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Le serment hippocratique : sa signification dans l’enseignement et l’éthique médicale au passé et au présent Jacques Jouanna, Université de Paris-Sorbonne, Institut de France (Académie des Inscriptions et Belles Lettres) Le Serment transmis dans le Corpus hippocratique, c'est-à-dire dans la soixantaine de traités médicaux conservés sous le nom du médecin Hippocrate (né à Cos en 460 av. J.-C.), est resté, malgré les progrès considérables de la science, un modèle de l'éthique médicale. L'un des signes de sa pérennité est que le Serment est encore traditionnellement prêté dans les lieux où la médecine est enseignée. On en donnera ici une traduction personnelle fondée sur le texte grec établie à partir de tous les témoins actuellement connus : « Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin, de remplir, selon ma capacité et mon jugement, ce serment et ce contrat ; de considérer d'abord mon maître en cet art à l'égal de mes propres parents ; de mettre à sa disposition des subsides et, s'il est dans le besoin, de lui transmettre une part de mes biens ; de considérer sa descendance à l'égal de mes frères, et de leur enseigner cet art, s'ils désirent l'apprendre, sans salaire ni contrat ; de transmettre les préceptes, les leçons orales et le reste de l'enseignement à mes fils, à ceux de mon maître, et aux disciples liés par un contrat et un serment, suivant la loi médicale, mais à nul autre. J'utiliserai le régime pour l'utilité des malades, suivant mon pouvoir et mon jugement ; mais si c'est pour leur perte ou pour une injustice à leur égard, je jure d'y faire obstacle. Je ne remettrai à personne une drogue mortelle, si on me la demande, ni ne prendrai l'initiative d'une telle suggestion. De même, je ne remettrai pas non plus à une femme un pessaire abortif. C'est dans la pureté et la piété que je passerai ma vie et exercerai mon art. Je n'inciserai pas non plus les malades atteints de lithiase, mais je laisserai cela aux hommes spécialistes de cette intervention. Dans toutes les maisons où je dois entrer, je pénétrerai pour l'utilité des malades, me tenant à l'écart de toute injustice volontaire, de tout acte corrupteur en général, et en particulier des relations

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Le serment hippocratique : sa signification dans l’enseignement et l’éthique médicale au passé et au

présent

Jacques Jouanna, Université de Paris-Sorbonne, Institut de France (Académie des Inscriptions et Belles Lettres)

Le Serment transmis dans le Corpus hippocratique, c'est-à-dire dans la soixantaine

de traités médicaux conservés sous le nom du médecin Hippocrate (né à Cos en 460 av.

J.-C.), est resté, malgré les progrès considérables de la science, un modèle de l'éthique

médicale. L'un des signes de sa pérennité est que le Serment est encore

traditionnellement prêté dans les lieux où la médecine est enseignée. On en donnera ici

une traduction personnelle fondée sur le texte grec établie à partir de tous les témoins

actuellement connus :

« Je jure par Apollon médecin, par Asclépios, par Hygie et Panacée, par tous les

dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin, de remplir, selon ma capacité et mon

jugement, ce serment et ce contrat ; de considérer d'abord mon maître en cet art à

l'égal de mes propres parents ; de mettre à sa disposition des subsides et, s'il est dans

le besoin, de lui transmettre une part de mes biens ; de considérer sa descendance à

l'égal de mes frères, et de leur enseigner cet art, s'ils désirent l'apprendre, sans salaire

ni contrat ; de transmettre les préceptes, les leçons orales et le reste de l'enseignement

à mes fils, à ceux de mon maître, et aux disciples liés par un contrat et un serment,

suivant la loi médicale, mais à nul autre.

J'utiliserai le régime pour l'utilité des malades, suivant mon pouvoir et mon

jugement ; mais si c'est pour leur perte ou pour une injustice à leur égard, je jure d'y

faire obstacle. Je ne remettrai à personne une drogue mortelle, si on me la demande, ni

ne prendrai l'initiative d'une telle suggestion. De même, je ne remettrai pas non plus à

une femme un pessaire abortif. C'est dans la pureté et la piété que je passerai ma vie

et exercerai mon art. Je n'inciserai pas non plus les malades atteints de lithiase, mais je

laisserai cela aux hommes spécialistes de cette intervention. Dans toutes les maisons où

je dois entrer, je pénétrerai pour l'utilité des malades, me tenant à l'écart de toute

injustice volontaire, de tout acte corrupteur en général, et en particulier des relations

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amoureuses avec les femmes ou les hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai

ou entendrai au cours du traitement, ou même en dehors du traitement, concernant la

vie des gens, si cela ne doit jamais être répété au-dehors, je le tairai, considérant que

de telles choses sont secrètes.

Eh bien donc, si j'exécute ce serment et ne l'enfreins pas, qu'il me soit donné de

jouir de ma vie et de mon art, honoré de tous les hommes pour l'éternité. En revanche,

si je le viole et que je me parjure, que ce soit le contraire. »

Pour comprendre la signification que le Serment peut avoir encore dans le monde

actuel, il est méthodologiquement nécessaire de remonter d'abord à ce que représentait

le Serment à l'époque où il fut prononcé (Ve/IVe s. av. J.-C., date traditionnelle).

Cette remontée dans le temps s'effectue à une double condition:

• d'abord, une démarche philologique : établir le texte qui est le plus proche possible

de l'original. Cette démarche consiste à réunir tous les manuscrits grecs contenant le

Serment, à les collationner et à les classer dans un stemma pour sélectionner ceux

qui possèdent les leçons les plus anciennes (trois manuscrits du Xe au XIIIe s.

donnant deux recensions), puis à y ajouter les leçons d'un papyrus grec (du IIIe s.)

publié en 1966, sans omettre la comparaison avec la traduction arabe (conservée

par Usaibi'ah XIIIe s.). Le travail d'édition, comportant tous ces témoins de la

tradition directe et indirecte, n'a été achevé que récemment (l'éd. de Heiberg CMG I

1, 1927, p. 4-5 ne connaissait que deux manuscrits ; l'éd. de Jouanna Storia e

ecdotica dei Testi medici greci, 1996, p. 269-270, ajoute le troisième manuscrit

représentant une recension différente).

