç   psychologisme   È un certain nombre de

    thses bien diffŽrentes59. Rappelons-en quelques-unes. Minimalement, le psychologisme

    soutient que les lois de la logique dŽcrivent la psychologie humaine, ou peuvent tre rŽduites

    ˆ des lois psychologiques, cÕest-ˆ-dire que les lois de la logique portent sur certains traits

    psychologiques des tres humains60. CÕest la position que Frege dŽcrit de la manire suivante  :

    lÕexpression Ç   loi de la pensŽe   È induit facilement lÕopinion erronŽe que ceslois rŽgissent la pensŽe de la mme fa•on que les lois de la nature le fontpour les processus dans le monde extŽrieur. Dans ce cas, elles ne peuvent pastre autre chose que des lois psychologiques   ; car la pensŽe est un processuspsychique. Et si la logique avait ˆ voir avec ces lois psychologiques, elleserait une partie de la psychologie. Et cÕest ainsi quÕelle est effectivementcon•ue.61

    La rŽduction ˆ la psychologie signifie que les lois logiques affirmeraient des rŽgularitŽs de

    croyance, ce qui pour un certain nombre de raisons est assez difficile ˆ dŽfendre62. Sans aller

     jusquÕˆ dŽsigner toute thŽorie mettant lÕaccent sur les aspects pratiques du raisonnement,

    cÕest-ˆ-dire fondŽe sur une logique de lÕinfŽrence plut™t que de lÕimplication63, le

    psychologisme peut tenter dÕŽchapper au problme du rŽductionnisme le plus Žtroit. Il est

    susceptible dÕune grande variŽtŽ de nuances. Ainsi Martin Kusch donne-t-il des exemples de

    Ç  raisonnements psychologistes  È64 dont les conclusions sont les suivantes   : Ç  la logique est

    une partie de la psychologie   È, Ç   la logique doit tre basŽe sur la psychologie   È, Ç   la logique

    porte sur lÕexpŽrience mentale humaine 

    È, Ç 

    la logique est relative ˆ la pensŽe de lÕespce

    humaine  È. On peut tenter de rŽduire des choses diffŽrentes, comme le constate Pascal Engel  :

    un concept ˆ son origine mentale (cÕest alors Ç   lÕillusion consistant ˆ confondre la nature

    objective dÕun concept avec son origine naturelle dans lÕesprit   È), des contenus de pensŽe ˆ

    des contenus de reprŽsentation (cÕest-ˆ-dire lÕobjectif au subjectif), ou la signification des

    mots ˆ lÕexistence des idŽes dans lÕesprit65. GŸnter Fršhlich estime le psychologisme

    essentiellement double   : soit il consiste ˆ voir le fondement de la philosophie dans la

    psychologie, soit ˆ considŽrer que toute connaissance, reposant sur les sensations et les

     59 Martin Kusch dŽnombre pas moins de onze Žcoles relevant de cette appellation pour la seule Allemagne entre1866 et 1931 (Psychologism: A Case Study in the Sociology of Knowledge, chapitre 5, p. 93-119).60 Cf. Geoffrey Scarre, Logic and Reality in the Philosophy of John Stuart Mill, p. 113-5.61 G. Frege, Grundgesetze der Arithmetik , I, p. xv.62 Voici quelques arguments seulement   : le principe de contradiction est vrai quoique lÕon croie souvent despropositions en fait contradictoires   ; le nombre des lois logiques Žtant potentiellement infini certaines nÕont

     jamais ŽtŽ crues   ; certaines lois logiques trs pauvres peuvent tre rejetŽes alors quÕelles servent de base ˆ descroyances rŽelles, etc. (Cf. Geoffrey Scarre, Op. cit., p. 115-6)63

     CÕest lÕusage de R.F. McRae dans son introduction au System of Logic de Mill, 1973, p. xlviii.64 ÒPsychologism,Ó The Stanford Encyclopedia of Philosophy.65 Pascal Engel, Philosophie et psychologie, p. 66-89.

