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LA PAROLE DIPLOMATIQUE LES QUATRE FONCTIONS DE LA DIPLOMATIE . FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG . R EVUE DES DEUX MONDES - Le métier de la diplomatie, incarné en France par la figure d'un Talleyrand, a-t-il changé ces der- nières années ? FRANÇOIS BUJON DEL'ESTANG - À cette question, il n'y a peut- être qu'une réponse ambivalente : oui et non. Oui, cela a changé parce que d'abord, à l'époque de Talley- rand, la diplomatie était sinon secrète, du moins discrète. De nos jours, elle s'exerce au contraire au milieu de la place publique. Les médias ont l'œil braqué sur l'événement et une grande partie de l'activité diplomatique actuelle consiste à « communiquer » : parler aux journalistes, rédiger des textes destinés à être publiés. Tout cela est une première révolution évidente : d'un mot, on peut dire qu'il y a une médiatisation de la diplomatie. Le deuxième point de changement notable concerne le rythme des contacts, la facilité des rencontres. Songez qu'au XIX e siècle, et même encore au début du XX e , les rencontres au sommet étaient tout à fait rares. Il s'agissait toujours d'événements tout à fait specta- culaires et pour le coup très médiatisés. Pensez à la visite du tsar de Russie à Paris. Et pensez même, beaucoup plus près de nous, à ce qu'a pu représenter la visite du président Kennedy à Paris en 196l. C'étaient des événements extraordinaires. Aujourd'hui ce sont des événements courants : tout le monde se déplace tout le temps et

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LA PAROLE DIPLOMATIQUE

LES QUATRE FONCTIONSDE LA DIPLOMATIE. FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG .

R EVUE DES DEUX MONDES - Le métier de la diplomatie, incarnéen France par la figure d'un Talleyrand, a-t-il changé ces der-nières années ?FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG - À cette question, il n'y a peut-

être qu'une réponse ambivalente : oui et non.Oui, cela a changé parce que d'abord, à l'époque de Talley-

rand, la diplomatie était sinon secrète, du moins discrète. De nosjours, elle s'exerce au contraire au milieu de la place publique. Lesmédias ont l'œil braqué sur l'événement et une grande partie del'activité diplomatique actuelle consiste à « communiquer » : parleraux journalistes, rédiger des textes destinés à être publiés. Toutcela est une première révolution évidente : d'un mot, on peut direqu'il y a une médiatisation de la diplomatie.

Le deuxième point de changement notable concerne le rythmedes contacts, la facilité des rencontres. Songez qu'au XIXe siècle, etmême encore au début du XXe, les rencontres au sommet étaienttout à fait rares. Il s'agissait toujours d'événements tout à fait specta-culaires et pour le coup très médiatisés. Pensez à la visite du tsar deRussie à Paris. Et pensez même, beaucoup plus près de nous, à cequ'a pu représenter la visite du président Kennedy à Paris en 196l.C'étaient des événements extraordinaires. Aujourd'hui ce sont desévénements courants : tout le monde se déplace tout le temps et

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partout ; la diplomatie au sommet est devenue presque banale.Sommets de l'OTAN, sommets de l'ONU, sommets du G7, sommetsdu Conseil européen... Les chefs d'État se connaissent bien, ils se fré-quentent, ils se téléphonent : il n'y a pas si longtemps, la diplomatieet le contact entre chefs d'État se faisait soit par écrit, soit par ambassa-deurs interposés. Aujourd'hui, on prend le téléphone, on parle un quartd'heure et on recommence la semaine suivante si cela est nécessaire.

Enfin, il faut noter l'apparition d'un nouveau mode de diplo-matie qui date largement du XXe siècle et qui est la diplomatiemultilatérale. Un certain nombre d'organisations internationalessiègent en permanence, elles ont un fonctionnement de type par-lementaire et cela entraîne un nouveau mode de diplomatie sousforme de négociation continue, de débats autour d'une table, toutcela organisé, codifié, comme dans les assemblées générales, lesconseils d'administration, la vie des entreprises.