• ensuite, une démarche historique : replacer le texte dans son contexte. Le contexte

a ici un sens double : d'abord le milieu médical où il fut prononcé à l'origine, pour

dégager sa signification première ; ensuite le lien qui s'établit entre ce texte, soit du

point de vue de la forme, soit du point de vue du contenu, avec la collection de

textes où il a été transmis (Corpus hippocratique) et le genre auquel il appartient (le

serment).

Le Serment, prononcé au nom des divinités médicales de la Grèce (Apollon,

Asclépios, Hygie et Panacée), comprend deux parties : la première, que l'on pourrait

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qualifier de juridique, est relative aux conditions de l'acquisition et de la transmission du

savoir médical ; la seconde, plus proprement éthique, concerne la finalité et les

conditions de l'exercice de la profession.

Dans la première partie, le serment oral accompagne un contrat écrit (suggraphè)

précisant d'une part les devoirs de l'étudiant en médecine vis-à-vis de son maître et de

ses fils, et d'autre part les limites de la diffusion du savoir acquis. Cette première partie

ne se comprend que dans la structure de l'école médicale des Asclépiades de Cos

(famille aristocratique de médecins qui passait pour descendre d'Asclépios), à partir du

moment où elle fut ouverte à des disciples extérieurs à la famille. L'enseignement s'était

longtemps transmis de père en fils. Comme le dit Galien « les enfants apprenaient de

leurs parents dès l'enfance à disséquer comme à écrire et à lire » (De anatomicis

administrationibus II 1). C'est ainsi qu'Hippocrate apprit la médecine de son grand-père

déjà nommé Hippocrate et de son père Héracleïdas. Puis, avec Hippocrate,

l'externalisation du savoir médical a constitué une véritable révolution. Hippocrate

enseigna la médecine non seulement à ses fils et aux membres de la famille, mais aussi

à des disciples extérieurs moyennant rétribution (cf. Platon, Protagoras 311 b-c). À

partir du moment où « l'art sortit de la famille des Asclépiades », selon l'expression de

Galien dans le même passage (De anatomicis administrationibus II 1), il fallut obtenir

des garanties des disciples qui n'appartenaient pas à la famille. C'est la raison d'être du

Serment avec contrat : il ne concernait pas les membres de la famille qui, eux,

recevaient tout naturellement l'enseignement de père en fils, mais il était prononcé par

les disciples recrutés par association et recevant un enseignement payant. Ces

nouveaux disciples sont soumis à des engagements précis vis-à-vis de leur maître et

des enfants du maître, mais aussi à des conditions limitatives dans la diffusion de leur

enseignement, une fois qu'ils sont devenus des maîtres à leur tour, car le savoir ne doit

pas sortir du cercle fermé de la famille et des disciples assermentés.

Le Serment répondait donc à deux exigences en apparence contradictoires, mais en

fait nécessairement liées : diffuser l'enseignement médical en dehors de la famille sans

compromettre ses secrets. Cette perspective historique, que l'on ignore bien souvent,

rend compte de la nature véritable du Serment qui est d'abord un engagement

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juridique, et par là-même lui donne, de façon inattendue, une actualité, car c'est une

situation qui se reproduit encore de nos jours dans les entreprises performantes,

qu'elles soient familiales ou non. Elles font remplir à leurs ingénieurs une clause de

confidentialité jouant un rôle analogue au contrat mentionné dans le Serment

hippocratique.

Ainsi l'analyse historique d'un texte antique, loin d'être contradictoire avec une

perspective tournée vers sa « relevance sociale » en est une condition sine qua non.

Elle permet aussi de dénoncer les excès d'une recherche de la relevance sociale qui

consiste à utiliser les textes antiques dans le discours contemporain comme faire-valoir

sans les connaître de première main ou en les déformant pour les besoins de sa cause.

Il y a une éthique de la méthode scientifique, condition sine qua non de la

problématique de la recherche des relations entre la science et l'éthique.

Or, comme cette éthique de la méthode scientifique consiste en particulier à ne pas

masquer les difficultés ou les limites de la remontée historique, qui reste malgré tout

une reconstruction à partir de tous les témoignages dont on dispose, il convient de

signaler que tout n'est pas encore définitivement résolu dans cette remontée pour

situer le Serment hippocratique dans son contexte historique ; car sa date traditionnelle

est actuellement mise en question par certains érudits. Tout récemment (cf. notamment

H. von Staden, 2007) on s'est interrogé sur les relations qui existent entre le Serment et

les autres traités hippocratiques et aussi les autres serments de l'Antiquité, pour

constater :

1. que sa relation avec les autres textes hippocratiques reste inadéquatement explorée,

malgré les milliers de pages qui ont été consacrées au Serment (« Yet its relation to

other Hippocratic texts remains inadequately explored, despite the thousands of

pages that have been written about the Oath »).

2. que les études philologiques sur le Serment hippocratique ont largement négligé la

richesse des témoignages concernant les anciens serments grecs (« scholarship on

the Hippocratic Oath has largely neglected the wealth of evidence concerning

ancient Greek oaths »).

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D'une analyse philologique scrupuleusement faite du vocabulaire du Serment

hippocratique dans cette double perspective, il résulte, selon von Staden, que les

particularités du Serment sont plus grandes que l'on ne pensait jusqu'à présent et que

sa date traditionnelle située à la fin du Ve siècle av. J.-C. ou au début du IVe siècle

pourrait être remise en question.

Reste alors la question fondamentale qui n'a pas été posée par les partisans d'une

date récente (pour certains l'époque hellénistique). Comment expliquer l'écart entre le

fond qui est en parfait accord avec la réalité de l'ouverture de l'école médicale

hippocratique à des disciples extérieurs à la famille (fin du Ve siècle ou début du IVe

siècle av. J.-C.) et certaines formulations qui pourraient être plus récentes ? Peut-on

envisager une évolution dans l'expression du Serment ? Car si le Serment ne remonte

pas au-delà de l'époque hellénistique, son attribution à Hippocrate serait une

falsification. Toujours est-il que tous les témoignages que nous avons conservés sur la

réception du Serment, même les plus anciens le rattachent au Corpus hippocratique et

à Hippocrate.

De fait, l'analyse historique, après la remontée jusqu'à la fonction originelle du

Serment, doit, en effet, se prolonger dans une redescente par l'étude de sa réception,

vaste enquête qui commence à la période romaine impériale. Or les deux attestations

les plus anciennes, qui datent du 1er siècle après J.-C., rattachent incontestablement le

Serment à Hippocrate. L'attestation la plus ancienne de l'existence du Serment dans la

tradition hippocratique est la Collection des mots hippocratiques du glossateur Érotien

(dédiée à Andromachos, archiâtre contemporain de Néron, empereur de 54 à 68).

