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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2016-2017 1 LES PRATIQUES SOCIALES ET CULTURELLES DES FRANÇAIS INTRODUCTION Au sens sociologique du terme, la culture englobe, à côté des valeurs, et des normes, l’ensemble des pratiques sociales et culturelles acquises et partagées par les membres d’une société. Les valeurs sont des idéaux auxquels les membres d’une société adhèrent et qui se manifestent concrètement dans leurs manières de penser, de sentir, d’agir. Quant aux normes, il s’agit de règles de conduite de la vie sociale auxquelles les in- dividus sont censés se conformer. Les pratiques sociales et culturelles concernent les modes de vie. Les pratiques sociales sont nombreuses : les vacances, les activités sportives, la participation aux associations ou le militantisme dans un parti politique, les fréquentations. Ces dernières comprennent les relations de voisinage, mais aussi celles qui au-delà du voisinage participent du réseau, ou encore les invitations, les réceptions, autant d’éléments qui définissent la sociabilité. Les pratiques culturelles concernent la fréquentation des lieux culturels et la consommation ou l’utilisation de biens culturels. La fréquentation de lieux culturels ren- voie à celle des musées, du cinéma, du théâtre, des spectacles, des mo- numents. La consommation ou l’utilisation de biens culturels désigne l’usage des livres, des médias, de la photographie. Des pratiques sociales comme les vacances, les activités physiques et sportives, la sociabilité, cette tendance irrésistible à « frayer » avec ses semblables, des pratiques culturelles comme la lecture, les sorties au ci- néma, au théâtre et au concert permettront de s’interroger sur les varia- bles sociales de leur diversité. On pourra s’interroger également sur le modèle d’analyse qui consiste à mettre en relation la catégorie sociopro- fessionnelle, notamment à travers les inégalités de capital culturel, et les pratiques tant sociales que culturelles. Est-il toujours pertinent ? N’assiste-t-on pas à une démocratisation de la culture d’une part mais aussi à des exemples plus fréquents de « dissonance culturelle » qui in- valident l’existence d’un lien mécanique entre classes sociales et prati- ques culturelles, remettant ainsi en question la notion de légitimité cultu- relle et le modèle aristocratique de la distinction (façon Pierre Bour- dieu) ? Le propos va porter sur les pratiques sociales des Français et leurs déterminants à travers trois exemples, les vacances, le sport et les formes de sociabilité (I), sur des pratiques culturelles, la fréquentation des mu- sées, la consommation de biens culturels, et sur leur mise en relation avec les classes sociales (II), avant de prêter attention à la question de la

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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB 2016-2017

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LES PRATIQUES SOCIALES ET CULTURELLES

DES FRANÇAIS INTRODUCTION

Au sens sociologique du terme, la culture englobe, à côté des valeurs,

et des normes, l’ensemble des pratiques sociales et culturelles acquises et partagées par les membres d’une société. Les valeurs sont des idéaux auxquels les membres d’une société adhèrent et qui se manifestent concrètement dans leurs manières de penser, de sentir, d’agir. Quant aux normes, il s’agit de règles de conduite de la vie sociale auxquelles les in-dividus sont censés se conformer. Les pratiques sociales et culturelles concernent les modes de vie. Les pratiques sociales sont nombreuses : les vacances, les activités sportives, la participation aux associations ou le militantisme dans un parti politique, les fréquentations. Ces dernières comprennent les relations de voisinage, mais aussi celles qui au-delà du voisinage participent du réseau, ou encore les invitations, les réceptions, autant d’éléments qui définissent la sociabilité. Les pratiques culturelles concernent la fréquentation des lieux culturels et la consommation ou l’utilisation de biens culturels. La fréquentation de lieux culturels ren-voie à celle des musées, du cinéma, du théâtre, des spectacles, des mo-numents. La consommation ou l’utilisation de biens culturels désigne l’usage des livres, des médias, de la photographie.

Des pratiques sociales comme les vacances, les activités physiques et sportives, la sociabilité, cette tendance irrésistible à « frayer » avec ses semblables, des pratiques culturelles comme la lecture, les sorties au ci-néma, au théâtre et au concert permettront de s’interroger sur les varia-bles sociales de leur diversité. On pourra s’interroger également sur le modèle d’analyse qui consiste à mettre en relation la catégorie sociopro-fessionnelle, notamment à travers les inégalités de capital culturel, et les pratiques tant sociales que culturelles. Est-il toujours pertinent ? N’assiste-t-on pas à une démocratisation de la culture d’une part mais aussi à des exemples plus fréquents de « dissonance culturelle » qui in-valident l’existence d’un lien mécanique entre classes sociales et prati-ques culturelles, remettant ainsi en question la notion de légitimité cultu-relle et le modèle aristocratique de la distinction (façon Pierre Bour-dieu) ?

Le propos va porter sur les pratiques sociales des Français et leurs déterminants à travers trois exemples, les vacances, le sport et les formes de sociabilité (I), sur des pratiques culturelles, la fréquentation des mu-sées, la consommation de biens culturels, et sur leur mise en relation avec les classes sociales (II), avant de prêter attention à la question de la

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démocratisation de la culture et de la « dissonance culturelle » qui frap-perait d’obsolescence le modèle de la distinction (III) I/ PRATIQUES SOCIALES

Parmi l’ensemble des pratiques sociales, on distinguera les vacances, les pratiques sportives et les formes de sociabilité qui sont des éléments constitutifs du mode de vie.

A/ LES VACANCES Selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), on considère

comme des vacances l’ensemble des déplacements d’agrément compor-tant au moins quatre nuits consécutives hors du domicile. Sont exclus des vacances, les déplacements professionnels, les voyages d’études, les séjours motivés par la maladie ou le décès d’un proche, les séjours de santé dans des établissements spécialisés, les courts séjours d’agrément (deux ou trois nuitées) et les week-ends réguliers.1

1/ L’évolution des taux de départ

Du milieu des années soixante à 2004, le taux de départ (% de fran-

çais partant en vacances) a augmenté de près de 50 % passant de 42 % à 65 % (GRAPHIQUE 1). Cette augmentation a pu donner à penser que nous entrions dans une société de loisirs.

Malgré la crise, en 2008, la moitié des Français continue de partir. Cependant, ils ajustent leurs dépenses et choisissent de rester en France ou de partir hors saison (tarifs plus avantageux).

