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UFR DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES ÉCOLE DOCTORALE DROIT ET SCIENCES HUMAINES
CENTRE DE RECHERCHE TEXTES ET FRANCOPHONIES
Thèse de Doctorat nouveau régime en vue de l’obtention du grade de Docteur ès Lettres de l’Université de Cergy-Pontoise
LA REPRÉSENTATION DES CONFLITS CHEZ
AHMADOU KOUROUMA ET ALAIN MABANCKOU
(1998–2004)
Option : Littérature comparée et francophone
Présentée par
Régina-Marciale MENGUE–NGUEMA
ép. CARBONNE-BLANQUI
Sous la direction de : Mme. Christiane CHAULET ACHOUR, professeur à l’Université de Cergy-Pontoise Membres du jury : Mme. Martine MATHIEU-JOB, professeur à l’Université de Bordeaux III, Michel de Montaigne Mr. Papa SAMBA DIOP, professeur à l’Université de Paris Est-Paris XII Mr. Michel NAUMANN, professeur à l’Université de Cergy-Pontoise
NOVEMBRE 2009
2
DEDICACE
A mon père Nguema-Meye Alphonse
A ma mère Abessolo Endamane Valentine,
Pour m’avoir donné la vie et m’avoir procuré votre amour et toute votre affection depuis ma
venue au monde.
A ma fille Anna,
Dont la naissance m’a donné la force d’aller toujours de l’avant.
3
REMERCIEMENTS
C’est un grand honneur de pouvoir témoigner ici ma gratitude envers toutes les
personnes et les institutions qui ont rendu ce travail de recherche possible.
Je tiens particulièrement à remercier ma directrice, le professeur Christiane Chaulet
Achour, qui par son expérience et sa disponibilité a toujours su, depuis 2005, et notamment
lors de ces deux dernières années de thèse, me conseiller, me guider et m’encourager. Sans
son soutien permanent, ce travail n’aurait jamais vu le jour.
Je remercie l’Université de Cergy-Pontoise qui m’a permis d’entreprendre mes travaux
au sein de sa structure. Je remercie mon école doctorale EDDSH (Ecole Doctorale de Droit et
Sciences Humaines), et tout particulièrement mon centre de recherche le CRTF (Centre de
Recherche Textes et Francophonies), qui, par les formations dispensées et par les colloques
auxquels ils m’ont permis d’assister et de participer, ont facilité l’enrichissement de mes
connaissances.
Je n’oublierai pas de témoigner ma gratitude au gouvernement gabonais pour m’avoir
octroyé une bourse de recherche qui m’a permis de consacrer mon temps à ce travail.
Un grand merci à toute ma famille, tout particulièrement à mon mari, Stéphane, à mon
petit frère Body et à mes amis pour leur soutien, leur patience et leurs encouragements
infaillibles.
J’exprime ma gratitude aux membres du jury qui ont accepté de participer à la
soutenance de cette thèse.
4
SOMMAIRE Dédicace 2 Remerciements 3 Sommaire 4 INTRODUCTION GENERALE 5 PREMIERE PARTIE : CONFLITS DES ORIGINES 27 Chapitre I: La famille et la société 30 Chapitre II : L’enfance et la formation 73 DEUXIEME PARTIE : ORIGINES DES CONFLITS 119 Chapitre I : Colonisation et problèmes sociaux 123 Chapitre II : Les différentes guerres 177 TROISIEME PARTIE : LES FIGURES DU CONFLIT 236 Chapitre I : Matérialisation du conflit 238 Chapitre II : Portées des créations romanesques 285 CONCLUSION GENERALE 334 BIBLIOGRAPHIE 340 Index des notions 358 Index des noms 368 Table des matières 370
5
INTRODUCTION GÉNÉRALE
6
1. Formulation et délimitation du sujet
La question de « la représentation des conflits chez Ahmadou Kourouma et Alain
Mabanckou », telle que nous souhaitons l’aborder, revêt ici un intérêt littéraire. Et dans le
vaste domaine de la littérature, elle sera consacrée au sous-ensemble qu’est la littérature
africaine et plus précisément la littérature africaine francophone subsaharienne. Une brève
historique sur la littérature africaine s’impose ici pour aboutir à l’étude du corpus choisi.
