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LES PLUS ANCIENS HOMO SAPIENS (SAPIENS) Perspectives biologique, chronologique et taxinomique Anne-Marie Tillier P.U.F. | Diogène 2006/2 - n° 214 pages 132 à 146 ISSN 0419-1633 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-diogene-2006-2-page-132.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Tillier Anne-Marie, « Les plus anciens homo sapiens (sapiens) » Perspectives biologique, chronologique et taxinomique, Diogène, 2006/2 n° 214, p. 132-146. DOI : 10.3917/dio.214.0132 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.74.124.82 - 13/05/2013 15h55. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.74.124.82 - 13/05/2013 15h55. © P.U.F.

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LES PLUS ANCIENS HOMO SAPIENS (SAPIENS)Perspectives biologique, chronologique et taxinomiqueAnne-Marie Tillier P.U.F. | Diogène 2006/2 - n° 214pages 132 à 146

ISSN 0419-1633

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-diogene-2006-2-page-132.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Tillier Anne-Marie, « Les plus anciens homo sapiens (sapiens) » Perspectives biologique, chronologique et

taxinomique,

Diogène, 2006/2 n° 214, p. 132-146. DOI : 10.3917/dio.214.0132

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Diogène n° 214, avril-juin 2006.

LES PLUS ANCIENS HOMO SAPIENS (SAPIENS)PERSPECTIVES BIOLOGIQUE, CHRONOLOGIQUE

ET TAXINOMIQUE

par

ANNE-MARIE TILLIER

Introduction

Depuis l’introduction de la nomenclature binominale parG. Linné en 1758, l’homme actuel (= moderne) appartient à l’espèceHomo sapiens. L’Europe occidentale a tout d’abord été privilégiéepour y situer l’origine de l’espèce, comme en atteste l’histoire de lapaléoanthropologie. Les premières découvertes réalisées à la fin duXIXe siècle, à l’abri de Cro-Magnon et à Chancelade en France et àGrimaldi en Italie, ont été utilisées pour établir l’existence desHomo sapiens fossilis. Parallèlement à la lignée néandertaliennereconnue comme une espèce à part (Homo neanderthalensis) dès1864 par King, une autre lignée devait s’être différenciée en Eu-rope pour donner naissance à l’Homme moderne. La quête de cetancêtre européen devait connaître son apogée avec la théorie desPré-sapiens européens, aujourd’hui abandonnée, dontl’anthropologue français H. V. Vallois (1958) fut l’un des plus ar-dents défenseurs.

Ce sont les premières découvertes hors d’Europe, et plus exac-tement au Proche-Orient dans les années 1930, ainsi que les dis-cussions qu’elles engendrées, qui ont renouvelé le débat surl’origine de l’Homme moderne. Pour certains, la documentationanthropologique mise au jour et notamment les fossiles de Skhul etQafzeh (Israël) rendaient compte d’un métissage entre Néanderta-liens et Hommes modernes dans la région (Thoma 1965), maisl’origine de ces derniers restait à définir. Pour d’autres, une origineextra-européenne de l’Homme moderne était envisageable et lesfossiles Skhul et Qafzeh en apportaient la preuve, étant qualifiésde Proto-Cro-Magnons (Howell 1958). À la même époque une re-considération de la position du Néandertalien apparaissait évi-dente, avec le passage à la nomenclature trinominale, retenantdeux sous-espèces sapiens et neanderthalensis au sein de l’espècesapiens.

Depuis une vingtaine d’années le débat sur l’origine de l’Hommemoderne s’est élargi, opposant pour un temps les avocats d’unediversification régionale des Homo sapiens (multirégionalisme) aux

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tenants d’un berceau unique (modèle du « Out of Africa »). Paral-lèlement on assiste, au sein de la communauté scientifique, à unerésurrection de l’espèce Homo neanderthalensis, adossée à unetypologie osseuse classificatoire et ayant recours à des argumentstirés d’analyses paléogénétiques, afin de défendre l’existenced’espèces distinctes et de privilégier une origine africaine del’Homme moderne. Il s’avère que les résultats scientifiques peu-vent quelquefois être interprétés de façon différente selon les pré-occupations des uns et des autres.

Définition de Homo sapiens sapiens, Homme moderne

L’usage du qualificatif « moderne » en paléoanthropologie tireson origine, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, d’une réfé-rence quasi-exclusive aux fossiles européens du Paléolithique su-périeur, perçus comme ancêtres des populations actuelles. Ce qua-lificatif infère dans l’esprit de nombreux de ses utilisateursl’acquisition de capacités cognitives et culturelles élaborées (Tillier1999, p. 18) et la définition de la « modernité » de l’homme, biologi-que, culturelle, qui peine à se dégager d’une ingérence idéologique,pourrait animer plusieurs tables rondes. Aujourd’hui une approcheplus cohérente de la diversité biologique des premiers Hommesmodernes en Europe est réalisée (Henry-Gambier 2005b) et il estclair que quelques millénaires ont été nécessaires pour ques’affirment des pratiques culturelles plus élaborées, ce qui rendobsolète le dogme d’une primauté culturelle.

