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«Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

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Page 1: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma
Page 2: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

Jean-Claude NICOLAS

Comprendre

d'Ahmadou Kourouma

L e s c l a s s i q u e s a f r i c a i n s 184, avenue de Verdun

92130 Issy les Moulineaux

N° 858

Page 3: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

DANS LA MÊME COLLECTION

S.-M. Eno Belinga, Comprendre la littérature orale africaine. J. Cauvin, Comprendre la parole traditionnelle. J. Cauvin, Comprendre les contes. J. Cauvin, Comprendre les proverbes. P. Ngandu Nkashama, Comprendre la littérature africaine écrite. M.-F. Minyono-Nkodo, Comprendre «Le vieux nègre et la médaille»

de Ferdinand Oyono. M.-F. Minyono-Nkodo, Comprendre «Les bouts de bois de Dieu» de

Sembène Ousmane. Chr. Conturie, Comprendre «Gouverneurs de la rosée» de Jacques

Roumain. Ch.-G. Mbock, Comprendre « Ville cruelle» d'Eza Boto. B. Mouralis, Comprendre l'œuvre de Mongo Beti. J. Getrey, Comprendre «L'aventure ambiguë» de Cheikh Hamidou

Kane. L. Kesteloot, Comprendre le «Cahier d'un retour au pays natal»

d'Aimé Césaire. O. Mumpini, Comprendre « Trois prétendants... un mari» de G. Oyono

Mbia. J.-Cl. Nicolas, Comprendre «Les soleils des Indépendances» d'Ahma-

dou Kourouma. F. Tsoungui, Comprendre «Sous l'orage» de Seydou Badian.

© Editions Saint-Paul 1985

ISBN85049 .315 .5

Page 4: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

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L'auteur et son livre

«Encore sur cette terre vivait un homme viril et d'honneur...»

(Les Soleils, p. 18)

L'AUTEUR

Ahmadou Kourouma naît à Boundiali, en Côte-d'Ivoire, en 1927, dans une famille princière musulmane de l'ethnie malinké. Il semble avoir passé une partie de son enfance à Togobala en Gui- née. L'un de ses grands-pères, marabout, a eu quelques démêlés avec Samory Touré qu'il a refusé de reconnaître comme almany (chef religieux). Son père est tantôt commerçant, tantôt cultiva- teur, tantôt chasseur, et passe pour avoir des pouvoirs surnaturels. Sa mère est marchande. A l'âge de sept ans, il est pris en charge par son oncle - infirmier, féticheur et propriétaire de champs - qui le fait entrer à l'école primaire rurale de Boundiali. Il fréquente ensuite comme boursier l'école régionale de Korhogo où il obtient le certificat d'études en 1943, puis l'école primaire supérieure de Bingerville de 1943 à 1945. Il revient à Togobala en 1946.

En 1947, à vingt ans, il est reçu au concours d'entrée de l'Ecole technique supérieure de Bamako (Mali). C'est l'époque des premiers mouvements d'émancipation anti-colonialistes (le R.D.A. est fondé en 1946). En 1949, à la suite de grèves diverses et de manifestations d'étudiants, il est arrêté comme meneur et renvoyé en Côte-d'Ivoire. On lui supprime son sursis et il est enrôlé dans le corps des tirailleurs pour un service de trois ans. Il décide néanmoins de suivre le peloton des gradés pour devenir sous-officier.

Quelques mois plus tard, il est dégradé et affecté d'office au corps expéditionnaire français d'Indochine pour avoir refusé de participer avec son bataillon à une mission de répression (car l'agi- tation se poursuit en Côte-d'Ivoire). Après une période d'entraîne- ment en France, il est envoyé en Indochine où il reste de 1951 à 1954, à Saïgon (aujourd'hui, Hô Chi Minh-Ville) surtout.

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Démobilisé en Côte-d'Ivoire, après un séjour à Togobala, il se rend en France à ses frais en 1955, pour continuer ses études. A Paris, où il participe aux activités de la Fédération des étudiants d'Afrique noire en France, il prépare les concours des grandes éco- les. Admis à l'Ecole de constructions aéronautiques et navales de Nantes, il doit renoncer à cette branche, ne pouvant obtenir de bourse pour des études qui n'ont aucun débouché en Afrique à cette époque. Il prépare alors le concours d'entrée à l'Institut des actuaires de Lyon et y est admis. C'est à Lyon que son intérêt pour la littérature et l'art d'écrire se précise. Il suit également des cours de sociologie à l'université. En 1959, il obtient le diplôme d'actuaire, ainsi qu'un certificat d'administration des entreprises. L'année suivante, il se marie avec une Française et commence à exercer son métier à Paris dans une compagnie d'assurances.

En 1961, il revient en Côte-d'Ivoire comme directeur-adjoint d'une banque d'Abidjan. Il entreprend alors la rédaction du roman qui deviendra les Soleils des Indépendances. En 1963 éclatent de prétendus complots (leur inexistence sera officiellement reconnue en 1970 1 Dans la répression qui suit, Ahmadou Kourouma, «soupçonné d'appartenir à l'opposition organisée contre le parti d'Etat» 2, perd son poste. Après être resté sept mois sans emploi, il quitte Abidjan pour la France, puis l'Algérie où il travaille dans une compagnie d'assurances de 1965 à 1969, et où il termine son roman. Celui-ci est publié à Montréal. (Canada) en 1968 et obtient le Prix de la francité.

Pendant ce temps, le calme est revenu à Abidjan. Les prison- niers politiques sont libérés en 1966. En 1969, on offre à Ahmadou Kourouma de revenir au pays pour occuper un poste important. A cet effet, il suit des stages dans une banque parisienne en vue d'occuper le poste de directeur-adjoint, puis de directeur de la Société générale de banques en Côte-d'Ivoire.

Le roman les Soleils des Indépendances est publié à Paris en 1970 et obtient un prix de l'Académie française. A cette époque, l'auteur a également terminé deux pièces de théâtre.

Ahmadou Kourouma rentre en Côte-d'Ivoire en 1971 comme directeur-adjoint de la S.G.B.C.I.. En décembre 1972, l'une de ses pièces, Tougnatigui ou le Possesseur de vérité, est jouée à Abidjan 3 (mais dans une version tronquée et remaniée à cause d'impératifs tant scéniques que politiques). Elle reste à l'affiche une quinzaine de jours; le secrétaire général de l'UNESCO, lors de son passage dans le pays, assiste à une représentation ; elle est diffusée le mois

1 Cf. Pierre Biarnes, l'Afrique aux Africains, A. Colin, 1980, p. 196; Jacques Baulin, la Politique intérieure d'Houphouët-Boigny, Eurafor-Press, 1982, p. 148.

2 Guckloch, juillet-août 1981, Herne, R.F.A., trad. M. Passave.

3 Au Théâtre de la Cité (Cocody), par la troupe de l'Institut national des Arts.

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s u i v a n t à la t é l é v i s i o n i v o i r i e n n e . P u i s , s o u d a i n e m e n t , e l le es t j u g é e subve r s ive . E t , a u l i eu de la p l a c e e s p é r é e , l ' a u t e u r se v o i t o f f r i r le

p o s t e d e d i r e c t e u r d e l ' I n s t i t u t i n t e r n a t i o n a l d e s a s s u r a n c e s , o r g a - n i s m e p a n a f r i c a i n , à Y a o u n d é ( C a m e r o u n ) . K o u r o u m a o c c u p e ce p o s t e j u s q u ' e n 1 9 8 3 , d a t e à l a q u e l l e il p r e n d e n c h a r g e u n o r g a - n i s m e s i m i l a i r e à L o m é (Togo) .

Il a t e r m i n é u n d e u x i è m e r o m a n q u i r e s t e i n é d i t , c o m m e ses

d e u x p i è c e s d e t h é â t r e . Il est p è r e d e q u a t r e e n f a n t s .

L 'HOMME D'UN SEUL LIVRE

Commencé en Côte-d'Ivoire en 1961, achevé en Algérie en 1965, le manuscrit des Soleils est d'abord refusé par deux éditeurs, Présence africaine et le Seuil. En 1967, l'auteur l'envoie au Canada pour le concours du Prix de la francité nouvellement créé par la revue Etudes françaises de l'université de Montréal, qui vise à «attirer l'attention du public sur le renouvellement de la langue et des formes littéraires qui se produit actuellement dans les commu- nautés francophones d'Amérique, d'Afrique et d'Asie». Le texte est couronné et publié en 1968 par les Presses de l'université de Montréal après remaniement de la troisième partie (qui a trait au complot de 1963) et suppression de nombreuses pages (apparem- ment pour des raisons littéraires acceptées par l'auteur).

En 1970, l'édition canadienne étant épuisée et n'ayant d'ail- leurs connu qu'une diffusion relativement restreinte, le roman est repris par les éditions du Seuil. La même année, il reçoit le Prix de la Fondation Maille-Latour-Landry de l'Académie française, décerné à « un jeune écrivain qui, par son talent, déjà remarquable, paraît mériter d'être encouragé à poursuivre sa carrière dans les Lettres ».

Inscrit au programme des lycées et universités d'Afrique, il a été l'objet de plusieurs études universitaires, tant en Afrique qu'à l'étranger. Tiré en France à plus de 60 000 exemplaires de 1970 à 1984, il a été traduit en quatre langues (anglais, allemand, portu- gais, polonais) et publié dans cinq pays (Etats-Unis, Grande-Breta- gne, Allemagne de l'Ouest, Allemagne de l'Est, Brésil) ; il doit l'être encore aux Pays-Bas, en Italie et en Espagne.

Pourtant, ceux qui aiment le livre et qui apprécient la person- nalité de l'auteur telle qu'elle s'y exprime ne peuvent qu'espérer la publication prochaine de nouvelles œuvres qui viendront mettre fin au silence que l'auteur des Soleils garde (quelles qu'en soient les raisons) depuis plus de quinze ans.

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Résumé du livre

«Empressons-nous de le conter.»

(Les Soleils, p. 127)

P R E M I È R E P A R T I E

Chapitre 1 : La querelle aux funérailles. Ibrahima Koné est mort. On a célébré les funérailles du sep-

tième jour et du quarantième jour. Le récit commence le jour des funérailles du septième jour. Le narrateur montre Fama Doum- bouya, un authentique prince malinké, mais un «vautour» qui vit des offrandes redistribuées aux participants lors des funérailles et autres cérémonies, se frayant difficilement son chemin à travers la circulation de la ville. Il arrive en retard. En ironisant sur ce retard, le griot de la cérémonie commet un impair au sujet du rang prin- cier de Fama. Celui-ci fait un esclandre, mais se rend vite insup- portable à l'assistance. Après s'être battu avec Bamba, l'un des assistants, il est chassé de la cérémonie.

Chapitre 2 (p. 18): Souvenirs du passé de Fama. Présentation de Salimata : sa beauté, sa stérilité.

Fama contemple le spectacle de la rue, puis décide de se ren- dre à la mosquée. Chemin faisant, il se remémore son enfance princière dans le Horodougou, son passé de grand commerçant, son éviction de la chefferie (à cause de son hostilité aux pouvoirs coloniaux et par suite d'intrigues familiales), sa lutte anti-colonia- liste et sa déception au moment des Indépendances A la mosquée,

1 Nous prenons le parti de suivre l'auteur qui écrit ce mot généralement avec une minuscule au singulier (mais pourtant, p. 29 : l'Indépendance) et une majuscule au pluriel.

En revanche, nous faisons l'accord de «malinké» au pluriel, qu'il s'agisse du nom (l'auteur le fait; cf. p. 9 : «les vieux Malinkés») ou de l'adjectif (l'auteur ne le fait pas; cf. idem: «les griots malinké»).

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F a m a crie l ' a p p e l à la p r i è r e , p u i s , t a n d i s q u ' é c l a t e u n v i o l e n t

o rage , r e d e s c e n d p r i e r à l ' i n t é r i e u r . Il é v o q u e l ' i m a g e d e S a l i m a t a , s o n é p o u s e : u n e f e m m e t rès be l l e , m a i s s té r i l e e n d é p i t d e t o u t e s ses é t r a n g e s p r a t i q u e s p o u r c o n c e v o i r . L a n u i t t o m b e .

C h a p i t r e 3 (p. 3 0 ) : S o u v e n i r s o b s é d a n t s d e S a l i m a t a . U n « j o u r d e m a l h e u r » .