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     INTRODUCTION 

    27

    reprŽsentations, est essentiellement psychique66. Il y a donc des degrŽs de rŽduction, voire un

    psychologisme non rŽductionniste, que Pascal Engel appelle de ses vÏux 67. Dans une veine

    comparable, Susan Haack pr™ne un Ç   psychologisme faible   È pour lequel la logique nous

     prescrit une fa•on correcte de penser, distinct du Ç   psychologisme fort   È pour lequel la

    logique dŽcrit les processus de pensŽe humaine (tandis que lÕantipsychologisme sŽpare

    hermŽtiquement logique et processus mentaux)68.

    De cela il appert quÕune conception antipsychologiste de la logique nÕest en rien

    incompatible avec un travail de psychologie, lÕantipsychologisme consistant seulement ˆ

    nettement sŽparer les deux. CÕest ce ˆ quoi sÕemploie Peirce ds ses premires annŽes. Mais

    cette indŽpendance est ˆ prŽciser, car mme pour Husserl toute discipline normative

    prŽsuppose une discipline thŽorique non normative, de mme que pour Frege des lois de la

    pensŽe sont prŽsupposŽes par les lois normatives de la logique.

    Plus intŽressante encore est la possibilitŽ dÕenrichir la logique de certains apports de la

    psychologie, tout en se prŽservant de la menace psychologiste. Peut-on Ç   dŽtendre   È quelque

    peu la rigueur de lÕantipsychologisme logique sans retomber dans la confusion du normatif et

    du factuel   ? Cela semble aujourdÕhui indispensable ˆ bien des auteurs, si du moins lÕon veut

    bŽnŽficier des avancŽes scientifiques, faire profiter la philosophie du bond cognitif des

    cinquante dernires annŽes, et proposer en somme une conception scientifique de lÕtre

    humain. DŽjˆ Peirce Žlargit le domaine de la logique pour y introduire des notions

    traditionnellement psychologiques, telles que celles de croyance, de doute ou dÕenqute.

    Inacceptable dans une perspective frŽgŽenne ou Žtroitement formelle, ce mouvement rejoint

    nŽanmoins ce que seront plus tard les logiques doxastiques69. Susan Haack dŽfend, dans cette

    veine prŽtendument peircienne70, son psychologisme faible71. Selon elle en effet, la frontire

    tracŽe par Frege entre logique et psychologie doit tre redessinŽe. En particulier, elle ne

    correspond pas ˆ une opposition du normatif ˆ ce qui ne lÕest pas, puisque par exemple

    certaines Žtudes psychologiques portent bien sur les conditions de fiabilitŽ des perceptions72

     66 GŸnter Fršlich, Ein neuer Psychologismus?, p. 11.67 Pascal Engel, Philosophie et psychologie, p. 55.68 Susan Haack, Philosophy of Logics, p. 238.69 Par exemple la logique du doute de Allan Hart, ÒToward a Logic of Doubt,Ó 1980, p. 31-54.70 Nous contesterons cette assimilation, car pour Haack la logique est prescriptive de la fa•on dont nous devrionspenser   : ÒLogic, I suggested, is prescriptive of reasoning in the limited sense that inference in accordance withlogical principles is safe.Ó (Philosophy of Logics, p. 241). Mais ce nÕest pas du tout le cas chez Peirce   : alorsquÕelle lÕassimile ˆ un should , Peirce critique cette notion dÕun ought logique. Cf. notre deuxime chapitre,p.  158-9.71

     Susan Haack, Philosophy of Logics, 1978, p. 238 sqq.72  Idem, p. 242   : Òwhat, exactly, distinguishes logical from psychological study of reasoning? (It canÕt be (É)that psychology, unlike logic, is never normative, nor even that it is never normative with respect to truth;

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     Les Lois de lÕesprit chez C. S. Peirce

    28

     Ðet tel est sans doute le cas chez Peirce, dont nous prŽtendons montrer quÕil suit une

    perspective fiabiliste non sans rapport avec celle dÕAlvin Goldman. Ë cela sÕajoute le constat

    que les Gedanken frŽgŽennes sont rien moins que mystŽrieuses. Comme le souligne Martin

    Kusch73, Brian Ellis radicalise cette ligne en faisant sienne la cŽlbre maxime de Theodor

