24

Les rives de l'Hudson

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Les rives de l'Hudson
Page 2: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L'HUDSON

Page 3: Les rives de l'Hudson
Page 4: Les rives de l'Hudson

PIERRE LESCURE

LES RIVES

DE L'HUDSON roman

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

Page 5: Les rives de l'Hudson

© Éditions du Seuil, 1969.

Page 6: Les rives de l'Hudson

A ma femme

Page 7: Les rives de l'Hudson
Page 8: Les rives de l'Hudson

I

Sous le soleil qui frappe dur Gago finit d'amener sa barque à la rive en trois coups d'aviron, saute sur les ro- chers, puis commence à envahir la terre sans autre préam- bule. Son regard continue de planer dans l'azur, au-dessus des forêts et des toits de maisons, l'océan l'ayant habitué à la vision surélevée parce que sans limites. Tout de même, de temps en temps, pour le principe, il s'efforce de le ramener sur la cime des arbres ou le toit des maisons, car s'il doit continuer de contempler l'azur autant retourner dans sa barque, dit-il. Mais il ne peut fixer longtemps la surface du globe ni même l'horizon, pareil à ces vieillards incapables de lire, et parfois de parler, sans bésicles. Par transistor de bord il vient d'apprendre que sur la rive des événements se déroulent quelque part, alors il vient un peu pour voir de quoi il retourne exactement. Non pour se mêler de ce qui ne le regarde pas, non : Gago eSt curieux de nature, simplement. Il faut le dire, c'est pour lui toute une aventure que de quitter la mer brillante et de s'enfoncer ainsi dans une nature qui, bientôt, tout entier l'entoure, la mer étant rejetée de l'autre côté de l'horizon. Gago se trouve alors dans un monde où plus rien ne reluit sinon, bien sûr, le soleil au- dessus de lui, mais il ne prend pas plus garde au soleil ici qu'il ne le faisait dans sa barque. C'eSt dire qu'il a changé de monde comme si de rien n'était. Il a fait ça nonchalam-

9

Page 9: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

ment et par-dessous la jambe, et le voilà maintenant qui ne se soucie pas plus de la mer brillante et perdue que de son premier moulinet. Mais pareille désinvolture ne l'empêche pas, lentement, à son insu, de s'adapter à cet univers inconnu, grouillant à l'infini d'objets de mille sortes.

En vérité, autre chose, dit-il, cette terre, que les vagues de la mer, toutes les mêmes encore qu'elles meurent aussitôt nées. Et c'eSt bien vrai : vous l'avez sans doute remarqué, rien ne ressemble à rien sur la terre, mais chaque objet du moins eSt ce qu'il est, vous pouvez compter dessus, il ne vous échappera guère. De cela, Gago n'avait aucune idée, il ne fait que de le découvrir, et voilà que cela lui plaît ! La mer, cela ne ressemblait à rien, il faut bien le dire. Et cette multi- tude aussi Stable que variée le remplit d'aise comme si, sou- dain, il découvrait que, décidément, il lui manquait jusqu'ici quelque chose qui maintenant le comble. Bref, il se sent chez lui, et même, il en remet, interpellant au loin, ici une forêt, là un torrent, ailleurs un clocher d'église. Il pousse même l'amitié jusqu'à les flatter d'un geSte de la main, respire puissamment, se dit que tout va bien, même s'il n'eSt pas, pour le moment, répondu à son geSte avec la chaleur atten- due : on le prend pour un étranger, pas plus, mais cela passera lorsqu'on aura fait connaissance. Ses regards, maintenant, sans trop de peine se maintiennent au-dessous de l'horizon, et c'eSt un spectacle étonnant ! Jamais Gago n'aurait imaginé pareille variété ni surabondance. Et plus ses regards plongent dans le fouillis, plus les détails s'en multiplient comme si, sous la vue, ils prenaient tout à coup naissance. Encore, le regard eSt-il empêché d'aller plus avant, le soleil enrobant tout objet d'une carapace de flamme; mais vienne la clarté du soir, dit-il, et grande sera la fête !