Cependant force est de constater que l’Europe, qu’il s’agisse desHommes modernes fossiles ou des Néandertaliens, demeure dansla majorité des interprétations phylogénétiques un référent in-contournable pour de nombreux scientifiques, très influencés parleur environnement immédiat pour ce qui est des populations ac-tuelles. M. H. Wolpoff a probablement été un des premiers en 1986à souligner le biais que représentait, dans toute discussion desaffinités modernes d’un fossile, le choix d’un référent exclusive-ment européen, ce qui pourrait conduire, à l’extrême, à l’exclusiond’une partie des groupes humains actuels.

L’ostéobiographie de l’Homme moderne s’appuie pour l’essentielsur des traits anatomiques de la tête osseuse, les caractères dusquelette infra-crânien apparaissant le plus souvent secondairesdans la plupart des descriptions proposées. L’Homme moderne a encommun avec les Néandertaliens quelques caractères, tels quel’augmentation de la capacité cérébrale, l’ouverture de l’angle occi-pital et l’allongement de l’arc inion-lambda sur l’arrière crâne, laréduction du prognathisme facial et de la taille des dents. La partiemoyenne du squelette facial se distingue chez l’Homme modernepar une configuration dite en inflexion avec une angulation zygo-

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matico-maxillaire et une fosse canine.Parmi les caractères modernes, se trouvent les proportions de la

voûte crânienne (haute par rapport à sa longueur), une forme dite« en maison » du crâne en vue postérieure résultant d’éminencespariétales en position haute et de parois latérales parallèles, desprocessus mastoïdes pyramidaux saillants, un front redressé por-tant des bosses frontales, l’absence de superstructures osseusesmarquées, qu’il s’agisse de la région susorbitaire ou de l’arrièrecrâne, enfin la présence d’un menton osseux.

Le squelette infra-crânien est décrit comme relativement gra-cile, à côté de nombreuses similitudes avec celui des Néanderta-liens, liées à des contraintes de posture et de locomotion équiva-lents et portant sur plusieurs régions anatomiques (e.g. lordosecervicale, morphologie de la colonne vertébrale, des os, des mainset des pieds, etc). L’accent est mis dans la littérature sur quelquestraits spécifiques, toujours définis pour justifier une distinctionavec une morphologie considérée comme spécifique aux Néander-taliens. Cependant la spécificité de ces caractères peut être redis-cutée avec l’apport de nouvelles découvertes de squelettes (venuescombler des lacunes importantes entre Australopithèques et Homosapiens), ou bien encore avec la prise en compte de la diversitébiologique actuelle.

Pour illustrer ce propos, l’exemple, sur l’os coxal, de la branchesupérieure du pubis, est révélateur. Cette dernière est décritecomme courte et épaisse dans le sens vertical chez l’Homme mo-derne, tandis que chez le Néandertalien elle se distinguait par sonallongement et sa minceur (e.g. McCown et Keith 1939 ; Stewart1960 ; Trinkaus 1976). Stringer et al. (1984, pp. 54-55), dans deuxtableaux proposant une synthèse comparative des caractéristiquesanatomiques des squelettes de l’Homme moderne et du Néander-talien, restaient prudents quant à la signification phylogénétique àdonner à cet ensemble de caractères de l’os coxal. L’histoire leur adonné raison, même s’il est clair qu’ils n’ont pas toujours été suivisdans leur prudence, loin s’en faut, puisqu’il s’est avéré des auteurspour conférer à la configuration de la branche pubienne supérieureune portée spécifique (e.g. Rak 1990). La compréhension de la si-gnification de ce caractère, au sein du genre Homo, a bénéficié,entre autres, de la découverte des fossiles de Sima de Los Huesosen Espagne et de Jinnuishan en Chine. L’expression de la configu-ration de cette région de l’os coxal ne peut être stéréotypée commel’indique la diversité d’expression qu’illustrent les fossiles inclusdans le genre Homo et l’espèce sapiens, qu’il s’agisse des représen-tants européens, nord-asiatiques ou proche-orientaux (Arensburget Belfer-Cohen 1998, Rosenberg 1998 ; Arsuaga et al. 1999 ; Tillier2005a).

Au sein de la communauté des paléoanthropologues, la tenta-

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tion demeure forte de promouvoir une classification typologique(dont l’objectif prioritaire est la mise à l’écart des Néandertaliens)plutôt que d’admettre une évolution en mosaïque des caractèresmodernes, une certaine hétérogénéité biologique des premiersHommes modernes de l’Ancien Monde comme de leurs contempo-rains.

Les tout premiers Hommes modernes (une, deux fois sapiens)

Dans l’état actuel de nos connaissances, les fossiles les plus an-ciens attestant la présence d’Hommes modernes proviennent del’Asie du sud-ouest et de l’Afrique. Les preuves paléontologiquesvenant de Chine, de l’Asie du sud-est et du Continent Australiensont plus récentes (e.g. Mann 1995 ; Wolpoff 1999).

