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LES MESSIANISMES ET LA CATÉGORIE DE L'ÉCHEC Author(s): Henri Desroche Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 35 (Juillet-Décembre 1963), pp. 61-84 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689240 . Accessed: 16/06/2014 13:35 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.96 on Mon, 16 Jun 2014 13:35:40 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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LES MESSIANISMES ET LA CATÉGORIE DE L'ÉCHECAuthor(s): Henri DesrocheSource: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 35 (Juillet-Décembre1963), pp. 61-84Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40689240 .

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LES MESSIANISMES ET LA CATÉGORIE DE L'ÉCHEC

par Henri Desroche

Introduction. - « Tous ceux qui ont tenté de définir le mes- sianisme et de découvrir les facteurs ou les conditions de son apparition ont naturellement étudié d'abord les mouvements messianiques qui avaient réussi. On peut se demander s'il ne serait pas de bonne méthode de faire porter désormais la recherche sur les mouvements qui ont raté » (1). Énoncée il y a cinq ans, cette proposition de R. Bastide mérite de hanter les explorations sur les significations sociales des phénomènes messianiques (2). Une question s'en dégagera, croyons-nous, avec une pression croissante : peut-on pousser la distinction entre « messianismes réussis » et « messianismes ratés » ? ou bien plutôt, n'est-il pas de l'essence de tout messianisme d'être, peu ou prou, un messianisme raté ? Et si le messianisme (ou son corollaire le millénarisme) est une catégorie religieuse fondamentale, cette catégorie n'est-elle pas aussi fondamentalement une catégorie de l'échec ? C'est une hypothèse. Ce n'est qu'une hypothèse. Elle sera explorée ici à titre purement heuristique.

Depuis une dizaine d'années, on assiste à une multiplication des recherches de sciences religieuses portant sur les phénomènes messianiques ou para-messianiques. Un des foyers les plus spectaculaires a sans doute été constitué par le foyer océanien avec la luxuriance de ses cultes du cargo ou de l' avion-miracle : on

(1) R. Bastide, Le messianisme raté, in Archives de Sociologie des Religions, n° 5, janv.-juin 1958, pp. 31-37 (souligné par nous).

(2) C'est ce qui s'est produit pour les explorations dont il sera fait état dans la présente note. Commencées avec des monographies sur les communautarismes utopiques, en particulier le néo-christianisme des Shakers américains (Paris, Minuit, 1955), continuées avec les recensions des principaux ouvrages sur la question, in Bulletin bibliographique des Archives de Sociologie des Religions ( = A.S.R.) depuis 1956, puis la coordination des contributions publiées dans ces A.S.R. (n08 4, 5 et suiv.) ; amplifiées enfin par la compilation d'un millier de notices pour un Dictionnaire des messies, messianismes et millénarismes de Vére chrétienne (actuellement sous presse).

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sait comment dans les supputations de tels cultes, les richesses dont le débarquement est escompté sur un quai ou un terrain d'atterrissage dûment préparé, seront remises non plus aux Blancs mais aux autochtones, car les Ancêtres auront repris aux Blancs les secrets d'une prospérité et d'une abondance qui étaient bien à eux, in ilio tempore, en ce temps bienheureux qui précéda la colonisation européenne. Les travaux de Guiart, Worsley (et de beaucoup d'autres) ont dessiné la géographie de ces attentes multiformes dans l'aire océanienne. Parallèlement, des phéno- mènes analogues étaient relevés dans les grandes aires de déve- loppement, en particulier en Afrique avec les revendications de Dieux noirs ou de Christs noirs, et en Amérique du Sud avec l'orchestration eschatologique de jacqueries en chaîne. Les Indiens de l'Amérique du Nord avaient déjà connu ces paroxysmes avant leur parquage en réserves, et les Chinois avaient eu leurs Taï- ping avant que leurs insurrections ne se cristallisent en Révo- lution. Ainsi d'un bout du monde à l'autre, protestations ou révoltes sociales apparaissent à la fois amorcées et masquées dans une revendication religieuse : revendication d'hommes qui postulent un Dieu qui soit le leur, et ceci s'opère soit par l'appa- rition de ce Dieu dans un personnage (messianisme), soit dans son annonce imminente par un messager (prophétisme), soit dans l'avènement d'un règne ou d'un royaume (millénarisme) antécé- dents ou conséquents à une telle apparition (post ou pré-millé- narisme) : une telle revendication implique d'ailleurs par chocs en retour les postulats d'une politique d'émancipation sociale, économique et nationale.

Cette constellation de phénomènes contemporains ou quasi contemporains (certains pouvaient ou peuvent même être observés) a concentré sur elle une série plus ou moins concertée de recherches, et ces recherches elles-mêmes allaient se prolonger dans deux dimensions.

La dimension historique. Car l'intérêt ainsi éveillé sur les messianismes de la géographie ou de la conjoncture allait se répercuter sur les messianismes de l'histoire malgré des oblité- rations attribuables à leur classement sommaire par des cultures dominantes dans des catégories tératologiques : filières médié- vales étudiées par N. Cohn et E. Werner ; filières juives aux cadences tellement continues ; filières des Left- Wingers anglo- saxons ; filières concentriques à la Révolution française ; filières nationalistes européennes ; filières du socialisme utopique (avec en particulier ses messianismes féminins), etc. Un peu partout au creux de ces vagues et aux points où elles se ramassent in statu nascendi, se laissait déceler en clair ou en filigrane l'acte messianique, avec ou sans son personnage historique, historicisé

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ou historialisé, avec ou sans son royaume, belliciste ou pacifiste, micro- ou macromillénaire.

L'autre dimension est typologique. Tout d'abord l'attente messianique du personnage et du royaume (l'un ou l'autre, l'un et l'autre ou l'un sans l'autre), est sujette elle-même à bien des interactions selon que l'attente du premier détermine l'attente du second ou réciproquement, c'est-à-dire en gros, selon que le proces- sus tient plutôt de la personnalisation (et de l'historicisation) d'un mythe (ou d'un rêve ou d'une apparition), ou au contraire de la mythologisation (affabulation, bistorialisetion, idéologisa- tion) d'un personnage doué d'une historicité personnelle ou collec- tive. Mais surtout cette attente se présente sous le signe de l'ambiguïté. C'est dire trop ou trop peu que d'avancer qu'elle peut être exaucée ou déçue, car ce serait sous-estimer ce qu'il y aura d'acculturation dans l'exaucement, ou de sublimation sur l'échéance reportée. On en est même à se demander si on n'est pas dans un domaine où la chasse paraît préférable à la prise et si finalement la promesse ne serait pas celle dont parle le poète : « Je suis la promesse qui ne peut pas être tenue. Je suis la vérité avec le visage de l'erreur. Et ma grâce consiste en cela même... »

A y regarder de plus près en effet, la réussite serait de celles qui impliquent congénitalement un échec : ce qu'a si profon- dément senti A-. Loisy dans son « petit livre » (1), en manifestant « l'Église » comme le royaume manqué certes, mais aussi comme la seule forme sous laquelle le royaume pouvait « réussir ». Et réciproquement : les démentis inniges en chaîne, par l'absence d'événement à la supputation de l'avènement ne sont pas inter- prétés forcément comme une raison d'en désespérer, comme tend à le montrer Festinger (2) : l'attente du Millenial Day non seulement peut rebondir, se transférer, mais souvent se conjuguer avec son contraire (Ann Lee convaincue de cette imminence n'encourageait pas moins ses disciples... à planter des arbres) et même soit s'exacerber, soit se délecter - et pourquoi pas les deux simultanément - dans l'inaccessibilité du terme de sa ferveur : ce vide du moyeu autour duquel tournent les pleins de la roue et de ses rayons. Attentes ambiguës. Il n'est pas superflu d'être inquiété de cette ambiguïté avant d'entrer dans l'analyse (3).

(1) Copieusement circonstancié dans la thèse récente d'E. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Casterman, 1962.

