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Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 1
Observatoire du Management Alternatif Alternative Management Observatory
__
Cahier de recherche
Les mobilités en partage sont-elles des alternatives sérieuses à la possession
d’une voiture particulière ?
Laure Jaffré Juin 2015
Majeure Alternative Management – HEC Paris
2014-2015
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 2
Les mobilités en partage sont-elles des alternatives sérieuses à la possession d’une voiture particulière ?
Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire de recherche
dans le cadre de la Majeure Alternative Management, spécialité de troisième année du programme Grande Ecole d’HEC Paris. Il a été dirigé par François Bottollier-Depois, chargé d’enseignements à HEC Paris, et soutenu le 02 juin 2015 en présence de François Bottollier-Depois et Nathalie Lugagne, Professeure à HEC Paris et co-responsable de la majeure Alternative Management.
Résumé : L’essor de nouvelles pratiques qui permettent de partager l’usage d’une voiture dans le temps (autopartage) ou dans l’espace (covoiturage) ébranle le paradigme automobile « chacun sa voiture, seul à bord » qui a duré toute la seconde moitié du XXème siècle. En augmentant le taux d’utilisation des véhicules, ces « mobilités en partage » participent à une mobilité plus durable et s’inscrivent dans la dynamique de la consommation collaborative. Pour qu’elles puissent devenir des alternatives sérieuses à la voiture particulière, la question est de savoir si l’attachement à l’automobile et le besoin d’en posséder une sont en train de s’affaiblir. Pour cela, nous avons mené des entretiens qualitatifs auprès d’habitants de l’Aire Métropolitaine de Lille afin d’analyser leurs pratiques de mobilités.
Mots-clés : Autopartage ; Consommation collaborative ; Covoiturage ; Propriété ; Voiture
Is car sharing a viable alternative to personal car ownership?
This research was originally presented as a research essay within the framework of the
“Alternative Management” specialization of the third-year HEC Paris business school program. The essay has been supervised by François Bottollier-Depois, lecturer at HEC Paris, and delivered on June, 2nd 2015, in presence of François Bottollier-Depois and Nathalie Lugagne, Professor at HEC Paris and co-director of the “Alternative Management” specialization.
Abstract : The rise of new practices allowing to share a car throughout time (car sharing) or throughout space (carpooling) deeply unsettles the paradigm « one car, one person behind the wheel », which lasted over the second half of the 20th century. In increasing the use of vehicles, this « shared mobility concept » contributes to a much more sustainable mobility and helps ensuring collaborative consumption. Before considering these practices as real alternatives to personal cars, we need to ask ourselves whether the attachment to cars and the need to possess one, are actually fading away. To this end, we conducted a series of qualitative interviews with inhabitants from the Urban Community of Lille in order to analyze their transport habits. Key words : Car ; Car pooling ; Car sharing ; Collaborative consumption ; Ownership
Charte Ethique de l'Observatoire du Management Alternatif Les documents de l'Observatoire du Management Alternatif sont publiés sous licence Creative Commons
http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/fr/ pour promouvoir l'égalité de partage des ressources intellectuelles et le libre accès aux connaissances. L'exactitude, la fiabilité et la validité des renseignements ou opinions diffusés par l'Observatoire du Management Alternatif relèvent de la responsabilité exclusive de leurs auteurs.
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Source : www.jeanzin.fr
« Un jour, nous regarderons le XXème siècle et nous nous demanderons pourquoi nous possédions autant de choses »1
1 Walsh, B. (2011). Today’s Smart Choice: Don’t Own. Share. Time International, 49–49. « Someday we’ll look back on the 20th century and wondered why we owned so much stuff. »
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Remerciements
Tout d’abord, un très grand merci à toutes les personnes qui ont bien voulu participer aux
entretiens qualitatifs. Sans elles, ce mémoire n’aurait pas été possible.
Je remercie chaleureusement toute l’équipe du groupe « Mobilité et Territoire » du
CEREMA Nord-Picardie pour m’avoir accueillie au sein de leur unité. Je tiens à remercier en
particulier Sylvie Mathon, qui a été mon mentor au cours de ce stage et qui a été d’une aide
très précieuse.
Je remercie vivement François Bottollier-Depois pour ses conseils tout au long de mes
recherches.
Enfin, merci à Arnaud Van Waeyenberge et Thanh Ngiem, qui, grâce à leur cours
« Grands Défis » au sein de la Majeure Alternative Management, m’ont permis de développer
un fort intérêt pour la révolution collaborative.
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Table des matières
Introduction ......................................................................................................................... 7 Partie 1. Revue de la littérature et des médias............................................................. 13
1.1. L’émergence de nouveaux modes collaboratifs appliqués à la mobilité............... 13 1.2. La voiture particulière : un modèle très prégnant dans notre organisation sociale17
Partie 2. Méthodologie de la recherche ........................................................................ 20 2.1. L’Aire Métropolitaine de Lille comme terrain d’étude......................................... 20 2.2. Méthodologie de l’enquête.................................................................................... 22
2.2.1. La méthode qualitative ................................................................................... 22 2.2.2. Les difficultés rencontrées.............................................................................. 24
2.3. Présentation de l’échantillon ................................................................................. 25 Partie 3. L’univers contrasté des pratiques de mobilité ............................................. 28
3.1. Les automobilistes convaincus.............................................................................. 30 3.1.1. La voiture, un vecteur d’autonomie et de liberté............................................ 30 3.1.2. La voiture, un espace personnel ..................................................................... 32 3.1.3. Des mobilités en partage encore peu rassurantes ........................................... 33
3.2. Les automobilistes contraints ................................................................................ 36 3.2.1. La voiture, un choix par défaut ...................................................................... 36 3.2.2. Un attachement ambivalent à la propriété automobile ................................... 38 3.2.3. Des mobilités en partage souvent méconnues................................................ 39
3.3. Les automobilistes alternatifs ................................................................................ 41 3.3.1. La voiture, un mode de transport indispensable............................................. 41 3.3.2. La voiture, une norme de consommation ....................................................... 43 3.3.3. Les mobilités en partage : des avantages économiques avant tout................. 44
3.4. Les néo-collaboratifs ............................................................................................. 46 3.4.1. Des usagers multimodaux pour qui la possession d’une voiture est optionnelle
47 3.4.2. Des adeptes des mobilités en partage ............................................................. 49
3.5. Les anti-automobiles ............................................................................................. 52 3.5.1. La voiture, un mode de transport qui cumule les inconvénients .................... 52 3.5.2. Une possession automobile critiquée mais qui ne peut pas toujours être évitée
53 3.5.3. Les usages partagés : des bénéfices environnementaux avant tout ................ 55
3.6. De nombreux déterminants à l’œuvre dans les choix modaux.............................. 57 Partie 4. Pistes de réflexion sur les facteurs clés de succès des mobilités en partage
62 4.1. Les temps propices au changement modal ............................................................ 62 4.2. Valoriser la liberté de choix pour l’individu ......................................................... 64 4.3. L’intermodalité, un facteur clé dans le report modal ............................................ 66
Conclusion.......................................................................................................................... 69 Bibliographie...................................................................................................................... 71
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Table des illustrations
Figure 1: Les nuisances liées au trafic automobile................................................................ 8 Figure 2: Les systèmes de consommation collaborative ..................................................... 14 Figure 3 : Campagne publicitaire de Zipcar (2010) ............................................................ 15 Figure 4: Contour du périmètre de coopération de l’aire métropolitaine de Lille .............. 20 Figure 5: Capture d’écran de la page d’accueil du site www.osezcovoiturer.com ............. 21 Figure 6: Densité de population de l’Aire Métropolitaine de Lille ..................................... 22 Figure 7: Identification des cinq idéaux-types .................................................................... 29
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Introduction
Le recours massif à la voiture particulière que nous connaissons aujourd’hui trouve ses
origines dans la période de reconstruction d’après-guerre. Durant les Trente Glorieuses,
l’Europe modernise son industrie : elle passe à la production de masse et recourt de plus en
plus au travail à la chaîne, ce qui lui permet de fabriquer des produits standardisés. Erigée en
symbole absolu de la liberté individuelle et socialement valorisée, la voiture devient le bien de
consommation de masse par excellence. Elle marque l’accès à la classe moyenne, et de plus
en plus de ménages peuvent se permettre son achat grâce à l’élévation de leur niveau de vie.
Le succès massif de l’automobile est également permis par l’utilisation d’une source
d’énergie alors peu chère et très pratique, le pétrole, qui rend possible la propulsion des
moteurs.
Durant toute la deuxième moitié du XXème siècle, ce besoin de reconstruction et l’apport de
l’automobile structurent les pratiques de mobilité. Les populations s’éloignent peu à peu des
centres urbains pour accéder à un foncier moins cher, quitte à devoir parcourir plus de
distance. Parallèlement, des zones d’activité commerciales, dotées de parking, se créent à la
périphérie des villes. Cet étalement urbain favorise alors l’éclatement des déplacements,
presque obligatoirement en automobile. Pendant toute cette durée, la part modale des
déplacements effectués en voiture particulière ne cesse de progresser au détriment des autres
modes.
Toutefois, les crises économique, financière, écologique et sociétale que nous connaissons
aujourd’hui remettent en cause le paradigme de l’économie de masse. En tant que matrice de
cet ancien paradigme, le secteur automobile est touché en premier. La saturation des axes
routiers ou encore les pics de pollution dans les grandes agglomérations attestent désormais
des limites d’un système autrefois revendiqué. Le déploiement de capacités supplémentaires,
telles que la construction de nouvelles routes, vient d’ailleurs engorger un peu plus les
infrastructures en place, en suscitant une demande supplémentaire. La voiture, longtemps vue
comme un progrès démocratique, commence à faire l’objet de nombreuses critiques. Le
schéma ci-dessous résume la grande majorité des nuisances qu’on lui reproche.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 8
Figure 1: Les nuisances liées au trafic automobile2
La voiture est également critiquée pour les coûts élevés que sa possession représente. Car au-
delà des problèmes de congestion et de pollution qu’elle génère, une voiture revient cher, que
ce soit à l’achat ou à l’entretien.
Le besoin d’une mobilité plus durable et plus abordable se fait sentir, comme l’atteste
l’actualité qui foisonne d’initiatives favorisant les mobilités alternatives à la voiture
particulière. Les porteurs de projets qui les mettent en place sont très variés : il s’agit
d’associations, de start-ups, de constructeurs automobiles, ou encore de collectivités locales.
Les usagers ont désormais un panel de choix de plus en plus étendu pour se déplacer. En plus
des transports en commun et des locations traditionnelles, ils peuvent par exemple louer une
voiture à un particulier sur Drivy3 ou Ouicar3, partir en vacances en réservant un covoiturage
sur Blablacar4, ou bien louer une voiture en libre-service en utilisant Autolib5 à Paris ou
Bluely5 à Lyon. Ce foisonnement d’initiatives est peut-être le signal fort que le modèle
dominant de la voiture particulière pose problème et que les individus sont en train de s’ouvrir
à de nouvelles pratiques de mobilité.
2 Heran, F. (2001). « La réduction de la dépendance automobile ». Cahiers lillois d'économie et de
sociologie, pp.61-86, consultable sur http://antivoitures.free.fr/reduction_dependance_automobile.pdf 3 Drivy – louez une voiture à deux pas de chez vous, https://www.drivy.com et Ouicar – Louez une voiture à
un particulier près de chez vous, http://www.ouicar.com 4 Blablacar, https://www.covoiturage.fr 5 Autolib, http://www.autolib.eu/fr et Bluely, https://www.bluely.eu/fr/
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Nous avons choisi d’employer l’expression « mobilités en partage » pour qualifier ces
nouvelles pratiques émergentes car elles permettent de partager l’usage d’une voiture dans
l’espace (covoiturage) ou dans le temps (autopartage).
Le covoiturage consiste à partager un trajet en voiture. Il se définit comme « l’utilisation
en commun d’un véhicule terrestre à moteur par un conducteur non professionnel et un ou
plusieurs passagers dans le but d’effectuer tout ou partie d’un trajet commun »6. On peut
distinguer deux motifs de déplacement principaux au sein du covoiturage :
- Le covoiturage longue-distance : il est ponctuel et surtout utilisé pour les
loisirs. La distance moyenne est de 330 kilomètres (km)7 ;
- Le covoiturage domicile-travail : il met en relation un ou des passager(s) et
un conducteur qui réalisent le même trajet quotidiennement pour se rendre à
leur entreprise ou leur université. La distance moyenne est de 40km8.
Il est important de souligner que le covoiturage ne peut en aucun cas être source de profits.
Bien qu’il n’interdise pas une participation financière entre le(s) passager(s) et le conducteur,
celle-ci doit uniquement permettre au conducteur de recouvrir ses frais de transport et non de
faire des bénéfices.
L’autopartage, quant à lui, consiste à partager la propriété d’un ou plusieurs
véhicules. D’après l’article 54 de la loi n°2010-788, il se définit comme « la mise en commun
au profit des utilisateurs abonnés d’une flotte de véhicules de transports terrestres à
moteur ». Il peut s’agir pour la voiture de :
- L’autopartage en libre-service : il peut être en boucle (le véhicule doit être
remis à la station de départ après utilisation) ou en trace directe (le véhicule
peut être remis à une autre station que celle de départ après utilisation) ;
- La location entre particuliers : un particulier met à disposition sa voiture
personnelle via un site internet spécialisé comme Drivy ou Ouicar.
6 Ballet, J.-C., & Clavel, R. (2007). Le covoiturage en France et en Europe: état des lieux et perspectives, Centre d'études sur les réseaux, les transports, l'urbanisme et les constructions publiques, Ministère de l’Ecologie, du développement et de l’aménagement durables, consultable sur http://lara.inist.fr/bitstream/handle/2332/1453/CERTU-RE_08-01.pdf?sequence=1 7 Rauline N. « Internet a permis aux voyages longue distance d’exploser », Les Echos, 17 septembre 2012, consultable sur : http://m.lesechos.fr/redirect_article.php?id=0202268907317 8 « Covoiturage », Bison Futé, consultable sur http://www.bison-fute.gouv.fr/covoiturage,10212.html
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L’autopartage et le covoiturage interrogent tous deux le modèle de déplacement fondé sur
l’usage exclusif ou quasi exclusif de la voiture particulière. En réduisant le nombre de
véhicules et de passagers au kilomètre, ils augmentent le taux d’utilisation des voitures et
occasionnent ainsi un usage limité et optimisé. En ce sens, les mobilités en partage font partie
de la consommation collaborative, un phénomène en pleine expansion qui consiste à
favoriser l’usage sur la possession. En mutualisant les ressources possédées par chacun (une
voiture, un logement, un outil de bricolage, etc.), ce nouveau modèle économique vise à
maximiser l’utilité des produits et va à l’encontre du modèle traditionnel de consommation de
masse.
Ces nouveaux modes de partage ne sont toutefois pas si révolutionnaires qu’on pourrait le
croire. L’autostop, souvent considéré comme l’une des premières formes du covoiturage, s’est
ainsi développé en même temps que la voiture au cours de la première moitié du XXème siècle.
Quant à l’autopartage, de nombreux ménages le pratiquent spontanément en se partageant
l’usage d’une voiture au sein de leur foyer. Toutefois, dans son sens actuel, le terme
« autopartage » n’est employé que s’il se réalise en dehors du ménage. La véritable nouveauté
de ces mobilités en partage consiste en leur institutionnalisation en entreprise de service. Les
outils numériques leur ont en effet permis de prendre un nouvel essor et de s’industrialiser.
Grâce au Web 2.09 qui permet à l’offre et à la demande de se rencontrer instantanément, des
plateformes d’intermédiation sont venues se positionner entre les fournisseurs et les
utilisateurs afin d’optimiser les échanges et d’augmenter la rentabilité de ces pratiques. La
révolution numérique est ainsi venue interroger la manière de produire la mobilité. Il faut
également souligner que la crise actuelle a accéléré l’émergence de ces nouvelles solutions :
les préoccupations économiques favorisent en effet la mutualisation des biens.
Pour autant, le nouvel essor de ces mobilités en partage ne doit pas éclipser le fait que la
voiture particulière reste le modèle de déplacement dominant. D’après une étude du groupe
Chronos de 201410, elle représente encore 93% des kilomètres parcourus dans l’année et 83%
des Français affirment y avoir recours plus d’une fois par semaine. Par ailleurs, un rapport du
Commissariat général au développement durable de 201011 montre que les usages
9 « 2.0 » qualifie l’esprit interactif de la notion à laquelle il est rattaché. 10 Groupe Chronos - L’observatoire des mobilités émergentes. (2014). Partages et mobilité intégrée... Les
nouveaux comportements et arbitrages des Français en matière de mobilité, http://www.lobsoco.com/wp-content/uploads/2014/12/OBS_FocusMobemergentes_dec14.pdf
11 La Revue du CGEDD (2010). La mobilité des Français, panorama issu de l’enquête nationale transports et déplacements 2008. Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, Paris, 228 pages.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 11
automobiles restent majoritairement des usages individuels. Le taux d’occupation moyen des
véhicules par déplacement est ainsi de 1,4 personne, et il descend même à 1,03 pour le trajet
domicile-travail. La présence médiatique dont bénéficient certains services comme Autolib ou
Blablacar est bien souvent disproportionnée par rapport à leur poids dans la satisfaction de la
mobilité aujourd’hui. Toujours d’après l’étude de Chronos, les sites Internet spécialisés dans
le covoiturage (comme Blablacar) ne représentent qu’une part minoritaire du covoiturage.
Dans la majorité des cas, le covoiturage est informel et moins d’une personne sur trois qui y a
eu recours en 2014 est passée par l’une des ces plateformes.