La littérature africaine en général retrace ou suit l’Histoire du continent noir. Un
continent qui a été victime de siècles de déshumanisation et d’humiliation, à travers
l’esclavage et la colonisation. De fait, les écrivains noirs s’étaient alors érigés pour dénoncer,
voire réfuter le portrait de l’homme noir dressé par l’esclavagisme et le colonialisme. Ce
Portrait octroyait à l’homme noir « une incapacité cérébrale.»1 Cette thèse a nourri bon
nombre de critiques, parmi lesquelles, celle de Schoelcher, reprise par Charles-André. En
effet, pour ce premier, « la prétendue pauvreté intellectuelle des nègres est une erreur,
entretenue, perpétuée par l’esclavage. »2 A lire les diverses herméneutiques justifiant
l’émergence historique de la littérature africaine, on peut affirmer que les écrivains nègres
fondateurs de la poésie et du roman africain en particulier, avaient entrepris de réhabiliter
l’image de l’homme noir.
La naissance de la littérature africaine est donc issue du produit d’une lutte ou d’un
conflit, à la fois idéologique et politique, mais aussi le résultat d’un déchirement humain.
Les théoriciens de la littérature africaine en établissent généralement une périodisation
qui tient jusqu’alors en trois phases. La première, c’est-à-dire la phase coloniale est
essentiellement contestataire. Les écrivains africains revendiquaient alors l’identité noire.
C’est dans ce contexte que la revue Présence Africaine, fût créée en 1947. Une revue dont
l’objectif était de constituer un cadre de ralliement et réflexion sereine des intellectuels
africains et Noirs, afin d’œuvrer pour la valorisation de la civilisation noire. Une civilisation
que Léopold S. Senghor a définie comme « l’ensemble des concepts et techniques d’un
1 Julien (Charles -André), in Avant-propos de l’Anthologie la nouvelle de la poésie nègre et malgache de langue française de L. S. Senghor, PUF/2ème Ed. Quadrige, 1992, p.7. 2 Julien (Charles -André), citant Victor Schoelcher dans l’avant-propos de L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Op. Cit., p. 7.
7
peuple donné à un moment donné de son histoire »3 et qui est omniprésente dans chaque
peuple.
Contrairement à la thèse soutenue par certains ethnologues occidentaux qui présentaient
le peuple noir comme un peuple sans civilisation, Senghor défend l’idée qu’il n’y a pas de
peuple sans civilisation. Cette position défensive permet de comprendre le bouillonnement
intellectuel des poètes et romanciers noirs pendant cette phase, en même temps qu’elle permet
de justifier la naissance de leur mouvement littéraire : la Négritude. Ce mouvement a été
pensé pour rassembler les Noirs et leurs amis occidentaux afin de réfléchir sur la condition de
l’homme noir, de dénoncer les excès de l’ordre colonial. Au sujet de ce mouvement, Senghor
écrit : « Négritude, c’est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles
s’expriment dans la vie, les institutions et les œuvres des Noirs. »4 Et ce sont ces valeurs que
les écrivains africains entendaient mettre en exergue dans leurs premières œuvres, tout en
fustigeant l’ethnocentrisme occidental. Jacques Chevrier, dans la même perspective soutient :
« les acteurs et les témoins du drame colonial éprouvent l’angoisse du non-être et s’engagent
dans une quête douloureuse de leur identité bafouée et brisée, à la recherche d’un
hypothétique salut. »5 En effet, la quête identitaire, la réhabilitation du peuple noir et sa
culture ont été au cœur du combat des premiers intellectuels et écrivains noirs.