Alentour se voient maintenant quelques maisons humaines

10

Page 10: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

aux toits rouges, à l'européenne. Même on peut apercevoir, assis sur son pot, un enfant mangeant un raisin sous la treille : par instant, dans les ombres pâles des vignes, il se déplace en suivant à la trace un scarabée dans la poussière, tout en s'efforçant de maintenir son pot bien collé au derrière. GeSte révélateur, pense Gago souriant d'aise, et garant du sérieux que mettent les hommes à leurs entreprises. Ses yeux plissés par le plaisir ont encore aiguisé leur regard et le promènent dans la création, avide, et la création ne le déçoit guère. Tout alentour il ne perçoit maintenant que cigales et ponts de pierre qui sont vieillards tranquilles protégeant sous leurs bras arrondis des jeunesses frétillantes et douillettes. Et puis, passé le pont, ce ne sont encore qu'immenses platanes surchargés d'ombre avec, au beau milieu de l'ombre, la fille du maire à bicyclette, l'une et l'autre également étiques et à elles deux pareilles, dans cette ombre, à l'étique araignée inscrite au noir nombril de son royaume.

Les premières rues de la ville sont vastes et propres et plates, ajourées, sur les côtés, d'oblongs alvéoles à lu- mières de néon tout encombrés de musiques à tintamarre et d'étalages, et, entre les rayons, de paniers à roulettes. Au-dessus des lumières se remarquent, bien rectilignes et corrects, d'interminables balcons posés l'un sur l'autre et coupés seulement par des ruelles qu'ils se contentent de contourner par paresse de les enjamber, sans doute. Par- fois, ces balcons se piquent d'élégance et se fixent bien droit sur le nez, pour protéger leurs prunelles rectangulaires, une visière d'été, bleue ou jaune, de temps en temps. En bas se déplacent lentement des voitures plates et luisantes, comme de beaux meubles. " Tout de même quelque chose, dit Gago, ces bagnoles américaines. " Il en avait entendu parler par transistor mais ne les imaginait guère. Ce

I I

Page 11: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

n'est point, bien sûr, qu'il bave d'admiration pour elles : il lui en faut plus que cela pour l'épater. Mais il est tout heureux de n'être pas déçu par la terre, et même, il s'en ébroue de joie, comme font les moineaux des jardins publics dans la poussière. En voici un justement, de jardin public, à senestre, et Gago va s'y asseoir. Sitôt passé le portillon de fer, les feuilles des arbres se sont rapprochées, et soudain Gago se trouve enfermé dans le jardin comme dans une maison humaine, mais à murailles et toit de feuilles vertes, avec la grand-salle circulaire au plafond élevé où sont assis en rond les gens de la famille, deux par deux sur leurs bancs. Il est accueilli silencieusement, mais comme un qui était attendu et, bien qu'aucune des têtes ne se soit retournée, il sent bien, dit-il, que tous regardent avec les yeux de la pensée le cousin Gago qui s'en vient. Dans les sourires muets — certains de gentillesse, d'autres de curiosité, d'autres même, d'innocente malice —, les bavardages ont commencé. Non point de ces dialogues à voix parlée qui font semblant de se répondre, alors que chacun poursuit, bien obstinément par-devers soi son bonhomme de chemin raboteux et hoStile, non. Mais voix muettes qui vous volent partout à travers la tête sans y rien heurter ni meurtrir, comme font les chauves- souris au plus noir de la nuit dans les granges et dans les églises, et, même sans se connaître, se saluent en passant d'un souris, simplement parce qu'elles se savent payses. Tiens... dit Gago : ce vieux qui hoche la tête dans son sommeil, de l'autre côté du gazon, je pense que c'est pour saluer... Plus tard, une mère aux jeunes bras de lait reprendra une maille sautée en disant : merde ! et de sourire en ajoutant mais sans rougir : je voulais dire zut seulement... Puis, accroupi dans son carré de sable, un cow-boy de trois ans d'âge, tout à coup, lèvera sa bouche ouverte, là-haut, vers les feuilles vertes,

