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Les sept fils de l'étoile

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LES SEPT FILS DE L:ÉTOILE

FRANÇOISE D'EAUBONNE

LES SEPT FILS DE L'ÉTOILE

« Et tout fut à recommencer... » J. PRE VERT: Paroles

HACHETTE

© Librairie Hachette, 1962. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

A. J. C. PICHON

PROLOGUE

L A TERRE était noire et grillée depuis cinq jours. Plus un seul brin d'herbe. Plus une feuille aux branches. Les arbres eux-mêmes

étaient éventrés ou tordus. Ils se contorsionnaient avec des gestes bizarres. On n'entendait pas un . seul oiseau, même pas un grattement d'insecte, sur cette terre périgourdine d'ordinaire si animée.

De temps à autre, une brise lente rabattait de lourds paquets de puanteur ou un dernier lambeau de fumée.

Pis, la pluie commença à tomebr. Comme une miséricorde.

Au fond de la grotte qui s'ouvrait sur une clairière ronde, non loin d'un mince ruisseau, il y avait une fente assez large, en forme de trait de foudre. Ce fut par là que passa la petite fille.

Elle portait une salopette de fibre de verre, mais ses pieds nus étaient ensanglantés d'avoir circulé pendant cinq jours dans les souterrains. Elle n'avait pas eu à combattre, et pourtant était armée, d'un hachoir pris en passant à la Bouche-

rie Roulante. D'autres gosses s'étaient entr'égor- gés, comme des grands. D'autres encore avaient péri noyés par des ruptures de tuyauterie, ou étaient morts de peur et de faim, après s'être cou- chés par terre sans vouloir avancer et appelant leurs parents, et quand toutes les lumières eurent vacillé ensemble, avant de s'éteindre. Mais elle, avait survécu et marché.

Elle s'arrêta. La pénombre de la grotte ne fati- guait pas ses yeux brûlés et rouges. Mais une image étonnante les fit clignoter.

C'était, sur la muraille, une peinture rupestre ( ou du moins telle que ce qu'elle avait appris à l'école souterraine ). Une image bizarre, cer- tainement préhistorique. La silhouette gracieuse d'une jeune femme qui, armée d'un épieu, sem- blait s'élancer vers une proie. Curieusement tra- cée : ni gravée, ni coloriée, ni sculptée en bas-re- lief non plus. On eût dit imprimée, comme on imprime une lettre sur un papier, ou une fleur sur un tissu. Elle était haute et mince, avec des cheveux tressés milongs.

La petite fille secoua la tête et fronça les sour- cils. Cela lui rappelait quelque chose. Mais quoi ? Un rêve, sans doute. Un rêve heureux, en tout cas. Une grande clairière baignée de soleil, des enfants repus qui dormaient sur une litière de feuilles, l'épiderme offert à la fraîcheur de l'eau. Puis elle tressaillit : un son lugubre perçait l'air.

C'était sans doute une de ces sacrées usines

détraquées qui n'arrêtaient plus de hurler comme une bête qui flaire le sang !

L'enfant avait tellement peur qu'elle faillit rentrer dans la galerie souterraine, mais la faim fut la plus forte. Il fallait chercher quelque chose. Elle serra les dents. Elle sortit en chancelant sur ses petites jambes.

La hache était très lourde contre sa hanche.

I

ILMAR

A ANTARÈS, géante de feu à deux cent cin- quante années-lumière de la Terre, accou- plée à une sœur jumelle aussi brillante

qu'elle, s'entoure d'une nuée de cent cinquante astéroïdes de la taille de Mercure où règne le cli- mat de Tahiti.

De l'autre côté d'Antarès, dissimulée aux téle- scopes de la Terre, mais non à ceux de la planète Ilmar ( une des trente-sept de la massive Rigel d'Orion ), tournoie la Couronne, réplique exacte du système solaire que la Terre a conquis, peuplé, fertilisé et exploité depuis la fin du Grand Cau- chemar.

« Quelle fantaisie de la nature a pu façonner, dans ce coin de la Galaxie, le sosie de notre sys- tème planétaire dit des vieilles planètes mères ? » se demandait Tellur, ethnologue de l'A. R. S. (1)

(1) Aéronautique de la Recherche Scientifique.

et astronaute honorée du grade de capitaine, en sortant de ce petit cinéma du port astral d'Ilmar.