Il y a eu, ensuite, la phase des indépendances. Celles-ci ont constitué un mirage pour les
peuples africains, une sorte d’épisode noir de l’histoire de la littérature africaine, voire de
celle du continent africain. Le cri de joie des indépendances tant attendues s’est vite
transformé en cri de douleur et de révolte. En effet, les indépendances ont mis au pouvoir les
fils du néo-colonialisme. Cette prise de pouvoir a engendré l’émergence des dictatures dans
les anciennes colonies. Et comme pendant la période coloniale, cette réalité historique a à son
tour suscité de nombreuses productions littéraires6.
La phase actuelle, enfin, est celle des décennies 1980-1990, 1990-2000, qui mettent
toujours l’accent sur les réalités sociales, politiques, culturelles et économiques en Afrique. 3 Senghor (Léopold S.), Liberté I : Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964, pp. 11-12. 4 Ibid., p. 9. 5 Chevrier (Jacques), in Ethiopiques, numéros 50-51. Revue trimestrielle de culture négro-africaine, Nouvelle série, 2ème et 3ème trimestres 1988, Vol. 5, nos 3-4 sur http://www.refer.sn/ethiopiques/imprimer-article.php3?id_article=1010, du 03/04/2009. 6 Il y a eu entre autres, Les Soleils des indépendances de Kourouma, Le cercle des tropiques d’Alioum Fantouré, La vie et demie de Labou Tansi, etc. Tous ces récits tissent l’histoire complexe des dictateurs qui ont pris les pays en otage après les indépendances.
8
L’actuel discours fait de l’homme et de la société les uniques enjeux d’une littérature qui n’est
toujours pas sortie d’un certain réalisme colonial et postcolonial. C’est dans cette phase que
peut encore s’inscrire Ahmadou Kourouma et que s’inscrit Alain Mabanckou. Ces deux
écrivains suivent de près les thèmes dont les enjeux ne se limitent plus essentiellement à leurs
pays, mais qui s’étendent à l’universel.
En effet, l’écriture de Kourouma aborde, certes, une certaine fiction, mais celle-ci reste
le témoignage de l’histoire tumultueuse des pays de l’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire,
Liberia et Sierra Leone). Une histoire qui représente un fléau pour ces pays. Les conflits et
surtout l’exploitation des enfants sur des champs de bataille sont des réalités auxquelles ces
pays restent exposés. De la même manière, Alain Mabanckou évoque de façon récurrente la
question des conflits. Ces conflits, comme nous le verrons, ne trouvent pas les mêmes
intonations chez les deux écrivains.
Nous envisageons de traiter des conflits comme ils apparaissent dans Allah n’est pas
obligé7, Quand on refuse on dit non8 d’Ahmadou Kourouma, Bleu Blanc Rouge9 et Les petits-
fils nègres de Vercingétorix10 d’Alain Mabanckou qui sont des écrivains de la sphère
francophone. De fait, notre étude des conflits s’inscrit dans le cadre de la littérature africaine
francophone du sud du Sahara et se limite aux quatre romans des deux auteurs précités.
2. Justification du choix des auteurs
Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou, deux écrivains que seul le fait d’appartenir à
un même continent semble lier. Pourquoi avons-nous choisi de travailler sur ces deux
écrivains qui n’ont pour dénominateur commun que le statut d’écrivains africains ? Ahmadou
Kourouma et Alain Mabanckou présentent plus de divergences que de points convergents. Sur
les divergences, il apparaît primordial de souligner qu’ils viennent de pays différents et
d’aires culturelles différentes et surtout qu’ils sont de générations différentes. Des univers qui
poseraient en effet, quelques soucis pour mener de front l’analyse de leurs œuvres dans une
étude les concernant.
7 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 1ère Ed. 2000, Coll. Points, 2002. 8 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Paris, Seuil, 1ère Ed. 2004, Coll. Points, 2005. 9 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Paris, Présence Africaine, 1998. 10 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Paris, Le Serpent à plumes, 1èreEd. 2002, Coll. Points, 2006.
9
Kourouma est un écrivain originaire de la Côte d’Ivoire, un pays de l’Afrique de l’ouest.
