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Les loisirs de la tradition comme miroir d’une société

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This article was downloaded by: [Eindhoven Technical University]On: 16 November 2014, At: 00:05Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

Loisir et Société / Society andLeisurePublication details, including instructions forauthors and subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/rles20

Les loisirs de la traditioncomme miroir d’une sociétéMickaël Vignea & Alexandre Oboeufa

a Université René-Descartes, Paris V – La Sorbonne(EA 3625)Published online: 02 Jul 2013.

To cite this article: Mickaël Vigne & Alexandre Oboeuf (2008) Les loisirs de latradition comme miroir d’une société, Loisir et Société / Society and Leisure, 31:1,87-119, DOI: 10.1080/07053436.2008.10707771

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les lOIsIrs de la tradItIOn cOmme mIrOIr d’une sOcIété

Mickaël vigneUniversité René-Descartes, Paris V – La Sorbonne (EA 3625)

Alexandre oboeufUniversité René-Descartes, Paris V – La Sorbonne (EA 3625)

Introduction

Le siècle dernier a été le témoin de l’abandon des jeux traditionnels au profit des jeux sportifs institutionnalisés, autrement dit des sports, dans un phéno-mène de mondialisation. Nous nous demandons comment cette mondialisa-tion peut jouer un rôle pour la culture patrimoniale des jeux anciens. Autant les sports que les jeux, ces pratiques sont essentielles dans le développement dans la vie de chacun. Pourtant, depuis plusieurs décennies, les jeux tradi-tionnels et les sports constituent un sujet de controverses pédagogiques. Le choix de l’utilisation pédagogique des uns ou des autres dépend fortement des valeurs et des normes que la société souhaite voir se développer. Les sports sont davantage privilégiés que les jeux sportifs1 traditionnels. Les jeux tradi-tionnels du patrimoine sont seconds, ils apparaissent comme préparatoires aux sports. Certains les dénigrent complètement. Ainsi, dans un article des Cahiers du Centre d’études et de recherches marxistes, Adam affirme que « plus un sport se perfectionne dans son jeu, ses règles, ses techniques, plus il exige un niveau d’approche élevé, plus il offre de possibilités éducatives. C’est pourquoi nous pensons que certains jeux, l’Epervier par exemple, ou les Barres qui ne sont pas institutionnalisés, socialisés, n’ont qu’une faible valeur éducative2. » En avançant une affirmation aussi ferme, l’auteur montre une certaine méconnaissance des pratiques ludiques des jeux sportifs tradi-tionnels ; au-delà de l’idée personnelle de ce dernier, de tels propos dénotent une incompréhension plus globale à propos des jeux traditionnels.

Pour tenter d’éclairer cette zone d’ombre, nous avons mené une étude à caractère ethnosociologique autour des jeux traditionnels dans l’espace linguistique picard3. Nous le verrons, hormis une utilité éducative pour des apprentissages chez l’enfant, les jeux traditionnels occupent une place importante dans les activités humaines de loisirs et s’avère un domaine qui permet la construction de l’identité individuelle, un développement cognitif,

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un développement de l’imaginaire. Au-delà de l’intérêt éducatif du jeu, celui-ci s’inscrit également dans une pratique de loisir. Qui sont les acteurs de ces jeux anciens ? À quels moments jouent-ils ? Pourquoi rejouent-ils davantage depuis ces cinq dernières années ?

Autant de questions qui supposent un intérêt croissant d’une certaine forme de loisirs dans la société du Nord de la France. Le phénomène de mondialisation serait-il la cause d’un revirement de situation dans lequel les individus recherchent à nouveau leurs racines ? Cette nouvelle pratique de jeux anciens n’est-elle pas une volonté des individus de retourner vers le passé et l’héritage que les ancêtres ont laissé ?

Pour répondre à ces interrogations, nous avons analysé les jeux tra-ditionnels au cœur même de leur structure. Nous avons voulu connaître ce que la pratique des jeux anciens renvoyait comme image de la société actuelle. Nous avançons l’idée que de comprendre la structure interne des jeux analysée en lien avec ceux qui les pratiquent, dans des lieux particuliers et à des moments précis, permettrait d’établir un baromètre sociologique qui donnerait du sens à une forme particulière de loisirs, pratiqués aujourd’hui dans la société du Nord de la France. Il s’agit en fait de comprendre comment le jeu est le miroir de la société.

carte 1Représentation de l’espace linguistique picard

Note : l’ensemble du territoire où la population parle le patois correspond à la zone coloriée en gris clair.Source : Internet de la revue régionale « Ch’Lanchron », France, Abbeville (80).

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Issus d’un milieu rural, nous avons eu bon nombre d’occasions d’ob-server dans un premier temps, puis de pratiquer dans un second temps, les jeux de la tradition du Nord, c’est-à-dire les jeux qui se sont transmis de génération en génération. De fait, notre analyse sociologique a reposé sur une analyse de la tradition ludique du Nord et, plus particulièrement, sur une analyse des pratiques motrices ludiques. Mauss fut l’un des premiers à observer puis analyser les conduites des hommes4. Il les définit comme étant « des techniques du corps », c’est-à-dire « la façon dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle savent se servir de leur corps ». À travers les jeux et les loisirs, les hommes se distinguent culturellement dans leur manière d’agir selon leur propre technique ludique. D’autres auteurs plus récents, comme Parlebas, abordent cette thématique à travers l’ethno-motricité. Pour cet auteur, les données ethnomotrices « mettent en évidence le poids des facteurs socioculturels sur les pratiques corporelles concernant autant les situations sociomotrices que psychomotrices. La grande diversité des pratiques corporelles en fonction de l’époque, du lieu et des groupes témoigne de l’influence despotique des normes et des valeurs sociales sur la mise en jeu du corps5. » Cela autorise à penser que les loisirs, d’une manière générale, et les jeux traditionnels, plus particulièrement, sont de véritables faits sociaux ; ils correspondent à toute manière d’agir. Ainsi, le jeu consti-tue le témoin et l’agent de la société qui l’accueille : agent, si l’on considère qu’il est un élément fondamental de la construction de l’identité culturelle ; et témoin, en reflétant l’essence des normes et des valeurs sociales que la société diffuse.

C’est par la pratique habituelle et quotidienne que le jeu permet l’in-tégration des uns par rapport aux autres. Dans un estaminet par exemple, un verre à la main, les discussions vont bon train, et la bière devient rapide-ment un enjeu. Le jeu constitue bien un vecteur de lien social. Il permet de rapprocher les générations. Les jeunes découvrent au travers du jeu une vie passée et des plaisirs ancestraux ; ils cherchent leurs racines et découvrent leur patrimoine issu des plus anciens. Ce brassage des générations est l’un des éléments qui assurent la survivance des pratiques de loisir.

Cadre théorique

La problématique de notre travail est de porter un regard sur les pratiques de loisirs corporels, ludiques et traditionnels au cœur même des popula-tions. Nous souhaitons ainsi dégager les aspects culturels fondamentaux qui caractérisent la société du Nord de la France. En effet, les jeux d’hier et d’avant-hier dans l’ELP sont indéniablement des jeux d’aujourd’hui ; mais comment seront-ils ou pourront-ils demeurer les jeux de demain ?

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En nous appuyant sur la notion d’ethnomotricité, nous avons tenté de démontrer qu’il existerait une corrélation profonde entre les jeux tra-ditionnels du Nord de la France et la dynamique culturelle de cet espace linguistique picard. Dans le même temps, nous nous sommes appliqués à montrer que le jeu traditionnel possède en plus, des vertus de socialisation, d’éducation et d’intégration au sein de la société qui l’accueille. À travers cette idée, nous admettons que le jeu est le miroir d’une société. Ce miroir met en scène des normes, des croyances, des valeurs, des représentations, bref un ensemble de traits distinctifs constituant la culture identitaire d’une population. En ce sens, nous avons pu constater que la transformation des règles d’un jeu traditionnel est en corrélation avec des modifications sociales comme le montre le phénomène de « sportification » par exemple. Cette fonction sociale laisse présager l’importance des jeux et des loisirs en société. D’ailleurs Élias et Dunning affirmaient en 1986, que « l’étude sociologique des jeux sportifs, indépendamment de son intérêt intrinsèque, a aussi une fonction pilote. On rencontre ici, dans un champ d’études relativement limité et accessible, des questions auxquelles on est souvent confronté dans d’autres domaines plus vastes, plus complexes et moins accessibles6. » En ce sens, Lévi-Strauss eut la même démarche intellectuelle en supposant un rapport entre la linguistique et l’anthropologie. Ce dernier affirmait que « l’on peut d’abord traiter le langage comme produit de la culture […] Mais en autre sens, le langage est une partie de la culture ; il constitue un de ses éléments parmi les autres […] on peut aussi traiter le langage comme condition de la culture7 ». D’un point de vue théorique, nous supposons également qu’il est possible d’appliquer le même principe entre l’action motrice et l’anthropo-logie. Les situations motrices et les jeux sont les produits d’une culture dont ils sont issus, ils font aussi partie de la culture, et en quelque sorte ils sont conditions de la culture. Cette idée rejoint celle de Huizinga qui soutenait que « le jeu est plus ancien que la culture8 » ; c’était une autre manière d’ex-pliquer que le jeu faisait partie intégrante de la culture.

Tout comme le langage, l’action motrice joue un rôle fondamental dans le développement de la culture et dans la transmission des savoirs corporels. À travers ce postulat théorique, nous supposons que l’analyse des pratiques motrices permet d’apporter un éclairage sociologique sur le rôle et la fonction des loisirs en société sous l’angle des jeux traditionnels par exemple.