(2) L. Festinger étal., When Prophecy Fails, Minneapolis, 1956. Lì. infra. (3) Cette analyse aura trois limites qui peuvent et probablement doivent

relativiser sa substance : 1. Elle se réfère peut-être trop unilatéralement à des dossiers judéo-chrétiens en sous-es timan t les données offertes par des tendances religieuses non chrétiennes ; 2. A l'intérieur même de ce domaine, elle laisse pendante l'explication inévitable à long terme - entre une sociologie compa-

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On a défini le messianisme comme « essentiellement la croyance religieuse en la venue d'un Rédempteur qui mettra fin à Tordre actuel des choses, soit de manière universelle, soit pour un groupe isolé et qui instaurera un ordre nouveau fait de justice et de bonheur » (1).

Pratiquement, le terme messianisme revêt souvent une signi- fication voisine du terme « millénarisme », le millénarisme étant le mouvement socio-religieux dont le messie est le personnage. Les deux concepts, en tout cas, impliquent une liaison essentielle des facteurs religieux et des facteurs sociaux, du spirituel et du temporel, des valeurs célestes et des valeurs terrestres, aussi bien dans le désordre dont ils préconisent l'abolition que dans Tordre nouveau dont ils annoncent l'instauration. A la différence du prophète, qui se réclame seulement d'une mission reçue de Dieu, ou de l'agent surnaturel suprême, la messianité implique un lien d'identification plus poussé avec ce Dieu, généralement un lien de parenté : si le prophète est uni au Dieu par un lien électif, le Messie est uni à Dieu par un lien natif.

I. Domaine des significations. - L'étymologie des termes « messie » et « messianisme » (2), semblerait montrer que l'Occident a connu le personnage et la doctrine qu'ils désignent sous l'influence d'Israël et du christianisme (3). Cependant, les idées et les faits recouverts par ces mots dépassent largement Taire judéo-chrétienne. Ainsi le terme « messianisme » recouvre en réa- lité deux concepts distincts : un concept théologique normatif lié à la proclamation de l'unicité messianique du fondateur du christianisme (tous les autres personnages messianiques étant classés comme pseudo-messies, pré-messies ou faux messies) ; un concept sociologique comparatif appuyé sur une population de situations relevées dans l'histoire des religions, situations où un personnage fondateur d'un mouvement historique de libé- ration socio-religieuse s'identifie ou est identifié à une Puissance

rative et une théologie normative ; 3. Enfin malgré l'intensité des explorations et des compilations, une inconnue subsiste toujours, qui peut être une infraction à la règle cartésienne des dénombrements entiers : on n'est jamais certain de tels dénombrements, non seulement en raison de la multitude ou de la difficulté des sources, mais aussi parce que les faits messianiques sont de ceux qui sont le plus facilement transformés par la mémoire collective : car s'ils peuvent être créés ou promus par cette mémoire collective, ils peuvent être aussi refoulés ou éliminés par elle. Aussi bien devant une aire culturelle ou une phase histo- rique apparemment sans fait messianique, se demande-t-on toujours si ce < sans » est le fait d'une réalité initialement nulle, ou d'une réalité finalement annulée.

(1) Hans Kohn, art. Messiamsm, m The Encyclopedia of Social Sciences , New York. The Macmillan and G°, t. 9.

(2) Hébreu : mâshiakh ; grec : christos (l'Oint) ; latin : messias. (3) Et réciproquement : le christianisme = religion du christos.

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suprême « émettant » sur l'ensemble de l'histoire des religions comme des sociétés.

a) Sens théologique. - II est le fait de Taire culturelle à domi- nante chrétienne. Dans son sens absolu, le messianisme désigne ici l'ensemble des croyances juives relatives au Messie promis dans l'Ancien Testament. Dans un sens moins strict, il s'applique aux enseignements ou aux mouvements qui promettent la venue d'un envoyé de Dieu appelé à rétablir sur terre la justice et l'innocence premières. A l'intérieur de cette signification, les controverses ont surtout porté sur le contenu de ce messianisme : controverses entre la tradition chrétienne du Messie « déjà venu » et la tradition juive du Messie « encore attendu ». Controverses à l'intérieur de la tradition chrétienne ( 1 ) : d'une part - surtout dans une tradition patristique des trois premiers siècles - attente futuriste d'un retour messianique en gloire et en majesté pour l'instauration d'un millénium terrestre ; d'autre part - surtout après saint Augustin - prédominance des thèses preteristes : thèse de la révélation close, fixation du retour messianique aux moments de la fin du monde et d'une unique résurrection, identi- fication du régime ecclésiastique avec le royaume en transi- tion..., etc. Bien que parvenue à une position dominante, la seconde conception n'a cependant cessé d'être investie par des filières de dissidences surgies autour des trois grandes confes- sions chrétiennes (catholicisme, protestantisme, orthodoxie).

b) Sens historico-sociologique. - En ce sens, le messianisme représente le fonds commun des doctrines qui promettent le bonheur parfait sur terre, sous la direction d'une personne, d'un peuple, d'un parti, de mouvements collectifs, au sein desquels les réformes tant ecclésiastiques que politiques, économiques ou sociales sont présentées sous la forme d'ordres ou de normes identifiés à des « missions », voire à des « émissions » divines. Ce bonheur peut d'ailleurs, selon les cas, être présenté sociologique- ment, soit sous la forme d'un radical retrait du monde, soit sous la forme d'une non moins radicale transformation de ce même monde, tandis que psychologiquement, il peut être situé tantôt au sommet mystique d'une bienheureuse délectation, tantôt dans les âpres profondeurs d'un ascétisme de néantisation, tantôt au confluent de cette exaltation et de cette abnégation : « Toto y nada. »

Ce « messianisme » considéré comme mouvement à caractère essentiellement constructif et transformateur, comme « force

(1) Cf. vg. J. Deblavy, Les idées de saint Paul et des Pères apostoliques, Alençon, 1924.

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agissante, vivante et pratique » (comme le définit Hans Kohn), est le domaine spécifique de l'investigation sociologique. Jus- qu'ici peu de tentatives ont été faites pour une sociologie générale des messianismes comparés. L'approche la plus poussée avait été fournie par les deux ouvrages de Wilson D. Wallis (1). Trois catégories d'études ont dans les dernières années conféré à cette approche un renouveau d'actualité : les études de religions comparées, dont Wallis fournit un prototype et auxquelles contribuent de plus en plus les approches phénoménologiques des conduites effervescentes de type adventiste-millénariste (2) ; les études de sociologie historique décelant interférences et combi- naisons des facteurs sociaux et des facteurs religieux, dans des événements attribués jusque-là unilatéralement à une série de facteurs seulement (3) ; enfin les études ethnologiques sur les mouvements de libération surgis parmi les peuples sous-déve- loppés (Oceanie, Afrique du Nord, Amérique du Sud) (4). C'est dans cette seconde perspective historique, sociologique et compa- rative que prennent place les notes qui suivent.

II. Cycles messianiques. - L'aire des messianismes ne se confond pas mais interfère largement avec celle des religions. Comme le remarque Wallis, si les Messies ont été plutôt rares dans le shintoïsme, le taoïsme, le confucianisme, ils ont été nom- breux dans le judaïsme, l'islam et le christianisme... Le même Wallis relève des traces de messianisme dans l'ancienne Egypte et à Sumer. Il estime même qu'il n'est pas absent de cette reli- gion de soumission qu'est le bouddhisme (attente desBodhisattvas et particulièrement du millième et dernier Bouddha à venir, dont l'apparition provoquerait l'instauration d'un Age d'Or). Quant à la religion zoroastrienne, elle entretenait spécialement la croyance en la naissance miraculeuse d'un descendant du pro- phète, descendant qui inaugurerait un règne de salut lié à des supputations millénaristes. En Extrême-Orient, les religions chinoises ont vu apparaître périodiquement sur leurs franges toute une tradition de sociétés secrètes et conspiratrices souvent liées à des Jacqueries, et - à partir peut-être de l'imprégnation

(1) W. D. Wallis, Messiahs, Christian and Pagan, 1918; Messiahs, their role in civilization, 1943. Ajouter les livraisons spécifiques des Archives de Sociologie des Religions. Et la publication du Colloque de Chicago : Millenial Dreams in Action. Essays in comparative study, in Comparative Studies in Society and History, sup. II, Mouton and C°, 1962,230 p.: en particulier G.Shep- pbrson. The comoarative sludu of mi llenarían movements, dd. 44 et ss.