R é v e i l t r o p m a t i n a l d e S a l i m a t a . R e m o n t é e d u s o u v e n i r d e s o n e x c i s i o n m a n q u é e , d u v io l p a r le f é t i c h e u r T i é c o u r a q u i a su iv i , d e ses m a r i a g e s b l a n c s a v e c Baffi p u i s T i é m o k o , d e sa fu i t e vers F a m a , s o n p r e m i e r a m o u r . M a i s a p r è s u n e p é r i o d e d e b o n - h e u r , S a l i m a t a a fai t u n e g rossesse n e r v e u s e e t s ' e s t r é v é l é e s té r i le . F a m a e n a é té m o r t i f i é . Il es t a l lé « c h e r c h e r des f é c o n d e s ». L a p a s - s i o n e n t r e les é p o u x s ' e s t é t e i n t e . T o u s ces s o u v e n i r s p o n c t u e n t les v a - e t - v i e n t de S a l i m a t a e n t r e s o n d o m i c i l e , le m a r c h é d e la v i l le b l a n c h e e t le m a r c h é d u q u a r t i e r n è g r e , e t ses t r a v e r s é e s d e la l agune .

C h a p i t r e 4 (p . 5 8 ) : L e p i l l a g e d e S a l i m a t a . L a c o n s u l t a t i o n c h e z le m a r a b o u t A b d o u l a y e . L a t e n t a t i v e d e viol d ' A b d o u l a y e . S u i t e d u « j o u r d e m a l h e u r » .

M a l g r é la j a l o u s i e d e ses c o l l è g u e s , S a l i m a t a fa i t u n e b o n n e v e n t e d e s o n r iz cu i t . Sa g é n é r o s i t é l a p o u s s e à d i s t r i b u e r g r a t u i t e - m e n t d e s a s s i e t t ées a u x c h ô m e u r s e t a u t r e s a f f a m é s . M a i s e l le e s t

assa i l l ie , b o u s c u l é e , d é p o u i l l é e e t d é s h a b i l l é e p a r l a m e u t e d e s d é s h é r i t é s qu i , p o u r f in i r , m e t t e n t à sac le m a r c h é . S a l i m a t a r ega - gne le q u a r t i e r n è g r e e t v a c o n s u l t e r s o n a m i , le m a r a b o u t A b d o u - laye. Ils s ac r i f i en t u n c o q p o u r d é t o u r n e r le m a u v a i s sor t . M a i s , t r o u b l é p a r le dés i r , A b d o u l a y e t e n t e d e la p o s s é d e r d e force , t a n d i s q u e g r o n d e l ' o r a g e a u - d e h o r s . H a n t é e p a r les i m a g e s d e s o n exc i - s i on et de s o n v io l , S a l i m a t a rés i s te , b l e s s e A b d o u l a y e d ' u n c o u p d e c o u t e a u , p u i s s ' e n f u i t s o u s la p l u i e p o u r p l e u r e r s o n m a l h e u r .

D E U X I È M E P A R T I E

C h a p i t r e 1 (p. 8 3 ) : L e v o y a g e vers T o g o b a l a . R é c i t s d e D i a k i t é , K o n a t é e t Sery . R é f l e x i o n s d e F a m a s u r l ' h é r i t a g e d e L a c i n a .

L a c i n a , le c o u s i n de F a m a , c h e f c o u t u m i e r d e T o g o b a l a d a n s le H o r o d o u g o u , est m o r t . F a m a a d é c i d é d e se r e n d r e a u v i l l age p o u r les funé ra i l l e s . A l ' a u t o g a r e , il a u n e a l t e r c a t i o n a v e c u n c o n t r ô l e u r . P e n d a n t le v o y a g e , il é c o u t e les r éc i t s de d e u x p a s s a - gers, D i a k i t é p u i s K o n a t é , e t d e l ' a p p r e n t i - c h a u f f e u r S e r y q u i r a c o n t e n t l eu r s e x p é r i e n c e s r e s p e c t i v e s d e s I n d é p e n d a n c e s e t e x p o -

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sent leurs points de vue sur les temps actuels. Fama réfléchit à sa situation. Malgré ses répugnances, il se voit contraint d 'accepter l 'héritage de la chefferie : il est dérisoire, même si Mariam, la jeune épouse, lui revient.

Chapitre 2 (p. 94) : A Bindia. Le souvenir du mythe de la fondation de la dynastie et de la prédiction de sa fin. L'arrivée à Togobala.

Poursuivant sa route, après un voyage pénible et monotone, l 'autocar arrive enfin le soir à Bindia, le village natal de Salimata. Fama y est honorablement accueilli. Mais il ne peut dormir à cause de l ' inconfort de la case. Il décide de méditer sur l'histoire de la dynastie doumbouya. Il est angoissé à l'idée d'être le dernier Doumbouya . Le voyage se poursuit le lendemain. A la frontière (le Horodougou est partagé entre le Nikinai et la Côte des Ebènes), Fama explose de colère contre un douanier qui lui demande sa carte d'identité. Quand il arrive à Togobala, il est consterné par l 'état de décrépitude dans lequel se trouve l 'ancienne capitale de sa dynastie.

Chapitre 3 (p. 108): L ' h o m m a g e des familles. L' indétermination de Fama . L a prière au cimetière et la visite des tombes. Le cauche- m a r de F a m a .

Après avoir passé une mauvaise première nuit, Fama examine son misérable domaine. Diamourou , le vieux griot des Doum- bouya, lui explique le secret de sa fortune : sa fille Matali, concu- bine d 'un c o m m a n d a n t blanc, et ses deux petits-fils, personnages importants des temps nouveaux. Fama reçoit l 'hommage des familles vassales des Doumbouya . Arrive ensuite Balla, le vieux féticheur, l 'affranchi des Doumbouya . Diamourou et Balla affir- ment être prêts à offrir leur appui et leur argent à Fama pour réta- blir le prestige de la dynastie, mais Fama ne semble guère motivé. Dans l 'après-midi, il préside la prière sur la tombe de Lacina, puis il visite les tombes de ses parents, quelque peu abandonnées. Ecœuré par les odeurs et le spectacle d 'un chien mor t que dévorent les vautours, il quitte préc ip i tamment le cimetière. Cette nuit-là, il fait un cauchemar que Balla lui explique le lendemain, tout en l 'assurant de sa protection.

Chapitre 4 (p. 124): Les histoires de chasse de Balla. Les tour- ments de Fama . Le pa labre avec le comité.

Pour passer le temps dans l 'attente du quarant ième jour, on écoute Balla raconter ses histoires de chasses magiques. Fama est tourmenté par le manque d'argent et le désir de Mariam. Diamou- rou et Balla lui avancent de l'argent, Balla lui conseille d 'épouser Mariam. Mais bientôt, le retour de Fama ayant soulevé des remous, le comité de village convoque un palabre. Celui-ci se déroule, à la grande joie des villageois. Mais, grâce à l 'accord secret négocié par les anciens, l 'affrontement est évité: Fama entre au

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comité et reste chef coutumier , tandis que Babou est reconnu comme chef officiel, président du comité.

Chapitre 5 (p. 143) : Les funérail les du quaran t i ème jour. Le dépar t de Togobala.

Parce qu 'on a pu rassembler quatre bœufs p o u r les sacrifices, les funérailles du quaran t ième jour se déroulent avec éclat, hormis quelques détails décevants. Cependant , quelque t emps plus tard, Fama, dans l ' incompréhension générale, expr ime son désir de retourner dans la capitale en compagnie de Mar iam. Malgré l'avis défavorable de Balla, qui a décelé un très mauvais sort dans ce voyage, F a m a s'entête. Balla lui fait ses adieux. De mauvais présa- ges accompagnent le dépar t de Fama.

T R O I S I È M E P A R T I E

Chapitre 1 (p. 157): Les querelles conjugales. L 'agi ta t ion politique. L'arrestation, l 'emprisonnement, le jugement . F a m a vaincu et résigné.

Mar iam est accueillie avec bienveil lance par Salimata. Mais cela ne dure pas : bientôt, les deux femmes s ' injurient, puis se bat- tent. Salimata a des violences meurtrières. Fama, ayant décidé de laisser faire, part icipe à l 'agitation poli t ique qui secoue alors le pays (il y a des rumeurs de complot). Il est arrêté. Son ami Bakary, arrêté avec lui, ayant révélé que Fama a fait un rêve concernan t l 'ancien ministre N a k o u (soupçonné d'être l 'âme du complot) , Fama est interrogé sur ce rêve. O n lui reproche de n ' avo i r pas révélé le fait aux autorités. Il est condamné à vingt ans de réclu- sion. Abat tu , résigné, malade, F a m a se persuade qu' i l m o u r r a en prison. Son état de santé se dégrade.

Chapitre 2 (p. 177): L a libération. Le retour vers Togobala. L a mort à la frontière.

T o u t en a t tendant la mort , F a m a médite sur son sort et sur son un ion avec Salimata. U n jour , on le tire de sa cellule et on l 'habille de neuf. Il est condui t dans la cour où il retrouve les autres prisonniers. Tous écoutent le discours du président de la Républ i - que des Ebènes venu en personne leur annoncer sa décision de les libérer et de les dédommager. U n long cortège de voitures r amène les prisonniers vers la ville en fête. Bakary, qui a été libéré quelque temps avant Fama, est venu le chercher. Il lui donne des nouvelles de Salimata et de Mar iam, raconte l 'émotion causée à Togobala par l ' annonce de son arrestation, le message de l 'hyène-oracle venue annoncer la fin d 'une «anc ienne et grande chose» et lui apprend la mor t de Balla. Bakary se mont re heureux de la bonne

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fortune de Fama (on a promis aux ex-détenus de leur accorder ce qu'ils demanderaient) et il l 'accable d 'embrassements et de conseils avisés. Mais Fama s'enferme dans un silence méprisant et quitte Bakary à l 'autogare. Il a décidé de laisser Salimata en paix et de rentrer à Togobala pour y mourir , selon les prédictions, car il n 'a plus goût à l'existence. Le voyage se fait de nuit. Au matin, les voyageurs constatent qu'ils sont bloqués à la frontière, fermée depuis un mois. Fama, après une vaine discussion avec un garde- frontière, décide de passer quand même. O n court après lui. Pour ne pas être rattrapé, Fama se jette dans le fleuve, malgré la pré- sence des crocodiles. Mais il est mordu à mort par l 'un de ceux-ci.

Modes de narration Personnages nouveaux Narrateurs particuliers

Fama Fama 4 monologues intérieurs Griot Salimata 3 descriptions

« Vautours» 4 interventions narrateur 2 dialogues Bamba

Salimata

Travailleurs, chômeurs et mendiants

Abdoulaye

Diakité, Konaté, Sery Diakité Konaté Sery 2 monologues intérieurs Diamourou Fama 2 dialogues

Balla Diamourou 2 descriptions Mariam Balla 2 discours semi-directs

Délégué du syndicat 16 interventions narrateur 1 discours direct Douanier Mythe de la fondation

Babou Contes de Balla

Délégué du sous-préfet Villageois

Bakary Fama 3 discours semi-directs Nakou Bakary 2 monologues intérieurs Juge 2 interventions narrateur 2 descriptions

Président 1 discours direct Vassoko Rêve, délire, visions

Des visages Des discours Variété des Indépendances fonctionnels et équilibre

L'INTRIGUE

Page 12: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

U n g r a n d t r o u b l e , d e c a r a c t è r e f a n t a s t i q u e , se p r o d u i t d a n s la n a t u r e . R é c u p é r é p a r les g a r d e s - f r o n t i è r e s d u N i k i n a i , F a m a es t c o n d u i t e n a m b u l a n c e ve r s u n h ô p i t a l , m a i s il m e u r t e n r o u t e ,

j u s t e a v a n t d ' a r r i v e r à T o g o b a l a .

Le t a b l e a u q u i su i t r e g r o u p e les r e n s e i g n e m e n t s f o u r n i s p a r ce t t e p r e m i è r e a p p r o c h e d u r o m a n , a i n s i q u e q u e l q u e s é l é m e n t s q u i s e r o n t u t i l e s p o u r l ' a n a l y s e d u réc i t .

Situation Durée Lieu dans le temps Durée

Rue 7 et 8 jours après la Immeuble sur pilotis mort d'Ibrahim Koné Mosquée des Dioulas

Concession, case

Lagune (Hivernage) Quelques heures Marché

Marché des quais (ville blanche)

Aspects de la ville

Intérieur du pays: 1 6 17 et 18 jour Horodougou, brousse

Villages et cases Du 22 au 40 jour (Bindia/T ogobala)

Après le 40 jour Un mois environ Aspects arrière-pays

(Harmattan)

Case conjugale Caves de la Présidence

Camp non localisable Années suivantes Des années Caserne de Mayako

Capitale Horodougou (frontière)

Changements Indétermination Allongement et élargissements progressive progressif

DES SOLEILS DES INDÉPENDANCES

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3

La structure de l'œuvre

«Il faut te contrôler, dire les choses posément...»

(Les Soleils, p. 174)

LA C O M P O S I T I O N

Les structures

Le déséquilibre

On peut constater, tant dans la distribution des pages que dans la division en chapitres, un certain déséquilibre : première partie : 80 pages (4 chapitres); deuxième partie: 70 pages (5 chapitres); troisième partie: 48 pages (2 chapitres).