Le Proche-Orient

Le Proche-Orient a livré la documentation la mieux positionnéechronologiquement et la plus complète, et les fossiles directementconcernés proviennent des niveaux moustériens de deux sites duLevant sud méditerranéen. Les affinités phylogénétiques des spé-cimens de Skhul et Qafzeh (Israël) avec les Hommes modernes ontété définies et discutées sur la base de l’identification de ressem-blances avec les hommes du Paléolithique supérieur et les popula-tions récentes (McCown et Keith 1939 ; Clark Howell 1958 ; Thoma1965 ; Vandermeersch 1981 ; Mann 1995 ; Tillier 1999).

Parmi les caractères dérivés modernes citons la hauteur de lavoûte, la forme dite en « maison » du crâne en vue postérieure, unfront redressé et une région susorbitaire au développement modéré(composée de deux arcs supraborbitaire et supraciliaire), un ar-rière-crâne se distinguant par un profil occipital arrondi avec uneprotubérance externe nette, une région moyenne de la face portantfosse canine et éminence mentonnière (Fig. 1). Au sein del’échantillon, l’expression d’une variabilité crânienne s’observe surles sujets adultes et son interprétation, notamment en terme dedimorphisme sexuel, n’est pas évidente, faute de disposer le plussouvent d’éléments de diagnose pertinents sur le squelette (i.e. l’oscoxal). Si un sexe féminin a été retenu pour Qafzeh 9, individupour lequel les os du bassin sont présents, le sexe masculin attri-bué à Qafzeh 6 (Fig. 1) ne repose que sur des caractères crâniensdénotant une robustesse (Vandermeersch 1981).

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Fig. 1. L’adulte Qafzeh 6 (en haut), Qafzeh 9 relevant de la classe d’âge15-19 ans (en bas à gauche) et l’adolescent Qafzeh 11 (en bas à droite).Ces trois spécimens illustrent le développement des traits modernes ausein d’un même site. (Photos Dubure et A. Pinchasov.)

À Qafzeh comme à Skhul, quelques individus (adultes et nonadultes) ont conservé des traits archaïques (par exemple la tailledu tegmen tympani sur l’os temporal, la présence d’une fosse gé-nioglosse sur la face interne de la région symphysaire de la mandi-bule), qui peuvent faire défaut chez les hommes plus tardifs duPaléolithique supérieur (Vandermeersch 1981 ; Tillier 1999). Lapersistance de ces caractères et l’interprétation de la variabilitéindividuelle demeurent un thème de discussion qui conduit desauteurs à tempérer pour le moins la « modernité » de quelquesindividus, voire à alléguer l’éventualité de dissemblances mas-quées, affectant par exemple la structure cérébrale interne, indé-pendamment d’une encéphalisation marquée (e.g. Klein 1989 et1999 ; Stringer 1994 ; Wolpoff 1999).

Les fossiles de Skhul et Qafzeh sont associés à une industrie

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moustérienne qualifiée de type Tabun C (Garrod et Bate 1937 ;Bar-Yosef 1989 et 2000 ; Boutié 1989 ; Hovers 1997). L’anciennetéde ces occupations humaines, proposée pour Qafzeh originellementsur la base de données biostratigraphiques (Tchernov 1981), a prisdu temps (Tillier et Tassy 1987 ; Arensburg et Tillier 1989). Le pasn’a été franchi qu’avec la confirmation qu’ont apportée les métho-des radiométriques, appliquées successivement aux sites de Qafzehet de Skhul (Valladas et al. 1988 ; Schwarcz et al. 1988 ; Stringer etal. 1989 ; Mercier et al. 1993 ; Yokoyama et al. 1997).

Les premiers Hommes modernes du Proche-Orient ont plus de90 000 ans BP (tableau 1) et plusieurs dizaines de milliers d’annéesles séparent de leurs successeurs dans la région, dont la présenceest attestée pour le Paléolithique supérieur à Qafzeh, Hayonim(Israël) et à Ksar ‘Aqil au Liban (Arensburg et al. 1990 ; Bergmanet Stringer 1989 ; Tillier et Tixier 1990). Qu’en est-il de leur ori-gine et de leurs prédécesseurs ?

L’Afrique

Les données issues de la biologie moléculaire mêlant les analy-ses de l’ADN mitochondrial, de l’ADN nucléaire autosomal et, à undegré moindre, celles portant sur le polymorphisme du chromo-some Y, sont citées pour étayer l’hypothèse d’une origine uniquedes Hommes modernes et pour situer cette dernière en Afrique.Cependant, de l’avis des spécialistes, le scénario n’est pas aussisimple. Selon Cavalli-Sforza et al. (1994, p. 93) : « la séparationentre les Africains et les non-Africains était la toute première dansl’histoire de l’évolution humaine, une suggestion sujette à la vali-dation de l’hypothèse selon laquelle les rythmes de l’évolution sontconstants. L’arbre génétique ne nous dit pas nécessairement si lespremiers humains étaient en Afrique et s’ils se sont éparpillés enAsie, ou vice versa1. » Les analyses d’ADN mitochondrial récemmentconduites sur un des fossiles du Lac Mungo en Australie, qui té-moigne d’une arrivée d’Hommes modernes sur ce continent, sem-blent aller dans le même sens (Adcock et al. 2001). Ainsi que leremarquait V. Barriel (2001), si Ève est africaine, Adam peut-ilêtre asiatique ?