(2) Ve. M. Eliahe, cil. infra. (3) Vg. Etudes des croisades par Alphandéry-Dupront ; étude des Jac-

queries médiévales par N. Corns, etc. (4) Vg. V. Lanternari, dont louvrage récapitulatif vient d être traduit en

français, Maspero, 1962. Bibliographie, pp. 364-381.

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chrétienne - il n'est pas rare de relever des syncrétismes dont le noyau contient quelque espérance ou quelque supputation messianique (1).

Le fait messianique a cependant connu son développement le plus important et le plus original sur le terrain judéo-chrétien. Pour la période préchrétienne, Lagrange Ta étudiée dans un ouvrage qui demeure classique : Le messianisme chez les juifs. Cependant la découverte des manuscrits du désert de Juda a ravivé l'attention tant sur l'éventualité d'un messianisme paci- fiste et ésotérique (celui des esséniens ou essénisants, étudié par Dupont-Sommer) que - par contrecoup - sur l'existence d'un messianisme zélote (rappelé par 0. Culmann).

Pour expliquer ce messianisme juif préchrétien, on a souvent évoqué l'influence des bouleversements du vne siècle, la réfé- rence à la période davidique de la royauté étant de plus stimulée par l'eschatologie des peuples orientaux approchés dans l'exil. Mais d'autres historiens comme A. Lods relèvent, déjà avant cette période, une espérance messianique dans la religion populaire (2).

A partir de l'ère chrétienne, le messianisme juif et le mes- sianisme chrétien se différencient. W. D. Wallis a pu consacrer un chapitre de son investigation aux messies juifs. Ceux-ci ont été nombreux, en effet, non seulement autour des origines chré- tiennes, mais ultérieurement de siècle en siècle. A. Silver (3) en a présenté également une large rétrospective, allant des messies juifs préchrétiens et immédiatement postchrétiens (Bar Kochba et la grande révolte de 135), jusqu'aux précurseurs du sionisme contemporain : Moïse de Crète au ve, Seréne le Syrien au vne, Abou Isa d' Ispahan au viiie, le messianisme juif égyptien au ixe, les messies de Cordoue et de Fez au xiie, David Alroy en Azer- baïdjan au xne, Abraham Aboulafia de Sicile au xme, Isaac Louria qui proclama sa messianité à Safed en Galilée au xvie, David Reubeni et Salomon Molcho à travers l'Europe occidentale au xvie, le messianisme juif fixé sur Cromwell et la Révolution anglaise au xvne... L'énorme odyssée de Sabattai Zevi (xvne) dans l'Europe orientale et le Proche-Orient sera suivie de vicis- situdes animées en particulier par J. Frank (1726-1791) et autres messies mineurs d'origine polonaise. La vie même de Th. Herzl,

(1) Cf. Les études de Chesneaux et E. P. Boardman, Millenary Aspects of the Taïping Rebellion (1851-1864), in Colloque de Chicago, loe. cit., pp. 70 et suiv.

(2) Cf. A. Lods, Histoire de la littérature hébraïque et juive, Paris, Payot, 1950, passim, et plus particulièrement tous les chapitres consacrés à la litté- rature prophétique et apocalyptique aux différentes périodes.

{ô) a. silver, History oj Messianic speculation in israei.

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le fondateur du sionisme mondial, n'est pas exempte d'une cer- taine infiltration messianiste. Et encore aujourd'hui D. B. Gourion aime à rappeler comment la restauration de l'État juif renoue avec la tradition de Bar Kochba, et à récuser, a posteriori, l'inter- prétation assimilationniste (dépérissement du judaïsme dans l'universalisme chrétien) développée par l'apôtre Paul.

L'islam, cette troisième grande religion, rattachée au Père des Croyants, Abraham, a été interprétée par certains comme une certaine branche du messianisme judéo-chrétien ou, du moins de sa dimension apocalyptique d'établissement d'un royaume (de Dieu) sans église. « La mission de Mahomet est une page la plus inattendue et la plus décevante pour les juifs des antiques espérances messianiques » (1). En tout cas, ce messianisme est un fait (2), et il a proliféré dans « l'hétérodoxie musulmane » comme dans « l'hétérodoxie » chrétienne (3).

Sa plus célèbre manifestation est l'attente du Madhi qui a donné naissance à de multiples mouvements répertoriés briève- ment par Wallis (4). Certains de ces mouvements, peut-être plus spectaculaires ou plus récents, sont en tout cas plus connus : par exemple, le babisme et le bahaïsme (5).

On a même suggéré que la doctrine islamique générale du Madhi pourrait représenter la conception la plus proche du mes- sianisme juif, hors de l'aire spécifiquement judéo-chrétienne.

Une interprétation générale a parfois avancé que le fait messianique serait si essentiellement lié à la tradition judéo- chrétienne, que ce fait n'aurait pu ou ne pourrait surgir en d'autres aires religieuses que par contamination et syncrétisme. Cette interprétation est surtout basée sur les effervescences messia- niques souvent déclenchées dans la mentalité religieuse de pays sous-développés par le message missionnaire catholique ou pro- testant (une controverse récente instituée par Andersson a même tenté de départager l'influence respective de ces deux confessions dans ces déclenchements). Cette interprétation ne saurait cepen- dant prétendre à une généralité.

Ce qui par contre semble certain, c'est que le fait messianique est particulièrement riche, ou bien que cette richesse est parti- culièrement mieux connue dans les aires culturelles où le chris- tianisme est devenu religion dominante. On a déjà mentionné le

(1) Lagrange. Le messianisme chez les juifs, op. cit.. pp. 326 et suiv. (2 Friedländer. Vidée messianique dans V islamisme, Francfort, 1903. (3 Cf. Blochet, Messianisme dans V hétérodoxie musulmane. é M M « • - * www w^ •■•«*« «m 4* « • * *^.*^ m

(4 Wallis, op. cit., cnap. vi : t Maam, Monameaaan Messian », pp. 8*¿ et suiv.

(5) Etudiés par P.-L. Berger, A.S.R., loc. cit.

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cycle primitif des messies judéo-chrétiens : bien que leur identité et leur histoire ne soient connues souvent que par des allusions, leur nombre a paru assez éloquent pour représenter un argument sérieux contre l'exégèse mythologique, généralement défendue par des historiens soviétiques (1).

On a mentionné également le messianisme impliqué dans toute la tradition patristique du second retour, ou du second avènement, instaurateurs du millénium (2). On sait que l'augus- tinisme ecclésiologique, puis l'augustinisme politique disputèrent victorieusement à cette tradition sa prétention à l'orthodoxie, et qu'à partir de cette mutation - expliquée selon certains par le passage du christianisme au statut d'une religion dominante dans l'Empire - les messianismes chrétiens trouvèrent surtout leur source et leur patrie dans les dissidences plus ou moins hétérodoxes.

Dans cette tradition ultérieure, on doit néanmoins dénombrer des cycles fort divers. On en relèvera ici seulement quelques-uns :

a) Le cycle impérial dominé par le mythe de V empereur des derniers jours, mythe affecté non seulement au culte de Charle- magne (cf. Folz), mais ultérieurement aux représentants de telle ou telle dynastie, et particulièrement virulent dans les contro- verses sur le leadership des croisades (cf. Alphandéry et Dupront) ;

b) Le cycle populaire du non-conformisme médiéval. N. Cohn (3) vient d'en présenter une excellente rétrospective depuis les premiers messianismes médiévaux comme ceux des Tanchelmites, jusqu'au règne messianique égalitaire de Jean de Leyde dans le millénarisme égalitaire de Münster assiégée ;

c) Le cycle de la postréforme, plus particulièrement chez certains Left-Wingers connectés avec la Révolution politique et industrielle anglaise ou chez certains conventicules piétistes allemands. Quelques éléments présentés par W. D. Morris (4), peuvent servir de plaque tournante pour l'approche de cette population complexe dont chaque échantillon demande à lui seul toute une bibliographie spécifique ;

d) Le cycle d'Amérique du Nord du xvne au xixe siècle. Il représente souvent l'aboutissement du précédent sur le terrain des micro-expériences sociales (5), qui ont représenté vraisembla-

(1) Cf. A. Robertson, The Origins of Christianity, New York, 1954. Et la position nuancée prise après la controverse Robertson-Khazdan par J. Lanzman, V origine du christianisme, Moscou, 1961. C. r. in A.S.R., 15.