L’ajustement passe aussi par une réduction du budget pendant le sé-jour : économiser sur la restauration ou pratiquer moins d’activités de loisirs payantes. 19 % des Français ont bénéficié en 2008 d’une aide pour leurs départs en vacances, des « chèques vacances» principalement.2

2/ Les lieux de destination

La mer arrive toujours en tête des destinations, suivie de la campa-gne en deuxième position pour l’été (troisième pour l’hiver) et de la mon-tagne. Pauvres et riches se font héberger chez des parents ou des amis, mais alors que, pour les moins aisés, ce mode d’hébergement représente

1 - Tableau de l’économie française (TEF, 2014) 2 - Tableaux de l’économie française, (TEF, 2010)

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les deux tiers des vacances, pour les plus riches, il ne concerne que 40 % de la durée de leurs vacances.3

Depuis 20 ans, la part de l’été dans les vacances diminue et les sé-jours raccourcissent, un Français sur deux part en vacances d’hiver (2007).

GRAPHIQUE 1 Évolution des taux de départ en vacances de 1964 à 2004

Source : INSEE, enquêtes de conjoncture auprès des ménages 1964-

1994, enquêtes permanentes sur les conditions de vie 1996-2004. 3/ Les inégalités face aux vacances

21 millions de Français ne partent pas par contrainte ou par choix, 8

millions sont immobilisés par les contraintes financières.4 On peut être contraint de ne pas partir en vacances pour d’autres raisons : raison de santé personnelle, raisons professionnelles ou d’études, soins à un parent malade.

Les urbains partent plus que les ruraux ou les périurbains, les jeunes plus que les vieux (après 70 ans, effet d’âge et de génération). Les jeunes

3 - Thomas Le Jeannic, José Ribera, « Hausse des départs en vacances, mais 21 mil-lions de français ne partent pas », INSEE-PREMIÈRE, n° 1093, juillet 2006. 4 - Thomas Le Jeannic, José Ribera, op cit.

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retraités disposent de temps et n’ont pas encore vu leurs forces décliner. Quelle que soit la destination retenue, les cadres et les professions intel-lectuelles supérieures ont le plus fort taux de départ en vacances (effet de revenus).

B/ LES PRATIQUES SPORTIVES Les termes d'Activités Physiques ou Sportives (APS) regroupent tou-

tes les pratiques, qu'elles soient compétitives, de loisirs, extrêmes, libres, au cours desquelles le corps est utilisé, mis en jeu.5

1/ Massification des activités physiques et sportives

En 2012, la tendance indiquée de 1985 à 2000 par deux enquêtes menées par l’Institut National du Sport et de l’Éducation Physique (IN-SEP) et le Ministère de la jeunesse et des sports se confirme. La pratique des Activités Physiques et Sportives (APS) se massifie. En effet, 36 mil-lions de Français âgés de 15 à 75 ans déclarent pratiquer une activité phy-sique et sportive.

Certes, pour 10 millions d’entre eux, cette pratique n’est qu’occasionnelle, moins d’une fois par semaine, mais les 26 millions res-tants font du sport au moins une fois dans la semaine. Dix millions sont adhérents à un club ou à une association sportive, un peu plus de 8 mil-lions participent à des compétitions. On ne saurait oublier, pour être complet, les sportifs de haut niveau et les sportifs professionnels qui forment un noyau de 10 000 personnes.

2/ Les activités les plus pratiquées

Les APS se diversifient, les sports de glisse (roller-skate et glisse sur eau ou sur neige) ont fait une percée remarquée dans les années 1980-1990. Les activités les plus pratiquées révèlent le classement suivant : en tête, le trio marche, natation, vélo puis le jogging, les boules et les sports d’hiver. En ce qui concerne les sports organisés, le football et le tennis arrivent en tête.

Cependant, les sports de glisse stagnent (5% des sports pratiqués en 1985, 3 % en 2000). Le vieillissement de la population qui entraîne un plus faible poids des jeunes ainsi que le coût de certaines pratiques sem-blent avoir joué dans ce sens. Les sports collectifs étaient pratiqués par 12 % des personnes interrogées en 1985, en 2000 ils le sont par 23 %.

5 - Patrick Mignon, « Les pratiques sportives des Français », Sciences Humaines, 14 mai 2012.

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3/ Le plaisir de préférence à la compétition Les motivations renvoient à la quête du bien-être et à l’établissement

de liens familiaux et amicaux. La recherche de performance, la compéti-tion et le goût du risque passent au second plan. On note également, à l’origine des activités, la santé et le besoin d’exercice.

On pourrait voir dans l’évocation du plaisir provoqué par les activi-tés physiques et sportives l’expression d’un certain individualisme, mais il est contrebalancé par le fait que le sport se pratique le plus souvent en groupe, avec la famille et les amis.

4/ La différenciation sociale des activités physiques et sporti-

ves

La pratique sportive dépend de variables sociales, l’âge, le genre, le revenu et le diplôme qui accompagnent le statut économique.

! L’âge

Certaines activités sportives sont liées à la jeunesse et s’arrêtent plus

ou moins brutalement après 24 ans : c’est le cas du basket-ball, du hand-ball, du patinage et des sports de combat. D’autres activités sont plus spécifiques aux personnes âgées de plus de 45 ans : par exemple la mar-che, la pêche, les boules, la marche sportive et la gymnastique, les deux dernières étant souvent liées à des préoccupations de santé.

! Le genre

La pratique sportive dépend du genre. Dans quinze disciplines, les

hommes sont plus nombreux que les femmes, notamment au football et au rugby dans lesquels on compte très peu de femmes. En revanche, les femmes sont surreprésentées dans trois activités : la gymnastique, la danse et le patinage sur glace. Les femmes sont présentes dans des sports où le poids de la compétition se fait moins prégnant ainsi que l’appartenance à un club. Plus généralement, les stéréotypes culturels, masculins et féminins, font pleinement partie de l’univers sportif. Cer-tains hommes, peut être les plus nombreux, disent des femmes qui prati-quent des sports réputés « masculins », le rugby et le cyclisme par exem-ple, qu’elles font « mâles ».

