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Les cahiers des leçons inaugurales
Les modes en gestion
Hélène GirouxProfesseure titulaire Département de gestion des opérations et de la logistique 13 février 2015
©, février 2015, Hélène Giroux
Hélène Giroux
Titulaire d’un MBA (HEC Montréal) et d’un Ph.D.
en communication (Université de Montréal),
Hélène Giroux est professeure titulaire au
Département de gestion des opérations et de la
logistique. Ses recherches portent sur divers sujets,
mais traitent en particulier du phénomène des
modes en gestion (et plus spécialement du
mouvement qualité) et de la manière dont le
langage contribue à créer la réalité
organisationnelle. Elle enseigne principalement la
gestion des opérations dans les entreprises de
services.
Promus titulaires, les professeurs de HEC Montréal sont invités à donner un discours inaugural,
appelé leçon inaugurale, à l’intention de la communauté universitaire. Dans le cadre de cette leçon,
les professeurs font part de leurs réflexions sur leur carrière et sur la pratique de la gestion.
©, février 2015, Hélène Giroux
LES MODES EN GESTION
TABLE DES MATIÈRES
Introduction ............................................................................................................5
I. Le phénomène des modes en gestion .......................................................7
A. Qu’est-ce qu’une mode en gestion? .......................................................7
B. Pourquoi y a-t-il des modes en gestion? ................................................8
La perspective marchande ................................................................8
La perspective utilitariste ...............................................................10
II. Comment sont construites et reconstruites les approches de gestion à
la mode? ...................................................................................................13
A. Le rôle du langage: le cas du mouvement qualité ..............................13
III. Les conséquences du phénomène des modes en gestion ......................18
Conclusion ............................................................................................................20
Bibliographie ........................................................................................................21
5
Introduction
Monsieur le directeur, éminents collègues, chers amis, bonjour. Je tiens d’abord
à vous remercier de vous être levés « aux aurores », comme dirait René Homier-
Roy, un vendredi 13 en plus, pour venir assister à cette présentation. Si vous êtes
aussi peu matinaux que moi, vous n’êtes pas encore tout à fait réveillés et vous avez
toute ma sympathie. Je ne vous en voudrai pas de faire un petit somme.
On m’a demandé de vous présenter aujourd’hui une leçon inaugurale. Je dois
avouer que je ne suis pas très chaude à l’idée d’être inaugurée, comme le serait un
monument ou une autoroute. Mais qui dit leçon inaugurale dit d’abord qu’il s’agit
d’une leçon, un mot qui me convient davantage. En effet, le mot « leçon » vient du
latin lectio, qui désigne non seulement la lecture mais aussi la version particulière
d’un texte et la manière de le lire ou de l’interpréter. La lecture – et, par extension,
la leçon – est donc ambiguë dans son essence même. Au fil de siècles, on va ajouter
au mot « leçon » différentes définitions. Dans les écoles, la leçon désigne
l’enseignement théorique ou pratique d’une matière; on dira de l’enseignant qu’il
« fait la leçon » et de l’élève qu’il doit apprendre ses leçons. Au 19e siècle, la leçon
est devenue « leçon de choses », une nouvelle approche pédagogique qui consistait
à apprendre en observant un objet ou une situation. Comme on peut le voir, la
pédagogie inductive et même inversée, dont on parle beaucoup de nos jours, ne date
pas d’hier.
Mais le mot « leçon » a aussi des acceptions moins reluisantes: donner ou faire
la leçon, c’est aussi faire la morale, rappeler à l’ordre, discipliner, et même donner
des coups. Je vous laisse donc juger de ce que sera cette leçon, en espérant que ce
sera une bonne leçon, et non une bonne leçon.
Le petit voyage étymologique et sémantique que nous venons de faire n’est pas
qu’une entourloupette intellectuelle. Mes travaux de recherche des 20 dernières
années ont beaucoup traité des mots et de leur ambiguïté, de la manière dont cette
ambiguïté se développe, des dérives qu’elle entraîne et, surtout, du rôle qu’elle joue
dans le phénomène des modes en gestion, qui est le sujet de ma présentation
d’aujourd’hui. Mais pour comprendre comment je suis arrivée là, il faut revenir un
peu en arrière...
Le point de départ
Ma carrière a emprunté des chemins variés, de la biologie à la gestion, puis à la
communication organisationnelle, pour arriver enfin ici ce matin. J’ai un peu honte
de le dire, puisque j’enseigne la planification, mais à peu près rien de tout cela
6
n’était prévu. Ce sont les détours de la vie qui m’ont amenée là où je suis, et je ne
le regrette pas.
C’est donc tout à fait par hasard que je me suis intéressée au phénomène des
modes en gestion. Lorsque j’étais étudiante au MBA, vers 1987, on commençait à
parler dans les médias d’affaires de l’importance de la gestion de la qualité. Comme
il n’y avait pas alors de cours sur le sujet au MBA, je me suis inscrite au cours de
B.A.A. donné par Joseph Kélada. J’avais trouvé le cours et le professeur fort
intéressants, mais sans penser plus loin. À peine un mois après la fin de mes études,
alors que j’étais toujours à la recherche d’un emploi, Joseph m’a offert de travailler
pour lui. Il était de plus en plus sollicité comme consultant et ne parvenait pas à
répondre à la demande. Pour arrondir mes fins de mois, comme il était alors
responsable de la spécialisation gestion des opérations et de la production (GOP)
au certificat, il m’a confié l’automne suivant une charge de cours, le cours de base
de gestion des opérations. Je n’ai pas beaucoup aimé la consultation et j’ai assez
rapidement abandonné cette voie. Mais j’ai eu la piqûre de l’enseignement, à un
point tel que je suis devenue chargée de cours à temps complet et qu’en 1991, je
me suis résolue à faire un doctorat.