Méthodologie

Pour éclaircir cette hypothèse, nous avons choisi plusieurs méthodes d’in-vestigation. L’analyse de nombreux ouvrages littéraires de sociologie et régionaux nous a permis d’établir des rapprochements théoriques entre les travaux précédents que nous avons menés et ceux plus actuels.

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Parallèlement, selon une approche plus quantitative, nous avons éla-boré un questionnaire qui a recueilli 2454 réponses de pratiquants des jeux traditionnels de l’ELP. Cette démarche a été complétée par une analyse qualitative basée sur une quinzaine d’entretiens avec différents présidents d’associations, de fédérations, de confréries ou même de sociétés.

L’objectif était de comprendre ce qui pousse ces passionnés à entre-prendre des actions (souvent collectives) afin que la pratique traditionnelle d’un jeu ou d’un loisir subsiste dans le temps.

Également, nous avons pratiqué un grand nombre d’observations non participantes. Selon Warnier, « la civilisation ou culture matérielle est consti-tuée de l’ensemble des artéfacts matériels d’une société : vêtement, nourri-ture, mobilier, habitat, outillage, transports, etc.9 ». Nous nous permettrons d’ajouter à cette liste les jeux, les loisirs et les fêtes puisqu’ils constituent le point central de notre travail. Tous ces éléments sont un gisement de faits sociaux qui permettent de mieux comprendre la société qui nourrit les individus.

Enfin, nous avons mené de nombreuses observations participantes en pratiquant l’ensemble des jeux du corpus que nous avons constitué, plus par-ticulièrement, celui des fléchettes sur cible électronique à un plan national ; cela nous a permis de comprendre les différents attributs de l’effet de sporti-fication. Nous le verrons, ce phénomène n’est pas négligeable dans la mesure où il constitue un leitmotiv pour la préservation des loisirs anciens.

Pour l’étude des jeux, nous avons répertorié et classé 108 jeux tradition-nels dans tout l’ELP. Afin de simplifier la complexité de la réalité, nous avons regroupé ces jeux en six familles : les jeux d’enfants, les jeux d’estaminets, les jeux de ducasse, les jeux devenus sports, les jeux d’animaux et les jeux de lancers. Cela fut primordial pour comprendre en quoi le jeu traditionnel constitue une forme de loisir révélateur des phénomènes sociaux. Comment avons-nous procédé à la constitution de ces différentes familles ?

À l’aide d’un logiciel de traitement statistique, nous avons modélisé un programme permettant de croiser l’ensemble des données praxiques rela-tives à la logique interne et à la logique externe. Le croisement des variables sur la totalité des jeux était difficilement envisageable, c’est pourquoi nous avons regroupé subjectivement les jeux en familles, afin de pouvoir croiser des variables appartenant à une même famille.

Le moyen auquel nous avons eu recours pour former les familles est simple. Les jeux ont été regroupés selon des caractéristiques communes, par exemple les moments où on s’adonne à ces jeux. C’est le cas des « jeux de ducasse10 » qui ne se pratiquent qu’à l’occasion des festivités du village. Pour les « jeux d’enfants », ce sont les acteurs communs à la pratique ; comme leur

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nom l’indique, ces jeux ne sont pratiqués que par des enfants. Le lieu de jeu a aussi été un critère déterminant ; c’est le cas des « jeux d’estaminet » qui se jouent tous dans ces cafés de Flandre. Pour les jeux de lancer, c’est la tech-nique commune qui a permis de les regrouper. Dans les « jeux d’animaux », les hommes affrontent des animaux. Enfin, pour les « quasi-sports » ou les « jeux sportifiés », c’est le statut qui nous a incités à créer ces deux familles ; il s’agit là de jeux traditionnels qui tendent à devenir des sports pour sauver une pratique en péril.

Comme nous pouvons le constater, les caractéristiques qui ont permis de créer des regroupements sont de différents ordres. Elles correspondent soit aux acteurs, aux lieux de jeu, à des moments de jeu ou à une politique de gestion organisationnelle. L’ensemble de ces traits de distinction qui per-mettent de constituer une famille représente une pertinence classificatoire de premier ordre pour la compréhension de l’organisation des loisirs de la tradition dans le Nord de la France.

Les critères d’analyse à la compréhension des loisirs du Nord

La clef de voûte de la communication motrice est pour nous la recherche et la compréhension, par un décryptage des informations non verbales, des rela-tions motrices. En modélisant un système comme étant un ensemble formé par des éléments et des relations qui s’établissent entre eux, nous pouvons ensuite définir la pertinence de ces éléments et des modes de relations qui s’observent dans un environnement. « Le principe qui réside à l’élaboration de la classification consiste à considérer toute situation motrice comme un système d’interaction globale entre le sujet agissant, l’environnement physique et d’autres participants éventuels11. » Dans ce système de relations motrices qui unit éventuellement des adversaires et des partenaires dans un quelconque milieu, « le facteur clef présent en toute situation est la notion d’incertitude : la dimension informationnelle prend donc une importance de premier plan12 ». Parlebas explique que cette notion d’incertitude est double car elle peut être liée à la fois au milieu et à l’action d’autrui. Ces deux formes d’incertitude sont donc de nature différente puisque celle liée au milieu est de type « probabilité informelle » et celle issue de l’action de l’individu se base sur l’interaction motrice entre les pratiquants. Et, « il y a interaction motrice quand, lors de l’accomplissement d’une tâche motrice, le comportement moteur d’un individu influence de façon observable le comportement d’un autre ou de plusieurs autres participants13 ».

L’analyse des jeux a donc permis d’illustrer la symbolique et l’identité culturelle du Nord. Quelques résultats émergeant de la logique interne des jeux méritent d’être soulignés. En effet, ils expriment de manière forte les valeurs fondamentales du Nord que la population assimile très souvent à la

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convivialité, la simplicité, la cohésion ou l’entraide. L’expression de cette chaleur humaine semble se retrouver dans l’analyse des conduites motrices des loisirs traditionnels de l’ELP.

L’observation puis l’analyse des jeux ont été réalisées à partir de quatre outils constituant chacun un rapport avec l’espace, avec le temps, avec l’objet et avec autrui. En appliquant chacun de ces rapports à l’ensemble du corpus de jeux, nous avons utilisé le logiciel informatique de traitements statistiques Sphinx pour croiser les données relatives aux interactions des quatre rapports cités plus haut ; nous avons ainsi pu déterminer la nature de la logique interne des jeux du Nord. Avant d’exposer les résultats, abordons brièvement ce que représentent et définissent ces différents rapports.

Le rapport à l’espace. Le jeu, dans sa structure, peut faire référence à deux familles de variables selon la présence ou non d’incertitude. L’incertitude eu égard au milieu constitue donc une variable binaire. Les critères que sont l’incertitude issue de l’environnement, d’une part, et l’incertitude issue des interactions avec autrui, d’autre part, possèdent une importance capitale dans l’analyse de la marge des prises de décision des joueurs. Cette catégo-rie demeure importante pour les loisirs traditionnels du Nord car comme nous le verrons, lorsque les jeux ne recèlent aucune incertitude relative au milieu ou à autrui, ceux-ci se définissent comme des jeux psychomoteurs ou sociomoteurs. Mais ces deux catégories ont pour caractéristique commune le fait que les joueurs sont pratiquement dépourvus de choix. De fait, la compétence des joueurs se justifie dans la mesure où ces derniers excellent dans la répétition de stéréotypes moteurs. Les résultats concernant les jeux du Nord montreront que cette catégorie est loin d’être négligeable dans cette région.

Le rapport à autrui. Nous pouvons examiner les rapports des joueurs vis-à-vis d’autrui selon la présence ou l’absence de partenaires et/ou d’adver-saires. Deux dynamiques importantes ressortent de ces relations selon les situations de pratiques : la première, une relation de psycho-sociomotricité ; et la seconde, une relation de coopération/opposition. Pour les situations psychomotrices, il n’y a pas d’interactions motrices ; à l’inverse, dans l’accom-plissement d’une tâche motrice, les situations sont sociomotrices lorsqu’il y a présence d’interactions motrices et que le comportement moteur d’un individu influence de façon observable le comportement moteur d’un indi-vidu ou de plusieurs autres individus.

Le rapport au temps. Dans nos sociétés industrielles, la valeur du temps représente souvent beaucoup d’argent. L’individu subit en permanence une pression liée à la réussite à cause du temps. Qu’en est-il dans nos manières de jouer ? Le joueur connaît-il un stress permanent lié au temps ? Quelles valeurs donne-t-on au temps dans un jeu traditionnel ou dans un sport ?