A la masse régulière des deux premières parties s'oppose donc la concentration du récit à la fin. Sans doute est-ce une consé- quence du remodelage de cette troisième partie (cf. p. 5).

Les hiatus et ellipses

La composition du roman se caractérise également par un cer- tain nombre de ruptures significatives.

Il y a un hiatus temporel entre les deux premières parties : on passe des orages de l'hivernage au soleil d'harmattan (p. 85). L'auteur passe sous silence certains faits: quand Lacina est-il mort ? quand Fama a-t-il été prévenu ? combien de temps après la réception du message Fama quitte-t-il la capitale ? Ce hiatus tem- porel souligne le caractère d'exposition de la première partie (pré- sentation de Fama et de Salimata). L'action commence véritable- ment avec la deuxième.

Page 14: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

Celle-ci, qui s'enchaîne plus naturellement avec la troisième, contient également une ellipse : comment se fait-il que, partis en camion du Horodougou (p. 152), Fama et Mariam arrivent en train à la capitale (p. 157)? Les ellipses allègent et concentrent le récit, mais peuvent prendre aussi une valeur plus importante. Ainsi, le rêve de Fama à propos de Nakou (p. 170) et la discussion au sujet de ce rêve entre Bakary et Nakou (p. 172) acquièrent une charge dramatique à n'être révélés qu'après coup.

Les retours en arrière et anticipations

Nous reviendrons sur l'emploi des retours en arrière et des anticipations, qui relèvent plus précisément du traitement du temps. Mais ils caractérisent également la composition du récit.

Ils sont absents de la première partie (les retours en arrière n'y sont que souvenirs de faits extérieurs à l'action proprement dite et les anticipations ne se rapportent qu'à des faits intérieurs à la pre- mière partie ou ne concernent pas directement le destin de Fama ; cf. le tableau ci-après). En revanche, leur fréquent emploi dans les deuxième et troisième parties revêt, indépendamment de leurs significations particulières, une certaine importance.

Les anticipations (dans lesquelles nous rangeons les prédic- tions réalisées) concernent toutes le destin de Fama et soulignent son déroulement inexorable. Quant aux retours en arrière, ils révè- lent le souci de composition de l'écrivain et enlèvent un argument aux critiques qui ont trop tendance à insister sur l'oralité de l'écri- ture de Kourouma, «écrivain de tradition orale ». Définition qui semble d'ailleurs agacer l'auteur - «C'est une formule qui ne veut rien dire. Un stupide contresens » -, lequel aimerait sans doute qu'on examine avant tout son écriture. En effet, ce type de procédé brise la linéarité du discours, caractéristique du récit oral. A ce propos, on peut ajouter que la multiplicité des points de vue (le narrateur, Fama, Salimata) éloignent également ce roman du récit oral traditionnel.

Les échos et rappels

Certains éléments (phrases, situations, événements) sont utili- sés par l'auteur selon une technique de répétition et de rappel qui caractérise également la structure du roman.

Ces renvois ont des fonctions diverses. Ainsi l'attachement de Salimata à Fama et Abdoulaye, et en particulier le transfert de ses

1 Propos rapporté par Moncef S. Badday, «Ahmadou Kourouma, écrivain africain », l'Afrique littéraire et artistique, n° 10, avril 1970, p. 6.

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r é p u g n a n c e s de l ' u n à l ' a u t r e , est n e t t e m e n t s o u l i g n é : d ' u n e p a r t , p a r la r e p r i s e d ' u n v e r b e (p. 7 8 : « E l l e . . . se c r i s p a i t » ; p . 1 5 9 : « F a m a la c r i s p a i t » ; p. 1 8 4 : « A b d o u l a y e n e la c r i spa i t p l u s » ) , d ' a u t r e p a r t , p a r u n p a r a l l é l i s m e (p. 4 7 : s o u v e n i r de la r e n c o n t r e

a v e c F a m a ; p. 67 : s o u v e n i r de la r e n c o n t r e a v e c A b d o u l a y e ) .

L a p r i s e de c o n s c i e n c e d e l e u r d e s t i n p a r les p e r s o n n a g e s est suggérée p a r le m ê m e p r o c é d é , t a n t p o u r F a m a (p. 9 9 : « E s - t u . . . le d e r n i e r d e s c e n d a n t de S o u l e y m a n e D o u m b o u y a ? » ; p. 176 : « t u es le d e r n i e r D o u m b o u y a ») q u e p o u r S a l i m a t a (p. 30 : « E l le a v a i t le d e s t i n d ' u n e f e m m e s tér i le » ; p . 8 0 : « E l le a v a i t le d e s t i n de m o u r i r s t é r i l e» ) . Le p a r a l l é l i s m e des de s t i n s d e ces d e u x p e r s o n n a g e s , d ' a i l l e u r s l iés p a r le p r o b l è m e de la s tér i l i té d e l e u r c o u p l e , est sou - l igné aus s i p a r la s i m i l i t u d e d e s é v é n e m e n t s q u i les c o n c e r n e n t ( t e m p s d ' o r a g e , p p . 31 et 99).

E n f i n , il est n o t a b l e q u e m o r t s e t f uné ra i l l e s se f o n t é c h o à t ra- vers t o u t le r o m a n : m o r t de K o n é I b r a h i m a (p. 7), m o r t de L a c i n a (p. 83) , m o r t de B a l l a (p. 187), m o r t d e F a m a l u i - m ê m e (p. 205) .

L e s s i g n e s e t p r é s a g e s

P a r m i les é l é m e n t s d o n t le r e t o u r r é g u l i e r c o n t r i b u e à s t r u c t u - r e r le r o m a n , il y a c e u x q u i o n t v a l e u r de s ignes d u des t in .

T e l l e s ces i m a g e s d u f l euve o u d u sab le q u i r a p p e l l e n t l a p r é - d i c t i o n e t q u i v i e n n e n t p o n c t u e r le réc i t (pp. 99 , 101, 103, 176, 196, 2 0 0 , 205) . T e l s ces c r o c o d i l e s q u i a p p a r a i s s e n t d a n s la de r - n i è r e p a r t i e : F a m a l u i - m ê m e est ( c r u e l l e m e n t , si l ' o n s o n g e à sa fin) c o m p a r é à u n c r o c o d i l e d a n s la d e u x i è m e p a r t i e (p. 94), m a i s c ' e s t d a n s la t r o i s i è m e q u e la p r é s e n c e de ces bê t e s d e v i e n t obsé - d a n t e (pp . 166, 195, 196).

L ' h i s t o i r e d e F a m a

L a c o m p o s i t i o n d u r o m a n d é p e n d e n g r a n d e p a r t i e de son sujet . Il f a u t n o t e r le cô t é p i c a r e s q u e d u h é r o s p r i n c i p a l q u i t o u - j o u r s se d é p l a c e , so i t à l ' i n t é r i e u r de la vil le, soi t à t r a v e r s le pays . C e s d é p l a c e m e n t s s o n t c e u x d ' u n e q u ê t e ; F a m a c h e r c h e u n e r é p o n s e à c e t t e q u e s t i o n : q u e l l e est sa p l a c e d a n s la soc ié té ? Il la c h e r c h e r a e n v a i n et d é c i d e r a de q u i t t e r ce m o n d e . Le p r e m i e r su je t est d o n c l ' a v e n t u r e p o l i t i q u e de F a m a , v i c t i m e des réa l i tés p o l i t i q u e s de s o n t e m p s q u i b r i s e r o n t e n lu i auss i b i e n l ' h o m m e q u e le p e r s o n n a g e de c h e f t r a d i t i o n n e l .

L ' i n t r i g u e se n o u e v é r i t a b l e m e n t q u a n d F a m a est i n t e r p e l l é p a r la m o r t de L a c i n a . J u s q u e - l à son o p p o s i t i o n a u x I n d é p e n d a n - ces a é t é ve rba l e . D é j à , à B i n d i a , il sub i t u n e p r e m i è r e r é v é l a t i o n de s o n des t in . A T o g o b a l a , a p r è s a v o i r d é c o u v e r t la m a i g r e u r d e

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l ' e n j e u ( r u i n e é c o n o m i q u e , d é g r a d a t i o n d e s t r a d i t i o n s ) e t s u b i l ' é p r e u v e d ' u n p r e m i e r a s s a u t , il p r é f è r e r e p a r t i r . M a i s le r e t o u r d e F a m a a u n e j u s t i f i c a t i o n p r o p r e m e n t r o m a n e s q u e . T e c h n i q u e - m e n t , il r e l a n c e le réc i t , c a r il est r i c h e d e c o n s é q u e n c e s . E n p a r - t i cu l i e r , le r e t o u r a v e c M a r i a m p r o v o q u e les q u e r e l l e s d e s f e m m e s q u i j e t t e n t F a m a d a n s l ' a g i t a t i o n p o l i t i q u e (p. 1 6 0 : « I l . . . fa l la i t . . . s ' é l o i g n e r d e la m a i s o n . . . E t la s i t u a t i o n e n C ô t e d e s E b è n e s of f ra i t à F a m a les m o y e n s d e s u i v r e c e t t e règ le d e sagesse ») ; p a r a i l l e u r s , la p r é s e n c e de M a r i a m s e r a à l ' o r i g i n e d u d é t a c h e m e n t d e S a l i m a t a (p. 193 : « c e m a r i a g e a v a i t a p p r i s à S a l i m a t a à se d é t a c h e r » ) .

L ' h i s t o i r e d e S a l i m a t a

S a l i m a t a f o u r n i t le s e c o n d su je t d u r o m a n . C o m m e F a m a , e l le su i t u n i t i n é r a i r e d e q u ê t e , q u e t r a d u i s e n t ses i n c e s s a n t s d é p l a c e - m e n t s d a n s la vil le. E l l e c h e r c h e el le a u s s i u n e r é p o n s e : e s t - e l l e r é e l l e m e n t stéri le ? se l i b é r e r a - t - e l l e d e ses f a n t a s m e s (p. 7 9 : « l e v io l , le s a n g e t T i é c o u r a » ) ? E l l e s e m b l e a v o i r t r o u v é u n e p r e m i è r e r é p o n s e n é g a t i v e à ces q u e s t i o n s à l a f in d e la p r e m i è r e p a r t i e (p. 80) e t s 'y r é s igne r . M a i s sa j a l o u s i e e n v e r s M a r i a m , le fai t q u ' e l l e c o n t i n u e ses « s o r c e l l e r i e s , p r i è r e s e t d a n s e s » (p. 158) e t q u ' e l l e r e v i e n n e c h e z A b d o u l a y e (p. 184) m o n t r e n t q u e c e t t e rés i - g n a t i o n n ' é t a i t q u e m o m e n t a n é e .

L ' h i s t o i r e p r o p r e m e n t p e r s o n n e l l e d e S a l i m a t a , v i c t i m e d e s c o u t u m e s d a n s sa c h a i r c o m m e d a n s s o n e sp r i t , d o n n e d o n c u n c a r a c t è r e d o u b l e à l ' i n t r i g u e d e ce r o m a n . E t n o u s v e r r o n s p l u s l o i n q u e ces d e u x i n t r i g u e s s u i v e n t d e s s c h é m a s o p p o s é s .

L e s t h è m e s

U n e a u t r e a p p r o c h e d e la c o m p o s i t i o n d u r o m a n p e u t ê t r e t e n t é e à p a r t i r des t h è m e s a b o r d é s d a n s c h a c u n e d e s p a r t i e s .

D é j à , le r é s u m é d e l ' i n t r i g u e (cf. t a b l e a u , p. 10) a m o n t r é c o m - m e n t se r é v é l a i t p e u à p e u , a v e c l ' a p p a r i t i o n d e n o u v e a u x p e r s o n - nages , le v i sage d e s I n d é p e n d a n c e s . N o u s p o u v o n s c o n s t a t e r ici (cf. t a b l e a u c i - a p r è s ) u n e p r o g r e s s i o n p a r a l l è l e d e s a f f r o n t e m e n t s d e F a m a qu i , c h e r c h a n t sa p l a c e d a n s c e t t e soc ié té , se h e u r t e a u m o n d e q u i l ' e n t o u r e : il v a d ' a f f r o n t e m e n t e n a f f r o n t e m e n t j u s q u ' à ce t t e f r o n t i è r e a b s u r d e , l i eu d u d e r n i e r a f f r o n t q u ' i l n e p e u t e f face r q u e p a r la m o r t .

