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INTRODUCTION Les marchés d’Afrique de l’Ouest, capitaux pour la vie économique et l’existence de tous, sont caractérisés par la diversité des emprises foncières, des volumes traités, des activités développées, des services offerts et des modes de gestion. Un des plus grands, celui de Dantokpa à Cotonou [T. Paulais, 1998], s’étend sur 18 hectares, rassemble plus de 15 000 vendeurs et, aux heures de pointe, regroupe sur le site quelque 100 000 personnes. À Abidjan, les marchés sont nombreux (120 dans la ville 2 ) et très divers. Sur les 45 nou- veaux marchés construits depuis 1988, plus de la moitié sont gérés par des entrepreneurs privés, les autres sont des marchés publics réglementés par les municipalités. La priva- tisation des services publics en Afrique est développée dans différents secteurs d’inter- vention comme les autoroutes, l’assainisse- ment, les transports, l’eau ou encore le télé- phone, mais mal connue pour les services urbains marchands. Aujourd’hui, dans la capitale économique ivoirienne, la tendance est à la privatisation des équipements et infra- structures de marchés : ce phénomène récent date de la fin des années 90 3 . Auparavant, la construction et la gestion des marchés rele- vaient de l’autorité étatique et des collectivi- tés locales : dans les années 80, un grand programme d’aménagement d’infrastruc- tures commerciales a permis la construction de quatre grands marchés dans la ville (Port Bouët, Marcory, Treichville et Yopougon). C’est également l’époque où les grandes opé- ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2005-1 pp. 111-126 Aurélie POYAU 1 Université de Provence UFR des Sciences géographiques et de l’aménagement du territoire Laboratoire Telemme – UMR 6570 29, avenue Robert Schuman 13621 Aix-en-Provence cedex 1 [email protected] Les récentes mutations des marchés urbains dans la capitale économique ivoirienne 1 Doctorante à l’UFR des Sciences géographiques et de l’aménagement de l’Université de Provence et au labo- ratoire Telemme (UMR 6570). Ses travaux de thèse, menés sous la direction de Brigitte Bertoncello et Bernard Morel, portent sur des questions de gestion et d’aménagement des marchés dans les villes de Marseille et Abidjan. Des enquêtes de terrain ont été menées à Abidjan en 2000 (maîtrise) et 2002. Depuis, compte tenu de la situation politique ivoirienne, les observations de terrain ont été interrompues et rempla- cées par des analyses de la presse et des entretiens via Internet, ainsi que par les travaux conduits, sous la direction de S. Bredeloup, dans le cadre d’un program- me de recherche PRUD (ISTED-GEMDEV, Projet Dakar/Abidjan/Durban). 2 Enquêtes de terrain. 3 Le Shopping Abrogoua dans la commune d’Adjamé, en mai 1997.

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INTRODUCTIONLes marchés d’Afrique de l’Ouest, capitauxpour la vie économique et l’existence detous, sont caractérisés par la diversité desemprises foncières, des volumes traités, desactivités développées, des services offerts etdes modes de gestion. Un des plus grands,celui de Dantokpa à Cotonou [T. Paulais,1998], s’étend sur 18 hectares, rassembleplus de 15 000 vendeurs et, aux heures depointe, regroupe sur le site quelque 100 000personnes.À Abidjan, les marchés sont nombreux (120dans la ville2) et très divers. Sur les 45 nou-veaux marchés construits depuis 1988, plusde la moitié sont gérés par des entrepreneursprivés, les autres sont des marchés publicsréglementés par les municipalités. La priva-

tisation des services publics en Afrique estdéveloppée dans différents secteurs d’inter-vention comme les autoroutes, l’assainisse-ment, les transports, l’eau ou encore le télé-phone, mais mal connue pour les servicesurbains marchands. Aujourd’hui, dans lacapitale économique ivoirienne, la tendanceest à la privatisation des équipements et infra-structures de marchés : ce phénomène récentdate de la fin des années 903. Auparavant, laconstruction et la gestion des marchés rele-vaient de l’autorité étatique et des collectivi-tés locales : dans les années 80, un grandprogramme d’aménagement d’infrastruc-tures commerciales a permis la constructionde quatre grands marchés dans la ville (PortBouët, Marcory, Treichville et Yopougon).C’est également l’époque où les grandes opé-

ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2005-1 pp. 111-126

Aurélie POYAU1 Université de ProvenceUFR des Sciences géographiqueset de l’aménagement du territoireLaboratoire Telemme – UMR 657029, avenue Robert Schuman13621 Aix-en-Provence cedex [email protected]

Les récentes mutations desmarchés urbains dans lacapitale économiqueivoirienne

1 Doctorante à l’UFR des Sciences géographiques et del’aménagement de l’Université de Provence et au labo-ratoire Telemme (UMR 6570). Ses travaux de thèse,menés sous la direction de Brigitte Bertoncello etBernard Morel, portent sur des questions de gestion etd’aménagement des marchés dans les villes deMarseille et Abidjan. Des enquêtes de terrain ont étémenées à Abidjan en 2000 (maîtrise) et 2002. Depuis,compte tenu de la situation politique ivoirienne, les

observations de terrain ont été interrompues et rempla-cées par des analyses de la presse et des entretiens viaInternet, ainsi que par les travaux conduits, sous ladirection de S. Bredeloup, dans le cadre d’un program-me de recherche PRUD (ISTED-GEMDEV, ProjetDakar/Abidjan/Durban).2 Enquêtes de terrain.3 Le Shopping Abrogoua dans la commune d’Adjamé,en mai 1997.