L’objet de ce mémoire est de voir si l’autopartage et le covoiturage peuvent devenir des
alternatives de substitution à la possession d’une voiture particulière. Pour le moment, les
mobilités en partage ne sont que des opportunités potentielles ; leur succès dépendra du
nombre d’adeptes qu’elles réussiront à avoir. Si elles ne s’avèrent adaptées que pour les
besoins d’une minorité de la population, elles ne pourront probablement pas se transformer en
création et développement d’offres de services réels ; leur potentiel devra alors être relativisé
en raison de leur capacité d’expansion limitée.
Notre hypothèse de recherche est qu’avec l’usage des mobilités en partage, inscrites dans
la dynamique de la consommation collaborative, la possession d’une voiture particulière tend
à devenir secondaire. Les individus commencent à prendre conscience qu’il n’est pas
forcément nécessaire de posséder une voiture pour se déplacer et qu’il existe des alternatives
plus économiques, sociales et durables.
Pour la mettre à l’essai, nous avons mené une enquête qualitative, encadrée par trois
objectifs principaux :
1. Analyser les représentations que se font les individus de la voiture particulière et
des mobilités en partage ;
2. Voir si la pratique des mobilités en partage révèle un lien distancié à la propriété
automobile ;
3. Identifier les motivations et les freins à la pratique des mobilités en partage.
Ces trois objectifs nous ont plus largement permis de faire émerger les déterminants à
l’œuvre dans les choix de mode de déplacement (ou choix modaux) des individus. Ce n’est
qu’en les comprenant que des facteurs clés de succès au développement des mobilités en
partage pourront être proposés.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 12
Nous avons choisi le Centre d’Études et d’expertise sur les Risques, l’Environnement, la
Mobilité et l’Aménagement12 (CEREMA) pour réaliser notre recherche. Créé au 1er janvier
2014, le CEREMA est un établissement public à caractère administratif (EPA), placé sous la
tutelle conjointe du ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie, et du
ministère du Logement, de l’Egalité des territoires et de la Ruralité. Il est issu du
regroupement et de la fusion de plusieurs services publics:
- Les huit Centres d’études techniques de l’équipement (Cete) ;
- Le Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les
constructions publiques (Certu) ;
- Le Centre d’études techniques, maritimes et fluviales (Cetmef) ;
- Le Service d’études sur les transports, les routes et leurs aménagements
(Setra).
Plus précisément, nous avons effectué nos recherches au sein du département « Transport et
Mobilité » du CEREMA Nord-Picardie, de février à fin avril 2015. Sylvie Mathon,
responsable du groupe « Mobilité et Territoire » au sein de ce département, a été notre
interlocutrice privilégiée pendant toute cette durée.
12 http://www.cerema.fr
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 13
Partie 1. Revue de la littérature et des
médias
Les ouvrages de référence et les articles sont de plus en plus nombreux à aborder le thème
de la consommation collaborative. Les mobilités en partage sont notamment un sujet
privilégié, dans la mesure où la voiture cristallise bien souvent les interrogations sur
l’organisation et l’avenir de nos sociétés.
1.1. L’émergence de nouveaux modes collaboratifs
appliqués à la mobilité
Pour la majorité des experts, qui travaillent et s’expriment sur ce sujet, il est largement
admis que l’hyperconsommation disparaît progressivement au profit de logiques servicielles.
Dès les années 1970, Alain Touraine et Daniel Bell anticipent ce changement et formulent
le concept de « société post-industrielle »13 pour caractériser la période qui fait suite à la
société de consommation de masse. Selon eux, les capitaux immatériels, tels que la
connaissance, l’information ou les relations sociales, vont peu à peu prendre le pas sur
l’outillage matériel. Ils annoncent la substitution du système production-acquisition-
consommation par une fonction de service : la laverie remplacera ainsi la machine à laver
individuelle et les transports collectifs les automobiles.
L’idée de cette nouvelle société, fondée sur toujours plus de services et toujours moins de
biens, est reprise dans les ouvrages de l’essayiste américain Jeremy Rifkin. Selon lui, le
fondement même de notre modernité, la propriété, est en train de s’écrouler. Il prophétise
l’avènement d’un nouveau capitalisme, fondé sur l’accès, où les acheteurs et les vendeurs
deviennent des « pourvoyeurs » et des « usagers ». La propriété ne fait plus l’objet d’un
échange marchand mais reste aux mains des « pourvoyeurs de l’offre » qui en contrôlent
l’accès via des procédures de location ou de leasing :
Les consommateurs commencent à expérimenter cette transition de la propriété à l’accès. La plupart des biens et des équipements
13 Bell, D. (2005). Vers la société postindustrielle (1973). Futuribles & Touraine, A. (1969). La société post-
industrielle (Vol. 61). Editions Denoël
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 14
coûteux, comme les automobiles, les logements et certains appareils, seront fournis par les pourvoyeurs aux consommateurs sous forme de bail à court terme, de location, et autres types de service. D’ici 25 ans, l’idée de propriété paraîtra limitée, voire désuète, à un nombre croissant d’entreprises et de consommateurs14.
Selon lui, nous nous dirigeons vers une « économie hybride » :
Dans trente ou quarante ans, le capitalisme sera toujours là mais il aura été transformé par ce nouveau modèle économique basé sur le partage et la collaboration15.
Les analyses de J. Rifkin ont servi de point de départ à R. Botsman et Roo Rogers pour
leur livre What’s mine is yours : how collaborative consumption is changing the way we
live16, considéré par beaucoup comme le premier ouvrage de référence sur la consommation
collaborative. Les auteurs commencent par critiquer les dérives causées par ce modèle de
société : les productions de déchets en très grand nombre, le stockage de biens inutiles ; ils
insistent sur le fait que cette accumulation ne conduit pas au bonheur car elle entraine un
sentiment d’insatisfaction permanent, les individus désirant toujours plus que ce qu’ils
possèdent déjà. Ils prônent l’émergence de la consommation collaborative en tant
qu’alternative à cette société d’hyperconsommation. Cela est rendu possible grâce à l’essor et
à la démocratisation des nouvelles technologies qui facilitent les échanges entre particuliers et
leur permettent de se développer à une toute autre échelle. Ils distinguent trois types de
systèmes collaboratifs principaux, représentés par le schéma ci-dessous :
Figure 2: Les systèmes de consommation collaborative17
Les « product-service systems » comprennent à la fois les formes de location classiques,
organisées par des intermédiaires (entreprise ou association), et les locations entre 14 Rifkin, J. (2000). L'âge de l'accès: la révolution de la nouvelle économie. Ed. La Découverte. 15 Rifkin, J. (2012). La troisième révolution industrielle: comment le pouvoir latéral va transformer l'énergie,
l'économie et le monde. Éditions Les Liens qui libèrent. 16 Botsman, R., & Rogers, R. (2011). What's mine is yours: how collaborative consumption is changing the
way we live. London: Collins 17 Source : Collaborative consumption – sharing reinvented through technology,
http://www.collaborativeconsumption.com
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 15
particuliers. Dans les deux cas de figure, les droits de propriété ne sont pas transférés aux
consommateurs finaux. Les auteurs insistent sur les gains de temps et de simplicité permis par
ces systèmes et prennent l’exemple d’une campagne de publicité choc de Zipcar18, une société
américaine de location de voitures fondée en 2010 :
350 hours per year having sex, 420 looking for parking, what’s wrong with this picture ?(350 heures par an à faire l’amour, 420 à rechercher une place de stationnement. Où est l’erreur ?).
Figure 3 : Campagne publicitaire de Zipcar (2010)
Les « systèmes de redistribution » permettent de faire circuler des biens d’occasion entre
des personnes se connaissant ou non, selon le mode marchand ou le principe de gratuité. Les
plateformes telles que LeBonCoin, Ebay ou PriceMinister19 facilitent par exemple ces
échanges. Les « styles de vie collaboratifs » quant à eux, regroupent les formules de partage
de biens intangibles entre les individus, comme le temps, l’espace ou l’argent. Ils nécessitent
un plus haut niveau de confiance que les deux systèmes collaboratifs précédents. Il s’agit par
exemple de l’entreprise Couchsurfing20, qui assure un service temporaire et gratuit entre
particuliers, ou encore des espaces de coworking, qui consistent à partager un espace de
travail.
Les mobilités en partage, qui sont l’objet de notre étude, appartiennent à la première
classe de ce système, les « product-service systems ». Jean-Pierre Orfeuil, dans son ouvrage
18 Zipcar – wheels when you want them, http://www.zipcar.com 19 Leboncoin, http://www.leboncoin.fr, Ebay, http://www.ebay.fr/ & Priceminister,
http://www.priceminister.com 20 Couchsurfing, https://www.couchsurfing.com
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 16
intitulé Mobilités urbaines : l’âge des possibles21, analyse ce nouveau dispositif et rend aussi
compte des critiques qui le concernent. Il explique ainsi :
Ce type d’orientation pourrait s’accompagner d’une insoutenabilité croissante, soit en termes économiques (les services rendus en alternative à la possession sont moins pratiques, ils ne trouvent pas la clientèle suffisante) soit en termes écologiques (ce qu’on a à faire pour accéder au bien peut être coûteux).
Il estime néanmoins que l’approche servicielle est indispensable pour résoudre les
nuisances engendrées par la voiture particulière. Les inconvénients liés à la possession
d’objets sont en effet nombreux, que ce soit leur création, qui mobilise de nombreuses
ressources épuisables, leur existence, qui entraine des stockages inutiles, aussi bien dans le
domaine privé (dans les caves par exemple), que dans le domaine public (comme
l’encombrement par les voitures de la voirie), ou leur fin de vie « qui fait déborder les
décharges ». A l’inverse, la location modifie notre rapport à l’objet en instaurant une relation
limitée dans le temps et en évitant l’entretien et le stockage. Elle se fonde sur l’échange et la
valeur d’usage, tandis que la propriété, qui est le modèle dominant de notre société, est fondée
sur l’achat et la valeur marchande. La location d’une voiture permet ainsi d’éviter un gros
investissement, de se débarrasser des soucis d’entretien et de changer plus fréquemment de
véhicule. Jean-Pierre Orfeuil nuance néanmoins la liberté qu’offre la location : si elle
s’accompagne d’une moindre dépendance à l’objet, elle peut toutefois entrainer une plus forte
dépendance à autrui. Ainsi, quand on loue une voiture, il faut la rendre à une certaine date,
dans un certain état. A l’inverse, la possession, aujourd’hui considérée comme la norme,
permet « l’usage impromptu » ainsi qu’une « gestion personnalisée ». Une des idées majeures
de son livre est que la réalisation d’une mobilité plus durable requiert à la fois de nouveaux
rapports aux voitures, davantage fondés sur l’accès que la propriété, et des évolutions
technologiques, telles que la mise au point de véhicules électriques ou hybrides.
La nécessité de changer nos comportements automobilistes en recourant davantage à des
approches servicielles fait globalement l’objet d’un large consensus de la part des experts.
Selon Georges Amar, ancien directeur de l’unité « Prospectives et Conception innovante » de
la RATP, nous sommes en train de passer du paradigme « un propriétaire – un conducteur –
un véhicule » à « l’automobilité », un système où « il n’y a plus vraiment de différence entre
transports individuel et collectif, mais des formes de transports publics individuels, comme le
21 Orfeuil, J. P. (2008). Mobilités urbaines: l'âge des possibles: rouler plus, polluer moins... et dépenser
moins. Les Carnets de l'info.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 17
Vélib ou le covoiturage ». La voiture devient de plus en plus « collective, partagée, louée,
servicielle »22, comme le montre l’histoire du covoiturage : avant considérée comme
économique et réservé aux classes sociales qui n’avaient pas les moyens d’acheter une
voiture, cette pratique devient plus socialement valorisée, notamment auprès des nouvelles
générations. Ceci est également valable pour le vélo. Ludovic Bu, consultant en mobilité
durable, annonce lui aussi le déclin de la voiture particulière :
Dans le monde occidental, le marché de l’automobile va décroître, c’est inéluctable. L’attachement à la voiture et le besoin d’en posséder une sont en train de s’estomper, y compris dans le monde rural où beaucoup de jeunes aimeraient bien s’en passer s’ils le pouvaient23.
Les raisons sont d’après lui économiques (coûts d’achat et d’entretien), environnementales
(congestion et pollution) et sociétales (évolution des mentalités). Si les experts qui se rangent
de son côté ou de celui de G. Amar sont nombreux, la réalité vient néanmoins contredire ces
affirmations, comme nous allons le voir à présent.
1.2. La voiture particulière : un modèle très prégnant dans
notre organisation sociale L’étude du groupe Chronos de 201424 sur les pratiques des mobilités des Français montre
que le poids de l’automobile reste prédominant malgré la progression de l’usage des mobilités
en partage et des transports collectifs. Ainsi, 96% des Français affirment utiliser la voiture
particulière lors de leurs déplacements (conducteurs et passagers confondus) et 83% déclarent
y avoir recours plus d’une fois par semaine. Au total, ce mode de transport représente encore
93% des kilomètres parcourus dans l’année. L’usage de l’automobile tend d’ailleurs à croître
dans les agglomérations de moins de 5 000 habitants.
Cette enquête nous apprend également que les Français restent très attachés à leur voiture :
Interrogés sur la formule qui aurait leur préférence (la possession d’une voiture, l’emprunt ou le partage d’un véhicule avec des proches, la location de longue durée ou le recours à l’automobile au
22 Amar, G. (2004). Mobilités urbaines: éloge de la diversité et devoir d'invention. Ed. de l'Aube. 23 Bu, L., Fontanès, M., & Razemon, O. (2010). Les transports, la planète et le citoyen: en finir avec la
galère, découvrir la mobilité durable. Rue de l'échiquier. 24 Groupe Chronos - L’observatoire des mobilités émergentes. (2014). Partages et mobilité intégrée... Les
nouveaux comportements et arbitrages des Français en matière de mobilité, http://www.lobsoco.com/wp-content/uploads/2014/12/OBS_FocusMobemergentes_dec14.pdf
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coup par coup), 81% des individus interrogés privilégient la propriété à l’usage.
Même chez les personnes qui utilisent la voiture moins d’une fois par semaine (22% de
l’échantillon total), la propriété reste importante :
Seuls 11% d’entre elles envisagent de revendre leur deuxième voiture et à peine 6% pensent se séparer de leur voiture principale et ne pas la remplacer.
Il est d’ailleurs très probable que la part effective d’individus prêts à renoncer à la
possession automobile soit encore moins élevée. Il n’est en effet pas rare de constater des
écarts entre les comportements déclarés et les comportements réels. Le fait que certaines
personnes envisagent la possibilité de se séparer de leur voiture ne signifie pas pour autant
qu’elles passeront à l’action.
Une étude de TNS Sofres de 201425 vient confirmer ces résultats en montrant que la
voiture connaît même un regain d’image comparé aux années précédentes :
36% des Français considèrent la voiture comme un objet qui fait toujours rêver, soit plus d’1/3 des Français (versus 34% en 2013 et 27% en 2012).
Par ailleurs, « l’achat d’un véhicule reste pour la majorité des Français (81%), la formule
perçue comme étant la plus avantageuse ».
Toutefois, cette étude affirme que le niveau de notoriété des mobilités en partage est élevé,
atteignant 90% pour le covoiturage et 60% pour l’autopartage.
Dans La dépendance automobile : symptômes, analyse, diagnostic et traitements26, Gabriel
Dupuy explique d’ailleurs que l’hypothèse selon laquelle certains individus pourraient
renoncer à l’usage de l’automobile est peu probable en raison de son omniprésence dans la
société. Son analyse s’appuie sur le concept de « monopole radical »27, développé par Illich
en 1973, qui avance l’idée qu’un moyen technique trop efficace crée un monopole, empêchant
alors l’accès aux moyens plus lents. G. Dupuy démontre l’existence d’un « système automobile » qui regroupe l’ensemble des services, privés ou publics, destinés à faciliter son
développement. De la chaîne de production à l’usage de l’automobile, tout est fait pour que ce
système fonctionne du mieux possible, que ce soient les infrastructures routières, financées et
entretenues par les collectivités, l’ensemble des codes qui régulent la circulation, ou encore
« les services d’entretien ou de restauration destinés aux automobilistes ». Grâce à
25 Baromètre AramisAuto.com, Les Français et l’automobile – vague 5 – Premier Rapport, 26 mai 2014,
TNS Sofres, 40 p. http://www.tns-sofres.com/sites/default/files/2014.06.05-automobile.pdf 26 Dupuy, G. (1999). La dépendance automobile: symptômes, analyses, diagnostic, traitements. Anthropos. 27 Illich, I., Giard, L., & Bardet, V. (1973). La convivialité. Editions du Seuil
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l’interaction entre ces éléments, le système produit de nombreux effets positifs (vitesse,
confort de conduite, flexibilité horaire) qui attirent toujours plus d’automobilistes. Il
fonctionne alors comme une sorte de « club » qui offre un « bonus » d’autant plus important
que ces adeptes sont nombreux. Dès lors, « le système automobile tend à se renforcer de façon
continue et irrésistible, conduisant à une place croissante et aujourd’hui incontournable de
l’automobile dans les déplacements des individus ». Ainsi, le célèbre «monopole radical » d’I.
Illich semble bien exister et fonctionne comme un frein dans l’abandon total des usages
automobiles.
G. Dupuy explique que cette mécanique est source de nuisances, à la fois internes
(congestion, stress) et externes (pollution, bruit, accidents), mais aussi de marginalisation.