Entre 1988, l’année où j’avais suivi le cours de Joseph, et 1991, le champ de la
gestion de la qualité avait subi des changements majeurs. On était passé de la qualité
« ordinaire » à la qualité totale, le mot qualité avait été redéfini comme étant la
satisfaction du client et le mot client était lui aussi été redéfini pour inclure toute
personne bénéficiant du résultat d’un travail, quel qu’il soit.
En tant qu’ancienne biologiste encore bien ancrée dans une perspective
positiviste, je ne comprenais pas que l’on puisse décider ainsi de changer le sens
des mots, d’autant plus que ces changements me semblaient rendre les choses plus
confuses. Mais je voyais bien que ces changements se produisaient tout juste au
moment où la qualité battait des records de popularité: on en parlait partout, tout le
monde disait en faire ou vouloir en faire, bref, la qualité était devenue à la mode.
J’étais fascinée par cette explosion de popularité et par les changements qui avaient
lieu au même moment, si bien que j’ai décidé d’en faire le sujet de mes recherches
et d’étudier le phénomène des modes en gestion.
7
I. Le phénomène des modes en gestion1
A. Qu’est-ce qu’une mode en gestion?
D’entrée de jeu, il faut préciser ce que l’on entend par « mode en gestion ».
D’abord, dire d’une approche de gestion qu’elle est « à la mode » ne devrait pas
être une insulte. En effet, le fait qu’une approche soit à la mode est une
caractéristique non pas de l’approche elle-même, mais du processus social qui
entoure sa diffusion et son adoption. Malheureusement, on assiste souvent à un
dialogue de sourds où l’on trouve, d’un côté, ceux qui rejettent la nouvelle approche
de gestion en disant qu’elle n’est « qu’une mode », sous-entendant par là qu’il s’agit
d’une approche superficielle et sans intérêt, et, de l’autre côté, les tenants de cette
approche qui la défendent ardemment en arguant que, non, elle n’est pas « qu’une
mode ».
Pour qu’il y ait une mode en gestion, il faut essentiellement cinq choses:
Premièrement, il faut qu’il y ait un objet de mode, donc une approche de
gestion qui porte une étiquette particulière et nouvelle (par exemple, la
qualité totale ou la réingénierie des processus d’affaires) et qui est décrite
comme un moyen rationnel d’améliorer de manière importante l’efficacité
ou l’efficience des organisations. Cette approche de gestion est aussi
présentée comme une innovation (ou, à la limite, une redécouverte) qui
tranche avec les pratiques actuelles et leur est très supérieure.
Deuxièmement, il faut que l’on entende beaucoup parler de cette approche:
les magazines d’affaires lui consacrent des articles, on publie de nombreux
livres sur le sujet, on organise des colloques autour de la question, les
consultants en font la promotion et l’on se met à l’enseigner dans les écoles
de gestion. Dans certains cas, même les instances politiques vont en faire la
promotion. Bref, tout le monde en parle.
Troisièmement, il faut qu’un nombre relativement important d’entreprises
ou d’organisations disent avoir implanté, être en train d’implanter ou
envisager d’implanter cette approche.
Quatrièmement, il faut que la décision d’adopter cette approche vienne en
partie d’un effet d’entraînement: une des raisons pour lesquelles on adopte
l’approche est le fait qu’elle soit populaire. On dit souvent que l’on suit la
1 Cette section est adaptée de Giroux (2008). On trouvera dans cet article l’ensemble des références aux recherches qui sont
mentionnées ici, sauf celles publiées plus tard, qui sont indiquées dans la section bibliographie de ce document.
8
mode, mais on pourrait aussi dire qu’en la suivant on contribue à la créer en
tant que phénomène social.
Finalement, il faut que cette approche de gestion ait un cycle de popularité
relativement court, généralement autour d’une dizaine d’années. Dans bien
des cas, la baisse de popularité sera très rapide: plus personne n’en parle,
ou l’on n’en parle que pour dire que c’est une approche dépassée, démodée.
Dans les organisations qui en avaient commencé l’implantation, l’approche
va souvent mourir « de sa belle mort », sans qu’on le dise trop ouvertement.
Comme on le voit, le fait d’être « à la mode » n’a pas grand-chose à voir avec
les qualités intrinsèques de l’approche de gestion qui le devient. C’est ce processus
social, collectif et discursif de « mise en mode » qui m’intéressait et m’intéresse
toujours.
B. Pourquoi y a-t-il des modes en gestion?
Une des premières questions que se sont posées les chercheurs qui
s’intéressaient aux modes en gestion était, bien sûr: pourquoi les gestionnaires
adoptent-ils les approches à la mode? Plusieurs explications ont été avancées, que
l’on peut regrouper en deux grandes perspectives.