Elle eut envie d'un verre d'alcool de tyug et se dirigea vers une des boîtes terriennes de l'ancien quartier. Elle était troublée à l'idée qu'Ilmar avait sans doute découvert depuis longtemps, comme on le voyait sur les fresques de son unique temple à demi en ruine, l'existence de cette Couronne.

Oui, le commentateur du documentaire était formel ! Des planètes exactement de la même taille que celles du Soleil et dans les mêmes rap- ports de position, satellites compris (plus un: Leo) : on les avait baptisées Terre II, Lune II, Vénus II, Jupiter II, etc. Pourtant à certains dé- tails atmosphériques, il semblait que la vie hu- maine fût possible ( au moins pour quelques- unes ), dans le futur. Jusqu'ici, en raison des gra- ves difficultés de la Fédération Interplanétaire, on avait seulement exploré Uranus II, peuplé d'hu- manoïdes d'une civilisation assez avancée, mais moins que celle de la Terre, avait continué le pé- dant. Tout cela était troublant...

« Cap'taine Tellur ? Voulez-vous me filer le sas pour quelques broquilles ? »

La jeune femme sursauta. C'était une indigène ilmarienne qui l'abordait. Elle parlait en « bêche- de-ciel », cet argot des ports astraux qui était comme l'espéranto des astronautes.

« Que me voulez-vous ? » demanda Tellur avec un certain malaise, car, en dépit de sa formation d'ethnologue et d'une carrière déjà brillante

à trente ans, elle ne pouvait s'accoutumer à la laideur monstrueuse de certains indigènes androi- des comme ces Ilmariens.

« Vous amener auprès d'un pauvre birbe sub- claquant », répondit la jeune fille, dans son pitto- resque et crapuleux langage.

Ces Ilmariens ! Ils étaient d'une taille de pyg- mée, avec des épaules et des hanches si robustes qu'ils semblaient presque aussi larges que hauts. Certains groupes ethniques, à peu près disparus, avaient le teint orange vif ; mais la plupart mon- traient une peau d'un jaune sale. Un pelage roux flammé leur couvrait la plus grande partie du ccrps. Mais ce qui les rendait plus insolites en- core, c'était leur invraisemblable profil dégradé, avec ce front en boule dominant le nez qui fuyait en angle obtus. Et ils ne possédaient que quatre doigts et trois orteils.

Tellur, à côté de ce petit monstre, ressentait plus fortement l'élan de son jeune corps aux mus- cles longs et précis, la forme pure de son ovale sous ses boucles couleur d'écureuil. Elle ne prê- tait pourtant, d'ordinaire, aucune attention à sa propre beauté ; la science et l'aventure l'occu- paient suffisamment, et elle était fière de mener une vie d'homme. Mais, malgré tout, elle excusait presque la répugnance des premiers navigateurs terriens qui avaient fondé New-Boston, le port astral d'Ilmar ( l'année de la mort de Jacques Bergier, inventeur de la vitesse anti-g ).

En effet à l'époque, une poussée de racisme

terrien, bien que fort anachronique et déraisonna- ble, avait suscité cette motion de l'O. N. U. G . ( l'O. N. U. galactique ) qui avait envoyé des ethno- logues et édicté quelques interdits pour protéger la vieille race ilmarienne, antérieure à l'homme de quelques millions d'années. Vivant de l'élevage et de la petite industrie, ce peuple en décadence semblait parfaitement insoucieux d'exploiter ses richesses. Il n'obéissait à aucun mobile humain : peur de la mort ou intérêt matériel. Sa seule acti- vité un peu poussée était la prière collective accompagnée d'exercices de voyance. Bref, il était inoffensif ; on le dota d'un statut protecteur.

« Qu'est-ce que tu dis ? demanda Tellur, stu- péfaite. Qui veut me parler ?

— Mon dab. Il veut t'affranchir sur un truc important. Il savait que tu étais au ciné, doc. Il va dévisser si on ne grouille pas. Allez, viens, cap'taine Tellur ! »

Qu'est-ce que cela signifiait ? Elle ne connaissait personne sur cette planète... Il est vrai, pensa- t-elle avec une bouffée de vanité, que sa pré- sence y devait faire du bruit : la seule Terrienne qui eût ce grade élevé à l'Aéronautique de la Recherche Scientifique de New-New-York... Sur- tout depuis sa découverte involontaire d'une mine de technetium sur une lune de Mars, elle était devenue célèbre... Une aventure à la veille de re- prendre les routes du ciel ? Pourquoi pas ? La cu- riosité scientifique tenait lieu de toute passion à Tellur,