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rations immobilières ont intégré la cons-truction de marchés dans les opérations deplanification de logements développées pardes sociétés d’État ; les marchés en portentaujourd’hui encore le nom : marché Sicogi,marché Sogefiha. Depuis, les municipalitésne peuvent supporter seules les frais de telséquipements et concèdent les marchés : lemodèle BOT (Built Operate and Transfer)fleurit dans toute la ville. En 2004 on dé-nombre dix marchés de type BOT et les pro-jets sont nombreux. À travers ce partenariatpublic/privé, le concessionnaire finance,construit et gère l’ouvrage qui lui appartientpendant toute la durée de la concession (de10 à 25 ans), moyennant un versement àl’autorité concédante d’une redevanceannuelle de concession. À la fin du contrat,le marché revient à la municipalité. Contrai-

rement aux grands marchés construits dansles années 80, ces nouveaux équipementscommerciaux ne sont pas planifiés par lesdifférents schémas directeurs, ils résultentd’accords entre la municipalité et le promo-teur privé.On constate que la plupart des nouveauxmarchés de type BOT et les projets en courssont pensés comme indépendants de leurenvironnement immédiat et du quartierd’implantation. Par conséquent, un certainnombre de fonctions, pourtant inhérentes aubon fonctionnement de la structure, n’estpas appréhendé par les gestionnaires desmarchés. Cette situation occasionne de nom-breux dysfonctionnements et de réelles dif-ficultés de gestion des marchés, à la foispour les commerçants et les consommateurs.

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4 Depuis 1980, la ville d’Abidjan est divisée en dixcommunes : Port Bouët, Marcory, Koumassi, Treich-ville, le Plateau, Cocody, Adjamé, Attécoubé, Yopou-

gon et Abobo. Elle s’étend sur plus de 45 000 hectares,sur 40 km d’est en ouest et 25 du nord au sud.

Pour ravitailler sa population déjà considé-rable (3 millions d’habitants), Abidjan dis-pose de quelque 120 marchés hiérarchisés entrois niveaux : grand marché, marché inter-médiaire et petit marché. Le réseau de mar-chés n’est cependant pas satisfaisant entermes de répartition spatiale, de salubrité etde sécurité.

1.1. Présentation des marchés de la villeLes dix communes d’Abidjan sont chacunedotées de plusieurs marchés4. C’est à Adja-mé que l’on en comptabilise le plus : unevingtaine, entourés de zones commerciales,de boutiques, baraques, tables, étals, échop-pes et autres cantines qui s’étendent defaçon tentaculaire dans les rues avoisinan-tes, si bien que la commune toute entièreressemble à un gigantesque marché.Les communes disposent d’un grand mar-ché, de marchés secondaires et de marchésélémentaires. Ces derniers (environ 200 pla-ces) constituent une grande partie des infra-structures commerciales de chaque commu-

ne et permettent de décongestionner l’accèsau grand marché. Nous rapprochons la théo-rie des lieux centraux élaborée par W. Chris-taller, pour expliquer la taille, le nombre etsurtout la distribution des villes d’Allema-gne, à l’organisation des marchés dans lacapitale économique ivoirienne. Il existe unrapport hiérarchique certain dans la structu-re générale des échanges commerciaux etnotamment dans celle des marchés. Cettehiérarchie, fruit de la planification des an-nées 80, lorsque l’État programmait les infra-structures commerciales, semble aujourd’hui,être le fruit du hasard car les nouvelles implan-tations ne sont pas programmées.Les populations s’adressent au niveau supé-rieur pour s’approvisionner en biens et ser-vices plus spécialisés. La plupart des Abid-janais se ravitaillent quotidiennement dansles petits marchés pour les produits de pre-mière nécessité, notamment les produitsvivriers, et occasionnellement au grand mar-ché pour acheter des produits rares, unpagne de fête par exemple. Les marchés se

1. LA SITUATION DES MARCHÉS D’ABIDJAN :UN PROCESSUS DE DÉTÉRIORATION

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comportent donc comme des places cen-trales et l’emboîtement de leurs aires d’in-fluence s’effectue selon un ordre hiérar-chique bien spécifique. L’existence d’unehiérarchie, en fonction des produits propo-sés et des niveaux de services offerts,

montre que les marchés sont complémen-taires et non concurrentiels. Ils desserventchacun une aire définie et se répartissent endifférents niveaux selon une progression deleurs caractéristiques.

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Tableau 1. Principales caractéristiques des différents marchés

Source : Aurélie Poyau.

Le grand marché regroupe toutes les activi-tés banales jusqu’aux plus rares (meubles,bijoux, matériel scolaire, etc.). Ce qui frap-pe, c’est l’ampleur et l’animation du marchécar il s’étend de façon tentaculaire danstoutes les rues adjacentes. Le grand marché

est fréquenté pour sa large palette de pro-duits et services, ainsi que pour ses prixmoins élevés et la possibilité d’acheter engros. Le centre du marché est occupé par unvaste bâtiment à étage et le pourtour par desétals couverts.

Photo 1. Le grand marché de Marcory. À l’intérieur de la structure en dur :les commerçantes de vivrier - Cliché A. Poyau, 2000

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Le marché intermédiaire est fréquenté à lafois pour sa proximité et la diversité des pro-duits que le consommateur, sans parcourirde longues distances, peut trouver. Sont ven-dus les produits de première nécessité, lesproduits semi-rares alimentaires (viande,lait, etc.) et non alimentaires (vêtements,quincaillerie, ustensiles de cuisine, etc.). Lesinstallations sont rudimentaires, mais proté-gées par des toits de tôle. On trouve unéquipement assez limité en eau courante,électricité, services de nettoyage et ramassa-ge des ordures.Le petit marché est, lui, caractérisé par labanalité des produits et services offerts etpar son aire d’influence limitée au quartier,au sein duquel il occupe une place centrale.Le marché est localisé à proximité d’unpoint attractif, générateur de déplacements :gare, arrêt d’autobus, usine ou école. Les

populations du quartier le fréquentent quoti-diennement pour l’achat des produits de pre-mière nécessité, en particulier la ménagèrepour la préparation des repas. Pour leconsommateur, c’est la proximité qui consti-tue le motif essentiel de fréquentation dupetit marché, le prix d’un bien augmentantavec la distance au marché et le coût consé-cutif du transport. Les tables et étals sonttrès rudimentaires, parfois la vente s’opère àmême le sol. Le caractère spontané du mar-ché élémentaire explique que l’équipementsoit inexistant.

1.2. Une multiplication des marchésmais pas du nombre de commerçantsEn 1976, on dénombrait 27 marchés dans laville (Ministère du Plan, 1976) contre 75(AUA-Direction Grands Travaux, 1988) en1988 et 120 en 2000 [Poyau, 2000].