M a i s le r o m a n vise a u s s i à d é c r i r e t o u t e u n e s i t u a t i o n soc i a l e

et p o l i t i q u e . D e ce p o i n t de v u e , la c o m p o s i t i o n es t s o l i d e m e n t c h a r p e n t é e : a p r è s a v o i r p r é s e n t é les d e u x v o l e t s d u d y p t i q u e d e la

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r éa l i t é a f r i c a i n e (la v i l le et la b rousse ) , l ' a u t e u r m o n t r e la défa i te d u h é r o s face à la p u i s s a n c e d e ces I n d é p e n d a n c e s q u i d o m i n e n t ce t te réa l i t é .

LA COMPOSITION

Page 18: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

L ' é p i l o g u e , e n f i n , v i e n t s o u l i g n e r p a r a d o x a l e m e n t , a v e c le

t h è m e de l ' a n é a n t i s s e m e n t e t d e la s u c c e s s i o n é t e r n e l l e d e s j o u r s , ce q u e l ' e x i s t e n c e d e F a m a a e u d ' e x e m p l a i r e .

Prolepses Le passé Analepses signes

prédictions Fama :

Enfance princière (19) Evincé de la chefferie (22) Passé de commerçant (20) Lutte anticolonialiste (22)

Déçu par Indépendances (23) Affront et querelle

Salimata: Blessure d'Abdoulaye Excision (35) (68)

Viol (37) Mort de Lacina Mariages blancs (40, 42) (73)

Fuite (46) Bonheur (51)

Grossesse nerveuse (52) Infidélité de Fama (56)

Prédiction à Bakary Diakité et son père: Lettre annonçant (pp. 101, 102) exactions subies (86) mort Lacina (91) Crocodile Konaté et les avatars Projet de mariage (94)

économiques (88) avec Mariam (93) Protection assurée Sery et les pogroms, Visites aux veuves jusqu'à la mort de Balla

invasion des Nagos (90) et à Mariam (132) (123)

Fondation dynastie (99) Réactions du comité Mauvais sort du voyage

Matali (111) au retour de Fama (137) (152) Chasses de Balla (126) Mauvais présage

(153)

Prédiction des devins (177) Crocodiles géants Visites à Nakou (169) (166)

Boa-oracle en 1919 (162) Rêve concernant Nakou (170) Prédiction de Balla

Abandon des femmes (184) (186) Mort de Balla Crocodiles sacrés

et funérailles (187) (196)

DES SOLEILS DES INDÉPENDANCES

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L E T E M P S

D i s t i n g u o n s le t e m p s de l ' h i s to i r e , le t e m p s de la f ic t ion , le t e m p s p o é t i q u e .

L e t e m p s d e l ' h i s t o i r e

L ' e n r a c i n e m e n t d a n s l ' h i s to i r e

Le r o m a n p r é s e n t e d e s é l é m e n t s a u t o b i o g r a p h i q u e s . A h m a d o u K o u r o u m a , l u i - m ê m e p r i n c e m a l i n k é p a r ses o r ig ines , s 'est i n s p i r é p o u r c r é e r son p e r s o n n a g e d e F a m a d ' u n m e m b r e d e sa fami l le . L a p r e s se a l l e m a n d e , q u i p a r l e d ' a i l l e u r s de « r o m a n à clefs », p r éc i s e m ê m e q u ' i l s ' agi t d ' u n p o r t r a i t « à p e i n e r e t o u c h é » de son g r a n d - p è r e 1 : « Il s ' a p p e l a i t A b d o u l a y e . D u p o i n t d e v u e p h y s i q u e , il res- s e m b l a i t b e a u c o u p à F a m a . Il est m o r t d a n s u n a c c i d e n t d ' a u t o » B a l l a é g a l e m e n t est u n p e r s o n n a g e a u t h e n t i q u e (y c o m p r i s son n o m q u i s ignif ie « p o r c - é p i c ») ; il é t a i t e f f e c t i v e m e n t a t t a c h é à la f a m i l l e de l ' a u t e u r . L ' h i s t o i r e de S o u l e y m a n e D o u m b o u y a es t t i r ée d ' u n e t r a d i t i o n f a m i l i a l e K o u r o u m a et D o u m b o u y a s o n t des n o m s d é s i g n a n t le m ê m e g r o u p e e t m a r q u e n t s i m p l e m e n t la diffé- r e n c e e n t r e a n i m i s t e s e t m u s u l m a n s . E n f i n , p l u s i e u r s s cènes d u r o m a n - c o m m e l ' a r r i v é e d e F a m a à T o g o b a l a , la v is i te a u c i m e - t i è re , le d é p a r t d e F a m a d e T o g o b a l a a v e c les a d i e u x de Ba l l a - s o n t t i r ées d e s c è n e s vécues , de m ê m e q u e le t i t re d u r o m a n : « C ' e s t c u r i e u x d e d i r e c o m m e n t le t i t r e m ' e s t v e n u : q u a n d il y a e u les é v é n e m e n t s à A b i d j a n , j e su is a l lé d a n s m o n vi l lage, à B o u n - dial i . Les v i eux , o n l e u r r a p p o r t a i t t o u t ce q u i se p a s s a i t à A b i d j a n . U n v i eux , u n j o u r , e n t r e d a n s la case. Il m e sa lue , il m e d i t : " O n m ' a p p r e n d t o u t ce q u e v o u s a v e z c o m m e m a l h e u r s . V o u s q u i ê tes l à -bas , à A b i d j a n , es t -ce q u e v o u s p o u v e z n o u s d i r e q u a n d es t -ce q u e ça v a f inir , les solei ls des I n d é p e n d a n c e s ? " » E t c o m b i e n d ' a u t r e s scènes , d ' a u t r e s dé ta i l s , d ' a u t r e s i m a g e s n e d e v i n e - t - o n p a s t i rées d ' e x p é r i e n c e s p e r s o n n e l l e s a u t h e n t i q u e s ? M a i s t o u t e l ' a l ch i - m i e q u i t r a n s f o r m e ces s o u v e n i r s res te p o u r u n e g r a n d e p a r t

Entwicklung und Zusammenarbeit, sept. 1980, Bonn, p. 27; Weltbild, 31 oct. 1980, Augsburg; Buchprofile, 2 mai 1980, p. 221.

2 Entretiens de l'auteur de cette étude avec Ahmadou Kourouma.

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L ' h i s t o i r e d e F a m a e t d e ses a m i s de T o g o b a l a m o n t r e les dif-

f i cu l t é s d ' o r d r e m a t é r i e l , p s y c h o l o g i q u e , v o i r e r e l i g i e u x q u i r e n d e n t s e n s i b l e l ' i n a d a p t a t i o n à la n o u v e l l e s o c i é t é : q u i d o i t s o u f f r i r d e ces n é c e s s a i r e s m u t a t i o n s ? fau t - i l d ' a i l l e u r s q u e c e r t a i n s e n s o u f f r e n t ? L e s Sole i l s n ' o m e t t e n t r i e n d e ces q u e s t i o n s e t d é c r i v e n t l a s u r v i e e t la r é s i s t a n c e d e s h o m m e s d e l ' a n c i e n t e m p s , l a d é t r e s s e d e s m a s -

ses, l a m o n t é e d e s n o u v e l l e s c o u c h e s soc ia les . L e r o m a n r e n o u v e l l e ce t h è m e c l a s s i q u e d e la l i t t é r a t u r e a f r i c a i n e : l ' o p p o s i t i o n d e la t r a - d i t i o n et d u m o d e r n i s m e , m a i s e n la s i t u a n t c e t t e fois a u x n i v e a u x

p o l i t i q u e (les n o u v e a u x p o u v o i r s ) , s o c i o l o g i q u e (les n o u v e l l e s c las - ses soc ia les ) e t p h i l o s o p h i q u e (les n o u v e l l e s va l eu r s ) .

C e t t e d e s c r i p t i o n d u m o n d e d e s I n d é p e n d a n c e s d e s a n n é e s 6 0 se r évè le e x a c t e , c a r o n la r e t r o u v e , p a r f o i s d a n s les m ê m e s t e r m e s , d a n s d ' a u t r e s r o m a n s a f r i c a i n s o u s u r l ' A f r i q u e . O n p e u t a i n s i

r e c o n n a î t r e l ' a t t e n t e de la f in (p. 141 : « l e s so le i l s d e s I n d é p e n d a n - ces e t d u p a r t i u n i q u e p a s s e r o n t ») d a n s les r o m a n s d e S o n y L a b o u T a n s i : « U n j o u r , ce m o n d e s e r a f i n i » D e m ê m e , l ' a n g o i s s e d é s e s p é r é e des v i l l ageo i s (p. 1 3 6 : « o n a v a i t v a n n é les M a l i n k é s à l e u r co l l e r des ver t iges . Ils e n a v a i e n t p l e i n la go rge e t le n e z . M a i s n u l n e le d i s a i t e t o n n e s a v a i t p a s c o m m e n t e n s o r t i r ») es t t r a d u i t e aus s i p a r V .S . N a i p a u l , u n r o m a n c i e r é t r a n g e r à l ' A f r i q u e : « P e r s o n n e n e v a n u l l e pa r t . . . R i e n n ' a d e sens . . . Il n ' y a n u l l e p a r t o ù a l l e r » C e s r a p i d e s e x e m p l e s m o n t r e n t u n e r e n c o n t r e d ' o p i - n i o n s q u i a t t e s t e n t la vé r i t é d e la d e s c r i p t i o n d e K o u r o u m a .

L ' é c r i t u r e e t l e t é m o i g n a g e

M a i s c e t t e d e s c r i p t i o n d e s r é a l i t é s d e l ' é p o q u e n o u v e l l e es t e n m ê m e t e m p s v i s ion . E n t r e l ' a u t e u r e t le m o n d e q u ' i l r e s t i t u e s ' é t a - b l i t u n e d o u b l e d i s t a n c i a t i o n , ce l le de l ' h u m o u r e t ce l le d e la s u b - j e c t i v i t é de F a m a . C e d e r n i e r p o i n t a é t é s o u l i g n é p a r u n c r i t i q u e : « C e t t e soc ié t é a p p a r a î t . . . d a n s sa vé r i t é v é c u e s u b j e c t i v e m e n t p a r le h é r o s , s a n s t o u t e f o i s q u e l ' a u t e u r p a r s o n é c r i t u r e e n p e r d e j a m a i s l e c o n t r ô l e r .

1 Sony Labou Tansi, l'Anté-Peuple, Seuil, 1983, p. 146.

2 V.S. Naipaul, A la courbe du fleuve, le Livre de poche, Albin Michel, 1982, pp. 372-373.

3 Guy Michaud, «Représentations culturelles dans les Soleils des Indépen- dances d'Ahmadou Kourouma», Revue d'ethnopsychologie, XXXV, 2-3, avril-sep- tembre 1980, p. 143.

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L a d e s c r i p t i o n n ' é c h a p p e d o n c p a s a u x ex igences de l ' a r t . La l a n g u e e t le s tyle s o n t a u serv ice de c e t t e v is ion. Ils o n t é té forgés p a r l ' é c r i v a i n c o m m e les i n s t r u m e n t s a d é q u a t s p o u r s ' e x p r i m e r de m a n i è r e s i n c è r e e t sent ie . D e m ê m e , l ' a r t v i sue l et réa l i s te des p o r - t r a i t s e t des d e s c r i p t i o n s , l ' exp res s iv i t é d u d i s c o u r s s o n t s u b o r d o n - n é s à la v o l o n t é de déc r i r e e x a c t e m e n t et d e t é m o i g n e r .

T o u t e s ces r a i s o n s , o u t r e le fai t q u e l ' o u v r a g e est n o u r r i de l ' a c t u a l i t é , de l ' h i s t o i r e et de l ' e x p é r i e n c e b i o g r a p h i q u e , fon t q u e les Sole i l s d e s I n d é p e n d a n c e s son t , c o m m e l ' a u t e u r l ' a a f f i rmé 1 « u n l ivre v r a i » .