Érotien cite le Serment dans sa liste des écrits d'Hippocrate qu'il a classés suivant les

sujets (1. sémiotiques 2. étiologiques et physiques 3. thérapeutiques avec la distinction

entre chirurgie et régime ; 4 traités mêlés ; 5. traités relatifs à l'art). C'est au début de

cette dernière classe qu'apparaît le Serment. Voici en effet la liste de ces traités

hippocratiques relatifs à l'Art : Serment, Loi, Art, Ancienne médecine. Érotien a glosé

aussi au moins un mot du Serment (ὁ γενέτης hapax dans le Corpus hippocratique ; cf.

frag. 60, 116, 3-19 Nachmanson = glose du Vat. gr. 277) dont l'origine est assurée par

la mention d'Andromachos, le dédicataire de l'ouvrage ; glose rééditée par

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Anastassiou/Irmer Testimonien Zum Corpus Hippocraticum I, 2006, p. 289-290). En

dehors de la tradition hippocratique, le témoignage le plus ancien, également du Ier

siècle ap. J.-C. et légèrement antérieur, est le médecin romain, Scribonius Largus,

contemporain de l'empereur Claude (41-54) dans ses Compositiones qui parle du

Serment d' « Hippocrate, le fondateur de notre discipline » (Hippocrates, conditor

nostrae professionis, initia disciplinae ab iureiurando tradidit) ; Galien au IIe siècle ap.

J.-C. aurait composé un Commentaire au Serment d'Hippocrate, si l'on en croit la

tradition arabe. Les Pères de l'église, tel Grégoire de Naziance (IVe s. ap. J.-C.), y font

allusion aussi. Aux VIe/VIIe siècles, c'est un texte qui appartient au canon de l'école

d'Alexandrie : selon Stéphane dans son Commentaire aux Aphorismes d'Hippocrate, le

Serment est le traité introductif à la médecine hippocratique (CMG XI, 1, 3, 1 éd.

Westerink 2e 1998) : « Il est beau pour ceux qui abordent la médecine hippocratique

avant tout d'apprendre par cœur le Serment » (Καλὸν δὲ τοῖς εἰσαγοµένοις εἰς τὴν

Ιπποκράτους ἰατρικὴν πρὸ παντὸς τὸν Ὅρκον ἐκµανθάνειν).

Ce qui est important dans cette réception dont l'histoire serait infinie à faire, c'est

qu'il y a eu une réécriture du Serment dans un contexte chrétien. Elle est conservée

dans plusieurs manuscrits médiévaux, sous forme de deux recensions, l'une en vers

(dans trois manuscrits dont le plus ancien est le Par. gr. suppl. 446, s. X, fol. 61r , éd.

Heiberg CMG I 1, p. 5-6), l'autre en prose (dans un manuscrit, le Vat. Urb. gr. 64, s.

XII, fol. 116r éd. ibid., p. 5 ; cf. aussi Bononiensis 3632). Dans le manuscrit donnant la

version en prose, le texte est disposé de façon symbolique de manière à représenter la

croix du Christ. La forme en prose est la plus proche du Serment païen. Elle présente,

toutefois, deux différences principales. La plus visible est que les divinités médicales

païennes sont remplacées par Dieu, père de Jésus-Christ. La seconde, moins visible

mais plus importante, concerne les modalités de la transmission du savoir médical.

Cette différence découle du fait que la structure familiale des écoles médicales a

disparu. Le savoir n'est plus réservé à une élite déterminée, mais il est dispensé à tous

ceux qui désirent apprendre la médecine « sans réticence et sans contrat » (ἄνευ

φθόνου τε καὶ ἄνευ συγγραφῆς). Ainsi donc, avec la disparition du contrat, la première

partie du Serment a changé totalement de signification. La transmission sélective du

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savoir a été remplacée dans le milieu chrétien par l'enseignement pour tous, au moins

pour tous ceux qui le désirent. On a là un bel exemple de la modification du texte du

Serment en vertu d'une modification de la structure de la transmission du savoir, mais

probablement aussi d'une évolution dans le passage d'une éthique païenne à une

éthique chrétienne.

Ce qui est aussi important à noter dans cette histoire de la réception est la

transmission de ce patrimoine grec par les médecins et traducteurs arabes. Il est

significatif que la connaissance que nous avons d'un Commentaire de Galien au

Serment — dont il a été déjà question dans la réception — est due au grand traducteur

arabe du IXe siècle, Hunayn ibn Ishaq (808-873 ap. J.-C.). Dans sa lettre (Risala) où il

fait le bilan de ses traductions syriaques et arabes de Galien, il mentionne clairement

l'existence d'un commentaire de Galien dans les termes suivants : « Commentaire de

Galien au Serment d'Hippocrate : ce livre se compose d'un seul tome. Je l'ai traduit en

syriaque et j'ai ajouté un commentaire que j'ai composé pour les passages que j'ai

trouvé difficiles à comprendre. Hubays l'a traduit en arabe pour Abu al-Hasan Ahmad

ibn Musa et aussi Isa ibn Yahya l'a traduit (en arabe).». Les restes de ce commentaire

ont été rassemblés par F. Rosenthal (1956). C'est ce commentaire comportant les mots

d'Hippocrate commentés qui a été la source de la diffusion du texte du Serment chez

les médecins arabes. Les médecins arabes n'ont jamais douté de l'authenticité de ce

commentaire, à la différence de certains modernes. Il est vrai que Galien n'en fait pas

lui-même mention dans ses deux écrits bio-bibliographiques sur ses propres œuvres.

Toujours est-il que ce commentaire galénique, qu'il soit authentique ou non, a eu un

rôle central dans la pénétration de l'éthique médicale hippocratique dans la médecine

arabe. Une étude récente précise et documentée (O. Overwien, 2009) a repris le

problème de l'importance de la tradition arabe du Serment Hippocratique.

