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1 Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées Iran, quel avenir ? Les trois défis iraniens : nationalisme, islam, mondialisation Bernard HOURCADE Géographe, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de l'Iran conférence-débat tenue à Toulouse le 6 décembre 2014 GREP Midi-Pyrénées 5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6 Tél : 05 61 13 60 61 Site : www.grep-mp.fr

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Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées

Iran, quel avenir ?

Les trois défis iraniens :

nationalisme, islam,

mondialisation

Bernard HOURCADE

Géographe, directeur de recherche émérite au CNRS,

spécialiste de l'Iran

conférence-débat tenue à Toulouse

le 6 décembre 2014

GREP Midi-Pyrénées

5 rue des Gestes, BP119, 31013

Toulouse cedex 6

Tél : 05 61 13 60 61

Site : www.grep-mp.fr

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Iran, quel avenir ?

Les trois défis iraniens :

nationalisme, islam,

mondialisation

Bernard HOURCADE

Géographe, directeur de recherche émérite au CNRS, spécialiste de l'Iran

Pour parler de l’Iran, on évoque la menace iranienne, la bombe atomique, le

terrorisme, les femmes en tchador… Tout cela est vrai, mais j’essaie de voir dans

l’obscurité les petites lumières lorsqu’il y en a, de voir les dynamiques plutôt que

les héritages du passé. Les héritages du passé sont toujours lourds et difficiles à

dépasser. Je voudrais imaginer avec vous l’avenir de l’Iran, en essayant du moins

de mettre en place quelques clés qui permettent de voir dans quelle direction les

choses vont, et surtout sortir des clichés. Le pays est méconnu dans son actualité.

Les choses sont en train de changer, je vais essayer de vous le montrer.

Essayons de sortir des clichés : quand on dit que l’Iran est un pays islamique, oui,

c’est vrai ; que l’Iran est un vieux pays, oui, c’est un pays de grande civilisation ;

que c’est un pays moderne avec une jeunesse extrêmement flamboyante, c’est

encore vrai. Mais si on ne prend qu’un de ces aspects, l’un après l’autre ou

séparément, on ne comprend rien. Ce qui est pertinent c’est l’interaction entre les

trois « i » :

-le « i » de Iran : l’Iran est une nation, le plus vieil État du monde. C’est une

population qui possède sa langue, sa culture, ses traditions, sa façon de manger.

C’est une nation ancienne, politiquement bien structurée. L’identité nationale est

très importante dans la politique iranienne.

-le « i » de islam : l’Iran est un pays islamique dans sa réalité moderne depuis le

XVIe siècle. L’Iran s’est créé comme État moderne au XVI

e siècle comme État

chiite s’opposant à l’Empire ottoman, la Turquie actuelle, qui était sunnite.

L’identité chiite de l’Iran s’est affirmée au XVIe siècle.

-enfin, le « i » d’international ou mondialisation : l’Iran est un pays comme les

autres dans lequel la jeune génération est ouverte au monde moderne. L’Iran est le

premier pays du Moyen-Orient à avoir exporté du pétrole en 1908. L’Iran est le

premier pays de la région à se confronter à l’impérialisme mondial de façon

moderne, pas aux vieux impérialismes russe, britannique ou français des XVIIIe et

XIXe siècles.

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L’Iran est tout cela à la fois : un pays très national, ancré dans l’histoire et dans la

culture, un pays musulman avec sa spécificité chiite, et un pays moderne du XXIe

siècle. Toute la question est de voir quel est le degré d’Iran, d’islam et

d’international dans toute action. Ainsi, par exemple, le nucléaire iranien n’est pas

une question d’islam. Rien dans l’islam ne pousse au nucléaire. La dynamique

révolutionnaire n’a pas incité au nucléaire, c’est le chah qui a commencé le

programme avec les ingénieurs français bien avant la révolution. Le programme

nucléaire est un problème de fierté nationale, comme en France. Les ingénieurs qui

ont développé le programme nucléaire et les hommes politiques ont été formés en

France dans l’esprit gaullien. Enfin et c’est essentiel, le nucléaire ressort du « i » de

international parce que c’est la science qui est importante et le fait que l’Iran, pays

sous- développé, pays un peu marginal dans le monde, réussisse à avoir une

capacité nucléaire, montre que l’Iran a des scientifiques de très haut niveau. Le

challenge est là : dans les trois « i », je donne 80% à la science, 5% à l’islam et 15%

au nationalisme. Cela semble paradoxal, nous y reviendrons dans d’autres aspects.

Décliner ces trois « i » est aussi valable dans le domaine de la géopolitique (cf

dans la bibliographie : Géopolitique de l’Iran). Quand on regarde aujourd’hui l’Iran

comme puissance régionale, c’est un Etat qui a besoin de se protéger de ses voisins

qui ont a plusieurs reprises envahi le pays : Irak, Afghanistan, Russie ou des

Anglais. Le premier cercle des quinze Etats frontaliers de l’Iran forme un premier

cercle « national ». Mais l’Iran est aussi un pays musulman, où l’islam a pris une

place plus importante après la révolution de 1979. Le cercle des pays islamiques qui

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dépasse celui des pays frontaliers. Ce cercle islamique est devenu très actif, au

point de jouer parfois un rôle dominant dans la politique internationale iranienne.

Révolution islamique oblige. Dans ce contexte, l’Iran s’intéresse aujourd’hui plus

que jadis à Israël, à l’Arabie saoudite, au Yémen, à l’Indonésie, ou à la Malaisie. Le

troisième cercle est de celui de la mondialisation, de l’international. L’Iran pays de

la technologie avancée et exportateur de pétrole et donc en relation avec les grands

pays industriels : États-Unis, France, Chine, ou Japon, des pays qui achètent son

pétrole. Autrement dit, l’Iran doit donc jouer avec trois échelles différentes :

l’échelle nationale, islamique et mondiale. C’est compliqué et c’est nuancé. La

vision simpliste qui voudrait que l’Iran soit uniquement un pays islamique est

totalement erronée. Il faut analyser dans toute chose la part de chacun des trois

« i ».

Les trois cercles de la géopolitique de l’Iran.

Le nationalisme

L’Iran est une nation composée de populations indo-européennes, entourée de

populations turques, arabes, et indiennes. Ce peuple original est établi sans

discontinué depuis des millénaires sur un même territoire, un haut plateau : si

jamais la mer montait, l’Iran serait une île. Mais l’Iran est aussi une île

politiquement, entre la mer Caspienne, la Mésopotamie, le golfe Persique, l’océan

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Indien, la vallée de l’Indus et les steppes d’Asie centrale. L’Iran est une île, un haut

plateau, et cette géographie physique n’est pas indifférente pour comprendre le

nationalisme iranien. Les Indo-Européens sont installés depuis cinq millénaires sur

le plateau iranien entouré de montagnes qui culminent à 4 000 m. Ils sont dans une

cuvette protégée par une muraille qui l'entoure. Les Iraniens sont donc dans un

château fort, sur leur territoire élevé protégé par des murailles. Au-delà se trouvent

des étrangers. C’est un peu la mentalité des Grecs face aux barbares, mais la Grèce

était un pays ouvert. Imaginez le nationalisme grec dans un territoire fermé, entouré

non par des mers mais par des montagnes.

Toutes proportions gardées, on pourrait comparer le nationalisme iranien à celui

de la Grande-Bretagne, entourée de mers comme l’Iran de montagnes. Ce fait est

essentiel pour comprendre la géopolitique de l’Iran depuis toujours : si vous ne

voulez pas être attaqué, il vous faut regarder derrière la montagne pour savoir s’il y

a une armée prête à l'escalader et à vous attaquer. De tous temps, les Iraniens ont

donc cherché à contrôler une zone tampon située au-delà des montagnes pour être

sûrs qu’il n’y ait pas un envahisseur. Aujourd’hui ces envahisseurs potentiels ou

réels ont pour nom Saddam Hussein, Talibans, Daesh, Poutine ou roi d’Arabie.

Le plateau iranien. Un territoire, base millénaire de la nation iranienne (sarzamin-e irân).

L’Iran, est le plus ancien Etat du monde. C’est le pays des Achéménides, de

Cyrus et Darius qui ont créé un empire qui s’est étendu à tout le Moyen-Orient.

Mais les Iraniens ne sont pas des impérialistes : ils n’ont jamais réussi à contrôler

les territoires extérieurs. Les Iraniens sont allés jusqu’en Egypte, en Palestine, ils

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ont été jusqu’en Grèce : les batailles de Marathon et de Salamine ont opposés Grecs

et Iraniens. Mais ces derniers ont été repoussés et ils sont rentrés chez eux. Les

Iraniens sont fondamentalement nationalistes, attachés à leur territoire, à leur île.