12

Page 12: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

sans raison, avant de se remettre à taper du plat de la main sur sa galette de sable à pain, comme font parfois les vieilles fripées de nos frères incas, au plus haut dans les Cordil- lères. Tout ça, dit Gago, c'est salutations, n'en doutez guère. Le moyen, d'ailleurs, d'en douter quand les enfants sous la treille mangent leur raisin d'une seule et si conscien- cieuse main et quand, dans les jardins, la chaleur de la sieSte pleut si doucement parmi les feuilles vertes. Décidément, Gago se félicite d'être venu sur terre. Son transistor de bord lui parlait bien d'événements, mais assurément il ne les voyait pas de la sorte. Il s'attendait à être surpris, et il l'a été, mais, croyez-le ou non, il l'est surtout de découvrir à quel point il s'adapte aisément à la terre, à quel point même ces merveilles inattendues ne faisaient que dormir au fond de lui, dans les limbes de la mer. Il clôt ses paupières pour y mieux enfermer ce souvenir et l'empêcher de fuir, mais le souvenir s'eSt allé planter au plus lointain du cœur, d'où il n'échappera plus, Gago n'a rien à craindre. Tout à coup il se lève, n'en pouvant plus, tellement la joie le soulève. Il lui faut marcher, il lui faut fuir, ainsi que parfois il advient, par grands bonheurs insupportables : il sort du jardin sans pour autant l'abandonner, car il comprend que désormais il ne pourra plus rien détacher de son cœur qui une fois s'y sera planté. Il est blême et grave et tremblant comme les vierges consacrées, ou ceux qui s'en reviennent de prier sur la montagne.

La rue aux voitures luisantes, aux musiques yé-yé s'eSt rapprochée de lui, à le toucher : jamais il ne l'aurait crue si grouillante. Les gens ne prêtent guère attention, mais il aime autant ça pour l'instant, car il peut ainsi rester un peu plus longtemps seul avec lui-même comme avec un secret d'enfant dont on retarde l'aveu aussi longtemps que l'on

13

Page 13: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

peut dans l'espoir d'en tirer plus grande joie encore. Soudain, traversant une rue, Gago, dans la vitrine d'en face voit venir vers lui une silhouette qu'il devine être la sienne aux geStes qu'elle reproduit, et le choc le frappe tout entier ! Lui qui, de son image, n'avait jamais connu, à la veille d'ouragans nommés Gladys ou Cléopâtre, que des reflets disloqués, remontés du fond de l'eau noire pour tenter de venir coller, avec les méduses, à l'ombre de sa barque, le voici qui s'avance vers lui, debout, massif, intégral, et qui s'empoigne de plein fouet... pour ne plus faire maintenant qu'un seul avec lui-même à jamais, et ses yeux sont alors ouverts. Pas seule- ment ses yeux : le monde alentour s'eSt ouvert comme un coffret, et c'eSt de l'intérieur que Gago, désormais, va le voir. Prison, peut-être, mais il y circule une force et une ferveur telles qu'il sent ses épaules se gonfler, prêtes à lutter pour une victoire dont il ne sait s'il ira s'y perdre ou si lui-même l'engloutira.

Il a pris la grand-rue en enfilade, sur le trottoir de droite, mais c'est comme s'il l'accaparait tout entière, en gros mais aussi en détail, et aucun ne lui échappe : guirlandes au vent et panneaux publicitaires pour la fête qui se prépare ; voitures luisantes, au Stationnement, peuplées, derrière les pare-brise teintés, d'enfants bariolés, des roses, des blancs, des marron et des noirs, en blue-jeans et en crinolines, vautrés en atten- dant le retour des mères, les filles tirant la langue à Gago volontiers; paroles en foule sur le trottoir, les premières qu'il ait entendues de bouche à oreille et qui se font réponse comme chamailleries d'oiseaux des îles; poupées dans les vitrines et pistolets à poire, batteries de cuisine et instruments aratoires, gants de crin et gants de cuir, dentelles de Hong- Kong et rocking-chair électronique, papier de toilette inso- nore pour les timides, surplus de guerre de vingt ans d'âge,

14

Page 14: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

et les strictes machines à calculer, pygmées auprès des compu- tors électroniques, graves, capables d'accaparer des multi- tudes innombrables comme des univers, en un mot, le capharnaüm de l'inépuisable activité des hommes. Gago en est submergé, investi, mais non point renversé; ainsi ces nuits où il allait, non loin des plages, histoire de rire, se battre nu contre les brisants pour essayer de les refouler vers le large. Tel il va dans le coffre ouvert avec, pour seul espace libre, un peu de ciel au-dessus de lui, brassant avec puissance, avec délices, dans cette masse de vie qui lui passe dessus par vagues de fond, accompagnées de musiques.