Cette analyse historique faite surtout à partir de la première partie du Serment

n'exclut pas la valeur pérenne (ou partiellement pérenne) des engagements d'ordre

déontologique que contient sa seconde partie, présentés surtout sous une forme

négative, mais aussi sous une forme positive. C'est le noyau stable du Serment, qu'il

soit païen, chrétien ou arabe. La recommandation la plus anciennement discutée est

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celle qui interdit de donner du poison. Le médecin romain Scribonius Largus en tire la

conclusion qu'il ne faut pas donner de poison même à un ennemi, et que l'éthique

médicale est un modèle d'humanitas avec cette belle définition de la médecine :

« scientia enim sanandi, non nocendi est medicina » « La médecine est la science qui

consiste à soigner et non à nuire » (Compositiones Ep. ded. 5). La recommandation

négative qui reste la plus actuelle est le secret médical, encore que dans le Serment ce

secret soit pris dans un sens plus large qu'actuellement, puisque le médecin ne doit rien

révéler, non seulement pendant l'exercice de sa profession, mais même en dehors.

De ce Serment, il ne faudrait pas retenir seulement les aspects négatifs que je

résume : ne pas donner de poison, ne pas donner de pessaire abortif — est-ce encore

d'actualité ? —, ne pas séduire les femmes ou les garçons — c'est plus d'actualité — ,

ne rien révéler de ce que l'on voit ou l'on entend. Cette série d'interdits ne doit pas faire

perdre de vue l'idéal positif contenu dans des formules telles que : « Je dirigerai le

régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement » ou « Dans

quelque maison que j'entre, j'y entrerai pour l'utilité des malades ». La notion positive

essentielle est celle de l'utilité du malade.

Cette éthique positive du Serment devrait être complétée pour bien être comprise

par d'autres passages du Corpus hippocratique qui complètent les données sur la

finalité de l'art médical et sur les devoirs du médecin, mais apportent aussi des

compléments sur les relations entre le médecin et le malade et sur les devoirs du

malade.

D'abord l'une des clauses du Serment dit que ceux qui prêtent le Serment jurent

selon la « loi médicale ». Or dans le Corpus hippocratique il est un petit traité intitulé

justement La loi qui a été associé au Serment. Tout en dénonçant les mauvais médecins

qui sont d'autant plus nombreux qu'il n'y avait pas à cette époque-là de titres

officiellement décernés par une instance reconnue au niveau de l'État, ce traité précise

les conditions nécessaires à la formation d'un bon médecin : disposition naturelle,

instruction dès l'enfance, préceptes, lieu favorable, ardeur au travail, durée. Une très

belle métaphore y compare l'apprentissage de la médecine à la culture des plantes :

« Notre disposition naturelle, c'est le sol ; les préceptes des maîtres, c'est la semence ;

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l'instruction commencée dès l'enfance, c'est l'ensemencement fait en saison convenable

; le lieu où se donne l'instruction, c'est l'air ambiant, où les végétaux puisent leur

nourriture ; l'ardeur au travail, c'est la culture ; la durée ose tout fortifier et achever la

croissance ». Nul doute que le lieu de formation fait allusion à l'école médicale où le

nouveau disciple qui prête le Serment va recevoir l'enseignement.

À ces deux traités déontologiques est venu s'adjoindre plus tardivement un

troisième traité intitulé en grec Quel doit être le disciple du médecin ? et dans la

tradition arabe Testament d'Hippocrate. Ce traité énumère les qualités physiques,

morales et intellectuelles du futur médecin. Resté longtemps inédit (1ère éd. au XXe

siècle en 1970 pr K. Deichgräber), il était pourtant bien connu en Orient et en Occident.

Il est attesté dans une triple tradition grecque, latine et arabe. Il formait une sorte de

triade hippocratique avec la Loi et le Serment dans la tradition arabe (Usaibi'ah), dans

la tradition latine (Ars medicinae), mais aussi dans la tradition grecque (Ambrosianus

gr. B 113 sup. XIII/XIVe s.). On sait même par une source arabe (Ali ibn Ridwan) qu'il

faisait partie d'un Corpus Hippocratique en grec à Alexandrie au XIe siècle où il venait

en tête avec le Serment et la Loi. Voici ce texte dans sa version la plus ancienne:

« 1. Celui qui apprend la science médicale doit tout d'abord par son

origine être libre ; du point de vue des dons, être bien pourvu ; par son

âge être un jeune homme ; être bien proportionné pour la taille ; être fort

; être bon en tout. Voilà donc ce qu'il doit en être pour le corps. 2. Pour

l'âme, être intelligent, sociable, efficace ; tempérant ; courageux ; et être

le plus possible attentif à la bonne humeur de l'âme et à l'absence de

colère ; qu'il soit aussi exempt de l'amour de l'argent. 3. Que par son

esprit il ne soit pas raide, mais rapide. Et qu'il soit compatissant, avisé et

respectueux du secret, car souvent les malades nous confient leurs

affections corporelles ou psychiques que personne d'autre ne doit

connaître. Il doit supporter la violence, car bien des gens qui souffrent de

phrénitis ou de folie mélancolique s'opposent à nous les médecins en

usant de violence. Il faut qu'il fasse preuve à leur égard de

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compréhension, car ce n'est pas eux qui sont les auteurs de la violence,

mais la constitution contre nature de leur affection. 4. Il faut qu'il se

coupe les cheveux de façon régulière et égale, sans les raser

complètement ni les laisser trop bouclés. Que les ongles des mains ne

soient pas en saillie ni en retrait par rapport au bout des doigts. Que les

habits soient totalement blancs ou proches du blanc, moelleux et pas

rêches. 5. Que sa démarche ne soit pas empressée ni relâchée ; car c'est

un signe de désordre. Et qu'elle ne soit pas lente ; car cela met dans l'âme

de la nonchalance et une grande paresse. Qu'il entre chez le malade

<.....> ; Quand il est auprès de lui, si le malade doit s'allonger, qu'il soit

assis sur ses deux jarrets. Qu'il examine résolument et sans trembler.