Après le terre, le deuxième pilier de l’identité iranienne est la culture, et d’abord

la langue et le littérature. Shéhérazade, l’héroïne des Mille et Une Nuits, est une

princesse iranienne. La culture de tout le Moyen-Orient, bien avant la langue et la

littérature arabes, c’est la langue et la littérature persanes. Une précision tout

d’abord sur la différence entre iranien et persan. Les Iraniens regroupent des

populations très diverses. Les populations iraniennes, comme celles de l’Europe,

sont proches mais multiples, Parmi les populations iraniennes, il y a des Persans,

des Baloutches, des Kurdes, des Loris, des Pachtounes… Mais les Persans ont très

rapidement eu une littérature écrite, le pehlevi, qui s’est vite imposé comme langue

commune de culture. Vers le Xe siècle, la littérature persane s’est formalisée avec

plusieurs grands écrits prestigieux, l’équivalent de l’Iliade et de l’Odyssée, avec le

Livre des Rois de Ferdowsi au moment où l’islam se développait et imposait la

langue arabe. Le persan continua cependant d’être utilisé comme langue des

peuples, c’était la lingua franca de tout le Moyen-Orient, paradoxalement véhiculée

par les Arabes et l’islam. Quand Marco Polo est parti pour la Chine, il lui a suffi de

parler le persan que l’on comprenait peu ou prou de Venise à Pékin. L’arabe était la

langue de la religion et le persan la langue de la culture, de la communication, du

commerce. Grâce à l’islam, l’Iran a développé sa langue, écrite désormais en

caractères arabes, et la littérature persane. Il n’y avait pas compétition entre les

deux langues, c’étaient deux langues avec des usages différents, comme en occident

le latin était la langue de la culture et de l’université et chaque peuple avait sa

langue, le français, l’allemand ou l’espagnol.

La littérature persane c’est la fierté nationale des Iraniens qui ont été islamisés

mais non arabisés comme les autres pays de la région. L’Académie des langues

d’Iran, comme l’Académie française, cherche à améliorer et préserver le persan. Le

persan, notamment la poésie, est au-dessus de tout en Iran, c’est un consensus

national, au-dessus de toutes les tendances politiques. Dans toute famille iranienne,

sont posés deux livres sur la table de l’entrée, le Coran et les poèmes de Hâfez.

Chaque matin on ouvre le Hafez, on lit quatre vers et on voit ce qui va se passer

dans la journée. C’est essentiel pour comprendre le nationalisme iranien.

À Chiraz, le mausolée de Hafez, élevé par l’architecte français André Godard

dans les années 1930, est la destination privilégiée des jeunes mariés. Le contrat de

mariage signé devant notaire ou mollah est administratif, familial, mais le vrai

serment d’amour est prononcé, à deux, en posant une rose sur la tombe de Hâfez.

L’Iran, c’est aujourd’hui un paradis pour les touristes car il n’y a pas beaucoup de

monde et les Iraniens sont tellement contents de rencontrer des gens venus

d’ailleurs. Allez voir Persépolis, et surtout Ispahan «la moitié du monde ». Ce n’est

pas voir Ispahan et mourir, c’est voir Ispahan et s’y promener. Randonner dans les

montagnes iraniennes est exceptionnel.

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Beauté des paysages, villes et monuments de l’Iran : un des piliers de la

fierté iranienne. Perspépolis, Tombeau de Hafez à Chiraz, fresques d’Ali Qapu,

place royale d’Ispahan (« la moitié du monde »…).

L’Iran c’est aussi le pays des nomades. C’est après la Mongolie le pays du monde

où il y a le plus de nomades, un million. Seulement 2% de la population contre 25%

au début du XXe siècle, mais ils forment une des bases de l’identité sociale,

culturelle et politique du pays. Qashqaï, Bakhtyaris, Lors, Shahsavan migrent

toujours – aujourd’hui souvent en camions - entre plaine et montagnes et possèdent

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20% du cheptel iranien. C’était jadis une force politique redoutée car l’armée royale

était composée de nomades qui avaient des chevaux.

L’Iran enfin c’est le pays où se trouve l’image du paradis de l’islam : un pays

vert, comme le drapeau de l’islam, avec ses prairies, ses rizières, champs de thé et

forêts. Les provinces caspiennes sont pluvieuses, et semblables à Java, Bali, ou au

Viêt-Nam. La diversité écologique de l’Iran est exceptionnelle on y cultive tous les

fruits, des bananes jusqu’aux poires et aux pommes en passant par les pistaches ou

les grenades.

L’Iran et ses voisins.

Au XIXe siècle, l’Iran était encerclé par trois puissants empires, ottoman, russe et

britannique. Cette situation n’est pas nouvelle : quand l’Iran moderne a été fondé

par la dynastie turque des Safavides, au XVIe siècle, le pays s’étendait en partie au-

delà des frontières actuelles, car il incluait des zones tampons qui sont aujourd’hui

devenues des pays indépendants. À l'ouest, en Mésopotamie, (l’Irak actuel), étaient

les Ottomans. À l’est se trouvent les Afghans et jadis les Britanniques et l’empire

des Indes. Au nord le Caucase et le Turkestan colonisé par les Ruses au XIXe

siècle. Quant au « Golfe », il a toujours été Persique, parce que les Arabes n’y

étaient pas. Les tribus wahhabites sont arrivés il y a seulement deux siècles à

Bahreïn, au Qatar ou en Arabie du nord, alors que les Iraniens vivaient depuis

toujours sur les deux rives du golfe Persique.

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Au XIXe siècle l’Iran n’est pas un pays important. L’Iran est un buffer state, un

État tampon entre les empires britannique, tsariste et ottoman et les trois empires

étaient d’accord pour ne pas s’affronter directement pour occuper un territoire au

passé national prestigieux, mais qui, à l’époque, n’en valait pas la peine.

L’Iran n’a donc jamais été colonisé. À l’inverse de l’Inde, de l’Egypte et de la

Turquie, qui ont été sous domination occidentale et ont connu la modernité

européenne, l’Iran est resté en dehors du monde et n’a connu la civilisation

occidentale que vers 1930. Le premier chemin de fer iranien n’a fonctionné qu’en

1942, pour ravitailler les troupes soviétiques à Stalingrad alors que les Indiens

avaient a la même époque des milliers de km de chemin de fer. La modernisation

du pays ne date que des années 1930, avec le règne de Réza Chah Pahlavi qui a créé

l’Iran actuel.

L’Iran est entouré de quinze États, un record du monde après la Russie. L’Iran est

voisin du Pakistan, de l’Afghanistan, du Turkménistan, de l’Azerbaïdjan, de

l’Arménie, de la Turquie, de l’Irak. Mais la Caspienne n’est pas une mer, c’est un

lac du point de vue international. Ainsi l’Iran est frontalier de la Russie et du

Kazakhstan. Concernant le golfe Persique, les Anglais ont tracé les frontière sous-

marines avant leur départ en 1971, pour faciliter l’exploitations des richesses en gaz

et pétrole. L’Iran est ainsi voisin de l’Arabie saoudite, du Koweït, de Bahreïn, du

Qatar, des Émirats et d’Oman. Avec quinze pays voisins on comprend que les

Iraniens soient parfois un peu paranoïaques face aux problèmes de gestion de

quinze dossiers de relations avec des pays frontaliers, avec des problèmes de

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populations transfrontalières, de politique, sécurité, migrations, commerce,

transport, électricité, trafic de drogues, ou contrebande, etc. La crainte iranienne est

hélas très justifiée quand on constate que l’Irak a tenté d’envahi l’Iran en 1980 et

provoqué la plus longue guerre du XX e siècle.

Diversité et complexité de la population iranienne.

La nation iranienne actuelle, est une mosaïque de peuples dont seulement la

moitié ont le persan pour langue maternelle. Au nord, vivent les populations

turcophones d’Azerbaïdjan (20%), à l’ouest les Kurdes et les Lors qui sont de

langue iranienne, comme les Baloutches qui vivent au sud-est du pays. Au sud–

ouest et le long du golf persique vivent des Arabes.

Dire « je parle iranien » n’a pas plus de sens que de dire « je parle européen ».