Banderoles et panneaux montent vers lui, de plus en plus denses, et les voici bientôt qui prennent par la main Gago l'emmenant en joyeuses ribambelles à la danse, et cela jus- qu'au centre de la ville où se déploie, satisfaite et sûre d'elle- même, la Grande Foire épanouie telle une marguerite arti- ficielle. Elle eSt partout semblable à elle-même, la Grande Foire, qu'on la voie de New York ou d'Athènes ou du métro Pasteur, et Gago l'aperçoit tout à coup de cette petite cité de rien du tout nommée Bethléem, Newhampshire 1

Le décor, en vérité, occupe l'horizon tout entier, et Gago est même étonné de s'apercevoir qu'il en eSt soudain entouré de toutes parts, très naturellement, comme s'il n'avait jamais vécu qu'au beau milieu de cette Foire. " Si je comprends bien, on vous enferme sans crier gare ni demander votre opinion... " dit-il, mais en souriant, parce qu'en réalité il est fort heureux de cette prison où tout, finalement, lui plaît car il ouvre son cœur à tout, alors forcément... Mais comment ne pas l'ouvrir à ces merveilles, comment ? D'ailleurs, si

1. Ne pas confondre avec la vraie Bethléem, dans l'État de Pennsyl- vanie.

15

Page 15: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

ce monde m'enferme en lui, moi je l'enferme dans mon cœur, dit-il, et cette logique d'enfant de chœur ajoute à la félicité de Gago, qui se sent ainsi encore plus justifié à se fondre dans la foule, pressée contre lui malgré la chaleur de l'été. Et voici, ensemble ils avancent dans la Foire et dans la poussière, comme s'ils n'avaient fait que cela leur vie durant, comme si Gago était des leurs depuis longtemps, depuis toujours même, comme si lui-même n'avait, sur le sujet, aucun doute absolument.

" Belle Foire... lui dit quelqu'un. — J'allais vous le dire... " répond Gago en conviction. Ils ont devant eux, et un peu partout dispersés dans la

Foire, non seulement les Stands de tous les espaces et de tous les temps, mais aussi les autres, des stands dont l'extérieur est tout hérissé de météores allant par voies lactées en infinis troupeaux laiteux de fusées et d'énormes oursins d'aluminium, et dont l'intérieur est tout creusé d'alvéoles encastrés les uns dans les autres, sans fin, dans le vide sans fin, de sorte qu'ils vont retrouver sans effort les fusées et les météores, à l'autre extrémité de l'univers, hors des espaces, et hors des temps.

" C'eSt tout de même formidable, ça, croyez pas ? de- mande le quidam.

— C'eSt-à-dire que moi... " commence un Gago sceptique et sans terminer.

Ils se regardent, chacun un peu surpris de l'autre. Même, Gago eSt peiné : trouver formidable un Stand où tout fout l' camp dans l'infini néant... il n'aurait jamais cru ça de cet homme. Pourtant, dit Gago, il n'a pas l'air idiot complè- tement, cet homme : il a dû entendre ça sur son transistor, alors il répète sans réfléchir. Vraiment, il me fait bien rire : si j'avais dû me contenter, moi, alors, des discours de mon

16

Page 16: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

transistor pour avoir sur les événements une idée précise et correcte, eh bien je serais toujours à me baguenauder le nez en l'air sur le liquide empire, et n'aurais pas encore éprouvé ces joies puissantes qui soulèvent. Il n'y a rien comme la pratique et l'expérience personnelle... ajoute Gago qui vient de découvrir l'Amérique. Et de l'œil un peu supérieur des grands capitaines-navigateurs qui s'en re- viennent en trirèmes ou en hypersoniques, il regarde les yeux de l'autre et y voit le même œil également supérieur de ceux qui savent ce qu'ils disent et qui n'ont besoin, pour savoir, de personne ni de revenir de loin. Et pour notre Gago tout neuf, cet œil hautement réprobateur eSt une grande surprise, puis qui le désarçonne, puis qui le laisse rêveur, puis lentement le saisit au cœur et toute la poitrine, et lui fait monter au larynx, puis à la rétine, puis à la racine des cheveux, comme une vague de fond, l'immense regret, très douloureux et crispé, d'avoir bêtement hasardé une phrase blessante et Stupide. Sans compter, poursuit-il, que ce gar- çon, après tout, avait peut-être raison. Et puis, raison ou pas raison, qu'est-ce que ça fout, je m'en fous, moi, de la logique, dit Gago dont la colère s'élève très haut, avant de retomber ou de se dissoudre dans l'air et de disparaître tout à fait, inutile autant qu'importune, comme sont inutiles et importuns les feux d'artifice furieux, par clair de lune. Alors, dans son ciel maintenant limpide et lavé, un ciel de premier matin du monde, la voix de Gago s'en vient, toute simple et naturelle, et qui dit bien ce qui convient, ni plus ni moins, parce que c'est comme ça, parce que le soleil se lève chaque matin et qu'il n'y a rien à dire, sinon : que la lumière soit. Et voici ce que dit la voix de Gago, qui l'écoute enfin dans une joie paisible :