« Ça tourne rond, je te file le sas », répondit- elle dans le même argot, et elle eut envie de rire. ( Une bonne histoire à raconter sur Terre à Rob Segur, son amoureux transi ! )

Bientôt, leurs pas claquèrent sur les dalles de verre noir de la rue. Tellur réfléchissait. C'était sans doute, de sa part, une imprudence ; elle n'avait pas de radiant sur elle ; si c'était un guet- apens... Mais non, absurde. Ces indigènes étaient la douceur même. Jamais un fait divers ici, sauf entre Terriens, évidemment. Au moment où l'Ilmarienne à silhouette de Troglodyte emprun- tait une des douze chaussées roulantes qui sec- tionnent en arcs égaux les douze voies circulaires concentriques ( car, selon les plans de la vieille cité, New-Boston est bâtie en forme de roue ), Tellur, comme toujours aux instants à la fois creux et intenses de l'attente qui précède l'aventure, était retombée à ses souvenirs d'enfance.

D'ordinaire, elle faisait tout pour les oublier. Elle se revoyait, maigre et hagarde gamine fuyant par les souterrains des abris internationaux qui débouchaient en rase campagne, loin des villes atomisées, lors du Grand Cauchemar, puis se joignant aux autres enfants rescapés du cataclysme pour former une bande de jeunes loups féroces et faméliques. Kermadeuc le Breton, Mickie l'Ecossais, Mouine, Rital, Mohamed... Sul mare luccica, chantait Rital. Le terrible hiver de 2025. L'extermination progressive de la bande, le centre de rééducation... Moniteur II était une femme. Elle

avait emmené le petit animal sauvage dans un vieux ranch assez pauvre où son père, un vieux toqué, se livrait beaucoup plus à des recherches sur la psychologie de l'histoire qu'à l'élevage des chevaux et à la plantation de maïs. Tellur, dans ces moments-là, retrouvait toujours la vieille main noueuse dans ses cheveux, entendait la voix coassante et pleine de bonté :

« Tu es d'origine française, petite louve ? Mon Dieu ! Vous, les enfants, qu'avons-nous fait de vous ? »

La vie de Tellur avait commencé là. Elle ne s'appelait pas Tellur alors, d'ailleurs... Quel autre nom portait-elle ? Impossible de s'en souvenir. C'était si loin !

« Après avoir connu une vie parfaitement ani- male pendant trois ans, je me suis mise à étudier avec une fringale que rien ne pouvait apaiser. Je suis devenue une espèce de phénomène local. On m'a envoyée à l'université. Mais je ne pouvais pas rester au même endroit, il fallait que je bouge ; même le travail ne m'aurait pas empêchée de de- venir folle. C'est pourquoi, après le doctorat en ethnologie pour être chargée de mission, je me suis préparée pour devenir pionnier de l'A. R. S. C'est rarissime pour une femme d'arriver à mon grade, mais j'ai eu de la chance en trouvant cette mine d'antirouille total sur la lune de Mars. Voilà pourquoi le Vieux m'a envoyée sur Ilmar de préférence à Robinson Segur. Peut-être ce vieil indigène qui veut me parler va-t-il m'offrir une

autre sorte de chance ? » termina intérieurement Tellur, amusée par l'enfantillage de ses propres espoirs.

« C'est là », dit l'Ilmarienne. La maisonnette, pyramidale, semblait fort quel-

conque. Mais la chambre était étrange, avec ses murs en pans inclinés. ( Peut-être était-ce en raison de leur angle facial monstrueux que les Ilmariens avaient adopté ce type d'architecture ? ) Les fenêtres, d'ilmarium très mince et dépoli, avaient une gracieuse forme ovale. Au milieu des dalles blanches et noires — ilmarium et ivoire syn- thétique alterné —, le lit attirait les yeux : une grande corbeille de forme allongée, garnie de coussins. La lumière d'une désuète ampoule élec- trique l'éclairait perpendiculairement. Un vieil Ilmarien était étendu sur cette couche.

Tellur ressentit un choc : il était de teint orange. Il s'agissait donc d'un de ces indigènes devenus si rares qu'il n'en restait sans doute que quelques dizaines sur tout Ilmar. De plus, il portait la barbe ; c'était la première fois que Tellur voyait un indigène barbu. Son poil roux, en vieillissant, était devenu d'un rose géranium. Ce visage flas- que et gaufré, avec sa couleur de mandarine et son collier de poils rosâtres, parut à Tellur d'une laideur étrange et atroce.