La perspective marchande
La première perspective pourrait être qualifiée de marchande, puisqu’elle met
l’accent sur la puissance de l’industrie des modes en gestion et sur sa capacité
d’offrir des approches de gestion que l’on a envie d’adopter. Cette industrie se
compose de créateurs et de marchands d’idées, et elle inclut les consultants et les
auteurs à succès, mais aussi les magazines d’affaires et les experts qu’ils élèvent au
rang de gourous, les maisons d’édition, les associations professionnelles et, enfin,
les universitaires et les écoles de gestion. Les modes semblent souvent se
développer autour de la parution de livres ou d’articles qui deviennent des best-
sellers; ainsi, plusieurs chercheurs qui se sont penchés sur les modes ont d’abord
étudié la rhétorique de ces ouvrages. Ils ont démontré que la manière dont on
présente la nouvelle approche est toujours à peu près la même. D’abord, on affirme
qu’il y a dans l’environnement des organisations un changement majeur ou une
nouvelle menace, qui vient souvent de l’étranger. Les anciennes façons de faire
étaient bonnes autrefois, mais les gestionnaires ont été négligents ou complaisants,
et ils n’ont pas vu qu’elles étaient devenues désuètes et qu’elles les empêchaient de
faire face aux dangers actuels. En conséquence, il faut absolument changer, et c’est
d’autant plus impératif que ce sont les partenaires externes de l’organisation qui
9
l’exigent – habituellement les clients ou les actionnaires. Mais il y a une solution!
Il s’agit de l’approche XYZ, une approche qui a fait ses preuves puisque telle et
telle entreprise prestigieuse l’ont déjà adoptée et ont obtenu des gains
spectaculaires. L’auteur du livre ou de l’article a généralement été le témoin
privilégié, sinon l’instigateur, de ce succès, et il veut maintenant partager son savoir
avec les gestionnaires qui sont aux prises avec le même problème. Il explique alors
en quoi consiste la nouvelle approche, qui est toujours présentée comme un
changement radical par rapport aux pratiques actuelles, quoique dans certains cas
elle puisse aussi constituer un retour à une tradition que l’on avait oubliée. La
nouvelle approche s’applique à tous les types d’organisations et à tous les contextes,
mais l’auteur prévient ses lecteurs que son implantation ne sera pas facile: c’est un
défi à relever, mais il n’en tient qu’à eux de faire les efforts nécessaires pour trouver
la bonne voie et sauver l’organisation. D’ailleurs, le lecteur n’est pas entièrement
démuni puisque l’auteur va lui présenter une démarche structurée en étapes à suivre
qui, si on les réalise bien, devraient inévitablement le conduire au même succès
qu’ont connu les organisations pionnières citées en exemple.
Ce récit, quand on le met ainsi à plat et qu’on l’observe de l’extérieur, a l’air
cousu de fil blanc. Mais il est diablement efficace, surtout si on considère la
situation des gestionnaires qui doivent quotidiennement faire face à de multiples
problèmes, qui ont l’impression d’avoir finalement assez peu de contrôle sur leur
environnement, et qui sont soumis à des exigences de performance souvent
arbitraires et inatteignables. Il est facile, dans de telles circonstances, de se
reconnaître dans cette histoire de rédemption et de se laisser tenter par des solutions
prometteuses, et plus encore si on a l’impression que les autres organisations les
ont déjà adoptées.
Du reste, les best-sellers de la gestion n’agissent pas dans le vide. Les journaux
et les magazines d’affaires en ont fait la publicité, et ils sont présentés dans les
colloques des associations professionnelles ou dans les foires commerciales. Les
consultants généralistes ajoutent l’approche à la mode à leur portefeuille de services
et incitent leurs clients à l’adopter. Les écoles de gestion l’intègrent à leurs cours.
La perspective marchande permet donc assez bien d’expliquer comment une
approche de gestion peut devenir à la mode: pour les gestionnaires, elle est une
promesse de performance; pour la presse d’affaires et les universités, elle représente
un nouveau sujet à traiter sous tous les angles; pour l’industrie de la consultation,
elle est une nouvelle mine d’or à exploiter.
La perspective marchande permet aussi de comprendre pourquoi les approches
à la mode ne peuvent pas le rester très longtemps. D’abord, rien ne meurt plus
rapidement que la nouveauté. Dans une culture qui valorise l’innovation et le
changement constants, s’inscrire dans la durée est presque impossible. Ensuite,
pour mieux vendre la nouvelle approche, on a souvent promis des résultats
10
faramineux en regard desquels la réalité ne peut qu’être décevante. En disant de la
nouvelle approche qu’elle peut s’appliquer partout, on relègue à l’arrière-plan tous
les éléments contextuels qui peuvent – et vont, inévitablement – nuire à son succès.
De plus, les ouvrages et les consultants qui présentent la nouvelle approche, surtout
ceux qui arrivent plus tard sur le marché, ont souvent tendance à la simplifier,
parfois à outrance, pour rassurer les adoptants. D’ailleurs, ce sont généralement ces
versions édulcorées qui font dire aux critiques que les approches de gestion à la
mode sont superficielles. Finalement, une recherche publiée récemment (Strang,
David et Akhlaghpour, 2014) indique qu’une partie des consultants qui sont attirés
par le nouveau marché ne sont pas assez qualifiés pour aider leurs clients à réussir
l’implantation.
Autrement dit, l’approche de gestion était peut-être excellente au départ, mais
le processus même de sa popularisation a créé les conditions de son échec éventuel.