12) Cf. Deblavy, op. cit., et J. Quasten, Initiation aux feres ae l'tigiise, Paris, 1955, passim.

(3) L'ouvrage de N. (John, me pursuit of Millenium, vient d'etre presente en version française. Cf. C. r. in A.S.R., 15.

(4) W. D. Morris, The Christian Origins of social revolt, l»49. (5) Cf. H. D., loc. et op. cit. M. Holloway, Heavens on Earth, 1951.

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blement le chaînon intermédiaire entre dissidences religieuses et socialismes utopiques ;

e) Le cycle russo-polonais. A partir de la situation ecclésio- logique créée par le Raskol, on relève mainte effervescence mes- sianiste dans les sectes russes (1). A partir de la situation poli- tique créée par le partage de la Pologne, des messianismes divers (Towianski, Mickiewicz) annonceront la résurrection de la nation victime ;

f) Le cycle de la Révolution française. Cette Révolution a été interprétée comme un événement messianique non seulement en France (Suzette Labrousse, Pontard et son Journal prophé- tique), mais aussi et peut-être surtout dans le christianisme anglo- saxon plus ou moins héritier des Left-Wingers (2) ;

g) Les cycles postrévolutionnaires. On en discerne deux. Celui du Grand Monarque ou du Monarque fort, lié à des tenta- tives pour la réhabilitation ou la restauration de certaines lignées monarchiques (vintrasisme). Celui des Nouveaux christianismes, annonciateurs d'une ère « messiaque » à travers les courants français, anglais ou allemands du socialisme utopique (3) ;

h) Les cycles contemporains des pays sous-développés. Trois aires surtout s'offrent ici à l'attention :

1. L'aire océanienne, explorée par J. Guiart et P. Worsley. On a même pu établir une première géographie de ces dizaines de messianismes océaniens véhiculés à travers les cultes du cargo (4).

2. L'aire africaine sud-saharienne. C'est le domaine des messianismes noirs analysés par G. Balandier et, entre autres, par Andersson. S'y ajoutent les messianismes sud-africains (plutôt prophétismes que messianismes), examinés par B. Sundkler et J. Eberhardt... Sur l'ensemble, l'ouvrage plus ancien de K. Schlosser, est en voie d'être renouvelé par les contributions et les échanges présentés au Colloque spécifique de Bouaké (Côte-d' Ivoire) en octobre 1963.

3. L'aire sud-américaine à laquelle ont été consacrées de nombreuses études, citées, reprises ou, prolongées ou renouvelées dans les contributions de M.-I. Pereira de Queiroz, R. Bastide, A. Métraux.

A ces aires où les faits messianiques se présentent avec une étonnante densité, il conviendrait d'adjoindre d'une part celle de

(1) Cf. Kowaleski, in A.S.R., pp. 108 et suiv., et Sarkisyanz, Russland and der Messianismus des Orients. 1955.

(2) Cf. H. D., in A.S.R., 6, pour une nomenclature de ces prophéties identi- fiant la Révolution française à un certain millénium.

(3) Cf. H. D., Messianismes et utopies, A. s.u., », pp. 31 et suiv. (4) Cf. A.S.R., 5, pp. 38-47.

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MESSIANISMES

l'Italie du Sud explorée récemment par Hobsbawn (1), et enfin celle de l'Amérique du Nord, que ce soit pour ses messies indiens du siècle dernier (2), ou que ce soit pour ses messies noirs encore contemporains (3).

Il n'existe pas encore aujourd'hui d'inventaire systématique des faits messianiques à travers ces différents cycles de l'ère chrétienne, et M. Éliade a même pu écrire que : « l'interprétation historico-religieuse de ces micro-religions millénaristes ectà peine commencée ». On peut néanmoins obtempérer à son invite lors- qu'il écrit à la suite : « Tous ces phénomènes ne deviennent complètement intelligibles que dans la perspective de l'histoire des religions. » C'est à cette perspective historique et comparative que ?e réfèrent sinon l'interprétation, du moins les classifications ou propositions de classifications qui suivent (4) :

Les matériaux élaborés aujourd'hui sur les faits messianiques non chrétiens et chrétiens se présentent certes en ordre dispersé, et avec des contenus hétérogènes. Cependant leur premier et élémentaire rassemblement laisse concevoir comment, à partir de cette sociographie descriptive, une certaine typologie du phé- nomène messianique pourrait s'élaborer. Trois lignes se pré- sentent : typologie des personnages, typologie des nouveaux règnes, typologie des supputations...

III. Typologies. - 1. Typologie des personnages : a) Le person- nage historiquement présent. Il peut être soit prétendant, soit pré- tendu. - Le prétendant à la messianité se réclame généralement, comme il a été dit, d'un lien natif avec la puissance divine suprême, maîtresse de l'histoire universelle. Il est son père, sa mère, son fils et son épouse, etc., ou encore sous la forme d'un être redivivus, le Dieu lui-même ou l'Ancêtre divin. Dans tous les cas la prétention personnelle à la messianité s'accompagne d'une certaine autodéifi- cation. Cette prétention peut être explosive (à la suite d'un songe, d'une révélation) : elle est le plus souvent progressive : on est d'abord messager, envoyé, prophète du dieu, et c'est peu à peu seulement, que la conscience de la mission se métamorphose en conscience de la messianité. Cette prétention enfin peut être exclu- sive (messianité d'un individu) ou partagée (messianité d'une lignée, d'une ethnie ou d'une ecclesiola...).

- Le Messie prétendu ne revendique pas lui-même le titre de Messie. Ce titre lui est attribué soit par le cercle, soit par la posté- rité de ses disciples. A la limite, ce cercle ou cette postérité non

(1) E. J. Hobsbawn, Primitive rebels, Manchester, 1959. (2) Cf. H. H. Lowie, loc. cit. (3) Bibliographie in G. Braden, These also believe. (4) Inventaire actuellement tenté par le Dictionnaire aes messies.

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seulement lui attribuent le titre de Messie (c'est cette attribution que Proudhon définissait comme une messianose), mais encore lui confèrent ou lui inventent son historiographie ou son historiali- sation. Le plus souvent, cependant, cette attribution subsé- quente se greffe sur un personnage historiquement présent, mais dont la conscience n'était encore que celle d'un chargé d'une mission divine, sans prétendre lui-même à la conscience pro- prement messianique. La conscience collective précède ainsi et catalyse la prétention de la conscience individuelle à la messianité. L'individu est d'abord* messie prétendu avant d'être messie prétendant Au terme, la prétention messianique est partagée, l'attribution collective étant individuellement entérinée par le personnage. Avant d'en arriver là, bien des cas peuvent se présenter : celui de la prétention en suspens (« vous dites que je suis messie, c'est votre affaire, n'attendez pas de moi que je l'entérine ou que je le récuse ») (1). Il y a le cas de la prétention cultivée, comme on le voit dans les relations entre Tanchelm et les tanchelmites. Il y a le cas de la prétention pro- voquée (2). De ce point de vue, le dossier des messianismes offri- rait des éléments capitaux pour l'étude des divers « cultes de la personnalité » ;

b) Le personnage historiquement absent. - Ce sont les cas où le phénomène messianique repose soit sur une historicisation subséquente, soit sur une sublimation perspective ou rétroactive. Certaines constantes se laissent repérer. La plus fréquente est celle-ci : le personnage messianique ne se laisse définir et désigner que par la présence de l'anti-personnage ou anti-Messie (anti- christ) ou même par l'imminence et la surabondance des événe- ments qui constituent un anti-type du royaume messianique (thème du « débordement de la coupe »). Mais on trouve également d'autres « formules » relativement fréquentes selon les types de messages messianiques. Elles représentent pour ainsi dire un calcul des degrés de l'absence. En voici quelques-unes :

1. Le personnage est venu mais personne ne le connaît. A la limite, il ne se connaît pas lui-même.

2. Il est venu mais il demeure caché, seuls quelques-uns le connaissent.

3. Il n'est pas encore venu mais il est imminent (attente et supputations concernant la mère).

4. Il est venu, mais il est reparti et il attend pour reparaître. 5. Il est là, il attend, mais ceux pour qui il est venu ne veulent

pas le reconnaître.