Sous la demi-sphère du front, les minuscules yeux s'ouvrirent :

« Est-ce elle ? demanda-t-il d'une voix faible et rauque.

— C'est bien elle, je te l'amène », répondit la fille.

Et, à la stupeur de Tellur, elle se larça dans un bref discours en haut ilmarien. Tellur connaissait très mal cette langue, mais son oreille percevait les différences entre le haut et le bas dialecte, seules langues parlées par les indigènes avec le bêche-de-ciel. Le haut ilmarien était fort rare et dérivait des racines de l'antique langue disparue ; certains prétendaient depuis, que la mer, en se retirant, avait mis à nu le désert. Seule, une très petite aristocratie de caste religieuse employait cette façon de s'exnrimer. Cette inconnue que Tellur avait prise pour une prostituée du port astral parlait une langue de princesse.

« Excuse ma petite-fille », dit alors le malade, en excellent anglais, tandis que l'Ilmarienne offrait à Tellur une chaise de bazar, copiée sur le matèriel d'importation des vieilles planètes. « Elle ne parle aucune langue terrienne et, pour se faire entendre de toi, a dû se servir d'un argot aussi indigne de toi que d'elle... »

L'emphase du tutoiement anglais ne fut qu'une surprise de plus pour Tellur qui s'attendait à tous les étonnements, mais pas à une cascade de nou- veautés aussi imprévues. Elle résolut, suivant l'entraînement presque centenaire des Pionniers, de ne plus se poser de questions qui ne pouvaient, dans l'immédiat. obtenir de réponse.

« Tu me connais ? demanta-t-elle, en s'asseyant au chevet du vieil indigène.

— Je te connais mieux que toi-même... » La respiration du vieillard semblait sifflante et

embarrassée. Tellur s'aperçut que l'air était opa- que ; dans des cassolettes, aux angles de la cham- bre, grésillaient des herbes aromatiques d'Ilmar.

Malgré la douceur de la nuit, une fourrure couvrait la corbeille ; c'était le pelage d'un de ces petits « loups des sables » dont Tellur ne con- naissait pas le nom ilmarien.

« Tu es, continua le moribond, l'envoyée des premiers mondes, la Fille de l'Etoile d'Or qui conduit le Lion, la missionnaire ailée entre le Passé et l'Avenir. Salut à toi, ô Première des Pla- nètes, ô Terre, ô Tellur. »

Quelle part fallait-il faire au délire, et quelle part au mysticisme ? Tellur, une fois de plus, se sentit écartelée entre sa curiosité professionnelle de scientifique et son entraînement professionnel de Pionnier dont la règle d'or était : « Quoi que dise ou fasse un indigène, il faut avoir l'air de s'y attendre. » Elle résolut d'aller de l'avant :

« Y a-t-il quelque chose que je puisse pour toi ? »

Une ombre de sourire flotta sur le visage de l'humanoïde :

« C'est moi, déclara-t-il, c'est moi, Llgn-Zoï, qui vais faire quelque chose pour toi et pour tous les tiens. C'est pour cela que je t'ai appelée. Ecoute- moi attentivement. Rrrîm ? »

Il ajouta, à l'adresse de sa petite-fille, une lon- gue phrase en haut ilmarien. Curieuse langue. Il

y avait autant de mots (prononcés rapidement et sans le moindre accent tonique ) que d'onomato- pées : claquement de langue et de dents, soupir haleté, raclement de gorge, gémissement à bouche ouverte et imitation de différents cris, de celui de l'oiseau à celui du loup des sables.

Rrrîm aida le vieillard à s'asseoir sur son lit de vannerie et lui apporta une petite boîte de bois veiné d'où Llgn-Zoï tira une douzaine d'images ressemblant à des cartes à jouer. Bien que la sueur roulât en gouttes épaisses sur ses joues par- cheminées et sa barbe rose, le vieux mage parlait de la même voix égale, battant son jeu sur la fourrure qui couvrait ses genoux.

« Tu n'es jamais encore venue sur Ilmar, dit-il, mais tu nous es plus connue que tu ne le crois. Ce soir, Rrrîm est allée au cinéma où se projetait ce film documentaire sur la Galaxie, et t'a re- connue.