" Siouplaît, comment se porte la famille ? "

17

Page 17: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

La voix, il faut le dire, est accompagnée d'un regard que les yeux de Gago laissent tomber de tout son poids, ouvert et tranquille, dans ceux du quidam, qui, lui, eSt tellement pris par surprise qu'il voudrait bien savoir si oui ou non Gago se paie sa cerise. Même, il s'apprête à lui demander vertement des nouvelles de sa sœur Élise, mais, le voilà qui, peu à peu, s'apaise, et puis hésite et enfin se ravise, car le regard de Gago eSt tellement naturel et tellement bon, et dépourvu de malice, et ouvert et tranquille, que le quidam en oublie la sœur en question, et qu'il se sent soudain, lui aussi, tout heureux et tranquille comme jamais, comme au premier matin des temps : ce que c'est, tout de même, que d'écarter les artifices...

" Eh bien, mais... dit-il, joyeux et content, ça va pas mal, merci. "

Et comme Gago, visiblement, s'intéresse de tout cœur à sa famille, il ajoute :

" Y a le cousin de la cousine au beau-frère d'Ernestine

qui, l'autre soir au base-ball, s'eSt foulé la cheville. — Ah, oui ? C'eSt l'ennui, au base-ball, la cheville. Sur-

tout le soir... " opine pour dire quelque chose un Gago qui, du base-ball ignore le premier mot : pensez donc, dans sa barque... Coupable ignorance, et regrettable manque de pot qui l'embarrasse et qui l'agace et tel que sa langue piétine et ses esprits bafouillent et font défaut à ce moment précis où la conversation, si bien partie, menait le quidam et Gago, bras dessus bras dessous, vers des avenues élysées, lumineuses et légères, et, pour ce qui eSt de l'avenir, vers de larges perspectives joliment pavées de bonnes blagues à éclats de rire, à grandes tapes dans le dos et joyeux coups de pied au cul dans le derrière. Mais, par bonheur extrême, le quidam a vu l'embarras de Gago, et comme il entend

18

Page 18: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

bien, lui aussi, rester dans les perspectives légères, il lui lance, avec force et précision, avec poids et profondeur, le dernier coup de filet du pêcheur, le bon peut-être :

" Mais tous les autres, nous nous portons bien, vous savez ! "

Le coup de filet a porté, comme autrefois à droite de la barque celui de Pierre et voilà Gago une fois de plus renfloué dans la lumière.

" J'espère que vous l'aimez bien, cette Foire... reprend alors tout joyeux le quidam.

— Il faudrait être difficile ! — Il y en a, vous savez, qui ne sont jamais contents... — Je ne suis pas de ceux-là, Dieu merci ! — Ils trouvent qu'il y a ici trop d'agitation et trop de

bruits... explique l'autre, en hurlant dans les tintamarres. — Vraiment, ils me font bien rire ! " hurle Gago lui aussi. Et tout à coup, profitant du bruit, le voilà qui part d'un

grand rire et qui vachement se marre, sans autre raison que de se libérer de ce rire, probablement accumulé en lui au long des âges pour lentement mûrir, puis éclater maintenant, pour la première fois, en entrant dans la vie, au seuil de cette Foire.