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Figure 1. Localisation des marchés dans la ville d’Abidjan en 1976

Source : Ministère du Plan, 1976. Dessin : Poyau Aurélie.

Le développement des marchés dans la com-mune apparaît considérable, mais demandeà être nuancé. En effet, le ratio du nombred’étals pour 1000 habitants en 2000 est infé-

rieur à celui calculé pour 1988 [Poyau, op.cit.]. Le taux d’équipement en infrastruc-tures commerciales de type marché est doncplus bas en 2000 qu’en 1988, l’augmenta-

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Figure 2. Localisation des marchés dans la ville d’Abidjan en 1988

Source : AUA-DCGTx, Direction Générale des Grands Travaux, 1988. Dessin : Poyau Aurélie.

tion de la population n’ayant pas été com-pensée par la construction d’autres aires devente. Il est vrai que, dans les principauxquartiers du centre élargi de la ville d’Abi-djan, on constate une nette saturation dufoncier, contraignant de ce fait la commune,au regard de ses priorités de développement,à arbitrer entre différents nouveaux projets.Aussi, les projets de construction ou deréhabilitation de marchés municipaux sont-ils peu nombreux.On assiste au développement d’infrastruc-tures commerciales de type supermarchésqui jouent un rôle en matière d’approvision-nement pour les populations aisées. L’étudede leur répartition spatiale montre que laplupart des centres commerciaux et autresgaleries commerciales sont implantés dansles quartiers « riches » de la ville. Il y a doncmoins d’infrastructures commerciales acces-sibles aux populations les plus pauvres.Puisqu’il n’existe pas en Côte d’Ivoire d’ur-banisme commercial réglementant l’activitéet son implantation et que les documents

d’urbanisme, de type schéma directeur, fixentseulement les grands principes de dévelop-pement de la commune, il est difficile decompenser ce déséquilibre.Ainsi, l’ensemble des nouveaux marchés quiont vu le jour ces dernières années n’a pasété planifié, certains d’entre eux ayant étélocalisés dans les endroits les plus inacces-sibles, voire les plus dangereux, de la ville :le marché Grand Campement est ainsi ins-tallé sous les fils électriques à haute tension,le marché Rail s’étire le long de la voie fer-rée, celui de Akromiabla dans une zonemarécageuse, le marché du Pont s’organisesur un pont suspendu au-dessus de l’auto-route, d’autres dans des ravines ou des quar-tiers inondables. À Treichville, la commune arecasé les commerçants du marché de l’an-cienne gare routière de Bassam au pied del’autoroute, dans un site réputé dangereux: àproximité d’un boulevard à forte densité detrafic, sans qu’une quelconque barrière deprotection ne le sépare de la chaussée. Ladirection du service technique de la commu-

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ne a confié à la presse que « […] Treichvilleest un quartier enclavé qui ne peuts’étendre. Il faut donc bien caser les com-merçants quelque part ! »5. Le commerce, etnotamment le commerce informel, restedans tous les cas de figure un moyen pourles municipalités de récupérer des taxes : iloccupe de ce fait une place importante ausein des activités économiques de la ville.

1.3. Des activités informelles multiples :l’exemple des vendeurs ambulantset des micro-commerçantsDu porteur d’eau ou de médicaments, avecsa bassine sur la tête, au vendeur de « lo-tus »6 et de journaux, en passant par le cireurde chaussures, tous sont des vendeurs ambu-lants et exercent une activité informelle plusou moins fructueuse, permettant de subveniraux besoins les plus élémentaires. Ces acti-vités commerciales ne sont pas déclarées et

n’apparaissent pas dans les comptes natio-naux. Pourtant, elles occupent une grandepartie de la population : déclassés du systè-me, jeunes déscolarisés, migrants des cam-pagnes ou mères de famille ; les citadins sontde plus en plus nombreux à vivre des débou-chés d’une activité informelle7. Certaines deces activités commerciales relèvent dumicro-commerce : il est fréquent de voir surles étals des articles vendus à l’unité et defaçon fractionnée. Un commerçant peutainsi proposer sur le marché un petit tas degombos, un cube Maggi, un chou coupé enquatre, un mini-sac de riz, etc. Cette formede commerce répond à la fois aux problèmesde chômage et de sous-emploi qui sévissentdans la ville en crise, mais également à lademande des acheteurs peu fortunés, lesplus nombreux, qui ne peuvent se procurercertaines denrées vendues au kilo, au litre ouau paquet.

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Figure 3. Localisation des marchés dans la ville d’Abidjan en 2004

Source et Dessin : Aurélie Poyau, 2004.

5 24 Heures, 24/02/2004.6 Nom des paquets de mouchoirs vendus par de jeunesenfants au carrefour des grandes artères.

7 Selon l’Organisation Internationale du Travail, plus de40% des Ivoiriens seraient employés dans le secteurinformel.

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1.4. Les marchés : entre insalubrité etinsécuritéUn certain nombre de marchés de la capita-le économique ivoirienne se sont dévelop-pés à partir d’une infrastructure « en dur »qui permet d’assurer une protection contre lapluie et le soleil. Ils sont également dotésd’équipements et de services divers commel’eau, l’électricité ou le ramassage des ordu-res. Mais, dans la plupart des autres marchésde la ville, ceux qui n’ont pas été planifiés etqui résultent d’une installation spontanée,les conditions de travail et d’accueil sontprécaires : pas de dalle en béton, de boxes,d’étals ou même de toit en tôle pour s’abri-ter. De simples tables en bois, recouvertesd’un parasol, et des femmes assises sur unseau étalant la marchandise à même le sol.Les conditions de travail des commerçantset d’accueil des consommateurs sont dégra-dées ; pendant la saison des pluies, la situa-tion sur les marchés est même catastrophi-que : la boue est partout, les commerçantssont trempés, les aliments non protégéss’abîment, les risques d’intoxication alimen-taire se multiplient du fait des conditions devente et de conservation qui font défaut. De