(1) Cf. Father Divine, in G. Braden, op. cit. (2) Cf. la stratégie de J. de Leyde à Münster.

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6. Il est définitivement ailleurs, mais sa place doit demeurer libre, et personne ne saurait l'occuper..., etc. ;

c) Les vicaires du personnage. - Entre la présence ou l'absence historique, radicalement différenciées, il y a place on le voit déjà pour bien des solutions intermédiaires. Elles peuvent se regrouper autour de la conception d'une présence vicariale, anté- cédente, concomitante ou subséquente. Les types de personnages les plus fréquemment rencontrés sous cette rubrique sont les suivants : le prédicateur-ascète itinérant (c'est souvent ce per- sonnage, qui, sous la pression de la conscience et de l'effervescence collectives, se hissera ou sera hissé jusqu'à la conscience messia- nique) ; le prophète ou simplement la prophétie ; le précurseur (sans parler du « postcurseur » revendiqué par Ch. Fourier) ; l'allié consentant (le plus souvent un lieutenant habilité à être le bras séculier de la démarche messianique) ; l'allié malgré lui (le fléau de Dieu) ; enfin le pontifie théocrate (1).

2. Typologie des règnes ou des royaumes messianiques. - Même si ces nouveaux règnes impliquent toujours un lien entre des facteurs religieux et des facteurs sociaux, également nouveaux, leur accent peut être placé à tel ou tel niveau. Voici quelques-uns de ces niveaux :

a) Religieux ou ecclésiologique. - Le messianisme est alors dominé par un projet de réforme religieuse, ou culturelle, mais ce projet n'est pas sans s'accompagner d'une grève socio-reli- gieuse plus ou moins radicale à l'égard du monde existant. Au minimum : grève des « cultes » dominants. A la limite, vente de tous les biens et refus du travail comme on le voit dans l'expecta- tion adventiste primitive. Le plus souvent, engagement dans une vie « hors du monde » par fondation de conventicules ;

b) Politique. - L'établissement de dynasties, l'avènement de régimes ou même Péclosion des nationalités s'accompagnent souvent de spéculations et de dimensions messianiques ou para- messianiques. Elles s'observent par exemple dans l'histoire de la France, de l'Allemagne ou de l'Italie, de la Pologne, de la Russie. Ce fait rejoint et prépare le phénomène des droits divins accordés à l'autorité politique, phénomènes si souvent étudiés par l'histoire des religions ;

c) Économico-social. - Comme l'histoire des nationalités, l'histoire des révoltes sociales offre souvent une affabulation messianique. On a même prétendu (2) que la Révolution sovié- tique elle-même avait pu reposer sur une affabulation de ce genre.

(1) Sur la distinction des « papes » et des « messies », cf. F. Isambert, Fondateurs, papes et messies, A.S.R., 5, pp. 96 et suiv.

(2) Vil. SARKISYANZ, Op. Cit.

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Le fait en tout cas est particulièrement clair, lorsque la révolte sociale se conjugue avec la lutte pour l'indépendance nationale, comme dans les messianismes contemporains en pays sous- développés océaniens ou africains (1) ;

d) Sexuel et familial - Le nouveau règne est souvent conçu comme étant celui où il n'y aura plus « ni homme ni femme ». Cette conception donne à son tour naissance à des variantes dans les régimes proposés : ascétisme monastique ou néo-manichéen, affinitarisme liberfaire, ou combinaisons mixtes avec des pres- criptions variables portant sur l'endogamie, l'exogamie, la poly- gamie (Mormons) ou le mariage plural (Oneidistes) ; à la limite affabulations sur l'androgynie (2) ;

e) Naturiste. - L'ambition du nouveau règne peut encore porter plus loin et vouloir affecter des régimes encore plus fonda- mentaux : régimes de la consommation alimentaire (tabous ou anti-tabous de tels aliments) ou vestimentaire (adamites, doukho- bors, naked cults) ; régime de reproduction (fréquence du thème des Vierges Mères) ; ou même régime de la mort et de l'immorta- bilité (métempsy chose, résurrections successives, autorité du personnage ou de Panti-personnage redivivus) ;

f) Cosmique. - Le nouveau règne peut enfin s'étendre au monde végétal, animal et astral, et rejoindre les prédictions poétiques, profanes ou sacrées de l'Age d'Or : économie d'abon- dance, paix universelle, modification des climats, redressement de Taxe terrestre, nouveaux rapports des vivants et des morts..., etc. A ce stade, la sociologie du messianisme rejoint la sociologie de l'utopie.

Cette diversité de niveaux est cependant traversée par un trait à peu près constant : celui du retour ou de la répétition. Le nouveau règne messianique est une réédition en avant, d'un régime plus ou moins identique expérimenté en arrière. Cette référence peut être celle d'une fondation antérieure : vg. celle du christia- nisme dit primitif ; celle d'une période économico-sociale d'avant les catastrophes déplorées, celle d'un monde originel (Paradis perdu), ou celle du monde, submergé par la colonisation ou les guerres, des ancêtres vertueux et indépendants... Il est rare que dans sa nouveauté même, le règne messianique n'en appelle pas du présent à un passé lointain, inconnu, oublié, ou inconscient pour fonder son projet d'avenir. C'est ce qu'a relevé, entre autres,

(1) C'est ce qu'a voulu souligner peut-être avec un unilatéralisme excessif la thèse de V. Lanternart, op. cit.

(2) Cf. M. Eliade, Méphistophélès et Androgyne ou le mystère de la tota- lité, in Méphistophélès et V Androgyne, Gallimard, 1962, pp. 95 et suiy. En particulier sa mise en perspective de cette affabulation dans la continuité du thème mystique de la coïncidentia oppositorum.

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A. Métraux dans son analyse des messies sud-américains : « Les peuples assujettis, dont les cultures et les croyances sont écrasées par la conquête d'envahisseurs, ont tendance à transformer leur nostalgie d'un passé heureux en des rêves dynamiques orientés vers un futur qui leur restituera leur gloire première et confondra leurs ennemis » (loc. cit.). M. Éliade a opportunément systématisé ce thème de la réédition, qui est aussi celui de la coïncidence entre un point oméga et le point alpha (1).

3. Typologie des supputations. - Les deux typologies précé- dentes se retrouvent et se redistribuent dans quelques classi- fications communes aux « personnages » et aux « royaumes ». Elles sont proposées ici à titre rudimentale :

a) Messianismes et millénarismes. - A. H. Silver (op. cit.) remarque : « On doit se souvenir que ce n'est pas le Messie qui introduit le millénium. C'est l'inévitable avènement du millénium qui amène avec lui le Messie et ses activités correspondantes. Le Messie fut attendu autour du second quart du premier siècle parce que le millénium était imminent. Avant ce temps il n'était pas attendu car, selon la chronologie d'alors, le millénium était considérablement éloigné » (2).

Il est possible que cette détermination se vérifie pour la période examinée par Hillel et même ultérieurement dans beau- coup des computations chronosophiques de l'âge patristique (typologie sabbatique du millénium et typologie millénariste de la semaine). On ne saurait cependant forcer sur cette dépendance qui subordonnerait le personnage (Messie) à son ère (millénium). La conscience messianique, il est vrai, surgit souvent dans le milieu historique et social avant de se cristalliser sur un person- nage, et a fortiori, avant d'être entérinée ou revendiquée par ce personnage lui-même (souvent, on l'a dit, elle reste au stade d'une attribution gratuite à titre posthume), et il y a tant de manières d'être personnage divin (envoyé de Dieu, homme de Dieu, des- cendant ou ascendant de Dieu), que souvent aussi, par une conni- vence ambiguë, un même titre peut recouvrir des significations totalement différentes dans l'acception de l'initiateur et dans l'acception de ses adeptes. Mais deux faits semblent se vérifier également. D'une part, le contexte millénariste peut en demeurer à un en deçà du messianisme : tantôt le personnage ne surgit pas, et tantôt s'il surgit, ou bien il fait lui-même obstruction à la

(1) M. Eliade, op. cit., en. III : « Renouvellement cosmique et eschato- logie », pp. 155 et suiv.