! Le statut économique

Comme il existe des sports « féminins » et « masculins », il en est

d’autres pour riches ou pauvres. Du côté des sports de riches : la voile,

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l’aviron, le canoë- kayak, le golf, le ski. Toutes ces activités supposent du matériel au coût élevé ou des droits d’entrée importants au moment de l’inscription dans un club. Parmi les sports populaires, ceux qui concer-nent les ouvriers ou les paysans : la chasse, la pêche, les boules, la mar-che qui sont destinés à la détente mais aussi à la rencontre avec d’autres personnes, la sociabilité.

Au total, on peut dresser le portrait robot de l’individu qui s’adonne à la pratique sportive : il s’agit plutôt d’un homme, jeune, diplômé, au revenu élevé et appartenant aux professions libérales et aux professions intermédiaires.

C / LA SOCIABILITÉ

Dans son acception sociologique, la sociabilité s’entend comme

«l’ensemble des relations sociales effectives, vécues, qui relient l’individu à d’autres individus par des liens interpersonnels et/ou de groupe ».6 On distingue quatre cercles de relations : le foyer, la famille, les amis et les associations.7

1/ Les quatre cercles de la sociabilité

! Le foyer

Près de trois français sur quatre (73 %) vivent avec au moins une au-

tre personne. Environ un ménage sur dix (9 %) se compose de cinq per-sonnes et plus. Dans notre pays, une personne sur quatre (24 %) vit seule (GRAPHIQUE 2). Il s’agit principalement de personnes âgées. La vie so-litaire n’est cependant pas réservée aux « seniors ». En effet 16 à 18 % des moins de 60 ans sont dans cette situation. Il s’agit souvent d’individus fortement diplômés.

! La famille

86 % des individus, soit l’écrasante majorité, rencontrent de façon

régulière des membres de leur famille (GRAPHIQUE 3). Seuls à se met-tre en retrait de la famille, les célibataires, les séparés, les divorcés, les chômeurs. Tout se passe comme s’ils craignaient le jugement porté par les proches sur leur situation. Les occasions de rencontrer la famille pour une personne vivant seule sont deux fois moins nombreuses qu’en cou-ple.

6 - Pour le psychologue, la sociabilité désigne l’aptitude à vivre en société. 7 - Régis Bigot, « Quelques aspects de la sociabilité des Français », CREDOC, Cahier de recherche, n° 169, décembre 2001.

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GRAPHIQUE 2 Combien de personnes au total vivent normalement dans votre logement y compris vous-même ?

Source : CREDOC, enquêtes sur les « Conditions de vie et les Aspirations des

Français », 2000-2001.

! Les amis Si près d’un Français sur dix (9%) reçoit des amis ou des relations

tous les jours ou presque, ils sont 36 % à recevoir une fois par semaine et 32 % une fois par mois. 20 % ne reçoivent que rarement et 4 % jamais. Une large majorité reçoit donc des amis une fois par mois et plus (GRA-PHIQUE 4). Le fait de recevoir des amis ou des relations semble être au cœur de la « sociabilisation » des individus. Inviter chez soi indique une grande tendance à s’ouvrir aux autres.

! Les associations

42 % des Français disent appartenir ou participer aux activités d’au

moins une association (GRAPHIQUE 5). Il s’agit, en général, d’individus à capital culturel élevé. En effet, les classes supérieures s’investissent dans les associations. Le lien associatif apparaît comme un lien social choisi.

Les différents cercles de sociabilité se chevauchent : en effet, quel-qu’un qui reçoit des amis ou des relations entre plus souvent en contact avec le monde des associations, rencontre plus souvent sa famille et vit rarement seul dans son foyer.

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GRAPHIQUE 3 Rencontrez-vous, de façon régulière, des membres de votre famille pro-che ?

Source : CREDOC, enquêtes sur les « Conditions de vie et les Aspirations des Fran-çais », 2000-2001.

2/ Les facteurs qui influencent la sociabilité

! L’âge, le revenu, le diplôme Les jeunes, les diplômés et ceux qui disposent d’un revenu important

sont les champions des réceptions à domicile. Au fur et à mesure que l’on avance en âge, la taille du foyer se rétrécit car les enfants le quittent pour fonder un nouveau foyer. Même les amis semblent déserter ce foyer qui se vide.

Chaque membre du ménage pouvait être considéré comme une ou-verture vers les autres. La participation des seniors à la vie associative viendrait compenser l’affaiblissement de la sociabilité liée au foyer. Les moins de quarante ans, en revanche, baignent dans un réseau de sociabi-lité particulièrement dense : famille, amis, associations et liens à l’intérieur du foyer.

On comprend que le revenu peut avoir une influence sur les récep-tions d’amis ainsi que le diplôme. Ce dernier détermine l’appartenance à un réseau de relations qui ont pu se nouer lors d’études universitaires ou dans la profession. On notera que, si personne ne semble exclu de toute forme de sociabilité, la pauvreté relationnelle reflète l’indigence des plus démunis.

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GRAPHIQUE 4 Vous arrive-t-il d’inviter ou de recevoir, chez vous, des amis, des rela-tions ?

Source : CREDOC, enquêtes sur les « Conditions de vie et les Aspirations des Fran-çais », 2000-2001.

GRAHIQUE 5 Faites-vous partie, ou participez-vous aux activités d’une association (ou d’un groupe) ?

Source : CREDOC, enquêtes sur les « Conditions de vie et les Aspirations des Fran-çais », 2000-2001.

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! L’activité des femmes

Les femmes au foyer rencontrent, moins souvent que des femmes insérées sur le marché du travail, des amis ou leur famille et tout se passe comme si elles étaient retenues par leur activité domestique. Il est ce-pendant exagéré d’opposer sociabilité masculine et sociabilité féminine. Hommes et femmes rencontrent aussi souvent leur famille et leurs amis, mais les hommes participent aux associations dans une plus grande pro-portion que les femmes : 46 % contre 38%.

! Le statut matrimonial

Le statut matrimonial est un facteur important de sociabilité. Le

conjoint élargit le cercle des relations. D’ailleurs, en cas de divorce, le ré-seau de relations se fragmente. Les couples qui vivent en union libre re-çoivent plus souvent leurs amis que leur famille. Contrairement à une idée reçue, le célibat ne permet pas de multiplier les occasions de rela-tions.

