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Les soignants et l’exigence de neutralité

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Page 1: Les soignants et l’exigence de neutralité

Droit Déontologie & Soin 11 (2011) 160–163

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Dossier : « La laïcité à l’hôpital public »

Les soignants et l’exigence de neutralité

Charihane Benhida ∗, Claire Gaudillère , Anne-Laure Pourquier ,Yaminah Abadou , Élodie Coutarel

Faculté de droit, université Jean-Moulin Lyon 3, 18, rue Chevreul, 69362 Lyon cedex 07, France

Disponible sur Internet le 16 juillet 2011

Résumé

En vertu du principe de laïcité de l’État, les soignants sont astreints à une obligation de neutralité qui nes’applique pas sans difficultés, obligation atténuée par l’existence de la clause de conscience leur permettantde se retirer de la relation de soin sous certaines conditions.© 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

1. L’obligation de neutralité des agents publics

L’obligation de neutralité, posée depuis plus d’un demi-siècle1, est une règle certaine des agentspublics, susceptible de sanctions2. Dans l’exercice de leurs fonctions, les soignants ne disposentpas du droit de manifester leurs croyances religieuses, notamment par un signe, un objet, unvêtement. . . La circulaire rappelle que « le fait pour un agent public de manifester dans l’exercicede ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer sonappartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations »3. La Cour européenne

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (C. Benhida).

1 Conseil d’État du 8 décembre 1948, Demoiselle Pasteau, Rec. p. 464 ; Conseil d’État, 3 mai 1950, Demoiselle Jamet,Rec. p. 247.

2 CE, 8 nov. 1985, Rudent, Rec. p. 316 ; RFDA 1986, p. 630, concl. M. Laroque; AJDA 1985 p. 712, note F. Fubac etM. Azibert ; RDP, 1986, p. 244, note F. Llorens. G. Koubi, À la recherche d’une définition spécifique de l’obligation deneutralité des fonctionnaires et des agents publics, Les Petites Affiches, 26 juin 1991, p. 21.

3 En ce sens: CE, 28 mai 1954, Barel, Grands arrêts. Il s’agissait du concours d’accès à l’École nationale d’administration.« Si l’État peut tenir compte de faits et manifestations contraires à la réserve que doivent observer ces candidats, il nesaurait, sans méconnaître le principe de l’égalité de l’accès de tous les Francais aux emplois et aux fonctions publics,écarter de la dite liste un candidat en se fondant exclusivement sur ses opinions politiques ». RD Pub 1954, p. 509, concl.Letourneur, note M. Waline ; G. Morange, La liberté d’opinion des fonctionnaires publics, D. 1953, Chron. p. 153.

1629-6583/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.ddes.2011.06.003

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des droits de l’homme a également reconnu ce principe de neutralité des agents publics, sousréserve qu’un juste équilibre ait été respecté entre le droit fondamental de l’individu à la libertéd’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction publiqueœuvre aux fins énoncées à l’article 10 paragraphe 2 »4.

Cette obligation de neutralité s’applique à tous les agents publics, à l’exception des ministres descultes5 dont le port d’un signe distinctif est autorisé. Les agents publics concourent à l’exécutiondu service public, qu’ils soient fonctionnaires, contractuels, soignants, administratifs. . . En appli-cation de l’article L. 6143-7 du Code de la Santé Publique, les directeurs des établissementspublics de santé doivent respecter strictement ces principes en sanctionnant tout manquement,ou en signalant aux directeurs des Agences régionales de santé toute faute commise par un agentdont l’autorité de nomination est le préfet ou le ministre.

Tous les patients devront être traités de la même facon, quelles que puissent être leurs croyancesreligieuses, et ils ne doivent pas pouvoir douter de la neutralité des agents hospitaliers. C’est pourcela que l’ensemble des personnels médicaux et des personnels administratifs sont soumis à unestricte exigence de neutralité. Ce qui souligne dans la relation soignants–soignés, une dissymétriedevant le principe de laïcité.

L’application du principe de laïcité à travers cette obligation de neutralité des agents du servicepublic semble être sans ambiguïté. Pour autant, la multiple jurisprudence intervenue à ce sujetdémontre que l’application de l’obligation de neutralité soulève des difficultés, et est source deconflits.