La quasi-totalité des Iraniens comprennent aujourd’hui la langue nationale, le

persan, grâce à la scolarisation massive depuis cinq décennies, mais dans la vie

quotidiennes, les langues régionales sont toujours très usitées, même en ville,

notamment turc azéri, kurde, baloutche, lori, arabe… qui sont légalement

reconnues. Les zones de contact entre langues sont de plus en plus étendues et le

bilinguisme est peut être la situation la plus répandue dans l’Iran actuel, en pleine

mutation. Aujourd’hui, en zone rurale, les filles sont scolarisées à plus de 90% (au

Maroc 5%).

L’identité nationale iranienne dépasse donc désormais largement les identités

ethniques qui restent vivantes mais seulement dans le cercle familial et culturel. Les

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religieux iraniens ont fait ce que la Troisième République française avait fait à la

fin du XIXe siècle : les instituteurs iraniens, islamiques, ont républicanisé les

campagnes et les petites villes. La République islamique a diffusé le persan à

l’ensemble du territoire iranien et unifié le pays achevant très rapidement ce que la

dynastie des Pahlavi avait initié mais peu mis en oeuvre.

L’Iran est aussi un pays divers en matière religieuse. Il n’y a plus que 50 000

zoroastriens en Iran, mais cette religion qui était celle de l’Iran préislamique

probablement majoritaire jusqu’au XVIIIe siècle dans les zones rurales est au coeur

de l’identité culturelle et historique du pays. De même pour les chrétiens (100 000

aujourd’hui), qui étaient plus nombreux ici qu’à Rome aux premiers siècles du

christianisme Il y avait cent-trente évêques chrétiens en Iran lors de l’invasion

musulmane. Ces chrétiens sont pour la plupart Chaldéens et surtout Arméniens.

Quant aux Juifs (10 000 aujourd’hui), ils sont natifs d’Iran où se trouvent les

tombeaux de plusieurs prophètes. La Chaldée, d’où venait Abraham, est située au

fond du golfe Persique, et surtout les Juifs libérés de Babylone par Darius se sont

établis en Perse et non pas en Palestine. La constitution de la République islamique

a scrupuleusement conservé les cinq députés des minorités non musulmanes au

Parlement. Cela ne pose pas de problème politique, mais constitue une image

internationale très positive pour le gouvernement iranien.

L’islam chiite et la République islamique

L’Iran est un pays musulman chiite. C’est la religion d’État et celle de près de

90% de la population. Les chiites sont les musulmans qui suivent les enseignements

de la famille du Prophète, l’imam qui a épousé la fille du Prophète, et les imams qui

lui ont succédé, alors que la majorité des autres musulmans suivaient les généraux

qui ont créé l’empire musulman et leur tradition, - la sunna – d’où leur nom de

sunnites. Les Iraniens suivent les enseignements de douze imams (tandis que les

chiites ismaéliens ne reconnaissent que sept imams). Les chiites ont donc toujours

été minoritaires et ont souffert d’avoir été battus militairement, l’imam Hossein, le

fils d’Ali, ayant été tué à la bataille de Kerbala en 680. Ce martyre, commémoré par

le jour de l’Ashura marque jusqu’à aujourd’hui tous les chiites.. L’islam chiite est

resté très vivant en Iran, mais surtout en Egypte, en Basse Mésopotamie, en

Palestine et dans le monde indien.

Les différences ou conflits théologiques entre sunnites et chiites sont donc

anciennes et ancrées dans les sociétés et utilisées de tout temps par les mouvements

politiques et les États. Au XVIe siècle, la rivalité et la séparation entre les empires

turcs des Ottomans sunnites (qui occupaient l’Anatolie et la Mésopotamie) et des

Safavides chiites (qui occupaient l’Iran, le plateau iranien), confirment que le

conflit entre les deux grandes obédiences de l’islam n’est pas nouveau. C’est une

trame de fond qui est utilisée, instrumentalisée, par les ambitions politiques du

moment. Aujourd’hui Daesh et « l’État islamique » en Syrie et Irak.

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L’État iranien moderne s’est donc constitué au XVIe siècle autour du chiisme

comme religion d’État, obligeant à des conversions forcées les chrétiens, juifs et

zoroastriens et musulmans sunnites qui formaient l’immense majorité de la

population. En créant Ispahan comme capitale, l’empire des Turcs safavides a

également utilisé et magnifié l’héritage et le prestige de la culture persane. Le

chiisme comme le persan sont indissociables de l’identité nationale iranienne. La

République islamique s’inscrit tout à fait dans cette tradition.

L’ayatollah Khomeyni est natif de Khomeyn une petite ville de l’Iran profond où

le persan est la langue locale. L'identité chiite du fondateur de la République

islamique d’Iran est bien sur très forte, il ne faudrait pas négliger le fait qu’il fut le

premier chef d’État de l’Iran moderne dont le persan était la langue maternelle. En

effet la dynastie Qadjar qui régnait jusqu’en 1923 était turque, et la famille Pahlavi,

qui a fondé l’Iran moderne était originaire du Mazandaran, une province caspienne

de l’Iran où l’on parle le mazandarani.

La révolution iranienne de 1979 a bien sûr changé les rapports de force et donné

à l’islam chiite une place de premier plan. Le chah avait mal gouverné son pays,

faute d’avoir le courage politique nécessaire pour se dégager de l’influence

américaine obsédée par l’Union soviétique frontalière, et faute d’avoir pris la

mesure du potentiel dont disposait la population nombreuse et diverse de son pays.

La « Révolution blanche » des années 1960, avec la réforme agraire, la politique

d’éducation, de changement social notamment pour les femmes, et

d’industrialisation avait pourtant mis l’Iran dans le sens de la marche, mais

Mohammad-Réza Pahlavi n’a pas eu la volonté ou la capacité de poursuivre le

mouvement qu’il avait lui-même lancé. Il a privilégié les élites et le prestige. La

nouvelle bourgeoisie moyenne qu’il avait créée voulait accéder à la société

moderne dans sa globalité, c’est-à-dire en accédant à la démocratie et à

l’indépendance nationale. Mais la peur du communisme alimentée par la CIA et la

SAVAK (police politique iranienne) ont tout bloqué et vu toute agitation comme

une manœuvre des Soviétiques pour occuper l’Iran. La révolte puis la révolution

iranienne furent donc perçues comme une menace communiste et les leaders, dont

l’ayatollah Khomeiny comme des manipulés par Moscou.

En fait, la révolution iranienne a été initiée par des libéraux et bien sur des forces

socialistes, qui mal organisée – en raison de la répression politique - et surtout sans

base populaire nombreuse à l’échelle du vaste pays. L’alliance avec les forces

d’opposition anciennes du clergé chiite, et l’arrivée de l’ayatollah Khomeyni

comme leader du mouvement de contestation ont changé les rapports de force.

Aucun gouvernement ne peut résister à trois millions de personnes qui défilent

pacifiquement dans les rues de Téhéran en disant : « À bas le Shah ! ». Il n’y a pas

eu de guerre civile. Khomeyni a pris le pouvoir sans coup férir parce qu’il incarnait

un consensus national associant toute les trois composantes de l’identité iranienne :

l’islam chiite, le nationalisme iranien et la volonté de développement et de liberté

de la nouvelle bourgeoisie moyenne. C’était aussi un moindre mal pour éviter que

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les Soviétiques utilisent ce prétexte pour prendre le pouvoir à Téhéran, c’était du

moins ce que craignaient les Américains.

La révolution iranienne fut en fait, la première révolution postsoviétique. C’était

une révolution d’une autre nature, où on voyait la culture populaire chiite s’associer

à la culture nationale laïque, et à une volonté de faire partie du XXe siècle. Les

« printemps arabes » ont eu trente ans plus tard les mêmes fondements. En 1978 les

Américains avaient fait de l’Iran leur place forte contre l’URSS. Traumatisés par la

guerre du Viêt-Nam (ils ont quitté Saigon trois ans auparavant), ils voyaient le

même modèle se reproduire à Téhéran. Ne voyant pas la nature nouvelle,

révolutionnaire, de ce qui se passait en Iran, ils sont été dépassés par les

évènements en usant de concepts politiques périmés, ont voulu barrer la route à de

mouvement populaire profond et ont tout perdu.

La révolution et l’histoire des trente premières années de la République islamique

d’Iran furent donc profondément marquées par le face à face entre Iran et USA,

marqué par la prise en otage des diplomates américains, la guerre Irak-Iran, les

embargo économiques et la crise du nucléaire. « Marg bar Amrika ! À bas

l’Amérique » a été le slogan fondateur de l’Iran révolutionnaire, islamique et

nationaliste. L’Iran n’a pas su se défaire d’un antiaméricanisme qui a fini par

devenir une forme de conservatisme qui a bloque le développement du pays et

surtout donné à l’Iran une image de pays menaçant, sauvage, un « État voyou »

(rogue state), une « menace ». Les pays occidentaux, les monarchies pétrolières et

Israël ont largement développé et utilisé ces anathèmes jusqu’à ce que des

négociations sérieuses sur le nucléaire iranien ouvrent une porte de sortie à cet

interminable duel des deux diables.