Les preuves paléontologiques sont-elles en mesure de gommerces incertitudes pour l’Afrique ? La documentation anthropologiquepermettant de discuter de la présence d’Hommes modernes plusanciens que ceux de Skhul et de Qafzeh est loin d’être concordante.

1. « The split between Africans and non-Africans was the earliest in hu-man evolutionary history, a suggestion subject to the validation of thehypothesis that rates of evolution are constant. The genetic tree does notnecessarily tell us wether the first humans were in Africa and expanded toAsia, or vice versa. »

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Les problèmes sont liés aux difficultés inhérentes à l’établissementd’une chronologie rigoureuse, à l’état fragmentaire des vestigeshumains dans quelques cas et parfois aux circonstances de leurdécouverte. Trois régions subsahariennes sont concernées à desdegrés divers, l’Afrique du Sud (avec les sites de Klasies RiverMouth et Border Cave), l’Éthiopie (avec la formation d’Omo Kibishau sud, celle de Herto-Bouri au nord), le Soudan avec le crâne deSinga2. Au nord du Sahara, deux sites, l’un au Maroc, l’autre enLibye, sont à prendre en considération.

Les données issues d’Afrique orientale sont sans doute lesmoins problématiques. Les fossiles de la formation de Herto Bouri,mis au jour en 1997, semblent les mieux circonscrits quant aucontexte d’origine, et plusieurs informations concordent quant àleur ancienneté, autour de 150 000 ans (White et al. 2003). Ilscomprennent deux sujets adultes et un enfant qui illustrent unemosaïque de caractères modernes et archaïques : celle-ci a fait direà leurs inventeurs qu’ils pouvaient appartenir à une population« qui est au bord de la modernité anatomique, mais pas encorepleinement moderne3 » (White et al. 2003, p. 745). Parmi les traitsarchaïques se placent la persistance d’un torus susorbitaire et unensemble de caractères morphométriques affectant la partiemoyenne de la face et reflétant une certaine robustesse.

Jusqu’à cette découverte, les deux spécimens trouvés dans lavallée de la rivière Omo il y a près de 40 ans étaient généralementprésentés comme les représentants africains les plus anciens desHommes modernes (Day 1972, Brauer 1991), bien que la fiabilitédes datations réalisées sur des coquillages les plaçant au-delà de130 000 ans ait été discutée (Smith 1993). Pour ce matériel, desinformations plus récentes géochronologiques, peu aisées à corréleravec les données originelles, sont en faveur d’un âge ancien(McDougall et al. 2005). Les deux crânes montrent une variationindividuelle significative : le plus incomplet, Omo Kibish 2, aconservé des traits archaïques, tels que la hauteur de la voûte fai-ble, un profil frontal en retrait, un relief susorbitaire développé etun profil sagittal de l’arrière crâne peu ouvert et un plan nucalétendu (Day 1972 ; Day et Stringer 1982). Omo Kibish 1 s’avèremoderne quant aux caractères précédemment cités, auxquels onpeut ajouter la présence d’un menton osseux et des os infra-crâniens qui se placent dans la variation connue pour les popula-tions actuelles.

Quant aux fossiles sud-africains, la controverse est loin d’être

2. Le crâne incomplet de Singa, comme l’ont décrit Spoor et al. 1998, estpathologique, ce qui pose quelques problèmes d’interprétation.3. « That is on the verge of anatomical modernity but not yet fullymodern. »

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close, qu’il s’agisse des spécimens de Border Cave ou de KlasiesRiver Mouth, mais pour des raisons différentes. Dans le premiercas, une des pièces les plus complètes, le crâne Border Cave 1, pos-sède des caractéristiques générales anatomiquement modernes,mais des interrogations demeurent quant aux circonstances de sadécouverte et donc à l’association du fossile avec le contexte ar-chéologique.

Fossiles DatationTechniquesradiométriquesAutres données

Sources

Skhul(Israël)

119 000 ± 18 000 BP≥ 101 000 BP

TLESR

Grun et Stringer 1991Mercier et al. 1993

Qafzeh(Israël)

92 000 ± 5000 BP≥100 000 BP≥ 100 000 BP

TLESRSpectrométrie γ

Valladas et al. 1988Schwarcz et al. 1988Yokoyama et al. 1997

Border cave(Af. du Sud) ≥90 000 BP ? Brauer 1991, p. 200

Omo Kibish(Éthiopie)

≥130 000 BP ? 40Ar / 39ArStratigraphie

Day 1972McDougall et al. 2005

KlasiesRiver Mouth(Af. du Sud)

110 000/60 000 BPESRbiostratigraphiebiostratigraphie

Deacon 1993Vogel 2001Feathers 2002

Haua Fteah(Lybie)