2. Le port de signes religieux

2.1. Les enjeux

La question de l’obligation de neutralité des agents publics se pose essentiellement dans lamanifestation de leurs convictions religieuses, à travers notamment leurs tenues vestimentaires.Les problèmes rencontrés le plus souvent concernent le port de la kippa ou du foulard. La questionétant de savoir si cela porte atteinte à l’obligation de neutralité des agents publics. Les avisdivergent sur cette question complexe. En effet, l’obligation de neutralité est la résultante de lacombinaison de la liberté de conscience et du principe de laïcité6. Cela signifie que « pas plusque la laïcité ne saurait être un principe antireligieux, la neutralité ne saurait être un principeanti-opinion »7. La doctrine confirme cette notion. Jean-Marie Auby8 expose notamment que « lefonctionnaire est tenu à une impartialité dans l’exercice de ses fonctions. Il doit traiter de manièreégale les usagers du service public qui sont en relation avec lui et ne peut accorder de faveur à l’und’eux ». Ainsi le principe de neutralité devrait être apprécié au regard de la mission spécifique dufonctionnaire. Le contentieux disciplinaire doit apprécier la notion de neutralité au regard de lasituation précise qui lui est soumise.

4 CEDH, 26 septembre1995, Vogt c./ Allemagne, § 53, Série A no 323.5 Ministres du culte, mentionnés à l’article R. 1112-46 du Code de la Santé Publique : « Les hospitalisés doivent être

mis en mesure de participer à l’exercice de leur culte. Ils recoivent, sur demande de leur part adressée à l’administrationde l’établissement, la visite du ministre du culte de leur choix. ».

6 M. Ottan, La liberté confessionnelle dans les établissements de santé, op.cit. page 441.7 G. Devers, avocat.8 J.-M. Auby, Droit de la fonction publique, Dalloz.

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Les difficultés quant à l’application du principe de neutralité ressortent de la problématiquesuivante : l’obligation de neutralité doit-elle s’entendre comme l’absence totale de manifestationreligieuse quelle qu’elle soit par le fonctionnaire, ou celle-ci, doit-elle être définie par rapportau comportement du fonctionnaire et au public auquel il s’adresse ? En d’autres termes, certes,le port d’un signe religieux montrant l’appartenance à une religion est en principe une faute denature disciplinaire, mais cette règle ne doit-elle pas être appréciée, non pas en termes généraux,mais dans le cadre spécifique de l’exercice professionnel ?

2.2. Les réponses de la jurisprudence

Le Conseil d’État, le 21 septembre 19729 s’est prononcé par un avis relatif à la neutralité ducorps enseignant : « Si les dispositions constitutionnelles qui ont établi la laïcité de l’État et cellede l’enseignement imposent la neutralité de l’ensemble des services publics, et en particulierla neutralité du service de l’enseignement à l’égard de toutes les religions, elles ne mettent pasobstacle par elles-mêmes à ce que des fonctions de ces services soient confiées à des membresdu clergé ». La solution du problème repose sur la neutralité du service public : peu importe laconviction de l’enseignant, tant qu’il exerce ses fonctions en toute neutralité, il n’y a pas atteinteà la laïcité du service public10.

Pourtant la question du signe distinctif d’appartenance religieuse a conduit le Conseil d’État àrendre le célèbre avis Demoiselle Marteaux du 30 mai 2000, qui pose pour règle : « le principe delaïcité fait obstacle à ce que les agents du service public de l’enseignement disposent du droit demanifester leurs croyances religieuses »11. Ce droit, composant essentiel de la liberté de religion,est ainsi refusé aux agents publics de l’enseignement dans l’exercice de leurs fonctions. Mais cetavis est-il transposable à l’ensemble des services publics ?

Dans ses conclusions, le commissaire du gouvernement Rémy Schwartz avait proposéd’interdire sans ambiguïté le port du voile aux agents de « tous les services publics, servicesde l’Éducation nationale compris, sans qu’il y ait lieu de distinguer ceux des agents au contact dupublic de ceux qui ne le seraient pas »12. De fait, la jurisprudence, très unitaire, étend la solutionde l’avis Demoiselle Marteaux à l’ensemble des agents publics, notamment la décision du tribunaladministratif de Paris du 17 octobre 2002, qui l’a étendue à une assistante sociale d’un centre desoins13.