Cette révolution de 1979, comme toutes les révolutions, est eu un prix très lourd,

notamment pour les femmes. Les libéraux ont rapidement été éliminés du paysage

politique, et de nombreux opposants à la domination du clergé chiite ont été

réprimés et/ou contraints à l’exil. La première loi abolie fut le Code de la famille,

qui donnait aux femmes un statut en matière de divorce, de mariage, permettait

d’avoir un compte en banque, de s’inscrire à l’université, de voyager, d’avoir un

passeport. Le tchador ensuite été imposé comme le symbole du nouveau système

social et culturel. Tous ces changements sont complexes et ont souvent eu des effets

profonds dont le bilan doit être analysé avec sérieux. Grâce aux vêtements

islamiques, les institutrices ont été admises dans les petits villages traditionnels, où

on voyait mal l’arrivée des institutrices de l’Armée du savoir qui à l’époque du

Shah, étaient en minijupes. Dans la plupart des villages, les femmes portaient le

voile islamique traditionnel, et les parents n’envoyaient pas leurs filles dans ces

écoles « immorales ». Paradoxalement le tchador a aussi été un passeport

permettant aux filles et aux femmes d’accéder à l’espace public et aux activités

professionnelles. Sous le tchador, le combat des femmes iraniennes pour plus de

liberté a été donc été patient, difficile, lent, mais irréversible et souvent héroïque.

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L’Iran est un État islamique, dont le leader, le Guide suprême, est un haut

dignitaire religieux élu par l’Assemblée des Experts élue elle-même au suffrage

universel direct. Le Guide actuel, Ali Khamene’i a succédé en 1989 à l’ayatollah

Rouhollah Khomeyni. Le clergé chiite (les « mollahs », littéralement les « lettrés »)

est donc omniprésent sur la scène politique, sociale et culturelle du pays, mais le

pays n’est pourtant pas un pays contrôlé dominé par les religieux qui ne constituent

qu’un groupe social certes très puissant mais qui doit compter avec une société bien

plus complexe, et des groupes issus de la révolution islamique, c’est notamment le

cas de la classe moyenne libérale et surtout des anciens combattants de la guerre

Irak-Iran.

Cette guerre Irak-Iran, la plus longue du XXe siècle (1980-1988) fut sans

vainqueurs ni vaincus. Elle a fait « peu » de victimes - 250 000 morts en Iran –

mais a surtout engendré des millions d’anciens combattants, qu’il s’agisse de

militaires de carrière et soldats effectuant leur service militaire, du corps d’élite des

Gardiens de la Révolution, et surtout de miliciens volontaires, les bassijis, souvent

engagés pour des périodes n’excédant pas six mois. La France a elle aussi été

gouvernée par les anciens combattants de 14-18, puis par ceux de la Résistance.

L’Iran n’échappe pas à cette règle. Plus que les victimes ou héros de la Révolution

stricto sensu, ou les anciens membres des organisations révolutionnaires, ce sont les

anciens combattants qui font nombre, et ont bénéficié d’avantages à leur retour à la

vie civile : pensions, emplois réservés, logements, bourses d’études. Les familles

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des « martyrs », des victimes, étaient particulièrement bien honorées et aidées par la

Fondation des martyrs. Aujourd’hui, du haut en bas de l’administration ou de la vie

politique, le réseau des anciens combattants de tous types occupe une place de

premier rang. Pour comprendre les solidarités, les oppositions, les pouvoirs dans

l’Iran actuel, il est indispensable de savoir le rôle des protagonistes pendant la

guerre. Ils avaient vingt ans, ils ont aujourd’hui 55-60 ans : ils dirigent le pays, ils

sont ambassadeurs, ministres, PDG d’entreprise ou simples employés, cadres

subalternes et nouveaux notables. Ils forment la nouvelle élite du pays, les autres

ont été évincés et beaucoup ont préféré s’exiler.

La « menace nucléaire iranienne » qui fait l’objet de l’actualité politique

internationale depuis 2003, est également le fruit de la guerre Irak-Iran. Le

programme nucléaire iranien initié par le chah a d’abord été démantelé par le

premier gouvernement islamique, mais en constatant que l’Irak, avec le soutien

technique – indirect- de la France développait un programme nucléaire militaire,

l’Iran a relancé son programme en 1982. Mais il fallait tout reconstruire. Ce

programme, au début clandestin, a ainsi été vite instrumentalisé par les pays

occidentaux pour dénoncer « les ambitions impérialistes de l’Iran » et la « menace

iranienne ». Aujourd’hui l’Iran a fait d’immenses progrès techniques, mais force est

de constater que la menace nucléaire est encore virtuelle, mais a fort bien caché les

progrès, bien plus effectifs, de la menace sunnite radicale, soutenue par les

monarchies pétrolières : Talibans d’Afghanistan, puis Al-Qaida et maintenant l’Etat

islamique Daesh. En septembre 2011, les twin towers de New York n’ont pas été

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détruites par les Iraniens, mais par des Saoudiens. Aujourd’hui on se rend compte

que la menace iranienne est contenue, que le programme nucléaire est pratiquement

contrôlé, mais que les monarchies pétrolières ne sont pas capables de contrôler

leurs partisans alors que l’Iran a fait du chemin depuis la révolution islamique de

1979, et aspire à la stabilité.

L’Iran est une république avec un président élu. La vie politique est loin d’être

démocratique, mais les règles sont celles des républiques, il y a un vrai débat

politique au Parlement comme dans la société. La volonté d’apaisement

idéologique, le souci de développement économique, et les menaces venant d’Israël

et des monarchies qui cherchent à opposer sunnites et chiites ont favorisé

l’émergence d’un consensus politique et permis l’élection de Hassan Rouhani en

2013. Les provinces kurdes et baloutches, à majorité sunnite, ont voté massivement

pour ce candidat modéré qui cherche, jusqu’ici en vain, à trouver un accord de

coexistence pacifique avec l’Arabie saoudite, pour mettre un terme aux guerres en

Syrie et Irak qui menacent toute la région et donc l’Iran qui est certes un État chiite,

qui doit aussi tenir compte de l’émergence d’une forte classe moyenne et d’une

grande diversité ethnique et religieuse.

L’Iran mondialisé

La société iranienne des années 1970, emportée vers les hauteurs de la « Grande

civilisation » que promettait le chah, a subi une douche froide avec la révolution

islamique. La société iranienne, ou du moins la partie émergente, était la plus

« moderne » de la région, ou plutôt la plus liée aux pays occidentaux. L’Iran était le

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« gendarme du golfe » chargé de contrôler les pays arabes. C’était la clé de voute

de la défense américaine contre l’Union soviétique, le modèle à imiter… mais qui

s’est effondré en quelques mois sous la pression d’une société en pleine phase

d’ouverture, qui voulait de l’indépendance et de la liberté politique sans renoncer

aux avantages matériels et aux acquis en matière de droits ou de libertés

individuelles. La prise du pouvoir par le clergé et l’imposition des règles sociales et

morale islamiques ont permis aux catégories populaires de mieux s’exprimer, mais

ont bloqué les aspirations de la nouvelle classe moyenne. Les conflits qui ont

résulté de la révolution ont cependant créé une dynamique profonde qui a

transformé la société iranienne dans sa totalité. On ne peut que constater la

continuité des transformations sociales (socialisation des femmes), culturelles

(généralisation de l’instruction), et géographiques (urbanisation) qui avaient débuté

dans les années 1960.

La révolution politique coïncide avec une révolution socioculturelle et

géographique : les courbes des populations urbaine et rurale, et celles des

analphabètes et des alphabétisés se croisent (50%) en février 1979 ; autrement dit

pour la première fois de l’histoire la majorité des Iraniens vit en ville, et la majorité

des Iraniens savent lire et écrire. Cette révolution s’inscrit dans une dynamique

d’urbanisation, de citadinisation, d’ouverture au monde moderne. Mais le plus

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important peut être est le fait que les courbes ne s’infléchissent pas après 1979,

mais continuent leur progression. La révolution politique n’a rien changé, elle a

même consolidé une évolution sociale commencée à l’époque du chah et qui est

devenue irréversible. Alors qu’en 1956 aucune femme en milieu rural ne savait lire

et écrire, aujourd’hui, en milieu rural, 70% des femmes sont alphabétisées.