Et si ce n’était pas suffisant, le besoin de relancer le marché va engendrer
l’apparition d’une nouvelle « nouvelle approche », que ses créateurs vont chercher
à justifier en commençant par invalider l’ancienne approche qui est, bien sûr,
incomplète, inadéquate et dépassée.
Malgré son pouvoir explicatif, plusieurs chercheurs ont critiqué la perspective
marchande en soulignant qu’elle tendait à présenter les gestionnaires comme des
individus naïfs qui se laissent duper par la toute-puissante industrie de la mode. Ces
chercheurs ont proposé d’autres explications au phénomène des modes en gestion,
qui forment ce que l’on peut appeler la perspective utilitariste.
La perspective utilitariste
La perspective utilitariste postule que, loin d’être naïfs, les gestionnaires ont de
bonnes raisons d’adopter les approches à la mode. Bien entendu, ils peuvent adopter
la nouvelle approche de gestion à la suite d’une évaluation pleinement informée de
son efficacité, mais dans ce cas, il n’y aurait pas d’effet de mode, selon la définition
que l’on en a donnée précédemment. Mais comme tout le monde, les gestionnaires
doivent le plus souvent prendre des décisions sans disposer de toute l’information
nécessaire ou sans avoir le temps de l’analyser. Dans un contexte de rationalité
limitée, se fier à ce que font les autres est une solution tout à fait raisonnable,
particulièrement si ces autres appartiennent à une élite. Si Motorola, Ford ou Xerox
a choisi cette approche, elle doit sûrement être efficace. On se dit que les
gestionnaires de ces organisations prestigieuses ont certainement pu, eux, évaluer
la nouvelle approche de manière pleinement informée, et que si elle a fonctionné
pour eux, elle devrait fonctionner pour nous. L’argument de popularité représente
aussi une manière de réduire le risque en cas d’échec: comment pouvait-on se
douter que la nouvelle approche ne fonctionnerait pas, alors que tout le monde en
11
disait autant de bien? Si elle échoue, au moins on ne sera pas seuls à s’être trompés.
À l’opposé, si la nouvelle approche s’avère vraiment efficace et devient pratique
courante, de quoi aura-t-on l’air si on ne l’a pas adoptée?
L’adoption des approches à la mode permet aussi de confirmer le statut
professionnel des gestionnaires. En effet, depuis que l’on s’est mis à parler des
« sciences » de la gestion, les gestionnaires ont dû démontrer qu’ils maîtrisaient un
ensemble de savoirs formels et qu’ils étaient à la fine pointe des connaissances. Ils
sont donc à l’affût des dernières innovations et reviennent des salons et des
conférences auxquels ils assistent avec des méthodes nouvelles qu’ils cherchent à
mettre en valeur.
Le désir de renforcer sa légitimité ne se limite pas aux individus. Les
organisations elles-mêmes doivent projeter une image énergique et moderne si elles
veulent conserver l’appui de leurs différentes parties prenantes. Dans certains cas,
ce sont les clients qui poussent l’organisation à adopter les nouvelles approches
dont tout le monde parle. Les actionnaires, les conseils d’administration, les
bailleurs de fonds et même les gouvernements s’attendent à ce que les organisations
utilisent les méthodes de gestion les plus modernes. À cet égard, une étude a montré
que les entreprises qui suivent les modes sont évaluées de façon plus positive par
les analystes financiers et que leurs dirigeants reçoivent une meilleure rémunération
à court terme, indépendamment de la performance de l’organisation. Aux plans
symbolique et politique, le fait d’adopter les approches à la mode est non seulement
raisonnable, mais presque nécessaire. Il y a 25 ans, il était bien difficile de trouver
un rapport annuel de compagnie dans lequel on ne disait pas avoir implanté une
approche de type « qualité totale », tout comme maintenant il est impossible de ne
pas affirmer que l’on se préoccupe du développement durable.
D’autres chercheurs ont contribué à la perspective utilitariste d’une manière
totalement différente. Selon eux, les dirigeants qui adoptent les approches à la mode
n’accorderaient pas une grande importance au fait que ces approches soient
efficaces ou non, car ils veulent avant tout s’en servir pour sortir les employés de
la routine, créer un vent de renouveau dans l’organisation et raviver les troupes2.
Les dirigeants s’approprieraient les approches à la mode et les utiliseraient pour
rallier les employés autour d’un projet commun, même s’ils savent que ce n’est que
pour un temps limité.
Comme on le voit, la perspective utilitariste explique elle aussi assez bien
comment de nouvelles approches de gestion peuvent devenir tout à coup très
populaires. Elle permet également de comprendre pourquoi cette popularité peut
chuter brusquement. D’une part, dès que la nouvelle approche de gestion
2 En plus des recherches citées dans Giroux (2008), voir à ce sujet Wilhelm et Bort (2013).
12
commence à faire l’objet de critiques ou que l’on remet en cause son efficacité ou
sa pertinence, elle n’est plus une bonne source de légitimité. D’autre part, la
légitimité qui provient du fait de posséder les connaissances de pointe exige, par
définition, un renouvellement constant.