(2) A la limite, cf. la spéculation toute récente de J.-C. Pichón, Le royaume et les prophètes, Laffont, 1963, fondant sa chronosophie sur le fait qu'un rythme astral déterminerait événements ou avènements historiques.

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qualification messianique, ou bien il en obtient le transfert à une entité supra-historique, se bloquant lui-même dans la fonction de précurseur. D'autre part, le surgissement du personnage peut précéder la nostalgie mill éni aie, voire la provoquer délibérément ou non, et ce faisant, trouver ou non audience et même s'il trouve audience, sombrer sur le fait qu'une distorsion s'est interposée entre l'émission et la réception des messages (1). Les détermina- tions entre le personnage et le royaume n'obéissent pas à une logique unilatérale : elles sont complexes, variables et la plupart du temps réciproques.

b) Pré- et postmillénarisme. - La distinction alimenta des controverses copieuses. Elle connote approximativement deux caractéristiques, touchant respectivement un processus social d'intervention et une conception théologique de la grâce.

- Prémillénarisme : 1. Le royaume de Dieu intervient ex abrupto par un processus révolutionnaire, rompant la chaîne des causalités naturelles et historiques, visitant le monde par une véritable effraction pour le désintégrer, en le réintégrant ou non à un niveau plus ou moins proche de l'ici-bas ou de l'au-delà ;

2. Cette intervention est le fait d'une initiative caractérisée par une other worldness (miséricorde ou colère) ; sans elle l'action de l'homme ne peut rien pour le royaume millénial ; elle vient avant (pré) lui, et seule elle le rend possible.

- Postmillénarisme : 1. Le royaume de Dieu s'instaure pro- gressivement par un processus évolutif, s'intégrant dans l'enchaî- nement des faits historiques (sociaux et ecclésiastiques), et orien- tant le monde, de par la logique interne de son évolution sociale et religieuse vers un point de maturité où il portera le royaume millénial ou messianique ainsi qu'un arbre porte un fruit ;

2. L'action de l'homme religieusement animée et contrôlée, non seulement ne s'oppose pas à cet avènement ultime, mais elle est de nature à en accélérer le rythme : en tout cas le millénium vient après (post) cet effort humain collectif et celui-ci est une de ces conditions préalables.

On pourrait également ajouter : ce que le prémillénarisme attend d'une descente de haut en bas dans l'espace, le postmil- lénarisme l'escompte d'une progression de bas en haut dans le temps. Pour l'un comme pour l'autre, cependant, une dimension commune : l'Age d'Or est en avant.

C'est en pensant sans doute à leur dimension commune - le millénium comme Eden en avant de l'histoire humaine - que

(1) Cf. Le cas du message émis par le personnage millénarisant que fut Thomas Münzer. Cf. commentaire in H. D., Marxisme et religions, Presses Universitaires de France, 1962, pp. 88-93.

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MESSIANISMES

Tuveson (1) s'est efforcé d'y discerner une source théologique - avant acculturation - des philosophies ou des théosophies du progrès.

Encore conviendrait-il de distinguer entre les deux filières de l'acculturation et de se demander : si les théories optimistes et linéaires du progrès continu trouvent en effet leur arrière-plan (background) y comme le propose Tuveson, dans des postmillé- narismes peu à peu sécularisés, les prémillénarismes ne seraient-ils pas, eux aussi, de nature à fournir, moyennant leur propre sécularisation, un arrière-plan à certaines pratiques pessimistes et tranchées d'une révolution discontinue ? W. Weitling, parvenu à une conscience quasi messianique, ne revendiquait-il pas pour précurseur ce Thomas Münzer chez qui Mannheim croit discerner le chaînon entre le chiliaste médiéval et le révolutionnaire moderne ?...

c) Immanence ei imminence. - Selon les messianismes en cause, le royaume annoncé ou proposé peut mettre l'accent sur l'une ou l'autre. En certains cas, on peut être tenté de penser que le primat de l'une tend même à exclure l'autre. L'imminence adventiste de la Second Corning implique une assomption qui rend caduc et superfétatoire tout le dispositif de l'ici-bas. À la limite, le Heavens on Earth se transmue en Earth in Heavens. Le temps est volatilisé dans l'espace et le « monde » est un chantier qui ne demande au mieux qu'une liquidation. Enfin la perspec- tive de l'imminence est volontiers thaumaturgique : arrivée du ou des personnages miraculeux, mobilisation des fléaux naturels ou historiques pour la sélection des saints et des maudits, pro- messes d'immortalité ou de résurrection, etc.

L'immanence au contraire prend du temps. Elle est généra- lement postmillénariste dans la mesure précisément où elle mobilise pour sa démonstration les rythmes des temps, des évé- nements, des saisons. Et finalement l'optimisme de ses supputa- tions chronosophiques n'est-il pas de manifester la gratuité inattendue de l'avènement comme une nécessité malgré tout attendue par les astres ? Le royaume qu'elle entend manifester ne demande pas pour autant la résignation au fait établi. Il ne demande pas d'être absent de ce monde, mais au contraire d'y être présent, fut-ce moyennant la fameuse ascèse intramondaine de Max Weber, assortie de dimensions dont le puritanisme classique pourrait éventuellement s'effaroucher.

L'imminence sans immanence donne son arrière-plan à une mystique adventiste. - L'immanence sans imminence donne son arrière-plan à une doctrine évolutionniste. Quand immanence

(1) Tuveson, Millenium and Utopia.

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et imminence se joignent, l'arrière-plan est, selon la primauté de Tun ou de l'autre, soit celui d'une praxis révolutionnaire de type chiliastique, soit celui d'une coexistence tendue par l'impa- tience de la victoire du royaume messianique sur les résis- tances de la société globale.

d) Micro- et macro-millénarisme. - « Cieux nouveaux et terres nouvelles » spécifiques du règne messianique peuvent s'opposer ou se proposer au régime socio-religieux établi sous deux modes. Ou bien, en agissant au maximum sur l'ensemble et éventuelle- ment de V intérieur de ce régime, le transformer lui-même en royaume de Dieu, les armes de ce macro-millénarisme pouvant d'ailleurs, selon les cas, être non violentes ou violentes. Ou bien, au contraire, en se distinguant au maximum du dit régime, former à Yexlérieur de celui-ci une micro-société qui, pour être exiguë, ne prétend pas moins être globale. Pour prendre un exemple ancien, on pensera à des cas comme celui formé par le macro-millénarisme de la théologie münzérienne d'une part, et d'autre part le micro-millénarisme des sociétés shakers. Dans les deux cas, il s'agit bien d'un « Royaume de Dieu » dans la catégorie de l'immanence, mais dans un cas il s'agit de la société elle-même à transformer en théocratie, dans le second d'une société théocratique en marge d'une société jugée comme rédhibi- toirement non transformable. Cette opposition fut peut-être celle qui différencia le messianisme essénien du messianisme zélote, le messianisme chrétien paulinien, et le messianisme juif de Bar Kochba, ou ultérieurement ce qu'il y a de millénarisme dans le manichéisme et ce qu'il y a de manichéen dans le messia- nisme mazdakite...

e) Violence et non violence. - II est assez rare de ne pas trouver, même dans les mi'cro-millénarismes une intention d'absorber finalement - par la logique même de leur non-coopé- ration - la société dans les marges de laquelle délibérément ils s'inscrivent. Et réciproquement, il n'est pas rare non plus de trouver dans un macro-millénarisme la constitution d'un corps minoritaire sélectionné, soumis à une discipline propre (garde, fraternité, ligue) et destiné à actionner ou contrôler la transfor- mation projetée : Joseph Smith, cet apôtre de ce qu'on peut estimer un macro-millénarisme (Mormons = Latter day Saints), avait par exemple un corps apostolique, une garde et même une police secrète ; Th. Münzer avait également constitué une ligue de ce genre.

Aussi bien, le principe de la minorité agissante se retrouvant ici ou là, une distinction supplémentaire peut être relevée dans la nature des moyens mis en œuvre par une minorité ou par une autre ; violents ou non violents.