nombreux produits, exposés à ciel ouvert,sont conservés dans des emballages de for-tune comme c’est le cas pour les étals debonbons, noix de coco grillées et autresfriandises confectionnées de manière artisa-nale. Aucune date de péremption n’est ins-crite sur les emballages. Peu importe, lesproduits dont la date de péremption estdépassée, comme les boîtes de conserve parexemple, constituent un commerce lucratifen temps de crise. Dans la quasi-totalité desmarchés de la ville, les tas d’ordures ne sontpas ramassés, les sols en terre ne sont paslessivables et les eaux usées non drainéesstagnent près du marché, favorisant lesrisques de développement de maladies.Marchés planifiés ou non, les règles de sécu-rité ne sont pas respectées : absence d’ex-tincteurs, circuits d’évacuation inexistants,fils électriques non encastrés et branche-ments anarchiques multiplient les dangersen cas d’incendie. L’occupation de l’espaceest dense et les commerçants, installés defaçon désordonnée, obstruent certainesallées et rendent la circulation difficile dansle marché.

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Photo 2. Jeune fille installée dans une allée centrale du marché de Marcory. Son étald’accessoires de beauté et de cosmétiques, se compose d’une simple table en bois etd’un parasol. Elle doit démonter et remonter quotidiennement sa « boutique »Cliché A. Poyau, 2000

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La généralisation des privatisations des ser-vices urbains marchands n’épargne pas lesmarchés de la capitale économique ivoirien-ne. Aujourd’hui, les nouveaux marchés enconstruction de type BOT rivalisent en parti-cularités toutes plus modernes les unes queles autres : la climatisation des toilettes aumarché Agnissankoi, une garderie, un par-king, un local pompiers et un poste de policeau marché central de Treichville ou encore uncybercafé et un centre de sports pour le pro-jet de marché des Deux Plateaux. On consta-te des changements certains de forme et decontenu dans ces marchés BOT : ils sont mi-marchés, mi-centres commerciaux. Du fait deleurs implantations dans la ville et de leurscaractéristiques, ces nouvelles formules satis-font peu les attentes du plus grand nombre etrenforcent disparités et ségrégations.

2.1. Le marché Clouetcha :une « enclave de promoteur »Dans la commune d’Abobo, le petit marchéClouetcha est situé dans un des quartiers lesplus enclavés et inaccessibles d’Abidjan. Àl’extrémité nord de la ville, Abobo est laplus grande des dix communes d’Abidjan.La plus peuplée, elle représente plus de22 % de la population totale de la villed’Abidjan et enregistre 200 naissances parjour8. Commune la plus déshéritée, Aboborassemble les populations ayant les plus basrevenus de la ville. Elle possède un faibleniveau d’équipements, notamment commer-ciaux (un seul hôpital, trois lycées publicspour 140 000 élèves, pas de centre commer-cial, etc.). Les réseaux d’électricité, d’eaupotable, d’assainissement et de drainagesont loin de couvrir la totalité de la commu-ne et le quartier Kennedy, dans lequel onretrouve le petit marché Clouetcha, n’échap-pe pas à la règle. Les routes d’accès ne sontpas bitumées et, lorsque la saison des pluies

arrive, le quartier devient quasiment inac-cessible. Les routes en terre du quartier sontravagées d’ornières creusées par le passagedes gbakas9 et par le ruissellement des eauxpluviales et usées jetées sur les voies. Lesréseaux d’assainissement et de drainage sontinexistants, seuls quelques vieux caniveauxà ciel ouvert, trop souvent encombrés dedéchets, ou quelques tuyaux de fortune assu-rent l’évacuation des eaux. Les routes sonttellement abîmées que les taxis de la ville nedesservent plus le quartier, seuls les wôro-wôro10, après palabres, et les vieux gbakass’y aventurent. C’est dans ce décor ques’anime le petit marché Clouetcha.Depuis 1998, la société ivoirienne Promotec(Promotion et Technique) construit le nou-veau marché Clouetcha. Le directeur, unentrepreneur français, a signé le bail en 1998avec l’ancienne municipalité PDCI11 et lagestion du marché est de type BOT. Ladémarche de l’entrepreneur, à travers laconstruction du marché Clouetcha, est clai-rement affichée, il souhaite qu’il devienneun exemple en Côte d’Ivoire, ce qui lui per-mettrait d’obtenir une « carte de visite » etde construire d’autres marchés par la suite.Pour se différencier des autres marchés pri-vés tels que ceux des communes d’Adjaméou de Yopougon, le promoteur met en avantl’idéologie du « small is beautiful ». Loin dugigantisme de certaines infrastructures com-merciales12, le marché comprend 672 étals,33 boutiques et 44 boxes. Le montant totaldes travaux du marché Clouetcha est de800 millions de francs CFA alors que, pourle grand marché de la commune d’Adjamé,« le Forum des Marchés », le montant s’élè-ve à 12 milliards de francs CFA. La volontédu promoteur est de construire une structurecommerciale de proximité, destinée à appro-visionner les populations du quartier et noncelles de toute la ville.

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2. LES NOUVEAUX MARCHÉS : « DES GHETTOS COMMERCIAUX

8 On dénombre 1,5 million d’habitants selon les ser-vices de la mairie et 630 000 selon le RecensementGénéral de Population de 1998.9 Petit bus collectif à 18 places.10 Nom donné aux taxis municipaux sans compteur quiont un droit d’exploitation à l’intérieur des périmètrescommunaux. Wôro = 60F CFA, ancien prix de la course.11 Parti Démocratique de Côte d’Ivoire. Depuis les élec-

tions du 25/03/2001, la commune d’Abobo est admi-nistrée par un membre du RDR, le Rassemblement desRépublicains, parti politique d’Alassane Ouattara.Aujourd’hui, dans un pays en crise, le RDR agit dans laquasi-clandestinité.12 La capacité d’accueil du « Forum des marchés »d’Adjamé est de 12 000 places.