« Quand elle est revenue et m'a dit que tu t'y trouvais encore, je lui ai ordonné d'aller te cher- cher au plus vite, car voici les temps arrivés, ces temps que nous attendons depuis d'innombrables siècles ; la Couronne aux douze joyaux a été dé- couverte par vos navigateurs, et bientôt vos embarcations de l'espace iront l'explorer. Ils n'en connaissent que la planète qu'ils appellent Ura- nus II, sœur de celle qui conduit le Verseau. S'ils vont sur les autres, ils ne trouveront que des mondes inhabitables ou dans un état de civilisa- tion... c'est bien votre mot, à vous ? primitive. Les

vieilles planètes et leur mère à toutes, la Terre, continueront à ignorer leur avenir. Et notre... vous appelleriez cela religion, je crois, notre pen- sée directrice, la base de toute notre manière d'être et de vivre, c'est la révélation de l'avenir ; elle tient lieu pour nous de tout devoir et de tout instinct. Mais seuls les... les mages de la Haute- Caste dont je suis le plus vieux, peuvent, par leurs études et leurs travaux, connaître l'avenir du monde, et non seulement le connaître : permettre à leur délégué d'y atteindre. »

Il prit sa respiration : « Tu nous connais peu, mais tu ne nous mépri-

ses sûrement pas. Tu as surtout acquis, dans ton enfance, assez de sens de la douleur pour sortir de la sphère étroite des intérêts et des instincts terriens, et surtout pour ne te soumettre à aucune idée reçue, ne jamais respecter ou rejeter ce que tu n'as pas remis en question toi-même. Qu'il en soit ainsi de notre enseignement à nous les mages d'Ilmar, de cet enseignement que je vais te donner ce soir. Veux-tu être, grâce à la science de ma race, déléguée à l'avenir au nom de la tienne ? Tu ne me croiras pas sur parole ; tu vérifieras par toi-même la valeur de nos révélations.

— Pourquoi pas ? » demanda Tellur, impertur- bable.

Elle attendait la suite. Le vieil homme sourit. Il semblait parfaitement comprendre ce qui se passait dans son esprit. Il étendit le second de ses

quatre doigts vers le mur où Rrrîm se tenait de- bout :

« Regarde », dit-il. Sous un immense S majuscule d'ilmarium,

brillait, dans la pénombre de l'angle que l'ampoule électrique n'éclairait qu'à peine, une couronne de douze pierres de la plus grande variété : plomb, argent, mercure, améthyste, etc.

Mais cette couronne était inscrite à l'intérieur d'un plus large cercle divisé en douze comparti- ments dont chacun, face à une pierre, s'illustrait d'une image. Et chacune de ces images représen- tait un signe du Zodiaque.

« Je vais, dit l'Ilmarien, te livrer un secret que plus d'un ethnologue de tes vieilles planètes paierait à prix d'or, mais qui n'a pas d'importance à côté des conséquences qu'il comporte pour toi et ta race : le secret de notre culture et le sens de notre vie.

« Car c'est toi que la «Parole» a désignée. »

Il

LA « PAROLE »

A APRÈS un silence : « Connais-tu ces signes ? demanda l'Ilma- rien, employant toujours son absurde

tutoiement emphatique, en désignant les petits cartons glacés aux figures bizarres. Ce sont les douze premières cartes des tarots. Ce sont des signes humains. Cependant, je doute que tu les connaisses. »

La formation scientifique de Tellur ne com- portait rien, en effet, qui touchât les tarots. A peine comprenait-elle le symbolisme du Zodia- que. Pour elle comme pour tous ses contempo- rains, l'astrologie était le nom d'une vague su- perstition à la fois grossière et poétique qui avait eu cours dans les siècles passés.

« Arme-toi de patience, dit Llgn-Zoï, je vais parler longuement. Voici. La civilisation d'Ilmar connut un sommet dont les Terriens ne se sont jamais doutés, pas plus qu'ils ne se doutent qu'ils

sont nos descendants. Non, ne m'interromps pas. Au temps où ta planète était livrée aux dinosau- res et où les vapeurs des marais flottaient sous les fougères géantes, sur la nôtre s'étendait, à la place du désert d'aujourd'hui, la mer des Mons- tres. Et les villes qui la bordaient de côté et d'autre formaient un empire dont tu ne peux avoir idée, et que je ne tenterai même pas de te décrire.

« Songe seulement que la transformation d'énergie en matière, les mutations biologiques dirigées, la captation de la force ionique du cos- mos, la prolongation fabuleuse de la vie par hi- bernations successives, la remontée du temps et différents autres secrets que vous atteignez à peine ou n'envisagez même pas, étaient pour nous aussi familiers que pour toi la table des lo- garithmes ou les différences ethniques entre un Kabyle et un Berbère.