La foule alors, pour l'accueillir, lui déverse dessus toutes ses couleurs et tous ses bruits, pêle-mêle, en cataractes, puis l'entraîne un peu à l'écart, en direction des tourbillons, et, chemin faisant, lentement, pour le mieux digérer, le prépare et le conditionne, et le met d'abord à chauffer à sa chaleur animale, de plus en plus éveillée au contact de Gago, telle une bête vicieuse et sournoise, puis l'assaisonne de senteurs, traîtreusement mêlées, de crèmes de beauté, de sueurs et de sécrétions variées comme fait, à la lourde abeille, la fleur à glu et à venin dans le sous-bois des Everglades.

19

Page 19: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

Les mains plongées dans la chaleur, mais la tête hors du fleuve quand même, Gago perçoit au loin une très mince voix de tête, elle aussi les mains coincées dans la cha- leur : " Regardez ! Regardez ! ", lui dit-elle, à grand-peine faufilée parmi celles des haut-parleurs qui, majestueuses, se promènent au-dessus du fleuve comme d'imposants dindons à voile pour annoncer, magnifiques de bêtise abyssale, d'emphase vertigineuse, des enfants perdus et des parapluies trouvés, et des paradis également perdus et retrouvés — ce qui eSt une chance — grâce au dernier poil à gratter, ou à votre dernière chance, Mesdames, je veux dire la dernière machine laitière à fabriquer, au choix et à domicile, soit des trous tout faits pour le gruyère, soit du beurre à couper le fil, soit, tenez-vous bien, tous les deux à la fois, moyennant une supplémentaire mécanique payable en douze mois, et d'un montant, vous l'avouerez, modique. " Regardez... Regardez... " poursuit toute menue la voix faufilée du compagnon-quidam désignant, d'un joli mouvement du menton, la Grand-Roue, là-haut, devant eux, qui, à elle seule, accapare les cieux. L'une après l'autre elle élève à bout de poings, pour mieux les montrer au monde, ses cages de duralumin bourrées de jeunes gens, comme sont pleins à éclater les immenses mannequins d'osier dans les bûchers des holocaustes, les filles au sommet de l'extase se mettant à crier, puis redescendant de l'autre côté toujours criant, mais d'autre sorte, toutes fesses prenant le grand air, blondes, noires ou roses. " Belle roue !... " parvient encore à héler le très lointain quidam pour manifester, avant de céder aux sables mouvants de la foule, son admiration décidée pour cette réalisation de l'humaine Foire, et non pas, l'on s'en doute, pour s'amuser à montrer, dérisoires, des dessous de filles blondes ou noires.

2 0

Page 20: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

Mais tel est devenu, là-bas à droite, le tintamarre des canon- nades annonçant le départ des grands galions à aubes tout chargés d'oriflammes et des ballons captifs balançant les nacelles comme des encensoirs que Gago n'a rien entendu de la petite voix du compagnon maintenant tout à fait dis- paru. Gago, bien sûr, regrette le disparu, et, pour un instant, comme un vide se fait en lui, et un silence, et puis c'est fini : le compagnon a pris la forme d'un souvenir proprement incrusté en lui, un souvenir en forme de joie et de lumière, autant dire de vie et voici, il n'avait jamais senti le quidam aussi présent que depuis qu'il eSt parti. Et cependant qu'il poursuit son chemin, le nez en l'air et sur place, Gago se dit que le quidam après tout n'était pas seul dans cette Foire et qu'il y en a sans doute, ici même, à portée de ses mains plongées dans la chaleur, quelques milliers comme lui. Ce qui eSt chose étrange, quand on y réfléchit, et pleine de mys- tère, et Gago réfléchit que s'il venait à bavarder — ou, pas même, à simplement échanger un regard — avec un quel- qu'un de la foule, celui-ci viendrait se planter dans son cœur, exactement comme le quidam. Qui dira le contraire ? Et ce qu'il y a d'extraordinaire c'eSt qu'il y en a, je le redis, des milliers comme ça, et même sûrement beaucoup plus. Ah, mais cette affaire-là n'est pas ordinaire ! dit Gago. Et puis cela signifierait qu'avec tous ceux-là j'aurais la même joie légère, la même vie ! Ah, mais, vraiment, elle me souffle, moi, cette terre ! Et Gago est tellement excité qu'il accélère sa marche sur place, tellement agité qu'une mémère, contre lui, le regarde d'un œil mi-amusé, mi-sévère, et mi-intéressé aussi.