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C’est la logique interne guidée par son règlement qui impose aux joueurs un système propre à l’achèvement temporel. La notion de temps qui para-chève l’aboutissement est liée au système de marque. La combinaison et l’adaptation efficaces par les joueurs de ces deux paramètres leur valent la victoire. La notion de victoire est-elle importante dans les pratiques de loisirs traditionnels du Nord ? La philosophie du loisir prend-elle le pied sur celle du travail ? Les résultats observés permettront d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions

Le rapport à l’objet. Comme pour les trois précédentes variables de l’analyse de la logique interne, celle-ci est d’ordre binaire ; elle se définit par la présence ou l’absence d’objets. La prise en compte des objets est capitale car la relation qu’entretient le joueur avec l’objet est représentative de différents aspects qui sont bien souvent culturels. La culture matérielle que développe Warnier dans ses travaux permet d’éclairer cette question ; il pérennise un travail jadis élaboré par Mauss, Leroi-Gourhan ou Merleau-Ponty. La proprioception issue d’une bonne combinaison synchrone des différentes parties motrices confère aux joueurs un degré d’expertise plus ou moins grand. C’est la fréquence de la répétition du geste qui déterminera ce niveau d’habileté et, dans le même temps, c’est une familiarisation avec l’objet qui s’opère. Il s’agit pour Warnier de « l’incorporation de la dynamique de l’objet14 ». L’auteur ne parle pas de l’incorporation de l’objet car il considère que celui-ci reste extérieur au corps ; c’est sa dynamique qui est intériorisée par la prise que le sujet exerce sur ce même objet. « L’incorporation de la dynamique de l’objet s’effectue par la mise au point de conduites motrices mémorisées par le corps et qui se manifestent par des stéréotypes moteurs15. » Cette théorie de la culture matérielle venant se greffer à l’analyse de l’action motrice permettra de prendre « en compte ce qu’elle a de spécifique par rapport à tous les systèmes de signes, c’est-à-dire sa matérialité, qui en fait le protagoniste essentiel des conduites motrices comme matrice de subjec-tivation16 ». À travers les variables de la logique interne, nous avons dégagé plusieurs résultats importants.

Quelques résultats significatifs

L’ensemble des résultats de l’analyse des quatre rapports cités plus haut peut être regroupé de manière schématique sur un simplexe S3. Nous l’avons vu précédemment, les quatre rapports s’analysent selon la présence ou l’absence de partenaire {P}, d’adversaire {A} ou d’incertitude {I} eu égard au milieu ou aux objets. Les résultats de l’analyse des loisirs traditionnels du Nord sont ainsi représentés selon huit classes distinctes comme suit :

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Distribution des loisirs traditionnels du Nord dans le simplexe S3

Note : Nous remarquons la prépondérance de la classe « absence de P, I et A ». La classe « jeux psychomo-teurs » est largement dominante sur les autres jeux (59,3 % + 0,9 %=(I)60,2 %). Notons la quasi-absence de l’incertitude liée au milieu (I). Les jeux se partagent sur la face montrant une présence de certitude eu égard au milieu où la présence d’interactions motrices directes (PA) domine sur l’adversité pure (A) mais où l’ensemble reste inférieur aux jeux psychomoteurs (Ø).

Source : Vigne, 2006.

Le rapport à autrui. De nombreux aspects culturels unissent les hommes entre eux, et cela se traduit de différentes manières. Selon nous, il y a une multitude d’éléments unificateurs culturels. Le langage, qui porte le nom de « chtimi » dans l’ELP, l’habillement ou la cuisine en sont des exemples. Tous sont des éléments appartenant à une même culture, qui per-mettent aux individus de s’identifier et d’appartenir à un même groupe. Ces éléments sont des constantes qui témoignent de la prégnance des cultures sur les individus. En fait, « approcher la culture c’est prendre la mesure de la forme qu’elle donne à toute existence humaine17 ». L’existence humaine prend forme grâce aux relations que les hommes entretiennent entre eux. Au même titre, nous considérons que le jeu traditionnel, comme la cuisine, le patois ou l’accoutrement, constitue un caractère culturel identificateur. « La culture n’est pas seulement un phénomène de conscience : elle marque le corps autant que les esprits18. » Le corps renferme les traces des relations que les individus ont entre eux, notamment à travers les loisirs.

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Par l’analyse du rapport à autrui dans les jeux du Nord, nous avons découvert que ces relations sont véritablement imprégnées des valeurs sociales et culturelles que nous avons citées plus haut et qui caractérisent les régions du Nord de la France. Les relations des hommes sont le produit d’une culture dont ils sont issus, « l’existence du jeu affirme de façon permanente, et au sens le plus élevé, le caractère supralogique de notre situation dans la société19 ». Huisinga explique que le jeu est un « miroir social ». Il révèle également, qui l’on est et à quelle culture sociétale l’individu appartient. L’expression du « caractère supralogique de notre situation dans la société » suppose que le jeu s’analyse et que toutes ses fonctions sont cohérentes entre elles et avec ceux qui constituent le groupe d’une société. Le jeu prend donc un caractère unificateur qui doit apparaître dans les relations des joueurs.

Par le système de relations que le jeu impose, la notion de cohésion sociale prend tout son sens. L’individu et la société ne sont pas deux notions disjointes. En effet, la société pénètre profondément l’individu par un réseau de valeurs et de représentations dont le jeu fait partie, d’une part, et que l’individu contribue à faire exister et perdurer en l’actualisant, d’autre part. Ainsi, le rapport à autrui dans l’analyse du jeu ou des loisirs est un élément capital dans la compréhension d’une culture.

fIgure 2

Distribution des jeux psychomoteurs et des jeux sociomoteurs

Note : Les jeux psychomoteurs sont majoritaires. Les jeux d’adresse sont dominants sur les autres formes de jeux. Source : Vigne, 2006.

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Si les jeux psychomoteurs mettent en valeur l’habileté motrice indivi-duelle, ils témoignent surtout d’une forme de relation particulière avec autrui. Ce sont des relations qui sont exacerbées par l’émotion et la sensibilité. En effet, aucune interaction motrice n’agit directement sur l’adversaire, seule une pression psychologique issue de la prestation réussie d’autrui provoque une émotion individuelle, dont on observera les répercussions sur les gestes moteurs qui se suivent. En outre, la réalisation motrice est associée à une dépendance émotive et stratégique. C’est pourquoi les jeux psychomoteurs ne sont pas dénués de système de relations ; celles-ci sont d’une autre nature, car elles proviennent du psychisme affectif. Cette influence psychologique vient de la manière dont s’organisent les jeux. De plus, la grande majorité des jeux psychomoteurs se déroulent en situation de comotricité d’alternance ; cela signifie que chacun, l’un après l’autre, effectue son geste moteur lors d’une même partie. Ce constat montre que la cohésion affective favorisée par des espaces d’accomplissement mesurés prend le pas sur l’absence de cohésion fonctionnelle. Ces résultats sont fort intéressants car ils mettent au jour a priori un mode de relation contraire à ce qui se passe dans la réalité quotidienne. En effet, nous pourrions penser que ce mode de jeu favorise « le chacun pour soi » puisque les joueurs exécutent seuls leurs tâches motrices. Mais, au contraire, cette manière de jouer a des conséquences relationnelles importantes. Cette alternance relevée dans les jeux du Nord semble être un moteur essentiel du développement permanent de la cohésion sociale que l’on définit souvent comme étant « la chaleur des gens du Nord ». En effet, les moments d’attente dans les jeux sont l’alibi d’innombrables échanges amicaux qui ont lieu régulièrement autour du verre de l’amitié qui constitue d’ailleurs bien souvent l’enjeu.

Nous l’avons vu, les jeux psychomoteurs développent l’habileté motrice individuelle. Il y en a d’autres qui témoignent de manière forte de la rela-tion des joueurs en action. En effet, il s’agit des jeux sociomoteurs qui sont pourvus d’interactions motrices. Ils renferment une multitude de relations différentes mais tout aussi intenses. Elles rendent compte de la dépendance des joueurs avec autrui et le milieu environnant agissant dans des situations motrices pourvues d’interactions. Le poids de ces interactions dans cette forme de loisir contribue à définir l’identité de la culture traditionnelle de l’ELP. Les jeux sociomoteurs du Nord montrent que les joueurs sont très rarement en contact physique ; la force ne trouve guère de place dans ce type de jeux.

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Répartition des duels des jeux psychomoteurs dans les loisirs traditionnels du Nord

Note : Sur les 65 jeux psychomoteurs recensés, 50 d’entre eux peuvent être joués en « un contre un » : cela

correspond à un taux de 76,5 %.

Source : Vigne, 2006.

En effet, la part des duels « un contre un » dans les jeux psychomoteurs s’élève à 76,9 %. L’adversité est donc une vertu importante des jeux du Nord mais essentiellement en l’absence d’interaction motrice. En s’attardant autant sur les jeux psychomoteurs que sur les jeux sociomoteurs, nous constatons que la notion d’affrontement est aussi importante pour l’une ou l’autre classe mais pas de manière égale. D’un côté comme de l’autre, l’affrontement permet d’être ensemble, ce qui semble être le plus important pour les joueurs du Nord. Le graphe ci-dessous illustre que le jeu individuel pur n’existe presque pas dans le Nord de la France.

Les duels d’équipes sont majoritaires. Par conséquent, la présence d’interactions motrices est forte dans les jeux d’équipes. Ensuite, la relation en mode « un contre un » reste une valeur dominante, même dans cette catégorie de jeux caractérisée par des duels où les interactions motrices ont pour médiateur un objet à s’échanger.

D’aspect général, que ce soit avec les jeux psychomoteurs ou sociomo-teurs, l’adage « seul parmi tous » semble tout à fait convenir dans l’organi-sation relationnelle du joueur du Nord. L’esprit collectif est certes présent mais l’on préfère s’exprimer individuellement dans le collectif. Cette volonté cache probablement la recherche de l’estime de soi, celle que l’on ne retrouve pas dans la vie personnelle et économique.

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Répartition des duels dans les jeux sociomoteurs

Note : Les duels d’équipes atteignent 53,5 %.

Source : Vigne, 2006.

Ces résultats mettent en lumière la place de l’individu dans le groupe. Il y a une nécessité de s’exprimer seul dans un groupe car le sentiment d’appartenance à un ensemble d’individus reste très fort. Cette cohésion sociale permet de renforcer l’image de soi et de susciter un vrai sentiment identitaire.