« Il était fatal que nous songions à nous répandre à travers la Galaxie, non pour la conquérir car nous n'avons jamais eu cette ambition, mais pour acquérir de nouvelles connaissances et faire par- tager les nôtres à des mondes moins favorisés. Nous fondâmes ainsi des colonies ilmariennes sur plus d'un univers désertique, et ce sont les traces de nos civilisations que vous avez retrouvées sur plus d'un satellite de Canope, d'Aldébaran ou de Cassiopée. Le trente-six autres planètes de Ri- gel ont été peuplées par croisement entre nous et les humanoïdes de ces mondes. Certaines sont

aujourd'hui des astres sans vie et attendent votre flambeau pour les rallumer. D'autres, comme Deucalion et Xanthos, ont gardé les traces vivan- tes de notre passage. Nous avons même atteint les satellites de Bételgeuse, que vous n'avez pas encore abordés. Qu'y a-t-il, Tellur ?

— Nous n'avons pas trouvé la trace d'une civi- lisation mère dans ces planètes dont tu me par- les...

— Parce que vos critères sont défectueux. Ni l'architecture ni la musique actuelles d'Ilmar ne représentent des éléments de ce que nous avons répandu. C'est votre préjugé le plus têtu que ce qui vous convient convienne aussi aux autres ! Si Ilmar put atteindre à la civilisation que je te dis, c'est précisément grâce à sa fécondité inégalée d'invention dans le domaine créateur des normes sur lesquelles vit une collectivité. Nous nous efforcions en tout premier lieu de déterminer les conditions particulières de vie d'un monde, et les singularités spécifiques des primitifs s'il s'en trouvait ; et comme un bon ouvrier qui travaille sur un patron fourni, nous développions leurs données, leurs aptitudes, au lieu de les remplacer par une contrefaçon des nôtres. »

Tellur hocha la tête ; elle était de cet avis ; elle avait souvent défendu ce point de vue à la Re- cherche Scientifique. « Si ce vieux serpent à sonnettes dit vrai, pensa-t-elle, les Ilmariens devaient être un rude peuple. »

Le malade poursuivit :

« Notre système de calcul, par exemple, est fon- dé sur douze ; sur d'autres planètes, il l'est sur dix ; ailleurs encore sur une infinité d'autres nombres ; et sur d'autres terres, colonisées par nous, le calcul est inconnu, car la civilisation a pris un sens tout différent de celui qui consiste à maîtriser le monde : le sens de se fondre en lui et de s'identifier à son être, par exemple. Sur cer- taines planètes, la recherche de la vie était un accroissement vital ; sur d'autres, une vie le plus possible à l'image de la mort ; sur d'autres encore, le hasard était dieu. Ici l'on détruisait systéma- tiquement ce qui, ailleurs, était le saint des saints; et toutes ces civilisations étaient notre œuvre. Il y avait pourtant autant de différence entre elles qu'entre celle de la Chine à l'époque de Marco Polo et l'Angleterre de la reine Victoria... Rrrim, mon enfant, un verre de tyug, je me sens faible. »

Cette dernière phrase dite en haut ilmarien, Tellur la comprit. Le vieux mage trempa ses lèvres dans le godet de verre souple que lui ap- porta Rrrîm et se remit à brasser ses cartes. ( Il avait quatre doigts longs et crochus, semés de ta- ches sombres, avec de légères touffes de poils ro- ses entre eux. )

« Lorsque commerça pour nous la décadence, continua-t-il, l'époque correspondait avec l'ère du haut paléolithique sur votre planète. Nos explo- rateurs avaient rapporté à Ilmar des procès-ver- baux de leur expédition. Nous venions de décider de jalonner le plus possible de mondes vivables

d'Ilmariens modifiés par mutations dirigées, afin de continuer notre existence sous des formes di- verses, à travers l'univers, puisque nous pouvions prévoir notre fin sur Ilmar. Nous nous bornâmes finalement à la seule Terre, qui nous était connue, ainsi que le reste du système solaire, depuis notre âge le plus reculé. »

« Il était facile d'envisager par mutations di- rigées un futur colon de la Terre sous la morpho- logie d'un pithécanthrope perfectionné, car nos aïeux étaient fidèles au principe que je viens de dire : se régler sur ce qui existe déjà et en déga- ger des normes. L'anatomie de cet homme paléo- lithique n'était pas si essentiellement différente de la nôtre, et les mutations ne seraient pas d'une bien grande importance. Il s'agissait surtout de doter ce nouvel humanoïde d'un système de connexions cervicales assez complexes pour don- ner à son intelligence le pouvoir de se développer. Le nantir d'un pouce opposable aux doigts, à l'instar du pithécanthrope, était également souhaitable pour les nécessités qu'exigeait la lutte pour la vie, en ces conditions dures et hostiles de jadis. Là-dessus, tout le monde était d'accord.