U N E Œ U V R E C A T H A R T I Q U E E T E N G A G É E

L a c a t h a r s i s

On ne parvient jamais à saisir la personne réelle de l 'auteur derrière les éléments que livre le récit. Roland Barthes en a expli- qué les raisons théoriques : « L 'au teur d 'un récit ne peut se confon- dre en rien avec le narrateur de ce récit... Qui parle (dans le récit) n'est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n'est pas qui e s t » . Remarque que K o u r o u m a confirme en notant à propos de tel ou tel passage des Soleils : « C e n'est pas moi qui l'ai dit, c'est que lqu 'un qui le dit dans le roman » , tout en précisant à propos de la littérature africaine des années 60: « O n parlait de soi- même... Tou t était roman d'apprentissage, et moi j 'ai dit: "Ecoutez, je n'ai pas vingt ans." Je ne voulais pas parler de m o i » 3

Il convient donc de demeurer prudent dans l 'approche du roman comme œuvre cathartique. Mais la question ne peut non plus être négligée. La présence de l 'auteur est en effet fortement sensible : « O n sent l 'auteur partout, il est même encombrant »

1 Moncef S. Badday, op. cit., p. 7.

2 Roland Barthes, «Introduction à l'analyse structurale du récit », Communi- cations, n° 8, le Seuil, 1966, pp. 19-20.

3 Entretiens avec l'auteur.

4 Hubert Aquin, op. cit., p. 69.

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L ' é c r i t u r e

C e t t e p r é s e n c e se t r a d u i t p a r la v i s ib l e j o i e d ' é c r i r e d e l ' a u t e u r q u i i n t e r v i e n t , se m o q u e , c o m m e n t e . E l l e est e n c o r e d a n s la v a l e u r é m o t i v e d u s tyle , d a n s c e t t e p a r t i n s t i n c t i v e e t s p o n t a n é e d e l ' éc r i - t u r e ( q u e K o u r o u m a r e c o n n a î t : « L e s c h o s e s o n t l e u r l o g i q u e . O n se la isse u n p e u e m p o r t e r . L e s p a s s a g e s q u e j e t r a v a i l l e le p l u s , j e su i s ob l igé d e les e n l e v e r » L e s i m a g e s é t r a n g e s d e s r ê v e s d e F a m a , e n d e h o r s d e l e u r v a l e u r s y m b o l i q u e , f o n t é g a l e m e n t p a r t i e d e la s u b j e c t i v i t é de l ' œ u v r e .

L ' a u t e u r e t s o n h é r o s

Il y a e n f i n le p e r s o n n a g e d e F a m a q u e l ' a u t e u r d é c r i t d e l ' i n t é - r i e u r e t d o n t il a u n e c o n n a i s s a n c e i n t i m e . N o u s g a r d o n s d e l u i les

i m a g e s les p l u s d ive r ses , t a n t ô t c o n c r è t e s , t a n t ô t s y m b o l i q u e s . F a m a est ce t h o m m e d é s e m p a r é , s e u l d a n s sa c a s e o u se h e u r t a n t a u x f ron t i è r e s , q u i se v o i t c o m m e le d e r n i e r d ' u n e p r e s t i g i e u s e l ignée p a r c e q u ' e l l e n ' e s t p l u s r e c o n n u e d e s m e n t a l i t é s n o u v e l l e s . C ' e s t a u s s i ce t h o m m e a u x p r i s e s t a n t a v e c les p o u v o i r s c o l o n i a u x q u ' a v e c les n o u v e a u x p o u v o i r s a f r i c a i n s , c e l u i q u i a m i s ses e s p o i r s d a n s la f in d u c o l o n i a l i s m e q u i h u m i l i a i t e t s p o l i a i t , e t q u i es t r e s t é a m e r e t d é ç u d e v a n t le t r i o m p h e d e l ' i n j u s t i c e a p r è s les I n d é p e n - d a n c e s . F a m a , e n f i n , v i t i n t e n s é m e n t l ' a m o u r d u p a y s n a t a l , l a f ier té de la r a c e m a l i n k é , l a n o s t a l g i e d u p a s s é e t l a f r u s t r a t i o n d e l ' a s p i r a t i o n a u p o u v o i r .

S a n s d o u t e , p a r m i ces i m a g e s , e n es t - i l q u i c o r r e s p o n d e n t p a r c e r t a i n s t r a i t s à la p e r s o n n e e t a u x s e n t i m e n t s d e l ' a u t e u r . L e lec- t e u r des Sole i l s n e p e u t s ' e m p ê c h e r d e r e s s e n t i r c e t t e i m p r e s s i o n diffuse. M a i s u n e i d e n t i f i c a t i o n p r é c i s e d e l ' a u t e u r à s o n p e r s o n - n a g e est c e p e n d a n t i m p o s s i b l e .

T o u t a u p l u s es t - i l p e r m i s d ' i m a g i n e r q u e c e t t e c o n s c i e n c e d e la fin d ' u n m o n d e es t f o r t e m e n t r e s s e n t i e e t q u e l ' a u t e u r l a t r a d u i t e n f a i s a n t de F a m a u n h o m m e s té r i l e ; q u e la n o s t a l g i e d u p a s s é es t rée l le , et q u e l ' a u t e u r l a t u e e n t u a n t F a m a ; q u e la f r u s t r a t i o n p o l i - t i q u e d e s M a l i n k é s es t rée l le , e t q u e l ' a u t e u r l ' a s s u m e e t l a s u b l i m e e n t r a n s f i g u r a n t F a m a à sa m o r t e t e n p l a ç a n t sa g r a n d e u r h o r s d u monde. Enfin, la gestation de ce livre est c o n n u e : il a été écrit dans l'atmosphère de répression des «complots» de 1963 (cf. la biographie) ; il exprime donc et libère l'auteur d'un ressentiment.

1 Entretiens avec l'auteur.

2 Gérard Dago Lézou, op. cit., p. 224.

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L e s a m b i g u ï t é s

L ' a m b i g u ï t é d e l ' œ u v r e , m a i n t e s fois n o t é e , est u n a u t r e s igne de sub jec t iv i t é . E t c ' es t e n ce la q u e s ' o p è r e la ca tha rs i s .

Il s e m b l e q u ' e n é c r i v a n t , l ' a u t e u r se dé l iv re de ses f a n t a s m e s , d e ses o p i n i o n s et a s p i r a t i o n s c o n t r a d i c t o i r e s s u r l ' A f r i q u e d ' h i e r , d ' a u j o u r d ' h u i e t de d e m a i n . Le l ivre a p p a r a î t c o m m e u n e c r é a t i o n c o m p l e x e o ù les a f f i r m a t i o n s n e s e m b l e n t j a m a i s déf ini t ives . L ' a u t e u r est- i l o u n o n F a m a ? C o n d a m n e - t - i l o u n o n les c o u t u -

m e s ? C o n d a m n e - t - i l o u n o n , d é f i n i t i v e m e n t , les n o u v e a u x p o u - vo i r s ? L e s r é p o n s e s s o n t l ivrées c o m m e i n c o n s c i e m m e n t et il f au t les r e c h e r c h e r a u - d e l à de l ' a m b i g u ï t é . « L ' é c r i v a i n , d i t A. K o u - r o u m a , a u m o m e n t de la p r o d u c t i o n est c o m m e u n s o m n a m - b u l e » E t il a j o u t e , p a r l a n t des i n t e r p r é t a t i o n s d o n n é e s de son œ u v r e : « A u m o m e n t o ù j ' é c r i va i s , p s y c h o l o g i q u e m e n t . . . j e n ' a v a i s p a s ces o u v e r t u r e s » Il y a d o n c d a n s ce l ivre u n e p a r t assez g r a n d e d e l i b é r a t i o n i n c o n s c i e n t e . Il est e x p r e s s i o n et n o n d é m o n s - t r a t i o n . C ' e s t p o u r q u o i o n p e u t p a r l e r d e ca tha r s i s .

T o u t c e l a c o ï n c i d e c e p e n d a n t a v e c u n t rès g r a n d c o n t r ô l e des m o y e n s , c o m m e le m o n t r e n t l ' a r t c o n c e r t é de la c o m p o s i t i o n , la force s y m b o l i q u e e t la m a î t r i s e d e l ' é c r i t u r e .

M a i s si les Solei ls d e s I n d é p e n d a n c e s s o n t u n g r a n d l ivre, c 'es t auss i t o u t s i m p l e m e n t p a r c e q u e , s e l o n le m o t de Pasca l , « o n t r o u v e u n h o m m e » .

L ' e n g a g e m e n t

M a l g r é les p r i x l i t t é r a i r e s q u ' i l o b t i n t , le r o m a n d e A . K o u r o u m a se s i t u a e n d e h o r s des voies t r i o m p h a l e s de la l i t té- r a t u r e e t d e l ' éd i t i on . Il e u t d u m a l à ê t r e p u b l i é , e t c e r t a i n s cr i t i - q u e s (M. K a n e , A . K e r n , etc.) o n t fai t r e m a r q u e r l ' i n jus t i ce d u so r t fai t à ce l ivre d o n t o n p a r l a p e u à sa sort ie .

L e s e x p l i c a t i o n s d o n n é e s s o n t s o u v e n t p o l i t i q u e s . C ' e s t en effet u n l iv re c o u r a g e u x p a r c e q u ' i l révè le les r é a c t i o n s vra ies d e la p o p u l a t i o n q u i s u b i t les é p r e u v e s n é e s des I n d é p e n d a n c e s . M a i s le l ivre es t a u t r e m e n t d é r a n g e a n t et t é m o i g n e d ' u n e n g a g e m e n t auss i b i e n c u l t u r e l q u e p o l i t i q u e .

1 Cité par I. Skallue, mémoire sur les Soleils des Indépendances, université de Göteborg (Suède).

2 Entretiens avec l'auteur.

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L ' e n g a g e m e n t c u l t u r e l e t h u m a i n

L ' e n g a g e m e n t es t d ' a b o r d d a n s le c h o i x d u p a s s é . L ' é v o c a t i o n d u pa s sé t r a d i t i o n n e l p e u t ê t r e c o n s i d é r é e c o m m e u n e d é m a r c h e s ign i f ica t ive . Il n e s ' ag i t p a s d u r éc i t d ' é v é n e m e n t s a n c i e n s , m a i s d e la s u r v i v a n c e d e p r a t i q u e s e t de v e r t u s a n c i e n n e s . F a c e a u x t o u r - m e n t s des t e m p s n o u v e a u x , c e t t e d e s c r i p t i o n p e u t a p p a r a î t r e c o m m e u n c h o i x , l o r s q u e le p a s s é est c o n s i d é r é c o m m e v a l e u r d ' é q u i l i b r e . A . U . O h a e g b u p r é c i s e la p o r t é e s ign i f i ca t ive d e ce t h è m e : « T a n t q u ' i l y a u r a le s e n t i m e n t d ' a l i é n a t i o n , . . . l ' é c r i v a i n r a p p e l l e r a le v i e u x t e m p s , le t e m p s m y t h i q u e p o u r a i n s i d i r e o ù l ' h o m m e se s e n t a i t u n d a n s u n m o n d e c o h é r e n t d é p o u r v u d ' a n t a -

g o n i s m e s »

L ' a f f i r m a t i o n d e l ' a p p a r t e n a n c e m a l i n k é es t a u s s i u n e n g a g e - m e n t . L ' a u t e u r a c l a i r e m e n t r é v é l é s o n i n t e n t i o n d e t é m o i g n e r d e sa c u l t u r e . Il r e v e n d i q u e v o l o n t i e r s s o n « a p p a r t e n a n c e m a l i n k é » C e t a s p e c t d e s o n e n g a g e m e n t se t r a d u i t à l ' é v i d e n c e d a n s la f o r m e , d a n s le c o n t e n u et d a n s la l a n g u e d e s o n œ u v r e .

Il y a e n f i n l ' e n g a g e m e n t d ' é c r i v a i n . C h e z A . K o u r o u m a , l ' a c t e d ' é c r i r e engage . P l u s i e u r s s c è n e s d u r o m a n (pp . 15, 77 , 139) m o n t r e n t q u e d i r e la vé r i t é es t u n d e v o i r d ' h o n n e u r p o u r u n M a l i n k é . D e m ê m e , il ex i s t e p o u r K o u r o u m a u n d e v o i r d e l ' i n t e l - l ec tue l , u n d e v o i r de l ' é c r i v a i n : « Si l ' o n s e n t q u e l q u e c h o s e e t si l ' o n a la c h a n c e de p o u v o i r e x p r i m e r ce q u e l ' o n s en t , o n d o i t le d i r e » .

L ' a f r i c a n i t é et l a n é g r i t u d e

Le l ivre t é m o i g n e de la v o l o n t é d e r é a f r i c a n i s e r la l i t t é r a t u r e d a n s ses f o r m e s , d a n s ses t h è m e s , d a n s s o n s ty le e t s a s ens ib i l i t é . S'il a d é p l u , c ' es t aus s i p a r c e q u ' i l t é m o i g n a i t d e ce l i b re e n g a g e - m e n t : u n A f r i c a i n o s a i t a f r i c a n i s e r le f r a n ç a i s p o u r p a r l e r s a l a n - gue . Le geste n e r é p o n d a i t p a s à u n e i n t e n t i o n d e p r o v o c a t i o n , m a i s à u n e e x i g e n c e i n t é r i e u r e ; c e p e n d a n t , les r é a c t i o n s h o s t i l e s o u rése rvées q u ' i l a susc i t ées m o n t r e n t l a v a l e u r d ' e n g a g e m e n t d e ce cho ix . Le cas d e m e u r e m a l h e u r e u s e m e n t u n i q u e d e p u i s l a p a r u - t i o n des Soleils.