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Ce marché privé se construit sur l’emplace-ment qui abritait le marché public, celui-ciayant été déplacé (avant 1999) sur la chaus-sée à quelques dizaines de mètres. En atten-dant la fin des travaux, les commerçantssont installés sur la route, empêchant la cir-culation des véhicules sur cet axe. Le nou-veau marché privé Clouetcha est érigé surun terrain clôturé, le bâtiment est ceint d’unmur en béton de plusieurs mètres de haut.Quelques trente magasins et boutiques sontdisposés comme des remparts autour dumarché, sept portes d’entrées grillagées per-mettent l’accès au cœur du marché, là oùsont disposés les boxes et les étals. Le lieuest gardé et éclairé jour et nuit, le personnelaccrédité dispose d’un poste de surveillance.Le marché est alimenté en eau potable et enélectricité, doté de sanitaires, de douches etd’un lieu pour les ablutions et les prières desusagers musulmans. Ont été également pro-grammés des collecteurs pour les ordures,des bureaux pour le personnel, le téléphone,un réseau incendie, un réseau d’évacuationdes eaux, etc. C’est dire si les commoditésde ce marché contrastent avec celles du quar-tier.À travers l’exemple de Clouetcha, le marchédevient une sorte de « ghetto » commercialcomme il en existe dans certains quartiersdes métropoles d’Amérique pour les loge-ments. En effet, les « gated communities »,appelées aussi « gated enclaves » [Le Goix,2003], sont des quartiers résidentiels en-clos, gardés 24h/24, gérés sur le modèle desvilles privées. Comme dans les marchésprivés, l’entrepreneur se substitue à la col-lectivité locale pour construire, sur desfonds privés, les infrastructures de base(routes, réseaux d’eau, lignes électriques,etc.). Cet équipement commercial privé meten évidence les discontinuités produites parla fermeture du lieu : à Abobo, les caracté-ristiques des infrastructures du quartier danslequel est situé le nouveau marché Clouet-cha sont en rupture avec celles proposéespar le marché. Clos dans son enceinte demurs et de boutiques, des grilles fermées àclé et un accès privé, le marché constitue

une véritable forteresse commerciale. Leniveau de services proposé dans cette struc-ture impose de lourdes charges aux com-merçants (paiement des pas-de-porte, desloyers) qui vont reporter le « manque àgagner » sur les prix de leurs produits. Un telprocessus a une incidence sur la nature de laclientèle qui fréquente ces lieux: seuls serontprésents les consommateurs dotés d’un pou-voir d’achat suffisant.

2.2. Le nouveau marché du Plateau :une « enclave commerciale »?Construit avant l’Indépendance de la Côted’Ivoire, le marché du Plateau fut la traduc-tion du projet urbanistique colonial : un bâti-ment implanté au cœur de la ville planifiée,à l’image des halles françaises, destiné àl’approvisionnement en denrées alimentai-res des Européens. Au fil du temps, l’empri-se du marché s’est agrandie : sur le pourtourdu marché de détail s’est développée unezone commerciale regroupant des tables etdes boutiques et un marché de gros occu-pant, au petit matin, les rues adjacentes, augrand désespoir des riverains et commer-çants voisins qui se plaignent des nuisancessonores et de l’engorgement provoqué parles camions et les cageots délaissés sur lebord de la chaussée.« Quartier européen » au temps de la coloni-sation, le Plateau est aujourd’hui la pluspetite commune et demeure le principal pôleéconomique, financier, politique et adminis-tratif de la ville. Si les tours de verre etd’acier du Petit Manhattan sont aujourd’huien piteux état, la commune du Plateaudemeure néanmoins la plus puissante d’Abid-jan, bénéficiant d’un poids décisionnelimportant. Elle est aussi la plus riche, dispo-sant des recettes fiscales les plus élevées del’ensemble des dix communes13. La com-mune du Plateau s’avère, en revanche, trèspeu peuplée14, la population ayant notable-ment diminué : en l’espace de deux décen-nies, elle a perdu près de la moitié de sapopulation. Ce quartier des affaires, des ban-ques et du commerce moderne qui concer-nait prioritairement une population expa-

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13 Les recettes budgétaires des communes proviennenten majeure partie de l’impôt foncier et des patentes. En1998, le budget annuel par habitant de la commune duPlateau s’élevait à 291 666F CFA, alors qu’il n’attei-

gnait que 2 722F CFA pour la commune d’Abobo, laplus pauvre de la ville, soit un rapport de 1 à 100.14 La commune du Plateau hébergeait 9360 habitants en1998 (RGPH), soit 0,34 % de la population d’Abidjan.

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triée et africaine aisée continue de se videren raison d’une insécurité chronique maisaussi à cause des embouteillages et des dif-ficultés de stationnement. La communeaccueille tous les jours plus 300 000 tra-vailleurs et quelque 13 000 véhicules y sta-tionnent. Dans la journée, le Plateau est aubord de l’asphyxie ; le soir, le quartier estmassivement déserté.Afin de remédier à cette situation, la muni-cipalité met en place un vaste projet urbainintitulé Master Plan dont les transforma-tions du marché du Plateau sont au cœur dela revitalisation. Les réaménagements propo-sés sont supposés permettre à la communede retrouver son attrait d’antan. Le marché aété rasé le 3 janvier 2004 et l’ensemble com-mercial qui va sortir de terre devrait s’insé-rer au cœur du quartier des affaires, dans unbâtiment futuriste. Cependant, l’accès dansce nouvel équipement commercial ne serapas le même pour tous : le projet ne prévoitpas de marché de détail mais un tout autrecréneau commercial, avec une halle de fruitset légumes exotiques, des boutiques de ser-vices et d’artisanat, des restaurants et cyber-cafés, ciblant ainsi la clientèle européenne etles consommateurs les plus riches.En attendant que les travaux de reconstruc-tion débutent, les différents commerçants dumarché sont installés dans des sites de reca-sement plus ou moins aménagés, proposantun nombre limité de places. Une partie descommerçants « alimentaires » (123 sur 500)a été réinstallée en périphérie de la commu-ne, dans un site de recasement éloigné ducentre, inaccessible par la marche et nondesservi par les transports collectifs, ce quirenchérit les coûts de transport des commer-çants et des consommateurs. Ils « […] sontobligés d’emprunter des taxis compteurs,parce qu’il n’y a pas d’arrêt [de bus ou dewôro-wôro] au niveau du nouveau marché ;en clair, ce site est enclavé et il nous rendmoins de service »15. Les vendeurs de « pa-peterie par terre » qui étaient installés autourdu marché n’ont pas obtenu de site de reca-sement. Ils s’organisent tant bien que malpour trouver un emplacement afin d’exercerleur activité, mais les loyers sont très chers.