Devenue le modèle dominant, l’automobile ne laisse en effet guère de choix à un grand
nombre de ménages, obligés de se rabattre sur ce mode de transport, ce qui engendre une
dépendance à son égard. Celle-ci affecte principalement « ceux qui ne peuvent pas entrer dans
le système automobile », c’est-à-dire les ménages les plus pauvres, qui n’ont pas les moyens
de posséder une voiture. Pour réduire la part modale de la voiture, et donc promouvoir les
autres modes de transport, G. Dupuy avance l’idée qu’il est nécessaire de réduire l’efficacité
de ce mode de transport. Il propose notamment comme mesure de diminuer la vitesse de
circulation, de limiter le stationnement en le rendant notamment payant, ou encore de limiter
l’espace dévolu à l’automobile en supprimant des files de circulation. Grâce à ces mesures
coercitives, l’intérêt d’utiliser la voiture ne pourra alors que diminuer au profit d’autres modes
de transport.
L’analyse de la revue de la littérature et des médias nous montre bien que l’avenir de la
voiture particulière est sujet à des avis très contrastés. Afin de voir ce qu’il en était, nous
avons cherché à recueillir les signaux faibles qui caractérisent l’émergence des mobilités en
partage. Existe-t-il aujourd’hui de réelles alternatives à l’usage de la voiture ? Quelle est
l’appétence des individus à l’égard du covoiturage et de l’autopartage ? Leurs pratiques de
mobilité sont-elles en train d’évoluer ?
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 20
Partie 2. Méthodologie de la recherche
Pour mener à bien notre recherche, nous avons réalisé une enquête qualitative. Les
entretiens (n=21) ont été menés auprès d’habitants de l’Aire Métropolitaine de Lille (AML).
Leur conception et leur déploiement ont eu lieu entre février et avril 2015, dans le cadre d’un
stage de trois mois au sein du pôle « Transport et Mobilité » du CEREMA Nord-Picardie.
L’objet de cette partie est d’expliquer notre démarche et nos choix méthodologiques afin que
le lecteur puisse comprendre les résultats présentés par la suite.
2.1. L’Aire Métropolitaine de Lille comme terrain d’étude
L’Aire Métropolitaine Lilloise (AML) est un territoire de coopération politique qui est en
train de se fédérer. Elle inclut à la fois :
- Des agglomérations françaises du Nord (59) – notamment Lille,
Valenciennes, Douai, Cambrai et Maubeuge – et du Pas-de-Calais (62) –
notamment Béthune, Lens et Arras ;
- Des agglomérations belges, de Flandres – notamment Ypres, Courtrai et
Roulers – et de Wallonie – notamment Tournai, Ath et Mouscron.
La question transfrontalière n’étant pas l’objet de notre recherche, seule la partie française
de l’AML a été investiguée.
Figure 4: Contour du périmètre de coopération de l’aire métropolitaine de Lille28
28 Source : Insee, http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=12847
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 21
L’AML présente l’intérêt de compter de nombreux services en partage, issus d’initiatives
publiques comme privées :
- Un service de vélo en libre-service à Lille depuis 2011 (V’lille) ;
- Un service d’autopartage à Lille depuis 2007 (Lilas autopartage). Les sites
d’autopartage entre particuliers tels que Drivy ou Ouicar connaissent aussi un certain
succès sur le périmètre d’étude ;
- Des sites de covoiturage comme osezcovoiturer.com29, mis en place en 2011 par la
ville de Lille et une dizaine de partenaires locaux. Les leaders du covoiturage au
niveau national (Blablacar et Idvroom30) sont quant à eux très connus des habitants.
Figure 5: Capture d’écran de la page d’accueil du site www.osezcovoiturer.com
Cet espace géographique nous a permis de travailler sur une échelle plus vaste que celle de
la Métropole européenne de Lille, et donc de ne pas nous limiter à une vision urbaine des
déplacements. Car si l’unique service d’autopartage du territoire, Lilas autopartage, se situe à
Lille, les autres services étudiés (le covoiturage et la location entre particuliers) voient leur
rayonnement et leur implantation dépasser les frontières du simple cadre urbain. Les
déplacements réalisés grâce aux mobilités en partage peuvent en effet concerner les espaces
périurbains et des déplacements de plus longue distance de ville en ville, comme c’est le cas
pour le covoiturage.
D’un point de vue géographique, un unique terrain d’étude comme celui-ci offre en outre
la possibilité d’observer des situations très contrastées car il comprend des espaces aux
densités et configurations très différentes. En effet, l’AML englobe aussi bien des espaces
fortement urbanisés que des espaces moyennement ou faiblement denses.
29 Osezcovoiturer.com, http://www.osezcovoiturer.com/index.php 30 IDVROOM – Le covoiturage au quotidien, https://www.idvroom.com
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 22
Figure 6: Densité de population de l’Aire Métropolitaine de Lille31
2.2. Méthodologie de l’enquête
2.2.1. La méthode qualitative
Vingt-et-un entretiens qualitatifs ont été menés dans le cadre de notre travail de recherche.
Ils ont pris la forme d’entretiens semi-directifs d’une quarantaine de minutes environ, en face-
à-face ou par téléphone. La semi-directivité a été choisie car elle présente l’intérêt de centrer
l’échange sur les thèmes qui nous intéressent tout en évitant d’orienter les discours des
interviewés. Si la principale critique de la méthode qualitative réside dans le fait qu’elle ne
permette pas de recueillir des données objectives, il convient de préciser que le but de cette
enquête n’était pas d’obtenir un échantillon représentatif de la population mais d’illustrer la
diversité des représentations concernant les pratiques de mobilité. Comme annoncé en
introduction, ces entretiens ont été conçus de manière à pouvoir :
31 Castex, E., Frère, S., Mathon, S., & Jouve, N. (2014). Interopérabilité et Services de Transports
Personnalisés : de l’anticipation spatiale et technique à l’évaluation socioéconomique, Université de Lille, Lille, 199 p.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 23
- Analyser les représentations que se font les individus de la voiture
particulière et des mobilités en partage ;
- Voir si la pratique des mobilités en partage révèle un lien distancié à la
propriété automobile ;
- Identifier les motivations et les freins à la pratique des mobilités en partage.
Pour cela, la grille d’entretiens a été structurée autour de quatre grands thèmes. Chaque
personne a ainsi été interrogée sur :
- La nature de ses déplacements, c’est-à-dire les modes de transport qu’elle
a tendance à privilégier selon ses différents motifs de déplacement (travail,
courses, loisirs, vacances). Il s’agit de voir si elle dispose de réelles
alternatives à la voiture particulière pour se déplacer, et de comprendre les
raisons qui motivent ses choix d’usage ;
- Ses représentations associées à la voiture, afin de comprendre quels sont
les avantages et les inconvénients qu’elle associe à ce mode de transport et
quelle place cet objet occupe dans sa vie ;
- Son rapport à la propriété en général, et à la propriété automobile en
particulier, afin de voir si elle accorde plus d’importance à la possession ou
à l’usage ;
- Sa perception et son expérience des mobilités en partage, afin de voir
quel est son niveau de connaissance en la matière et quelles sont ses
motivations ou ses résistances à les utiliser.
Une partie des questions formulées dans cette grille a souvent été spontanément abordée
par les interviewés au cours de l’entretien. Par ailleurs, cette grille a été adaptée différemment
en fonction des profils rencontrés, le cours de l’entretien n’étant évidemment pas le même
selon que la personne possède ou non une voiture et qu’elle soit ou non familière des
mobilités en partage.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 24
2.2.2. Les difficultés rencontrées
Les difficultés relatives à l’objet de recherche
Réaliser ces entretiens s’est avéré plus laborieux que nous le pensions. La première
difficulté à laquelle nous nous sommes heurtés tient à l’objet de recherche : la mobilité. Les
individus n’ont pas l’habitude de parler longtemps de leurs déplacements et s’interrogent
souvent peu sur ce qui les amène à privilégier tel mode plutôt qu’un autre. Habitués à faire les
mêmes trajets tous les jours, leurs déplacements relèvent davantage du réflexe et ne suscitent
pas toujours un grand intérêt de leur part. De plus, la voiture est un sujet plutôt sensible.
Comme Laurent Fouillé le fait justement remarquer dans sa thèse sur intitulée L’attachement
à l’automobile mis à l’épreuve :
Le problème de relation à l’automobile est qu’elle autorise tous les degrés d’usage et consécutivement de mépriser indifféremment celui qui va acheter son pain en voiture et celui qui n’a pas de permis ou de véhicule32.
De nombreuses personnes interrogées, qu’elles soient propriétaires ou non d’une voiture,
ont ainsi été sur la défensive au cours des entretiens. Il a donc fallu que nous mettions à l’aise
nos interlocuteurs pour leur montrer qu’en aucun cas nous n’étions là pour juger leur rapport à
l’automobile.
Nous avons également dû prendre de la distance vis-à-vis des déclarations recueillies. Car
il n’est pas rare de constater un décalage entre les comportements déclarés et les
comportements réels, surtout sur un sujet aussi sensible que celui de la voiture. Une personne
peut s’autocensurer plus ou moins délibérément, comme le fait remarquer Laurent Fouillé :
Lorsque l’on demande à quelqu’un pourquoi il utilise une voiture, sa réponse, après un moment de surprise (c’est cet étonnement qui est heuristique et n’apparaît jamais dans les questionnaires et les entretiens) évoquera des fonctions utilitaires (…). Jamais il n’évoquera l’acculturation et la socialisation, le regard d’autrui et l’estime de soi, les sollicitations publicitaires et l’imaginaire attaché à ce mode de transport. Au mieux, il reconnaîtra agir normalement, « comme tout le monde18.
32 Fouillé, L. (2011). L'attachement automobile mis à l'épreuve: étude des dispositifs de détachement et de
recomposition des mobilités. Thèse de Doctorat. Université Rennes 2; Université Européenne de Bretagne, 477 p.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 25
Pour lever ces mécanismes de défense, il a parfois fallu que nous abordions la question de
manière indirecte. Un des moyens utilisé a par exemple été de demander à la personne
interrogée de nous parler de certains membres de son entourage qu’elle savait très attachée à
leur voiture. Cette technique projective a permis de décentrer l’entretien et de faciliter la
justification (ou la dénonciation) des comportements automobilistes.
Un lien de causalité pas toujours évident à déterminer
Par ailleurs, il a été difficile d’établir si la pratique des mobilités en partage révélait ou non
un rapport distancié à la propriété automobile.
D’abord, parce que le lien de causalité n’est pas évident à déterminer : est-ce parce que la
personne a déjà un rapport distancié à la voiture qu’elle pratique les mobilités en partage ? Ou
est-ce l’expérience des mobilités en partage qui déclenche chez elle une prise de conscience,
entrainant alors un rapport distancié à la propriété automobile ?
Ensuite, parce que pour comprendre le rapport qu’une personne entretenait à la propriété
automobile, il a souvent fallu que nous l’interrogions sur son rapport à la propriété en général
(logement, livres, outils de bricolage, etc.). Or, la propriété est un sujet intime et très
impliquant. Les individus ont souvent de fortes résistances à l’aborder, surtout s’ils y ont un
attachement fort, parfois culpabilisé. Par ailleurs, de même que pour la mobilité, ils n’ont pas
toujours l’habitude de réfléchir à ce qui les amène à favoriser la possession sur l’usage et de le
verbaliser. Ce thème a ainsi été l’un des plus difficile à traiter dans notre recherche.
2.3. Présentation de l’échantillon La cible des personnes à interroger a été très large : des individus résidant dans l’AML,
hommes ou femmes, amenés à se déplacer dans la région plusieurs fois par semaine.
L’échantillon a été recruté grâce à une annonce diffusée aux partenaires du CEREMA Nord-
Picardie, qui l’ont ensuite eux-mêmes relayée à leurs réseaux. Les interviewés ont ainsi pu
être informés de notre enquête via le Point Information Médiation Multi Services (PIMMS)
d’Artois Gohelle, l’Association Droit au Vélo (ADAV) du Nord, l’Université de Lille 1 ou
encore le Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais. Nous avons reçu une quarantaine de
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 26
réponses. Les personnes ont avant tout été retenues en fonction de leur lieu de résidence, de
manière à avoir à la fois des témoignages de personnes habitant dans des zones urbaines
denses et des zones à densité plus faible. Le tableau ci-dessous présente l’échantillon retenu.
Les prénoms ont été volontairement modifiés pour préserver l’anonymat des personnes
interrogées :
Pseudonyme (Age)
Lieu de résidence
Profession Situation familiale
Motorisé(e) Mobilités en partage
Diane (22)
Lille Etudiante En couple Non Covoiturage33
Marc (38)
Tourcoing Actif Pacsé 1 enfant
Oui34 Covoiturage
Aurélie (42)
Lille Active Mariée 2 enfants
Oui Autopartage35
Maxime (27)
Trélon Actif Célibataire Oui Non
Jérôme (54)
Marquette-lez-Lille
Actif Divorcé 2 enfants
Oui Non
Charles (41)
Hazebrouck Chômeur Marié 2 enfants
Oui Covoiturage
Maud (52)
Marcq-en-Barouel
Active Mariée 2 enfants
Oui Covoiturage
Nicolas (34)
Lille Actif En couple Non Non
Marion (23)
Arras Etudiante Célibataire Oui Non
Arthur (26)
Lille Actif En couple Non Covoiturage Autopartage
Romain (22)
Lille Etudiant Célibataire Non Covoiturage
Astrid (32)
Boeschepe Active Mariée 2 enfants
Oui Non
Michel (65)
Tourcoing Retraité Marié 3 enfants
Oui
Non
Alice (37)
Wahagnies Active Mariée 2 enfants
Oui Non
Sophie (31)
Lille Active Mariée 1 enfant
Oui Covoiturage
33 Il s’agit ici du covoiturage organisé par un acteur public ou privé et non du covoiturage informel. 34 Une personne est considérée comme motorisée s’il y a présence d’au moins une voiture dans son foyer, et
ce, même si elle n’en est pas la principale utilisatrice. 35 Pas de distinction établie entre covoiturage en libre-service et location entre particuliers.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 27
Lise (24)
Loos Etudiante En couple Non Covoiturage
Laurence (41)
Loos Active En couple 1 enfant
Non Covoiturage
Claire (25)
Roubaix Active En couple Oui Covoiturage
Elisabeth (67)
Béthune Retraitée
Mariée 3 enfants
Oui Non
Pierre (34)
Loos-en-Gohelle
Actif En couple Oui Non
Lucie (19)
Villeneuve-d’Ascq
Etudiante Célibataire Non Covoiturage
La moyenne d’âge de notre échantillon est de 36 ans. Environ deux tiers des personnes
interrogées sont des femmes, qui se sont davantage portées volontaires.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 28
Partie 3. L’univers contrasté des
pratiques de mobilité
Notre hypothèse de recherche est qu’avec l’usage des mobilités en partage, la possession
d’une voiture particulière tend à devenir secondaire. Il nous semble en effet que plus la
pratique du covoiturage ou de l’autopartage s’installe, plus elle détache de la possession
automobile. A l’inverse, la force de l’attachement à la possession de l’automobile est un frein
puissant à l’adoption de ces nouveaux usages.
Pour mettre à l’essai cette hypothèse, nous avons construit une typologie à partir de deux
axes :
-‐ Le degré d’attachement à la propriété automobile ;
-‐ Le degré de pratique des mobilités en partage.
L’analyse des entretiens a montré que l’affirmation d’un lien entre ces deux axes était plus
complexe qu’il n’y paraissait, comme l’atteste la pluralité des idéaux-types qui ont émergé.
Cinq profils sont en effet apparus, chacun correspondant à des logiques communes quant à
l’appréhension des pratiques de mobilité : les automobilistes convaincus, les automobilistes
contraints, les automobilistes alternatifs, les néo-collaboratifs et les anti-automobiles.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 29
Figure 7: Identification des cinq idéaux-types
Il est important de préciser que ces cinq idéaux-types sont loin d’être figés : les personnes
interrogées peuvent évoluer entre ces différents profils en fonction de leurs parcours de vie et
des situations qu’elles rencontrent. Par ailleurs, ces différents profils n’ont pas la prétention
de représenter toute la diversité et complexité des situations. D’abord parce que la méthode
qualitative utilisée ne permet pas de tirer des conclusions générales. Ensuite parce qu’il serait
difficile de représenter tous les profils existants tant les paramètres diffèrent en fonction des
contextes (localisation, densité plus ou moins élevée du réseau de transport, situations
familiale et professionnelle) et des habitudes des personnes.
Les profils ont d’ailleurs été volontairement typés afin de mettre en évidence quels genres
de représentations une personne pouvait avoir sur tel ou tel mode de transport (voiture
particulière, transports en commun, usages partagés). Ces représentations, plus ou moins
positives selon le mode en question, varient beaucoup en fonction des expériences de la
personne interrogée ainsi que de celles de son entourage. Si elles jouent un rôle majeur pour
comprendre ses choix d’usage, des critères plus objectifs sont également à prendre en compte.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 30
Il est évident que des paramètres tels que les offres d’aménagement publics pèsent aussi
fortement dans ses arbitrages en matière de déplacement.
3.1. Les automobilistes convaincus
Pseudonyme (Age)
Lieu de résidence
Profession Situation familiale
Motorisé(e) Mobilités en partage
Maxime (27)
Trélon Actif Célibataire Oui Non
Jérôme (54)
Marquette-lez-Lille Actif Divorcé 2 enfants
Oui Non
Marion (23)
Arras Etudiante Célibataire Oui Non
Michel (65)
Tourcoing Retraité Marié 3 enfants
Oui
Non
Elisabeth (67)
Béthune Retraitée
Mariée 3 enfants
Oui Non
3.1.1. La voiture, un vecteur d’autonomie et de liberté
Les automobilistes convaincus utilisent leur voiture pour presque tous leurs déplacements :
aller au travail, faire leurs courses, aller au club de sport, partir en week-end ou en vacances.