? ? Moustérien McBurney 1975

Jebel Irhoud(Maroc)

130 000/160 000 BP ESRbiostratigraphie

Hublin 1991

Singa(Soudan)

≥140 000 BP ESR McDermott et al. 1996

Herto Bouri(Éthiopie)

≥150 000 BP 40Ar / 39Ar White et al. 2003

Zuttiyeh(Israël)

≥ 150 000 BP Ur / Thbiostratigraphie

Gisis et Bar-Yosef 1974Vandermeersch 1995

Tableau 1. Distribution chronologique des fossiles humains les plus an-ciens relevant de l’espèce Homo sapiens, pour lesquels des affinitésavec l’Homme moderne sont discutées à différents niveaux.

Le contexte archéologique ne fait pas de doute en revanche àKlasies River Mouth et les dates sont calées entre 80 000 et150 000 ans BP selon les niveaux (Deacon 1993 ; Vogel 2001 ; Fea-thers 2002). En revanche, la discussion porte sur les affinités phy-logénétiques des vestiges humains dont plusieurs, du fait de leurétat fragmentaire (dents pour les plus anciens, fragments de man-dibules, de frontal, zygomatique pour les plus récents) donnent lieuà des interprétations controversées. Pour certains, Klasies RiverMouth apporte la preuve d’Hommes modernes anciens en Afriquedu Sud et les arguments cités comprennent un relief susorbitaire

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atténué, l’apparente gracilité de la morphologie mandibulaire ou lataille des dents (Brauer 1991) ; pour d’autres, il s’agit de formesarchaïques comme en témoignent l’absence de menton osseux et larobustesse de l’os zygomatique, la réduction de taille des dentsn’apparaissant pas comme un critère pertinent (Deacon 1993 ;Smith 1993 ; Mann 1995). Il convient de rappeler que ce sont pour-tant ces fossiles sud-africains qui demeurent le plus souvent men-tionnés dans la littérature spécialisée, aux côtés de ceux plus ré-cents trouvés à Blombos (Grine et Henshilwood 2001), pour étayerchronologiquement l’hypothèse d’une origine africaine ancienne del’Homme moderne.

Les régions situées au nord du Sahara sont souvent exclues dudébat, sans doute du fait de leur excentricité géographique parrapport au berceau supposé. Les fossiles du Jebel Irhoud au Marocreprésentent actuellement les seuls témoignages anthropologiquesd’occupations moustériennes au nord du Sahara avec ceux d’HauaFteah en Libye. Les deux branches mandibulaires trouvées à HauaFteah dans un contexte moustérien (McBurney 1975) ne permet-tent pas d’aller très loin dans la diagnose (Tillier 1992), mais lasituation est différente pour les spécimens marocains. Ces derniersregroupent deux crânes adultes et trois ossements d’enfants (Hu-blin et Tillier 1988 ; Hublin 1991 ; Tixier et al. 2001). Plusieursarguments anatomiques permettent d’envisager une continuité depopulation avec les premiers Hommes modernes et justifient ladésignation d’Homo sapiens, dont ils pourraient représenter unstade plus ancien que ceux du Proche-Orient. Leur positionnementpar rapport à ces derniers pose la question de leur statut éventueld’Homo sapiens archaïques. Une attribution des fossiles au stadeisotopique 6, c’est-à-dire au-delà de 130 000 ans, ne serait en effetpas à exclure (Hublin 1991).

Tous les autres fossiles trouvés en Afrique sont, soit plus ré-cents que ceux du Proche-Orient, soit regroupés sous l’appellationde Homo sapiens archaïques. La compréhension de ce stade évolu-tif (grade) est loin d’être consensuelle quant à ses limites, mais ellelaisse cependant sous-entendre que tous les Homo sapiens ne sontpas des Hommes modernes, comme le montre l’adjonction pourquelques-uns d’entre eux d’un nom de sous-espèce.

Le concept d’Homo sapiens archaïques et son extension

Le concept d’Homo sapiens archaïques n’est pas appréhendé defaçon identique par tous les auteurs, ce qui donne lieu à des inter-prétations contrastées. Pour G. Brauer (1991), l’Afrique permet-trait de dégager une séquence d’Homo sapiens archaïques dont leclassement lui apparaît quelque peu artificiel vu qu’il regrouperaittous les fossiles antérieurs aux premiers Hommes modernes sur ce

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continent. Ces fossiles présenteraient, aux côtés des caractèreshérités des Homo erectus, des caractères plus évolués en relationavec l’augmentation de la capacité cérébrale, justifiant ainsi unedistinction.