La majorité des travaux sur les modes réalisés dans les années 1990 adoptaient
une perspective marchande ou une perspective utilitariste. Au début des années
2000, des chercheurs ont commencé à critiquer ces deux types d’explications en
leur reprochant de s’ancrer dans la théorie de la diffusion des innovations. Une des
caractéristiques de cette théorie est de traiter comme deux groupes séparés, d’un
côté, ceux qui élaborent les nouvelles approches et s’occupent de les diffuser, et,
de l’autre côté, ceux qui choisissent ou non de les adopter, pour quelque raison que
ce soit. Par opposition, ces derniers chercheurs ont proposé que même dans le cas
où des textes fondateurs décrivent la nouvelle approche de gestion, le contenu
même de cette approche est modifié et reconstruit pendant la mode. Autrement dit,
la question centrale de ces recherches n’est pas tant de savoir pourquoi l’on suit les
approches de gestion à la mode, mais comment elles se modifient en cours de route.
13
II. Comment sont construites et reconstruites les approches de gestion à la mode 3?
Certains chercheurs qui ont étudié les interactions entre les consultants et leurs
clients ont montré que le contenu des nouvelles approches de gestion et la manière
de les implanter sont le résultat d’un processus de négociation du sens. D’autres ont
plutôt suivi la démarche d’implantation telle qu’elle se fait dans les organisations.
Ils ont constaté que les gestionnaires adaptent les approches à leurs besoins et
négligent ou rejettent ce qui leur semble trop compliqué ou peu adapté à leur
situation. Une étude récente révèle aussi que les consultants modifient les concepts
en fonction de l’expérience qu’ils ont eue avec leurs clients précédents
(Heusinkveld, Benders et Hallebrand, 2013).
A. Le rôle du langage : le cas du mouvement qualité
Comme je l’ai déjà mentionné, ce qui m’a intéressée, moi, c’est la façon dont
les concepts liés aux approches de gestion sont transformés pendant que l’approche
se popularise et le rôle que joue le langage dans ces transformations. Ici encore,
c’est mon collègue Joseph Kélada qui, sans le savoir, m’a lancée sur cette piste.
Dès qu’est apparue l’expression Total Quality Management à la fin des années
1980, il a mis en garde les gestionnaires auxquels il s’adressait en soulignant qu’elle
prêtait à confusion et qu’il ne fallait pas l’entendre comme [Total Quality]
[Management] mais comme [Total] [Quality Management]. Il a proposé comme
équivalent français l’expression « gestion intégrale de la qualité » et a consacré bien
des efforts à l’expliquer et à en faire la promotion. Malheureusement, ce sont les
termes « Total Quality » et « qualité totale » qui se sont imposés.
C’est en pensant à cela que je me suis mise à m’intéresser aux mots eux-mêmes,
aux définitions que l’on en donne, à l’usage que l’on en fait et à leur degré
d’ambiguïté. Et comme le mouvement qualité battait son plein au moment où j’ai
entrepris mes recherches et que c’était un domaine que je commençais à bien
connaître, c’est lui qui a constitué le cas que j’ai étudié pendant les 15 années qui
ont suivi.
Je me suis donc lancée dans des travaux plutôt bizarres: j’ai recueilli un vaste
ensemble de textes écrits pendant une longue période pour étudier comment on a
changé la manière de parler de la qualité. Par exemple, j’ai accumulé et caractérisé
plus d’une centaine de définitions de la qualité écrites entre 1922 et 2000, pour voir
comment elles avaient changé au fil du temps. J’ai aussi cherché à comprendre
comment les auteurs qui ont écrit ou réédité de longues séries d’ouvrages sur la
3 Cette section est adaptée de Giroux (2006) et de Giroux et Taylor (2002). On trouvera dans ces articles l’ensemble des
références aux recherches qui sont mentionnées ici, sauf celles publiées plus tard, qui sont indiquées dans la bibliographie de ce document.
14
qualité ont modifié leur façon de concevoir la qualité et d’en expliquer les principes
de base. Heureusement, ceux que l’on a qualifiés de « gourous de la qualité » ont
été des auteurs prolifiques et ont vécu longtemps. J’avais ainsi des suites d’ouvrages
et de textes des mêmes auteurs s’étendant des années 1940 jusqu’au milieu des
années 1990, et il m’était possible de retracer l’évolution des notions d’un texte à
l’autre4. Pour comprendre le passage de la qualité ordinaire à la qualité totale, j’ai
lu à peu près tout ce qui s’est écrit sur le sujet (en anglais et en français, du moins)
pour découvrir le moment et les conditions de l’émergence du concept de TQM.
Finalement, j’ai recueilli un corpus d’une cinquantaine de définitions du TQM et
j’ai, littéralement, compté les mots qu’elles contiennent pour essayer de
comprendre de quoi elles parlent, au juste. Bref, je me suis bien amusée.