Ils estiment que ce mode de transport est nettement plus efficace que les transports en
commun qui leur font perdre du temps :
En voiture, je sais que je mets 15-20 minutes en tout, porte-à-porte, pour me rendre à mon travail. Par contre, en transport en commun, j’en ai pour plus d’une demi-heure. Il faut compter 5 minutes de marche jusqu’à la station de bus, 25 minutes de trajet, puis à nouveau 5 minutes pour arriver à mon bureau (...). En plus, si je prends le bus, je dois arriver en avance à la station pour ne pas le rater, ce qui me rallonge encore plus. (Jérôme)
Ces automobilistes n’ont pas envie de s’adapter à une organisation collective qui les
dépasse et qu’ils jugent peu fiable et flexible. Ils reprochent en effet aux transports en
commun d’avoir des cadences et des fréquences horaires peu adaptées à leurs besoins de
déplacement précis. A l’inverse, quand ils conduisent, ils ont l’impression de maîtriser leur
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 31
trajet du début à la fin :
Si y a des bouchons ou quoi, je sais que je suis bloqué dans le bus. Alors que dans ma voiture, je peux toujours changer d’itinéraire, ou même accélérer pour ne pas arriver trop à la bourre (…). Et puis, j’ai pas confiance dans les bus ou les trains. Ils sont souvent en retard ou en grève (…). Avec ma voiture, au moins, je sais à quelle heure je pars et à quelle heure j’arrive. J’ai beaucoup plus de souplesse. (Jérôme)
Ces personnes trouvent les trajets en voiture moins compliqués que ceux en transport en
commun, qui exigent une ponctualité non négociable et un certain degré de planification.
Changer de moyen de transport nécessite en effet de s’informer sur le réseau, sur les
itinéraires à prendre. Cette nouvelle logistique qu’il faut se recréer peut être dissuasive :
Pour prendre les transports en commun, faut s’acheter une carte, la recharger, prévoir son itinéraire, arriver en avance, s’organiser quoi. Ca demande du temps et j’aime pas. C’est beaucoup plus simple de prendre sa voiture qui nous attend36 sagement en bas de chez soi. (Elisabeth)
Posséder une voiture leur procure un sentiment de liberté et d’indépendance. Elle
augmente leurs possibilités de déplacement :
Y a plein d’endroits où je vais et où je n’irais pas sans ma voiture. Le dimanche matin, par exemple, on va faire le marché avec ma femme qui est à 3km de la maison (…). Ca nous arrive aussi de partir en week-end sur la côte. Sans voiture, on ferait pas tout ça, on resterait plus chez nous je pense. (Michel)
La voiture est un mode de transport tellement évident pour eux qu’ils la remettent rarement
en question. Ils envisagent difficilement d’autres façons de se déplacer sauf quand elle perd
vraiment de son efficacité, notamment sur les trajets de très longues distances ou en centre
urbain dense, où il est souvent difficile de circuler ou de stationner en voiture.
Lorsque je pars en vacances, je prends la voiture dans 90% des cas. C’est pratique car on peut se déplacer comme on veut et ça fait faire des économies. (…) Si je dois partir loin, à l’étranger par exemple, alors, oui, je vais prendre l’avion ou le train, ça n’a aucun sens de prendre sa voiture. (Elisabeth)
Quand je vais à Lille, je prends ma caisse. Mais, une fois sur place, je vais marcher ou prendre le métro car c’est pas facile de trouver une place pour se garer et ça circule souvent mal. (Marion)
36 L’emploi du verbe « attendre » est ici intéressante : la voiture est personnifiée, elle est perçue comme une
partie de la locutrice.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 32
Les automobilistes convaincus remarquent d’ailleurs depuis quelques années une
dégradation progressive des conditions de circulation et de stationnement. Ils sont souvent
obligés d’adapter leurs horaires de travail :
Faut que je parte un peu avant 7h le matin. Sinon y a des bouchons et ça me rallonge d’au moins dix bonnes minutes. Mais c’est surtout pour avoir une place de parking à mon bureau car après 7h30 elles sont toutes prises et faut aller se garer ailleurs et c’est de plus en plus dur de trouver une place gratuite. (Michel)
Conduire reste néanmoins pour eux un « plaisir » :
Pour moi, conduire c’est pas du tout une corvée, au contraire. Ca me permet de me vider la tête, de penser à autre chose. (…) Quand je peux aussi, sur les routes de campagne, j’aime bien pousser un peu ma voiture, prendre de la vitesse. Ca sert à ça aussi une voiture. (Maxime)
3.1.2. La voiture, un espace personnel
De manière générale, les automobilistes convaincus sont très attachés aux biens qui les
entourent et pratiquent rarement la location, sauf quand ils partent en vacances, pour louer un
logement par exemple. Même s’ils ne vont utiliser un objet qu’une ou deux fois (comme un
outil de bricolage par exemple), ils privilégient l’achat à la location. Ils estiment que faire la
démarche de louer demande en général « plus d’organisation et d’efforts » que la possession
qui permet de disposer « pleinement de son bien » et de « ne rien devoir à personne »
(Elisabeth).
Ils sont particulièrement attachés à leur voiture, qu’ils considèrent comme un
prolongement de leur habitat et qu’ils peuvent s’approprier comme ils l’entendent :
Ma voiture, c’est mon espace de décompression entre mon travail et chez moi, c’est un peu comme ma deuxième maison. C’est l’endroit où je peux faire ce que je veux, écouter la musique que j’aime, sans qu’on m’embête (…) Je m’y sens bien. (Maxime)
A l’inverse, ils reprochent aux transports en commun leur manque de familiarité, leur
promiscuité et leur inconfort :
Au moins dans ma voiture je suis certaine d’être assise, ce qui est loin d’être le cas dans le bus ou le métro où il y a parfois du monde
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 33
(…) Et dans les transports en commun, on ne sait jamais sur qui on va tomber. On voit de plus en plus de SDF ou de jeunes qui font la manche, ça met mal à l’aise. (Marion)
Ils attendent de leur voiture qu’elle soit performante, confortable et qu’elle réponde à
certains critères esthétiques. Ils ont généralement envie qu’elle soit « agréable à regarder »
sans être nécessairement d’une marque « tape-à-l’œil » (Michel). Ils y font d’ailleurs très
attention :
C’est vrai que j’aime bien ma bagnole, et j’ai pas envie qu’on me l’abîme ou quoi (…). J’aime pas par exemple quand y a des grattes sur la carrosserie. Ca m’était arrivé une fois quand je l’avais garée dans le Vieux-Lille37. Les gens font pas attention, ça m’énerve. (Jérôme)
Malgré l’attachement qu’ils portent à leur voiture et l’utilisation quotidienne qu’ils en ont,
ils ne s’estiment pas pour autant dépendants de cet objet. Selon eux, s’ils y sont attachés, c’est
avant tout pour les nombreux avantages qu’elle leur procure, à savoir un gain de temps, une
grande flexibilité ainsi qu’un coût kilométrique inférieur :
Je ne suis pas un « accro à la bagnole » comme on dit. Je connais des gens qui bichonnent leur voiture sans cesse, qui font du tuning ou quoi. Moi j’en suis loin. Mais comme tout le monde, je trouve ça quand même clairement plus pratique d’en avoir une (…). Ca permet d’aller où on veut quand on veut (…). Et quand on l’utilise beaucoup, on la rentabilise, du coup ça revient pas si cher que ça. (Maxime)
3.1.3. Des mobilités en partage encore peu rassurantes
Les automobilistes convaincus ont généralement déjà entendu parler du covoiturage, que
ce soit par leurs amis, pour Marion et Maxime, ou par leurs enfants pour Michel, Jérôme et
Elisabeth. Quant à l’autopartage, à part Jérôme qui voit vaguement en quoi cela consiste car il
a déjà vu une station Lilas autopartage près de son travail, les autres ne connaissent pas ce
service. Une fois que nous leur expliquons en quoi consistent exactement ces trois usages
partagés, leurs avis sur la question sont plutôt tranchés.
37 Quartier situé au Nord de Lille.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 34
Sur le covoiturage
Ils sont réfractaires à cette pratique car ne font pas forcément confiance au conducteur :
J’ai pas envie de dépendre d’une personne que je connais pas pour aller quelque part. J’aurais peur que le mec qui doive venir me chercher me plante, ça doit certainement arriver (…) Et puis si ça se trouve on peut tomber sur un tordu. (Marion)
Ils perçoivent aussi le côté social de cette pratique comme une contrainte :
J’ai pas très envie de faire la conversation avec des gens que je ne connais pas et que je ne reverrai jamais. Quand je suis dans ma voiture c’est pour être tranquille. (Elisabeth)
Sur l’autopartage
Ils n’en voient pas l’utilité dans la mesure où ils possèdent déjà tous une voiture. Ils
redoutent également l’état des véhicules mis à disposition :
Moi je préfère conduire ma voiture. Comme j’en ai une, je vois pas l’intérêt d’en partager une avec d’autres personnes. Et puis j’imagine qu’elles doivent pas être nettoyées très souvent, du coup ça me gênerait de monter dedans je pense. (Michel)
Sur la location entre particuliers
Ils peuvent être favorables à cette pratique, à condition d’être du côté du demandeur :
A la limite pourquoi pas. Mais juste pour louer celle de quelqu’un d’autre si la mienne tombe en panne. Ma voiture je veux pas la passer, j’aurais trop peur qu’on me l’abîme ou quoi. (…). Et de toute façon je l’utilise tout le temps, pour la mettre en location faudrait qu’elle soit disponible, or c’est pas le cas. (Jérôme)
Ainsi, de même que pour les transports en commun, les automobilistes convaincus
reprochent aux usages partagés leur manque de flexibilité, de fiabilité, de confort et de
familiarité. Toutefois, ils ne sont pas nécessairement hostiles à leur mise en place, au
contraire. Michel y est notamment favorable pour ses enfants, à condition que ces pratiques
soient bien encadrées, notamment pour le covoiturage :
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 35
Après, moi j’ai passé l’âge pour faire du covoiturage. Mais je vois bien que ça plaît à mes enfants qui sont pas très pressés d’avoir une voiture. Du moment que ça risque rien, qu’il y ait des règles et tout pour éviter aux gens qui conduisent mal ou aux personnes bizarres de s’inscrire sur ces sites, je pense que ça peut être bien pour eux. (Michel)
Maxime, quant à lui, voit d’un bon œil ces services, à condition qu’ils soient pratiqués par
les autres et non par lui. Ils permettraient, selon lui, de résoudre une partie des problèmes de
congestion et de pollution entraînés par la voiture :
Si moins de gens prenaient leur voiture, en faisant du covoiturage ou de l’autopartage par exemple, on roulerait mieux et y aurait moins de pollution. (Maxime)
Principales conclusions
• A bien des égards, la voiture est toujours considérée comme le mode de transport le plus
performant en matière de rapidité et de flexibilité, ce qui peut provoquer son usage quasi
exclusif ;
• Le poids des habitudes peut nuire à la pratique d’autres modes de transport, que ce soient
les transports collectifs ou les mobilités en partage ;
• Les automobilistes convaincus ne remettent pas en cause la possession d’une voiture
particulière, dont la valeur émotionnelle (liberté et plaisir) reste forte ;
• Le fait que la voiture puisse être considérée comme la continuité de l’espace personnel ne
facilite pas sa mise en partage ;
• La peur de l’inconnu peut constituer un frein majeur à la pratique des mobilités en partage
(peur que la voiture en autopartage soit mal entretenue, que le conducteur du covoiturage
conduise mal ou qu’il ne soit pas présent sur le lieu de rendez-vous) ;
• Le fait de se déclarer favorables aux mobilités en partage pour leurs proches ou pour les
autres usagers peut constituer un moyen pour les automobilistes convaincus de se
déculpabiliser de ne pas utiliser ces services.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 36
3.2. Les automobilistes contraints
Pseudonyme (Age)
Lieu de résidence
Profession Situation familiale
Motorisé(e) Mobilités en partage
Astrid (32)
Boeschepe Active Mariée 2 enfants
Oui Non
Alice (37)
Wahagnies Active Mariée 2 enfants
Oui Non
Pierre (34)
Loos-en-Gohelle Actif En couple Oui Non
3.2.1. La voiture, un choix par défaut
De même que les automobilistes convaincus, les automobilistes contraints utilisent leur
voiture pour presque tous leurs déplacements. Mais contrairement aux premiers, ils subissent
cette dépendance. Ils habitent tous dans des régions rurales ou périphériques, où les transports
en commun sont rares et éloignés de chez eux. Leurs activités quotidiennes sont impossibles
ou difficilement accessibles sans voiture :
Rien que pour accompagner mon fils à la station de bus la plus proche, il faut prendre la voiture car elle est à 3 km de la maison (…). Pareil pour les courses, le supermarché le plus proche est à 10 km. Impossible d’y aller autrement. (Astrid)
Ils sont également obligés d’adapter leurs horaires le matin pour aller travailler, et
constatent que les conditions de circulation ne font qu’empirer :
Avant je devais partir à 7h30 du matin pour arriver à Lille vers 8h15, maintenant je suis obligée de partir à 7h sinon je peux rester coincée plus d’une demi-heure dans les bouchons. (Astrid)
J’ai remarqué que c’était de plus en plus difficile d’estimer combien de temps on allait mettre pour faire un trajet. (Pierre)
Aucun des automobilistes contraints ne recourt d’ailleurs au télétravail38 :
38 Le télétravail désigne une organisation du travail qui permet au salarié d’exécuter son travail en dehors de
l’entreprise grâce aux technologies de l’information et de la communication.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 37
Travailler depuis chez moi ? J’y ai jamais vraiment pensé. Ca m’est arrivé de le faire une fois ou deux quand il neigeait beaucoup par exemple, mais c’est tout. Je pense pas que mon employeur serait d’accord. (Astrid)
Conduire est loin d’être un plaisir pour eux. Obligés de faire entre une heure et une heure
et demie de route dans la journée pour se rendre à leur travail, ils associent le temps passé en
voiture à du temps « perdu ». Cette activité nécessite toute leur attention, ce qui les fatigue. Ils
estiment d’ailleurs qu’ils ne sont pas à l’abri d’un accident :
Pour le moment je touche du bois, il m’est jamais rien arrivé. Mais je sais qu’à force de conduire autant, une erreur d’inattention est vite arrivée. (…) Je vois de plus en plus d’accidents d’ailleurs au bord de la route. (Pierre)
Comme ils sont contraints de beaucoup rouler dans la journée, ils cherchent à optimiser
leurs temps de parcours dès qu’ils le peuvent :
Quand je prends la voiture, je cherche à rentabiliser mes trajets au maximum. Je vais aller faire les courses en rentrant du travail par exemple, ou en profiter pour aller récupérer un colis (…). Ca me permet d’éviter de reprendre la voiture une fois arrivée chez moi. (Alice)
Les automobilistes contraints sont résignés à utiliser autant leur voiture car, là où ils
habitent, ce mode de transport est de loin le plus efficace étant donné que la desserte des
transports en commun est mal assurée. Leur voiture leur procure un réel atout de mobilité et
ils se rendent compte que ne pas en avoir constitue un réel désavantage :
Franchement, je sais pas comment font les gens qui n’ont pas de voiture pour se déplacer (…). Ils sont obligés de demander aux gens qu’ils connaissent de les emmener quelque part ou quoi, mais ça doit être pesant à la longue. (Pierre)
L’absence de voiture renforce notamment les mécanismes d’exclusion sociale et
économique pour les personnes fragilisées, comme les personnes âgées ou les jeunes en
recherche d’emploi :
Là où j’habite, je me rends compte que ceux qui sont surtout pénalisés ce sont les personnes âgées qui sont plus en état de conduire. Elles sont obligées de rester cloîtrées chez elles (…). Y a aussi les jeunes qui sont au chômage et qui n’ont pas de voiture (…). C’est un cercle vicieux pour eux car sans permis ils peuvent pas trouver de travail, mais sans travail ils ont pas les moyens de s’acheter une bagnole. (Pierre)
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 38
3.2.2. Un attachement ambivalent à la propriété
automobile
Les automobilistes contraints ont globalement une image négative de la voiture : les
qualificatifs « monotone », « fatiguant », « dépendance» et « cher » sont revenus à plusieurs
reprises. Ils sont conscients que ce mode de transport constitue un réel poste de dépenses
même s’ils ne savent pas pour combien exactement ils en ont à la fin du mois. Quant à la
dépendance, ils avouent qu’ils sont entièrement tributaires de leur voiture, ou plutôt qu’ils
vivent dans des territoires dépendants de la norme automobile. Alice s’en est notamment
rendue compte le jour où sa voiture est tombée en panne :
Une fois ma voiture m’a lâchée et je me suis rendue compte que j’étais complètement perdue sans elle. Heureusement un de mes voisins a pu me prêter une petite Clio le temps que la mienne soit réparée. (Alice)
Malgré tous ces inconvénients qu’ils associent à la voiture, ne pas en posséder est pour eux
inenvisageable car cela les contraindrait à déménager dans une grande ville. A l’inverse, en
avoir une leur permet de « vivre au vert », même si cela implique de devoir rouler avec tous
les jours :
Pour moi, les seules personnes qui peuvent se permettre de pas avoir de voiture ce sont les Parisiens ou quoi (…). Pour moi, ce serait la punition d’aller vivre là-bas. (Pierre)
Je préfère perdre une heure de temps tous les jours et dépenser de l’argent mais être tranquille à la campagne, plutôt que de passer toutes mes soirées en ville. (Alice)
Même si je dois faire plus d’une heure et demie de voiture dans la journée pour aller travailler, j’ai aucune envie de déménager (…). A la limite, si je vois que ça devient de plus en plus compliqué faire le trajet jusqu’à Lille, j’essaierais de voir si je peux pas trouver un travail plus près de chez moi. (Astrid)
A force de devoir utiliser leur voiture tous les jours, ils ont d’ailleurs fini par s’y attacher :
Avec ma voiture, c’est un peu « je t’aime moi non plus ». C’est vrai que j’en ai marre de devoir la prendre tous les jours, mais là où j’habite, c’est un peu ma fidèle alliée, toujours là à m’emmener où j’ai besoin. (Pierre)
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 39
Je passe tellement de temps dans ma voiture, que c’est un peu devenu comme mon deuxième chez moi. (Astrid)
3.2.3. Des mobilités en partage souvent méconnues
S’ils ont déjà entendu parlé du covoiturage, les automobilistes contraints ne connaissent
pas la location entre particuliers ou l’autopartage en libre-service, n’ayant pas de station près
de chez eux. Ils ne voient pas trop l’intérêt de ces services car, là où ils habitent, ils n’ont pas
besoin de passer par des plateformes en ligne pour emprunter une voiture. Comme tout le
monde se connaît, un système de « débrouille » s’est spontanément mis en place :
Si jamais ma voiture est en panne ou quoi, je sais que je peux compter sur un de mes voisins pour m’en prêter une (…). C’est comme ça que ça marche chez nous. On n’a pas attendu que ces services se créent pour les mettre en place nous-mêmes. (Alice)
Astrid a déjà pratiqué le covoiturage informel il y a quelques années, lorsque l’un de ses
collègues habitait non loin de chez elle. Elle est globalement très satisfaite de cette pratique,
bien qu’elle lui reproche son manque de flexibilité dans les horaires :
Ca nous a permis de diviser les coûts par deux, ce qui était très appréciable. Et pendant que l’un conduisait, l’autre pouvait se reposer (…). J’aimais bien aussi pouvoir discuter, le temps passait plus vite (…). Le seul truc qui me dérangeait, c’était certains jours où j’avais par exemple fini plus tôt et où je devais attendre mon collègue pour pouvoir rentrer.