La sœur du chah était la présidente du Planning familial, avec le soutien de

l’OMS, mais les Iraniennes avaient toujours en moyenne huit enfants. Malgré

l’abolition de la loi libérale sur la famille, la révolution islamique est sans effet

notable, mais en 1986 le taux de fécondité s’effondre, si bien qu’aujourd’hui les

Iraniennes ont moins d’enfants (1,90) que les Françaises.

Une femme de vingt-cinq ans aujourd’hui n’est pas mariée, elle aura deux enfants

et un master de chimie. Sa mère était mariée à quinze ans, a eu huit enfants, il en

reste quatre vivants, elle est illettrée. Entre la mère et la fille, il y a un gouffre. Il

faut lire à ce propos l’ouvrage d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Le Rendez-

vous des civilisations qui démontre que tous les pays du Moyen-Orient ont évolué

dans le même sens. La société iranienne a seulement été pionnière suivie plus tard

par les Printemps arabes provoqués par cette nouvelle société qui a ensuite été

engloutie, comme en Iran, par les forces islamistes.

L’Iran a globalement raté le coche de la mondialisation économique, mais la

société iranienne a réussi son évolution. L’Iran a un potentiel économique

exceptionnel avec les secondes réserves mondiales de gaz et les quatrièmes en

pétrole et surtout une population « moderne » et bien formée. Il y a là un potentiel

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gigantesque, actuellement dévalorisé, qui permettra à l’Iran d’avoir les moyens de

retrouver rapidement sa place dans la mondialisation, après trois décennies de déclin

économique. Les monarchies pétrolières qui n’existaient pas comme États modernes

ont bénéficié de la mise à l’écart de l’Iran et se présentent désormais en rivaux.

Dubaï était devenu de facto la capitale économique de l’Iran. Une situation qui va

changer après l’accord sur le nucléaire de juillet 2015.

L’Iran est aujourd’hui un pays sous-développé, ou plutôt mal développé. Comme

au XVIe siècle, les premier produits non pétroliers exportés sont les tapis et des

pistaches (et les voitures automobiles Peugeot quand elles étaient produites avant les

sanctions de l’ONU).

Quel est l’avenir de l’Iran ?

Nous avons vu l’Iran national, l’Iran chiite, l’Iran et sa nombreuse population

instruite et dynamique. C’est le seul pays où règne la stabilité dans la vie

quotidienne les trains et avions partent à l’heure, l’électricité, le téléphone, Internet,

l’école, les hôpitaux, tout fonctionne correctement. Le problème est idéologique et

politique. Pendant longtemps les gouvernements se sont refusés à normaliser leurs

relations avec les États-Unis ce qui aurait permis de débloquer l’économie. « À bas

l’Amérique » est resté le slogan fondateur de la république islamique. D’un autre

côté les pays occidentaux n’ont jamais cessé de marginaliser l’Iran qui est de fait

victime d’un embargo politique et économique depuis trois décennies. En 1997,

l’élection du président réformateur Mohammad Khatami n’avait pas permis de

débloquer la situation car les États-Unis voulaient non pas d’accord mais le

renversement du régime islamique. Les rapports de force ont ensuite changé. Barak

Obama a une nouvelle politique et en 2913 l’élection de Hassan Rouhani fait l’objet

d’un consensus en Iran, permettant enfin de briser le nœud gordien de la rivalité des

deux diables Iran USA et de trouver la clé de la crise du nucléaire qui depuis 2006

bloquait toute discussion. Hassan Rouhani est à la fois un religieux classique et un

fin politique qui maîtrise parfaitement les dimensions nationales, religieuses et

modernes de l’Iran, et surtout il avait signé en 2003 le premier accord sur le

nucléaire avec les Européens Villepin, Straw et Fischer, accord rejeté ensuite par

Washington.

L’Iran est aujourd’hui confronté à des conflits et problèmes sur trois fronts, sur

chacun des trois cercles de la géopolitique : international, régional/islamique et

frontalier.

À l’échelle mondiale la question centrale est le nucléaire et la relation avec les

USA. Les choses ont rapidement évolué depuis 2013, permettant de régler la crise

du nucléaire et d’ouvrir une nouvelle phase de l’histoire contemporaine du Moyen

Orient. Désormais Iraniens et américains peuvent se parler normalement.

Mohammad Javad Zarif, ministre des Affaires étrangères formé aux Etats-Unis, et

John Kerry, Secrétaire d’État défendent âprement les intérêts de leurs pays, mais se

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parlent et négocient directement. La normalisation prendra du temps, mais

désormais la débat est rationnel et moins idéologique.

À l’échelle régionale, celle du monde islamique, les problèmes sont par contre

bien plus graves avec la question syrienne et de Daesh (« l’État islamique »).

Pendant la guerre Irak-Iran, la Syrie était le seul pays arabe qui soutenait l’Iran.

Une alliance politique s’est ainsi forgée, notamment dans l’opposition à Israël avec

la création du Hezbollah libanais. Lorsque le printemps arabe a été réprimé par des

massacres en Syrie et que les pays occidentaux ont considéré que Bahar el-Assad

allait être chassé du pouvoir en quelques semaines, comme Ben Ali ou Moubarak,

les monarchies pétrolières ont saisi cette opportunité pour chercher à prendre le

pouvoir à Damas en envoyant en Syrie les militants jihadistes qu’ils soutiennent

depuis les guerres civiles d’Afghanistan, Bosnie, ou Algérie pour combattre Bachar

el-Assad mais aussi les forces démocratiques. Il s’agissait de rompre ce que le roi

de Jordanie a nommé « l’arc chiite » (Téhéran, Bagdad, Damas, Beyrouth) depuis

que les Américains ont mis au pouvoir un gouvernement a majorité chiite à Bagdad.

Donc, aux yeux des monarchies il fallait briser le « retour » de l’Iran, alors que les

premières négociations sur la crise nucléaire concrétisaient la nouvelle politique

américaine dans la région. Pour Téhéran, l’alliance avec Damas est très importante,

mais la sécurité des frontières de l’Iran est une priorité absolue ; il n’est donc pas

question que l’Arabie saoudite et ses alliés prennent le pouvoir à Damas, car cela

provoquerait en chaine la chute du gouvernement de Bagdad. Une hypothèse

inacceptable pour la sécurité nationale de l’Iran qui a subi huit années de guerre

avec l’Iraq. Le soutien militaire économique et politique de l’Iran au gouvernement

de Damas (et non au régime de Bachar el-Assad) vise donc avant tout à combattre

l’expansionnisme saoudien qui use de son influence traditionnelle dans les milieux

sunnites radicaux et jihadistes.

En Syrie, les jihadistes ont rapidement pris le dessus sur les rebelles démocrates

et en Irak sur le gouvernement de Bagdad qui poursuivait la politique anti sunnite

imposée par les Américains depuis 2003. Les milices jihadistes sunnites se

transforment ensuite en « Etat islamique d’Irak et du Levant » - Daesh, échappant

au contrôle de leurs parrains des monarchies pétrolières. Les craintes iraniennes

sont confirmées, car si Daesh, comme jadis Al-Qaida, est devenu un danger majeur

pour l’Arabie saoudite et les familles royales jugées trop pro occidentales, c’est

dans l’immédiat une force politique, religieuse, sociale et militaire opposée en tout

point à la République islamique d’Iran. La « coalition internationale » dirigée par

les Etats Unis pour combattre Daesh est impuissante sans l’appui de combattants au

sol que seul l’Iran peut – mais ne veut pas - fournir. L’Arabie qui avait bénéficié

depuis 35 ans de la mise à l’écart de l’Iran, se trouve devoir affronter et le retour de

l’Iran et la révolte de ses milices jihadistes. Une crise majeure traverse le Moyen

Orient, provoquée par la « menace saoudienne », et non plus comme en 1980 par la

« menace iranienne ».

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La question du nucléaire

C'est la clé de tout changement dans la région. Elle dépasse le problème précis et

grave de la prolifération nucléaire et concerne en fait le règlement de tous les

contentieux accumulés en trois décennies

Sur le nucléaire, les négociations sérieuses ont repris dès l’élection de Hassan

Rouhani qui avait désormais le soutien du Guide Ali Khamene’i pour trouver un

accord durable sur le nucléaire et donc avec les Etats Unis qui ont désormais

remplacé l’union européenne pour diriger les négociations entre l’Iran et les cinq

membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne. L’Iran n’a pas

besoin d’arme nucléaire pour se défendre, contrairement à la situation de 1982

quand l’Irak développait un programme nucléaire militaire. L’Iran a désormais

acquis les compétences scientifiques et techniques pour développer une industrie

nucléaire civile comme militaire, ce qui lui assure prestige et puissance, maintenant

que la dimension militaire est exclue et contrôlée de façon rigoureuse et durable par

l’Agence Internationale de Énergie Atomique de Vienne.