Et voici ce que j’ai trouvé. D’abord, en même temps que la gestion de la qualité
est devenue très populaire, la notion même de qualité s’est élargie. Jusqu’au début
des années 1980, la qualité était une caractéristique des biens et des services. Pour
réaliser des produits de qualité, il fallait utiliser certains moyens – par exemple,
avoir une main-d’œuvre qualifiée et motivée –, et la qualité des produits permettait
ensuite d’atteindre certains objectifs: satisfaire les clients, réduire les pertes, rendre
l’entreprise plus concurrentielle, etc. Or, à partir de 1985, on a réalisé une sorte de
télescopage entre la notion de qualité, ses moyens et ses fins. On ne disait plus que
la qualité permettait la satisfaction des clients, mais qu’elle était la satisfaction des
clients. Au même moment, comme je l’ai mentionné plus tôt, on a redéfini le mot
« client » pour inclure ce que l’on a appelé les clients internes, c’est-à-dire
n’importe quelle personne dans une organisation qui bénéficie du travail de
quelqu’un d’autre. On a aussi redéfini le mot « produit » pour désigner le résultat
de n’importe quel type de travail. Ainsi, satisfaire ses patrons et ses collègues au
regard de n’importe quelle tâche, c’était faire de la qualité. La qualité était
également mise en équivalence avec tout un ensemble d’objectifs de gestion. Par
exemple, l’American Society for Quality Control, la plus grande association de
professionnels de la qualité, prônait en 1989 la définition suivante :
Quality: a systematic approach for the search of excellence (synonyms:
productivity, cost reduction, schedule performance, sales, customer
satisfaction, teamwork, the bottom line).
Bien entendu, on essayait ainsi de convaincre les gestionnaires que la qualité
était la voie royale pour atteindre les objectifs qui les intéressaient vraiment5. Mais
en remplaçant la relation de cause à effet par une relation d’équivalence, on la
rendait bidirectionnelle: on pouvait maintenant dire que réduire les délais de
4 Par exemple, le Quality Control Handbook de Joseph Juran a été publié pour la première fois en 1951 et a été réédité en
1962, en 1974, en 1988 et en 1999 (Juran avait alors 95 ans). 5 Autrement dit, on essayait de les « intéresser », dans le sens que Callon et Latour donnent à ce terme.
15
livraison ou réduire les coûts, c’était faire de la qualité. On pouvait ainsi légitimer
une variété de projets sous le couvert de la qualité.
Mais le mouvement qualité a vraiment pris son envol avec l’apparition de
l’expression Total Quality Management (TQM) vers 1988. Les tenants du TQM en
proposaient des définitions très variées, ce que les chercheurs ont eu tôt fait de
remarquer. Certains d’entre eux ont comparé différentes définitions pour repérer
les principes de gestion qui étaient communs à toutes, et ils n’en ont pas trouvé
beaucoup, à part l’idée d’amélioration continue, que l’on retrouve dans à peu près
45 % des définitions. Ici encore, j’ai fait quelque chose d’étrange: j’ai compté tous
les mots pour trouver ceux qui étaient les plus fréquents. J’ai alors constaté que ce
qui revient le plus souvent (à part les articles, bien sûr!), et qui est présent dans près
de 80 % des définitions, ce n’est pas un principe de gestion, mais des mots qui
manifestent l’inclusion et la généralisation: every, each, any, all, whole, entire,
throughout, etc. Autrement dit, la fonction première du TQM semblait être de
regrouper une variété d’acteurs et d’intérêts sous un concept parapluie.
J’ai donc continué mes travaux en essayant de comprendre comment on en était
arrivé à un tel concept parapluie et qui en était l’auteur. La plupart des ouvrages qui
traitent du TQM en attribuent la paternité à Deming, qui avait déjà près de 90 ans
quand l’expression TQM est apparue. Toutefois, lorsqu’on lui posait directement
la question, Deming affirmait qu’il n’avait jamais utilisé cette expression et qu’à
son avis elle n’avait aucun sens. J’ai fait là-dessus bien d’autres recherches dont je
vous passe les détails, mais j’en suis arrivée à la conclusion que l’étiquette avait
émergé un peu au hasard et, parce qu’elle était attrayante et nouvelle, et surtout
parce qu’elle se prêtait bien à l’élargissement, on s’y était accroché, et on avait
ensuite cherché à y mettre du sens.
C’est bien beau d’analyser des corpus de définitions, mais le sens des mots se
construit vraiment dans l’usage que l’on en fait dans la langue courante et dans les
textes. Puisque les paroles s’évanouissent, je me suis encore plongée dans les textes,
des plus anciens aux plus récents. Je me suis rendu compte que les particularités de
la langue anglaise, et surtout de l’anglais moderne, avaient joué un grand rôle dans
les changements apportés au concept de qualité et à l’apparition du TQM. Nous
avons vu que l’expression à trois termes Total Quality Management était ambiguë
dans sa structure même. En français, on ne peut pas faire l’économie des
prépositions, qui établissent clairement les rapports entre les mots. Si on veut
traduire Total Quality Management, il faut choisir entre « la gestion totale de la
qualité » et « la gestion de la qualité totale »6. Même l’expression quality
6 Dans les textes anglais plus anciens, on utilisait une langue plus formelle qui incluait les prépositions. Le premier livre
sur la gestion de la qualité, publié en 1922, s’intitulait The Control of Quality in Manufacturing; de nos jours, un livre
semblable s’intitulerait plutôt Manufacturing Quality Control, ce qui prête à interprétation. Malgré leur ambiguïté, ces
formulations condensées ont envahi la langue anglaise, et en particulier la presse d’affaires et les ouvrages de vulgarisation.
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management peut signifier « la gestion de la qualité », mais aussi « la qualité de la
gestion ».