    Lipps   : Ç   La logique est la physique de la pensŽe, ou elle nÕest rien   È74. Selon Brian Ellis, les

    lois de la logique sont les lois de la pensŽe humaine, sans pour autant nÕtre que des

    gŽnŽralisations empiriques  : elles Ç   rŽfrent plut™t ˆ des systmes idŽalement rationnels de

    croyances, tout comme les lois de la physique rŽfrent ˆ des modles dÕentitŽs idŽalisŽes dans

    des circonstances idŽalisŽes.   È75  Il nÕen reste pas moins que pour lui Ç   la logique est une

    branche de la psychologie  È76.

    On peut voir dans ce rŽveil rŽcent des tendances psychologistes une consŽquence des

    limites et de la pauvretŽ des logiques formelles, ainsi que de lÕespoir de suivre au plus prs les

    dŽcouvertes sur la cognition depuis le milieu du XXe  sicle. Cette attitude Žvoque ˆ maints

    Žgards celle de Peirce, qui tenta lui-mme de nourrir la logique des avancŽes scientifiques de

    son temps tout autant que de clarifier celles-ci au moyen dÕoutils logiques. On pourrait dire

    que les philosophes se tournent aujourdÕhui vers un Ç  anti-antipsychologisme  È qui ne soit pas

    une naturalisation de type quinien. A grands traits, la sŽquence suivante se dessinerait   : ˆ la

    confusion supposŽe du logique et du psychologique par Mill a rŽpondu lÕantipsychologisme

    frŽgŽen, cette Ç 

    philosophie en fauteuil 

    È entra”nant ˆ son tour en rŽaction la thŽorie causale et

    naturaliste quÕest celle de Quine. Or, si les projets de naturalisation vont encore bon train au

    dŽbut du X X Ie  sicle77, une tendance parallle existe qui affirme lÕirrŽductibilitŽ des

    phŽnomnes normatifs ˆ de simples faits. Davantage que sur la psychologie empirique elle

    sÕappuie sur une composante sociale et communautaire   : tel est le pragmatisme dÕun

     consider, for instance, psychological studies of the conditions of reliable/illusory perception)Ó. Peut-tre du restecette possibilitŽ est-elle dŽjˆ ŽvoquŽe par Frege, au sujet duquel Jacques Bouveresse Žcrit   : Ç   En dÕautres termes,

    des lois comme celles de la psychologie ont elles-mmes un caractre prescriptif, si on entend par lˆ quÕellesprescrivent de quelle fa•on nous devons penser pour le faire dÕune fa•on qui sÕaccorde avec la rŽalitŽpsychologique. Mais les lois logiques ont un statut bien diffŽrent   : elles prescrivent de quelle fa•on nous devonspenser, non pas pour penser correctement sur tel ou tel objet, mais pour pouvoir simplement penser, quelle quepuisse tre la rŽalitŽ que nous essayons de penser.   È ( Dire et ne rien dire, p. 17)73 Martin Kusch, Psychologism. A Case Study in the Sociology of Philosophical Knowledge, 1995.74 Theodor Lipps dŽveloppe cette idŽe, apparemment formulŽe ds 1880, dans les GrundzŸge der Logik de 1893,par exemple p. 1-2   : Òlogic is a psychological discipline since the process of coming-to-know takes place only inthe soul, and since that thinking which completes itself in this coming-to-know is a psychological process. Thefact that psychology differs from logic in disregarding the opposition between knowledge and error does notmean that psychology equates these two different psychological conditions. It merely means that psychology hasto explain knowledge and error in the same way. Obviously, no-one claims that psychology dissolves into logic.What separates the two sufficiently is that logic is a sub-discipline of psychology.Ó75

     Brian Ellis, Rational Belief Systems, 1979, p. v.76  Idem, p. 43.77 Cf. en France Elisabeth Pacherie ou Jo‘lle Proust notamment.