Un premier accord provisoire a été signé en novembre 2014, confirmé en avril

2015 et pour aboutir à un accord global et précis en juillet 2015 après un marathon

diplomatique d’une intensité exceptionnelle. Rouhani qui avait une clé pour

symbole de sa campagne électorale a réussi a ouvrir la porte qui séparait depuis 35

ans l’Iran du reste du monde. Cette porte est désormais ouverte, on se bouscule

pour la franchir à la recherche d’un eldorado économique mais aussi, pour les

Iraniens, à la recherche d’une vie plus libre. C’est en fait un retour à la normale. La

révolution islamique de 1979 est entrée dans l’histoire, un nouvel acteur majeur,

avec ses qualités et ses défauts, à la vie politique et à la sécurité d’une région

déstabilisée par l’invasion américaine de l’Irak et le développement du jihadisme

qui échappe au contrôle saoudien.

L’arc chiite contre l’arc sunnite, ou l'axe républicain contre un axe

monarchique ?

Sans négliger le rôle des facteurs culturels, il ne s’agit pas d’un conflit

sunnite/chiite car les deux familles de l’islam sont face à face depuis 1400 ans, ni

d’un conflit ethnique entre Persans et Arabes, mais d’un conflit entre deux systèmes

politiques et sociaux, entre un axe des républiques et un axe des monarchies.

Kaboul, Téhéran Bagdad, Damas, Beyrouth – on pourrait y ajouter Jérusalem -

sont les capitales d’États dont la constitution est une république, ce qui ne veut pas

dire que ce sont des démocraties. Alors que Oman, l’Arabie saoudite, les Emirats,

Bahreïn, Qatar et Koweït sont des monarchies, aux mains de familles royales

inamovibles. Deux mondes sont face à face, avec deux leaders, l’Iran et l’Arabie

saoudite qui n’avaient pas la force et l’identité politique actuelle il y a trente ans.

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Les identités ethniques et religieuses (sunnite, chiite, arabe, persan…) jouent

un rôle important dans les médias et la mobilisation populaire et politique, mais

l’opposition est avant tout entre deux systèmes politiques, deux modèles de

société. On constate qu’il existe au nord un axe de républiques ayant toutes des

sociétés civiles actives mais traversées par des guerres et crises (printemps

arabes), et au sud des monarchies moins peuplées, politiquement récentes,

fondées sur les familles royales, de gigantesques richesses, et de fortes alliances

avec les pays Occidentaux.

Les Émirats ne sont indépendants que depuis 1972… Les deux nouveaux

gendarmes du golfe Persique aujourd’hui dominé par les pays arabes, ne

s’affrontent pas directement, mais sur le territoire de pays tiers, notamment en Syrie

où cela a provoqué la plus grande catastrophe humanitaire depuis la Seconde

Guerre mondiale. L’accord sur le nucléaire iranien devrait permettre de passer aux

choses sérieuses pour la sécurité régionale (y compris celle d’Israël) à court et

moyen terme, en incitant les deux puissances émergence à une coexistence

pacifique.

Pour les Iraniens, les perspectives sont enfin meilleures. Est-ce que les choses

avancent à l’intérieur de l’Iran ? Oui. Les choses ont évolué à l’intérieur du pays.

En 2009, la population a contesté les élections, la société civile n’a jamais cessé de

s’exprimer. Le Parlement est pluraliste, avec la présence d’une opposition au

gouvernement. Sur le plan économique la crise est grave, l’inflation a dépassé 40%,

le PIB a baissé depuis 2012, les sanctions s’ajoutant à la mauvaise gestion ont mis

au chômage des millions de jeunes, mais le minimum vital est assuré et la vie

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quotidienne en Iran est meilleure que dans bien des pays voisins. Les inégalités se

sont cependant accrues car les sanctions favorisent les trafics et mafias. Une

nouvelle bourgeoisie de milliardaires souvent proches de certains politiciens vit sur

un grand pied, malgré les procès pour corruption.

Pour terminer, je voudrais redire que la vie est agréable en Iran : un tapis à

l’ombre, une tasse de thé, des gens courtois et agréables, on discute, on récite des

poèmes de Hafez, on mange, on se promène, on rêve de temps meilleurs. Les

difficultés et les drames sont nombreux et profonds, mais jamais les iraniens n’ont

abandonné leur art de vivre et leur volonté de sortir des difficultés. Tradition de

lutte discrète du chiisme, de la « flexibilité héroïque » dont parle le Guide, de la

résistance des Persans de Chiraz à la barbarie des Mongols, de la résistance des

soldats qui ont combattu pendant huit ans l’invasion irakienne… Shéhérazade n’est

pas morte et il n’est pas impossible qu’elle épouse un ancien Gardien de la

Révolution.

Débat

Une participante – Je souhaiterais connaître la taille de la population iranienne,

la durée du service militaire, l’armement iranien.

Bernard Hourcade – La population iranienne compte 78 millions d’habitants.

C’est le pays le plus âgé du Moyen-Orient en raison de la baisse de la fécondité

depuis 1986. Les moins de 20 ans sont peu nombreux, les générations le s plus

importantes sont entre 25 et 45 ans. nées avant l’effondrement de la fécondité.

Il y a dix-huit mois de service militaire. On peut se faire exempter assez

facilement quand on est étudiant et donc il n’y a pas un service généralisé. Il est

facile de se faire exempter ; on peut aussi «acheter» son service militaire.

Sur l’armement, à cause de la guerre Irak-Iran, l’Iran a développé une industrie

nationale d’armements légers souvent avec le concours technique de brevets nord-

coréens ou chinois. Les progrès iraniens dans le domaine balistique sont par contre

remarquables. Pendant la guerre Irak-Iran de nombreux missiles sont tombés sur

Téhéran. La priorité a été de fabriquer des missiles pour pouvoir riposter. Les

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missiles iraniens sont capables théoriquement de parcourir 2 500 km, mais de facto

on sait qu’ils peuvent franchir 500-600 km, avec une charge explosive de 300-400

kg, ce qui est faible du point de vue militaire mais qui symboliquement important.

L’armée iranienne a une très bonne capacité défensive, mais une faible capacité de

projection en dehors de ses frontières car elle n’a pas les moyens logistiques pour

entretenir plus de 10 000 hommes à l’extérieur. Actuellement, en Syrie et en Irak,

on trouve la force Qods, qui est la force d’élite des Gardiens de la révolution

composée de quelques milliers d’hommes. Ces forces spéciales, très aguerries, ont

surtout des fonctions de conseillers pour encadrer des milices locales.

Un participant – Merci de nous avoir donné envie d’aller en Iran. Vous avez dit

que l’Iran est en guerre avec l’Arabie saoudite. J’ai compris sur la fin qu’il

s’agissait d’une guerre par pays interposés, pourriez-vous clarifier ? Enfin

Ahmadinejad a fait beaucoup de tort à son pays par ses déclarations intempestives à

l’encontre notamment de l’État d’Israël ; qu’est-il devenu, comment ont-ils fait

pour le mettre sur la touche ?

Bernard Hourcade – Oui il est agréable d’aller en Iran, même si les journalistes

ou chercheurs ou universitaires ont des difficultés pour y travailler. La police

politique reste active et a tendance à soupçonner de complot tous ceux qui

s’intéressent à l’Iran et ont des relations ou des amis dans le pays. Les choses ont

beaucoup changé depuis deux ans et le pays est à nouveau ouvert à ceux qui s’y

intéressent. L’Iran est un pays beau et très sûr pour voyager en touriste.

Concernant les relations Iran-Arabie saoudite, c’est l’élément essentiel

aujourd’hui. À l’époque du chah, l’Iran était le « gendarme du Golfe persique », il

était mieux armé que l’armée américaine. Quand Oman a fait face a une révolte

marxiste, l’armée iranienne est intervenue au Dhofar. Au Liban, la SAVAK

contrôlait les populations chiites au sud-Liban. L’Arabie saoudite était entièrement

sous domination américaine et les Émirats étaient de petites principautés pauvres,

indépendantes depuis 1971.