L'époque où un ambassadeur était complètement plénipo-tentiaire dans le pays où il était accrédité et ne rendait compte quede temps en temps, par une dépêche qui prenait le bateau et quiarrivait trois mois plus tard, où il pouvait décider de la paix et de laguerre, prendre des initiatives, mener une diplomatie personnelle,cette époque est évidemment révolue.

En même temps la réponse est : « Non, la diplomatie n'a paschangé », parce que l'essence de la diplomatie reste la même. Depuisque je suis entré dans la carrière diplomatique en 1966, je n'ai pascessé d'entendre des gens se demander quel est le rôle du diplomateaujourd'hui, s'il n'est pas devenu obsolète, ayant perdu beaucoup deson utilité. Cela traduit une méconnaissance profonde des choses. Endépit des changements considérables que je viens d'énumérer, l'es-sence de la diplomatie reste la même. On peut la résumer en quatrefonctions distinctes : observer, négocier, représenter et vendre.

Observer, c'est aussi vieux que la diplomatie elle-même.Condillac, dans le Dictionnaire des synonymes, à la rubrique« diplomate », indique simplement : « voir espion ». Vous vousreportez à l'entrée « espion », laquelle définit l'espion, et comporteà la fin le petit paragraphe suivant : « Diplomate : le diplomate estun espion autorisé par le droit des gens. » C'est amusant, en effetprovocateur, évidemment excessif. Mais ce qui est vrai c'est que lediplomate est un observateur accrédité. On envoie quelqu'un dans

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un pays étranger, avec une mission très simple : « Comprenez cepays, comprenez ce qui s'y passe, comprenez comment le pouvoirs'y exerce et ce qu'il y fait, et expliquez-le-nous pour que nouspuissions agir en conséquence. » Voilà la mission du diplomate.C'était sa mission sous François Ier, ou Louis XIV, ou Napoléon,c'est toujours sa fonction première aujourd'hui. Et il a pour cela lapermanence. Il est installé sur place, il y reste le plus souventlongtemps, il connaît beaucoup de monde, il écoute ce que disentà la fois les acteurs et les observateurs, il explique, il recommande,il traduit, il transcrit, il décrypte. Cela n'a pas changé. Et malgré ledéveloppement de la presse, des médias, des télévisions, rien neremplace le coup d'ceil d'un professionnel de l'observation poli-tique. À côté des multiples moyens d'information publique, nosgouvernants utilisent le canal diplomatique pour s'informer, poursavoir ce qui se passe, ce qui se passera à la prochaine élection,ce que font les partis politiques... et comprendre les jeux du pou-voir. Les moyens avec lesquels la fonction s'exerce ont naturelle-ment évolués, mais la fonction elle-même n'a pas changé.

Deuxième élément : négocier. Cela reste vrai aussi. Les diplo-mates continuent à négocier. Même s'il y a des sommets, même siles chefs d'État se rencontrent et même si les accords sont souventconclus à ce niveau-là, il faut les rédiger, les mettre en œuvre, endéfinir les modalités : c'est le rôle des diplomates. Qu'il s'agisse dela diplomatie classique et traditionnelle, ce sont les diplomates quinégocient. Ils négocient des accords de cessez-le-feu quand il y aeu un conflit. Ils négocient les traités de paix quand il faut mettrefin à une guerre. Ils négocient aussi les paragraphes des communi-qués ou des documents publics qui seront produits à l'issue de telG7 ou ils rédigent ou négocient le contenu d'une résolution duConseil de sécurité. Et dans l'actualité d'aujourd'hui, vous voyezbien que cette activité continue à s'exercer. Nous avons travaillédes mois sur la résolution 1441 au Conseil de sécurité avant laguerre d'Irak, par exemple. Cela a été une vraie négociation diplo-matique, confiée aux diplomates. Quand il a fallu mettre fin auxguerres balkaniques, on a négocié les accords de Dayton, et cesont des diplomates, comme par exemple l'Américain M. RichardHolbrooke, qui ont joué un rôle décisif et très traditionnel pourtenter d'emporter l'adhésion ou de tordre le bras des différentes

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parties belligérantes. Donc tout ceci continue à exister. Et je nevous parle pas bien entendu des traités de commerce, des accordsculturels, de tout ce qui forme la trame de la vie internationale etqui reste confié au diplomate.