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     INTRODUCTION 

    29

    Brandom78. Mais on peut lui reprocher pour cette raison une conception trop faible et

    mouvante des normes. Peirce permet de consolider cette voie pragmatiste non pas par une

    pragmatique mais par une sŽmiotique du discours. Elle soutient en dÕautres termes que lÕon

    peut faire ˆ la fois de lÕarmchair philosophy tout en y intŽgrant les savoirs des sciences

    naturelles   : mettre le fauteuil dans la nature, cÕest ce que Peirce peut encore aujourdÕhui nous

    apprendre ˆ faire. Avec lui se rŽalise pour ainsi dire une philosophie du fauteuil de jardin79.

    De lÕ Erkenntnistheorie ˆ lÕepistemology

    Pour clarifier la relation entre psychologie et logique, force est de faire appel ˆ un

    troisime domaine, celui de lÕŽpistŽmologie. Or lÕŽlargissement du logique ˆ lÕexpŽrience du

    sujet connaissant que Peirce appelle de ses vÏux, et la restriction symŽtrique du

    psychologique aux processus normatifs, ouvrent un espace nouveau ˆ lÕŽpistŽmologie. Sans

    prŽtendre que Peirce a donnŽ naissance ˆ notre approche moderne de lÕŽpistŽmologie comme

    thŽorie de la connaissance, on peut voir en lui le reprŽsentant dÕun mouvement

    dÕautonomisation de la discipline. Bizarrement, si les histoires de la logique, de la philosophie

    analytique ou des thŽories de la vŽritŽ abondent, il nÕexiste gure dÕhistoire de

    lÕŽpistŽmologie80. LÕorigine du mot est connue   : traduction du mot epistemology inventŽ par

    Ferrier au milieu du XIXe sicle pour rendre lÕallemand Wissenschaftslehre, on le rapproche

    toutefois plus facilement de lÕ Erkenntnistheorie , particulirement de la thŽorie de la

    connaissance kantienne, de sorte que lÕŽpistŽmologie porte un parfum Critique dans ses

    racines. Mais lÕhistoire de lÕŽmergence du champ de lÕŽpistŽmologie, ˆ laquelle cette Žtude

    aimerait apporter une contribution modeste, reste ˆ faire. Elle montrerait que lÕŽpistŽmologie

    est nŽe par diffŽrenciation avec la psychologie dÕune part, la logique de lÕautre. A certains

    Žgards la Critique de la raison pure est encore, comme le souligne Peirce, de part en part une

    logique, cÕest-ˆ-dire une thŽorie des fondements de la dŽduction des connaissances

    mŽtaphysiques et physiques. Ironiquement, Peirce serait lÕun des pres de cette epistemology

    rŽsolument distincte ˆ la fois de la logique et de la psychologie, epistemology quÕil estime tre

    une Ç   traduction atroce   È de sa chre  Erkenntnisl ehre81. LÕune des particularitŽs de

    lÕŽpistŽmologie contemporaine est de porter gŽnŽralement sur la connaissance commune et

    non spŽcialement scientifique. Or, sÕil est vrai que Peirce sÕintŽresse tout particulirement au 78 Cf. Robert Brandom, Making It Explicit. Cf. aussi Daniel Laurier, LÕEsprit et la nature.79 Cf. Pascal Engel, Ç   Des avantages et des inconvŽnients de faire de la philosophie analytique dans un fauteuil   È,2007.80

      Julien Dutant en trace un panorama original dans Ç 

    Pourquoi le problme de Gettier est-il si important 

    È,2008, p. 63-104.81 Cf.  notre onzime chapitre, p. 467.

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     Les Lois de lÕesprit chez C. S. Peirce

    30

    fonctionnement de la science, cÕest pour montrer que le mode dÕacquisition des connaissances

    scientifiques nÕest pas essentiellement diffŽrent de celui des connaissances du sens commun   :

    les hommes forment une communautŽ dÕenquteurs, quÕils soient ou non des professionnels

    du savoir.

     

    3. 