Ces monarchies ont bénéficié de la mise à l’écart de l’Iran a partir de la

révolution islamique de 1979, la crainte de l’exportation de la révolution islamique,

de la « menace iranienne », en fait la crainte de la république et de l’URSS qui était

encore très active et proche. Ces monarchies, comme le Koweït en 1951 quand

l’Iran de Mossadegh était également sous embargo, ont bénéficié pendant 35 ans du

soutien sans limite des pays occidentaux et des milliards de dollars de leur pétrole

et gaz. Le succès est historique, Dubaï et une réussite urbaine, architecturale,

économique et politique exceptionnelle. Le Golfe persique est devenu arabique.

Derrière cette façade les monarchies ont utilisé leurs moyens financiers et

politiques pour promouvoir, avec le soutien actif des occidentaux, leurs réseaux

religieux souvent radicaux et d’obédience wahhabite pour ce qui concerne l’Arabie,

qui fut l’État le plus actif dans ce prosélytisme islamique « conservateur », pro-

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occidental, opposé « l’islam révolutionnaire iranien ». Le succès de l’Arabie est

incontestable puisqu’il domine désormais le monde islamique avec son réseau

d’écoles religieuses, de l’Indonésie au Sahel africain, au Pakistan et à l’Asie

centrale. L’action des Talibans, de Bokoharam, la guerre civile algérienne, la Syrie,

la Libye, Daesh et bien sur le 11 septembre 2001 sont les avatars de cette politique.

L’élève a dépassé le maitre. Ce qui était un moyen de contrer l’Iran républicain et

antiaméricain est désormais incontrôlé. L’Iran tente de contrer la menace

saoudienne, mais de façon indirecte (soutien à des mouvements locaux comme les

Houthis du Yémen). Le seul vrai succès iranien est la création du Hezbollah

libanais. Donc la guerre n’est pas sunnite-chiite, même si l’Arabie saoudite utilise

ses réseaux sunnites contre l’Iran, qui utilise à son tour ses réseaux chiites. Mais les

réseaux religieux sont des outils, pas la cause politique. Cette opposition Iran-

Arabie saoudite est la clé de toutes les guerres actuelles, du Nigeria à l’Afghanistan

en passant par le Mali.

Quant à Ahmadinejad, il est redevenu professeur à l’université mais continue son

activité politique et tente de former un nouveau parti politique dans la perspective

des élections parlementaires de février 2016. Il conserve une solide base populaire

car ce fils de forgeron, devenu ingénieur et militant islamiste était un vrai « fils de

la révolution islamique », même si sa capacité à gouverner s’est révélée

désastreuse.

Une participante – Vient de sortir sur les écrans français, un film documentaire

intitulé Iranien. Il a été tourné par des Iraniens de la diaspora installés à Paris et il a

pour thème une conversation entre ces exilés et des mollahs, sur la place des

femmes, la laïcité. Il est complètement différent des films qui nous sont arrivés

d’Iran jusque- là, comme La séparation. Il a été tourné par des exilés appartenant à

une classe moyenne. Vous nous avez dit que cette classe moyenne avait été très

présente en Iran et que vous avez confiance en elle pour faire changer le pays.

Comment expliquez-vous que tous ces gens-là ne rentrent pas en Iran malgré tout le

bien que vous nous dites d’un pays en pleine évolution, dans lequel l’islam n’est

pas devenu islamisme ? Ces gens ne rentrent pas, je voudrais savoir pourquoi.

Bernard Hourcade – Ils ne rentrent pas parce que, s’ils ont les moyens de vivre

en France, en Angleterre, aux États-Unis, ils ont des conditions de vie sociale

nettement plus agréables qu’en Iran, En tant qu’ingénieurs, en Iran, ils n’auraient

pas de travail parce que les conditions économiques sont mauvaises et que la

culture islamique est toujours là. Le vêtement imposé aux femmes est le symbole

d’un fait très général. La majorité des Iraniens restent en Iran parce qu’ils n’ont pas

les moyens de partir à l’étranger. Mais tous ceux qui le peuvent partent. Le

ministère de l’Éducation iranien estimait que les trois quarts des étudiants de master

quittaient l’Iran. C’est une catastrophe économique et surtout culturelle et politique

car cela hypothèque l’avenir du pays. La première femme lauréate de la médaille

Fields de mathématiques, Mariam Mirzakhani, est une Iranienne qui a obtenu son

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master en Iran, mais son PhD à Stanford. Comme j’ai tenté de le montrer, la société

iranienne est très dynamique, bouge, résiste, mais elle ne réussit pas à réaliser ses

ambitions. Cela affaiblit directement à la fois la nation iranienne mais aussi la

République islamique. L’élection de H. Rouhani et la décision de négocier un

accord avec les USA s’inscrit dans ce contexte social et politique. L’ouverture

économique est une première étape, qui va certainement provoquer des réactions

des radicaux islamistes dans le domaine culturel. Le potentiel iranien est très élevé,

son avenir brillant, mais la réalité quotidiennes reste difficile.

Une participante –Je suis allée deux fois en Iran, en avion depuis Damas, en

voyage, seule, en famille, sans voyage organisé, cela c’est très bien passé. Je

partage votre enthousiasme, il faut absolument aller en Iran. D’abord en 2000, nous

sommes retournés en 2009, et nous avons trouvé que les tenues vestimentaires des

femmes étaient moins strictes. Mais ce n’est pas facile pour les Iraniens.

Bernard Hourcade – Je ne suis pas enthousiaste, je tente d’être réaliste. J’ai

montré la dynamique. Ce n’est pas un pays écrasé, à genoux. C’est une civilisation

intéressante, une société intéressante, qui bouge, qui avance, qui ne se laisse pas

abattre. C’est aussi un système politique, qui, quoi que l’on en dise, a été capable

d’évoluer, de s’adapter comme le montre la révolution intérieure constituée par les

négociations sur le nucléaire. C’est cela qui est enthousiasmant. Certains pays sont

tellement écrasés qu’ils ne peuvent plus réagir et subissent les drames sans voir de

perspective à court ou moyen terme, je pense à l’Afghanistan, l’Irak à la Syrie, et

même à l’Arabie saoudite. Ce n’est pas le cas en Iran. Ce qui est intéressant, c’est le

combat.

Les Iraniens ont les moyens de trouver une solution, non pas en éliminant l’islam

(le chah l’a fait et il est tombé) mais en trouvant comment la culture traditionnelle,

et l’islam en fait partie, trouve sa place légitime dans un pays indépendant et jouant

son rôle dans la mondialisation.

Un participant – Ma question est économique plus que politique : avez-vous des

exemples d’investissement étranger depuis l’arrivée de Rohani ?

Bernard Hourcade – Les sanctions internationales sont extrêmement

contraignantes, notamment concernant les banques qui bloquent toute transaction.

La BNP, qui vient de payer neuf milliards de dollars d’amende au fisc américain,

sert d’exemple. Les investissements étrangers sont donc impossibles, mais tous les

pays préparent leur retour en Iran. Les séminaires et colloques économiques se

multiplient. La concurrence a déjà commencé avec les quelques crédits qui ont été

débloqués en marge de l’accord provisoire. On a pu voir comment Washington

autorisait les entreprises américaines– par exemple Boeing – à vendre des pièces

détachées à Iran Air mais trouvait un moyen pour empêcher Airbus de faire de

même…

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Un participant – Dans votre exposé, il m’a semblé voir passer fugitivement une

cartographie de simulation du Moyen-Orient de Ralph Peeters. Que pensez-vous de

sa thèse reprise par des géopolitologues ?

Bernard Hourcade – Cette carte de Ralph Peeters, « Blood borders : How better

Middle East would look », publiée dans Armed Forces Journal, en juin 2006,

montre ce que pourrait être le Moyen-Orient divisé de selon des critères ethniques

et religieux. Les frontières seraient alors sanglantes comme l’indique le titre de

l’article et l’histoire récente le confirme avec l’émergence de Daesh et la religion

utilisée systématiquement par les monarchies pétrolières pour cacher leurs

ambitions politiques. Cette carte appréciée des néoconservateurs américains a-t-elle

été dressée comme un cauchemar répulsif à éviter ou au contraire un objectif à

atteindre ? Etre Iranien, Kurde ou Arabe, sunnite ou chiite ou chrétien sont des

composantes importantes, mais héritées, des dynamiques et identités politiques, il

ne faudrait pas oublier la mondialisation, la science, qui est l’identité construite,

l’espérance, le projet. Ces faits ethniques et religieux sont très ancrés dans la pensée

américaine. En 2003, ils ont donc organisé l’Irak entre sunnites, chiites et kurdes

mais en oubliant la bourgeoisie moyenne et moderne de Bagdad et ses cinq millions

d’habitants. Ils sont enfanté Daesh.