À l’heure actuelle, seuls les juges du fond ont consacré la solution d’une interdiction généraleet absolue de tout port de signe manifestant une appartenance religieuse opposable à tous les

9 Avis 309 354 du 21 septembre 1972, Grands avis, no 7.10 CE, 10 mai 1912, Abbé Bouteyre, Rec. p. 553, concl. Helbronner; RD Pub 1912, p. 453, note G. Jèze; Grands arrêts.11 CE, avis no 217017, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, JO 23 juin 2000, p. 9471, Cah. fonct. Publ. 2000, no 193, p. 34, concl

R. Schwartz, AJDA 2000, p. 597 et 673, note M. Guyomar et P. Colin ; G. Koubi, Neutralité du service, neutralité dans leservice, D. 2000, p. 747.12 Conclusions sur l’avis Marteaux op. cit. p. 480.13 Le tribunal administratif de Paris le 17 octobre 2002 l’a étendue à une assistante sociale d’un centre de soins, bien

que les signes portés ne furent ni délibérément provocants ni prosélytes. Le tribunal précise que l’obligation de neutralitétrouve à s’appliquer « avec une rigueur particulière dans les services publics dont les usagers sont dans un état de fragilitéou de dépendance ». La Cour administrative d’appel de Lyon, dans un arrêt du 27 novembre 2003, Madame Ben Abdallah,impose l’obligation de neutralité avec une grande fermeté puisqu’elle indique que le port du foulard islamique par unfonctionnaire constitue une faute grave de nature à justifier une mesure de suspension. Elle ajoute que le fait de porterun signe ostensible d’appartenance religieuse et de refuser de facon réitérée d’obéir aux ordres d’avoir à l’enlever estcontraire à l’honneur professionnel. Solution réitérée par la Cour administrative d’appel Versailles, le 23 février 2006,dans un arrêt Madame Rachida X., publié à l’AJDA 2006. 1237 AJFP 2006. 159.

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agents publics, mais cette solution semble faire consensus en droit francais. Toutefois, il n’estpas sûr que cette jurisprudence soit totalement en phase avec la Cour européenne des droits del’homme dans un arrêt Dahlab contre Suisse du 15 février 200114. Dans cette affaire, la Cour a prisposition en interdisant le port de signe religieux par les enseignants, prenant grand soin de releverla particularité des faits de l’espèce. Il s’agissait d’une institutrice travaillant avec des enfants enbas âge, donc influencables et disposant de peu de sens critique. La Cour européenne semble apriori plus favorable à la liberté religieuse des agents publics, en l’occurrence des enseignants,distinguant les signes extérieurs et la neutralité dans le service et se place en décalage avec lajurisprudence francaise : la CEDH n’a pas retenu le principe d’une interdiction générale, et toutela question est de savoir si elle reconnaîtrait une spécificité francaise telle qu’elle justifieraitd’atteindre la solution de l’interdiction absolue, écartée dans l’affaire Dahlab.

Dans ce sens, la circulaire du 2 février 2005 reprend la position adoptée par le tribunal adminis-tratif de Paris dans son jugement du 17 octobre 200215, exposant que le port de tout signe religieuxpar les agents du service public hospitalier est considéré comme une violation de l’obligation deneutralité. Cette solution repose nettement sur l’idée selon laquelle les personnes accueillies sontparticulièrement fragilisées et vulnérables, et que toute influence, même minime et involontaire,doit être évitée.

La liberté d’opinion n’interdit pas le recrutement dans la fonction publique d’une personneayant certaines convictions religieuses, ni la détention de responsabilités au sein de la fonctionexercée. Ainsi un poste d’enseignant peut être confié à un ecclésiastique de même qu’une fonctionde gestionnaire peut l’être à un militant syndical. Ces agents doivent respecter le principe deneutralité du service public pour que l’exercice de leurs fonctions, au service des usagers, ne soiten rien marqué par leurs opinions personnelles16. En définitive, tant que l’agent public ne montrepas son appartenance à une communauté religieuse et que son attitude reste l’expression d’undevoir de conscience, il ne peut y avoir de violation à l’obligation de neutralité.

Ce principe de neutralité ne saurait faire échec à l’application de la clause de conscience,reconnu par le Code de la Santé Publique, aux professions médicales et auxiliaires médicauxqui refuseraient d’accomplir certains actes. Clause de conscience, permettant aux soignants de seretirer de la relation de soin, dans la mesure où l’acte porterait atteinte à leurs convictions.

14 CEDH, 15 février 2001 Madame Dahab c/ Suisse, req. no 42393/98 : Cah. fonct. publ. 2001, no 203, p. 35« L’interdiction de porter le foulard islamique dans le cadre d’une activité d’enseignement ne méconnaît pas l’art. 9 » ;AJDA 2001, p. 480, note J-F. Flauss; RFDA, 2003, p. 536, note N. Chauvin.15 Op. cit.16 Gilles Devers, avocat.