Les plus fortunés se sont regroupés pourlouer des locaux alors que les autres errentdans les rues de Plateau, grossissant leseffectifs du commerce ambulant et informel.Avant le déguerpissement, les commerçantsont essayé de négocier le paiement anticipédes places dans le futur marché afin d’êtrecertains d’obtenir un emplacement, mais lestractations entre les associations de com-merçants et les acteurs politiques de lamunicipalité n’ont pu aboutir.

2.3. Les difficultés des petitscommerçants pour leur intégrationdans les nouveaux marchésAvec la privatisation des marchés, les com-merçants les plus pauvres doivent payer cherleur intégration dans les nouveaux systèmesde commercialisation. Le prix des places etdes pas-de-porte sur les nouveaux marchésest élevé alors que la capacité financière descommerçants est faible : ainsi, pour obtenirune table au marché Clouetcha, il faut payerentre 130 000 et 250 000F CFA (soit entre198 et 381 €). Sur certains marchés de laville, « en complément de remboursement età titre de profit commercial », en plus despas-de-porte, la société privée gestionnaireencaisse pour son compte des loyers men-suels16, afin d’assurer la maintenance et legardiennage du marché.Avec la généralisation de la privatisation desmarchés, c’est la fin d’un système social oùtous les commerçants pouvaient subvenir àleurs besoins, même quand l’activité étaitinformelle et relevait du micro-détail.Yvonne, vendeuse de fripes au marchéClouetcha, gagne ainsi 5000F CFA (7,62 €)les bons jours et seulement 1 000 (1,52 €)les mauvais ; certains jours, elle ne vend rien.Au marché Clouetcha, la place coûte 100FCFA (0,15 €) et 50 si la commerçantepalabre avec le collecteur. Il faut égalementdébourser 100F CFA pour vendre sur legrand marché, « le grenier » de la ville. Onpeut se demander alors comment la com-merçante pourra s’acquitter des sommesdemandées sur les nouveaux marchés etcontinuer son activité. La capacité financiè-re d’une commerçante est très faible, même

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15 Le Jour, 21/01/2004.16 À Clouetcha, ces loyers s’échelonnent entre 5000 et7500F CFA (entre 7,62 et 11,43 €) pour les boxes et

entre 23 et 430 000F CFA (entre 35 et 655 €) pour lesboutiques. Il n’y a pas de loyer pour les étals mais unetaxe journalière de 100F CFA (0,15 €).

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si elle épargne dans des coopératives tel quela Coopec ou Cadefinance17. Il existequelques initiatives pour aider les commer-çantes : sur le Grand marché de Treichville,quelque 450 places ont été pré-financées parla mutuelle de vendeuses de pagnes et d’ob-jets divers (Mucopad), avec l’aide d’une

coopérative de crédit18, mais ces initiativesrestent trop souvent des exceptions.L’accès des commerçants au marché nouvel-le formule tend à se restreindre ; le facteurfinancier instaure une ségrégation entre lescommerçants désireux d’intégrer un espacede vente aménagé.

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17 Coopératives d’épargne et de crédits dont l’objectifest de permettre à toutes les catégories socioprofession-nelles d’épargner et de bénéficier de prêts, nécessairesà l’accroissement de leurs activités économiques.« Épargner régulièrement, emprunter sagement, rem-bourser promptement » sont les mots d’ordre de laCoopec. Les micro-producteurs, les petits commerçantsne peuvent épargner dans les structures bancaires clas-

siques (elles demandent 200 000F CFA, soit 304 € desalaire pour l’ouverture d’un compte) et ne peuvent enaucun cas obtenir de crédits. La mise à disposition deservices financiers en faveur des micro-producteurspeut être considérée comme un des moyens les plussimples et les plus efficaces pour lutter contre la pau-vreté.18 Notre Voie, 16/10/2003.

Photo 3. Panneau de construction d’un marché BOTdans la commune d’Abobo - Cliché A.Poyau, 2000

3. LA SITUATION DU MARCHÉ EN TEMPS DE CRISE

Depuis le coup d’État du 24 décembre 1999,l’insurrection armée du 19 septembre 2002et les récentes tensions franco-ivoiriennesde novembre 2004, la Côte d’Ivoire traverse

une crise politique et économique sans pré-cédent. Aujourd’hui, la situation reste préoc-cupante. Aussi, le marché, moteur de la vieéconomique d’Abidjan, n’est-il pas sans

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connaître quelques changements conjonc-turels.

3.1. Le marché à Abidjan :vers une enclave « ivoiritaire »?Depuis le coup d’État du 24 décembre 1999,les entrepreneurs ivoiriens sont devenus lesnouveaux bailleurs de fonds, en prenant larelève, notamment dans la constructiond’équipements et l’offre de services mar-chands, des organismes internationaux.Auparavant, les précurseurs des marchésBOT étaient des entrepreneurs d’origineétrangère, notamment libanaise19. La criseayant fait fuir les investisseurs étrangers, lesentrepreneurs ivoiriens sont propulsés sur ledevant de la scène car ils ne « partiront pasaux premiers coups de kalachnikov »20. Lesentrepreneurs ivoiriens souhaitent « montrerleur sens du patriotisme et leur foi en la Côted’Ivoire. Car, pendant que certains exportentles fonds à l’extérieur, ils investissent plusde quatre milliards malgré la crise »21.L’entrepreneur ivoirien KKF, directeurd’une société de construction, souhaite ainsiinvestir dans son pays. Il a d’ores et déjàengagé plusieurs projets, notamment à Abo-bo dont il est originaire, car il a « la volontéd’améliorer le cadre de vie des populationsde la commune d’Abobo »22. Il a égalementrécupéré le projet du marché central deYopougon aux mains de la Sogemar, unesociété immobilière ivoirienne qui ne pou-vait mener à terme les travaux, faute demoyens. Il souhaite « montrer à la nationtoute entière, les qualités professionnellesde la jeunesse ivoirienne: rentrer dans l’his-toire et montrer aux populations le savoir-faire des Ivoiriens »23.Dans les nouveaux marchés de la capitaleéconomique, on assiste au développementdu principe de préférence nationale et à lamise en place de «clauses d’ivoirité». Déve-loppée dans les années 1990 par P. Kipre,professeur d’histoire, « l’ivoirité » est unconcept qui permet au pouvoir alors en place(sous la présidence d’Henri Konan Bédié)