En outre, le caractère psychomoteur des jeux du Nord influe directe-ment sur une autre dynamique ludique, soit celle du rapport au corps. Comme nous l’avons vu, dénuée d’interaction motrice essentielle, la psychomotricité a pour conséquence de supprimer le contact physique entre les pratiquants. Ainsi, 92 % des jeux présentent une absence de contact entre les joueurs. La violence n’est donc pas un caractère social dominant dans les pratiques ludiques du Nord. Pour reprendre Hall (1971), les comportements des joueurs (imposés par la règle du jeu) assurent la protection de leur distance intime en mode lointain. Nous n’avons pas observé ce rejet de la violence dans tous les jeux du Nord puisque la famille des « jeux d’animaux » est une famille où la violence est quasi permanente et très forte (5 des 7 jeux sociomoteurs dans une famille qui en compte 12). Comme l’exemple de « la chasse au renard » que nous présente Elias dans son ouvrage, les « jeux d’animaux » dans le Nord semblent pour nous le signe du plaisir de l’affrontement dont l’homme a besoin. En revanche, il choisit de la vivre par procuration afin d’éviter les risques sociaux que peuvent occasionner les expressions réelles de la violence interpersonnelle. Cette utilisation de la violence contrôlée par le biais des animaux constitue pour nous un signe supplémentaire important

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de la recherche permanente de la convivialité qui définit les individus du Nord. La violence sur les animaux semble avoir été un élément qui a permis de canaliser et de discipliner les relations interindividuelles.

Le rapport à l’espace. Il est sans ambiguïté. En effet, nous avons remarqué que sur les 108 jeux du corpus, 105 se pratiquent dans un milieu sans incertitude, c’est-à-dire que l’espace de jeu est stable et n’évolue guère. Cela contribue à rassurer les joueurs. Les espaces stables les plus fréquents sont généralement les places de village où ont lieu les ducasses ou bien les estaminets. Ces cabarets appelés estaminets expliquent d’ailleurs la consti-tution d’une des six familles. Cette famille de « jeux d’estaminet » est la plus importante ; en effet, elle regroupe 68 jeux sur l’ensemble. Elle contribue amplement à cette large proportion de jeux dénués d’incertitude quant au milieu.

fIgure 5

Répartition du rapport à l’espace

Note : Les jeux traditionnels du Nord se pratiquent en grande partie sans incertitude du milieu (97,2 %).

Source : Vigne, 2006.

La quasi-absence d’incertitude eu regard au milieu s’interprète d’une certaine manière ; ainsi, nous avons constaté un taux très élevé de jeux psychomoteurs. Ces pratiques demandent une certaine concentration pour bien viser et sont inconcevables dans un milieu qui serait amené à changer en permanence. En effet, l’évolution de l’espace ou la présence permanente de bruit dans le jeu de fléchettes, par exemple, ne permettrait pas de jouer dans de bonnes conditions ; cela diminuerait considérablement l’intérêt ludique et la pratique du jeu.

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La faible présence d’incertitude dans les jeux du Nord montre égale-ment que les jeux se pratiquent dans des endroits domestiqués par l’homme. Nous observons d’ailleurs cette tendance dans l’histogramme suivant.

fIgure 6

Répartition des lieux de pratique des jeux traditionnels

Note : L’espace domestiqué est majoritaire, cela conforte les résultats précédents.

Source : Vigne, 2006.

Nous avons répertorié les 108 jeux dans leur espace de pratique. Les résultats révèlent que 47 % des jeux se pratiquent dans un espace construit par l’homme. Ajoutons à cela que les jeux qui se jouent dans des espaces empruntés ou exclusivement réservés sont, de la même manière, pratiqués dans un environnement stable. Les espaces empruntés sont parfois une place de village qui est aussi un milieu domestiqué.

Comme 9,8 % des jeux se déroulent dans un espace naturel, nous pourrions penser qu’ils se pratiquent dans un milieu incertain : il n’en est rien ; en effet, ce sont des jeux qui peuvent se jouer dans une pâture où l’environnement demeure stable. Ce sont des lieux de nature proches de la place du village, il n’y a pas d’inconnu pour les joueurs. Ces situations de jeu restent cependant rares.

En conclusion, les joueurs du Nord aiment connaître et maîtriser les lieux de pratique pour s’adonner aux plaisirs du jeu. La nature ne constitue pas un milieu privilégié aux jeux du Nord, à quelques rares exceptions, ce qui peut sembler paradoxal dans la mesure où les régions sont très agricoles avec de grands espaces naturels.

En fait, l’hédonisme semble être la valeur morale la plus importante de la vie des joueurs du Nord. Les joueurs désirent se sentir bien en tout

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lieu de vie et à tout moment ; le lieu est l’un des paramètres de ce bien-être. Cette hypothèse semble être confirmée par les résultats du tableau suivant que nous avons élaboré à partir du questionnaire passé à 2454 joueurs. À la question, »Qu’est-ce qui vous plaît le plus au sein de votre club ou association ou confrérie ? », voici ce que les joueurs répondent.

tableau 1

Répartition des raisons qui apportent le plaisir dans la pratique

Plaisir et club Nombre de citations Fréq.

C’est le lieu, l’endroit. 1256 24,3 %

J’aime l’ambiance 1566 30,3 %

Je peux m’entraîner sérieusement pour me préparer au championnat.

530 10,3 %

Je peux surtout retrouver mes amis 1334 25,8 %

Il y a des gens d’un niveau supérieur au mien, ce qui me permet de progresser

484 9,4 %

Note : L’ambiance semble être une source de motivation importante.

Source : Résultats issus d’un questionnaire proposés à 2454 joueurs, Vigne, 2005.

Comme nous le constatons, plus de la moitié des joueurs aiment leur club, leur association ou leur confrérie pour le lieu et le plaisir qu’il suscite. En effet, 30,3 % des joueurs aiment l’ambiance qui se dégage du lieu de pratique de leur jeu. Et 24,3 % d’entre eux aiment l’endroit d’où génère l’am-biance pour y retrouver les amis à 25,8 %. Le plaisir lié à la pratique pure, incarné ici par l’entraînement, n’est pas représentatif par rapport au simple plaisir de se retrouver entre amis (10,3 %). L’espace est donc une valeur fortement liée à l’esprit de convivialité. Ces résultats laissent supposer une importante présence de chaleur humaine dans les estaminets. La proxémi-que donne d’ailleurs quelques éléments de réponses à ce sujet : l’espace et le geste ont un rapport direct, et leur compatibilité crée une ambiance positive. L’estaminet est un endroit restreint, par conséquent, il « impose » des gestes réduits et donc plus lents, plus apaisés. Ce sont là des comportements qui sont en faveur du développement d’une bonne atmosphère générale, comme celle que l’on retrouve dans les estaminets. « En se référant au corps et à ses gestes, on peut différencier deux sortes d’espace : d’abord, le territoire d’un individu ou d’un groupe qui influence le geste, […] ce geste est déterminé par l’espace physique, espace dans lequel différents gestes sont effectués en fonction de leur distance par rapport aux autres corps. Aussi bien l’espace en tant que territoire du corps que l’espace physique sont soumis à de fortes différences culturelles et individuelles20. » La promiscuité de l’espace favo-

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rise une gestuelle que l’on peut qualifier de calme, elle s’y retrouve dans les jeux et confère par cet aspect de la logique interne une identité culturelle particulière aux joueurs du Nord.

Le rapport au temps. Beaucoup de jeux traditionnels sont pratiqués par des paysans ou des ouvriers. Ce constat social est important à prendre en considération du point de vue des jeux. L’ouvrier ou le paysan, ont tous deux une vie rythmée par le travail. Le temps impose les modalités fonda-mentales de leur fonction et gouverne ces individus par le rythme biologique ou non qu’il fixe. Il y a là un processus d’assujettissement21 car le mineur ou l’agriculteur « établit son rapport à la règle » (du temps) « d’une telle manière qu’il se reconnaît comme lié à l’obligation de la mettre en œuvre22 ». L’un et l’autre sont toujours contraints à faire quelque chose, comme descendre à la mine, aller aux champs ou traire les vaches ; cela demande une régularité temporelle qui, de manière informelle, crée du stress et une forme de dic-tature aux sujets qu’ils sont. Toutes ces conditions favorisent un ensemble d’incertitudes, et le temps qui passe en est le principal responsable.

fIgure 7Répartition des jeux limités dans le temps

La partie est limitée dans le temps

4,6%

Sans limite de temps

95,4%

Le rapport au temps dans les loisirs traditionnels du Nord

Note : La plupart du temps, les jeux n’ont pas de limites temporelles (à 96,3 %). Cela permet un certain degré de liberté dans la pratique motrice des joueurs.

Source : Vigne, 2006.

Si l’ouvrier des mines ou l’agriculteur est conditionné par le temps qui passe dans son travail, il ne l’est pas dans son activité ludique. Les jeux du Nord ne subissent pas la pression du temps et la domination des jeux psy-chomoteurs y est pour beaucoup. En effet, leur finalité, qui se base sur la

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précision du geste moteur autorise les joueurs à prendre tout le temps dont ils ont besoin pour se concentrer. Voilà pourquoi 96,3 % des jeux n’ont pas de temps limite. Le temps n’est donc pas un gage de réussite ou de gain, contrairement à ce que l’on observe dans le monde du travail.

Ce constat est intéressant car nous partons du postulat que le jeu est le miroir de la société ; l’on ne peut pas prétendre que ce soit le cas pour le critère du temps, bien au contraire. Les jeux sont façonnés par les hommes au cours du temps qui passe ; ils sont à l’image de ce que ces précurseurs attendent de la fonction ludique d’un jeu. Nous retrouvons là des traits sociologiques et culturels forts dans les jeux qui correspondent à la société qui les renferme.