Pour d’autres auteurs, dans les Homo sapiens archaïques, se-raient à placer des fossiles anciens qui composent un stade évolutifpréfigurant une morphologie totalement moderne. Cette appella-tion n’est alors justifiée ipso facto que pour des fossiles horsd’Europe. Il en serait ainsi, en Afrique, des spécimens marocainsdu Jebel Irhoud cités plus haut, ou bien encore d’autres fossilescontemporains, voire plus anciens tels ceux de la formation de Her-to-Bouri dans la dépression des Afars déjà mentionnés, pour les-quels les auteurs ont proposé une nouvelle sous-espèce Homo sa-piens idaltu (White et al. 2003). Le point commun à tous les fossilesafricains ainsi regroupés serait la prédominance de caractèresprimitifs sur des caractères dérivés qui justifierait le maintien desspécimens à un grade « inférieur ». Cette perception gradualiste setrouverait confortée par les données géochronologiques. B. Van-dermeersch (2005, p. 106) évoque ainsi une attitude consensuelledes chercheurs qui consisterait à réserver l’appellation d’Homosapiens archaïques aux « fossiles non européens ayant plus de150 000 ans ». De la même façon, cet auteur avait considéré qu’auMoyen-Orient le fossile de Zuttiyeh (Israël) pouvait constituer undes derniers jalons dans la région de la lignée menant aux pre-miers Hommes modernes (Vandermeersch 1995).

Cependant, le Moyen-Orient a livré un nombre important defossiles (en Israël, Syrie et Iraq) qui sont au centre de discussionscar la reconnaissance de leur statut taxinomique ne fait pasl’unanimité. Les relations biologiques et culturelles entre les diversgroupes fossiles locaux soulèvent plus de questions que de répon-ses. Un consensus se dégage cependant pour admettre que ces fos-siles provenant des sites de Tabun, Amud, Kebara, Hayonim, De-deriyeh et Shanidar sont des Homo sapiens4 anatomiquement dif-férents des premiers Hommes modernes de Skhul et Qafzeh (e. g.Vandermeersch 1981 ; Trinkaus 1991 et 1995 ; Mann 1995 ;Arensburg et Belfer-Cohen 1998 ; Tillier et al. 2003 ; Tillier 2005aet b). Ils sont, pour ceux qui ont fait l’objet de datations radiomé-triques, soit plus anciens – Tabun et Hayonim (Grun et Stringer2000 ; Mercier et Valladas 2003 ; Mercier et al. 2000 et n.d.) – soitplus récents – Kebara et Amud (Valladas et al. 1987 ; Valladas etal. 1999 ; Rink et al. 2001) – dans la région que les fossiles deSkhul et Qafzeh.

Pour une majorité de ces fossiles proche-orientaux, la significa-

4. Y. Rak soutient quant à lui un rattachement à l’espèce Homo neander-thalensis (1990).

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tion des caractères archaïques qu’ils portent (affectant la hauteurde la voûte, la courbure sagittale du front, le développement de larégion susorbitaire, la région antérieure de la mandibule, etc.) aété et reste discutée, y compris, selon certains auteurs, en termesd’affinités avec les Néandertaliens d’Europe (e. g. Vandermeersch1981 ; Trinkaus 1995 ; Hublin 2000 ; Condemi 2003). Les traitsanatomiques qui les distinguent à la fois des Néandertaliens euro-péens et des hommes de Skhul/Qafzeh donnent lieu à des interpré-tations contrastées, et le débat n’est pas nouveau, ayant commencédès les premières publications (e.g. McCown et Keith 1939 ; Howell1958 ; Thoma 1965 ; Suzuki et Takai 1970). Les mêmes fossilespeuvent être rapportés à des Homo sapiens archaïques, à desNéandertaliens ou à une population immigrante d’Homo sapiensayant évolué localement. La volonté de reconnaître, en dehors despremiers Hommes modernes au Levant, un groupe humain biolo-giquement homogène prédomine le plus souvent sur la prise encompte de la diversité phénotypique et, secondairement, sur la noncontemporanéité des fossiles. L’histoire du peuplement de la régionne peut être reconstruite qu’en prenant en compte la position par-ticulière de carrefour d’influences qu’elle occupe (Arensburg etBelfer-Cohen 1998 ; Tillier 2005a et b).

L’Europe, un lieu de rencontre entre Homo sapiens (sapiens)et Homo (sapiens) neanderthalensis ?

Les données anthropologiques actuellement disponibles suppor-tent une arrivée tardive des Hommes modernes en Europe, selonun gradient d’est en ouest, et les fossiles pour lesquels le statutmoderne ne présente aucune ambiguïté sont postérieurs à 40 000ans. Ils sont alors accompagnés d’un contexte archéologique quidénote une innovation culturelle.

Le témoignage le plus ancien viendrait du sud-est de l’Europe etdu site de Pestera cu Oase en Roumanie, avec une mandibule pourlequel un âge direct se situant entre 34 000 et 36 000 ans BP a étéobtenu selon la méthode 14C en SMA5 (Trinkaus et al. 2003). Le sitede Mladec en Moravie (République tchèque) a livré, lors de fouillestrès anciennes, de nombreux spécimens dont la stricte contempo-ranéité et l’appartenance au contexte aurignacien ont été parfoisquestionnées. Cependant des datations directes viennent d’êtreréalisées sur quatre des spécimens et s’avèrent concordantes (Wildet al. 2005), situant les fossiles vers 31 000 ans6. Les fossiles rou-mains et tchèques attestent la persistance, aux côtés de traits déri- 5. Spectromètre de masse par accélérateur (NdlR).6. C’est un âge voisin qui pourrait être retenu pour les os humains mis aujour anciennement à Kent Carven en Grande Bretagne (Henry-Gambier2005b).