P a r la s é r é n i t é d ' o r d r e c u l t u r e l d o n t t é m o i g n e ce c h o i x , le l iv re se r a t t a c h e aus s i a u x v a l e u r s de la n é g r i t u d e . C e t t e i dée d e la n é g r i - t u d e se r e t r o u v e d ' a i l l e u r s d a n s la p r o t e s t a t i o n de F a m a c o n t r e s o n

1 Aloysius U. Ohaegbu, «Autour de l'évocation du passé dans la littérature africaine», Présence francophone, n° 23, automne 1981, p. 116.

2 Moncef S. Badday, op. cit., p. 8.

3 Déclaration faite à Richard Bonneau, op. cit., p. 68.

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so r t : il n e se c o n t e n t e p a s de d é n o n c e r la c o n d i t i o n de l ' A f r i c a i n

n o u v e l l e m e n t i n d é p e n d a n t , m a i s d u N o i r e n géné ra l , « s o u s t o u s les solei ls , s u r t o u s les s o l s » (p. 18). Le t a b l e a u de l ' A f r i q u e q u e p r é s e n t e le r o m a n a p p a r a î t , d a n s ce t t e o p t i q u e , m ê m e s'il n e s 'agi t q u e d ' u n é l a n p e s s i m i s t e de F a m a , c o m m e u n e x e m p l e d e la c o n d i - t i o n n è g r e e n géné ra l .

L ' e n g a g e m e n t p o l i t i q u e

L e r o m a n de K o u r o u m a est u n réquis i to i re . E n d o n n a n t la p a r o l e a u p e t i t p e u p l e des vi l les p u i s d e s vi l lages, l ' a u t e u r t r a d u i t l ' i n s a t i s f a c t i o n qu i , p o u r t o u t e s sor tes de r a i sons , su iv i t les Indé - p e n d a n c e s . C e t t e c a r a c t é r i s t i q u e d u l ivre e n fai t u n « r o m a n d u d é s e n c h a n t e m e n t » L a d é c e p t i o n s ' a p p u i e s u r des r a i s o n s for t p réc i ses . L ' é t u d e d e s t h è m e s m o n t r e c o m m e n t l ' a u t e u r é t ab l i t u n v é r i t a b l e c a t a l o g u e des a b u s e t des t a r e s des n o u v e a u x rég imes . T o u t est d i t o u suggéré : le n é o - c o l o n i a l i s m e , le r é g i m e p r é s i d e n t i e l p e r v e r t i , le p a r t i u n i q u e , l a c e n s u r e , la d i s p a r i t é des fo r tunes , le m é p r i s d e l ' i n d i v i d u , l ' i néga l e r é p a r t i t i o n d e s c o n q u ê t e s de l ' i ndé - p e n d a n c e , le c h ô m a g e , l a p a u p é r i s a t i o n , le v e r b a l i s m e . R a r e m e n t la d é n o n c i a t i o n s ' é t a i t fa i te si c o m p l è t e e t si p réc ise . C ' e s t en t é m o i n l u c i d e q u e l ' a u t e u r s t i g m a t i s e les a b u s , e t ce t te d é n o n c i a - t i o n q u e le b o n sens et l ' e s p r i t de j u s t i c e i n s p i r e n t i l lus t re son enga - g e m e n t p o l i t i q u e , b i e n q u ' i l n e se so i t p l a c é sous a u c u n e b a n n i è r e i d é o l o g i q u e .

M a i s le r o m a n d i t auss i u n espoir . Sa d é n o n c i a t i o n n e p e u t a l l e r j u s q u ' à c o n d a m n e r le p h é n o m è n e de l ' i n d é p e n d a n c e po l i t i - q u e l u i - m ê m e . F a m a v i l i p e n d e les I n d é p e n d a n c e s , m a i s l ' a u t e u r c o n d a m n e F a m a ; c o m m e F a m a , l ' a u t e u r re fuse l ' é t a t a c t u e l des choses , m a i s à l ' i nve r se de F a m a , il a c c e p t e le c h a n g e m e n t et v e u t c r o i r e e n l ' aven i r . C e t e s p o i r est a t t e s t é d a n s le t ex te l u i - m ê m e , p a r c e t t e r e m a r q u e d e K o n a t é q u ' i l f a u t p r e n d r e a u sé r ieux , m a l g r é le c o n t e x t e i r o n i q u e : « l e s o c i a l i s m e a p r è s se ra u n e b o n n e c h o s e ; m a i s c o m m e p o u r t o u s les gros bébés , la n a i s s a n c e et les p r e m i e r s p a s é t a i e n t diffici les, t r o p d u r s » (p. 8 8 ) Il a p p a r a î t auss i d a n s la m a n i è r e d o n t le c a r a c t è r e t r a n s i t o i r e de la p é r i o d e déc r i t e est r e n d u s e n s i b l e : le r éc i t e m b r a s s e t o u t e l ' h i s t o i r e d e l ' A f r i q u e , r e m o n t e

j u s q u ' à l ' é p o q u e p r é c o l o n i a l e . L a m a u v a i s e p é r i o d e des d é b u t s des I n d é p e n d a n c e s est a i n s i f o r t e m e n t re la t iv i sée : « les solei ls des I n d é - p e n d a n c e s . . . p a s s e r o n t » (p. 141).

1 Jacques Chevrier, « Littérature nègre», Armand Colin, 1974. p. 156. 2 «Nous n'avons pas le choix, on est bien obligé de s'en sortir» (A. Kou-

rouma, entretiens avec l'auteur).

Page 26: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

L a v a l e u r d e ce t e n g a g e m e n t

L a d é n o n c i a t i o n p o l i t i q u e , q u i p e u t t o u j o u r s ê t r e s u s p e c t é e

( u n c o m m e n t a t e u r p a r l e d e « r è g l e m e n t d e c o m p t e s h a r g n e u x »), n e p r é s e n t e r a i t p a s le m ê m e i n t é r ê t si e l le n ' é t a i t v a l o r i s é e p a r la q u a - l i té l i t t é r a i r e de l ' œ u v r e .

O n p e u t r e m a r q u e r , p a r a i l l e u r s , q u e K o u r o u m a d é n o n c e , m a i s n e p r o p o s e pas . C e r t a i n s c r i t i q u e s le l u i o n t r e p r o c h é e t e n o n t t i r é p r é t e x t e p o u r m i n i m i s e r la p o r t é e d e s o n œ u v r e . M a i s les p r o p o s i t i o n s p o l i t i q u e s n e s o n t p a s d a n s s o n rô le .

E n r e v a n c h e , K o u r o u m a s ' e s t e n g a g é c u l t u r e l l e m e n t ; ce c h o i x

d é p e n d a i t d e lui , lu i é t a i t v i t a l , l ' a fa i t n a î t r e e t r e c o n n a î t r e c o m m e éc r iva in . Il a p r o p o s é u n e œ u v r e ; l a c r i t i q u e p o l i t i q u e v i e i l l i r a s a n s d o u t e d a n s ses dé ta i l s , m a i s la p r o t e s t a t i o n h u m a i n e d e m e u r e r a e t l ' œ u v r e c o m m e c r é a t i o n l i t t é r a i r e r e s t e r a . C ' e s t là s o n p l u s b e l e n g a g e m e n t .

L ' O R I G I N A L I T É L I T T É R A I R E

C o m m e n t c r i t i q u e r les Sole i l s d e s I n d é p e n d a n c e s ? D e v a n t ce l ivre, les règles l i t t é r a i r e s a d m i s e s n e t i e n n e n t p a s : « N o u s r e n o n - ç o n s ici à a p p l i q u e r les n o r m e s t r a d i t i o n n e l l e s , c a r n o u s n o u s s e n - t o n s e n p r é s e n c e d ' u n p h é n o m è n e q u i s 'es t p r o d u i t e n d e h o r s d e t o u t e s t r u c t u r e c o n v e n t i o n n e l l e » 1 O n e n r e v i e n t à l a g r a n d e règ le d e s C l a s s i q u e s : « Le sec re t es t d e p l a i r e e t d e t o u c h e r . » Il f a u t d o n c

e n c o n c l u r e q u ' a v e c les Sole i l s d e s I n d é p e n d a n c e s , o n es t e n p r é - s ence de d o n n é e s n o u v e l l e s .

L e g e n r e ?

Le g e n r e des Sole i l s est i n c e r t a i n et m u l t i p l e . C ' e s t u n r o m a n , m a i s c ' es t aus s i u n l ivre q u i i l l u s t r e t o u s les g e n r e s : réc i t , essa i , t h é â t r e , poés i e . O n a p a r l é à s o n p r o p o s de d o c u m e n t a i r e , d e p a m - p h l e t , d e m é l o d r a m e , de p o è m e é p i q u e . C ' e s t d i r e q u ' i l re f lè te les v isages m u l t i p l e s d e la r é a l i t é e t i l l u s t r e les m o d e s v a r i é s d u dis- c o u r s de l ' h o m m e s u r le m o n d e .

1 Poulin, «Les Soleils des Indépendances », Relations, décembre 1968, Montréal, p. 352.

Page 27: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

D e s p a r t i c u l a r i t é s

L ' i n t r i g u e n e p r é s e n t e p a s u n e l igne t rès fe rme. Les h i a t u s et l ' i m p r é c i s i o n t e m p o r e l l e v i e n n e n t r o m p r e le fil d u réci t , t a n d i s q u e le s u r n a t u r e l et le m e r v e i l l e u x des c o n t e s et d e s p r o d i g e s i n s t a l l e n t l ' h i s t o i r e d a n s u n e a u t r e d i m e n s i o n . D e m ê m e , « le f a t a l i s m e d o m i - n a n t . . . t e n d à d i s s o u d r e t o u t e i n t r i gue r o m a n e s q u e » 1 et cel le-ci se f o n d é g a l e m e n t d a n s le m o n d e i n t é r i e u r des s o u v e n i r s et des r é f l ex ions e n t r e m ê l é s des p e r s o n n a g e s .

L a m i s e e n é v i d e n c e d u rô le d u d e s t i n est u n e a u t r e p a r t i c u - l a r i t é d e l ' œ u v r e .

Le s u r n a t u r e l e t l a v i s i on f a n t a s t i q u e y t é m o i g n e n t d u rô le de l ' i m a g i n a t i o n .

L e s y m b o l i s m e es t u n a s p e c t d u l ivre q u i t o u c h e à la fois a u c o n t e n u e t à l ' é c r i t u r e .

L a t r a d i t i o n i n t e r v i e n t à la fois c o m m e m a t i è r e (la c iv i l i sa t ion t r a d i t i o n n e l l e m a l i n k é déc r i t e ) et c o m m e style d ' e x p r e s s i o n (en f o u r n i s s a n t t o u t le m a t é r i a u de la l a n g u e , des i m a g e s et des formes) .

L a v e r v e d e l ' e x p r e s s i o n , c a r a c t é r i s é e p a r l ' e x u b é r a n c e , l ' h u m o u r e t la s p o n t a n é i t é d u c o n t e u r , est u n e n o t e p a r t i c u l i è r e d u l ivre.

L a r é n o v a t i o n inso l i t e de la l a n g u e f r ança i s e est t o u t e f o i s le t r a i t le p l u s o r ig ina l .

L ' o r i g i n a l i t é d e l ' é c r i t u r e

D e m ê m e q u e L . -F . C é l i n e a c réé u n s tyle écr i t à p a r t i r d u l an - gage p a r l é p o p u l a i r e p a r i s i e n , de m ê m e A . K o u r o u m a a créé u n s ty le éc r i t à p a r t i r de la l a n g u e et d u p a r l e r m a l i n k é s . J a m a i s u n P a r i s i e n n e s 'es t e x p r i m é c o m m e C é l i n e ; les A f r i c a i n s d ' A b i d j a n p a r l e n t u n a u t r e f r a n ç a i s q u e ce lu i d e K o u r o u m a .

L a l a n g u e de K o u r o u m a est d o n c u n o u t i l forgé p o u r son usage p e r s o n n e l , s e l o n u n e ex igence d e vér i té . U n i n s t r u m e n t m a î - t r i sé et c o n t r ô l é . L ' o r i g i n a l i t é de s o n é c r i t u r e p e u t se r é s u m e r e n d i s t i n g u a n t les a s p e c t s su ivan t s .

L ' i n s o l i t e est d a n s les ha rd i e s se s des i n n o v a t i o n s s y n t a x i q u e s ,

des n é o l o g i s m e s , d a n s le v o c a b u l a i r e local . M a i s il se t r a d u i t éga- l e m e n t p a r les i m a g e s n o u v e l l e s , p a r la p u i s s a n c e et la va r i é t é d u r y t h m e .

1 Robert Pageard, op. cit., p. 97.

2 Cf. le chapitre 6.

Page 28: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

Le r é a l i s m e est c e l u i d u s ty le p a r l é , a v e c ses a u t o c o r r e c t i o n s ,

ses i n t e r j e c t i o n s , l a t r a n s c r i p t i o n d e s s a l u t a t i o n s . C ' e s t l a v é r i t é v i v a n t e d e s p o r t r a i t s , d e s d e s c r i p t i o n s e t d e s i m a g e s . Il se s i t u e a u s s i d a n s la c r u d i t é d u v o c a b u l a i r e e t d a n s la s a v e u r d e s p r o v e r b e s .