« Mais quand ils abordèrent la question de la psychologie de cet être qui devait leur servir d'héritier, les Sages d'Ilmar furent divisés.

« La plupart soutenaient que les causes premiè- res de la décadence étaient les mêmes que celles qui nous avaient permis d'atteindre de si hauts sommets, à savoir notre pacifisme et notre chas-

teté. Ils soutenaient que la sérénité grâce à la- quelle nous avions pu travailler et pénétrer les secrets du cosmos était liée à une absence de vi- ces qui, fatalement, devait compromettre notre œuvre au moment où celle-ci atteignait son apo- gée. Et si nous étions d'accord pour n'en rien regretter, nous nous devions pourtant de préparer à nos héritiers un avenir différent, peut-être moins brillant, moins immédiatement apprécié et prospère, mais plus durable.

« Les adversaires de cette théorie répondaient que si l'on inscrivait dans les neurones de nos descendants modifiés l'instinct d'agressivité et son frère jumeau, l'aiguillon sexuel poussé au paro- xysme, leur civilisation n'aurait guère de chances de surclasser la nôtre, même en durée, mais cou- rait plutôt les plus grands risques de disparaître avant d'avoir fleuri.

« Pour parer à ce danger, les partisans de la première théorie décidèrent de graver dans les neurones des futurs humains, grâce à un réseau de connexions comparable à la structure d'un atome extrêmement complexe, d'autres forces antago- nistes des premières : le penchant à l'amour uni- versel et au dévouement à côté de celui à l'agres- sion et au meurtre, le dégoût des servitudes de la chair à côté de l'allégresse exacerbée, de la fureur, même, des plaisirs qui lui sont dus. Cette pré- disposition fondamentale répondait à un graphi- que subtil qui fut retrouvé des milliers de siècles plus tard sur nos tablettes sacrées et firent dire

aux tiens : « Il est curieux de penser que ces de- mi-sauvages eurent autrefois quelque pressenti- ment de la structure atomique. »

Tellur rougit légèrement, car elle se souvenait d'avoir émis la même réflexion en voyant les pho- tos des signes cabalistiques ravis aux ruines sur lesquelles on avait bâti Mégopur, l'autre métro- pole ilmarienne. Elle avait même évoqué une parenté avec le vieil arbre d'or des alchimistes dont lui avait parlé autrefois son père adoptif, le père de Moniteur II, le vieux savant américain retiré dans son ranch.

« Les adversaires de cette décision, reprit l'Ilmarien, dirent que nous préparions à notre hé- ritier la carrière du plus infortuné des êtres en le condamnant à être écartelé entre les plus contra- dictoires des instincts. C'était la quadrature du cercle et il fallait pourtant se résigner à toutes les imperfections d'un tel système, car le temps pressait et les symptômes de la décadence qui s'amorçait à cette époque devaient s'accélérer d'une manière inquiétante. Et c'est alors qu'appa- rut dans nos calculs un élément imprévisible, celui que vous autres Terriens, faute de mieux, appelleriez astrologique. Mais sais-tu ce que fut l'astrologie humaine, Tellur ?

— Un peu, dit Tellur. Les hommes d'autrefois croyaient à l'influence des astres sur leur carac- tère, leur enveloppe physique et leur destin, autant d'énigmes qu'ils cherchaient à percer en liaison avec les signes du Zodiaque, il me semble.

— Juste, quoique simpliste. Les premiers Ter- riens qui établirent les règles générales de ce qu'on devait nommer une pseudo-science, se bor- naient à observer empiriquement des lois du cycle agraire et cosmique ; par exemple, au pre- mier mois de printemps placé sous l'emblème du Bélier, la végétation jaillit la sève éclate, et l'être terrien, humain ou animal, né à cette période l'année, possède une tendance à l'exacerba- tion de tous ses instincts vitaux. Là-dessus l' ima- gination populaire brodait une série de thèmes où la magie et la science s'entremêlaient, comme sur le même métier deux fils de couleur diffé- rente. Mais nous, je veux dire mes aïeux, sur Ilmar... »

La tête grotesque s'inclina légèrement de côté et un filet noir déborda sur la barbe tandis que les huit doigts velus et crochus se refermaient spasmodiquement sur les cartes aux images caba- listiques.