Représenter. Cela veut dire beaucoup de chose. Tout lemonde pense aux petits gâteaux et à la tasse de thé. Représenter,c'est bien sûr participer à un très grand nombre de cérémonies ouchoses publiques, mais c'est également porter le drapeau de laFrance à l'étranger, et expliquer la politique de la France. C'est, avanttout, communiquer. Représenter aujourd'hui ne veut pas dire lepetit gâteau et la tasse de thé, cela ne veut pas seulement dire enfi-ler une jaquette pour aller présenter ses lettres de créance, oupour aller assister au couronnement de la reine... Cela veut direapparaître à la télévision, expliquer les positions de la France, lesdéfendre, articuler ses propositions ou ses thèses, c'est un travailde communication publique qui est extrêmement important.

Le quatrième élément : vendre. Vendre, c'est bien entendutout l'aspect économique de la diplomatie, qui s'est considérable-ment développé ces dernières années, puisqu'il faut très souventaider nos chefs d'entreprise, aider nos exportateurs, leur ouvrir desportes, les conseiller, être une espèce de consultant gratuit au ser-vice de tous ceux qui représentent la puissance économique fran-çaise. C'est très important et dans certains pays, notamment lespays à commerce d'État, les pays hypercentralisés, comme c'est lecas de la Chine, le rôle de l'ambassadeur est tout à fait crucial caron est obligé de passer par des canaux officiels pour faire du com-merce. Bien sûr, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, ou mêmeaux États-Unis, je pense que les exportateurs français n'ont pasparticulièrement besoin de l'ambassadeur, car ce sont des marchéstrès ouverts. Mais l'expérience prouve qu'ils viennent quand mêmebeaucoup voir l'ambassadeur, le consulter, lui demander conseil,recueillir son diagnostic, c'est pour cela que j'aime bien utilisercette expression de « consultant gratuit au service du monde éco-nomique ». Quelqu'un qui est à la fois l'observateur, le baromètre,le conseil, et qui peut vous précéder d'un coup de téléphone, oudonner une introduction, mais surtout vous indiquer comment celamarche, comment cela fonctionne, ce qu'il faut faire. Combien defois ai-je eu à faire, à Washington par exemple, à des chefs d'entre-

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prise qui avaient maille à partir sous une forme ou sous une autreavec l'administration américaine ou avec le congrès et qui cher-chaient à organiser leurs contacts au sein de ce monde très com-pliqué qu'est le Congrès américain. Il y a des lobbyistes pour cela,et l'ambassadeur n'a pas un rôle de lobbyiste, mais il m'est sou-vent arrivé d'être consulté par des chefs d'entrepris sur le choix deleur lobbyiste, et sur les démarches ou l'action de communicationséventuelles qui pourraient compléter ce que font les lobbyistes.

REVUE DES DEUX MONDES - Au fond, ce qui est frappant dansce que vous dites c'est que le diplomate travaille dans une bien plusgrande luminosité, sous les projecteurs allumés en permanence, et,en même temps, l'opacité est aussi égale, d'une certaine manière,puisqu 'en définitive on a le sentiment que le caractère de plus enplus public de l'activité génère lui-même toute une série de ques-tions et de problèmes qui ne peuvent pas être réglés autrement quesur le mode d'une consultation discrète.

FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG - Oui, c'est comme un iceberg,vous avez une partie émergée, celle que voient les caméras detélévision, et puis vous avez toute la partie immergée qui est effec-tivement un énorme travail préparatoire, un énorme travail demise en forme ou de formalisation de ce qui s'est dit, et puis letravail de consultation permanente entre les uns et les autres, quin'est pas du tout public.

La pression de l'opinion publiquedans les sociétés démocratiques

REVUE DES DEUX MONDES - Est-ce que vous pensez que l'opi-nion publique pèse sur tout cela de façon plus immédiate ou pas ?Au temps de Talleyrand ou jusqu 'à une certaine époque, les chosesse déroulaient dans un certain caractère de solennité, un peu loindes affaires, est-ce que maintenant l'opinion n'est pas ressentiecomme une sorte de pression permanente ?

FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG - Si, mais cela n'est vrai que dansles sociétés démocratiques. L'appareil diplomatique français ou bri-tannique ou allemand ou américain est constamment sous une cer-

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taine pression des opinions publiques qui s'expriment de diversesfaçons. Je suis sûr que la diplomatie chinoise n'a pas ce genre detracas. Pour ce qui est de nos sociétés démocratiques, la pressionde l'opinion publique s'exprime sous la forme des médias et parl'action de la société civile. Je pense ici à cette nouvelle composantede la vie internationale qu'est l'action des ONG. C'est un sujet diffi-cile car il y a ONG et ONG. Cela peut être la Croix-Rouge oul'Ordre de Malte, mais ce peuvent être aussi des ONG qui pour-suivent des objectifs très particuliers, la défense de l'environnementpar exemple, comme Greenpeace. Or ces ONG n'ont pas de vraielégitimité démocratique. Elles ne sont élues par personne. Vous nesavez pas quelle est leur représentativité véritable. Vous ne savezpas toujours comment elles sont financées, ni par qui. Certainesd'entre elles sont extraordinairement actives et constituent autantde groupes de pression. Alors cela peut s'exercer de la façon laplus diverse, mais c'est effectivement une nouvelle composante dela pression des opinions publiques sur les diplomates et les poli-tiques, bien entendu, qu'il faut prendre en compte. C'est d'abord unproblème pour le politique. Mais c'est aussi un problème parce queles ONG arrivent à mettre au premier plan des préoccupations dugouvernement des sujets qui normalement n'y seraient pas ou quipasseraient derrière les objectifs de l'État. Pensez par exemple à lacampagne contre la peine de mort aux États-Unis, voilà un exemplesur lequel j'ai vécu beaucoup de cas dans lesquels la pression desONG s'exerçait sur les politiques, entraînait une activité diploma-tique qui n'était d'ailleurs pas des plus faciles à mener.

Les opinions publiques des pays européens, par exemple,pays dans lesquels la peine de mort a été abolie ou a disparu defacto, comprennent mal qu'un pays aussi profondément démocra-tique que les États-Unis d'Amérique maintienne la peine de mort etcontinue à l'exercer quand même une cinquantaine de fois par an.Et il y a sur la scène internationale une forte pression abolitionnistequi s'exerce sur les États-Unis. Très souvent on rencontre des casindividuels dans lesquels tel ou tel condamné doit être exécuté etoù brusquement une forte pression diplomatique se manifeste, desinterventions sont effectuées auprès des autorités américaines, etc.Cela s'est passé un certain nombre de fois, généralement d'ailleursau nom de l'Union européenne, plus qu'au nom personnel de la

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JAiAROLOÎlLQMAIIQULLes quatre fonctionsde la diplomatie

France. J'ai été amené à faire des démarches, notamment pendantles époques où j'exerçais la présidence des ambassadeurs del'Union européenne. Je suis intervenu à plusieurs reprises au nomde l'Union européenne à la Maison Blanche, ou après du gouver-neur de l'État pour tenter de sauver un condamné à mort.

C'est un exemple, mais il est clair que si vous prenez unautre exemple, qui a beaucoup concerné la diplomatie euro-amé-ricaine, comme celui des problèmes d'environnement, les posi-tions prises par le gouvernement et l'administration Bush dans ledomaine du protocole de Kyoto ont entraîné une forte activité d'opi-nion publique en Europe qui s'est traduite par l'action diploma-tique que nous avons eue à mener.

REVUE DES DEUX MONDES - Dans le cas de la guerre en Irak,est-ce que vous avez le sentiment que l'activité diplomatique fonc-tionnait bien ou pas ?

FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG - C'est un cas très extrêmepuisque c'est, d'abord, un cas totalement public et ça a égalementété un cas extrême de divergence entre Américains et Européens.Je ne sais pas si la diplomatie fonctionnait bien, mais ce qui estvrai c'est que tous les canaux de la diplomatie ont donné à cemoment-là. On a négocié sur le plan multilatéral aux Nations uniespendant des mois. Il y a eu ensuite toutes sortes de déclarationspubliques et, comme chacun sait, une fois que ces déclarations pu-bliques sont faites, il faut ensuite les propager, arrondir les angleslorsque c'est nécessaire, mesurer l'impact... Oui, les diplomates ontbeaucoup travaillé, mais, malheureusement, comme toujours lors-qu'une guerre éclate, les diplomates passent à l'arrière-plan. Laparole est aux armes, et par conséquent aux militaires. Et lorsqu'uneguerre éclate, les diplomates généralement ne peuvent que sereplier et attendre qu'elle soit terminée pour que le travail diplo-matique puisse alors mener vers le dénouement.

REVUE DES DEUX MONDES - Quelle importance accordez-vous aufacteur psychologique ? Jusqu'où ? Dans les Dialogues sur le com-mandement, Maurois cite l'exemple d'un belligérant jetant l'éponge,persuadé que son adversaire a encore des cartouches alors que luin'en a plus, et il s'aperçoit, trop tard, qu'il s'est trompé...

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FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG - Le facteur psychologique estévidemment très important. J'ai vécu aux États-Unis la montée de lafièvre belliciste sur Irak et j'ai vu monter dans l'âme collective améri-caine un certain nombre de fantasmes. Il y a effectivement une fièvrequi peut s'emparer des opinions publiques. Il y a eu, aux États-Unis,une sorte de fièvre guerrière qui s'est emparé des Américains dansles mois qui ont précédé la guerre en Irak et qui explique que cetteguerre ait finalement eu lieu et que les politiques aient décidé de lamener. Ce type de phénomène s'observe au long de l'histoire,voyez par exemple le début de la Première Guerre mondiale.

Ce sont des phénomènes collectifs irrationnels. Et puis il y aautre chose : le fait que les politiques peuvent forcer une décision,quelque fois, parce qu'ils l'estiment indispensable. Il y a aussi lesphénomènes liés aux renseignements ou aux faillites des rensei-gnements. L'exemple que vous citez est tout à fait intéressant mais,au fond, dans les causes immédiates de la guerre d'Irak, les pays quiétaient favorables à l'entrée en guerre ont mis en avant la menacepressante d'armes de destruction massive dont on découvre aujour-d'hui qu'elles n'existaient pas ou qu'elles avaient été détruites ouéliminées des années plus tôt. En effet, c'est ce que j'appelle lafaillite du renseignement, mais vous pouvez l'appeler aussi le fan-tasme ou la peur un peu hystérique d'un danger assez imaginaire.Tout ceci peut jouer et l'opinion amplifie.

Quand le rôle du diplomateconsiste à expliquer

REVUE DES DEUX MONDES - Avant que la guerre n'éclate, vousinsistiez sur le fait qu'il y avait un défaut de perception du personnageBush chez les Européens. On le comprenait mal et on le caricaturait.

FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG - Oui, c'est tout à fait vrai, demême que les Européens ne comprennent pas la profondeur dutraumatisme créé dans l'opinion américaine par le 11 septembre.Et c'est là que le rôle du diplomate consiste à expliquer. Je peuxvous dire que dans les mois qui ont précédé la guerre d'Irak, l'am-bassade de France à Washington, dont j'avais la responsabilité, n'a

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pas cessé de dire et d'écrire que la guerre aurait lieu. Et nous avonsmême pu en dater le moment avec une relative précision. J'ai écrit,pas seulement une fois, mais à de multiples reprises, que la guerreaurait lieu, qu'elle était inévitable parce que la pression montait etqu'elle aurait lieu entre Noël et Pâques 2003 pour des raisons lar-gement climatiques.

Les autorités françaises, si elles lisaient la correspondance del'ambassade à Washington, ne pouvaient pas ignorer l'importancede la pression et la détermination de l'administration à entamercette guerre.