De fait, nous supposons que les jeux se sont façonnés à l’image des hommes (puisque créés par eux), selon un profil psychologique type qui les caractérise. En effet, la logique interne des jeux correspond à la fiche d’identité culturelle des joueurs. Les jeux sont alors à l’image de la société parce qu’ils renvoient des traits culturels forts et correspondants à la nature des hommes qui les pratiquent. Nous pensons qu’ils renvoient aussi et surtout à ce que les hommes aiment profondément. Par opposition, les jeux peuvent être dépourvus de ce que ces derniers détestent. Voilà ce qui explique en partie que 96 % des jeux du Nord sont sans limite de temps. Les hommes menaient une vie rude au travail, notamment par les contraintes du temps. Par opposition au stress et à la difficulté, les jeux sont nés ou se sont adaptés à une logique interne dénuée de contrainte temporelle, et ce, pour ne pas revivre dans le jeu les déplaisirs du travail.

Ainsi des traits de logique interne permettent de comprendre comment certains aspects de jeu reflètent ce qu’est la société et ce que les hommes ont aimé d’elle. Mais, en plus, ils peuvent témoigner, parfois de manière forte, de ce que les hommes ont rejeté d’elle au cours de l’histoire, parce que celle-ci a contribué à façonner leurs opinions. Dans ce cas, le trait de logique interne constitue une image qui est tout le contraire de la société qui renferme les jeux. Finalement, ce sont les hommes qui décident de la nature des traits de logique interne, puisqu’ils décident des règles. Les jeux sont alors peut-être modélisés en fonction d’un idéal, et pas seulement en fonction d’une réalité sociale. Dans le cas présent, le rapport au temps dans le jeu ne reflète pas la société de manière fidèle et unique, il reflète ce que les hommes attendent du temps qui passe : une certaine liberté d’action. Nous voyons là un prin-cipe de réciprocité contraire. Les jeux reflètent la société certes, mais pas uniquement : en l’occurrence, ils témoignent aussi du fantasme des hommes, c’est-à-dire ce à quoi ils s’opposent eu égard à un idéal de vie.

Le rapport à l’objet. La domination du caractère psychomoteur des jeux montre une présence importante des jeux de tir sur cible. En effet, cela

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implique que les joueurs doivent lancer des objets sur d’autres objets. Il y a donc une forte présence d’objets, soit dans 95 % des jeux. Cela peut être un objet à lancer, à attraper, un objet qui sert de meuble ou un objet constituant la structure ludique du jeu. Parmi tous les jeux traditionnels, nous en relevons 62,1 % dont l’objet est utile et utilisé dans les estaminets, soit pour le plaisir, soit pour la décoration : 41,7 % des jeux sont des jeux d’estaminets qui sont en même temps des objets de loisirs et décoratifs. De plus, nous avons noté une nette domination du bois. Cette utilisation particulière d’instruments en bois rappelle le savoir-faire manuel des ouvriers, paysans et mineurs qui, rappelons-le, forment la grande majorité des pratiquants. Les jeux, tels que les jeux d’estaminets, étaient fabriqués par les joueurs eux-mêmes. Cela souligne également le caractère rural des lieux de pratiques ludiques : les jeux traditionnels du Nord sont fabriqués et pratiqués essentiellement en milieu rural.

Dans la plupart des jeux, les matériaux les plus traditionnels comme le bois ou le cuir sont dominants sur les matériaux plus modernes tels que le plastique. La valeur du jeu est déterminante et déterminée par les matériaux qui servent à le confectionner. Ainsi, la matière constitue à sa manière un aspect identitaire des jeux. Par la nature des matériaux, nous comprenons que le modernisme peine à s’introduire dans le monde traditionnel. Ce constat est le contre-pied de ce que nous pouvons observer actuellement au sein des processus de mondialisation ou de sportification. Les nouvelles technologies ont plutôt tendance à symboliser le modernisme. Pour une fois, la tradition incarnée par la pratique ludique semble être un frein, voire un obstacle au modernisme. Ce sont les objets traditionnels que personne ne veut remplacer ou voir disparaître qui en sont la cause ; cela montre que les objets excercent une forme de pouvoir sur l’individu.

Ce point de vue est intéressant si l’on se concentre sur les objets, qui établissent alors une passerelle entre les gouvernementalités, la subjectiva-tion, la culture matérielle et l’action motrice. Ces rapports se définissent à travers « les techniques de soi, l’intégration des choses dans les conduites sensori-motrices du sujet, du souci de soi par rapport aux autres et à la morale, des guerres de subjectivation autour des matérialités du rapport paradoxal aux verbalisations correspondantes23 ». Les objets et le corps sont interdépendants. Le corps existe à travers les objets ; sans matériel, l’homme est démuni dans la nature ou en société. Cette nécessité traduit une gouvernementalité des objets. Le sujet façonne l’objet pour sa pratique et il en devient l’esclave. Et cette domination de l’un sur l’autre n’empêche pas le progrès, gage de modernité.

Nous l’avons vu plus haut, Mauss parlait de « techniques de corps », mais selon Jean- Warnier, elles excluent la culture matérielle car Mauss ne

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faisait aucune distinction entre les techniques du corps et les techniques instrumentales. Pourtant, les travaux de Schilder ont permis de comprendre que « les objets qui, dans leur histoire, ont eu un rapport quelconque avec le corps gardant toujours en eux quelque chose de la qualité d’image du corps. L’image du corps est capable, et de prendre en elle les objets, et de se répan-dre dans l’espace24. » Cette idée permet d’intégrer la notion d’incorporation des objets. En effet, les sujets incorporent la dynamique des objets. Cette conception a permis à Mauss de comprendre pourquoi un Kabyle parvient à dévaler une pente sans perdre ses babouches. Ainsi, l’anthropologie de « l’homme total » se serait développée d’un seul trait. La compréhension de l’incorporation de la dynamique des objets a vu naître la culture matérielle : « ce qui fait culture matérielle, donc, c’est tous les objets matériels, quels qu’ils soient, manufacturés ou non, vivants ou non, dont la statique et la dynamique sont plus ou moins incorporés dans les conduites motrices. À cela s’ajoute tout l’environnement qui sert de cadre à ces actions25. »

La dynamique des objets s’incorpore donc aux conduites motrices. À ce sujet, Warnier parle de « prothèse du schéma corporel », « de mémoire du corps », « de mise en objet » ; Mauss lui, parlait « d’habitus ». Cette notion de schéma ou de synthèse corporelle a fait défaut à ce dernier mais fut dévelop-pée par Head et Schilder, enrichie par les chercheurs de la Gestalt, puis, par ceux de la théorie du développement comme Jean Piaget ou Henri Wallon. Cette notion de schéma corporel « vise à rendre compte du fait que les percep-tions et les mouvements du sujet sont coordonnés, et que cette coordination est le fruit d’un apprentissage sensoriel et moteur26 ». Ce concept original est considéré par l’équipe de Jean-Pierre Warnier « Matière à Penser », comme l’interface entre les conduites motrices et la culture matérielle car « la synthèse corporelle (ou schéma corporel) est la perception synthétique et dynamique qu’un sujet a de lui-même, de ses conduites motrices, et de sa position dans l’espace-temps. Elle mobilise l’ensemble des sens dans leur rapport au corps propre et à la culture matérielle. Cette synthèse est le résultat d’apprentissages qui se poursuivent et s’entretiennent au cours de l’existence entière. Elle fait preuve d’une grande variabilité individuelle, culturelle et sociale, tout en garantissant la continuité du sujet dans son rapport à l’environnement27. »

Bref, l’ensemble de ces résultats révèle que le corps en action est indis-sociable de l’environnement et de la matérialité prédominante à celui-ci. Cela permet de comprendre que l’apprentissage, à travers les interactions des individus, résulte d’un ensemble de plusieurs traits de logique interne, tous dépendants les uns des autres (le rapport à l’espace, le rapport au temps, le rapport à autrui et le rapport à l’objet). Si l’un d’entre eux est modifié, alors l’ensemble de la pertinence motrice des autres l’est aussi. Cette interdépen-dance, en plus de favoriser l’optimisation des apprentissages, confère une

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cohérence à tous les jeux ; cela permet en plus de les rendre plus attractifs et plus ludiques. Il nous semble que c’est cette notion fondamentale relative à ce que Caillois (1958) appelait « ludus » qui doit perdurer.

Qui sont les pratiquants des loisirs traditionnels dans l’ELP ?

La répartition des sexes entre les hommes et les femmes est très difficile à mettre en lumière. D’une part, parce que beaucoup de jeux sont des jeux d’estaminets, par conséquent, il devient très difficile de procéder à la distri-bution des sexes. D’autre part, les jeux comme « le billon28 » qui ne possède ni fédération ni association sont difficiles à répertorier géographiquement. Il est alors concevable qu’il soit difficile d’aller à la rencontre de la popu-lation de jeu.

Durant ces années de recherche, nous avons consacré plus des deux tiers du temps à sillonner les deux régions pour jouer, observer les joueurs et interroger les présidents. Un fait demeure facilement observable par habi-tude : les femmes et les enfants sont en nombre beaucoup moins important que les hommes, même si ce constat est en pleine évolution. En effet, les pratiques ludiques traditionnelles tendent à se démocratiser ; les femmes et les enfants commencent à s’investir dans les jeux, d’ailleurs, les seconds suivent les premières dans beaucoup de moments ludiques.