Mais Gago n'ose regarder autour de lui, et pas seulement à cause de la mémère, non, mais à cause de ce tournis dans sa tête à essayer d'imaginer une telle joie infinie, aussi se tient-

2 1

Page 21: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

il droit et amidonné comme un exécuteur de hautes œuvres. Et du sommet de ses hauteurs il se dit que les yeux d'en bas le regardent d'un bon regard compagnon et lui reprochent gentiment de n'être pas encore des leurs : " Allons, notre cousin, allons, n'hésitez pas, un bon mouvement, descendez vos yeux sur vos frères : nous vous attendions avec si grande joie... " Après tout, dit Gago, qu'est-ce que j'ai à perdre ? Vraiment, il faut être idiot pour se plaindre d'une mariée trop belle... Et tremblant de plaisir et de grandeur à la fois, il fait descendre sur ses cousins et sur ses frères des yeux jusqu'ici dilatés, sans la voir, sur la Grand-Roue à holo- caustes et jeunes filles de couleurs. Et ce qu'il voit, dans cette foule, n'eSt pas, il faut l'avouer, ce qu'il avait imaginé, pas du tout, même. Et tout d'abord, aucun regard n'eSt tourné vers lui. Et puis les têtes ne sont pas arrangées, par souci d'harmonie , en un seul immense bouquet, un seul visage de sourire et de lumière, non, mais au contraire fort rigoureu- sement incarnées chacune par tête bien distincte et bien à elle ou à lui, encore que, très souvent, les corps se mêlent comme anguilles ou s'encastrent bosses dans creux " pour prendre moins de place ", Gago explique. Les corps, non pas les têtes, car comment, différentes les unes des autres comme elles sont, pourraient-elles s'encaStrer l'une dans l'autre, les têtes ? Celles des femmes, huppées de multi- colores crinières, fort animées et criardes, depuis les jeunes mères et les bonnes d'enfants aux bras de lait, jusqu'aux impatientes vieillardes en passant par les jeunesses, en géné- ral plus dolentes et silencieuses, soit qu'elles tentent de diluer dans ceux des gars leurs regards mous et cernés, soit que, vingt fois, de lèvres à lèvres, elles leur passent et repassent le chewing-gum dans le fond du palais en murmurant des airs de Beatles, soit que, plus jeunes encore et solitaires,

2 2

Page 22: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

coincées par quelque apoplectique curé, elles fassent, sur le conseil chuchoté des mères, semblant de regarder ailleurs, soit encore que, vieilles dès le plus jeune âge ayant perdu le cœur, vierges par leurs époux, mais putains du Veau d'Or ouvertes et violentées jusqu'à la garde, elles cherchent à gagner, les tricheuses dames patronnesses, par de très saintes et presque savantes lectures, et de très mesurées visites, le nez bouché, aux hospices et aux maternités, et aux sébiles des culs-de-jatte, une éternité de carton-pâte et d'avance perdue. Celles, ensuite, des hommes, certaines hilares, camuses, rosâtres comme charcutiers, se rigolant grasse- ment avec une dent en moins de temps en temps, gobe- mouches, mais le compte en banque garni solidement, comme la panse, de merde, fort cocues mais surtout voulant pas le savoir; d'autres, basanées, les bras musclés et révolu- tionnaires, brandissant des enfants à bout de poings comme à bout de piques, rarement cocues et cherchant à le savoir, mais Gros-Jean comme devant quand même; d'autres, par- cheminées et bibliothécaires, petites comme sortant des mains du réducteur de têtes ou de l'école d'ancien savoir, le lorgnon tout embrumé d'humeurs jaunâtres comme rêves, et l'antre buccal hanté parfois d'une mouche verte venue, ivre par les vapeurs du beaujolais, butiner entre les rares dents tel un miel aux lèvres de Platon, la noire nicotine et le goudron parmi la marjolaine et le thym et les filaments du civet de lapin, mêlés de rires menus et de phrases latines ; d'autres, appartenant bien à lui à Monsieur le Directeur d'un tas de choses commerciales et industrielles et pourquoi pas ministérielles, juvéniles, l'œil vigoureux mais point clair ni droit, cheveux souvent en brosse et polytechni- ciennes, sports d'hiver et soirée de bridge pour idéal, elles aussi regardant ailleurs quand un enfant se noie ou que, par