C'est, en effet, le genre d'attitude qui me paraît être le plus ordonné et le

plus adapté pour le médecin. »

On reconnaît dans ce texte des recommandations qui sont dans le prolongement du

Serment (cf. le secret médical) ou de la Loi (cf. parmi les conditions nécessaires pour

une bonne formation, les dons naturels et une formation précoce). Mais ce Testament

attribué à Hippocrate est un traité pseudo-hippocratique beaucoup plus récent,

vraisemblablement postérieur à Galien (IIe siècle ap. J.-C.) et antérieur à Jean

Chrysostome (IVe/Ve s. ap. J.-C.) qui le cite. Dans ce traité, ce qui frappe, ce sont des

indications concrètes sur le physique et le mental du médecin, sur son apparence et son

allure quand il vient en visite auprès du malade, sur sa façon de se comporter vis-à-vis

du malade en proie à sa maladie. Ce sont ensuite des recommandations sur sa

sociabilité et sur la critique de l'amour de l'argent. Tout cela rappelle trois traités

déontologiques insérés un peu moins tardivement dans le Corpus hippocratique

(Médecin, Bienséance et Préceptes), mais qui n'appartiennent pas, eux non plus, aux

grands traités reconnus comme hippocratiques par Galien. Cela ne veut pas dire que les

grands traités hippocratiques négligeaient ces aspects extérieurs de l'attitude idéale du

médecin vis-à-vis du malade, mais ils sont plus avares sur le détail, comme l'indiquent

ces notes d'Épidémies VI qui ressemblent à un memento : « Les entrées, les discours,

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le maintien, le vêtement..., la coupe de cheveux, les ongles, l'odeur ». Galien, dans son

Commentaire aux Épidémies VI, offre un riche développement pour chacun de ces

mots.

Si l'on veut compléter l'éthique médicale du Serment par ce que disent ces grands

traités (Ve siècle av. J.-C.), c'est dans Épidémies I que l'on trouvera la maxime la plus

célèbre sur la finalité de l'art médical : « Dans les maladies avoir deux choses en vue,

être utile ou ne pas nuire. » Pour mesurer la portée concrète et toujours actuelle de

cette maxime en apparence banale, nul commentaire ne peut être aussi vivant que celui

de Galien :

« Pour ma part, je pensais autrefois que cette maxime était insignifiante

et qu'elle n'était pas digne d'Hippocrate. Je pensais, en effet, que pour

tous les hommes il était clair qu'il faut que le médecin vise au mieux

l'utilité des malades, sinon le fait de ne pas leur nuire. Mais quand j'ai vu

bien des médecins réputés être accusés à juste titre pour ce qu'ils avaient

fait soit en pratiquant la phlébotomie, soit en baignant, soit en donnant un

médicament ou du vin ou de l'eau froide, j'ai compris que peut-être à

Hippocrate lui-même une telle chose était arrivée et qu'en tout cas

nécessairement cela était arrivé à bien d'autres médecins de son temps ;

et à partir de ce moment-là, j'ai estimé au-dessus de tout, si d'aventure je

devais administrer quelque puissant remède au malade, d'examiner au

préalable en moi-même non seulement combien je serais utile en

atteignant mon but, mais aussi combien je nuirais en ne l'atteignant pas.

Je n'ai donc jamais rien fait sans avoir auparavant moi-même pris soin, au

cas où je n'atteindrais pas le but, de ne nuire aucunement au malade. Au

contraire certains médecins, à la manière de ceux qui jettent les dés, ont

l'habitude d'administrer aux malades des remèdes qui, en cas d'échec,

apportent un très grand dommage aux malades. »

Ce commentaire, tout à fait attachant par son côté personnel, souligne l'évolution du

jugement de Galien sur cette maxime hippocratique. D'abord, lorsqu'il était étudiant en

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médecine, un certain mépris pour une maxime qui lui paraissait énoncer une évidence,

puis une véritable conversion avec l'expérience de la pratique médicale devant les

erreurs de traitement même chez les médecins les plus réputés. La valeur du conseil

éthique d'Hippocrate a été découverte par Galien non pas de façon théorique mais au

cœur même de la pratique médicale. Le principe éthique d'Hippocrate a été incorporé

par Galien dans sa méthode thérapeutique.

Cette maxime hippocratique « être utile ou ne pas nuire » a ensuite évolué dans la

tradition latine. En inversant les termes « être utile » et « ne pas nuire », on en est

venu à la maxime « primum non nocere », « tout d'abord ne pas nuire ». Cette formule

latine est jugée actuellement d'origine incertaine ; mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle

est attestée déjà chez Lactance (IVe s. après J.-C.) dans son Epitome diuinarum

institutionum c. 55 : « primum est enim non nocere, proximum prodesse ». Une étude

de l'histoire de cette nouvelle formulation de la maxime hippocratique reste à faire. En

tout cas, l'inversion des termes implique une modification, en apparence légère, mais

en fait profonde de l'attitude du médecin. Le négatif l'emporte sur le positif, et l'on

s'achemine vers le principe moderne de précaution.

Le passage d'Épidémies I où se trouve la maxime célèbre « être utile ou ne pas

nuire » comprend, immédiatement après, une phrase aussi célèbre qui élargit la

perspective du Serment par la grande question complémentaire des relations entre le

médecin et le malade. La voici :

Η τέχνη διὰ τριῶν, τὸ νόσηµα καὶ ὁ νοσέων καὶ ὁ ἰητρός· ὁ ἰητρὸς

ὑπηρέτης τῆς τέχνης· ὑπεναντιοῦσθαι τῷ νοσήµατι τὸν νοσέοντα µετὰ τοῦ

ἰητροῦ.

« L'art s'effectue à travers trois éléments qui composent l'art médical : la

maladie, le malade et le médecin. Le médecin est le serviteur de l'art ; il

faut que le malade s'oppose à la maladie avec l'aide du médecin. »

C'est ce que les modernes appellent le « triangle hippocratique » (D. Gourevitch). Le

texte a été aussi commenté par Galien et il en a donné une analyse sur les relations du

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médecin et du malade qui, malheureusement, commence déjà à déformer la conception

des relations entre le malade et le médecin exprimée dans le texte hippocratique. Alors

que le texte hippocratique énonce les trois termes constitutifs de la médecine dans

l'ordre maladie, malade, médecin et envisage l'antagonisme du malade et de la maladie

avant d'énoncer l'aide du médecin, Galien dans son commentaire inverse les deux

termes de malade et de médecin et insiste sur le combat du médecin contre la maladie.

Le médecin, selon Galien, est le principal adversaire de la maladie ; le malade, lui, à un

rôle secondaire : il est l'allié objectif du médecin s'il exécute ses ordres, alors qu'il

devient l'allié objectif de la maladie quand il ne les exécute pas. Cette lecture galénique

donne la prééminence au médecin par rapport au malade dans le combat contre la

maladie, alors que le texte hippocratique pris à la lettre insiste sur l'importance de

l'attitude du malade face à la maladie. La subtilité en apparence paradoxale de la

position hippocratique est telle que de grands traducteurs du texte hippocratique ont

inversé les termes comme Galien. C'est le cas du traducteur français Émile Littré (1840)

dans sa monumentale édition d'Hippocrate (« L'art se compose de trois termes : la

maladie, le malade et le médecin. Le médecin est le desservant de l'art ; il faut que le

malade aide le médecin à combattre la maladie » ou du traducteur anglais W. H. S.