Les présidents s’accordent à dire en moyenne que la population fémi-nine atteint rarement un effectif supérieur à 20 %. L’exception est très pro-bablement vérifiable avec les jeux d’estaminets. En ces lieux, il n’y a pas de distinction majeure entre la pratique féminine et la pratique masculine. La raison est simple : lorsqu’on va à l’estaminet, c’est très souvent pour manger, ainsi toute la famille profite du repas et des jeux.

Pour des jeux, comme « la bourle29 », qui possèdent une fédération, il est beaucoup plus facile de connaître la proportion de femmes et d’en-fants, même si c’est encore difficile pour ces derniers. Le 5 janvier 2004, nous sommes allés interroger le vice-président de la bourle de Wattrelos ; nous lui avons posé la question suivante : « Connaissez-vous la proportion d’hommes, de femmes et d’enfants ? » Voici ce qu’il répondait à ce sujet : « La proportion surtout par rapport aux compétiteurs en championnat est d’environ une vingtaine de femmes pour 240 joueurs, et puis les jeunes, on commence à en avoir un petit peu mais faut savoir les attirer ceux-là. On commence à avoir de plus en plus de jeunes mais en compétiteurs car à côté on a les écoles de jeunes. »

Les propos de Scotte30 tendent à confirmer ce chiffre fatidique de 20 % de fréquentation des femmes dans les jeux traditionnels. Dans ce cas précis, cela fait même moins puisque l’on est à 8,33 % des femmes en compétition.

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Si l’on ajoute celles qui jouent sans enjeu compétitif, nous n’atteindrions pas 15 %. Ce cas du jeu de bourle n’est pas un cas isolé ; c’est même l’un des meilleurs exemples de taux de fréquentation féminine que nous ayons trouvé.

Autre exemple avec la fédération du « javelot, tir sur cible », dont nous avions rencontré le président le 19 mars 2003. Les chiffres correspondent aux précédents ainsi qu’à notre constat : « il y a toujours eu des femmes à la fédération, depuis la création ; il y en a pas beaucoup mais il y en a de plus en plus et, donc, à l’heure actuelle, il y en a 15 % et des jeunes aussi, entre 12 et 15 % de femmes et de jeunes et pour un sport comme le nôtre je trouve que c’est beaucoup31. »

Lorsque nous avons passé nos questionnaires, l’une des questions portait sur la présence féminine dans les jeux traditionnels. Nous constatons que les effectifs correspondent à nos prévisions ainsi qu’à celles des deux présidents cités.

tableau 2

Répartition entre la pratique des hommes et celle des femmes dans les jeux traditionnels du Nord

Sexe Nombre de citations Fréquence

Masculin 2202 89,7 %

Féminin 252 10,3 %

Total 2454 100,0 %

Note : 10,3 % est un taux représentatif avec une marge de 10 % car les femmes fréquentent moins le monde de la compétition. De cette manière, elles ne sont pas obligées de s’inscrire officiellement dans leur club respectif. Elles viennent souvent jouer de manière spontanée et sans fréquence régulière. Le taux de 10,3 % correspond plus à celles qui ont une pratique assidue et compétitive, c’est ainsi que l’on peut les compter plus facilement. Source : Vigne, 2005.

L’imposante présence masculine est un point de questionnement important. Cela accroît-il l’attrait à la compétition ?

Nous constatons que les femmes qui ont entre 41 ans et plus de 60 ans sont en plus grand nombre que les autres (23 %+19 % = 42 %). Ce sont des femmes dont les enfants ont un âge qui ne nécessite plus une présence permanente, ou bien des femmes qui ont l’âge de la retraite. Ce sont deux paramètres qui favorisent la pratique des jeux car ils génèrent plus de temps libre.

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Répartition de la population féminine selon les âges dans les jeux du Nord

Note : Les femmes se situant entre « 19-25 ans » sont les plus nombreuses pratiquantes. Source : Vigne, 2005.

Un constat plus général venant de nos observations : toutes les filles ou femmes qui jouent suivent généralement un frère, un mari ou un père, et ce, dans une proportion supérieure à 80 %

L’analyse historique permet d’apporter une tentative d’explication. En effet, au début du xixe siècle les femmes et les enfants n’avaient pas accès aux estaminets ; seuls les hommes avaient ce privilège d’époque. La femme n’y a trouvé place que progressivement. Cette lenteur explique la faible fré-quentation actuelle. L’habitus des pratiques ludiques des femmes ne fait pas encore partie des mœurs culturelles. Cela prend du temps car l’acceptation venant des hommes commence simplement à se faire ressentir et les plus anciens sont encore les plus réticents.

La motivation des adeptes des jeux traditionnels

Après avoir observé la répartition sexuelle, nous nous sommes questionnés sur la motivation que les joueurs et joueuses avaient en eux pour vouloir pratiquer un loisir minoritaire tels que les jeux traditionnels.

Nous avons déjà abordé la notion de plaisir qui caractérisait les gens du Nord. Ils semblent aimer les moments de fête et de jeux. Dans l’analyse de la logique interne des jeux traditionnels, nous avons pu observer que certains traits pouvaient s’interpréter en ce sens. Il s’agit donc de vérifier si l’hypo-thèse liée à l’hédonisme se traduit dans des traits de logique externe.

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« Chaque personne ou chaque groupe social peut interpréter une pra-tique à sa façon, selon ses propres aspirations ou motivations. Autrement dit, la logique interne d’une pratique motrice peut être réinterprétée de l’extérieur, par une logique “externe” qui lui attribue des significations sym-boliques nouvelles ou insolites32 » ou peut-être identiques. Pour comparer la notion de plaisir que l’on suspecte dans certains traits de logique interne, nous avons demandé aux 2454 joueurs traditionnels ce qui leur plaisait le plus dans leur pratique.

tableau 3

Répartition des principales motivations dans la pratique des joueurs

Ce qui plaît Nombre de citations Fréquences

L’endroit où cela se joue. 1250 24,8 %

La technique que cela demande. 974 19,3 %

L’aspect psychologique que l’on retrouve dans le jeu.

472 9,4 %

L’aspect traditionnel de cette pratique. 1496 29,7 %

La compétition que cette pratique engage. 806 16,0 %

Autre 36 0,7 %

Total 5034 100 ,0%

Note : La tradition et l’endroit de pratique semblent être des éléments importants pour la motivation des joueurs, Source : Vigne, 2005.

Nous avons longuement abordé la notion d’espace dans le premier cha-pitre avec la théorie Hall. Nous remarquons que cette notion est importante dans la représentation des mentalités du Nord. L’endroit où l’on joue est une des premières motivations au plaisir. Il permet d’être en bonne compagnie dans un endroit chaleureux, comme dans les estaminets. Mais le problème, c’est qu’il est difficile d’interpréter l’espace par des données proxémiques car les difficultés méthodologiques sont dues « au caractère essentiellement indéterminé de la culture. L’indétermination culturelle résulte du grand nombre de niveaux que mettent en jeu les évènements culturels et de l’im-possibilité pour le chercheur d’étudier simultanément, et avec un égal degré de précision, le même événement à deux ou plusieurs niveaux d’analyse ou de comportement très différents33. »

L’espace est très probablement l’un des paramètres les plus importants pour l’organisation et l’ambiance d’un territoire ludique comme celui d’un estaminet. C’est pourquoi nous émettons l’hypothèse que la logique interne des jeux exerce une influence psychologique non perceptible sur le choix de ceux-ci ainsi que sur leur disposition dans l’espace. Selon Hall, « la perception

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de l’espace est dynamique parce qu’elle est liée à l’action – à ce qui peut être accompli dans un espace donné – plutôt qu’à ce qui peut être vu dans une contemplation passive34 ». L’espace contraste l’action motrice en révélant toute la valeur théorique qui s’y dégage.

Nous comprenons ainsi pourquoi le choix des jeux et leur position spatiale dans un estaminet ne sont pas uniquement une affaire de goût ou de style du patron. Ils dépendent d’une gouvernementalité de l’espace et de la culture ; la subjectivation des sujets s’exprime ainsi. Les sociétés tradition-nelles « consacrent beaucoup de temps en activités ritualisées, qui façonnent les sujets, leurs habitudes mentales et motrices. Ces activités engagent le corps dans des apprentissages longs comme la gestuelle […] elles ne sont pas productives au sens ordinaire du terme, à savoir qu’elles ne produisent pas de biens matériels pourvus d’une valeur d’usage ou d’échange. Mais ce sont des activités productives d’une manière autrement essentielle : elles produisent des sujets humains et de la socialité ; elles construisent la société en produisant de la culture, qui, comme on l’a vu, procure à tout un chacun son identité, sa boussole, ainsi que l’ensemble des relations qui l’articulent à tous les autres et au cosmos35. »

L’action motrice et l’espace où elle s’exprime organisent et façonnent la tradition culturelle. Le jeu constitue l’outil de cette mise en œuvre.

De plus, nous observons que le caractère traditionnel des jeux constitue la première motivation des pratiques (29,7 %). Cela contribue, dans l’esprit des individus, à la préservation d’une pratique traditionnelle, donc d’un patrimoine.

Nous constaterons, par le graphe suivant, que l’espace est directement la cause principale qui génère ou non du plaisir (30,2 %). L’ambiance, les amis et le lieu sont aussi des valeurs importantes dans la pratique des jeux traditionnels. Sur l’ensemble des trois variables, cela représente un total de 80,1 %. Huit personnes sur dix relèvent le plaisir éprouvé dans la relation que le jeu propose. Notons que cette constante hédonique n’est possible et envisa-geable que lorsque les individus se sentent en phase avec le lieu, l’espace où ils évoluent. Le plaisir du lieu est l’alibi à l’entretien ou au développement d’un lien social fort. Il permet par la même occasion de perpétuer des valeurs et des pratiques traditionnelles porteuses d’identité culturelle. Le jeu constitue dans ce cas un témoin de premier ordre entre l’individu et la société.