    La normativitŽ de la pensŽe

    Le naturel et le normatif 

    Ce qui distingue lÕŽpistŽmologie de la psychologie est que la premire donne une

    dŽfinition de la connaissance tandis que lÕautre en apporte une description. LÕune exprime un

    devoir-tre, lÕautre un processus. Au Ç   ought to   È sÕoppose un Ç   how   È, lequel fait Žtat de

    procŽdŽs tels quÕinfŽrence, perception, mŽmoire, etc. Le nÏud du dŽbat sur la psychologie et

    le psychologisme est le rapport du fait ˆ la norme, du naturel au normatif, ce terme qui Ç   fut

    inventŽ dans lÕŽcole de Schleiermacher  È (2.575, 1902  ; Îuvres II, 229). Toute la question est

    de savoir si comprendre, juger, penser, etc., sont des activitŽs normatives, au sens o elles

    invitent ˆ une Žvaluation bonne ou mauvaise, ou bien des activitŽs naturelles, cÕest-ˆ-dire

    produites par des causes. RŽpondre que les activitŽs mentales sont ˆ la fois normatives et

    naturelles nÕavance gure   : on ne saurait condamner comme mauvais ce qui nÕest quÕun effet

    dŽterminŽ, de mme quÕon ne peut faire entrer dans une cha”ne causale naturelle ce que lÕon

    choisit librement de croire   ; quant ˆ concilier nature et normes sans autre forme dÕexplication,

    cÕest trancher un peu vite la troisime antinomie kantienne.

    Le fonctionnalisme est la position qui a tentŽ de se dŽfaire des normes en invoquant des

    dispositions ˆ avoir certaines attitudes propositionnelles. Cette notion de disposition est

    toutefois assez diffŽrente des dispositions peirciennes, si tant est quÕil y en ait. Comme telle,

    elle nÕest probablement pas suffisante. En effet,

    Il peut y avoir des normes rationnelles sans dispositions ˆ sÕy conformer, etil peut y avoir des dispositions ˆ violer les normes rationnelles. Dans lesdeux cas, nous pouvons tre systŽmatiquement irrationnels. Cela montre quenous ne pouvons pas rŽduire lÕexistence de la norme ˆ la disposition ˆ sÕyconformer. Il y a un fossŽ normatif.82

    La perspective normative porte sur des Žtats mentaux que lÕon peut regrouper sous le

    terme de Ç  croyances  È. Elle considre que la croyance est intrinsquement normative, cÕest-ˆ-

    dire que toute croyance, entendue non pas comme proposition crue mais comme Žtat

     82 Nick Zangwill, ÒThe Normativity of the Mental,Ó 2005, p. 2.

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     INTRODUCTION 

    31

    psychologique ou acte dÕassentiment, engage une certaine visŽe de Ç   correction   È83, qui ne se

    rŽsume pas ˆ la seule vŽritŽ de la proposition crue. Ce caractre dÕ   Ç  tre correct  È concerne

    quelque chose que lÕon doit faire   : penser engage ˆ penser dÕune certaine manire, Ç   thought 

    implies ought   È. Comme lÕŽcrit Paul Boghossian, Ç   il semble juste de dire (É) que la

    ÔcorrectionÕ est un problme normatif, celui de savoir si lÕon devrait faire ce que lÕon fait, et

    que les conditions de ÔcorrectionÕ de la pensŽe sont constitutives.   È84 Autrement dit, un sujet

    devrait croire que p si et seulement si p est vrai85. Cela signifie que la norme de la vŽritŽ est

    essentielle ˆ la croyance86. La thse Ç   normativiste   È se dŽcline en sŽmantique, en prŽtendant

    que toute signification (linguistique) est essentiellement normative, et ŽpistŽmique. Ces deux

    positions ont entra”nŽ une forte controverse, parce que la vŽritŽ dÕune proposition nÕimplique

    pas toujours quÕelle doive tre crue, pas plus que le devoir-croire nÕentra”ne la vŽritŽ87.