Jones dans son Hippocrate (Loeb 1923) : «The art has three factors, the disease, the

patient, the physician. The physician is the servant of the art. The patient must co-

operate with the physician in combating the disease»). Cornarius au XVIe siècle dans sa

traduction latine rend plus fidèlement le texte en respectant la syntaxe exprimant les

relations de la maladie, du malade et du médecin («Ars ex tribus constat, morbo,

aegroto et medico artis ministro. Aegrotum cum medico adversari morbo oportet»).

L'originalité de la position hippocratique consiste à avoir inversé la relation traditionnelle

entre médecin et malade venant de la supériorité du médecin qui sait et agit, sur le

malade qui ne sait pas, subit la maladie et doit obéir au médecin. Le malade vu par

Hippocrate est tout sauf un « patient » au sens étymologique du terme. Certes, il y a

d'autres passages dans le Corpus hippocratique où le praticien ne se fait pas d'illusion

sur le malade qui commet des erreurs, en appelant le médecin trop tard ou en

n'appliquant pas ses prescriptions et compromet ainsi la lutte contre la maladie. Mais le

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médecin hippocratique sait aussi que la réussite du médecin comporte une condition

sine qua non : c'est la confiance du malade envers son médecin suscitée par une

admiration fondée sur la compétence. Cela est clairement exprimé par l'auteur du

Pronostic, c. 1 : le médecin qui sera capable de faire un diagnostic et un pronostic

justes, non seulement sera capable de mieux soigner qu'un autre, mais il obtiendra la

confiance du malade qui s'en remettra spontanément au médecin. Et c'est en cela que

le malade est réinstauré au centre du processus médical dans ce que l'on pourrait

appeler la révolution hippocratique. Il faudrait prolonger cette réflexion sur les relations

entre le médecin et le malade par les deux médecines distinguées par Platon dans les

Lois, l'une où le médecin ordonne au malade qui doit obéir, l'autre où le médecin

explique au malade pour le convaincre.

Que reste-t-il de cette éthique hippocratique dans la médecine moderne, à partir du

Serment, complété par les autres traités anciens du Corpus hippocratique non

seulement sur les devoirs du médecin, mais aussi sur les relations du médecin et du

malade ?

Le Serment d'Hippocrate reste le texte fondamental de l'éthique médicale dans la

médecine occidentale jusqu'au milieu du XXe siècle. Mais la réflexion bioéthique a ajouté

d'autres textes de référence à partir du milieu du XXe siècle : Code de Nuremberg

(1947), Déclaration Universelle des Droits de l'homme (1948), Serment de Genève de

l'AMM (à partir de 1948), Code international d'éthique médicale de l'AMM (à partir de

1949), Déclaration d'Helsinki (1964), Déclarations de Tokyo (1975), Rapport Belmont

(1979), Déclarations de Venise (1983), de Hong-Kong (1989), Principes directeurs

internationaux d'éthique de la recherche biomédicale concernant les sujets humains

(1992 révisés en 2002), etc.

Le Serment d'Hippocrate a été réécrit sous la forme du Serment de Genève adopté

par l'Association médicale mondiale (AMM; en anglais WMA) à partir de 1948 et révisé

en 1968 et 1983. Voici le texte de 1983:

« Au moment d'être admis au nombre des membres de la profession

médicale :

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Je prends l'engagement solennel de consacrer ma vie au service de

I'humanité;

Je garderai pour mes maîtres le respect et la reconnaissance qui leur sont

dus:

J'exercerai mon art avec conscience et dignité;

Je considérerai la santé de mon patient comme mon premier souci;

Je respecterai le secret de celui qui se sera confié à moi, même après la

mort du patient:

Je maintiendrai dans toute la mesure de mes moyens, l'honneur et les

nobles traditions de la profession médicale:

Mes collègues seront mes frères;

Je ne permettrai pas que des considérations de religion, de nation, de

race, de parti ou de classe sociale viennent s'interposer entre mon devoir

et mon patient:

Je garderai le respect absolu de la vie humaine dès son commencement,

même sous la menace et je n'utiliserai pas mes connaissances médicales

contre les lois de l'humanité;

Je fais ces promesses solennellement, librement, sur l'honneur. »

Cette version du Serment est à compléter par le Code International d'Éthique médicale

de l'AMM adopté en 1949 et amendé en 1968, 1983 et 2006. Il précise les devoirs

généraux des médecins, les devoirs du médecin envers ses patients et les devoirs du

médecin envers ses collègues. Dans le code apparaît notamment un complément sur

l'attitude du médecin (« Le médecin ne devra pas se laisser influencer dans son

jugement par un profit personnel » ; cf. Testament d'Hippocrate 2 « Qu'il soit aussi

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exempt de l'amour de l'argent »). Concernant le malade, une notion nouvelle apparaît

par rapport au Serment de Genève (et au Serment hippocratique) : c'est le droit du

patient d'accepter ou de refuser un traitement s'il jouit de ses capacités.

Le Serment hippocratique et le code de déontologie en France :

En France, en tout cas, même si le Serment est encore prononcé comme une sorte de

rite de passage par l'étudiant en médecine, le code qui s'est substitué légalement au

Serment, est le « code de déontologie médicale », inséré dans le Code de la santé

publique (section 1 du Chapitre VII Déontologie).

Une première grande différence, sans parler de ce qui est le plus évident, la

laïcisation de l'éthique, est que ce qui était dans l'Antiquité au départ un code dans un

milieu médical privé (une grande famille de médecins) — avec référence à une loi qui

n'avait rien d'une loi de la cité — est devenu un code public. Il forme une partie du

Code de la santé publique. Élaboré par l'Ordre national des médecins, ce code est

constitué de décrets en Conseil d'État publiés au Journal Officiel sous la signature du

Premier Ministre. Ces décrets s'insèrent évidemment dans les conditions prévues par la

loi. Le code de déontologie sert de guide pour les médecins dans l'exercice de leurs

fonctions, mais aussi de jurisprudence pour la juridiction disciplinaire de l'Ordre des

médecins.