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fIgure 9

Répartition des éléments qui favorisent un contexte de jeu favorableRapport plaisir/club

24,2%

30,2%10,2%

25,7%

9,3% 0,2%C'est le lieu, l'endroit (24,2%)J'aime l'ambiance (30,2%)Je peux m'entraîner sérieusement pour me préparer au championnat (10,2%)Je peux surtout retrouver mes amis (25,7%)Il y a des gens d'un niveau supérieur au mien, ce qui me permet de progresser (9,3%)Autre (0,2%)

Note : L’ambiance et les amis sont des valeurs plus importantes aux yeux des pratiquants que l’entraîne-ment à la compétition. Un peu moins de 20 % des joueurs ont l’esprit d’une pratique d’entraînement intensif rappelant celui du sport.

Source : Ce graphe a été établi à partir de 2454 observations, Vigne, 2005.

Conclusion : l’ethnoludisme des jeux traditionnels du Nord

Nous le rappelons, le corpus des jeux traditionnels du Nord est constitué de 108 jeux. Depuis peu, nous y ajoutons un 109e « jeu : le ducasse ». La richesse de cette étude réside également dans la possibilité de découvrir d’autres jeux traditionnels. L’intérêt d’un travail autour du jeu est de pouvoir étudier un domaine qui semble sans limite. Nous l’avons vu, six familles composent le corpus, elles se présentent comme suit :

fIgure 10Distribution des jeux traditionnels du Nord

Corpus des jeux traditionnels du Nord de la France

Note : Les jeux de ducasse (14), les jeux devenus sports (14), les jeux de lancers (13), les jeux d’enfants (10), les jeux d’animaux (12) et les jeux d’estaminets (45).Source : Vigne, 2005.

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Le modèle général des jeux traditionnels du Nord s’exprime plutôt selon des principes récurrents apparaissant dans chacune des familles. Les jeux sont majoritairement pratiqués en intérieur par des individus de sexe mascu-lin. Au regard de la pratique d’intérieur, nous émettons l’hypothèse que les conditions climatiques, souvent défavorables, favorisent le développement des jeux au sein d’établissements couverts. De nombreux exemples justifient cela : les estaminets, les arrière-cours d’estaminets, les « bourloires36 », les salles de « billons » et bien d’autres encore. Nous avons d’ailleurs pu observer qu’un seul jeu justifie pleinement sa pratique en plein hiver : le jeu de « crosse en plaine » ; en effet, sa pratique n’est possible que dans les pâturages vides, c’est-à-dire lorsque les bêtes sont rentrées dans les étables.

Concernant la pratique des femmes ou des jeunes filles, les résultats statistiques indiquent que très peu de jeux accueillent plus de 20 % d’entre elles, la moyenne se situant plutôt autour de 10 à 15 % de joueuses. Nous pensons que ce constat résulte de faits historiques ; en effet, au début du xxe siècle, les femmes (et encore moins les jeunes filles) n’avaient pas leur place dans les lieux de vie ludiques comme les estaminets par exemple. L’évolution des mœurs et des mentalités a permis l’apparition progressive des femmes dans les parties de jeux, mais ce processus est long et a toujours en cours en 2006. Cela explique la faible participation des femmes dans les jeux traditionnels aujourd’hui. Ce problème de mixité n’est pas exclusif au monde des jeux puisque le monde du travail ou de la politique affiche le même déséquilibre.

Ainsi, d’un point de vue général, la logique interne des jeux du Nord, jumelée à la logique externe, est plutôt favorable à la psychomotricité (60,2 % de jeux psychomoteurs), et ce, pour la recherche de mise en valeur person-nelle de l’individu. Ce pourcentage correspond à un total de 65 jeux psycho-moteurs. Sur ce total, 60 d’entre eux se pratiquent sur un mode de comotricité d’alternance. Cela correspond à 92,3 % des jeux psychomoteurs. Le reste se pratique en comotricité de simultanéité. Le caractère psychomoteur pré-pondérant décèle une manière récurrente de jouer : celle de viser une cible, un espace de jeu ou un animal. Une caractéristique fondamentale des jeux du Nord est liée à l’habileté motrice des joueurs.

Il n’y a quasiment pas d’incertitude du milieu, et cela semble favori-ser l’esprit convivial des jeux ; de plus, la notion de spectacle apparaît. Les pratiques ludiques des estaminets ou des ducasses sont de l’ordre du spec-tacle dans la mesure où les passants manifestent souvent leur engouement à prendre un instant pour découvrir ou s’adonner aux jeux (2,7 % des jeux se pratiquent dans un milieu incertain). Les joueurs du Nord ne favorisent pas l’imprévisibilité des moments de jeux.

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Les parties de jeu sont très rarement limitées dans le temps. Ainsi, 96,3 % des jeux ne se terminent pas d’après une contrainte temporelle, les parties se finissent plutôt d’après le décompte de points. L’objectif à atteindre est souvent déterminé à l’avance entre les joueurs, exception faite pour les « jeux devenus sports » puisque les règles imposent un règlement strict et non négociable. Une autre caractéristique importante est à signaler : la victoire n’est pas une fatalité dans les jeux du Nord ; en effet, nombreux sont ceux qui peuvent se jouer « seul », juste pour le plaisir d’exécuter une technique de corps relative aux particularités de chaque jeu.

L’importance des jeux psychomoteurs explique la faible proportion de jeux exprimant une pure opposition ou une pure coopération. Le contact corporel a très peu de place dans les jeux du Nord de la France ; 91,7 % de ceux-ci en sont dénués. Il s’observe essentiellement dans les « jeux d’ani-maux », ce qui permet d’exacerber un certain degré de violence que l’on ne retrouve pas chez les joueurs. La pure opposition est dominante sur la pure coopération ; cette domination ne révèle pas nécessairement de contact corporel puisque l’interaction entre les joueurs est généralement issue de la médiation d’un objet de jeu comme une balle ou un bâton par exemple. L’absence de violence entre les individus semble favorable au maintien et au développement d’un bon degré de cohésion sociale entre les individus. L’image chaleureuse que l’on attribue spontanément « aux gens du Nord » prend une signification à travers certains traits majeurs de la logique interne des jeux traditionnels.

L’aspect majoritaire de la psychomotricité influence les structures de communication motrice. En ce sens, de très nombreux jeux se pratiquent en « solo » ou en « un contre un ». Les affrontements d’équipes arrivent en second plan. L’expression motrice individuelle au sein d’un collectif semble susciter une motivation particulière chez les joueurs. L’estime de soi et la confiance personnelle semblent être les leitmotivs des pratiques psychomotrices dans le Nord de la France.

Enfin, la matérialité est une constante dans les jeux du Nord. De manière intuitive, nous pensons que la psychomotricité dominante des jeux favorise la présence de matériel. La description ethnographique des esta-minets a souligné l’importance des objets en ces lieux. La supériorité des « jeux d’estaminets », qui sont souvent des jeux/objets, ne semble donc pas une surprise. Le bois est le matériau qui définit le plus les objets des jeux du Nord, la ruralité du Nord-Pas-de-Calais et de la Picardie en expliquerait cette présence accrue. Les jeux sont fabriqués avec les matériaux qui sont les plus accessibles aux individus. De plus, le bois confère un caractère authentique

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et traditionnel aux objets ; leur rareté entraîne une surenchère économique de leur valeur initiale, ce qui d’ailleurs a favorisé le développement d’un véritable marché économique.

Avec le bilan de tous ces paramètres, nous constatons que la majeure partie des jeux nécessite une entente entre les acteurs afin de mettre en place des règles strictes au sens coopératif du terme. Ces règles ne sont pas figées par un règlement, mais établies par des accords tacites entre les participants, qui varient d’une localité à l’autre. Ils sont, néanmoins fondamentaux, car ils garantissent la fonctionnalité de l’ensemble des jeux. Celle-ci est garante de l’esprit jovial des jeux ; ni triche, ni provocation ne trouvent une place dans les jeux traditionnels du Nord. Ces convenances sont de premier ordre, elles impliquent une orientation possible à la victoire ; la compétition n’est pas encore exacerbée dans le Nord mais les joueurs aiment s’affronter et pou-voir déterminer un vainqueur. Ce trait de logique interne favorise l’estime de soi. Un plaisir individuel à vaincre s’exprime au sein d’un collectif ; cet engouement n’a de sens que si le plaisir du jeu est partagé, cela implique d’être en phase avec ses partenaires et/ou ses adversaires pour jouer un « même » jeu.

Ce travail illustre comment le jeu représente autre chose que les habi-tuelles banalités que l’on entend ça et là à son sujet. Le jeu, élément que l’on utilise avec sérieux ou gratuité, a permis l’analyse des variables de la logique interne pour affirmer et démontrer qu’il est bien plus qu’un cliché. Le jeu est un tout, une entité dans toute forme d’organisation sociale. De nombreux précurseurs, souvent peu entendus à leur époque, ont bien tenté de montrer l’importance des loisirs en société. Jean Froissard du xive siècle qui écrivait des poésies où le thème du jeu apparaissait, Pierre Bruegel qui peignit un tableau s’intitulant Jeux d’enfants en 1560 ; et enfin, Jacques Stella au xviie siècle (1657) qui constitua une série de 52 planches ayant pour titre Les jeux et les plaisirs de l’enfance, sont autant d’artistes pour qui le jeu en société recelait une sensibilité sans égard. Bien plus tard, des auteurs ont analysé le jeu et compris son importance culturelle pour la vie en société. Des précurseurs comme Huizinga, Caillois, Élias ou Mauss ont su démontrer avec fermeté et rigueur la richesse des jeux et des sports en société en analysant les effets produits sur les individus. Force est de constater qu’une influence s’exerce sur les conduites des individus, et son étude relève largement des sciences humaines en général et de la sociologie en particulier.