Il est d’ethnie et de culture malinké ; une ethnie à dominance musulmane. Une biographie de
l’auteur semblerait essentielle ici pour évoquer les points divergents entre les écrivains.
Kourouma est né en Guinée, pays limitrophe à l’ouest de la Côte d’Ivoire en 1927 dans
une famille malinké musulmane. A l’âge de sept ans, il est confié à son oncle infirmier qui
exerce à Boundiali en Côte d’Ivoire. Il fréquente l’école française dès 1935.
En 1947, il est admis à l’école technique de Bamako au Mali. Les années 1943-1947
sont une période décisive pour l’Afrique, surtout au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Car avec la création du Rassemblement Démocratique Africain (R.D.A.), les premiers
mouvements anti-colonialistes voient le jour. Les milieux intellectuels et les grandes écoles
sont pris dans cet élan de libération du colonialisme.
Considéré comme le meneur de la grève des étudiants, Kourouma est arrêté, expulsé de
son école vers la Côte d’Ivoire. Ainsi, pour lui apprendre à modérer son tempérament de
nationaliste, il est envoyé dans l’armée en qualité de tirailleur, au bataillon autonome de Côte
d’Ivoire pour trois ans.
En 1949, les mouvements de révolte du R.D.A. prennent de l’ampleur en Côte d’Ivoire
et le bataillon de Kourouma est requis et commis à la répression de la révolte. Kourouma
refuse d’y participer. Le soldat est alors dégradé et renvoyé au corps expéditionnaire
d’Indochine, en vue d’une autre guerre de libération. Il y reste jusqu’en 1953, avant d’être
affecté à l’état major de Saigon. En 1954, démobilisé, il rentre en Côte d’Ivoire avec le grade
de sergent. En 1955, il entreprend d’aller poursuivre ses études en France, à ses propres frais.
Il y prépare différents concours dont celui de l’école de construction aéronautique et navale de
Lyon auquel il est reçu.
Mais il ne suivra pas cette formation, faute d’avoir obtenu une bourse d’étude. Tout en
militant au sein de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (F.E.A.N.F.), il
réussit au concours d’entrée à l’institut des actuaires de Lyon. En 1959, il obtient son diplôme
d’actuaire et un certificat d’administration des entreprises. Un an plus tard, il se marie à une
Française et travaille dans une compagnie d’assurance à Paris. En 1961, il rentre au pays
devenu indépendant et exerce comme directeur adjoint d’une banque à Abidjan. Mais deux
ans plus tard, il est soupçonné de complicité avec des meneurs du complot visant à destituer le
pouvoir en place. Il est arrêté puis relâché, faute de preuves mais perd son poste.
10
Après sept mois d’inactivité, il quitte la Côte d’Ivoire pour la France, puis se rend en
Algérie où il travaille dans une compagnie d’assurance de 1965 à 1969 et pendant cette
période, il écrit Les Soleils des indépendances11. Roman que Gassama présente comme «le
roman le plus original, le plus riche et le plus singulier, tant par les thèmes abordés que par
l’écriture. »12
De 1969 à 1971, il travaille dans une banque parisienne qui lui confie en 1971, la sous-
direction de son agence d’Abidjan. En décembre 1972, la représentation de sa pièce théâtrale
Le diseur de vérité13, est jugée subversive et lui vaut une affectation à Yaoundé au Cameroun
où il est directeur de l’institut international des assurances, un organisme panafricain. Il
occupe ce poste jusqu’en 1983 avant de se voir confier à Lomé au Togo, la compagnie
d’assurance des Etats membres de la C.I.C.A. Il en a été directeur jusqu’en 1992.
Cette biographie permet d’apprécier le militantisme de Kourouma. En effet, l’histoire
atypique de l’homme instruit sur son engagement qui l’a conduit à la littérature. Né en
Guinée, Kourouma se retrouve Ivoirien au soir des indépendances. Pourtant, de la Guinée en
Côte d’Ivoire, en passant par le Mali, Kourouma se sentait dans un espace qui lui appartenait.