Elle apprécie également le covoiturage pour son côté environnemental :
Tous les jours, je remarque qu’il n’y a qu’un seul conducteur par voiture sur la route. Pour ça, je pense que le covoiturage c’est bien car ça permet de remplir un peu plus tous ces sièges vides.
Depuis que son collègue a déménagé, elle a arrête d’en faire. Elle a tenté de se renseigner
sur Internet pour voir si d’autres personnes faisaient le même trajet qu’elle, mais a vite
abandonné devant le nombre trop élevé de sites de covoiturage proposés :
Quand j’ai recherché un site de covoiturage, il y en avait tellement que je savais pas lequel choisir, lequel était le meilleur (…). Ce serait quand même plus simple s’ils regroupaient toutes les offres sur un seul site.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 40
Le fait qu’elle soit obligée de prendre la voiture pour se rendre à l’aire de covoiturage39 la
plus proche de chez elle ne l’encourage pas non plus à en faire :
Même si je voulais faire du covoiturage pour aller travailler à Lille, je serais obligée de prendre ma voiture car l’aire de covoiturage la plus proche de chez moi est à 20 km. Du coup, je préfère prendre ma voiture d’un seul trait pour aller au travail puisqu’une fois arrivée à l’aire de covoiturage, j’ai déjà fait plus de la moitié du chemin.
Principales conclusions
• L’usage quasi exclusif de la voiture dans les régions rurales et périurbaines pointe avant
tout les limites des transports collectifs à satisfaire les besoins de déplacement ;
• Les territoires sont davantage dépendants de la norme automobile que les individus. La
voiture peut être perçue comme une obligation quotidienne ou un choix par défaut ;
• Les automobilistes contraints ont un attachement ambivalent à la propriété automobile : ils
sont attachés à leur voiture malgré tous les inconvénients qu’ils associent à ce mode de
déplacement ;
• Les mobilités en partage organisées par les acteurs privés ou publics sont peu connues, ce
qui n’empêche pas un système de « débrouille » de se mettre spontanément en place entre
les habitants ;
• L’autopartage est en particulier méconnu car cette pratique est corrélée à l’offre, ce qui la
restreint pour le moment aux grandes agglomérations ;
• La nécessité d’organisation du covoiturage peut être ressentie comme un frein, que ce soit
en raison de la multitude des sites existants ou de la planification de trajet demandée
(concordance d’horaires, engagement à respecter).
39 Lieux sécurisés et identifiés où les covoitureurs peuvent attendre leur conducteur ou pratiquer l’auto-stop.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 41
3.3. Les automobilistes alternatifs
Pseudonyme (Age)
Lieu de résidence
Profession Situation familiale
Motorisé(e) Mobilités en partage
Marc (38)
Tourcoing Actif Pacsé 1 enfant
Oui40 Covoiturage
Aurélie (42)
Lille Active Mariée 2 enfants
Oui Autopartage
Charles (41)
Hazebrouck Chômeur Marié 2 enfants
Oui Covoiturage
Maud (52)
Marcq-en-Barouel Active Mariée 2 enfants
Oui Covoiturage
Sophie (31)
Lille Active Mariée 1 enfant
Oui Covoiturage
Claire (25)
Roubaix Active En couple Oui Covoiturage
3.3.1. La voiture, un mode de transport indispensable
En général, les automobilistes alternatifs n’aiment pas particulièrement conduire mais ils
trouvent la voiture très pratique, surtout ceux qui ont des enfants en bas âge. S’ils apprécient
ce mode de transport, c’est parce qu’il est polyvalent et qu’il leur permet à la fois de se
déplacer, de transporter des objets lourds ou encore de faire la « maman-taxi » comme le
souligne Aurélie :
Je me sers surtout de la voiture quand je dois faire des grosses courses, partir en week-end ou alors faire la « maman-taxi », ce qui consiste à emmener ma fille chez ses copines de classe ou à son cours de danse. (Aurélie)
Ils ont une bonne connaissance de l’offre de transport en commun et de la voiture. Ils
pratiquent également les modes doux (marche, vélo) pour se déplacer en ville, notamment
quand il fait beau ou que les distances sont courtes. En tant qu’usagers multimodaux, ils
choisissent leur mode de transport au cas par cas, selon leur rapidité et leur efficacité. Ces
deux critères dépendent à la fois de la distance qu’ils ont à parcourir et de l’efficacité du
réseau d’infrastructures :
40 Une personne est considérée comme motorisée s’il y a présence d’au moins une voiture dans son foyer, et
ce, même si elle n’en est pas la principale utilisatrice.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 42
Dans le centre-ville, j’utilise très rarement la voiture sauf si j’ai beaucoup de choses à transporter. Mais ça roule mal et on perd du temps. Je préfère prendre les transports en commun ou le vélo, c’est en général plus rapide et plus agréable (…). Pour aller voir mes parents qui habitent sur la côte par contre, je vais prendre la voiture. C’est plus rapide que de prendre le train qui dessert mal cette partie. (Sophie)
En général, les automobilistes alternatifs estiment qu’une voiture est indispensable pour
combler les lacunes des transports en commun, que ce soit pour se rendre dans des régions
mal desservies ou pour rester en ville, où les possibilités de déplacement peuvent être réduites
certains jours, comme le dimanche, ou à certaines heures, notamment la nuit :
Et il faut pas oublier que les transports en commun, ça roule pas 24h/24. Une voiture ça me permet de rentrer chez moi si j’ai un dîner chez des amis qui se finit tard ou si je veux aller quelque part un dimanche sans avoir à attendre le bus pendant trois plombes. (Marc)
Bien qu’ils apprécient la voiture, ils sont conscients que ce mode de transport comporte des
inconvénients. Ils lui reprochent en particulier son coût élevé :
Même si c’est très pratique, il faut bien avouer qu’une voiture ça coûte cher, très cher même. Je pense que les gens ont même tendance à sous-estimer tout ce que ça coûte. Car c’est pas tout d’en acheter une. Après faut payer l’assurance, les réparations, le parking, l’essence… (Charles)
Ils trouvent également que c’est un mode « bruyant » et « polluant » (Claire). D’ailleurs,
quand cela ne leur demande pas trop d’effort ou de contraintes (du point de vue du temps ou
de prix), certains d’entre eux déclarent adapter leurs habitudes de déplacement de manière à
limiter les impacts environnementaux liés à la voiture :
Quand je suis chez mes parents à la campagne, je vais aller faire les courses en vélo. Je ne suis pas pressée (…). Ca détend et en plus ca me permet d’éviter de prendre la voiture, et donc de moins polluer. (Sophie)
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 43
3.3.2. La voiture, une norme de consommation
Pour les automobilistes alternatifs, l’achat d’une voiture fait toujours partie de la norme de
consommation. Ils estiment qu’elle fait partie intégrante de la cellule familiale et qu’il est
difficile de s’en passer, notamment pour le sentiment de liberté et d’autonomie qu’elle
procure :
C’est vrai qu’en ville c’est souvent plus simple de se déplacer à pied ou en bus (…). Mais je vois pas ma vie sans voiture, surtout si on est marié et qu’on a des enfants. Car dès lors qu’on est plusieurs, c’est beaucoup plus facile de se déplacer en voiture que de prendre le train ou quoi. (Claire)
Même si avec mon mari on se sert assez peu de notre voiture à Lille, j’aime bien savoir qu’elle est à portée de main. J’ai envie de pouvoir la prendre si j’ai une urgence par exemple (…). Je sais pas, si un jour on m’appelle pour me dire que mes parents ont eu un accident, je veux pouvoir aller les voir le plus vite possible sans avoir à demander à quelqu’un de m’emmener. Je veux être autonome. (Sophie)
Si jamais sa famille s’agrandit, Sophie envisage d’ailleurs d’aller s’installer à la campagne.
Ce choix induira forcément pour elle l’achat d’une voiture supplémentaire afin qu’elle puisse
se déplacer en toute liberté :
Pour le moment, j’arrive à ne pas avoir de voiture à moi comme y a tout ce qu’il faut pour se déplacer à Lille. Et je peux emprunter celle de mon mari quand j’en ai besoin. Mais je me dis que je vais bientôt en acheter une car on pense de plus en plus à aller vivre à la campagne quand on aura un deuxième enfant. La qualité de vie y est quand même nettement meilleure qu’en ville (…). Si je veux pouvoir aller où je veux quand je veux, faudra alors que j’ai une voiture, pas le choix. (Sophie)
Bien qu’ils ne voient pas leur vie sans voiture, les automobilistes alternatifs ne portent
toutefois pas un attachement particulier à cet objet, qui reste un « utilitaire » :
Pour moi, la voiture n’est pas un objet personnel, contrairement à la maison. Je suis attachée à mon intimité, alors que pour moi la voiture c’est pas intime, c’est fonctionnel. (Charles)
Je pense qu’il faut garder la voiture, même en ville, car on aura toujours des déplacements qu’on peut pas faire sans. (…). Mais
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 44
après je m’en fous un peu de la voiture que j’ai, j’y connais rien d’ailleurs aux marques de voitures, ça m’intéresse pas. (Sophie)
Si ma voiture rendait l’âme demain, je pense que ça me ferait ni chaud ni froid. J’en rachèterais une autre car pour moi c’est avant tout un utilitaire. (Marc)
3.3.3. Les mobilités en partage : des avantages
économiques avant tout
Les automobilistes alternatifs ont plutôt une bonne connaissance des mobilités partagées.
La grande majorité d’entre eux ont déjà pratiqué le covoiturage via Blablacar, en tant que
passager ou conducteur. Ils y voient avant tout l’opportunité de diminuer les coûts de leurs
trajets, et considèrent les dimensions sociales et environnementales comme des plus.
Ca m’arrive souvent d’aller à Rouen pour voir ma sœur, et comme c’est pas pratique du tout d’y aller en train car faut passer par Paris, je prends la voiture (…). C’est ce qui m’a poussé à m’inscrire sur Blablacar car ça coûte cher de faire l’aller-retour sinon (…). A côté de ça, c’est sympa, on papote, on s’échange des tuyaux. Et on se dit qu’on pollue un peu moins que si on avait fait la route tout seul. (Marc)
Charles estime d’ailleurs que la pratique du covoiturage l’a fait à réfléchir sur son rapport à
la voiture :
Même si j’arrive pas à me passer complètement de la voiture, je me rends compte que je suis en train de me déshabituer de conduire en faisant du covoiturage. Comme quoi, tout est une question d’habitude. (Charles)
Le fait d’avoir des enfants est toutefois souvent considéré comme un frein à cette pratique :
Ca nous est même pas venu à l’esprit de refaire du covoiturage depuis que ma fille est née. Faut dire que ça n’amuserait pas trop les covoitureurs de s’arrêter toutes les 5 minutes pour des pauses pipi ou vomi (…). Et puis je pense que je serais pas rassurée de la laisser sur la banquette arrière avec des inconnus. (Sophie)
Je pense que le covoiturage, c’est surtout fait pour les gens sans enfant ou qui ont des enfants grands (…). J’entends beaucoup de jeunes autour de moi qui disent qu’ils auront jamais de voiture. Je
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 45
pense qu’ils changeront vite d’avis une fois qu’ils seront parents. (Maud)
Concernant l’autopartage en libre-service, Aurélie est la seule à s’être abonnée à Lilas
autopartage. Les autres n’en ont pas encore vu la nécessité, soit parce qu’ils possèdent déjà
une voiture, soit parce qu’ils peuvent emprunter celle de leur conjoint. Aurélie s’y est
justement abonnée car son mari utilise très souvent la sienne et que cela lui permet d’éviter
d’en acheter une supplémentaire :
Je me suis abonnée à Lilas autopartage car ça me permet d’avoir une voiture à disposition quand je peux pas prendre celle de mon mari. Il en a beaucoup besoin pour son travail et comme il est à son compte, on peut jamais vraiment prévoir quand il va l’utiliser (…). Je trouvais que ça valait pas le coup d’en acheter une autre comme on habite sur Lille. (Aurélie)
Quant au service de location entre particuliers, de même que pour les automobilistes
convaincus, les automobilistes alternatifs y sont favorables, à condition d’être du côté du
demandeur. De manière générale, plus les propriétaires ont des voitures en bon état et plus ils
sont réfractaires à les mettre en location. Maud est la seule automobiliste susceptible d’être
intéressée par ce service, justement parce qu’elle ne craint pas que sa voiture soit abîmée :
Ah oui, ca peut être une bonne idée de mettre sa voiture en location, je connaissais pas. Faudra que je me renseigne car y a plusieurs jours dans la semaine où on s’en sert pas. Autant que ça soit utile à quelqu’un d’autre (…). Après je sais pas si les gens sont forcément très prudents avec ce qui leur appartient pas, mais notre voiture en a tellement vu qu’on n’est plus à quelques éraflures près ! (Maud)
Principales conclusions
• La possession d’une voiture n’est pas contradictoire avec l’usage des mobilités en partage,
bien au contraire : l’ensemble des automobilistes alternatifs interrogés sont motorisés tout
en étant des adeptes du covoiturage ou de l’autopartage ;
• Les parcours de vie (naissance d’un enfant, déménagement, etc.) jouent un rôle primordial
dans le choix de posséder une voiture ;
• Les individus sont avant tout des « comparateurs temps » : ils choisissent en général le
mode de transport le plus rapide ;
• La voiture a une image ambivalente, plutôt positive pour l’individu (autonomie, liberté) et
négative pour la collectivité (pollution, bruit) ;
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 46
• Les automobilistes alternatifs estiment que la possession automobile est toujours
nécessaire : avoir une voiture fait partie de la norme de consommation ;
• Une personne peut toutefois être attachée à la propriété automobile sans pour autant être
attachée à l’objet voiture en tant que tel ;
• Les automobilistes alternatifs pratiquent les mobilités en partage avant tout pour des
raisons économiques ; ils considèrent les critères environnementaux et sociaux comme des
plus ;
• Le fait d’avoir un enfant en bas âge peut constituer un frein à leur pratique ;
• Si les automobilistes alternatifs possèdent déjà une voiture dans leur foyer, l’autopartage
peut se substituer à l’achat d’une voiture supplémentaire ;
• Le fait de posséder un véhicule en bon état peut dissuader son conducteur de le mettre en
partage sur des sites de location entre particuliers.