Or, pendant le mouvement qualité, les auteurs vont de plus en plus utiliser ces
formulations écourtées pour rendre leurs textes plus dynamiques. On parlera ainsi
de quality information, de quality people et de quality performance, pour ne citer
que quelques exemples d’expressions ambiguës. On emploiera aussi toutes sortes
de figures de style qui jouent sur le sens des mots. C’est ce que font d’ailleurs tous
les auteurs: tous ceux ici présents qui écrivent des textes savent bien qu’on cherche
souvent à faire de l’effet pour montrer que l’on sait écrire et que l’on a de l’esprit.
C’est d’ailleurs ce que j’ai fait moi-même au début de ma présentation en jouant
sur le sens de l’expression « une bonne leçon ». Dans le cas des textes sur la qualité,
le désir de captiver et de persuader les lecteurs va conduire, volontairement ou
accidentellement, à négliger la clarté des concepts et à faciliter leur élargissement.
Je vous passe les autres détails de mes analyses – et il y en a eu beaucoup –, mais
disons que j’en suis arrivée à proposer une nouvelle explication au phénomène des
modes en gestion: plus la nouvelle approche devient à la mode, plus elle s’élargit
pour englober et mettre en équivalence une variété d’intérêts, et plus elle s’élargit,
plus elle attire des adeptes et devient populaire. L’émergence d’une mode en
gestion dépend donc, du moins en partie, de la possibilité de créer un tel effet boule
de neige et de transformer l’approche ou l’étiquette à la mode en point de ralliement
où chacun peut trouver ou insérer ses propres intérêts.
En toute équité, si je propose une nouvelle explication aux modes en gestion,
cette explication doit aussi pouvoir rendre compte, du moins en partie, de la baisse
de popularité soudaine des approches à la mode. Je pense que c’est possible.
D’abord, l’élargissement et l’ambiguïté de l’approche ne manquent pas d’être
remarqués par les critiques qui, éventuellement, éroderont sa légitimité. Même à
l’intérieur des organisations, la multiplicité des interprétations finit par devenir
problématique quand vient le temps de collaborer pour implanter la nouvelle
approche. Mais surtout, mettre en équivalence sous un même terme parapluie un
ensemble d’enjeux parfois contradictoires et prétendre que tout le monde veut la
même chose ne peut que mal tourner: au quotidien, les oppositions resurgissent. On
aura beau dire que la qualité, c’est à la fois la réduction des coûts, le respect des
délais de livraison, la satisfaction des clients et le bien-être des employés, le jour
où l’on exige des heures supplémentaires pour livrer une commande urgente tout
en sachant qu’elle contient peut-être des produits non conformes, l’idéal
d’harmonie s’effondre vite.
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Notons que je ne prétends pas que l’explication que je propose aux modes en
gestion remplace celles que l’on a vues auparavant ou qu’elle leur soit supérieure.
Le phénomène des modes est assez complexe pour que l’on puisse penser qu’il a
de multiples causes. D’ailleurs, une étude réalisée récemment auprès de dirigeants
montre que ces derniers sont motivés par une variété de facteurs lorsqu’ils adoptent
les approches à la mode (Wilhelm et Bort, 2013). De plus, je n’ai étudié en
profondeur qu’un seul cas, celui du mouvement qualité. Cependant, les recherches
menées par d’autres auteurs et mes propres observations me permettent de croire
que l’élargissement conceptuel que j’ai démontré en ce qui concerne la qualité est
survenu dans d’autres modes en gestion. Par exemple, l’approche juste-à-temps
(JIT) était définie au départ de manière précise et concrète, puis certains se sont mis
à la présenter comme une démarche très large de réduction du gaspillage et à parler
de Big JIT (Ansari, Fiss et Zajac, 2010). La même chose s’est produite dans le cas
de la réingénierie des processus d’affaires, à tel point que n’importe quelle
restructuration ou n’importe quel changement un tant soit peu important est
maintenant qualifié de réingénierie. Et depuis qu’est arrivée l’expression
sustainable development, on a aussi vu apparaître, comme par hasard, l’expression
sustainable profitability…
S’il est intéressant pour les chercheurs de comprendre les causes du phénomène
des modes en gestion, il est probablement plus important pour les praticiens d’en
connaître les conséquences possibles.
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III. Les conséquences du phénomène des modes en gestion7
Au bout du compte, doit-on suivre les modes ou y résister? Les combattre ou les
encourager? Se tenir en retrait ou en profiter? La réponse à ces questions n’est pas
évidente, et elle dépend beaucoup du point de vue où l’on se place.
Sur le plan économique, l’industrie des modes en gestion génère pour ceux qui
en font partie des revenus de dizaines de milliards de dollars par année, la part du
lion allant à l’industrie de la consultation. Bien entendu, ce qui est un revenu pour
les uns est un coût pour les autres et ces milliards proviennent des organisations
privées et publiques qui adoptent les approches à la mode. Ces organisations en
ont-elles pour leur argent? J’ai déjà parlé des gains d’image et de légitimité qui
provenaient de l’adoption des approches à la mode. Ces gains doivent être
importants si on n’hésite pas à les payer aussi cher. Mais les changements eux-
mêmes génèrent-ils des retombées plus tangibles? Malheureusement, la plupart des
recherches réalisées sur les approches à la mode montrent qu’elles ont très peu
d’effets sur la performance des organisations.