REVUE DES DEUX MONDES - Pensez-vous qu'une plus grandeconnaissance à la fois psychologique et culturelle des interlocuteursaméricains, en l'occurrence, aurait pesé, aurait diminué la gravitéde la mésentente ?

FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG - On ne peut que s'y efforcer, enexpliquant, en argumentant, en articulant, en recommandant. Maisil y a des forces très profondes, qui sont justement ces forces cul-turelles et psychologiques qui sont à l'œuvre et qu'on ne peut pasentraver. Il est vrai que Français et Américains ne se comprennentpas. C'est aussi vrai des Français à l'égard des Américains que desAméricains à l'égard des Français. Et je trouve qu'il est extraordi-naire que tout ceci persiste au moment où les voyages sont si faciles,où les échanges sont si nombreux et où jamais la littérature sur cha-cun des deux pays n'a été aussi abondante. Qu'on se soit mal connuou mal compris à l'époque de la guerre de 1812 ou à l'époque oùJefferson achetait la Louisiane à Napoléon, soit. Mais aujourd'hui, oùtout le monde passe sa vie dans les avions, à voyager d'un pays àl'autre, où tout le monde écrit absolument tout sur chacun desdeux pays, où les magazines, les librairies, les journaux regorgentd'information sur l'autre, que les gens continuent à s'ignorer ou àavoir de l'autre une image aussi fausse est une immense leçon demodestie pour tous les médias, historiens ou propagateur d'idées.C'est quelque chose de tout à fait extraordinaire de constater lapermanence de quelques clichés ou de quelques préjugés et laméconnaissance réciproque profonde entre les deux peuples. Celane peut que relever de l'irrationnel. Et il est très difficile de luttercontre cela. Chaque fois qu'éclaté une crise franco-américaine on

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assiste à des débordements de rhétorique, de part et d'autre, quisont consternants et causent un dégât considérable.

REVUE DES DEUX MONDES - Vous étiez récemment à Davos.Quelles sont vos impressions ?

FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG - À Davos, cette année, on a vuvenir le vice-président des États-Unis, le président iranien, le prési-dent du Pakistan, quelques autres grands personnages ; ils ontexposé ce qu'était leur politique, cherché à influencer l'opinionpublique, et au fond, attisé une sorte de débat multilatéral qui sedéveloppe dans ce forum chaque année.

Davos, c'est très intéressant. Il y a un côté Salon de l'automo-bile, sauf qu'au lieu de véhicules ce sont des idées qu'on expose. Ily a un côté Jamboree, comme les grandes fêtes scout ; c'est uneespèce de Mecque globalisée à laquelle le pèlerinage est devenu unrite, parfois une obligation pour certains. Vous y trouvez des hommesd'État, des grands chefs d'entreprise, mais vous y trouvez aussibeaucoup de gens qui remplissent toutes les crevasses de la vie éco-nomique, consultants, avocats, banquiers, tout le monde est là.

C'est très utile parce qu'on y noue des quantités de contactset surtout parce que cela peut aussi vous dispenser de faire trente-cinq voyages pour rencontrer trente-cinq personnes puisque vousallez les voir à Davos et vous pouvez passer vingt minutes avecchacune. C'est très commode. Mais il y a plus que cela. C'est uneespèce de baromètre de l'opinion publique (des dirigeants) globa-lisée. Cela donne l'air du temps. Vous savez ce que sont les grandssujets du jour, vous savez ce qu'est la tonalité. Tout le monde vousdira que la tonalité à Davos en 2003 était virulemment antiaméri-caine. Cette année, dans le cru 2004, je pense que les réactionshostiles à l'administration Bush sont toujours là, mais leur expres-sion est beaucoup plus mesurée, beaucoup plus modérée, plustranquille. La guerre d'Irak a eu lieu et on est dans une phase dif-férente. Cette année, les thèmes étaient « la solidité de la repriseéconomique », « la Chine », « les déséquilibres monétaires ». Il y aune espèce de condominium entre la Chine et les États-Unis quiest en train de s'établir sur l'économie mondiale, avec les consé-quences monétaires que vous pouvez constater sur l'euro ou sur leyen. Vous revenez de Davos en sachant mieux comment la gré-

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nouille se situe sur l'échelle dans le bocal du météorologue. C'estutile. Au fond, c'est en effet une forme de la diplomatie modernedans un monde globalisé, ouvert et médiatisé. C'est très importantd'avoir ces espèces de grands rassemblements qui périodiquementdonnent le ton. C'est une forme d'expression de l'opinion publiquedes « décideurs », comme dit le jargon post-moderne.