! Le lieu de résidence

On doit noter enfin que l’on fréquente moins sa famille à Paris qu’en

province, qu’on y reçoit moins ses amis et que l’on participe moins au monde associatif. De plus, la taille des ménages y est plus réduite. Dans les villes où la densité de population est forte, les réseaux sociaux sont moins importants, comme si la concentration de population atrophiait le lien social. Dans les communes rurales, le tissu associatif est plus dense que dans les villes importantes malgré la sous-représentation des cadres supérieurs, des diplômés et des ménages aisés. II/ PRATIQUES CULTURELLES

La lecture, les sorties au cinéma, au théâtre et au concert, la fréquen-

tation des expositions, la visite des monuments historiques, sont des pra-tiques culturelles. Quelle est leur importance respective ? Quels sont les facteurs susceptibles de les influencer et peut-on mettre en évidence cer-taines inégalités ? La classe sociale d’appartenance permet-elle de déter-miner les pratiques culturelles des individus ?

A/ LES PRATIQUES CULTURELLES À L’ÂGE ADULTE

Le principal outil permettant de mesurer les pratiques culturelles

ainsi que leurs évolutions tient à l’enquête quantitative menée par le Mi-nistère de la culture depuis 1973. Les cinq enquêtes, réalisées en 1973,

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1989, 1997, 2008) ont soumis tous les huit ans un questionnaire à un échantillon représentatif de la population française. On dispose égale-ment d’informations à partir de l’enquête permanente de l’INSEE sur les conditions de vie des Français.

1/ Le constat 8

En 2008, on constatait que globalement 70 % des Français (TA-BLEAU 1) avaient lu un livre, en dehors de toute contrainte scolaire ou professionnelle, au cours des douze derniers mois. Cette proportion est en baisse par rapport à 1997 (74 %). Alors que la part des faibles lecteurs a augmenté, celle des moyens et des forts lecteurs (respectivement 10 à 19 livres et 20 livres est plus) a diminué.

Il ne faudrait pas en conclure que les Français lisent moins dans la mesure où les actes de lecture sur l’écran se sont multipliés. Une vérita-ble « culture de l’écran »9 a pris de l’ampleur, surtout chez les jeunes et les milieux favorisés alors que le temps consacré au petit écran est resté stable (durée moyenne d‘écoute 21 heures par semaine), et a diminué chez les jeunes. L’ampleur est encore plus marquée pour la radio qui su-bit la concurrence d’internet (sites d’écoute en « streaming,» blogs).

43 % de Français en 2008 ne sont jamais allés au cinéma au cours des douze derniers mois. Cette proportion est en baisse. En revanche, la part de ceux qui sont allés au cinéma 1 à 5 fois dans l’année a augmenté de même que la part de ceux qui y sont allés 6 fois et plus, dans une moindre mesure cependant.

La fréquentation des lieux de spectacles vivants qui comprennent l’opéra, les concerts (rock, jazz, musique classique), le théâtre, mais aussi le cirque, le music-hall et les spectacles de danses folkloriques, a vu la part de ceux qui n’y vont pas diminuer légèrement, la proportion de ceux qui ont assisté à une pièce de théâtre a augmenté de 50 % de 1973 à 2008. La part de ceux qui ont visité une exposition ou un musée est éga-lement en augmentation.

2/ Les facteurs qui influencent les pratiques culturelles

On retrouve les déterminants sociaux habituels : l’âge, le genre, le

lieu de résidence et le milieu social.

8 - Les données statistiques sont extraites de Olivier Donnat, « Les pratiques culturel-les des Français à l’ère numérique, Éléments de synthèse 1997-2008 », Culture étu-des, octobre 2009. 9 - Ibid

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! L’âge

L’âge exerce une influence sur le taux de pratique. Si la lecture d’un journal quotidien augmente avec l’âge, celle d’un livre, au contraire, di-minue. On note que la proportion de gros lecteurs (soit 20 livres et plus) est la plus forte dans la tranche d’âge 55-64 ans. Les jeunes témoignent d’une vie culturelle plus intense, particulièrement marquée pour le ciné-ma, la fréquentation des salles diminuant régulièrement avec l’âge. La visite des musées diminue avec l’âge : 37 % chez les 15-19, 21% chez les 65 et +. On remarque la même tendance pour la fréquentation des mo-numents historiques. La relation est moins affirmée pour une exposition temporaire de peinture et de sculpture.

! Le genre

Les hommes et les femmes ont des pratiques culturelles similaires

sauf en ce qui concerne la lecture, la peinture en amateur et la céramique qui se révèlent comme des pratiques artistiques féminines. Certaines de ces pratiques (tenir un journal intime, faire du chant ou de la danse, fré-quenter des spectacles de danse), féminisées dès le début des années 1970, ont connu une accentuation de leur caractère féminin. Des activités comme la lecture d’un quotidien, la fréquentation régulière d’une salle de cinéma, celle d’un concert de rock ou de jazz sont des activités masculi-nes, mais cette caractéristique recule de 1973 à 2008.

! Le lieu de résidence

L’importance de la pratique varie selon le lieu de résidence. Pour la

lecture, en 2008, le taux de pratique augmente des communes rurales (45 %) à Paris intra muros. On remarquera que ce taux augmente de 1973 à 2008 plus rapidement et plus régulièrement dans les communes rurales conduisant ainsi les ruraux à rattraper leur retard. Les sorties au cinéma, qu’elles soient occasionnelles ou régulières (12 fois et + au cours des 12 derniers mois) voient leur taux de pratique augmenter avec la taille de la commune. Il en va de même pour les visites de musée et les expositions temporaires. De 1973 à 2008, les ruraux ont comblé en partie leur retard.

! Le milieu social

On appréhende le milieu social par la catégorie socioprofessionnelle.

Quelle que soit la pratique culturelle considérée, le plus fort taux de pra-tique concerne les cadres et professions libérales ainsi que les professions intermédiaires.

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Le diplôme enfin a une influence sur le taux de pratiques culturelles.

Quelle que soit la pratique culturelle considérée, son taux augmente avec le niveau de diplômes, des individus sans diplômes aux diplômés de l’enseignement supérieur.

B/ COMMENT EXPLIQUER CES INÉGALITÉS ? On peut expliquer ces inégalités par le revenu et les contraintes fi-

nancières, mais aussi par la catégorie sociale et le diplôme.