23

Page 23: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

millions, des squelettes de famine presque morts ne peuvent plus que se laisser pisser dessus par les vaches indiennes, rigoureuses aux dominicales messes et mystiques comme mon cul; d'autres, eunuques, l'esprit empli de vent et la voix de vacarmes, acharnées jusqu'à la furie à vite, très vite, très très vite vous enfermer dans des prisons nommées Danemark, où par fort étrange et très inexpliqué et bien dissimulé mystère l'ombre n'est plus la fille quand même aimée de la lumière, l'étranger n'eut jamais de terre natale, puis acharnées à vous tirer de là, bien mariné de doutes et d'interdits sévères et de preuves très biologiques et sociales et fort antithéologales, non point les pieds devant comme il se doit pour voir en face le ciel, mais à reculons jaloux et foireux, et à vous mener, de plus en plus vite et furieux, sans Dieu mais plus curieux encore sans diable, à grand fracas de pompes volontiers littéraires et d'airs profonds sans fond du matamore de l'âme accoudé, de profil, aux rampes théâtrales du vertige très intel- lectuel, acharnées, donc, ces têtes à vous mener, vous dis-je, passé le pont du suicidé, les yeux bien clos avec courage, très vite, allons, très vite avant l'éveil, vous enterrer avec eux- mêmes par peur de solitude, au cimetière des castrats ; d'autres, têtes d'épingle vides de matière grise transmutée en tri et en biceps et en ventres plats bandés de barres parallèles, en deltoïdes globuleux et rhomboïdes onduleux et regards de celluloïd, en cuisses dures pareilles à celles des vieilles poules, têtes pour qui le reste n'est pas que littérature car le reste n'existe pas et surtout pas la littérature; d'autres, techniciennes, nucléaires et électroniciennes ou simplement électriciennes, conductrices de maints travaux et de grands avions et de petits bateaux qui vont sous l'eau ou bien y restent, et de blancs labos à arsenaux pour le compte de mes généraux et mes sieurs de très haute finance qui font de mes

24

Page 24: Les rives de l'Hudson

LES RIVES DE L 'HUDSON

généraux chaque matin autant qu'il faut dans leurs latrines, pour le compte, dis-je, mais sans le savoir, et ces têtes de moyen savoir, entre deux eaux s'en vont toutes gueules enfarinées et têtes de moineau grisées, fanas, fort excitées jusqu'à l'orgasme, de l'épure et de l'éprouvette et des espaces sidéraux et des manettes à tableaux et découvertes à gogo et des mystères à conauds, telles marionnettes avant l'éveil de Pinocchio, béates et mortes mécaniques, s'en vont vers des bonheurs survoltés, branlées jusqu'à l'extase tout à coup éjaculée en trons, électrons et photons, sans même s'aperce- voir ces bandes de tas de trons, que leur extase à électrons eSt faite très spécialement et rigoureusement uniquement pour avertir, telle une sonnette, mes sieurs de très haute finance que les temps sont mûrs pour une extase à électrons sur un pacifique atoll de la Nouvelle-Zemble saharienne en Floride, entre la ville de Bethléem et l'état de Romorantin au beau milieu du Pacifique, Newhampshire, et cela juSte avant d'arriver, mais juste avant, à la grande extase interstellaire que mes sieurs de très haute finance éviteront bel et bien malgré les têtes techniciennes; d'autres, puis d'autres et d'autres encore mais au fond toutes les mêmes, et non point telles que Gago les imaginait, avec un bon sourire tristet, têtes aux traits insaisissables comme ceux de la charité, disparue vite au coin des rues, tel un voleur son coup étant fait, des traits qui filent entre les doigts des psychiatres et des photographes et vous laissent des plaies dans le cœur, puis s'en retournent en reflets brisés non dans l'eau noire de la mer brillante et perdue, mais pour apparaître ailleurs, puis plus loin, puis là, aux yeux d'une âme, doux et furtifs comme la foudre, des reflets de feu et de vie auprès de qui les autres têtes citées plus haut sont roupie pour les sansonnettes, enfants mort-nés bien avant l'âge ou poussés en

25