Rrrîm cria un mot en haut ilmarien qui devait signifier « grand-père » et s'élança. Tellur eut la surprise de la voir tenir un objet qu'elle identifia comme une seringue hypodermique, et enfoncer l'aiguille dans le bras décharné du vieillard. Tellur savait, malgré son peu de con- naissance de cette planète, que les Ilmariens craignent si peu la mort qu'ils ne cherchent aucun moyen médical ou autre de la retarder ; il fallait que l'indigène à la peau orange eût une foi bien profonde dans la nécessité de ses révélations pour

briser avec ses coutumes archimillénaires, lui, un mage, un conservateur des traditions.

« C'est passé, dit-il fermement, je n'aurai plus de défaillance. Laisse-moi, Rrrîm. Où en étais-je ? Ah ! oui, à l'exportation de nos mutants sur la Terre. Les pithécanthropes étaient en voie de disparition ; une autre race à peine supérieure à elle, celle que vous nommez Néanderthal, aurait pu la supplanter : un des premiers résultats de l'instinct agressif dont nous avions doué nos mu- tants, à savoir les homo sapiens, fut d'exterminer et les Néanderthal et les derniers pithécanthro- pes, afin de demeurer seuls maîtres de la planète. L'Homo Sapiens était né.

« Mais pendant ce temps les dernières découver- tes d'Ilmar, ralenties par la grande période de dé- cadence ( qui commence du reste avec les raz de marée de la mer des Monstres, laquelle peu à peu se retirait et laissait place au désert actuel), ces découvertes firent apparaître des menaces insoup- çonnées pour l'avenir de ce monde où nos mu- tants dirigés prolongeaient l'idéal d'Ilmar en y transplantant, dans un contexte psychologique différent, notre passion de modifier le monde, de le connaître et de le transfigurer par l'art.

« Un de nos derniers grands hommes (je ne puis te dire son nom, il ne se prononce pas, c'est une note de musique correspondant à votre do dièse) découvrit les liens cosmiques entres certains astres et le flux vital, le développement culturel de la planète Terre et de ses habitants. Cette science-là

est à votre astrologie ce que votre chimie biologi- que est à une énumération de minéraux diffé- rents. Le temps me manque pour t'en donner un aperçu, même de très simpliste vulgarisation ; et comme depuis la Reddition il nous est interdit de conserver aucun document écrit de notre savoir, rien que des vieilles images ésotériques et une tradition orale, je ne puis te recommander aucun document capable de t'éclairer.

« Sache seulement que l'astrologie de Sumer, et plus tard de l'Egypte et de Babylone, avait tracé dans ses grandes lignes, au milieu d'une foule d'erreurs et de déformations, les résultats du grand principe ilmarien qui, depuis « Do dièse », lie le sort terrestre à la révolution dans le ciel des signes du Zodiaque. Elle en tira de positifs prin- cipes d'agriculture et de vie pastorale, parfois de médecine, et une classification des corps ou miné- raux que ne devait pas rejeter entièrement votre Mendéléev. Rien de plus.

« Mais ce que l'imparfait savoir humain ignora toujours, c'est que son évolution historique — et c'est la seule qui nous intéresse, la succession des civilisations — était également liée à la roue zodia- cale, mais prise en sens inverse. L'homme l'igno- ra... mais le pressentit, ainsi que je vais te le prouver, grâce à cette aptitude inconnue de nous, et résultant de l'écartèlement entre les instincts contradictoires que nous avions placés en lui : l'aptitude à l'intuition.

« De tout temps, Ilmar avait connu la roue zo-

p OUR LA PREMIÈRE FOIS peut-être dans l'histoire de la science fiction, le héros: le pilote de l'astronef, est

une femme!

Tellur a reçu sa mission du vieux mage d'une planète que l'on croit insignifiante. Sept mondes sont à son programme, sept astres dont chacun possède une civilisation qui préfigure l'avenir de la civilisation hu- maine.

Extraordinaire odyssée que celle de cette jeune femme. Sept planètes. Six amours et sept enfants de mystère et de prodige... pour que s'accomplisse le destin...

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