L a p u i s s a n c e et l a v io lence s o n t m a r q u é e s p a r les j u r o n s , i n j u - res e t i m p r é c a t i o n s , p a r les e x c l a m a t i o n s e t i n t e r r o g a t i o n s , p a r les i m a g e s r éa l i s t e s o u la d e s c r i p t i o n p r é c i s e de fa i t s c r u e l s , p a r l ' i r o n i e e t la sa t i re et , s u r le p l a n p r o p r e m e n t s t y l i s t i q u e , p a r l a v a r i é t é d u r y t h m e e t ces g r a n d e s c a r a c t é r i s t i q u e s d e l ' e x p r e s s i o n q u e s o n t l ' a b o n d a n c e e t l ' a c c u m u l a t i o n .

Le l y r i s m e est f avo r i sé p a r l ' a b o n d a n c e d e s m o n o l o g u e s i n t é - r i eu r s , la p r é d o m i n a n c e d e s s e n t i m e n t s p e r s o n n e l s , te ls les o b s e s - s ions o u les r e s s e n t i m e n t s . Il s ' e x p r i m e d a n s l ' i n c a n t a t i o n d e s r é p é - t i t i o n s e t d e s é n u m é r a t i o n s c o m m e d a n s la v e r v e e t l ' i n v e n t i o n d e s

p e r s o n n a g e s o u d u n a r r a t e u r l u i - m ê m e .

L a p o é s i e , s u r u n p l a n é t r o i t e m e n t f o r m e l , es t d a n s les i m a g e s , la s u g g e s t i o n d e s b r u i t s e t d e s m o u v e m e n t s p a r le r y t h m e e t les s o n o r i t é s . M a i s e l le se t r o u v e a u s s i d a n s les s y m b o l e s , e l le i m p r è - g n e les v i s i o n s e t les t r a n s f i g u r a t i o n s d u réel .

L ' a r r i è r e - p l a n t h é o r i q u e

C ' e s t d a n s ses r é p o n s e s a u x q u e s t i o n s d e M o n c e f S. B a d d a y 1 q u e K o u r o u m a s ' e s t le p l u s e x p l i q u é s u r s a d é m a r c h e .

S e l o n lu i , p o u r l ' é c r i v a i n a f r i c a i n , il n ' e x i s t e q u ' u n p r o b l è m e d e c r é a t i o n . L ' é c r i v a i n n ' a p a s f o r c é m e n t à s ' o c c u p e r d e l ' u t i l i s a - t i o n q u ' i l d o i t fa i re d e la t r a d i t i o n l i t t é r a i r e o r a l e . L a l a n g u e n ' e s t q u ' u n o u t i l ( a u j o u r d ' h u i le f r a n ç a i s , d e m a i n p e u t - ê t r e u n e l a n g u e a f r i c a i n e o u f r a n c o - a f r i c a i n e ) q u e l ' i n t e l l e c t u e l d o i t m a n i e r à sa guise s e l o n s o n e n v e r g u r e e t ses c a p a c i t é s p e r s o n n e l l e s , p o u r t r a - d u i r e ses p e n s é e s et e x p r i m e r s o n p e u p l e . Q u e l ' o n t r o u v e , u n e fois l ' œ u v r e c réée , q u ' e l l e est « t r è s a f r i c a i n e », p a r c e q u ' e l l e r a p p e l l e le m o n d e d e l ' o r a l i t é , il n ' e n a c u r e ; l ' o r a l i t é d e l ' œ u v r e n e p r o v i e n t p a s de r e c h e r c h e s c o n s c i e n t e s .

M a i s K o u r o u m a v o u d r a i t c e p e n d a n t q u ' o n j u g e l ' œ u v r e écr i te , e t ses q u a l i t é s d ' a u t h e n t i c i t é , d e vé r i t é et d e v ie r e n d u e . D a n s ces c o n d i t i o n s , il d e m e u r e s e c o n d a i r e q u e s o n l iv re d é p l a i s e a u x t e n a n t s ( a f r i ca in s o u n o n ) d u c u l t e de la l a n g u e f r a n ç a i s e : il éc r i t p o u r t o u s c e u x (a f r i ca ins o u n o n ) q u i v e u l e n t a v a n t t o u t e n t e n d r e u n e v o i x j u s t e et u n e v o i x a f r i c a i n e .

1 Moncef S. Badday, op. cit., pp. 2-8.

Page 29: «Les Soleils des indépendances» d'Ahmadou Kourouma

La portée et la signification

«L'appréhension d'un langage réel est pour l'écrivain l'acte littéraire le plus humain », écrit R. Barthes 1 C'est souligner la por- tée significative de l'attitude de celui qui choisit d'inventer une lan- gue plus adaptée à sa culture et à son tempérament.

Cette portée est culturelle et politique. Avec les Soleils, A. Kourouma a «ramené la littérature à une problématique du langage », pour reprendre une formule du même Barthes. Son livre a déplu et embarrassé (et même des Africains) parce que c'est le livre d'un Africain qui a récupéré sa parole, qui parle sa langue sans imiter l'Européen, qui force l'Européen à faire l'effort de la comprendre et de l'admettre.

En même temps, A. Kourouma rend hommage à la langue française. Non pas en la pratiquant comme un lettré parisien, mais en montrant qu'elle est capable de traduire les inflexions de l'âme africaine, les proverbes, sentences et images. Il ose ne pas mettre entre guillemets les expressions d'un français d'Afrique. Son entre- prise est proprement révolutionnaire. Il fait véritablement acte d'indépendance culturelle.

L'originalité littéraire des

«Ce roman exige une nouvelle perception de la littérature africaine », a-t-on es t imé Et véritablement, le projet de Kou- rouma, du moins l'acte qu'il réalise avec ce premier roman, revient ni plus ni moins à créer une nouvelle littérature.

A. Kourouma prend le droit de créer son style, de faire table rase du passé ; il prend le droit de naître à sa vocation d'écrivain en créant une nouvelle écriture.

Son génie est d'avoir refusé l'inadéquation entre le senti et l'exprimé à laquelle tant d'écrivains africains avant lui ont dû se résigner. Il est d'avoir retranscrit la parole africaine en style per- sonnel, d'avoir métamorphosé sa langue malinké et le langage populaire africain en écriture poétique.

1 Roland Barthes, le Degré zéro de l'écriture, le Seuil, 1972, p. 60.

2 Kester Echenim, «La Structure narrative de Soleils des Indépendances», Présence africaine, n° 107, 3e trimestre 1978, p. 139.

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A. K o u r o u m a , « t r a n s f u g e d e s s c i e n c e s e x a c t e s » ( M o n c e f S. B a d d a y ) c o m m e l ' é t a i t A . R o b b e - G r i l l e t , es t c o m m e c e l u i - c i le c r é a t e u r d ' u n e n o u v e l l e é c o l e l i t t é r a i r e d o n t il es t j u s q u ' à p r é s e n t

l ' u n i q u e r e p r é s e n t a n t a v e c u n seu l t e x t e p u b l i é O n p e u t l ' i m a g i - n e r c o m m e l ' é co l e d e la l a n g u e n o u v e l l e , n é e de la r h é t o r i q u e d e l ' o r a l i t é et d u t e m p é r a m e n t p e r s o n n e l .

P e u t - ê t r e les n o u v e l l e s g é n é r a t i o n s s o n t - e l l e s t r o p é l o i g n é e s d e l e u r t e r r o i r e t de l e u r l a n g u e . Q u o i q u ' i l e n so i t , A . K o u r o u m a , e n r é a f r i c a n i s a n t l ' e x p r e s s i o n l i t t é r a i r e , e n r e m a n i a n t le f r a n ç a i s s e l o n le f o n d s c u l t u r e l m a l i n k é , e n n o u s o f f r a n t c e t t e l a n g u e « q u i es t a p p a r e m m e n t le f r a n ç a i s » (R. B o n n e a u ) , r éa l i s e le p r e m i e r ce q u ' a n n o n ç a i t L. S. S e n g h o r il y a v i n g t a n s : « O n n e p o u r r a p l u s fa i re v ivre , t r a v a i l l e r , a i m e r , p l e u r e r , r i re , p a r l e r les N è g r e s c o m m e d e s B lancs . Il n e s ' a g i r a m ê m e p l u s de l e u r fa i re p a r l e r " p e t i t n è g r e " , m a i s wo lo f , m a l i n k é , e w o n d o e n f r a n ç a i s »

E n cela , les Sole i l s d e s I n d é p e n d a n c e s r e p r é s e n t e n t u n cas u n i - q u e . C e r o m a n a u n e p l a c e à p a r t d a n s la l i t t é r a t u r e a f r i c a i n e f r a n - c o p h o n e , et ce t t e p l a c e est ce l le d u c h e f - d ' œ u v r e .

U N E T R A G É D I E U N I V E R S E L L E

Ce r o m a n s 'es t c o n s t i t u é c o m m e u n c h e f - d ' œ u v r e q u i r e s t e a c t u e l e t q u i i n t é r e s s e t o u t e s s o r t e s d e l ec t eu r s . N ' i m p o r t e q u e l lec- t e u r p e u t s ' a p p r o p r i e r c e t t e é v o c a t i o n d u m o n d e m y t h i q u e d e s M a l i n k é s , c a r t o u s les p e u p l e s se r e j o i g n e n t d a n s ce f o n d s c o m m u n

d e l ' h u m a n i t é . E n i n s i s t a n t s u r l a c o n d i t i o n d ' é t r a n g e r d u l e c t e u r , l ' a u t e u r le force p a r r é a c t i o n à se r e c o n n a î t r e d a n s c e t t e h i s t o i r e , à p o r t e r a t t e n t i o n a u p a y s e t à la r é a l i t é déc r i t e . « V o u s n ' ê t e s p a s M a l i n k é s » d i t - i l , e t j u s t e m e n t o n v e u t l ' ê t re . « T o u s f rères s o u s le

s o l e i l » E n f i n , la v a l e u r s y m b o l i q u e d e s Sole i l s o u v r e c e t t e œ u v r e à d ' a u t r e s d i m e n s i o n s , p l u s la rges , q u i l a f o n t p e r c e v o i r c o m m e u n e t r agéd i e .

1 Sur quatre textes achevés.

2 L. S. Senghor, «René Maran, précurseur de la négritude» in Liberté 1, le Seuil, 1964, p. 410.

3 Monique Bosco, «Tous frères sous le soleil », le Magazine Mac Lean, Montréal, mai 1978, p. 78.

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L a t r a g é d i e d e l ' a b s u r d e , d e l ' i n a d a p t a t i o n a u m o n d e

F a m a est u n h é r o s q u i se h e u r t e à u n m o n d e i n c o m p r é h e n s i - b le . Il n e se r e c o n n a î t p l u s d a n s la n o u v e l l e A f r i q u e . Ce s e n t i m e n t e n l u i - m ê m e es t f a c t e u r de d é s a r r o i t r a g i q u e : « L ' a u t e u r p a r v i e n t à u n i r F a m a et s o n l e c t e u r d a n s u n m ê m e désa r ro i , à les faire t o u s d e u x a c t e u r s d ' u n m ê m e d r a m e , aus s i d é s a r m é s l ' u n q u e l ' a u t r e d e v a n t ce t t e d é r o u t a n t e A f r i q u e » 1

F a c e a u x n o u v e l l e s réa l i tés , F a m a est u n h o m m e e n fuite.

M a i s , te l le u n e fa ta l i té , le n o u v e a u v isage de l ' A f r i q u e le p o u r s u i t et se d resse p a r t o u t s u r sa r o u t e . L a p r e m i è r e i m a g e q u i est d o n n é e de lu i (p. 9) est ce l le d ' u n h o m m e s y m b o l i q u e m e n t en r e t a rd . A p a r t i r d e là, s ' a m o r c e s o n o d y s s é e à t r a v e r s u n m o n d e q u ' i l n e c o m p r e n d p a s j u s q u ' à ce t t e b a r r i è r e de la f r o n t i è r e q u i se d resse a b s u r d e m e n t d e v a n t lui , le p r i n c e d u H o r o d o u g o u , et d o n t il n e p e u t p a s d a v a n t a g e c o m p r e n d r e la s ign i f ica t ion .