    Le normatif impose un critre de correction. Il est aussi ce dont on peut rendre raison, ce

    qui est justifiŽ, par opposition ˆ ce qui advient par un encha”nement de cause ˆ effet. Telle est

    la dŽfinition quÕen donne Sylvain Auroux  :

    Par normatif on entend ordinairement en philosophie tout jugement quiapprŽcie un fait relativement ˆ une norme (Canguilhem 1972, p. 77), celacorrespond en partie ˆ ce que Durkheim (1911) nommait les  jugements devaleur. On peut envisager une norme comme une  prescription ou une rgle,cÕest-ˆ-dire un type de proposition reconnaissable en ce quÕil peutgŽnŽralement tre paraphrasŽ par une phrase introduite par devoir. En ce

    sens le prescriptif ou le normatif sÕoppose au descriptif ou constatatif.88

    Les normes ou valeurs, puisquÕil sÕagit pour lui dÕˆ peu prs la mme chose, ont les propriŽtŽs

    suivantes  : elles permettent une Žvaluation et un classement des objets quÕelles qualifient   ;

    elles nÕappartiennent pas intrinsquement ˆ ces objets   ; leurs critres sont variables.

    On peut voir dans le rapport des normes en gŽnŽral ˆ la norme toute spŽciale quÕest la

    vŽritŽ la clef de la question de la normativitŽ   : Ç  Par dŽfinition la norme qui exprime un

    devoir-tre ne peut dans ces conditions avoir de valeur de vŽritŽ. La vŽritŽ est une valeur des

     jugements de rŽalitŽ pas des jugements de valeur. Se pose par consŽquent la question du statut 83 Nous employons ce mot entre guillemets (ˆ dŽfaut dÕune quelconque Ç   correctitude  È, encore Žtrangre aulangage de notre gente politique autant quÕˆ son comportement) pour dŽsigner la Ç   correctness  È, cÕest-ˆ-dire ausens dÕŽtat et non de processus, de ce qui est correct et non du fait de corriger.84 Paul Boghossian, ÒThe Normativity of Content,Ó 2003, p. 35.85 Cependant, on distingue parfois normativitŽ Ç   horizontale   È, cÕest-ˆ-dire entre attitudes propositionnelles, etÇ   verticale   È, cÕest-ˆ-dire sŽmantique, liŽe au monde et donc ˆ la vŽritŽ. Dans le premier cas, ce nÕest pas la vŽritŽqui est la norme des croyances.86 Cf. par exemple Wittgenstein (1952), Davidson (1980), Kripke (1982), Engel (1999), Gibbard (2003), etc. Acette interprŽtation se rattache aussi la notion de rgle constitutive chez Searle   : dire ce quÕil faut faire pour jouerau football cÕest dire comment on joue au football  ; Searle propose donc une dŽrivation du devoir-tre ˆ partir de

    lÕtre.87 Cf. notamment Krister Bykvist et Anandi Hattiangadi, ÒDoes Thought Imply Ought  ?Ó, 2007.88 Sylvain Auroux, La Raison, le langage et les normes, 1998, p. 224.

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     INTRODUCTION 

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    entend notamment dŽmontrer lÕimpossibilitŽ dÕŽnoncer des lois naturelles de lÕesprit. En effet,

    la discussion des attitudes propositionnelles et de nos capacitŽs conceptuelles en gŽnŽral ne

    serait pas susceptible dÕun traitement scientifique. Certains philosophes ont cherchŽ ˆ rŽsorber

    cette fracture supposŽe en montrant non seulement la possibilitŽ mais la rŽalitŽ de lois

    psychologiques, qui ne concernent pas seulement les choses ayant un contenu mais le contenu

    lui-mme, cÕest-ˆ-dire des lois naturelles sŽmantiques94. McDowell prŽtend que la

    psychologie scientifique vaut pour le niveau sub-personnel, et que la possibilitŽ dÕune

    autocritique au niveau personnel prouve lÕimpossibilitŽ de rŽgularitŽs lŽgales dans les

    phŽnomnes mentaux. CÕest vers une voie en apparence similaire que Peirce se dirige ˆ la fin

    de sa vie, en rŽcusant la pertinence de la psychologie pour explorer les sciences normatives.

    NŽanmoins, cet accord superficiel recouvre une apprŽciation beaucoup moins contrastŽe de

    leur rapport.

    Les normes de la pensŽe : precriptivisme vs. descriptivisme

    Que sont ds lors les normes de la pensŽe   ? Pascal Engel en distingue quatre acceptions95.