3.4. Les néo-collaboratifs
Pseudonyme (Age)
Lieu de résidence
Profession Situation familiale
Motorisé(e) Mobilités en partage
Diane (22)
Lille Etudiante En couple Non Covoiturage
Arthur (26)
Lille Actif En couple Non Covoiturage Autopartage
Romain (22)
Lille Etudiant Célibataire Non Covoiturage
Lise (24)
Loos Etudiante En couple Non Covoiturage
Lucie (19)
Villeneuve-d’Ascq Etudiante Célibataire Non Covoiturage
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 47
3.4.1. Des usagers multimodaux pour qui la possession
d’une voiture est optionnelle
En ville, les néo-collaboratifs utilisent les modes doux (marche ou vélo) ou les transports
en commun pour se déplacer. Ils vont surtout choisir leur moyen de transport en fonction de
leur motif de déplacement (travail, courses, loisirs) et des conditions météorologiques. A
l’aise avec tous les modes de transport, ce sont des usagers multimodaux41 qui alternent
souvent différents modes dans la même journée :
Quand il fait beau, alors je vais prendre un vélo en libre service pour aller à la fac, j’en ai pour 15 minutes environ. Je peux aussi marcher, mais je le fais plutôt pour rentrer chez moi car je peux prendre mon temps. J’en ai pour une bonne demi-heure. Sinon je prends le bus ou le métro, j’en ai pour 20 minutes environ. (Diane)
S’ils aiment les belles voitures et reconnaissent que les plus récentes sont de véritables
« prouesses technologiques » (Romain), ils ne sont pas particulièrement attachés à cet objet
qu’ils considèrent avant tout comme un « utilitaire » (Arthur). Romain et Diane n’ont
d’ailleurs pas le permis : ils ne ressentent pas encore l’urgence de le passer, estimant que le
réseau de transport à Lille est largement suffisant pour leurs besoins de déplacement. Quant à
Arthur, il l’a passé assez tard mais reconnaît que l’avoir reste une nécessité, notamment pour
rechercher un travail :
J’ai attendu mes 23 ans pour passer mon permis car avant j’avais pas le temps, j’étais en prépa. C’est mes parents qui m’ont poussé à le faire et maintenant je leur en suis reconnaissant (…). J’ai des amis à moi qui se sont vus refuser un job car ils n’avaient pas le permis, rien que pour ça je pense qu’il faut l’avoir, sinon ça peut être discriminant. (Arthur)
Ceux qui possèdent le permis empruntent d’ailleurs de temps en temps la voiture d’un de
leurs proches pour des déplacements ponctuels, mais s’en servent globalement assez peu :
L’année dernière, j’ai du utiliser la voiture de mes parents deux ou trois fois grand max (…). Je m’en sers par exemple pour aller chez Ikea ou partir en vacances si le train coûte trop cher, ou si on a besoin d’une voiture sur place. (Lise)
41 La multimodalité est l’usage alterné de différents modes de déplacement en fonction de la destination ou
du motif du trajet.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 48
Les termes que les néo-collaboratifs emploient pour qualifier la voiture semblent
contradictoires: « liberté » et « autonomie » d’un côté, « encombrant », « cher » et
« pollution » de l’autre. Si la conduite constitue généralement pour eux un « plaisir »
(Romain) quand ils partent en vacances et qu’il n’y a pas trop de monde sur les routes, ils
associent aussi beaucoup cette pratique à une « corvée » et à « du temps perdu » (Lise) en
ville, où les nombreux feux de signalisation et embouteillages rendent la voiture souvent
inefficace. Pour le moment, acheter une voiture n’est pas à l’ordre du jour. D’abord parce
qu’ils disposent d’un réseau de transport dense et qu’il ont tous les services dont ils ont besoin
à proximité. Ensuite parce que, comme beaucoup de jeunes de leur âge, ils sont très mobiles
et n’ont pas envie de s’encombrer d’une voiture, comme c’est le cas d’Arthur qui peut être
amené à partir à l’étranger dans le cadre de son travail :
Pour le moment, avoir une voiture, ça serait plus une contrainte qu’autre chose, ne serait-ce que pour trouver une place de parking où la garer près de chez moi (…). Et avec mon travail je peux être amené à travailler à l’étranger, du coup je préfère attendre d’être définitivement installé quelque part pour décider si j’en achète une ou pas. (Arthur)
Le critère économique compte aussi beaucoup dans leur choix de ne pas en posséder :
Acheter une voiture, ça coûte cher et faut payer l’essence, l’assurance, tout ça. J’ai pas les moyens de m’en acheter une voiture, ou en tout cas je préfère utiliser l’argent que j’ai actuellement pour d’autres choses plus utiles ou pour partir en vacances. (Romain)
Le critère environnemental influence également leur décision, même s’il n’est pas
primordial. Les néo-collaboratifs sont en général sensibles aux questions de pollution et de
réchauffement climatique, dont ils entendent beaucoup parler dans les médias. Ils ont
conscience que posséder une voiture n’est pas forcément un acte très « durable » :
C’est vrai qu’une voiture ça pollue. Je pense que tant qu’on peut s’en passer c’est préférable. (Lucie)
Toutefois, ils sont loin d’être des militants anti voiture. Ils admettent que cet objet rend
bien des services et ils ne sont pas opposés à l’idée d’en posséder une un jour, si l’occasion se
présente :
Pour le moment je vis très bien sans voiture mais on ne sait jamais. J’en aurais peut-être besoin un jour pour mon travail ou si j’habite en dehors d’une grande ville par exemple. (Diane)
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 49
Si Diane évoque la possibilité d’habiter un jour ailleurs que dans une grande ville, les néo-
collaboratifs ont en général du mal à se projeter dans un mode de vie autre qu’urbain.
Habitués à avoir des temps de déplacement relativement faibles pour effectuer leurs activités
quotidiennes, ils sont peu enclins à voir ces temps s’allonger. Arthur n’a d’ailleurs pas hésité
à choisir son domicile en fonction son lieu de travail :
Moi ca me dit rien d’avoir une maison avec un jardin si c’est pour me taper tous les jours plus d’une heure de transport pour aller travailler. De toute façon, je sais que j’en profiterais pas de ma maison car je serais trop fatigué le soir en rentrant du boulot (…). Quand on m’a proposé un poste à Lille, le premier truc que j’ai regardé, c’est si y avait des appart de dispo à côté de là où j’allais travailler (…). Après j’ai fait attention de choisir un quartier qui soit pas trop mal, bien sûr, mais pour moi c’est vraiment un confort d’être près de son travail.
3.4.2. Des adeptes des mobilités en partage
Les néo-collaboratifs ont une bonne connaissance des mobilités en partage. Pour eux, elles
font tout simplement partie de leur offre de mobilité. Ils maîtrisent tous très bien les
plateformes collaboratives et communiquent régulièrement avec les différentes communautés
auxquelles ils sont reliés, que ce soit via leur ordinateur portable ou leur smartphone. Il n’ont
d’ailleurs aucune difficulté à réserver un covoiturage sur Blablacar et ont souvent eu recours
à ce service plusieurs fois. Bien qu’ils n’aient pas toujours eu de bonnes expériences, ils en
sont globalement satisfaits :
Il m’est arrivé une fois que le conducteur d’un covoit nous laisse en plan à la dernière minute, sans nous prévenir. Comme on était 3 personnes à s’être fait poser un lapin, on a sympathisé et on s’est débrouillés comme on a pu (…). Au final, j’en garde même un bon souvenir car on s’est bien marrés. (Romain)
Je me suis déjà retrouvée à cinq dans une voiture qui n’était clairement pas prévue pour autant de personnes. Y avait plus de place dans le coffre et on a du porter les bagages sur nos genoux pendant tout le trajet (…). Mais ce genre de situations sont assez rares. En général on tombe sur des gens sympas avec qui on peut discuter facilement car on est un peu tous sur la même longueur d’onde. (Lucie)
Concernant l’autopartage, il n’y a qu’Arthur qui ait déjà pratiqué la location entre
particuliers. Aucun d’entre eux n’est abonné à un service de voitures en libre-service. Ils
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 50
voient toutefois bien en quoi consiste le principe, qui ne les satisfait pas encore
complètement :
Le problème de Lilas autopartage, c’est qu’on est obligé de remettre la voiture à l’endroit où on l’a prise, du coup je m’en sers pas (…). Je sais qu’à Paris on peut la reposer à n’importe quelle station. Je pense que c’est beaucoup plus pratique, ils devraient faire pareil ici. (Romain)
La volonté de Romain d’avoir un autopartage en trace directe n’est pas une surprise. En
tant qu’usagers multimodaux, les néo-collaboratifs veulent pouvoir utiliser la voiture en libre-
service en complémentarité avec d’autres modes de transport. Ils trouvent toutefois le concept
prometteur, étant donné qu’il permet de diminuer les coûts associés à la possession d’une
voiture et d’éviter les contraintes de stationnement, ces dernières ne cessant d’augmenter dans
les centres urbains. Arthur, par exemple, pense ainsi que si l’autopartage est amené à durer et
à s’améliorer, cela pourra lui éviter d’acheter un jour une voiture :
Moi ça m’est complètement égal de posséder une voiture ou pas. Si l’autopartage ça se développe, je pense que ça m’irait très bien d’utiliser une voiture en libre service, comme je le fais déjà avec le V’lille. (Arthur)
Les néo-collaboratifs recourent principalement aux mobilités en partage dans un souci
économique. Elles constituent en effet des alternatives plus abordables que le train pour le
covoiturage, et que les agences de locations traditionnelles pour l’autopartage :
Le covoiturage, c’est clair que si on a du temps devant soi, pour partir en vacances par exemple, c’est ce qu’il y a de mieux. Le train c’est devenu trop cher. (Lucie)
Quand vous passez par une agence de location classique, vous en avez minimum pour 40 euros la journée pour louer une voiture. Sur Drivy par contre, on peut trouver des voitures pas toutes neuves mais qui marchent très bien et qui sont à 15 euros. Ca vaut carrément le coup ! (Arthur)
De manière générale, les néo-collaboratifs vont avoir tendance à favoriser l’usage sur la
possession lorsque cela leur permet de faire des économies financières mais aussi de
maximiser l’utilité d’un objet :
Après tout dépend de l’utilité qu’on a des objets. Moi par exemple j’aime bien acheter mes livres car je sais que je vais les relire ou les prêter à mes amis (…). Mais par exemple, y a un mois, j’ai eu besoin d’une tente juste pour une soirée et j’en ai emprunté une à un pote.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 51
Ca m’a permis de pas en acheter une et surtout je trouve ça bête d’acheter un truc qu’on va utiliser qu’une fois. (Romain)
Les dimensions sociales et environnementales sont, quant à elles, perçues de manière assez
ambivalente dans leur choix de recourir aux mobilités en partage. Le côté convivial du
covoiturage peut en effet être vécu comme une contrainte à certains moments :
Si c’est sympa de rencontrer des gens, parfois ça peut devenir un peu lassant. Ce sont souvent les mêmes conversations qui reviennent et ça reste très superficiel (…) Parfois aussi on est fatigué et on a juste envie de se reposer mais on peut pas car, si on se met à écouter notre musique dans notre coin, c’est malpoli. (Diane)
Quant au côté environnemental, il est perçu de manière assez contradictoire dans le cas du
covoiturage :
C’est pas vraiment pour être « développement durable » que je fais du covoiturage. Car, en soi, je pourrais très bien payer plus cher et prendre le train qui pollue moins que la voiture, donc bon ... Mais d’un côté je me dis que c’est quand même bien qu’on remplisse une voiture à plusieurs, donc je sais pas trop quoi en penser. (Lucie)
Toutefois, l’ensemble des néo-collaboratifs estime que les usages partagés de la voiture
auront des retombées positives sur l’environnement :
Je pense que plus les gens prendront le réflexe de faire du covoiturage ou de l’autopartage et plus ce sera bien pour l’environnement car on polluera moins. (Lucie)
Que ce soit de louer une voiture en autopartage et ou de faire du covoiturage, ça réduit le trafic et la pollution. Je pense que ces services sont l’avenir ! (Arthur)
Principales conclusions
• Pour les néo-collaboratifs, qui font partie des nouvelles générations, la voiture semble être
devenue un simple objet fonctionnel dont la possession est secondaire ;
• A l’aise avec les nouvelles technologies, ils maîtrisent sans difficulté les plateformes
collaboratives et sont très réceptifs aux mobilités en partage ;
• Le critère économique est ce qui les motive en premier à pratiquer ces nouveaux services ;
• Le critère social, s’il est généralement apprécié, n’est pas moteur dans la pratique du
covoiturage et peut même être vécu comme une contrainte ;
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 52
• Le critère environnemental est assez ambivalent. S’il n’est pas non plus déclencheur dans
la pratique des mobilités en partage, les néo-collaboratifs considèrent néanmoins que ces
nouveaux services sont très porteurs (réduction du trafic et de la pollution) ;
• Les néo-collaboratifs sont demandeurs d’un autopartage en trace directe : le fait de devoir
remettre le véhicule à la station de départ après utilisation peut constituer un frein à la
pratique de l’autopartage.
3.5. Les anti-automobiles
Pseudonyme (Age)
Lieu de résidence
Profession Situation familiale
Motorisé(e) Mobilités en partage
Nicolas (34)
Lille Actif En couple Non Non
Laurence (41)
Loos Active En couple 1 enfant
Non Covoiturage
3.5.1. La voiture, un mode de transport qui cumule les
inconvénients
Pour leurs déplacements quotidiens, les anti-automobiles n’utilisent que les modes doux ou
les transports en commun. Pour partir en vacances ou en week-end, ils vont avoir tendance à
prendre le train et empruntent rarement une voiture. De même que les automobilistes
contraints, ils n’apprécient pas l’attention que nécessite la conduite et ont l’impression de
perdre leur temps en voiture. Ils considèrent qu’ils rentabilisent davantage leurs trajets dans
les transport en commun, durant lesquels ils peuvent faire une activité en parallèle :
C’est très fatigant de conduire ! En plus on peut rien faire à côté, à part écouter la radio. Alors que dans le train ou dans le bus je peux lire, téléphoner… (Nicolas)
Ils associent également la voiture à un mode de transport à risques, comme c’est le cas de
Laurence qui se sent plus en sécurité lorsque c’est un « professionnel » qui conduit :
Je préfère éviter de conduire car je suis pas trop à l’aise au volant. Et je sais qu’il y a des risques quand on prend la voiture, du coup je préfère laisser un professionnel de la route s’en charger. (Laurence)
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 53
Les anti-automobiles supportent mal la voiture pour les problèmes de congestion et de
pollution qu’elle entraine. De manière générale, ils estiment que l’automobile a pris trop
d’importance sur les autres modes et qu’elle cause plus de nuisances qu’elle n’apporte de
bienfaits. Ils regrettent d’ailleurs les conflits d’usage entre les différents modes (vélo, marche,
voiture), souvent dus à la différence de vitesse de circulation entre chacun :
J’ai remarqué que les automobilistes étaient de plus en plus agressifs avec les vélos. Ils en ont marre qu’on les ralentisse et qu’on prenne de la place sur la route (…). Ca m’arrive souvent d’ailleurs de voir des cyclistes et des automobilistes s’engueuler à des feux rouges. (Nicolas)
Ils n’associent pas du tout la voiture aux notions de liberté ou d’indépendance. Au
contraire, ils trouvent même que cet objet ne fait qu’augmenter les contraintes collectives :
Je trouve qu’on a laissé trop de place aux voitures pour se garer dans la ville. C’est nous qui devons nous adapter à elles alors que ça devrait être l’inverse (…). Je me rappelle que, quand mon fils était petit, j’avais souvent du mal à me déplacer en bas de chez moi avec la poussette, comme c’est toujours rempli de voitures à cet endroit. J’étais parfois obligée de marcher sur la route car y avait plus assez de place sur les trottoirs. (Laurence)
3.5.2. Une possession automobile critiquée mais qui ne peut
pas toujours être évitée
De manière générale, les anti-automobiles désapprouvent la possession d’une voiture
particulière pour des raisons idéologiques :
Je veux pas de voiture car je trouve ça encombrant et polluant. L’aspect économique vient en dernier, même si c’est sûr que ça joue aussi. (Nicolas)
Très sensibles aux questions environnementales, se passer de voiture est pour eux une
« question de bon sens » (Nicolas). L’adoption de ces pratiques anti-automobiles va d’ailleurs
de pair avec un mode de vie spécifique, comme le montre Laurence qui veille à limiter son
empreinte carbone42 au quotidien :
Je pense que chacun doit faire des efforts pour l’environnement. Par exemple, en plus de faire le maximum de mes déplacements en
42 On appelle « empreinte carbone » la mesure de dioxyde de carbone (CO2) émis par combustion d’énergies
fossiles par les entreprises ou les êtres vivants. C’est une mesure de la pression qu’exerce l’homme sur la nature.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 54
vélo, j’essaie de réduire ma consommation de viande rouge, de trier mes déchets… Bref je fais attention. (Laurence)
Tous deux trouvent également des bénéfices physiques au fait de ne pas en avoir :
Quand on a une voiture, on est tenté de l’utiliser pour tout. On devient vite paresseux. (Laurence).
Je me rends bien compte que je suis en meilleure forme que mes amis qui ont une voiture. Quand eux la prennent pour aller faire leurs courses par exemple, moi je vais marcher ou prendre mon vélo. (Nicolas)
Si les anti-automobiles ne possèdent aujourd’hui pas de voiture, cela n’a pas toujours été le
cas. Laurence en a ainsi eu une pendant plusieurs années, juste après la naissance de son fils.
Elle avoue qu’il aurait été difficile pour elle de ne pas en avoir à cette période de sa vie où elle
était alors jeune maman :
Avec tout ce qu’on a à transporter avec un bébé, c’est clair qu’une voiture ça aide. J’avais essayé deux ou trois fois de prendre la poussette dans le métro mais ça avait été un cauchemar. Je me suis rendue compte d’ailleurs de ce que pouvaient ressentir les personnes en fauteuil roulant (…) Quand on part en vacances, le train n’est pas non plus vraiment adapté pour les enfants petits. (Laurence)
Elle a toutefois décidé de la revendre il y a deux ans, car même si cette voiture lui a rendu
de nombreux services, elle estime que son coût excède dorénavant largement sa valeur et juge
inutile la possession d’un tel bien quand on en a une utilisation limitée :
Le fait de posséder quelque chose qu’on va quasiment jamais utiliser ça me pose problème. Posséder une voiture juste pour pouvoir dire « elle est à moi», ça m’intéresse pas. (…). C’est pour ça que dès que mon fils est entré en 6ème, j’ai décidé de revendre la mienne (…). Et avec un peu de volonté, je pense qu’il est tout à fait possible de se déplacer sans voiture. Enfin quand on habite en ville. Je me rends bien compte que c’est différent pour ceux n’y sont pas (Laurence)
Par ailleurs, le fait de ne pas posséder de voiture n’entraîne pas forcément l’abandon de
l’usage automobile. Ce dernier peut continuer au travers de systèmes de prêt ou de location :
Ca m’arrive d’emprunter la voiture de ma sœur quand je peux pas faire autrement. Si y a pas de train qui va là où je vais par exemple, ou que les horaires m’arrangent pas du tout. (Nicolas)
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 55
Avec mon mari, on a loué une voiture l’été dernier en Corse. C’était le seul moyen de se déplacer sur place (…). Ca nous a permis de partir en vadrouille dans toute l’île et d’aller dans des coins inaccessibles autrement. (Laurence)
Enfin, ce choix de ne pas avoir de voiture peut parfois être mal compris par la société.