Notre étude montre un visage nouveau des jeux traditionnels du Nord de la France. Elle permet de mieux saisir comment ces loisirs du Nord sont témoins et agents culturels de cette société. Ainsi, nous concevons à présent qu’ils forment une entité à part entière de notre patrimoine régional tel que notre patois « le chtimi » par exemple. Cela laisse présager un avenir certain,

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tant pour les jeux traditionnels que pour la culture relative à l’espace picard, l’un ayant besoin de l’autre pour exister. Cette symbiose du patrimoine laisse aussi présager la préservation de ce dernier par l’effet direct de la transmis-sion des valeurs importantes qui participent à l’unité et à l’identité de la culture du Nord de la France. Nous le comprenons, les loisirs constituent un ensemble de traits de société fondamental dans le témoignage identitaire que celle-ci laisse paraître à travers les pratiques ludiques.

nOtes

1. L’analyse de la présence des jeux dans les Instructions Officielles depuis 1882 montre que ces derniers sont seconds par rapport aux sports (Vigne, 2005).

2. Yvon Adam « Quelques problèmes d’orientation et de pédagogie des activités sportives », in Les Cahiers du Centre d’études et de recherches marxistes, activité physique, éducation et sciences humaines, n°43, Paris, CERM.

3. Espace que l’on nommera ELP. Cet espace comprend le Nord, le Pas-de-Calais, la Picardie et une partie du sud de la Belgique.

4. M. Mauss, Les techniques du corps. In Sociologie et anthropologie. Paris : Presses universitaires de France, 1966, p. 365.

5. P. Parlebas, Jeux, sports et société : lexique de praxéologie motrice. Paris : INSEP, 1999, p. 145.

6. N. Elias et E. Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée. (1986), Paris : Fayard, 1994, p. 34.

7. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale (1958). Paris : Plon, 1974, p. 83-97. 8. J. Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Paris : Gallimard,

1951, p. 15. 9. J.P. Warnier, in L’observation en sciences sociales, théorie, méthodes et techniques.

Séminaire du tronc commun de DEA à l’UFR de sciences sociales, Université René-Descartes, Paris V– Sorbonne, 1995, p. 13.

10. La ducasse est la fête du village annuelle. 11. P. Parlebas, Contribution à un lexique commenté en science de l’action motrice,

Paris : INSEP, 1981, p. 7. 12. Ibid., p. 7. 13. Ibid., p. 102. 14. J.P. Warnier, Construire la culture matérielle. Paris : Presses universitaires de

France, 1999, 4e de couverture. 15. Ibid., p. 11. 16. Ibid., p. 14. 17. J. Fleury, La culture, Paris : Bréal, 2002, p. 8. 18. Ibid., p. 24. 19. J. Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu. Paris : Gallimard,

réédité en 1951, p. 20.

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20. G. Gebeauer et C. Wulf, Jeux, rituels, gestes, les fondements mimétiques de l’action sociale, Paris : Anthropos, 2004, p. 79-80.

21. J.F. Bayart, et J.P. Warnier, Matière à politique : le pouvoir, les corps et les choses. Paris : Karthala, 2004, p. 220.

22. M. Foucault, L’usage des plaisirs. Paris : Gallimard, 1984, p. 34. 23. J.P. Warnier, Pour une praxéologie de la subjectivation politique, in J.F. Bayart et

J.P. Warnier, Matière à politique : le pouvoir, les corps et les choses. Paris : Karthala, 2004, p. 31.

24. P. Schilder, The Image and Appearance of the Human Body : Studies in the Constructive Energy of the Psyche, Londres, Paul Kegan (Trad. L’image du corps, Paris : Gallimard, 1968, p. 229).

25. J.P. Warnier, Construire la culture matérielle. Paris : Presses universitaires de France, 1999, p. 26.

26. Ibid., p. 27. 27. Ibid., p. 26. 28. Jeu traditionnel de lancer qui se pratique surtout autour de Douai, département

du Nord 29. Autre jeu traditionnel de lancer qui se pratique autour de Wattrelos, département

du Nord, près de Lille. 30. Vice-président de la société de bourle de Wattrelos. 31. Propos du président du « javelot tir sur cible », Daniel Breviere. 32. P. Parlebas, Jeux, sports et société : lexique de praxéologie motrice. Paris : INSEP,

1999, p. 220. 33. E. Hall, La dimension cachée. Paris : Seuil, 1971, p. 130. 34. Ibid., p. 145. 35. J.P. Warnier, La mondialisation de la culture, Paris : La Découverte, 2003, p. 83. 36. Salles où l’on pratique le jeu de bourle.

bIblIOgraphIe

Adam, Y. « Quelques problèmes d’orientation et de pédagogie des activités spor-tives », in Les Cahiers du Centre d’études et de recherches marxistes, activité physique, éducation et sciences humaines, n° 43, Paris, CERM.

Bayart, J.F., Warnier, J.P. (2004). Matière à politique : le pouvoir, les corps et les choses. Paris : Karthala, 2004.

Caillois, R. (1958). Les jeux et les hommes. Paris : Gallimard.During, B. (2000). Histoire des activités physiques, XIX et XXème siècle. Paris :

Vigot.Elias, N. et Dunning, E. (1994). Sport et civilisation, la violence maîtrisée. Paris :

Fayard.Fleury, J. (2002). La culture, Paris : Bréal.Foucault, M. (1984). L’usage des plaisirs. Paris : Gallimard.

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Gebeauer, G. et Wulf, C. (2004). Jeux, rituels, gestes, les fondements mimétiques de l’action sociale. Paris : Anthropos.

Hall, E. (1971). La dimension cachée. Paris : Seuil.Huizinga, J. (1951). Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu (réédition)

Paris : Gallimard.Lévi-Strauss, C. (1974). Anthropologie structurale. Paris : Plon, p. 83-97.Mauss, M. (1966). Les techniques du corps, In Sociologie et anthropologie. Paris :

Presses universitaires de France.Parlebas, P. (1999). Jeux, sports et société : lexique de praxéologie motrice. Paris :

INSEP.Parlebas, P. (1981). Contribution à un lexique commenté en science de l’action motrice,

Paris : INSEP.Schilder, P. (1968). The Image and Appearance of the Human Body : Studies in the

Constructive Energy of the Psyche, Londres : Kegan Paul (Trad. L’image du corps, Paris : Gallimard.

Vigne, M. (2006). Étude intraculturelle des jeux traditionnels dans l’espace linguis-tique picard. Thèse de doctorat en sciences sociales, Université Paris V, René-Descartes – La Sorbonne.

Vigne, M. (2005). Analyse comparative autour de trois jeux traditionnels du Nord de la France, DEA en sciences sociales, Université Paris V, René- Descartes – La Sorbonne.

Warnier, J.P. (1999). Construire la culture matérielle. Paris : Presses universitaires de France.

Warnier, J.P. (1995). In L’observation en sciences sociales, théorie, méthodes et tech-niques. Séminaire du tronc commun de DEA à l’UFR de sciences sociales, Université René- Descartes, Paris V – La Sorbonne.

Warnier, J.P. (2003). La mondialisation de la culture. Paris : La Découverte.

Mickaël vigne et Alexandre oboeuf

Les loisirs de la tradition comme miroir d’une société

résumé

Beaucoup de facteurs contribuent à modeler la richesse culturelle d’une société. Dans cette diversité se trouve une forme particulière de loisir : les jeux traditionnels. Afin de comprendre la signification de la culture du loisir traditionnel du Nord de la France, nous avons mené une étude approfondie d’un corpus de 108 jeux traditionnels pratiqués dans l’espace linguistique picard (ELP). Nous avons montré l’interdépendance des différents traits de logique interne qui prennent en compte les joueurs et les rapports qu’ils entretiennent avec l’espace, autrui, le temps et les objets. Ces interactions mettent en exergue l’expression significative de la culture ludique régionale.

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Ces liaisons étroites entre les caractéristiques des jeux traditionnels et les traits de la culture nordiste confèrent aux jeux un rôle fondamental dans la socialisation de ses acteurs. Les jeux traditionnels, à travers l’action motrice des adeptes constituent le miroir social reflétant les attributs identitaires et culturels d’une société des loisirs de la tradition.

Mickaël vigne et Alexandre oboeuf

Traditional leisure as social mirrors

abstract

Many factors enter in the shaping of the cultural wealth of a society. We find a special form of leisure in this diversity ; the traditional games. In order to better comprehend the meaning of the traditional leisure culture in northern France, we studied a corpus of 108 traditional games that were played in the linguistic situation of Picard (ELP). We have showed the interdependence of the different internal logic characteristics the players are taking into account and the relationships they maintain with space, the other, time and the objects. These interactions underline the significant expression of the regional ludic culture. These tight bonds between the characteristics of traditional games and the northern culture characteristics give the games a major role in the socialization of its participants. The traditional games, through the “activity of power” (action motrice) of its supporters, are the social mirror that reflects the cultural and identity attributes of a traditional leisure society.

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