    En premier lieu, des principes de la rationalitŽ ou lois logiques, que lÕon ne peut pas choisir de

    suivre ou non. Ensuite, il peut sÕagir de principes gouvernant la formation des croyances et

    leur justification (par exemple   le principe Žvidentialiste). Troisimement, les maximes et

    rgles pour la conduite de lÕentendement (lÕÇ 

    art de penser 

    È). Enfin, ces normes peuvent tre

    les dispositions cognitives des agents cherchant la vŽritŽ, autrement dit les vertus

    intellectuelles. (Cependant ce ne sont alors plus tout ˆ fait des normes, mais des principes de

    conduite Žthique, des traits du sujet pensant.)

    Dans tous les cas, la norme est con•ue comme lÕaffirmation dÕune prescription ou dÕun

    devoir-tre. Ce prescriptivisme sÕoppose au descriptivisme psychologique (qui inclut en fait ˆ

    la fois la psychologie descriptive proprement dite et la psychologie causale, empirique). Frege

    tient particulirement ˆ asseoir le caractre normatif des lois de lÕesprit sur leur nature

    descriptive   : cÕest une gŽnŽralisation maximale du contenu descriptif de la loi qui lui confre

    son pouvoir prescriptif.

    CÕest seulement dans ce deuxime sens que les lois logiques peuvent treappelŽes des lois de la pensŽe, dans la mesure o elles stipulent de quellefa•on on doit penser. Toute loi qui Žnonce ce qui est peut tre con•ue commeprescrivant que lÕon doit penser en accord avec cela, et est par consŽquentdans ce sens-lˆ une loi de la pensŽe. Cela est vrai des lois gŽomŽtriques etphysiques tout autant que des lois de la pensŽe. Celles-ci ne mŽritent dans ce

     94 Cf. par exemple Arnold Silverberg, ÒPsychological laws,Ó 2003, p. 275Ð302.95 Pascal Engel, Ç   Les normes de la pensŽe, esquisse dÕune gŽnŽalogie  È, 2008, p. 33.

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     Les Lois de lÕesprit chez C. S. Peirce

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    cas le nom de Ç   lois de la pensŽe   È avec davantage de raison que si lÕon doitvouloir dire par lˆ quÕelles sont les lois universelles, qui prescrivent dequelle fa•on on doit penser partout o simplement on pense.96

    Si chez Frege la description universelle mne ˆ la prescription, Wittgenstein dŽnie comme

    Kant tout pouvoir descriptif ˆ la logique97. Or, sur ce point (comme sur dÕautres 

    !), le discoursde Peirce surprend. Il est lÕun des rares penseurs de son temps ˆ accepter la norme tout en

    refusant de lÕassocier ˆ un Ç  tu dois   È. Les normes de la pensŽe ne sont pas, soutient-il, des

    dettes Ðdettes ˆ lÕŽgard de qui ou de quoi   ?

    Cette critique peut rappeler lÕarticle bien plus tardif dÕElizabeth Anscombe, qui estime

    (dans le champ plus restreint des normes morales) que

    les concepts dÕobligation et de devoir ÐcÕest-ˆ-dire dÕobligation morale et dedevoir moralÐ et de ce qui est moralement bon et mauvais et du sens moral

    de Ç 

    doit 

    È (ought ) doivent tre abandonnŽs si cÕest psychologiquementpossible  ; parce que ce sont des survivances, ou des dŽrivŽs de survivances,dÕune conception antŽrieure de lÕŽthique qui ne survit gŽnŽralement plus, etelles sont gŽnŽralement dommageables sans celle-ci.98

    La conception de la normativitŽ chez Peirce est rŽsolument affranchie de toute

    influence kantienne quant ˆ la morale Ðcontamination de la logique par la morale qui serait du

    reste trs peu kantienne, Kant ne disant pas que les normes logiques sont par elles-mmes

    prescriptives mais seulement que lÕaccs rŽflexif ˆ elles nous permet de diriger nos pensŽes.