Car durant la période de la colonisation le grand ensemble de l’Afrique Occidentale Française
(A.O.F.), fédération des colonies françaises d’Afrique de l’Ouest (1895-1958) qui regroupait
les territoires de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, du Soudan, du Dahomey (actuel Mali), de la
Haute Volta (actuel Burkina-Faso), de la Mauritanie, du Niger et du Sénégal, donnait le
sentiment à ces populations ouest–africaines qu’aucun changement ne s’était opéré depuis
l’invasion coloniale. Il y avait toujours la libre circulation des biens et personnes. Mais après
les indépendances, ces populations avaient été surprises par les nouvelles valeurs introduites
par ces dernières. Elles devaient dorénavant avoir un justificatif de leur nationalité donc une
carte d’identité nationale. Les populations ne pouvaient plus se déplacer selon leur gré car
elles se devaient de respecter les frontières érigées par l’ancien colonisateur. Kourouma décrit
bien cette situation dans Les Soleils des indépendances. En effet, l’engagement littéraire de
11 Kourouma (Ahmadou), Les Soleils des indépendances, 1968, Rééd. Paris, Le Seuil, 1970. D’abord refusé par les maisons d’éditions pour son style déroutant, douteux et fautif. C’est grâce à l’ingénieuse intuition des Presses Universitaires de Montréal au Canada qu’on a pu apercevoir qu’y battait le cœur d’un ton ou d’un style qui devait influencer toute une génération de romanciers africains. 12 Gassama (Makhily), La langue d’Ahmadou Kourouma, Paris, ACCT/Karthala, 1995, p. 12. 13 Kourouma (Ahmadou), Le diseur de vérité, Paris, Accoria, 1998.
11
Kourouma naît de son militantisme politique. A propos de son rapport à la littérature, cet
extrait d’interview accordée au Nouvel Observateur nous instruit mieux sur l’écrivain et le
militant Ahmadou Kourouma:
"Si la littérature a pour moi une fonction sociale, c’est de combler le silence qu’escamote l’esclavage, la colonisation et les dictatures africaines que l’Occident a développés en Afrique comme j’ai fait dans mon roman En attendant le vote des bêtes sauvages…J’accuse le secteur industriel et financier de favoriser les échanges inégaux au détriment du Tiers Monde. L’Occident a aidé le paysan européen. Il a aidé les juifs. La justice voudrait qu’il aide maintenant les Africains. A quand le plan Marshall pour l’Afrique noire sous l’autorité du fonds monétaire international."14
Nous emprunterons la même démarche, celle du parcours biographique pour Alain
Mabanckou afin de justifier les différences qui existent entre les deux écrivains. Mabanckou
est Congolais d’origine (Congo-Brazzaville), un pays où la religion chrétienne est entrée dans
les mœurs après l’arrivée des colonisateurs. Il est issu de la génération d’après les
indépendances. Alain Mabanckou est né le 24 Février 1966 à Pointe-Noire au Congo, pays
d’Afrique centrale. Il est d’ethnie et de culture batéké.
Après l’obtention de son baccalauréat, il a entrepris des études de droit à l’université
Marien Gouabi de Brazzaville puis les a poursuivies en France. Il est titulaire d’un D.E.A. en
droit des affaires délivré par l’université de Paris Dauphine en 1993. Il a travaillé comme
conseiller dans une filiale du groupe Suez-Lyonnaise des Eaux à Paris. Parallèlement,
Mabanckou a produit et animé des émissions culturelles à Média Tropical. Il a résidé pendant
plus d’une décennie en France. Une période pendant laquelle il a commencé à écrire son
œuvre littéraire. Déjà au Lycée, Mabanckou s’adonnait à l’écriture mais c’est en France qu’il
a pu publier ses ouvrages : d’abord de la poésie, ensuite des romans.