E n f i n , le t r a g i q u e de l ' i n a d a p t a t i o n es t ce lu i de t o u t e u n e p o p u l a t i o n . A v e c le p e r s o n n a g e de F a m a , le l ivre e x p r i m e à u n n i v e a u c o n c r e t , v é c u , les d i f f icu l tés de v ivre les m u t a t i o n s des I n d é - p e n d a n c e s . C ' e s t u n « r é c i t i n c a r n é » ( J e a n - C l é o G o d i n ) , m a i s a u - d e l à de F a m a , ce t r a g i q u e est ce lu i de t o u t e la p o p u l a t i o n de la c a p i t a l e o u des v i l lages q u i vi t c e t t e s i t u a t i o n et, a u - d e l à de ce t t e p o p u l a t i o n a f r i c a ine , ce lu i de t o u t e s les soc ié tés t r a d i t i o n n e l l e s c o n f r o n t é e s a u x ag re s s ions et a u x ex igences d u m o n d e m o d e r n e et q u i c o n n a i s s e n t le m ê m e désa r ro i .

L a t r a g é d i e d e l a f i n d ' u n h o m m e e t d ' u n e d y n a s t i e

U n e p r o p h é t i e s u r l a f in d e la d y n a s t i e e t s u r la fin d ' u n h o m m e s tér i le a p p a r a î t a u m i l i e u d u l ivre e t d e m e u r e p r é s e n t e et a n g o i s s a n t e j u s q u ' à sa c o n c l u s i o n .

F a m a sai t q u ' i l est p e r d u , m a i s il va j u s q u ' a u b o u t de son des- t i n q u i est de d i s p a r a î t r e de ce m o n d e q u i le re fuse ( d e p u i s les v a u - t o u r s q u i le c h a s s e n t j u s q u ' a u x c i r cu l a i r e s p r é s i d e n t i e l l e s q u i lui f e r m e n t les f ron t iè res ) . U n m o n d e d o n t l u i - m ê m e ne v e u t p l u s et s u r l e q u e l il f e r m e les y e u x e n q u i t t a n t la c a p i t a l e (p. 194).

F a m a se c o n d u i t e n v é r i t a b l e h é r o s t r ag ique . Sa fin, m i s é r a b l e et g l o r i e u s e à la fois, fai t de lu i u n h é r o s v a i n c u , m a i s n o n p a s u n e v i c t i m e : v o l o n t a i r e o u n o n , sa m o r t , q u i su i t sa d é c i s i o n de f ran- c h i r m a l g r é t o u t l a f r o n t i è r e , res te e n ce la u n a c t e l ibre. A i n s i les h é r o s déf ien t - i l s les d i e u x q u i les o n t c o n d a m n é s .

1 Martine Favario, «Les Soleils des Indépendances, l'agonie d'un prince», Combat, 29 janvier 1970.

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C'est pourquoi, au-delà de son drame personnel, Fama est une image de l'humanité toujours confrontée à des forces qui la dépas- sent, une humanité dans laquelle tous les lecteurs peuvent se reconnaître.

La tragédie de la fin d'un monde : l 'Afrique traditionnelle

Dévirilisée, démystifiée, l'Afrique si belle, si virile, si mysté- rieuse jadis, se meurt sous les coups des nouvelles réalités politi- ques et économiques. Les valeurs anciennes de justice, d'honneur, de vérité, sont sacrifiées, aux yeux des hommes de la tradition.

Le tragique est que rien n'indique qu'il suffise que cette Afri- que-là meure pour que naisse l'Afrique nouvelle. Ainsi ne peut-on savoir si Salimata aura un enfant ou non.

Cette mort des choses anciennes est traduite par la mort de Fama. Avec lui meurt toute la société traditionnelle. C'est un thème tragique universel : « Fama est un authentique héros tragi- que dans la mesure où toute une société riche de traditions meurt avec lui... Ainsi le roman... rejoint... l'universelle condition humaine »

La tragédie de la déchéance

A. Kourouma ne décrit pas le monde des Indépendances comme un univers où l'on résiste, où l'on s'affronte, comme dans les romans de Monemembo ou de Sony Labou Tansi. Il décrit la déchéance personnelle d'un héros dont il est dit que la race s'étein- dra quand émergera cette société des Indépendances.

En cela, son roman est une histoire très humaine. Dans ce monde nouveau, Fama, un homme de l'ancienne société, est entraîné vers la déchéance, l'échec et la mort. Là est le thème tra- gique.

La déchéance de Fama est complète. Déchéance physique du mariage infécond, du vieillissement et du dépérissement en prison ; déchéance sociale de la pauvreté, du rang princier bafoué par le manque d'égards, l'agression verbale et même physique ; déchéance politique enfin, avec le pouvoir perdu, l'inexistence aux yeux des nouveaux pouvoirs et la restauration impossible.

1 Jean-Cléo Godin, op. cit., p. 209.

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F a m a n e se rés igne p o u r t a n t p a s à ce t t e d é c h é a n c e , et le r o m a n m o n t r e auss i la q u ê t e d o u l o u r e u s e et h u m i l i a n t e de sa g r a n - d e u r p e r d u e , q u ' i l n e r e t r o u v e r a t r a g i q u e m e n t q u ' a u m o m e n t d e sa m o r t .

L a t r i s t e s s e t r a g i q u e

Si l ' h u m o u r est p r é s e n t d a n s le l ivre, c ' es t c o m m e f a c t e u r d ' é q u i l i b r e et c o m m e r é a c t i o n à l ' a b s u r d e et a u t r ag ique . Le r o m a n e x h a l e d o n c aus s i c e t t e « t r i s tesse m a j e s t u e u s e » de la t r agéd ie d o n t p a r l a i t R a c i n e .

E l l e est d a n s la p l a i n t e p o u r la f e m m e excisée v i c t i m e des t ra - d i t i o n s p e r t u r b a t r i c e s ; elle est d a n s le c h a n t de p i t i é p o u r F a m a b r o y é p a r s o n d e s t i n ; e l le est d a n s la c o m p a s s i o n et la r évo l t e é m u e d e v a n t le so r t d e s i n a d a p t é s , oub l i é s , c h ô m e u r s e t m i s é r e u x . Le l ivre p r é s e n t e u n t a b l e a u de l ' A f r i q u e , m a i s il est aus s i é v o c a t i o n d e la c o n d i t i o n h u m a i n e .

Il a d o n c u n e d i m e n s i o n t r a g i q u e q u i le p o r t e à des d i m e n s i o n s un ive r se l l e s . Il f au t e s p é r e r q u e les « s o l e i l s des I n d é p e n d a n c e s » p a s s e r o n t c o m m e le s o u h a i t a i e n t les M a l i n k é s , m a i s les Solei ls des I n d é p e n d a n c e s s o n t u n l ivre q u i r e s t e ra , p a r c e q u ' i l p a r l e de choses é t e r n e l l e s e t un ive r se l l e s . T o u t e la v a l e u r de ce t t e œ u v r e est l à :

A h m a d o u K o u r o u m a y p a r l e d e l ' A f r i q u e à la m a n i è r e a f r i ca ine , e t ce f a i san t , il t é m o i g n e p o u r l ' h o m m e .

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LEXIQUE

Alphatia (p. 121): déformation de l 'arabe al fatiha, «l'ouverture»; c'est le nom de la première sourate du Coran.

Bissimilai (pp. 27, etc.) : «Au nom de Dieu.»

Boa (pp. 78, etc.) : python.

Cafre (pp. 108, etc.) : de l'arabe câfir: infidèle; terme mépri- sant pour désigner quelqu'un qui n'a pas embrassé la religion isla- mique ; ne pas confondre avec l'ethnie cafre d'Afrique du Sud.

Camions, camionnettes (pp. 84, etc.): véhicules aménagés pour le transport de passagers ; mais les camions du père de Dia- kité (p. 86) sont de véritables camions.

Canari (p. 105, etc.): marmite, récipient en terre cuite; le mot, d'origine caraïbe, a été véhiculé par les colons.

Cougal (p. 164): peut-être s'agit-il d'un terme local ou d'une coquille pour couguar (mais ce dernier est le puma d'Amérique) ; ce terme n'intervient que dans une image.

Cha-cha (p. 45, etc.) : instrument de musique constitué par un cylindre rempli de graines dures que l'on agite de manière ryth- mée.

Dioula (p. 11, etc.) : colporteur ou commerçant malinké ; au sens large, Malinké (p. 21 : «le grand Dioula, le Malinké pros- père »).

Djoliba (p. 72, etc.) : autre nom du fleuve Niger ; il signifie soit « la rivière de sang » ; de djoli : sang et ba : fleuve), soit « la rivière des griots » (de djeli : griot et ba : fleuve).

Dolo (p. 100, etc.) : bière de mil.

Fonio (p. 111, etc.) : céréale (éleusine) consommée ordinaire- ment en semoule.

Foula (p. 168): Peul.

Foutou (p. 145, etc.) : purée d'ignames ou de bananes.

Gnamokodé ! (p. 9) : bâtard, enfant illégitime ; injure grossière.

Gorée (p. 112): cette île au large de Dakar, surtout connue comme lieu d'embarquement des esclaves lors de la traite, fut, au temps de la colonisation, le siège de l'école William-Ponty où étaient formés les cadres africains de l'Afrique occidentale fran- çaise.

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Horodougou (p. 9, etc.) : pays (dougou) de l'homme libre, hon- nête, loyal (horou) ; ce sens est à préférer à cet autre, parfois pro- posé : pays de la cola (Worodougou).

Houmba ! (p. 113) ou mba: salutation signifiant ordinaire- ment « Merci ! D'accord ! ».

Kala (p. 130): expliqué dans le texte; signifie également: connaissance.

Koma (p. 108, etc.) ou komo: masque fétiche ou sa société secrète.

Lougan (p. 40, etc.) : champ cultivé ; le mot, d'origine vietna- mienne, a été véhiculé par les colons.

Magna (p. 13, etc.) ou magnan: variété de fourmi Carnivore.

Margouillat (p. 90, etc.) : sorte de lézard.

Ménagère (p. 37) : dans le texte, il s'agit d'un canari ou d'une marmite.

Moriba (p. 15, etc.) : ce nom, qui signifie «grand marabout» (de mori: marabout et ba: père, terme de respect pour désigner un aîné) et que l'on donne par déférence à Souleymane Doumbouya (p. 99), semble être celui d'un ancien marabout célèbre de la région.

Nago (p. 90): Yoruba.

Ouassoulou (p. 12, etc.): région du Mali comprise entre Bamako et les frontières ivoirienne et guinéenne.

Oulof(p. 65): graphie pour Ouolof, Wolof, ethnie du Sénégal.

Ourebi (p. 99, etc.) : petite antilope; l'heure de l'ourebi est la troisième des heures de prière musulmane (vers 14 heures; cf. p. 99 : «A l'heure de la troisième prière... à l'heure de l'ourebi »).

Plaisanterie (frères de) (p. 131): cf. la note 2 de la page 94. Talibets (p. 99) ou talibés : jeunes disciples d'un maître du

Coran.

Tara (p. 158, etc.) : lit de bambou.

Tigre (p. 128, etc.) : panthère.

Tô (p. 97, etc.) : pâte de maïs ou de mil.

Togobala (p. 100, etc.) : «grand village de paillottes» (de togo: hutte, toit de chaume, ba : nombreux, la : dans).

Toto (p. 134): rat dit «rat voleur» et «rat de Gambie».

Toubabs (p. 18, etc.) : Blancs européens.

Trigle (p. 174): sorte d'insecte ; ne pas casser la tête du trigle sans les yeux: ne pas faire les choses à moitié.

Ver de Guinée (p. 176): filaire agent de la dracunculose.

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BIBLIOGRAPHIE

En plus des ouvrages et articles cités en référence dans notre étude, nous avons consulté :

Danielle CHAVY-COOPER, « Ahmadou Kourouma, les Soleils des Indépendan- ces», Books abroad, 44, n° 4, 1970, Norman, Oklahoma, U.S.A., p. 714.

Eric SELLIN, «Kourouma Ahmadou, les Soleils des Indépendances», The French Review, 44, 1971, Champaign, Illinois, U.S.A., pp. 641-642.

Jacques LANOTTE, « les Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma», Cultures et développement, IV, n° 1, 1972; Université catholique de Louvain, pp. 171-172.

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Birgit FRÖHLICH, «Geschichte eines legitimen Prinzen», Tribune, n° 243, 2.12.1978, Berlin-Est.

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François SALIEN, «Un anti-héros: Fama», Notre Librairie, n° 60, juin-août 1981, pp. 65-69.

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Marie-Simone BURTIN, Jean-Charles Obadia, «les Soleils des Indépendances, l'ancrage culturel », le Français dans le monde, Réponses, n° 7, mai 1983, pp. 18-23.

Casimir DZIEWANOWSKI, préface à l'édition polonaise des Soleils des Indépen- dances : Fama Dumbuya najprawdziwszy Dumbuya na bialyn koniu (Fama Doum- bouya, vrai Doumbouya sur son cheval blanc), Warszawa, 1975, p. 10. Traduction : Christine Miniscloux.

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