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La tradition millénariste des moyens violents peut se réclamer d'une longue tradition. Sans remonter jusqu'à Bar Kochba, ou aux divers messies militaires des guerres juives, le chiliasme médiéval fournirait un bon échantillonnage de messies ou pseudo- messies prêchant l'inauguration du royaume dans un bain de sang a jusqu'au poitrail des chevaux » ; il est vrai que l'anti- chiliasme représenté par l'appareil inquisitorial ne se signalait pas non plus par une particulière douceur. N. Cohn a exhumé le projet indubitablement millénariste d'une Fraternité de la Croix Jaune qui donne avec des analogies stupéfiantes un avant-goût de sa postérité, le parti de la Croix Gammée. Plus tard, la Ve Monarchie, Fifth Monarchy Men, se signala comme organisatrice d'émeutes et de conspirations. Et cet authentique chiliaste que fut W. Weitling ne rêvait-il pas d'ouvrir les prisons et de convier les criminels libérés à l'extermination du désordre existant ?

La tradition non violente est pour le moins aussi ancienne et aussi continue. Son arme est la non-coopération, forme quasi ontologique d'une grève gestionnaire qui peut entamer plus ou moins profondément les dispositifs biologiques, moraux, cultuels ou culturels de l'environnement. Le refus de la manipulation de la monnaie en est une des formes les plus régulières (y compris la forme du f rater bursar ius chez les Fraticelles). Mais il en est d'autres qui caractérisent cette tradition : refus de la nourriture carnée, refus de la reproduction, refus du mariage, refus du commerce, refus de la médecine, refus de la production industrielle ou du voisinage des villes, refus du culte ecclésiastique et d'un clergé ministériel, refus des tribunaux et du serment, refus du service militaire, refus de l'impôt, refus de l'électorat ou de l'éligi- bilité, refus de l'alcool et du tabac, etc., il n'est pas un de ces refus qui ne soient V envers négatif dont une structure ou régime positifs entendent constituer V endroit par la découverte ou la redécouverte d'un mode de vie jugé comme édenique ou chrétien primitif.

Ce trop rapide aperçu sur les significations, les cycles, les typologies du phénomène messianique peut du moins permettre de revenir sur la question qui l'a introduit : celle de la catégorie de l'échec.

On aura remarqué que l'opération messianique (messianisme millénarisant ou millénarisme messianisant) est un processus engagé dans un cycle d'interactions entre :

1. Non seulement le personnage et le royaume ; 2. Mais entre le royaume et V Église ; 3. V Église et la société ; 4. Avant que le cycle n'entame une nouvelle spirale par une interaction nouvelle entre la société in statu renascendi et un nouveau personnage.

Le cycle n'est d'ailleurs pas forcément à quatre temps, car

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l'un ou l'autre de ses termes peut être court-circuité (1) ou au contraire dédoublé (2).

L'interaction la plus étudiée par les sociologues est sans doute la quatrième, l'émergence du messianisme ou du messie étant connotée généralement comme V involution d'un programme d'émancipation politique économique ou sociale, c'est-à-dire pour reprendre une terminologie comtienne quelque chose comme « l'état théologique » de ce que serait ou sera « l'état politique » représenté par ce programme. On peut remarquer aussi que cette frustration est double : frustration économique et sociale certes, puisque la plupart du temps, dans les sociétés où les « person- nages » apparaissent les conditions étaient sinon misérables, du moins besogneuses, et, en tout cas, en butte à des tracasseries, des vexations ou à des oppressions (3) ; mais aussi, et le regretté E.-G. Léonard ajouterait sans doute mais surtout frustration religieuse globale ; au-delà de la dissidence dénominationnelle se dessine, chez les candidats à l'émancipation, l'aspiration à un dieu qui soit enfin leur dieu, sans procuration et sans aliéna- tion, fut-ce le dieu apatride du pays qui n'est même pas ou pas encore un pays, le dieu du désert (4) qui peut être aussi le dieu du silence (5), ou du « parler en langues inconnues ». C'est l'étroite interférence de cette double frustration expérimentée comme un phénomène social total, qui conduit à élaborer simultanément milieu de vie et milieu de culte, en intériorisant la thérapeutique

(1) Pour autant par exemple que l'islam est concerné par ce circuit, on a assez fait remarquer que l'amalgame des termes royaume-société a mis entre parenthèses le terme « Effuse ».

(2) Du fait, dans la configuration de « l'Eglise », de la portée donnée à ses clivages internes. En vertu, par exemple du classique Duo sunt genera christia- norum (deux genres qui en sont même trois : clergé, monachismo, lalcat), des processus apparaissent : cléricalisation, monachisation, laîcalisation, et il n'est pas rare que telle ou telle de leurs constellations bénéficie d'une aura dont le caractère messianisant justifie l'allure extra- ou même anti-ecclésiastique. Vg. les christianismes monachisés du troisième âge (Joachim de Flore) ou les christianisme« laïcalisés des socialismos utopiques (saint Simon).

(3) On pourrait même penser que 1 oppression, la domination et i occupation étrangères y jouent un rôle fondamental, à travers les questions de langue, de lignée, de patrie, d'indépendance ou de dignité nationales. Mais il y a lieu de distinguer ici deux tendances ou deux fonctions : celle des messianismes univer- salistes supra-nationalisant et celle des messianismes particularistes re-natio- nalisant ou simplement nationalisant. Ces deux fonctions peuvent d'ailleurs jouer simultanément.

(4) Fécondité du thème apocalyptique de La femme dans le désert (Woman in the Wilderness) dans les exodes religieux au t Nouveau Monde », vécus comme l'abandon du « dieu européen ».

(5) Silence vécu comme la seule expression plausible de YInner Light, cf. Èeg-Oloffson ; ou silence enclavé dans un culte < blanc » comme dans cette secte féminine émanée du Raskol et encore observable en Pologne, secte pour laquelle la fin des temps est déjà venue pour l'Eglise donc pour le sacerdoce : les parties du culte attribuées liturgiquement au prêtre sont en conséquence remplacées par un silence d'une durée équivalente.

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de cette frustration dans les organisations et les calendriers de la vie quotidienne (1).

Si l'approfondissement de cette interaction (du type 4) est de nature à éclairer les forces de propulsion qui réussissent - ou qui échouent - à projeter dans l'histoire sociale l'avènement dis- continu du personnage messianique, les trois autres types d'inte- raction (types 1, 2, 3) sont plutôt de nature à demolerles forces de gravitation qui tendent - ou qui détendent - sa trajectoire, une fois placé sur son orbite.

L'interaction de type 1 (entre le personnage et son royaume) peut être exemplifiée par la remarquable analyse consacrée par F. Engels aux relations ambiguës entre le message millé- narisant de Thomas Münzer (2) et son audience « dans les têtes dures de la grande masse de ses partisans » (3) : « dilemme inso- luble », pour un tel personnage, une fois mis en situation, entre « ce qu'il doit faire »... et « ce qu'il peut faire ». Nouvelle catégorie de l'échec : « quiconque tombe dans cette situation fausse est irrémédiablement perdu » (loc. cit., p. 140). Elle prouve d'ailleurs par la bande la relativité du fameux aphorisme trop souvent rabâché, selon lequel « l'humanité ne se poserait jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre ».

L'interaction du type 2 (entre le royaume et l'Église) a été cernée comme il a été dit, par la subtile problématique instituée par Loisy : « Jésus annonçait le royaume et c'est l'Église qui est venue » - et sa manière de conjuguer organiquement l'échec d'une eschatologisation et la réussite d'une acculturation (4).

(1) La tendance unilatérale à considérer les messages messianistes ou millé- naristes comme étant simplement des programmes politico-économiques encore involute, escamoterait ce que G. Duveau nommait « l'homme de l'Utopie » par opposition à « l'homme de l'Histoire ». Dans ses ultima verba (consignés in Socio- logie de V utopie, Presses Universitaires de France, 1961), G. D. dénonce avec insistance cette sous-estimation du premier et cette surestimation du second. Car si en effet le premier peut être « un refoulé de l'action », le second peut être aussi « un refoulé... de l'art » (p. 100)... « artiste... littéralement dévoyé vivant le roman qu'il n'a pas su écrire » (p. 124), cf. passim, pp. 54, 82, 104, 105, 106, 118, 120, 124... Pour autant que le « messianisme, de par le déploiement d'une imagination sacrée, relève des logiques de l'utopie (ce que G. D. suggère à maintes reprises), on ne saurait décider a priori s'il est lui-même un ersatz encore involué de l'action historique où il semble trouver son embouchure, ou si, au contraire, c'est cette action historique qui se trouve être un sous-produit déjà dérivé par rapport au message où elle prend apparemment sa source.