C’est en tout cas ce que constate Nicolas qui ressent une certaine pression de la part de son
entourage à en acheter une :
Mon père qui collectionne les voitures, ne conçoit pas que j’aime pas ça. Il m’en a d’ailleurs offert une pour mes 30 ans et s’est toujours pas remis que j’aie décidé de la revendre (…). Quant à mes amis, ils m’appellent tous « le bobo de service » et se moquent de moi. Même si je sais que c’est pas méchant, je sens bien qu’au fond ils ont du mal à me comprendre. (Nicolas)
3.5.3. Les usages partagés : des bénéfices
environnementaux avant tout
Lorsqu’elle possédait encore sa voiture il y a deux ans, Laurence a pratiqué à deux reprises
le covoiturage, en tant que conductrice. Ses motivations étaient avant tout environnementales
et sociales :
Il m’est arrivé de devoir faire deux fois le trajet Lille – Lyon en voiture. J’avais beaucoup de choses à transporter et le train n’était pas pratique. Je me suis alors inscrite sur Blablacar. J’avais mauvaise conscience de faire un trajet aussi long toute seule (…). Et je trouvais aussi que c’était plus sympa de faire la route à plusieurs. On peut discuter, faire des rencontres. Le temps passe plus vite. (Laurence)
Mais en règle général, les anti-automobiles ne sont pas de grands adeptes des usages
partagés étant donné qu’ils supportent mal les inconvénients associés à la voiture. Ils ne
ressentent pas non plus le besoin de les utiliser, car les transports collectifs répondent en
général très bien à leurs besoins de déplacements :
Je pense pas refaire de covoiturage ou alors m’abonner à Lilas autopartage dans l’immédiat. Je préfère continuer à me déplacer comme je le fais déjà, c’est-à-dire en prenant le vélo, le bus ou le train. C’est moins fatigant et dangereux que la voiture. (Laurence)
La voiture, j’évite de la prendre au maximum, c’est pour ça que je fais pas de covoiturage ou quoi. Je prends le train (…). Et quand ça
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 56
m’arrive de me déplacer en voiture, y a toujours des amis à moi qui sont dedans. Du coup j’ai pas encore eu besoin de passer par Blablacar. (Nicolas)
Ils sont néanmoins très favorables au développement des mobilités en partage pour leurs
bénéfices sur l’environnement. Car contrairement à la voiture particulière qui est trop souvent
utilisée de manière individuelle, les mobilités en partage ont un usage raisonné de ce mode de
transport. En ce sens, elles sont plus écologiques :
Je pense qu’on avance dans la bonne direction avec ces initiatives. Une voiture par personne, c’est quand même un non-sens écologique. En la partageant, on cause moins de nuisances car on pollue moins et on libère de la place. (Laurence)
Principales conclusions
• Pour les anti-automobiles, la voiture n’est pas du tout synonyme de liberté ou
d’autonomie. Au contraire, elle est perçue comme trop contraignante, polluante, coûteuse
et envahissante ;
• Sa possession doit être évitée, dans la mesure du possible. Ce choix s’inscrit dans un
engagement citoyen et écologique ;
• Toutefois, même pour les anti-automobiles, il peut être difficile de se passer de voiture à
certains moments de leur vie (par exemple, lors d’une naissance). Par ailleurs, la non-
possession n’entraîne pas forcément l’abandon de tout usage de l’automobile ;
• Les anti-automobiles pratiquent peu les mobilités en partage étant donné qu’ils supportent
mal les inconvénients associés à la voiture. Lorsqu’ils les pratiquent, c’est avant tout pour
des raisons environnementales.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 57
3.6. De nombreux déterminants à l’œuvre dans les choix
modaux
Pour rappel, notre hypothèse de départ était qu’avec l’usage des mobilités en partage, la
possession d’une voiture particulière tendait à devenir secondaire. Les néo-collaboratifs
semblent l’avoir confirmée : ce sont de grands adeptes des mobilités en partage qui
privilégient de plus en plus l’usage sur la propriété. Les automobilistes convaincus sont eux
aussi venus la valider, en montrant qu’un attachement très fort à la propriété automobile
impliquait a contrario un désintéressement pour ces nouveaux usages. Toutefois, l’existence
d’un lien entre la pratique des mobilités en partage et le rapport à la propriété automobile ne
semble pas si évident que cela. Ainsi, le fait que les automobilistes alternatifs soient très
demandeurs du covoiturage ou de l’autopartage ne les empêche pas de toujours considérer la
possession d’une voiture comme nécessaire. Les anti-automobiles, quant à eux, sont contre la
possession d’un tel bien, mais cela a plus à voir avec le fait qu’ils disposent d’une offre de
transports collectifs qui leur convient qu’avec l’essor des mobilités en partage.
Si ces entretiens qualitatifs ont permis de ne valider que partiellement notre hypothèse de
départ, ils se sont néanmoins révélés très utiles pour identifier les déterminants à l’œuvre dans
les choix modaux des individus. Or, comprendre les facteurs qui peuvent favoriser l’usage de
l’automobile, ou inversement, le report modal, s’avère essentiel pour identifier dans un
second temps les conditions d’émergence des mobilités en partage.
Les facteurs temps et coût
Les choix modaux peuvent tout d’abord s’expliquer par des facteurs rationnels, comme
ceux du temps de déplacement ou de coût.
La recherche du gain de temps est présente dans tous les discours des interviewés et
compte énormément dans leur choix modal. Ce gain de temps peut d’abord être entendu au
sens de « rapidité » du trajet. Les individus utilisent rarement un seul mode de transport :
s’ils affichent souvent des préférences pour un mode en particulier, il leur arrive souvent d’en
choisir un autre, surtout s’il leur permet de se déplacer plus rapidement. Un automobiliste
convaincu délaissera ainsi sa voiture si cette dernière le ralentit trop, notamment lors de ses
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 58
déplacements en centre-ville. Un anti-automobile, à l’inverse, prendra la voiture si le réseau
de transports en commun est insuffisamment efficace. Le gain de temps peut aussi être
entendu au sens de « l’utilité » du temps passé pendant le trajet. Ce paramètre s’est retrouvé à
plusieurs reprises dans les discours des anti-automobiles et des automobilistes contraints, qui
perçoivent le temps passé en voiture comme du temps « perdu ». La voiture est alors
concurrencée par les transports collectifs qui, à l’inverse, permettent de faire d’autres
activités, comme la lecture par exemple.
Le facteur coût compte aussi pour beaucoup dans les choix modaux des individus, bien
que le coût perçu de l’usage de la voiture soit bien souvent inférieur à son coût réel. Les coûts
d’achat et d’entretien d’une voiture peuvent ainsi être dissuasifs : c’est le cas pour Aurélie,
automobiliste alternative résidant à Lille, qui a décidé de s’abonner à Lilas autopartage afin
d’éviter d’acheter une voiture supplémentaire. De plus, les automobilistes alternatifs et les
néo-collaboratifs recourent avant tout aux mobilités en partage dans un souci économique : ils
préfèrent prendre un covoiturage plutôt que le train afin de payer moins cher, et ce, quitte à
aller moins vite.
Un effet territorial qui doit être atténué
A la lecture des cinq idéaux-types, on ne peut qu’être frappé par le déterminisme
géographique qui entre en compte dans l’appartenance d’une personne à telle ou telle
catégorie. Les néo-collaboratifs et les anti-automobiles, par exemple, habitent tous à Lille ou
juste à côté, tandis que les automobilistes contraints habitent tous dans des zones
périphériques ou rurales. Un nombre plus conséquent d’entretiens qualitatifs aurait
probablement permis d’affiner ces conclusions. Car s’il est certain que les pratiques de
mobilité sont différenciées selon les territoires, il ne faut pas en conclure que les
représentations qu’une personne associe à la voiture ou aux mobilités en partage sont
nécessairement conditionnées par la configuration géographique de l’agglomération où elle
habite.
Concernant les automobilistes contraints, l’absence d’offre alternative ne suffit d’ailleurs
pas à expliquer l’adoption de comportements automobilistes : le choix de se déplacer en
voiture relève également d’un réflexe. Astrid s’en est ainsi rendue compte d’elle-même au
cours de l’entretien. Elle nous a raconté que lors de son emménagement à Boeschepe, elle a
spontanément choisi d’habiter à proximité de l’autoroute plutôt que de la gare. Cette décision
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 59
montre que, de manière inconsciente, elle n’a pas recherché d’offre alternative à la voiture
particulière, ce mode s’imposant à elle comme une évidence.
Les routines modales
L’exemple précédent témoigne du fait que les individus sont généralement inconscients du
fait qu’ils réalisent des choix modaux. Ils intègrent ces derniers comme des réflexes,
notamment pour les trajets domicile-travail en raison de leur haute fréquence de répétition.
Ces déplacements deviennent des routines, fortement ancrées dans le quotidien des individus,
qui ne les questionnent plus. Ils sont alors de plus en plus difficiles à modifier : la capacité à
réaliser un choix différent de celui qui est automatisé est fortement réduite. Se déplacer en
voiture est notamment devenu une évidence pour les automobilistes convaincus qui utilisent
presque toujours ce moyen de transport, sauf quand il perd vraiment de son efficacité, c’est-à-
dire lors des trajets de très longue distance ou dans les centres urbains denses. Ces routines,
qui sont structurantes de leurs comportements automobilistes, trouvent souvent leur origine
dès l’enfance. La majorité des automobilistes convaincus ont en effet été habituées à se
déplacer systématiquement en voiture dès leur plus jeune âge, et une fois le permis passé, la
voiture s’est imposée à eux comme une évidence de déplacement. Ce point de vue est
notamment celui de Stéphanie Vincent qui soutient dans sa thèse une possible détermination
biographique des usages automobiles :
Les expériences modales vécues durant l’enfance, l’adolescence, puis à la jeunesse créent un cadre socialisateur aux choix opérés à l’entrée dans l’âge adulte43.
Les routines modales sont ainsi fortement influencées par l’entourage de la personne
concernée. L’analyse des néo-collaboratifs montre qu’ils évoluent souvent dans des milieux
très réceptifs aux mobilités en partage et plus généralement aux modes de consommation
collaboratifs. Il est certain que le fait de côtoyer des personnes qui pratiquent l’autopartage ou
le covoiturage facilite l’adoption de ces modes alternatifs. Par ailleurs, le fait que la plupart
des automobilistes exclusifs aient évolué dans des milieux favorables à la voiture augmentent
les chances qu’ils perçoivent positivement par la suite ce mode de déplacement. Toutefois,
ces contextes ne sont en aucun cas des déterminismes. Nicolas nous a ainsi expliqué que son
43 Vincent, S. (2008). Les «altermobilités»: analyse sociologique d'usages de déplacements alternatifs à la
voiture individuelle. Des pratiques en émergence? Thèse de Doctorat. Université René Descartes-Paris V, 418 p.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 60
père était un collectionneur de voitures qui ne concevait pas que son fils puisse ne pas en
avoir, et cela ne l’a pas empêché de développer un comportement anti-automobile.
Les parcours de vie
Quel que soit leur degré d’attachement à la propriété automobile, l’ensemble des usagers
interrogés qui sont parents se sont accordés à dire que la voiture était un mode incontournable
pour se déplacer avec des enfants en bas âge. Les néo-collaboratifs, qui pour le moment
déclarent tous se débrouiller très bien sans voiture, deviendront ainsi peut-être des
automobilistes alternatifs le jour où ils deviendront parents. A l’inverse, l’autonomisation des
enfants peut faciliter l’abandon d’un mode automobile et offrir des conditions favorables à
une recomposition des habitudes de déplacement. C’est le cas de Laurence, anti-automobile,
qui a profité que son fils devienne grand pour se séparer de sa voiture.
Au même titre qu’une naissance, on peut considérer que des éléments biographiques
marquants, tels qu’un décès, un mariage ou un déménagement sont aussi déterminants dans
les choix modaux des individus. Sophie, automobiliste alternative, a ainsi conscience que son
envie d’aller vivre à la campagne induira l’achat d’une voiture supplémentaire. La possession
d’une voiture se révèle bien souvent indispensable dans des zones rurales ou périphériques où
les offres de transport sont limitées.
La conscience écologique
La prise de conscience écologique apparaît dans presque tous les discours des interviewés.
En effet, la voiture a généralement une image ambivalente, souvent positive pour l’individu
(plaisir, autonomie, liberté) mais négative pour la collectivité (congestion, pollution, bruit).
Toutefois, la part des individus qui adaptent leurs pratiques de mobilités pour qu’elles soient
plus respectueuses de l’environnement est très minoritaire. Il n’y a que pour les anti-
automobiles que le choix de ne pas avoir de voiture s’inscrit véritablement dans un
engagement citoyen et écologique. Ils constituent d’ailleurs la part minoritaire de notre
échantillon : 2 sur 21 personnes interrogées. Autrement, les convictions environnementales
sont bien souvent insuffisantes pour susciter un report modal. Il est intéressant de remarquer
qu’un certain nombre de néo-collaboratifs ou d’automobilistes alternatifs ont mis en avant
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 61
l’importance de l’environnement dans leur choix de recourir au covoiturage ou à l’autopartage
au cours des entretiens. Mais en réalité, ce sont surtout les dimensions économiques et
pratiques qui les ont amenés à recourir à ces nouveaux services. Les arguments écologiques
sont ainsi apparus comme des justifications a posteriori des pratiques de mobilité plutôt que
comme des éléments déclencheur de ces dernières.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 62
Partie 4. Pistes de réflexion sur les
facteurs clés de succès des mobilités en
partage
Le fait d’avoir identifié précédemment une partie des freins à la pratique du covoiturage et
de l’autopartage, ainsi que des déterminants à l’œuvre dans les choix modaux des individus,
va nous permettre de formuler à présent quelques pistes de réflexion quant aux conditions
d’émergence des mobilités en partage.
4.1. Les temps propices au changement modal
Nous avons vu que les routines comptaient pour beaucoup dans l’explication des choix
modaux des individus. Comme l’explique justement S. Vincent dans sa thèse : « répétitives et
non-conscientes, les routines apparaissent souvent comme un facteur d’inertie qui limite
fortement le changement et l’innovation »44. Il existe en effet toute une organisation logistique
derrière chaque déplacement et, dès lors, utiliser un nouveau mode de transport entraine un
bouleversement dans cette organisation qui peut être dissuasif pour de nombreux usagers.
S’attaquer à ces routines est probablement ce qu’il y a de plus difficile. Dès lors, comment
amener les individus à remettre en question ces automatismes, notamment quand ceux-ci
impliquent l’utilisation de la voiture particulière ? Peut-être faut-il tourner la question
autrement. Il est fort probable que le moyen de susciter le report modal vers d’autres modes
soit davantage à trouver en dehors de ces routines, notamment lorsque celles-ci sont fortement
ancrées dans le quotidien des individus, comme c’est le cas des trajets domicile-travail par
exemple. Demander à une personne de ne plus prendre sa voiture pour aller travailler
occasionnera probablement de fortes résistances, voire un rejet, surtout quand cette dernière
44 Vincent, S. (2008). Les «altermobilités»: analyse sociologique d'usages de déplacements alternatifs à la
voiture individuelle. Des pratiques en émergence? Thèse de Doctorat. Université René Descartes-Paris V
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 63
s’y est habituée pendant des années et que cette organisation implique d’autres membres de sa
famille, comme ses enfants par exemple, qu’elle doit déposer et aller chercher à l’école.
Nous pensons que les temps propices à l’expérimentation de nouvelles pratiques
alternatives sont des temps où les individus disposent de plus de temps devant eux et sont
davantage réceptifs au changement. Les périodes de vacances peuvent ainsi être l’occasion de
tester les mobilités en partage. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant si le covoiturage longue-
distance compte beaucoup plus d’adeptes que le covoiturage domicile-travail. Blablacar a
ainsi fait florès sur la mobilité touristique et les déplacements de fin de semaine : la nécessité
d’organisation du covoiturage (planification, concordance des horaires, etc.), habituellement
perçue comme une contrainte, est plus facilement acceptée pendant ces périodes durant
lesquelles les individus ont moins d’impératifs. Concernant la location entre particuliers, la
start-up Tripndrive45 connaît un succès fulgurant et a levé 800 000 euros en 2014.
Actuellement située dans les aéroports d’Orly et de Roissy et dans la gare Montparnasse, elle
permet aux voyageurs qui partent en vacances d’éviter de payer les frais de parking durant
toute la durée de leur séjour en mettant à disposition leur voiture à des voyageurs qui arrivent
à Paris. Ces derniers peuvent louer une voiture à des tarifs jusqu’à 60% moins chers que ceux
pratiqués par les agences traditionnelles. Les situations exceptionnelles, comme les grèves ou
les pics de pollution, sont également des temps propices au changement. Elles peuvent être
l’occasion pour les pouvoirs publics et les acteurs privés de se concerter pour faciliter
l’expérimentation des mobilités en partage auprès de la population. On pourrait par exemple
envisager d’autoriser les véhicules comportant au moins deux passagers à circuler lors des
pics de pollution, plutôt que de mettre en place la circulation alternée. Cette mesure
permettrait ainsi de promouvoir indirectement le covoiturage domicile-travail.