1/ Par le revenu

Au début du siècle, seuls 29 % des 25 % les plus pauvres étaient allés au moins une fois au Musée, au théâtre ou à une exposition ou avaient visité un monument historique contre 68 % pour le quart le plus riche. En 2012, on retrouve cette inégalité : 44 % des personnes gagnant moins de 1200 euros par mois ont visité une exposition, un musée ou un site du patrimoine contre 78 % pour les personnes gagnant plus de 3000 euros par mois.

Visiter un musée, aller au théâtre (comme au concert ou au cinéma) génère des coûts et les ménages à hauts revenus ont plus de ressources que les ménages à bas revenus, plus contraints par la nécessité. En 1969, Pierre Bourdieu (le sociologue français le plus connu) et Alain Darbel avaient remarqué que « l’amour de l’art » était plus une affaire de capital culturel (en gros de diplômes) que de revenus.10

2/ Par la catégorie sociale et le diplôme

Les cadres supérieurs ont certes le niveau de revenus le plus élevé, mais il s’agit de la catégorie la plus fortement diplômée. Pour se convain-cre de l’influence du diplôme, de préférence à celle du revenu, il faut comparer des catégories comme les artisans, commerçants et chefs d’entreprise et les professions intermédiaires qui forment, à elles deux ce qu’il convient d’appeler les classes moyennes.

Les premiers disposent de plus de revenus que les seconds mais ces derniers sont plus fortement diplômés. Quelle que soit la pratique (lec-ture, théâtre ou concert, musée, cinéma) le taux de pratique est plus im-portant pour la catégorie la plus diplômée. Les revenus jouent un rôle certes, mais le niveau scolaire semble plus déterminant que les contrain-tes financières.

10 - Pierre Bourdieu, Alain Darbel (avec Dominique Schnapper), L’amour de l’art : les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit 1969.

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TABLEAU 1

Les pratiques culturelles et médiatiques, 1973-2008

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TABLEAU 2

(Source : Observatoire des inégalités, janvier 2013) TABLEAU 3

(Source : Observatoire des inégalités, janvier 2013)

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III/ LE MODÈLE DE LA DISTINCTION EST-IL OBSOLÈTE ?

Le travail du sociologue a donc souvent consisté à mettre en corres-pondance la position socioprofessionnelle (la classe sociale pour faire court) et les pratiques culturelles, transformant ainsi les déterminants sociaux des pratiques culturelles en déterminisme. Aujourd’hui, cette re-lation apparaît moins assurée, du fait d’une possible démocratisation de la culture et de l’importance grandissante de la « dissonance cultu-relle ».11

A/ LE MODÈLE DE LA DISTINCTION Pierre Bourdieu (1930-2002) développe ce modèle dans un ouvrage

de 1979, central dans sa sociologie, La Distinction : critique sociale du jugement. 12

1/ Les goûts comme expression d’un habitus de classe

Pour Pierre Bourdieu c’est l’habitus qui est générateur de pratiques sociales et culturelles. Le terme, emprunté à Durkheim, désigne chez lui un ensemble de « dispositions incorporées » lors du processus de sociali-sation qui guide l’agent dans sa vie quotidienne. L’habitus, et non pas l’habitude, n’est pas un mécanisme automatique de reproduction mais un « principe générateur », une structure structurée mais aussi structure structurante dans la mesure où elle engendre les pratiques en les ajustant spontanément aux positions sociales.

L’idée de structure structurée renvoie à l’habitus comme produit d’un apprentissage intériorisé et devenu inconscient qui se traduit par une capacité à évoluer de manière libre et naturelle dans un milieu don-né. Le pianiste ne peut librement improviser qu’après avoir fait ses gammes pendant longtemps. Après un tel apprentissage, il pourra inno-ver, créer sa musique et la transmettre (structures structurantes).13

L’habitus est donc au fondement de l’existence d’une « culture de classe ». L’homogénéité des habitus de groupe assure celle des goûts (les préférences manifestées) qui rend les pratiques des individus prévisibles. Bourdieu oppose la culture légitime des classes dominantes, choix de li-berté à celle des classes populaires, choix de nécessité.

11 - Bernard Lahire, La culture des individus : dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2006. 12 - Pierre Bourdieu, La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. 13 - L’exemple est emprunté à Jean-François Dortier, « Les idées pures n’existent pas » in Sciences Humaines, L’oeuvre de Pierre Bourdieu, n° Spécial 2002.

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2/ Culture légitime et bonne volonté culturelle

Dans le domaine des consommations culturelles, Pierre Bourdieu oppose les consommations des catégories les mieux dotées en capital économique et en capital culturel qui se distinguent par leur rareté et cel-les des plus démunis considérées comme faciles, communes et vulgaires. On peut, de ce point de vue opposer la musique classique à la variété.

La légitimité culturelle procède de la croyance en la supériorité de certaines pratiques culturelles : il est plus noble par exemple d’écouter de la musique classique que de la variété. Les dominés sont alors guettés par un sentiment de honte et d’indignité culturelle, celui de ne pas valoir grand chose, tout en ayant des pratiques opposées à cette légitimité culturelle

Les pratiques des dominants définissent donc une culture légitime et les catégories moyennes font preuve de « bonne volonté culturelle » en cherchant à imiter les pratiques et les goûts consacrés comme légitimes par les classes supérieures. Le goût dominant serait donc celui des domi-nants.

3/ Les goûts en tant que manifestation pratique d’une diffé-

rence sociale

Dans la réalisation d’actions quotidiennes (habillement, alimenta-tion, logement, loisirs) mais aussi plus occasionnelles (fêtes, célébrations religieuses), Pierre Bourdieu met en évidence les goûts qui révèlent les stratégies inconscientes de distinction opérées par la classe sociale.14 Il reprend alors et systématise une logique de distinction, entendue comme une différenciation élégante. Être distingué revient à cultiver sa diffé-rence. La distinction bourgeoise pousse à se différencier « l’air de rien », en opposition à « l’ostentation » ou à la « vulgarité » du nouveau riche. Pierre Bourdieu n’est pas le seul à parler de distinction.