de justifier les pratiques d’exclusion et dedistinguer entre les « Ivoiriens de souche »et les autres. Ainsi, pour la location d’unstand ou d’une boutique sur un marché, lapriorité est clairement donnée aux Ivoiriens.Il existe même dans certains marchés unsystème de quotas : « 65% de commerçantsivoiriens est une proportion souhaitée àTreichville, 70% à Yopougon » [B. Berton-cello et S. Bredeloup, 2002].Depuis les événements du 19 septembre2002, les forces du gouvernement, aidéespar des groupes ultranationalistes organisésen milices urbaines, ont entrepris une véri-table chasse aux sorcières contre le principalparti politique d’opposition, le RDR, consi-déré comme un étranger par le pouvoir enplace, le FPI (Front Populaire Ivoirien), etcontre tous ceux qui le soutiennent. Ces ten-sions ont des répercussions sur les marchés :on constate que « le harcèlement des com-merçants étrangers par les forces de l’ordrese répète, selon un scénario comparable etsans aucune discrétion, sur tous les marchésde la capitale économique » [S. Bredeloup,2003]. Ce harcèlement s’exprime notam-ment par le racket, comme c’est le cas sur lemarché Shopping Abrogua où les jeunesrecrues des FANCI (Forces Armées Natio-nales de Côte d’Ivoire) rackettent les tenan-ciers de boutiques, des commerçants mauri-taniens24.

3.2. L’approvisionnement alimentairede la population abidjanaiseLa crise traversée par le pays a des réper-cussions dans l’approvisionnement alimen-taire des populations. En 2003, le ministreivoirien de l’agriculture, Mr. Danon Djédjé,s’alarme de la situation déjà précaire et parlede « menace de pénurie alimentaire en Côted’Ivoire »25. Même s’il n’y a pas eu de véri-table pénurie (sauf pour quelques produits),on constate de nombreuses perturbations. Leprincipal effet manifestation de la crise surles marchés est la hausse des prix. Les prixont doublé, parfois triplé (tableau 2).

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19 C’est un entrepreneur d’origine libanaise, directeurde la société SICG, qui a construit le Shopping Abroguadans la commune d’Adjamé en mai 1997, puis l’exten-sion du marché de Marcory, le marché de Koumassi etdernièrement le Forum d’Adjamé.20 Entretien du 17/05/2002 avec le DG de la société IGS.

21 Fraternité Matin, 23/09/03.22 Le Patriote, 23/09/2003.23 Le Patriote, 23/09/2003.24 24 Heures, 08/06/03.25 Agence Ivoirienne de Presse, 15/01/2003.

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Les prix sont assez disparates d’un marché àl’autre : ainsi le kilo de viande de bœuf estvendu 1500F CFA (2,29 €) sur les marchésproches de l’abattoir de Port Bouët, contre1800 à 2000 (3,05 €) à Adjamé ou Cocody.On parle alors d’harmoniser les prix pendantla période de crise26. Les prix sont égale-ment différents d’une région à l’autre : ainsi,toujours en prenant l’exemple de la viandede bœuf, celle-ci est vendue entre 600 et800F CFA (entre 0,91 et 1,22 €) le kilo, cer-tains morceaux à 100F CFA dans les villesdu Nord (à Katiola, Korhogo ou Bouaké)27.La crise a également modifié les habitudesalimentaires des populations : « À défaut dela viande de bœuf et mouton: les Ivoiriens sevengent sur les poulets »28. Étant donné queles prix de la viande de bœuf sont trop éle-vés, les marmites de la capitale économiqueivoirienne bouillent à la patte de porc29. Lenombre d’Ivoiriens qui ne peuvent se nour-rir correctement a énormément augmentéavec la crise.Pour expliquer ces changements, plusieursraisons peuvent être avancées. Tout d’abord,les camions en provenance des villes dunord de la Côte d’Ivoire (Korhogo, Ferké,Bouaké) circulent difficilement. Comme lesfrontières avec les pays du Nord (Mali,Burkina Faso, Niger) restent fermées pen-dant plusieurs semaines, les camions sontbloqués aux frontières ou effectuent ungrand détour par le sud-est en passant par leGhana, dont la frontière est ouverte. Ainsi,certains produits ne sont plus acheminésvers les marchés ivoiriens, d’autres sontdevenus si rares qu’ils sont très chers. Lesbarrages sont devenus nombreux sur lesroutes, notamment près des frontières. Tenus

soit par les forces armées rebelles, soit parles forces gouvernementales, les barragessont des lieux de contrôles où seul le bak-chich fait office de laisser-passer. Le prix dutransport des marchandises a donc fortementcrû, les frais annexes se répercutant sur lesprix. Une autre raison explique ces perturba-tions : la production de nombreux produitss’opère dans la zone située sous le contrôledes rebelles installés dans la partie nord dupays. Les quantités produites s’en ressen-tent : par exemple, la production de l’huilebrute a chuté de 40%, ce qui oblige le paysà importer désormais de l’huile malai-sienne30.La création, par des coopératives, d’unréseau national et transnational de ravitaille-ment en plein conflit ivoirien permet delimiter les effets de la crise. Le rôle descoopératives, notamment celles des femmesGouro, est primordial dans l’approvisionne-ment alimentaire de la population. Originai-res du centre-ouest de la Côte d’Ivoire, lesfemmes Gouro, réputées grandes commer-çantes, ont mis en place de véritables struc-tures associatives qui jouent un rôle déter-minant dans le concert des opérateurs privéspour la gestion des marchés urbains à Abid-jan, et aujourd’hui, en temps de crise, dansl’approvisionnement alimentaire de la popu-lation. Avant le début du conflit ivoirien, lescoopératives vivrières, notamment cellesinstallées dans la métropole abidjanaise,avaient connu une situation critique. En1998, une forte demande de produits vivriersde la part des pays limitrophes avait provo-qué une hausse des prix et une rupture dansle ravitaillement des coopératives. C’était,semble-t-il, la première fois que la crainte

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Tableau 2. Prix de quelques produits de consommation courante

Source : Divers quotidiens ivoiriens.