Une seconde différence, encore plus importante est que ce qu'il y avait d'intangible

dans un Serment comme celui d'Hippocrate est devenu évolutif au point qu'il y ait

plusieurs modifications par an du Code de déontologie. Bien entendu ces modifications

ne touchent pas à des principes fondamentaux que l'on trouvait déjà dans l'éthique

hippocratique reprise dans la tradition médicale grecque jusqu'à la période byzantine en

passant par Galien. Mais, comme on le verra plus loin, si les grands principes

fondamentaux demeurent, les lois de bioéthique elles-mêmes évoluent en fonction des

avancées technologiques.

Le code de déontologie médicale comprend deux sous-sections qui correspondent

particulièrement aux problèmes éthiques posés dès l'Antiquité : Sous-section 1 : Devoirs

généraux des médecins (Articles R4127-1 à R4127-31) ; Sous-section 2 : Devoirs envers

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les patients (Articles R4127-32 à R4127-55). Mais c'est surtout dans les devoirs

généraux que l'on discerne encore des correspondances évidentes avec l'éthique

médicale hippocratique :

1. Le secret médical.

• Article R 4127-4 : « Le secret professionnel institué dans l'intérêt des patients

s'impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout

ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l'exercice de sa profession, c'est-

à-dire non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou

compris ».

• comparer au Serment : « Dans toutes les maisons où je dois entrer, je pénétrerai

pour l'utilité des malades... Tout ce que je verrai ou entendrai au cours du

traitement, ou même en dehors du traitement, concernant la vie des gens, si cela ne

doit jamais être répété, je le tairai, considérant que de telles choses sont secrètes ».

Cf. Testament d'Hippocrate : « Qu'il soit respectueux du secret, car souvent les

malades nous confient leurs affections corporelles ou psychiques que personne

d'autre ne doit connaître. »

Le respect du secret médical est aussi vu du côté du patient dans la partie législative

du code de santé (L1110-4) : « Toute personne... a droit au respect de sa vie privée et

du secret des informations le concernant ».

2. Le respect de la vie et de la personne :

• Article R 4127-2 : « Le médecin, au service de l'individu et de la santé publique,

exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité.

Le respect dû à la personne ne cesse pas de s'imposer après la mort. » Cf. aussi

dans la partie législative du Code de santé L 1110-2 : « La personne malade a droit

au respect de sa dignité ».

• comparer au Serment : « J'utiliserai le régime pour l'utilité des malades, suivant mon

pouvoir et mon jugement ; mais si c'est pour leur perte ou pour une injustice à leur

égard, je jure d'y faire obstacle. Je ne remettrai à personne une drogue mortelle si

on me la demande, ni ne prendrai l'initiative d'une telle suggestion. De même, je ne

remettrai pas non plus à une femme un pessaire abortif. »

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Toutefois la dernière phrase du Serment sur l'interdiction de donner un pessaire

abortif, sans être remise fondamentalement en cause, a été modifiée en France par la

distinction entre l'interruption illégale et l'interruption légale de grossesse qui relève de

la partie législative du code de santé (cf. Code de la santé publique 2ème partie, livre

II )

3. La conduite morale du médecin.

• Article R 4127-3 : « Le médecin doit, en toutes circonstances, respecter les principes

de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l'exercice de la

médecine ».

• comparer au Serment : « C'est dans la pureté et la piété que je passerai ma vie et

exercerai mon art ». Cf. aussi Testament d'Hippocrate cité supra.

4. La nécessité d'être utile et/ou de ne pas nuire dans la thérapeutique.

• Article R 4127-8 (fin) : « Il doit tenir compte des avantages, des inconvénients et

des conséquences des différentes investigations et thérapeutiques possibles ».

• Hippocrate, Épidémies I : « Être utile ou ne pas nuire » ; cf. Galien, commentaire à

cette maxime (cité ci-dessus) : « J'ai estimé au-dessus de tout, si d'aventure je

devais administrer quelque puissant remède au malade, d'examiner au préalable en

moi-même non seulement combien je serais utile en atteignant mon but, mais aussi

combien je nuirais en ne l'atteignant pas. »

Il faut observer que l'article du code de déontologie médicale, évaluant d'abord les

avantages, puis les inconvénients est dans l'esprit de la maxime hippocratique « être

utile ou ne pas nuire », et non de la maxime latine qui en est dérivée « primum non

nocere ». Les rédacteurs du code étaient-ils conscients de cette différence?

La bioéthique moderne et l'éthique hippocratique.

Malgré les concordances entre le Serment et le code actuel de déontologie, les

développements considérables de la science médicale moderne et de l'expérimentation

sur l'homme par rapport à l'Antiquité, joint au développement des sciences de la

société ont renouvelé les problèmes éthiques en faisant prendre conscience d'une part

des divergences qui risquent de s'instaurer entre les fondements de la morale

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traditionnelle et l'évolution technique et d'autre part de l'importance de la dimension

sociale des problèmes qui n'existait pas ou n'était perçue que de façon embryonnaire

dans l'Antiquité.

C'est assez récemment que l'impact et la pression des progrès scientifiques ont

entraîné une rénovation de la réflexion éthique en médecine. Le signe le plus tangible

en est, depuis les années 1970, la création de comités éthiques ainsi que la

multiplication d'ouvrages sur la bioéthique médicale. La France a été le premier pays à

créer, en 1983, un Comité consultatif national d'Ethique pour les Sciences de la Vie et

de la Santé (CCNE) dont la mission est « de donner des avis sur les problèmes éthiques

et les questions de société soulevées par les progrès de la connaissance dans les

domaines de la biologie, de la médecine et de la santé » (loi de bioéthique du 6 août

2004 ; loi n° 2004-800). Il existe maintenant des comités homologues dans bien

d'autres pays en Europe (douze pays dont la Grèce, patrie d'Hippocrate) et dans le

monde (USA, Canada, Tunisie). Au niveau européen, il existe le Comité directeur pour

la bioéthique (CDBI). Il existe aussi un Comité international de bioéthique de l'UNESCO.

Les comités d'éthique nationaux donnent des avis aux gouvernements respectifs et

publient de remarquables contributions téléchargeables sur leur site ; cf. e.g. pour les

pays de langue française les publications du site de la France et du Canada.