Les chercheurs se sont aussi penchés sur les conséquences de la succession des
modes pour les employés et les cadres intermédiaires. En matière d’apprentissage,
on estime qu’il pourrait y avoir un gain à long terme, car une partie des
connaissances acquises demeurent et finissent par s’accumuler. On remarque aussi
que même si les étiquettes à la mode peuvent changer, les principes de gestion
qu’elles mettent de l’avant sont souvent les mêmes et qu’il peut donc y avoir une
consolidation des apprentissages d’une mode à l’autre. Toutefois, lorsqu’il s’agit
de la motivation des employés et de la qualité de vie au travail, les chercheurs sont
beaucoup plus critiques. La plupart des approches de gestion qui deviennent à la
mode exigent des changements importants, que ce soit dans les méthodes de travail
ou dans les rapports entre les individus. Quand l’approche ne remplit pas ses
promesses, qu’elle tombe dans l’oubli ou, pire encore, quand elle est remplacée par
une nouvelle « nouvelle approche », les employés qui s’y sont investis se sentent
frustrés et même floués. On voit alors apparaître des manifestations de cynisme et
la prochaine innovation risque de ne pas être reçue avec beaucoup d’enthousiasme.
À terme, comme « le garçon qui criait au loup », les organisations pourraient bien
avoir usé inutilement leurs principaux leviers de changement.
Finalement, toujours avec mes idées bizarres, j’ai voulu voir les conséquences
des modes sur un groupe que personne n’avait étudié, à savoir les professionnels
en organisation dont la spécialité devient tout à coup à la mode. J’ai donc réalisé
7 Cette section est adaptée de Giroux (2008) et de Giroux, Sergi et Pasin (2010). On trouvera dans ces articles la majorité
des références aux recherches qui sont mentionnées ici; celles qui ne s’y trouvent pas sont indiquées dans la bibliographie de
ce document.
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une série d’entrevues avec des professionnels de la qualité qui pratiquaient déjà
dans les organisations au tout début du mouvement qualité, et avec mes collègues
Viviane Sergi et Federico Pasin, nous avons recueilli et analysé des données sur les
offres d’emplois et sur les salaires des professionnels de la qualité avant et pendant
la mode. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les spécialistes de la qualité qui
étaient déjà en exercice n’ont pas beaucoup profité de la mode: leurs salaires n’ont
pas augmenté plus rapidement et il y avait moins d’offres d’emplois pour des postes
en qualité pendant la mode qu’il n’y en avait avant! Plusieurs spécialistes interrogés
étaient d’ailleurs assez frustrés de voir que même s’ils avaient depuis longtemps
soutenu l’importance de la qualité pour leur organisation, ils n’avaient pas été
entendus, alors qu’on écoutait volontiers les consultants externes qui disaient la
même chose tout en étant payés beaucoup plus cher. Comme dit le proverbe, nul
n’est prophète en son pays.
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Conclusion
En définitive, je ne sais pas trop si on doit ou non suivre les modes, ni même s’il
est possible d’y résister. Mais je crois que l’étude du phénomène des modes en
gestion devrait nous amener à remettre en cause les prémisses sur lesquelles il
s’appuie. Le succès des organisations tient-il réellement à l’adoption de
« meilleures pratiques »? Faut-il vraiment toujours changer? La nouveauté est-elle
bien une valeur? Doit-on toujours « faire quelque chose »? Il me semble qu’il
vaudrait mieux, bien souvent, nous arrêter, chercher à comprendre le passé et le
présent, solidifier les acquis, savoir attendre et persister dans ce que l’on fait et dans
ce que l’on est, plutôt que de nous précipiter et de nous agiter. Mais comme je vous
l’ai dit, je suis plutôt bizarre…
En terminant, je veux remercier mes collègues du Département de gestion des
opérations et de la logistique qui m’ont accueillie dans leurs rangs même si mes
recherches n’avaient pas trop l’air de porter sur la gestion des opérations. Je
remercie en particulier mon vieil ami Sylvain Landry, qui était là quand j’ai
commencé à enseigner et qui a toujours été là pour m’aider et me soutenir quand
j’en avais besoin. Merci aussi à la direction de l’École, qui m’a fait confiance, et à
tous ceux et celles qui contribuent à rendre notre travail collectif plus facile et
surtout plus agréable.
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Bibliographie
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as they diffuse ». Academy of Management Review, 35 (1): 67-92.
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pragmatic ambiguity ». Journal of Management Studies, 43 (6): 1227-1260.
Giroux, H. (2008). « Pourquoi suivons-nous les modes en gestion ». Gestion, 32
(4): 10-19.
Giroux, H., Sergi, V. et Pasin, F. (2010). « Should you wish for popularity? The
case of quality management ». 2010 Meeting of the Academy of
Management, Montréal, 6-10 août.
Giroux, H. et Taylor. J. R. (2002). « The justification of knowledge: Tracking the
translations of quality ». Management Learning, 33 (4): 497-517.
Heusinkveld, S., Benders, J. et Hallebrand, B. (2013). « Stretching concepts: The
role of competing pressures and decoupling in the evolution of organization
concepts ». Organization Studies, 34 (1): 7-32.
Strang, D., David, R. J. et Akhlaghpour, S. (2014). « Coevolution in management
fashion: An agent-based model of consultant-driven innovation ». American
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Wilhelm, H. et Bort, S. (2013). « How managers talk about their consumption of
popular management concepts: Identity, rules and situations ». British
Journal of Management, 24: 428-444.