26 Fraternité Matin, 09/11/2003.27 Fraternité Matin, 09/01/03.28 Le Jour, 16/04/2004.

29 Fraternité Matin, 21/02/03.30 Fraternité Matin, 13/02/03.

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d’une pénurie se faisait sentir à Abidjan.Fortes de cette expérience, les coopérativesgouro ont développé un circuit national ettransnational de ravitaillement en produitsvivriers. La première initiative est celle d’unefemme Gouro, Nanti Lou Irié Rosalie, qui,en 1999, crée le ROESAO (Réseau des Opé-rateurs Économiques du Secteur Agricoled’Afrique de l’Ouest). Ce réseau prend rapi-dement de l’ampleur et regroupe aujourd’hui73 coopératives de Côte d’Ivoire, du Mali etdu Burkina Faso. Les opérateurs écono-miques du ROSEAO de Côte d’Ivoire met-tent à la disposition des autres marchés afri-cains la banane plantain, la banane poyo,l’igname, l’attiéké, l’avocat, le maïs, la noixde coco et l’huile rouge de palme. En revan-che, le réseau ivoirien a besoin des autresopérateurs économiques pour être approvi-sionné en mil, sorgho, pommes de terre,chou, oignons et arachides.Quand le conflit ivoirien se durcit en sep-tembre 2002, les coopératives gouro et, plusparticulièrement le ROESAO, sont mises àcontribution par le gouvernement pour assu-rer le ravitaillement31. Les femmes Gouroétablissent ainsi des coopératives de produitsvivriers dans certaines zones de production,sous contrôle gouvernemental, afin d’enca-drer la production et d’assurer des fluxcontinus vers les villes et, principalement,

vers Abidjan. Puis, lorsque la situation mili-taire semble se stabiliser après les accordsde Marcoussis fin janvier 2003, les autoritéspolitiques prennent la relève dans la sécuri-sation de la production et de la commercia-lisation des produits vivriers. Les camionsde marchandises sont escortés par les agentsdu Centre d’Opération Inter Armée (COIA)32,regroupant à la fois les Fanci (ForcesArmées Nationales de la Côte d’Ivoire), lesforces françaises de l’opération Licorne,celles de la CEDEAO et les Forces nouvel-les (MPCI, MPIGO et MJP).La crise ivoirienne a favorisé les regroupe-ments nationaux et transnationaux descoopératives gouro qui assurent la régularitédes flux de produits maraîchers et animaliersen direction des villes. Au fil des années etdes derniers événements politiques, les fem-mes Gouro ont renforcé leur poids dans lecommerce de gros et dans le développementdes marchés urbains à Abidjan. Leurs succèscommerciaux, le rôle social et leur renom-mée font d’elles des femmes comparablesaux célèbres Nana Benz qui dirigent àLomé, au Togo, le commerce du pagne. Toutcomme elles, les femmes Gouro représen-tent aujourd’hui, en Côte d’Ivoire, un exem-ple certain de réussite féminine et d’entre-prenariat national.

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31 Notre Voie, 10/02/2003. 32 L’Inter, 10/06/03

Même si l’on constate un processus de dété-rioration des marchés dans la capitale éco-nomique ivoirienne, ce service marchandreste le principal moyen d’approvisionne-ment des populations urbaines. Les condi-tions d’exercice de l’activité de commerçantrestent cependant inacceptables : leur nom-bre est en baisse par rapport à une popula-tion toujours grandissante, de nombreuxmarchés sont installés dans des quartiersd’accès pénible, les conditions de travail etd’accueil sont difficiles et les problèmes desalubrité et de santé publique toujours plusnombreux.

Aujourd’hui, la tendance est à la diffusionde marchés privés, notamment de type BOT.Les nouveaux marchés constituent de véri-tables « forteresses commerciales » : grands,sécurisés et modernes, contrastant bien sou-vent avec les quartiers dans lesquels ils s’im-plantent. Mais leurs conditions d’accès sontrestrictives et il est quasiment impossibleaux petits commerçants de s’intégrer dansces projets : les places coûtent trop cher etleur capacité financière est trop faible. Onest donc en droit de se demander quel estl’avenir du marché en milieu urbain et prin-cipalement du petit marché, celui du « pau-

CONCLUSION

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vre ». Est-il en train de disparaître pour lais-ser la place à des « ghettos commerciaux »où seuls les commerçants ivoiriens auraientune place, avec pour seule clientèle les caté-gories au pouvoir d’achat suffisant pouraccéder aux produits commercialisés ?Cependant, sur les dix marchés de type BOTque comporte la ville d’Abidjan, les pro-blèmes existent : seuls quatre sont ouvertsmais ne fonctionnent pas correctement. Leurtaux d’occupation, notamment dans lesétages, est faible, les problèmes de gestionsont nombreux (surtout sur le Forum desMarchés d’Adjamé et sur le grand marché

de Koumassi). Les autres projets sont tou-jours en chantier (les marchés de Yopougon,d’Agnissankoi et Dokui à Abobo, deMarcory) ou attendent la venue des com-merçants, comme au marché Clouetcha.Du fait des mutations en cours, la situationne semble pas apporter les solutions atten-dues pour une meilleure gestion des marchéset un meilleur approvisionnement des popu-lations. Disparités, ségrégation, enclave-ment, autant de processus à l’œuvre aujour-d’hui qui ne répondent pas aux attentes duplus grand nombre.

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