(2) « Instauration immédiate du royaume de Dieu, du royaume millénaire... Pour Münzer le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus aucune différence de classe, aucune propriété "privée, aucun pouvoir de coercition indépendant des membres de la société », F. Engels, Guerre des paysans (éd. E.S.I. ), p. 69.

(3) Loc. cit.. chap. VI, pp. 138 et suiv. (4) Tandis que Troeltsche (et d'autres comme A. Robertson) tenteront

de manifester par ailleurs une lignée de « sectes » comme une • ré-eschatologi- sation » de l'Église et, a contrario, une série d'ordres religieux comme une * ré-ecclésiflcation » des sectes.

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Malgré la floraison des barrages et des refus opposés à l'hypo- thèse loysiste (1), on ne peut s'empêcher de constater que - en dehors des considérations proprement théologiques - ils tournent autour de l'allégation d'une impossibilité sociologique : impos- sible que d'une telle prétendue déconvenue sortit une telle espé- rance, d'un tel prétendu échec une telle prétendue réussite. Or cette éventualité est si peu impossible qu'elle semble s'être pro- duite ou reproduite des dizaines de fois dans l'histoire comparative et on a même pu se demander si elle ne représentait pas quelque chose comme une certaine loi du genre. L. Festinger (2) a relevé plusieurs échantillons de ce prosélytisme accru proportionnellement à Vinfirmalion d'une attente parousiaque (increase of proselyting following unequivocal disconfirmation of a belief) (3) et après dissection d'un groupe témoin, il confirme son hypothèse selon laquelle la « dissonance » même, éclose au niveau intensif où la prophétie est ratée, peut constituer pour le groupe en question, la détermination à faire appel à un autre niveau, un niveau extensify où cette déception serait surmontée : en ce sens la déconvenue est non pas un découragement mais un encouragement pour le prosélytisme (4). Il ne s'ensuit pas - même pour Fes- tinger - que ce soit là une issue nécessaire ou la seule issue. Mais il s'ensuit que cette issue est loin d'être impossible. Ab actu ad posse valet consecutio. Et il y a peut-être là de quoi revaloriser ou reconsidérer l'hypothèse loysiste, comme hypothèse socio- logique.

Enfin l'interaction du type 3 (entre l'Église et la société), recouvre le domaine complexe étiqueté aujourd'hui comme étant celui de la « sécularisation » et de ses divers départements : désap- propriation des biens ecclésiastiques (sécularisation des biens) ;

(1) Répertoriés par E. Poulat, op. cit. (2) Dans son ouvrage (en collaboration avec H. W. Rieken et J. Schachter),

When Prophecy Fails (Quand la prophétie rate), An account of a modem group that predicted the destruction of the world, Minneapolis, 1956.

(3) Chez les Montanistes : « Nor did the delay of the second advent put an end to the movement. On the contrary, it gave it new life and form... » (p. 6). Chez les Anabaptistes : « From all accounts it would seem that instead of dam- pening the ardor of the Anabaptists, the disconfirmation of the predicted Second Coming increased their enthusiasm and activity » (p. 8). Dans le mouvement sabbatiste (Sabbatai Zevi) : « The Sabbataian movement strikingly illustrates the phenomenon we are concerned with : when people are committed to a belief and a course of action, clear disconfirming evidence may simply result in deepened conviction and increased proselyting » (p. 12). Dans le mouvement millérite (W. Miller) : « Here once again we note the appearance of increased enthusiasm and conviction after a disconfirmation » (p. 16).

(4) « If the proselyting proves successful, then by gathering more adherents and effectively surrounding himself with supporters, the believer reduces dissonance to the point where he can live with it In the light of this explana- tion of the phenomenon... proselyting increases as a result of a disconfirmalion... » (p. 28).

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désacralisation d'institutions (vg. laïcisation de l'état civil) ; déconfessionalisation de disciplines théoriques ou d'organisations sociales ; dédogmatisation de convictions ; « démythologisation » des sources... Péripéties ambiguës, elles aussi et également diffi- ciles à placer a priori sous le signe des « réussites » ou des « échecs » comme vient de le suggérer M. Rodinson dans des analyses paral- lèles (1). Ces ambiguïtés ne sont-elles pas en effet les points cru- ciaux de la mutation lorsque, quel que soit son type, une conviction globale (donc par excellence une conviction milléna- riste), accoutumée à se concevoir comme le tout dont tout le reste serait partie, est conduite par une stratégie de tolérance, de coexistence, ou d'œcuménisme, à se considérer aussi, bon gré, mal gré, comme une partie d'un tout dont elle aspire néanmoins à conserver subrepticement le contrôle ? Est-ce réussite ou échec lorsque le prestige acéré mais ésotérique d'une secte se troque contre la respectabilité exotérique mais émoussée d'une dénomination ?

Les phases et les dédales de cette circonvolution font appa- raître peut-être que le fait messianique se trouve généralement moins devant un dilemme (réussir ou échouer) que devant un destin (réussir et échouer). Sa dialectique n'est pas circulaire comme si son essence lui demandait de boucler sur lui-même ; elle serait plutôt spiralique, cette essence même impliquant congénitalement l'échec représenté par le fait qu'elle s'échappe à elle-même sur une boucle que, selon les axiologies, on considérera comme la boucle inférieure ou supérieure de la spirale. En un tel destin, en tout cas, semble se vérifier le jugement - ou l'hypo- thèse - émis par Sartre sur le réel : « Nous devons constater que le réel est un effort avorté pour atteindre à la dignité de cause de soi. Tout se passe comme si le monde, l'homme, et l'homme dans le monde n'arrivaient à réaliser qu'un Dieu manqué. Tout se passe comme si l'en-soi et le pour-soi se présentaient à l'état de désinté- gration par rapport à une synthèse idéale. Non pas que l'intégra-

(1) D'une part dans l'étude sur Richard Simon et la dédogmatisation, in Temps modernes, mars 1963, pp. 1700 et suiv. « Un jour vient où il faut céder et s'adapter, canaliser la dédogmatisation en réinterprétation des dogmes... Cela peut se faire, s'est fait bien des fois. Non sans avantages essentiels. Mais non sans périls... Une foi simple ne peut accepter sans vertige cette idée. Une vérité qui n'est pas éternelle, est-ce une vérité ? Mérite-t-elle qu'on donne sa vie pour elle ? // faut se méfier des vérités démobilisées. Qui peut dire que les Eglises ont tort ?... » - D'autre part, in Problématique des rapports entre l'islam et le communisme, Correspondance d'Orient, n° 5, notations sur la qua- trième éventualité à prévoir, celle de la « choséité » : « Pour être logique, il faut enfin prévoir la disparition des deux idéologies. Entrerait-on alors dans le monde sans idéologie ni utopie, le monde de la Sachlichkeit (metter of factness) prévu conditionnellement et redouté par Mannhein » (p. 30) (souligné par nous). On pourrait ajouter : redouté par Balzac, pour autant que la Sachlichkeit se prête à être conçue en termes balzaciens de « médiocratie ».

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tion ait jamais eu lieu, mais précisément au contraire parce qu'elle est toujours indiquée et toujours impossible. Cest le perpétuel échec qui explique à la fois l'indissolubilité de l'en-soi et du pour-soi et leur relative dépendance » (1).

Il n'y a peut-être dans l'histoire socio-religieuse que des mes- sianismes ratés. Cette hypothèse aurait du moins pour contre- partie une interrogation : ce messianisme dont la réussite ne serait localisable nulle part ne se décèle-t-il pas, d'autre part et par son échec même, latent un peu partout ? Application inattendue, mais à prendre en compte, de l'aphorisme cher successivement à Francis Bacon, Jacob Burckardt, Joachim Wach : Religio proeci- puum humanae societatis vinculum.

École pratique des Hautes Études (VIe Section).

(1) J.-P. Sartre, Uêtre et le néant, p. 717.

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