45 Tripndrive, https://www.tripndrive.com/fr
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 64
4.2. Valoriser la liberté de choix pour l’individu
Les entretiens qualitatifs réalisés auprès des automobilistes alternatifs nous ont permis de
voir que l’usage des mobilités en partage n’était pas forcément en contradiction avec la
possession d’une voiture particulière. Bien au contraire : l’ensemble des individus interrogés
appartenant à cette catégorie est motorisé. Dans sa thèse, S. Vincent va même jusqu’à
affirmer que cette possession peut être une condition nécessaire à l’émergence des
« altermobilités », entendues comme l’ensemble des usages alternatifs à la voiture (transports
collectifs, modes doux, covoiturage, autopartage, etc.). Si pour la majorité des individus, le
fait d’avoir une voiture tend à favoriser son usage exclusif, pour une partie d’entre eux « la
possession automobile favorise à l’inverse la durabilité des pratiques altermobiles ». Selon
elle, il est important que l’exercice des mobilités en partage soit perçu comme « un choix
délibéré et toujours réversible », sous peine de créer l’impression chez les usagers qu’ils sont
captifs de ces nouveaux modes. C’est d’ailleurs ce que ressentent les automobilistes contraints
à l’égard de la voiture particulière, souvent perçue comme un choix par défaut en raison du
manque d’alternatives de modes de déplacement qui s’offrent à eux. Le fait que les individus
conservent leur propre véhicule, même s’ils l’utilisent peu, leur donne la possibilité de revenir
sur leurs choix : c’est « une sorte d’assurance contre le risque : la voiture est gardée au cas
où ». Selon S. Vincent, la possession doit ainsi être envisagée « dans la perspective d’une plus
grande diversité des pratiques modales », voire comme « la condition de pérennité des usages
altermobiles car elle garantit la liberté de choix dans les usages et par là même l’autonomie de
l’individu ».
Ce point de vue nous intéresse car il révèle que le sentiment de liberté de choix
conditionne en grande partie l’essor des pratiques alternatives à la voiture. A l’inverse, utiliser
des mesures coercitives pour diminuer la part modale de l’automobile peut mal se révéler
contre productif. En effet, le recours à la contrainte risque de provoquer l’opposition plutôt
que l’adhésion au changement. L’individu peut même se braquer, ressentant le besoin de
défendre sa capacité de contrôle individuel. Les stratégies actuelles des pouvoirs publics
visent d’ailleurs bien souvent à dégrader l’efficacité de la voiture en ville par des mesures
contraignantes. Les autorités ont ainsi récemment décidé de réduire la vitesse à 80 km/h sur
certaines routes secondaires afin de réduire le nombre d’accidents mortels sur les routes mais
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 65
aussi de limiter l’efficacité du système automobile. A Paris, les pouvoirs publics ont
également décidé depuis plusieurs années de créer des voies de circulation partagées
uniquement réservées aux bus et aux vélos afin de réduire le débit des voitures. Ces
initiatives, bien qu’elles soient louables par bien des aspects, semblent avoir des effets limités.
Lors de nos entretiens, nous avons d’ailleurs vu que le fait que les automobilistes convaincus
constatent depuis plusieurs années des dégradations des conditions de circulation et de
stationnement ne les empêchait pas de continuer à utiliser presque exclusivement ce mode de
transport.
Dans sa thèse intitulée Le processus de décision dans le choix modal, X. Brisbois explique
qu’il est nettement préférable « d’agir à la source du comportement par des stratégies
d’information visant à augmenter la capacité de choix individuel et valoriser l’évaluation de la
concurrence entre les modes »46. D’après lui, les logiques sous-jacentes des mesures
coercitives des pouvoirs publics sont vouées à avoir des effets limités, car elles partent du
principe que « les individus recherchent l’optimum de l’efficacité et réadapteront leurs choix
modaux en fonction des nouveaux bénéfices relatifs des différents modes ». Or, nous avons
vu précédemment que les facteurs rationnels, tels que le temps ou le coût, n’étaient pas les
seuls déterminants qui permettaient d’expliquer les choix modaux des individus. Les
représentations qu’ils se font des modes de transport, ainsi que les routines, sont aussi des
facteurs déterminants. X. Brisbois va plus loin en expliquant que ces mesures supposent
également que « les individus parviennent à évaluer correctement les modifications et
s’adaptent spontanément au nouveau contexte décisionnel ». Or, l’analyse des entretiens
qualitatifs nous a permis de voir que, pour un grand nombre de personnes, gérer l’information
en temps réel, passer d’un mode à un autre au sein d’un même trajet, nécessitait des
compétences cognitives exigeantes et pouvait être dissuasif. Ainsi, le service rendu par les
transports collectifs ou les mobilités en partage est souvent peu lisible pour les usagers qui ne
l’empruntent pas régulièrement. Dès lors, que mettre en place pour faciliter leur
compréhension et ainsi promouvoir leur pratique ? Il pourrait être intéressant de remplacer le
permis de conduire par un « permis de la mobilité ». L’apprentissage de la conduite pourrait
ainsi être l’occasion de dispenser des formations sur l’utilisation des plateformes de
covoiturage ou d’autopartage et sur la façon de s’en servir en complémentarité des transports
en commun. Nous pensons que les pouvoirs publics ont un rôle éminent à jouer dans la
46 Brisbois, X. (2010), Le processus de décision dans le choix modal : importance des déterminants
individués, symboliques, et cognitifs. Thèse de Doctorat. Université de Grenoble, 210 p.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 66
promotion de cette information « multimodale », comme nous allons le voir à présent en
abordant plus en détail le facteur clef que constitue d’intermodalité.
4.3. L’intermodalité, un facteur clé dans le report modal
Jusqu’à présent, les mobilités en partage ont été mises au point par un nombre très varié
d’acteurs, aussi bien publics que privés, sans qu’apparaissent toujours de cohérence ou
d’articulation entre elles. Elles sont généralement développées de manière juxtaposée les unes
aux autres, comme l’atteste la multitude de sites internet de covoiturage domicile-travail ou de
covoiturages longue-distance créés aussi bien par des constructeurs automobiles que des start-
ups, des collectivités locales ou des associations. Si l’on prend l’exemple du covoiturage
longue-distance, on compte ainsi une dizaine de sites internet : Blablacar,
VadrouilleCarpooling, Carvoyage, KelBillet, Aerostop47, etc. Cet éparpillement de l’offre nuit
à l’efficacité du service, qui nécessite l’atteinte d’une masse critique pour perdurer. Ces
nouvelles mobilités se juxtaposent également à l’offre de transport public, sans qu’on cherche
véritablement à les intégrer dans une logique plus globale. La question de savoir s’il faut
promouvoir le covoiturage longue-distance alors qu’il concurrence directement une partie de
l’offre de transport public (le train) est ainsi régulièrement débattue dans l’actualité. Il serait
peut-être plus productif de poser la question en termes de complémentarité plutôt que de
concurrence.
Longtemps, les individus n’ont eu le choix qu’entre la voiture particulière et les transports
publics pour se déplacer. Les modes doux (vélo, marche) ont toujours fait partie de leur offre
de mobilité mais sont généralement insuffisants en raison du périmètre trop restreint qu’ils
couvrent (entre 1 et 2 km pour la marche et jusqu’à 5 km pour le vélo). Jusqu’à présent, la
possession d’une voiture se révélait bien souvent nécessaire pour combler les lacunes des
transports collectifs. En obéissant à des logiques de massification, ces derniers sont en effet
dans l’incapacité de couvrir l’ensemble des territoires, ce qui conduit souvent à l’usage quasi
exclusif de l’automobile dans les zones rurales ou périphériques. Même en ville, où ils
assurent un haut niveau de desserte, ils ne peuvent pas fonctionner en continu, sous peine de
47 Vadrouille-covoiturage.com, http://www.vadrouille-covoiturage.com, Blablacar,
http://www.carpooling.fr/covoiturage/, CarVoyage – le covoiturage longue distance pour les trajets en France, http://www.carvoyage.com, Kelbillet – covoiturage, http://www.kelbillet.com/covoiturage/, aerostop.free.fr http://aerostop.free.fr/aerostop_v2/
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 67
subir des pertes financières trop importantes. Toutefois, l’essor récent des mobilités en
partage ouvre de nouvelles perspectives en permettant la pratique de l’intermodalité, « un
principe d’organisation visant à une meilleure complémentarité entre les modes de
déplacement, qu’ils soient individuels ou collectifs, motorisés ou non »48. L’autopartage et le
covoiturage peuvent désormais venir s’articuler et se coordonner à l’offre des transports
collectifs et réduire ainsi la part modale de la voiture particulière, en proposant un niveau de
service sensiblement équivalent. Car l’ambition des mobilités en partage n’est pas de
satisfaire à elles seules les besoins de déplacement des individus, mais d’être pensées en
complémentarité des autres modes. L’analyse des résultats qualitatifs nous a d’ailleurs montré
que les plus grands adeptes de ces nouveaux services, les néo-collaboratifs et les
automobilistes alternatifs, étaient des usagers multimodaux qui maîtrisaient parfaitement
l’utilisation des transports collectifs.
Nous pensons très fortement que les mobilités en partage ne pourront se développer qu’en
étant intégrées à une politique intermodale de déplacements. Cette complémentarité peut par
exemple consister en la mise en place de systèmes de rabattement par l’autopartage ou le
covoiturage lorsque les transports collectifs ne circulent plus, ou à la diffusion d’une
information multimodale afin que les usagers aient à disposition tous les éléments nécessaires
pour construire un itinéraire qui combine à la fois l’offre de transport traditionnelle et ces
nouveaux services de mobilité. Dans son rapport de 2015 sur « Les Nouveaux Services de
Transport Personnalisés », le CEREMA fait d’ailleurs de l’intermodalité la condition
nécessaire à la réduction de la part modale de la voiture :
Plus le degré d’intermodalité sera élevé pour chacun des services, plus l’offre globale sera maillée et permettra à l’usager de trouver une solution personnalisée à son besoin de déplacement, moins la dépendance de l’automobile sera élevée.49
Pour que l’intermodalité soit effective, des coopérations entre les acteurs privés et les
autorités organisatrices de transports publics (AOT) sont nécessaires. Cette pratique exige en
effet l’articulation des modes dans leurs interfaces physiques (aménagement des lieux), dans
leur coordination horaire ou encore dans la manière de s’acquitter du prix du déplacement si
elle veut être à même de garantir un service porte-à-porte à peu près équivalent à celui de la
voiture particulière. Plutôt que d’être un investisseur ou un opérateur de mobilités en partage,
48 Allemand, S., Ascher, F., & Lévy, J. (dir.) (2004). Les sens du mouvement. Modernité et Mobilités Dans
Les Sociétés Urbaines Contemporaines, Paris, Belin–Institut Pour La Ville En Mouvement, 336 p. 49 Castex, E., Frère, S., Mathon, S., & Jouve, N. (2010). Interopérabilité et Services de Transports
Personnalisés : de l’anticipation spatiale et technique à l’évaluation socioéconomique
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 68
l’Etat pourrait ainsi avoir un rôle de régulateur et de coordinateur. Il pourrait notamment
veiller à ce que les acteurs de mobilité partagent leurs bases de données. Car l’enchaînement
entre les différents modes de transport ne pourra fonctionner que si ces informations sont
mises à disposition. Une intervention de sa part pourrait aussi permettre de mieux uniformiser
l’ensemble des nouvelles mobilités en partage afin d’en assurer une meilleure lisibilité car,
pour le moment, leur foisonnement est contre-productif et l’usager a tendance à s’y perdre.
Cette lisibilité peut également passer par la poursuite de la création d’aménagements
réservés au covoiturage. Pour l’instant, ceux-ci restent insuffisants et inégalement répartis à
l’échelle du territoire. Il est nécessaire que les aires de covoiturage gagnent en visibilité mais
aussi en sécurité, afin que la pratique soit pérennisée. La sécurité est en effet importante car
les automobilistes contraints sont par exemple souvent obligés de prendre leur voiture pour se
rendre à une aire de covoiturage. Les véhicules non utilisés stationnent alors pendant des
périodes plus ou moins longues et doivent faire l’objet d’une surveillance. Une étude de 2013
du Certu sur le covoiturage explique comment le développement de ces aires de
stationnement gagnerait à être structuré et planifié par l’Etat :
Il serait utile que les aires de stationnement disponibles pour les covoitureurs soient répertoriées et localisées afin d’optimiser leur maillage et d’être plus facilement identifiées par les utilisateurs. Les pouvoirs publics pourraient inclure dans un schéma directeur de covoiturage la localisation de ces aires, en fonction de la demande constatée sur le terrain et de la structuration des réseaux de transports routiers et collectifs, dans une approche intermodale50.
L’intermodalité avec les transports en commun rend en effet particulièrement attractives
les aires de covoiturages, et cette étude conseille ainsi d’implanter ces aires dans « des lieux
faciles d’accès pour les automobilistes, directement accessibles depuis un axe de circulation
majeur et pas trop isolés ».
50 Chapron, G., Marano, E., & Saroli, C. (2013). Le covoiturage: des pistes pour favoriser son
développement, CEREMA - CERTU, 92 p.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 69
Conclusion
La voiture particulière reste un mode de déplacement privilégié pour des raisons souvent
très objectives liées aux possibilités offertes par ce mode par rapport aux autres. Elle a en
effet l’avantage de répondre parfaitement aux besoins de déplacement précis de ses usagers,
contrairement aux transports en commun qui ont souvent des cadences et des fréquences
horaires variables, notamment dans les zones rurales ou périphériques. Elle permet également
de transporter des charges lourdes ou volumineuses contrairement aux modes doux qui se
révèlent particulièrement inadaptés pour cette fonction. Son succès tient aussi à des raisons
parfois plus subjectives et, à bien des égards, la voiture reste un objet de plaisir individuel.
Il est toutefois indéniable que nous sommes dans une période de remise en cause de
l’automobile, tant dans l’imaginaire collectif que dans les pratiques de mobilité quotidiennes.
La révolution numérique et la crise économique actuelle ont donné un nouvel essor à des
usages qui existent depuis les débuts de la voiture : le covoiturage et l’autopartage. Nos
différents entretiens nous ont permis de repérer des premiers signaux qui caractérisent
l’émergence de ces mobilités en partage. Si les personnes interrogées ne remettent pas
forcément en cause la possession d’une voiture particulière, elles sont néanmoins conscientes
que cette possession est loin d’être une évidence : l’usage de la voiture est de plus en plus
source de culpabilité et doit se justifier. Par ailleurs, il faut insister sur le fait que, même si les
mobilités en partage ne sont pas pratiquées par tous, elles ont été approuvées par l’ensemble
des personnes interrogées, conscientes que ce sont des alternatives souvent plus économiques
et durables que la voiture particulière. De l’objet rêvé et mythifié des années 1960,
l’automobile est notamment en passe de devenir un simple objet fonctionnel dont la
possession est secondaire pour les jeunes générations, réceptives aux nouveaux modes
collaboratifs. Cette posture témoigne probablement des bouleversements à venir et laisse à
penser que, même si la voiture a encore des beaux jours devant elle, la façon dont on s’en sert
est en sursis.
Le potentiel et la viabilité des mobilités en partage reste toutefois incertains. Pour qu’elles
parviennent à réduire la part modale de la voiture particulière, il est nécessaire qu’elles
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 70
s’inscrivent dans une chaîne de déplacements intermodaux avec les transports collectifs afin
de pallier leurs défaillances. Ceux-ci sont, en effet, incapables de fonctionner 24h/24 ou de
couvrir la totalité du territoire et, jusqu’ici, ces interstices étaient comblés par la possession de
la voiture particulière. Il est désormais temps que les mobilités en partage viennent prendre la
relève. Les villes sont pour le moment les meilleures candidates pour faire l’expérience de ce
changement car c’est bien souvent dans les zones les plus denses que les contraintes posées
par la voiture particulière (stationnement, pollution, congestion) se font le plus sentir. Il est
encore trop tôt pour se passer de ce mode de transport dans les zones rurales ou périphériques,
formatées par et pour le système automobile.
Le passage du paradigme monomodal au paradigme multimodal ne pourra pas avoir lieu
sans l’intervention des pouvoirs publics. Les réductions autoritaires de la mobilité automobile
qu’ils mettent en place, bien qu’elles soient louables, sont souvent impopulaires et ont des
effets limités. Ces mesures pénalisent d’ailleurs toujours en premier les catégories les moins
aisées et les plus excentrées, qui subissent la forme actuelle des villes. Plutôt que de
contraindre les choix individuels, les autorités devraient mettre en place des politiques de
décloisonnement entre les différents acteurs de mobilité, et notamment veiller à ce qu’ils
partagent leurs bases de données. Car l’intermodalité entre les différents modes de transport
ne pourra fonctionner que par la mise à disposition de ces informations. C’est en ayant un rôle
de coordinateur, que les pouvoirs publics pourront proposer une offre de mobilité mieux
articulée, plus cohérente et surtout plus durable aux usagers. Sinon, le covoiturage et
l’autopartage risquent de rester l’apanage des citadins et de marginaliser un peu plus les
territoires excentrés.
Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 71
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(RSLN), consulté le 16 avril 2015
http://www.rslnmag.fr/post/2012/08/28/Covoiturage-autopartage-la-voiture-a-l-heure-du-
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Slate (2011), « L’automobile durable, une utopie ? », consulté le 08 février 2015
http://blog.slate.fr/tendances-environnement/2011/08/26/l%E2%80%99automobile-
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Laure Jaffré – « Les mobilités en partage » – Juin 2015 76
Terraeco, « Génération sans voiture », consulté le 4 février 2015
http://www.terraeco.net/Generation-sans-voiture,56659.htm
TNS Sofres (2014), « Les Français et l’automobile », consulté le 28 janvier 2015
http://www.tns-sofres.com/etudes-et-points-de-vue/les-francais-et-lautomobile-mai-2014
Sites officiels de mobilités en partage
Aerostop : http://aerostop.free.fr/aerostop_v2/
Autolib : http://www.autolib.eu/fr
Blablacar : https://www.covoiturage.fr
Bluely : https://www.bluely.eu/fr/
Carvoyage : http://www.carvoyage.com
Carpooling : http://www.carpooling.fr/covoiturage/
Drivy : https://www.drivy.com
Idvroom : https://www.idvroom.com
Kelbillet : http://www.kelbillet.com/covoiturage/
Osezcovoiturer : http://www.osezcovoiturer.com/index.php
Ouicar : http://www.ouicar.com
Tripndrive : https://www.tripndrive.com/fr