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vés modernes, de quelques caractères archaïques, intéressant pourl’essentiel le squelette facial (e. g. largeurs interorbitaire et nasale,dimensions de l’arcade dentaire, robustesse de la mandibule). Lasélection de caractères illustrant une influence néandertalienne,tels que la configuration « horizontale-ovale » de l’ouverture ducanal mandibulaire sur la branche de la mandibule de Pestera cuOase 1 (Trinkaus et al. 2003), ou bien encore la robustesse de cer-tains os à Mladec, ne peut être à nos yeux validée.

Tous les autres fossiles dont l’appartenance à l’Homme moderneest établie avec certitude ont moins de 30 000 ans et parmi eux setrouvent les occupants de l’abri de Cro-Magnon en France (Henry-Gambier 2002). Ces derniers, longtemps utilisés comme holotypesdes Homo sapiens sapiens datés de l’Aurignacien en Europe occi-dentale, ont un âge qui ne dépasse pas 28 000 ans.

Les Néandertaliens ont-ils contribué au pool génique des Hom-mes modernes, peut-on relever chez les derniers Néandertaliensl’influence d’un flux génique entre les deux populations ? Un sque-lette d’enfant trouvé, au nord du Caucase, dans la grotte Mezmais-kaya, a été daté directement de 29 195 ± 965 ans BP (Golovanova etal. 1999). Un rattachement chronologique au Moustérien et impli-citement une affiliation néandertalienne ont été proposés (Golova-nova et al. 1999), bien que l’âge obtenu soit plus récent que ceuxacceptés jusque-là dans la grotte, à la fois pour des niveaux mous-tériens et pour ceux du début du Paléolithique supérieur, etqu’aucun élément de faune ou d’industrie lithique n’ait été associéau dépôt. Pour ce très jeune enfant (âge au décès estimé entre septmois in utero et deux mois post-natals), deux des arguments utili-sés dans l’étude préliminaire, le faible développement du processusmastoïde sur l’os temporal et l’allongement du foramen magnum,sont des traits juvéniles communs à tous les enfants de l’espèceHomo sapiens (Tillier 1998 ; Coqueugniot et Le Minor 2002), e tseul le premier d’entre eux se maintient chez l’adulte néanderta-lien (Barriel et Tillier 2002). Le dernier argument porte sur lesproportions des segments des membres, mais la valeur discrimi-nante de l’indice crural (longueur de la diaphyse tibialex100 / longueur de la diaphyse fémorale) n’est pas aussi prononcéechez les enfants du Paléolithique (Barriel et Tillier 2002, tableau1).

Des ossements néandertaliens ont été datés au 14C à Vindija enCroatie et les résultats obtenus pour deux d’entre eux (Churchill etSmith 2002) donnent un âge récent, respectivement 28 740-27 300ans BP pour l’un, 29 880-28 280 ans BP pour l’autre. La présencetardive de Néandertaliens en Croatie ainsi qu’à l’est de la MerNoire, si elle était confirmée, serait à confronter aux hypothèsesémises sur le rôle privilégié accordé au sud-ouest de l’Europe occi-dentale, et en particulier à la péninsule ibérique, dans l’isolation

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génétique du groupe (e.g. Vega Toscano 1990 ; Zilhão 1993 ; Hublinet al. 1995 ; Zilhão et Trinkaus 2002).

L’éventualité d’un flux génique entre Hommes modernes etNéandertaliens a été évoquée à plusieurs reprises par des auteurspour justifier soit la présence de caractères se situant à la limite dela variation observée (tolérée, serait un terme plus approprié pourcertaines analyses très orientées typologiquement), soit celle detraits « métissés ». De nouvelles investigations sont possibles avecle développement de l’imagerie tridimensionnelle, ainsi quel’illustre l’étude comparée du labyrinthe et des canaux semi-circulaires de l’oreille interne. Spoor et al. (2003) suggèrent que desdifférences marquées existent dans la configuration du labyrintheentre Hommes modernes et Néandertaliens, et qu’elles peuventêtre utilisées à des fins d’analyse phylogénétique. Lors de l’étudedu labyrinthe de l’adolescent néandertalien Le Moustier 1 (Dordo-gne), Spoor et al. (2003) remarquent que le fossile présente unemorphologie plus moderne que les autres Néandertaliens testés, etadmettent à contrecœur : « L’attribution concluante sera impossi-ble lorsqu’on traite des labyrinthes similaires à ceux de Le Mous-tier 1, qui tombent entièrement dans la zone de chevauchementmorphologique des Néandertaliens et des Hommes modernes7. »Cette configuration atypique du labyrinthe est mise en relationavec l’éventualité d’une datation tardive, rendant possiblel’influence d’un flux génique entre Néandertaliens et premiersHommes modernes (Spoor et al. 2003, p. 162). Une telle hypothèsereste à confirmer en fonction de plusieurs paramètres, dont ceux dela datation du fossile et de l’identification d’Hommes modernesplus anciens.