Depuis 2001, Alain Mabanckou a quitté la France (Paris), pour aller enseigner la
littérature africaine contemporaine à l’université de Michigan, aux Etats-Unis où il vit
désormais.
Les parcours des deux écrivains confirmeraient leurs différences. En effet, Kourouma
fait partie de la génération coloniale qui a milité pour la libération de l’Afrique. Et
Mabanckou, qui, du point de vue générationnel, pourrait être le fils de Kourouma, est né six
ans après l’indépendance de son pays en 1960 et deux ans avant la première publication du
14 Ahmadou Kourouma, « La littérature a-t-elle encore une fonction ? », Le Nouvel Observateur, n° 02228-1984, p. 32, novembre 2002.
12
livre de Kourouma Les Soleils des indépendances, en 1968. Comme tous les jeunes de sa
génération, Mabanckou aurait grandi sous ces « soleils des indépendances », œuvre qui, après
sa réédition par le Seuil en 1970, est devenue un classique de la littérature africaine, enseigné
dans la majorité des Lycées des pays africains.
Kourouma qui a une formation technique initiale, a commencé à écrire à partir d’une
thématique bien définie : les indépendances qu’il a défendues et qui, après leur obtention, ont
constitué une désillusion pour un grand nombre d’Africains. Quant à Mabanckou, il a fait des
études de droit. Son entrée en littérature pourrait, dans un premier temps se lire comme la
passion d’un jeune lycéen pour la littérature. Cependant, la date des premiers écrits de
Mabanckou, c’est-à-dire les années 1993, correspondrait à une période bien déterminée et très
délicate de l’histoire du Congo.
Après l’avènement de la démocratie au Congo en 1991, le pays a connu des violences et
des guerres civiles de 1993 à 1994 et qui ont poussé plusieurs de ses citoyens à émigrer. Ces
guerres civiles ont repris de plus belle en 1997. Mabanckou qui, comme nous l’avons
souligné, a émigré vers la France pour entreprendre ses études dans la même période (1991),
n’est plus jamais rentré dans son pays. Quelques points communs commencent à se dessiner
avec Kourouma. Aucun des deux écrivains n’a suivi une formation littéraire, d’une part. Les
deux auteurs ont écrit ou écrivent en dehors de leurs pays d’origine, d’autre part. Leurs deux
pays, à des époques différentes, ont connu des crises graves.
Dans la perspective des convergences, nous ajouterons que nous avons choisi de
réfléchir sur deux écrivains qui ont été dans la sphère de la colonisation française mais à
différentes époques. Nous nous appuierons sur la carte géographique des pays africains
francophones pour préciser les choses. En effet, l’usage de la langue héritée de la colonisation
représente un point de convergence à la fois pour la création et ce qui est en amont des
créations chez les auteurs. La langue et le regard que les deux écrivains posent sur leurs pays
d’origine, à partir d’espaces extérieurs, c’est-à-dire de leurs pays d’accueil constitueraient des
points de convergences à partir desquels s’opérerait leur union. Le fait d’écrire ou d’avoir
écrit en dehors de leurs pays d’origine, aurait favorisé leur liberté de création.
Cette liberté leur aurait permis d’aborder des problématiques fortement socio-politiques
qui résulteraient de l’état des pays africains sur lesquels ils écrivent. Chez Kourouma, il y a
une sorte de témoignage de l’histoire réelle des pays de l’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire,
13
Togo, Liberia et Sierra Leone) qu’il a entrepris depuis son premier roman jusqu’au dernier.
Chez Mabanckou, on ne lit pas le même engagement que chez Kourouma, toutefois, l’auteur
congolais, dans son premier roman Bleu Blanc Rouge, paru en 1998, peint le désespoir des
jeunes Congolais dans un pays où leur avenir semblerait à jamais compromis. Ce point de
départ sur l’avenir incertain traduirait l’errance de l’œuvre littéraire de Mabanckou dont les
narrations se situent généralement entre le Congo et la France (y compris son département
d’Outre-Mer : la Guadeloupe). Il nous semblait intéressant enfin de prendre deux écrivains de
générations différentes, dans la succession l’une de l’autre, pour entrevoir la question de la
« filiation » en littérature africaine et celle de la « réception » : qu’est-ce qui se transmet au
niveau de l’écriture et des formes littéraires, au niveau des thématiques ? Peut-on apprécier la
réception des deux écrivains, dans leurs pays, dans l’Afrique francophone, en France et plus
largement dans le monde ?