Une des conséquences de cette rénovation est que la réflexion sur l'éthique

médicale, auparavant circonscrite à une minorité de professionnels, de législateurs ou

de philosophes, est devenue par l'impact des avancées de la connaissance, de la

thérapeutique et de l'expérimentation, une question de politique et de société. L'éthique

médicale est insérée dans l'enseignement et dans la recherche universitaire ; cf. en

France, le « Laboratoire d'éthique médicale et de médecine légale » de l'Université de

Paris V (Descartes) avec son site en collaboration avec l'Inserm « le réseau Rodin :

information et diffusion des connaissances en éthique médicale ». La nécessité de

diffuser dans le public les problèmes de bioéthique explique aussi la naissance récente

de sociétés ; cf. en 2000 la Société française et francophone d'Ethique médicale.

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Les grands problèmes abordés concernent les enjeux éthiques et sociaux que

soulève le développement des nouvelles technologies en médecine. Voici, pour

exemple, quelques grands domaines dans lesquels ils se posent :

1. Les deux moments « naturels » de la vie :

• début de la vie : contraception ; interruption volontaire de grossesse ; procréation

médicalement assistée ; banques de sperme et d'ovules.

• fin de la vie : lutte contre la douleur ; interruption des soins ou acharnement

thérapeutique.

2. La maladie et les progrès technologiques :

• diagnostic : rapport entre la réflexion clinique et les nouvelles techniques d'imagerie

et des tests biologiques ; la question « des faux positifs » dus à la variation de la

normalité.

• pronostic et prédictivité : distinction entre la notion traditionnelle de pronostic (déjà

hippocratique) sur l'évolution d'une maladie déclarée et la notion moderne de

prédictivité, c'est-à-dire de la prédiction par des tests génétiques d'une maladie qui

peut éventuellement advenir. La prédictivité peut-elle justifier une interruption

volontaire de grossesse ?

• thérapeutique : don et transplantation d'organes, thérapie génique.

3. L'expérimentation sur le vivant (recherche sur l'embryon et les cellules

embryonnaires ; nanobiotechnologie ; etc.). Il y a un domaine spécifique de

l'éthique médicale, appelé éthique de la recherche.

Il va de soi que si les grands problèmes de la réflexion éthique peuvent être cernés,

la façon de les résoudre est loin d'être acquise. Il y a diversité et mouvance. Un des

signes objectifs de la diversité est que les lois bioéthiques peuvent varier

considérablement d'un pays à l'autre. Ce qui est interdit dans un pays peut être toléré

dans un autre. Quant à la mouvance, elle naît de la tension permanente entre les

progrès de la science et les impératifs catégoriques de l'éthique. La conséquence en est

que les lois de la bioéthique, tout en encadrant la recherche, évoluent. Par exemple, en

France, après la révision de 2004, une nouvelle révision doit avoir lieu en 2010/2011 et

elle sera précédée d'États généraux. Suivant les réflexions du Comité Nationale

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d'Éthique, la révision doit tenir compte des évolutions scientifiques ou sociologiques

intervenues depuis 2004, mais la grande question reste de savoir comment de telles

évolutions sont possibles sans renier des principes fondateurs de l'éthique ou

fédérateurs de la société. Il est vrai que les progrès de la science médicale au service

de la santé de l'homme n'ont été possibles que par la transgression ce que l'on

considérait être des tabous. Par exemple, la faiblesse de la médecine hippocratique

vient de ce que la dissection humaine n'était pas pratiquée. Mais la grande question

n'est pas de savoir jusqu'où la science médicale peut aller, mais jusqu'où elle a le droit

d'aller dans ses moyens et dans ses fins. Et la loi ne peut pas interdire les trafics

profitant de la différence entre les réglementations d'un pays à l'autre et facilités par les

publicités diffusées par internet.

Toutes ces questions suscitées par l'intervention sur des processus « naturels » de

la vie par l'« art », si capitales soient-elles, ne doivent pas faire perdre de vue ce qui

devrait rester fondamental dans la pratique quotidienne de la médecine, c'est-à-dire la

relation entre le médecin et le malade. Il reste à souhaiter que les étudiants en

médecine, futurs praticiens, auxquels manque souvent la dimension historique de

l'éthique médicale, incorporent, à l'exemple de Galien, le message hippocratique dans

leur pratique en réinstaurant le malade au centre du processus médical sans sacrifier le

dialogue avec le malade au profit de la tyrannie du chiffre. On parle actuellement de

médecine de proximité. Mais la proximité n'est pas seulement la proximité locale ; elle

est aussi et surtout la proximité dans le dialogue entre le médecin et le malade. Les

progrès de la science ne doivent pas avoir comme conséquence inéluctable la

déshumanisation.

Dans l'Antiquité, comme dans le monde moderne, la réflexion des médecins sur leur

propre art a été à la pointe du développement de l'éthique. Dans l'Antiquité grecque

l'éthique s'est affinée d'abord au sein de l'activité médicale au Ve siècle av. J.-C.

(Hippocrate) avant d'être intégrée dans les systèmes philosophiques au IVe siècle av. J.-

C. (Platon, Aristote). Aussi n'est-il pas étonnant que cette éthique médicale ait été

utilisée comme modèle de référence dans les discours des hommes politiques dès le Ve

siècle av. J.-C. Chez Thucydide (livre VI), l'emploi de la maxime médicale « être utile ou

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ne pas nuire » apparaît dans les discours contradictoires des deux stratèges athéniens,

Nicias et Alcibiade, devant l'assemblée du peuple lors de la question de savoir si la

décision d'entreprendre une expédition en Sicile est utile ou nuisible à la cité d'Athènes.

Or on constate une permanence assez étonnante de cette fascination de l'éthique

médicale dans l'argumentation politique. Dans un discours du 15 avril 2009 à

Georgetown University, le président des États-Unis Obama, à propos du règlement de la

crise économique, a invoqué ce principe médical contre une mesure radicale qui

consisterait à nationaliser les banques : « Rather, it is because we believe that

preemptive government takeovers are likely to end up costing taxpayers even more in

the end, and because it is more likely to undermine than to create confidence.

Governments should practice the same principle as doctors: first do no harm. ». Il est

significatif que le principe éthique de référence n'est pas pris dans la réflexion

bioéthique moderne si problématique, mais c'est le principe hippocratique revu et

corrigé par la tradition latine. Le point de référence a besoin d'une stabilité reconnue.