Norbert Elias (1897-1990), pour sa part, a mis en évidence cette di-mension de distinction sociale à l’œuvre dans la « société de cour », du fait de l’importance de l’étiquette.15 Le langage, celui de la parole, mais aussi celui du corps acquiert une importance particulière. Si l’aristocratie se distingue par les valeurs courtoises, la bourgeoisie revendique les va-leurs intellectuelles.

14 - L’expression stratégie inconsciente relève de l’oxymore (Jeffrey Alexander, La réduction, critique de Bourdieu, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000). Pour faire sim-ple, la stratégie renvoie au calcul et tout calcul finit par procéder de la conscience, d’où la contradiction de l’expression. 15 - Norbert Elias, 1969, La société de cour, Paris, Flammarion, 1974.

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Edmond Goblot (1858-1935), avant Bourdieu, appelait distinction la barrière permettant d’indiquer une position sociale et visible des autres classes. La mode, par exemple, celle de l’habillement, est le moyen de faire connaître qui l’on est. La mode est aussi niveau dans la mesure où elle exprime la conformité à l’intérieur d’une même classe.16

Pierre Bourdieu n’a jamais reconnu la dette qu’il avait contractée à l’égard d’un économiste américain d’origine norvégienne Thorstein Ve-blen (1857-1929). Ce dernier s’est intéressé aux modes de consommation de la bourgeoisie à la fin du dix-neuvième siècle. La façon principale de se distinguer, pour un bourgeois, était de montrer qu’il ne travaillait pas, qu’il n’en avait pas besoin pour vivre et qu’il appartenait donc à la « classe de loisirs ».

Cette situation contrastait donc avec celle de la grande majorité de la population qui travaillait pour vivre et parfois durement pour survivre. Il ne suffit pas de vivre dans l’oisiveté, il faut aussi afficher que l’on en a les moyens, c’est la consommation qui se donne à voir, la consommation os-tentatoire, « pour la montre ». 17 La consommation ostentatoire sert à « tenir son rang », elle est un langage social, une façon de parler aux au-tres. Il s’agit en fait d’un modèle « aristocratique» dont on peut se de-mander si, aujourd’hui, il n’est pas dépassé.

Conserve-t-il sa pertinence dans une société de masse caractérisée par l’atomisation des individus, du fait du déclin des groupes primaires (famille, voisinage) et de la montée de l’individualisme, entendu au sens courant du terme, celui d’égoïsme et de repli sur ses seuls intérêts per-sonnels ?

B/ UN MODÈLE OBSOLÈTE ? Le modèle de la distinction apparaît, bien que Pierre Bourdieu s’en

soit constamment défendu sans toujours convaincre, comme très déter-ministe. Les appartenances sociales (âge, genre, lieu de résidence, milieu social) déterminent les pratiques culturelles. La démocratisation de la culture le remettrait en question de même que l’importance grandissante de la « dissonance culturelle » qui met en évidence une relation moins nette entre appartenance sociale et pratique culturelle.

1/ Du fait de la démocratisation de la culture ?

La démocratisation de la culture s’entend comme l’accès, sinon de tous, du moins du plus grand nombre à la consommation d’un bien uni-versel. La volonté de démocratiser l’accès à la culture se revendique d’un

16 - Edmond Goblot, 1925, La Barrière et le niveau, Paris, PUF, 1967. 17 - Thorstein Veblen, 1899, Théorie de la classe de loisirs, Paris, 1970.

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droit qui s’opposerait à un privilège. Cette revendication démocratique n’allant pas de soi, il faut confier sa réalisation aux pouvoirs publics en charge de l’intérêt général.

! Première version de la démocratisation : l’augmen-

tation des taux d’accès

Si l’on s’intéresse aux évolutions des pratiques culturelles de 1973 à 2008, on constate que la part de ceux qui sont inscrits et ont fréquenté une bibliothèque est passée de 13 % en 1973 à 18 % en 2008, que la pro-portion de ceux qui ont assisté à une pièce de théâtre interprétée par des professionnels a augmenté, passant de 12 % à 19 %, celle de ceux qui ont été au musée de 33 % à 37 %.

Pendant la même période la proportion de ceux qui sont allés au ci-néma est passée de 52 % à 57 %. Il s’agit là d’une première façon de défi-nir la démocratisation de la culture qui consiste à constater l’augmentation de taux d’accès à une pratique. Cependant, cette façon de concevoir la démocratisation ne dit rien des types de publics qui sont concernés par l’augmentation des flux d’accès.

! Deuxième version de la démocratisation : la réduction

des écarts de taux de pratique

Une deuxième façon de considérer la démocratisation la fait décou-ler de la diminution des écarts entre les taux de pratique des différentes catégories. Cette deuxième définition semble plus précise.

En ce qui concerne la lecture de livres, les différences entre milieux sociaux ont eu tendance à se creuser de 1997 à 2008 du fait du décro-chage d’une partie des milieux populaires, notamment des ouvriers. Alors qu’en 1997 la part des ouvriers n’ayant lu aucun livre dans les douze derniers mois était 4,8 fois plus élevée (34/7 ) que celle des cadres, en 2008 l’écart s’est aggravé car il est de 5,25.

De plus un quart des Français n’a fréquenté aucun équipement culturel, n’est jamais allé au cinéma ou dans une bibliothèque, n’a jamais visité aucun lieu d’exposition ou de patrimoine. La plupart d’entre eux cumulent tous les handicaps en matière d’accès à la culture et manifeste très peu d’intérêt pour la culture.

! De l’échec de la démocratisation à son impossibilité

Certains vont en conclure que la démocratisation de la culture est un

échec et font le procès de la démocratisation sous un triple point de vue : illégitimité, inéquité, inefficacité.

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La critique porte sur l’illégitimité d’une intervention publique dans le but d’une démocratisation qui provoquerait le déclin de la culture. Cette critique revendique la hiérarchie des valeurs esthétiques, tout ne se valant pas.

L’inéquité met en lumière les effets anti-redistributifs de la démo-cratisation de la culture, les impôts de tous servant à financer des créa-tions artistiques qui ne profitent qu’à des minorités, publics de l’opéra ou des spectacles de danse.

Le troisième volet de la critique met en avant l’inefficacité d’une po-litique de démocratisation dans la mesure où les inégalités dans l’accès à la culture n’auraient guère diminué et puisque la sociologie de la culture invoque l’habitus, et la socialisation comme facteurs explicatifs des iné-galités de pratiques culturelles. Le discours glisse peu à peu de l’échec de la démocratisation de la culture à son impossibilité.