    Dans sa dernire conception des normes, Peirce dira nŽanmoins de la logique quÕelle reposesur lÕŽthique. NÕest-ce pas lˆ transgresser une sŽparation des champs nŽcessaires   ? Comme

    lÕŽcrit Christiane ChauvirŽ, il est Ç   salubre aujourdÕhui de rŽaffirmer la spŽcificitŽ et la

    relative autonomie des normes ŽpistŽmiques, et dÕŽpingler leur rŽcupŽration moralisatrice au

    sein dÕune philosophie des normes trs normative !  È99 En effet,

    Les normes logiques et cognitives sont la codification de notre discours qui,sans elles, ne serait pas discours. Mais cÕest justement pour cela, cÕest parcequÕelles sont constitutives, quÕil nÕy a pas lieu de les moraliser comme lafemme savante de Molire qui accuse sa servante dÕ   Ç   offenser lagrammaire

     

    È 

    !100

    CÕest pourquoi une Žtude dŽtaillŽe du rapport entre normes morales et normes

    ŽpistŽmiques chez Peirce est requise. Si la normativitŽ cognitive ne prescrit rien, cÕest parce

    que les normes sont purement descriptives. Ce sont des descriptions dÕun Žtat de fait, celui des

    rapports idŽaux dans la pensŽe. Thought et ought ne sont pas liŽs. Selon Peirce, les normes

     96 PrŽface des Grundgesetze der Arithmetik , I, p. xv.97 Cf. Jacques Bouveresse, Dire et ne rien dire, p. 22.98

     E. Anscombe, ÒModern Moral Philosophy,Ó 1958, p. 1.99 C. ChauvirŽ, Ç   Pourquoi moraliser les normes cognitives  ?  È, 2001, p. 92.100  Idem, p. 90.

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     INTRODUCTION 

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    nÕont rien dÕinjonctions  : ce sont des ŽnoncŽs de fait, cÕest-ˆ-dire que donner son assentiment

    ˆ ces ŽnoncŽs implique une croyance et non une action. A lÕopposŽ, le Ç   prescriptivisme  È

    peut tre divisŽ en deux thses   : lÕÇ  impŽrativisme  È, qui veut que les jugements normatifs (en

    particulier les jugements moraux) sÕassimilent ˆ des impŽratifs, et lÕinternalisme moral, thse

    selon laquelle il existe un lien interne entre les jugements moraux et la motivation ou

    lÕaction101.

    Cette conception descriptiviste de la normativitŽ, qui constitue une des grandes

    originalitŽs de lÕapproche peircienne, traverse toute la chronologie de ses Žcrits. DÕautres

    tentatives de caractŽrisation ou thŽories compltes du fondement des normes viennent sÕy

    ajouter. Peirce prŽserve autant que possible lÕindŽpendance entre normes logiques et Žthiques.

    Mais il en vient au bout dÕun certain temps, ayant thŽorisŽ la pratique scientifique comme

    fondŽe sur lÕobservation de certaines attitudes, ˆ devoir penser lÕanalogie entre les champs

    normatifs. Le fondement de la norme est alors trouvŽ dans lÕaction volontaire et dans la

    pensŽe dŽlibŽrŽe. LÕemprise de la volontŽ sur le mental sÕexerce par un retour rŽflexif, lequel

    produit un autocontr™le de soi par soi. Comme le rŽsume encore une fois Pascal Engel,

    Ç  quand nous opŽrons une telle rŽflexion [sur les principes que nous devrions suivre] notre

    raisonnement devient une forme de conduite contr™lŽe.   È102 Cette conception, qui fr™le parfois

    une thŽorie des vertus ŽpistŽmiques, sÕŽpanouit finalement dans une hiŽrarchie des sciences

    normatives faisant reposer la logique sur lÕŽthique, lÕŽthique sur lÕesthŽtique. Les tendances

    les plus naturalistes ˆ lÕÏuvre chez Peirce se manifestent dans lÕinscription cosmique de la loi

    de lÕesprit, et dans lÕimportance dÕune normalitŽ statistique dans la perception des normes. Il

    sÕagit lˆ, sans solution de continuitŽ, dÕune variŽtŽ de rŽponses nuancŽes au problme de la

    normativitŽ du mental. Mettre en Žvidence leur succession et les rai