Ce que j'appelle le condominium américano-chinois est unpeu exagéré, mais ce sont deux économies dominantes (la Chinecomme marché dominant possédant l'un des plus forts taux decroissance du monde). Le marché chinois intéresse tous les inves-tisseurs du monde, offre des possibilités absolument vertigineuseset est en rapide expansion, et l'entrée de la Chine à l'OMC, le faitque la Chine soit devenu un partenaire majeur ouvrent de nouvellesperspectives. Ce que j'appelle le condominium est une image car,en réalité, il n'y a pas de condominium. La relation américano-chinoise est difficile. Mais il reste que les Américains, en introdui-sant la Chine à l'OMC, ouvrent les portes du marché américain. Etla balance des paiements américaine s'en ressent, elle est en défi-cit de plus en plus accentué. Le dollar baisse. Et la Chine de soncôté empile les bons du trésor américains. Elle maintient son tauxde change artificiellement bas. Il y a une sorte de deal : « Je t'ouvremon marché, en échange de quoi tu empiles ce que l'on appelaitjadis des balances dollars. » Et il est vrai que de cette espèce d'équi-libre qui s'est instauré naissent de graves déséquilibres. Comme cequi arrive à l'euro, par exemple, dont le cours est trop élevé. Celaa été un des grands sujets de Davos. Combien de temps ceci vadurer ? Combien de temps les Chinois vont-ils refuser de laisserleur monnaie monter ? Combien de temps ces déséquilibres vont-ils continuer d'être un des moteurs de la croissance aux États-Unis,et en Chine, et une source de difficultés pour l'Europe et le Japon ?

REVUE DES DEUX MONDES - Et sur le sujet précis de l'Unioneuropéenne ?

FRANÇOIS BUJON DE L'ESTANG - L'Union européenne est entransition parce qu'elle a réussi beaucoup de choses au cours deces dernières années. On oublie toujours de dire ce qu'elle a réussi.C'est fabuleux. Elle a réconcilié la France et l'Allemagne, elle acréé un grand marché intégré, elle a créé des politiques communes

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dans un grand nombre de domaines, elle a créé une abolitioncomplète des frontières, c'est une nouvelle donne de la vie inter-nationale. Mais elle est à la croisée des chemins parce qu'il est trèsdifficile d'avancer davantage dans la voie du fédéralisme car celasuppose des transferts de souveraineté et des sacrifices extrême-ment importants... Et, en même temps, l'écroulement de l'Empiresoviétique, la disparition du rideau de fer font que nous avons unevague de nouveaux candidats qui entrent dans l'Union européenne.Il est clair que l'Union européenne ne pouvait que leur tendre lamain et les accueillir, car c'est son rôle que d'encourager l'émer-gence de nouvelles démocraties dans cette autre Europe et d'abo-lir définitivement les barrières et l'existence de deux Europes. Elleest donc pleinement dans son rôle en s'élargissant. Mais l'élargisse-ment entraîne la dilution et il est clair qu'on pouvait beaucoupplus facilement fonctionner à six ou à neuf ou à douze qu'on nepourra le faire demain à vingt-cinq ou à trente. Et ceci pose unproblème profond qui est de savoir quel degré d'intégration l'onveut, quelle homogénéité l'on veut atteindre en Europe, et quellesnouvelles institutions doivent permettre de la faire fonctionner.Nous sommes entrés dans une période de transition très délicate,dans laquelle il va falloir à la fois gérer un difficile élargissement etinventer, pour aller de l'avant, de nouveaux moteurs d'intégration.

Propos recueillis par Michel Crépu

* François Bujon de l'Estang a été ambassadeur de France aux États-Unis de 1995 à2002.

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