L’augmentation des flux d’accès à la culture remet en cause, le mo-dèle aristocratique de la distinction dans la mesure où ce dernier postule que « l’accès aux œuvres culturelles est le privilège de la classe culti-vée ». 18 Si la statistique révèle l’existence d’une relation entre milieu so-cial et pratiques culturelles, il convient cependant de s’intéresser aux ir-régularités statistiques.

2/ Du fait de l’importance grandissante de la « dissonance

culturelle »

Pour Bernard Lahire (sociologue français né en 1963), le modèle de La Distinction est obsolète dans la mesure où la frontière entre « haute culture » et « sous culture » ou « simple divertissement » ne sépare pas seulement les classes sociales, mais partage les différentes pratiques et les préférences culturelles des mêmes individus, dans toutes les classes de la société. « Les Français ont très majoritairement des pratiques culturelles appartenant à plusieurs registres plus ou moins légitimes et ils pratiquent le mélange des genres ». 19 Pour le dire autrement et plus simplement, à un modèle qui opposait l’opéra comme pratique culturelle des classes dominantes au karaoké des classes populaires et moyennes, on remarque qu’aujourd’hui on peut appartenir aux classes dominantes du fait de l’importance de son capital culturel et participer à des karao-kés. On peut aimer écouter du Beethoven et regarder The voice.

Les Français adoptent des pratiques culturelles appartenant à plu-sieurs registres : l’offre est en effet plurielle de même que les influences

18 - Pierre Bourdieu, Alain Darbel (avec Dominique Schnapper), L’amour de l’art : les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit 1969. 19 - Bernard Lahire, La culture des individus : disssonance culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2006.

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socialisatrices. Le modèle culturel français accepterait davantage la « dissonance culturelle » autrefois considérée comme une exception, le fait de participer à un karaoké pour un cadre. On notera cependant que les cadres participent plus à un karaoké que les ouvriers ne vont à l’opéra. Des individus ayant connu une mobilité sociale ascendante (ils occupent une position sociale supérieure à celle de leur père) ont eu à s’adapter à un milieu culturellement différent. Selon les domaines cultu-rels (cinéma, lecture, musique, télévision), et selon les contextes de la pratique (seul ou en famille, avec des amis, en vacances), ils vont osciller entre les pôles les plus légitimes (pratiques de leur catégorie d’accueil) et les pôles les moins légitimes (pratiques de leur catégorie d’origine). Les mobilités sociales de faible ampleur engendrent de multiples « dissonances culturelles ».

Cependant, on doit noter que les populations qui ne trouvent ni sens ni intérêt à l’école peuvent perdre tout sentiment de honte à l’égard de biens ou de pratiques que ne consacre pas l’école. Pour le dire autrement, les catégories populaires aiment les chansons de Mireille Mathieu et n’en éprouvent aucune honte. La légitimité culturelle disparaît alors. Les dé-fenseurs de la « grande culture » affichent leur mépris pour les pratiques vulgaires, mais à ce mépris répondent des réactions anti-intellectualistes et « anti-prise de tête », celles d’animateurs de télévision ou de radio par exemple (« on n’est pas sur France Culture », « ne zappez pas ce n’est pas la chaîne Histoire »). À un moment donné, les croyances culturelles ne sont pas identiques dans tous les compartiments de la société.20

Le pluralisme des goûts et des pratiques des membres des classes supérieures n’invalide cependant pas totalement le modèle de la distinc-tion. En effet, goûts et pratiques demeurent fortement liés à la position sociale, mais la dimension symbolique des rapports de domination tend à perdre de son importance.21 CONCLUSION

Les pratiques sociales et culturelles sont nombreuses et sous l’influence de déterminants sociaux, l’âge, le genre, le lieu de résidence, le milieu social. Les travaux sociologiques, notamment ceux de Pierre Bourdieu ont glissé de l’existence des déterminants sociaux des pratiques au déterminisme du milieu social sur les pratiques. Les auteurs qui s’interrogent sur la démocratisation de la culture prennent parfois acte de son échec (relatif ?) pour invalider la possibilité d’une démocratisation

20 - Bernard Lahire, 2004, La culture des individus, Paris, La Découverte, 2006. 21 - Philippe Coulangeon, « Classes sociales, pratiques culturelles et style de vie : le modèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ? », Sociologie et sociétés, vol 36, n° 1, 2004.

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au regard de l’importance de l’habitus et du processus de socialisation dans la formation du goût.

N’assiste-on pas cependant aujourd’hui à une réorientation des pro-blématiques et des objets ? 22 Même si le rôle du « capital culturel » conserve une puissance explicative importante, la théorie de la « légitimité culturelle » ne doit-elle pas être remise en cause en utilisant des catégories d’analyse comme le genre ou l’appartenance ethnique ? Au modèle de la légitimité culturelle ne succède-t-il pas un modèle « omnivore », du fait de la massification des publics de la culture, qui re-pose, non sur la consommation de produits culturels nobles mais sur l’aptitude à combiner la consommation de produits nobles et de produits vulgaires ? Enfin considérer les cultures populaires comme forcément dominées sur le plan symbolique ne procède-t-il pas d’un ethnocentrisme de classe ?

22 - Laurent Fleury, Sociologie de la culture et des pratiques culturelles, Paris, Ar-mand Colin, 2016.