Cette guerre, certains l’ont peut-être voulue, créant le chaos pour ensuite

reconstruire plus facilement sur des ruines. C’était peut être oublier que l’Europe

est à la porte du Moyen-Orient et que la question des réfugiés et du terrorisme

pourrait poser problème. Certains politiciens estiment que les grandes nations

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peuvent facilement résister au terrorisme et contenir les réfugiés et ne rien changer

à leurs alliances économiques ou politiques. En l’occurrence pas question de

demander à l’Arabie – plus précisément aux fondations religieuses et familiales

saoudiennes - de mettre un terme à leur soutien aux réseaux religieux radicaux qui

génèrent le jihadisme.

Aucun pays n’a de politique, de stratégie, pour que l’axe des républiques et celui

des monarchies puissent coexister. Les solutions existent, mais chacun a ses propres

ambitions et surtout ses contraintes électorales qui rendent impossibles les décisions

courageuses.

Un participant – Pouvez-vous nous parler un peu plus du dossier nucléaire,

puisque les sanctions qui frappent l’Iran et qui bloquent toute l’évolution sont la

conséquence de la politique nucléaire de l’Iran ? Où en est-on actuellement ? L’Iran

prétend qu’ils ne développent le nucléaire que pour l’énergie. Mais cela parait

bizarre pour deux raisons : d’une part parce que, dans le monde entier on

abandonne le nucléaire qui est une énergie un peu condamnée et d’autre part, parce

que l’Iran est assis sur un gisement de pétrole énorme et qu'il serait plus facile

d’équiper l’Iran d’un certain nombre de raffineries de pétrole pour avoir de

l’énergie abondante. Or, l’Iran est un pays qui a très peu de capacité de raffinage et

qui importe une bonne partie de ses produits raffinés, ce qui est inconcevable alors

que le prix d’une raffinerie de pétrole n’a aucune commune mesure avec le prix

d’une centrale nucléaire. Il y a cet aspect-là, et il y a l’aspect militaire du nucléaire.

Comme vous le disiez, l’Iran n’a pas une vocation à sortir de ses frontières : s’il

avait l’arme nucléaire, qu’en ferait-il ? Où en est-on ? Est-ce une affaire de posture,

ils se sont engagés et ne peuvent pas faire machine arrière ? Pourra-t-on en sortir un

jour ?

Bernard Hourcade – Le programme nucléaire iranien a commencé à l’époque

du chah, en 1973, avec l’aide du CEA français. Les Iraniens étaient actionnaires

d’Eurodif, l’usine d’enrichissement qui aurait permis de faire fonctionner les

centrales nucléaires iraniennes. On disait à l’époque le la pétrole serait bientôt

épuisé et que l’avenir était nucléaire. Akbar Etemad, le premier directeur du

nucléaire iranien, avait réussi à l’imposer au chah de mettre en place une politique

ambitieuse pour former des savants, techniciens et ingénieurs capable de mettre en

place un programme nucléaire ambitieux et prestigieux. Il était question de voir un

possible programme militaire dans vingt ans, en fonction de la situation, mais en

ayant déjà une industrie et des savants permettant de faire un tel choix.

La révolution islamique a très rapidement arrêté ce programme jugé trop onéreux,

liant l’Iran aux grandes puissances occidentales alors que le pays disposait de

richesses très importantes en hydrocarbures. La guerre Irak Iran a changé les

données puisque l’Irak développait avec l’aide française un programme civil qui

semblait pourvoir alimenter un programme militaire. L’Iran a donc relancé son

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programme nucléaire, dans un but militaire avec l’aide du Pakistan, ce qui

supposait cependant de reconstruite tout le réseau scientifique technique et

industriel, de nature civile, nécessaire à un programme militaire ultérieur. Les

progrès ont été très lents, et avaient moins de pertinence depuis la fin de la guerre

avec l’Irak et avec le fin de l’URSS.

L’Iran a donc accepté assez facilement de mettre un terme à son programme

nucléaire embryonnaire et encore virtuel en 2003 pour ne pas donner de prétexte à

une invasion américaine militaire. L’accord d’octobre 2003, négocié par les

Européens, permettait des contrôle approfondis par l’AIEA, mais n'a jamais été

exécuté suite au refus américain de négocier avec l’Iran islamique, et aussi à

l’ambigüité iranienne dont certains refusaient par nationalisme d’abandonner un

programme ambitieux.

Par la suite le programme nucléaire iranien a repris, il est devenu le symbole de la

« menace iranienne » avec les discours emportés de Mahmoud Ahmadinejab,

répondant aux menaces de bombardements israéliennes ou américaines. En 2006

l’ONU condamne l’Iran et commence des sanctions qui vident autant le programme

nucléaire iranien que l’Etat iranien lui même. En fait un embargo quasi complet est

mis en place pour «vaincre » l’Iran. La bataille devenait politique et symbolique, à

propos d’ un objet, la prolifération nucléaire qui semblait parfois un prétexte.

Les Iraniens ont désormais plus de 20 000 centrifugeuses, produisant de

l’uranium enrichi dont ils n’ont pas l’usage (ils n’avait qu’une dizaine de

centrifugeuses en 2003, avant les sanctions…) et ne veulent pas démanteler une

industrie dont ils sont fiers. L’État iranien, quel que soit son régime politique a

désormais la capacité scientifique de produire, dans un délai de plusieurs années,

une arme atomique. Ils sont sur le « Seuil » nucléaire comme le Japon ;

l’Allemagne, l’Afrique du Sud et bien d’autres pays.

Les USA voulant se retirer du Moyen-Orient et la société iranienne, comme les

gouvernants, estimant qu’une arme nucléaire serait inutile et politiquement

dangereuse il était désormais possible et nécessaire de régler cette fuite en avant qui

augmentait l’instabilité régionale et le risque de prolifération nucléaire, l’Iran

continuant son programme par fierté nationale. Les rapports de force ont changé, la

société iranienne qui veut s’inscrire dans la mondialisation est le meilleur garant de

la robustesse d’un accord sur le nucléaire. Mais trente-cinq ans de guerre politique

entre l’Iran et le monde occidental ne s’effacent pas en deux signatures. Malgré le

poids des relations économiques et des entreprises occidentales qui travailleront en

Iran, il faudra du temps pour vaincre toutes les réticences aux Etats Unis, mais peut

être moins en Iran où presque tous les groupes sociaux, même issues de la

révolution et notamment les femmes, ont la volonté de changer les choses vite et en

profondeur. L’heure de l’Iran semble enfin venue.

Toulouse, le 6 décembre 2014

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Notes biographiques

Bernard Hourcade (né en 1946) est géographe (agrégé en 1969 et docteur en

géographie à Paris-Sorbonne en 1975), directeur de recherche émérite au CNRS, et

Global Fellow au Wilson Center, think tank, Washington. Ancien directeur de

l’Institut Français de Recherche en Iran (1978-1993), puis de l’équipe de recherche

« Mondes indien et iranien » (1993-2005), il a longtemps résidé en Iran et effectué,

en collaboration avec des universitaires iraniens, des recherches sur la géographie

sociale, culturelle et politique de l’Iran et les questions d’urbanisme, notamment à

Téhéran.

Il est fondateur et directeur scientifique du site Irancarto, cartes et analyses

géographiques sur l’Iran : www.irancarto.cnrs.fr

Ses travaux et analyses sur l’Iran actuel ont été publiés dans de nombreuses

revues scientifiques et par les médias français et internationaux. Il participe aux

travaux de plusieurs think tanks et collabore comme consultant sur les questions

politiques, géopolitiques, sociales, économiques auprès d’institutions publiques ou

privées, françaises et internationales, et d’entreprises.

Bibliographie

Téhéran, capitale bicentenaire. Paris-Téhéran, IFRI, 1992, 376 p., (Bibliothèque

iranienne 38)

L’Iran au XXe siècle. Paris, Fayard, 2007, 459 p. (avec Pierre Digard et Yann

Richard).

L’Iran. Nouvelles identités d’une république. Paris, Belin, 2002, 223 p.

Géopolitique de l’Iran. Paris, A. Colin, 2010, 280p.

Atlas d’Iran. GIP Reclus-Documentation française, 1998, 192 p., 252 cartes.

Atlas de Téhéran métropole. Centres d’Informations Géographiques de Téhéran,

2005.

Sur Internet www.irancarto.cnrs.fr