Dans de telles conditions, que faut-il privilégier ? L’existenced’une évolution diachronique au sein de la lignée néandertalienne,la reconnaissance d’une variation individuelle affectant la popula-tion fossile comme toute population humaine, les limites d’uneclassification typologique à partir du phénotype (ce qui est depuislongtemps admis pour les populations actuelles) ou les trois à lafois ? Autant d’interrogations qui semblent plus étrangères auxtenants d’un remplacement rapide de population (Hublin 2000 ;Stringer 2002 ; Couture et Hublin 2005), qu’aux avocats d’un pro-cessus d’assimilation entre les premiers Hommes modernes et lesderniers Néandertaliens (Duarte et al. 1999 ; Zilhão et Trinkaus2002).

L’interprétation des résultats scientifiques varie selon les préoc-cupations des uns et des autres. Un argumentaire plus solide peut-

7. « Conclusive attribution will be impossible when dealing with labyrinthssimilar to that of Le Moustier 1, which entirely fall in the morphologicaloverlap zone of Neandertals and modern humans ».

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il être trouvé dans les résultats d’analyses génétiques ? La paléo-génétique contribue-t-elle à lever le voile sur les incertitudes taxi-nomiques qui demeurent pour cette période critique du Paléolithi-que et peut-elle aider à se prononcer sur le statut de sous-espèce(Homo sapiens, neanderthalensis ou sapiens) ou d’espèce (Homoneanderthalensis, Homo sapiens) à accorder aux représentants desdeux populations ? Les fragments de séquences d’ADN mitochon-drial néandertaliennes publiées jusqu’à présent sur les fossilesallemands, croates, français et caucasiens (dans ce dernier cas ils’agit de l’enfant dont le statut reste à établir) illustrent une diver-gence importante avec les séquences d’hommes actuels (Krings etal. 1997, 1999 et 2000 ; Schmitz et al. 2002 ; Ovchinnikov et al.2000 ; Beauval et al. 2005).

Cependant cette divergence homme actuel-Néandertalien esttrès nettement inférieure à celle qui existe entre deux espèces deChimpanzés, et elle se situe plutôt dans la variation de deux sous-espèces de Pan troglodytes (Barriel et Tillier 2002). De plus il fautmentionner que d’autres séquences obtenues sur des os néanderta-liens n’ont pas franchi le cap de la publication, car elles n’ont pasété authentifiées pour des raisons diverses (contamination suppo-sée, absence de reproductibilité entre laboratoires, etc.). Enfin lavariabilité génétique connue au sein de la population néanderta-lienne ne porte que sur des séquences d’ADN mitochondrial et laparticipation des gènes nucléaires reste inconnue, faute d’analyses.

Une autre interrogation porte sur l’identification d’une diver-gence avec les séquences équivalentes des Hommes modernes fos-siles. Une première analyse a été publiée portant sur les fossilesitaliens de la grotte de Paglicci datés de 24 000 ans BP (Caramelliet al. 2003), et les résultats montrent que les séquences se placentdans la variation humaine actuelle. Cependant, ainsi que le souli-gne V. Barriel (2005), l’acceptation de leur authentification a sou-levé des réactions et la possibilité d’une contamination entre spé-cimens anciens et modernes a été évoquée à leur propos (Abbott2003). Cet auteur constate avec lucidité que, pour certains profes-sionnels de l’ADN ancien, « si dans un laboratoire appliquant toutesles précautions exigées une séquence ancienne néandertalienne estobtenue et présente des ressemblances avec des séquences humai-nes actuelles (ou tombe dans son domaine de variation) ce ne serajamais le signe d’une participation des Néandertaliens au patri-moine génétique des Hommes modernes mais le fait d’une conta-mination » (p. 386).

En fin de compte, les perspectives qu’offrent les recherches me-nées en paléogénétique pour suppléer les défaillances de la pa-léoanthropologie, répondre aux interrogations sur les relationsentre Hommes modernes et Néandertaliens et appréhender defaçon plus cohérente la question de l’origine des populations ac-

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tuelles (Homo doublement sapiens) soulèvent de nombreuses ques-tions et tous les handicaps ne sont pas encore levés. La paléoan-thropologie, quant à elle, infirme la thèse selon laquelle l’homme atoujours évolué dans le même sens.

Anne-marie TILLIER.(CNRS – Université Bordeaux I.)

Remerciements

Je remercie chaleureusement Janusz Kozlowski, Marcel Otte et Domi-nique Sacchi pour leur invitation à contribuer au volume consacré à la« Naissance de la pensée symbolique, de l’art et du langage ». Mes remer-ciements s’adressent également à Maggy Seurin (UMR 5199-LAPP) et AcherPinchasov (Sackler Medical School, Université de Tel Aviv) pour leur as-sistance technique concernant l’illustration.

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