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SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

Sources

CREDOC, Enquêtes sur les « Conditions de vie et les Aspirations des Français », 2000-2001. INSEE, Enquêtes de conjoncture auprès des ménages 1964-1994, en-quêtes permanentes sur les conditions de vie 1996-2004 - Tableaux de l’économie française (TEF), 2010, 2014. Ministère de la culture et de la communication, 2011 Observatoire des inégalités, janvier 2013

Bibliographie

Alexander (Jeffrey), La réduction, critique de Bourdieu, Paris, Les Éditions du Cerf, 2000 Bigot (Régis), « Quelques aspects de la sociabilité des Français », CREDOC, Cahier de recherche, n° 169, décembre 2001. Bourdieu (Pierre), Alain Darbel (avec Dominique Schnapper), L’amour de l’art : les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit 1969. - La Distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. Coulangeon (Philippe), « Classes sociales, pratiques culturelles et style de vie : le modèle de la distinction est-il (vraiment) obsolète ? », So-ciologie et sociétés, vol 36, n° 1, 2004. Donnat (Olivier), « Les pratiques culturelles des Français à l’ère nu-mérique, Éléments de synthèse 1997-2008 », Culture études, octobre 2009. Dortier (Jean-François), « Les idées pures n’existent pas » in Scien-ces Humaines, L’œuvre de Pierre Bourdieu, n° spécial 2002. Elias (Norbert), 1969, La société de cour, Paris, Flammarion, 1974. Fleury (Laurent), Sociologie de la culture et des pratiques culturelles, Paris, Armand Colin, 2016. Goblot (Edmond), 1925, La Barrière et le niveau, Paris, PUF, 1967. Lahire (Bernard), 2004, La culture des individus : dissonances cultu-relles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2006. Le Jeannic (Thomas), Ribera (José), « Hausse des départs en va-cances, mais 21 millions de français ne partent pas », INSEE-PREMIÈRE, n° 1093, juillet 2006. Mignon (Patrick), « Les pratiques sportives des Français », Sciences Humaines, 14 mai 2012. Veblen (Thorstein), 1899, Théorie de la classe de loisirs, Paris, 1970.

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ANNEXE I

Quelles sont les habitudes culturelles des Basques ? Une enquête de l'Observatoire de la culture révèle que la consomma-

tion culturelle en Pays Basque diverge avec celle d'Europe avec une pré-dominance pour les concerts et la lecture. L'étude détaillée et basée sur un sondage a été rendue public par Miren Azkarate, ministre de la culture au gouvernement d'Euskadi. Elle avait été menée en collabora-tion avec Javier Retegui, président d'Eusko Ikaskuntza et Pantxoa Etche-goin, directeur de l'Institut Culturel Basque. L'étude montre pour la pre-mière fois, un cadre détaillé des habitudes, des pratiques et des attentes culturelles en Pays Basque dans sa globalité.

L'enquête a été réalisée auprès de 6 785 personnes âgées de 15 ans au minimum et en provenance des sept territoires basques (Labourd, Soule, Basse-Navarre, Biscaye, Gipuzkoa, Alava, Navarre). Elle souhaite être une référence en matière d'activité statistique officielle et rentre dans le cadre des critères fixés par Eurostat en matière de coopération culturelle. L'enquête a tenu compte du sexe, de l'âge et des compétences linguistiques des personnes interrogées. Basques mélomanes

Écouter de la musique est l'activité culturelle que pratiquent le plus assidûment les habitants du Pays Basque. Concrètement, huit personnes sur dix écoutent de la musique. La deuxième activité est la lecture asso-ciée aux loisirs, suivie par les films de cinéma. Parmi les spectacles en di-rect, 38,2 % assistent à des concerts et 21,9 % à des pièces de théâtre.

Les activités minoritaires qui concentrent le moins d'intérêt des ha-bitants du Pays Basque sont la fréquentation de bibliothèques et sans au-cun doute l'opéra (6,9 %) et les spectacles de danse (9,5 %). D'autres pra-tiques comme regarder la télévision ou écouter la radio sont aussi parmi les pratiques courantes.

Le niveau d'études des personnes détermine en grande partie l'utili-sation d'internet pour la consommation culturelle. Enfin la pratique culturelle diminue avec l'âge quelles que soient les provinces. Pas de culture sans argent

Le manque de temps et le coût financier sont les principaux facteurs qui empêchent la population de réaliser de plus nombreuses activités culturelles. L'offre insuffisante comme frein à l'accès à la culture n'est si-

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gnalée que par 5,4 % de la population dans le cas du cinéma, mais se ré-vèle importante pour les concerts 26,7 % et pour les spectacles divers (28 %).

Le manque d'informations ne semble pas entrer en compte puisqu'il est évoqué par moins d'1 % des interrogés. Différences Nord-Sud

L'enquête révèle des différences territoriales dans les habitudes culturelles.

Ainsi, les habitants du Pays Basque nord privilégient la lecture, l'achat de livres et la lecture de journaux avant la musique en général. Un gros penchant pour les magazines les caractérise également. Une préfé-rence qui semble liée avec la nécessité de déplacements propres aux zo-nes rurales. À l'inverse, les Navarrais assistent en plus grande proportion à des activités qui se déroulent en dehors du domicile (concerts, cinéma) et fréquentent plus les bibliothèques.

Ce sont les habitants de la Communauté autonome basque d'Euska-di (CAE) qui fréquentent le plus les musées et qui consacrent le plus de temps à la presse quotidienne. De plus, les habitants du Pays Basque nord écoutent davantage la radio, 23,5 heures hebdomadaires contre 17 heures dans les sept provinces. Mais aussi, ils regardent plus la télévision 26 heures hebdomadaires contre 17h dans le reste du Pays Basque. La CAE est le territoire où la population consacre le moins d'heures à ces activités.

Pour finir, jouer d'un instrument constitue la manière la plus impor-tante de participer à des activités culturelles en Pays Basque nord alors que dans la CAE et en Navarre, c'est la peinture puis la photographie qui arrivent en tête. Les pratiques en basque

L'enquête dissèque également les habitudes culturelles des basco-phones et des non bascophones. Par exemple, un tiers des livres sont lus en basque parmi les bilingues. Parmi les personnes bilingues qui ont as-sisté à des concerts au cours des derniers mois, un pourcentage élevé d'entre elles s'est rendu à des concerts de musique en basque (67,6 %).

Plus de la moitié également de la population bilingue, qui est allée au théâtre au cours des dernières années, s'est rendue à des pièces en basque. La participation à des spectacles de bertsulari reste minoritaire, 17,6 % parmi la population bilingue. Ces spectacles sont plus suivis parmi les populations de la CAE et de Navarre.

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Les Basques et les Européens

Par rapport à l'Union européenne, au Pays Basque on lit plus de li-vres, on assiste plus souvent à des concerts et on se rend au cinéma plus souvent. Par opposition, la fréquentation de théâtre et l'utilisation de bi-bliothèque sont plus faibles.

(Jean Sébastien Mora, Le Journal du Pays Basque, 26/11/2008)