14
Carte d’Afrique
� Pays normalement considérés francophones. � Pays parfois considérés francophones.
15
3. Analyse du sujet
Le mot clef de notre sujet est «conflits » au pluriel car ceux-ci apparaissent sous
plusieurs formes dans les œuvres de notre corpus. Mais avant de parler des conflits, une
définition du vocable conflit serait un point d’approche nécessaire. Le conflit se définit
comme une situation d’opposition entre deux ou plusieurs entités, dans l’optique d’obtenir
l’objet qui constitue le même centre d’intérêt et qui est à l’origine du conflit. Le conflit peut
parfois générer de l’agressivité ou de la violence, comme c’est le cas des conflits armés qui
minent les univers romanesques de Kourouma et Mabanckou. Le conflit peut aussi survenir
lorsqu’un individu essaie d’affirmer ses positions, sans tenir compte de celles des autres. C’est
le genre de conflit qui naît dans les familles, sans pour autant se traduire par de l’agressivité,
encore moins par la violence. Dans ces cas, l’individu s’isole de son cadre familial,
développant une sorte de conflits permanents avec son entourage et aussi avec lui-même.
Cette représentation du conflit est très lisible dans les œuvres des deux auteurs soumis à cette
étude.
Le choix de la problématique des conflits permet d’étudier des points d’observations où
les personnages sont amenés à affronter les difficultés quotidiennes de leurs milieux respectifs
et entament des combats intérieurs, en vue d’une affirmation de leur personnalité, voire de
leur existence. Mais ce parcours n’est pas simple car son itinéraire présente souvent des
embûches qui exposent ces personnages à des conflits encore plus graves. Chez Kourouma,
par exemple, le jeune Birahima découvre les conflits armés au cours de son entreprise de
retrouver une famille. Chez Mabanckou, les conflits deviennent une question existentielle car
tout, y compris ses personnages avec eux-mêmes se déploient dans le conflit.
L’intitulé « La représentation des conflits chez Kourouma et Mabanckou », entend ainsi
explorer les conflits apparents dans les romans de Kourouma et Mabanckou, parus entre 1998
et 2004. Ces deux décennies représentent une période difficile pour les pays qui sont mis en
exergue chez les deux auteurs. Des guerres tribales ou civiles, à l’errance, en passant par la
précarité, les deux décennies au cours desquelles les pays illustrés par les deux écrivains, ont
connu des histoires assez tumultueuses. Les conflits semblent ainsi constituer la dynamique
des œuvres de notre corpus, celle par laquelle elles se construisent et celle qui les construit.
16
4. Hypothèse de recherche
L’élaboration d’un travail de recherche s’opère à partir d’une problématique initiale.
Celle-ci demande alors que son projet soit clairement défini, aussi que les ambitions et surtout
les approches méthodologiques participant de sa mise au point, soient atteintes. Mais avant
toute chose, ce travail envisage répondre à l’interrogation initiale, donc exposer les raisons qui
l’ont engendré.
Les conflits poussent les personnages à émigrer vers des lieux inconnus. Ces conflits,
bien que présentés différemment par chacun des romanciers, orchestrent les déplacements des
personnages. Il s’y lit ainsi l’expression d’un désarroi et d’une inquiétude qui culminent dans
les œuvres des écrivains. A partir de ces coïncidences thématique et chronologique,
Kourouma et Mabanckou ont publié en 1998, 2000 et/ou 2002, 2004, il est évidemment
tentant de penser que leurs œuvres offrent de nombreux points de convergence et sont donc
justiciables d’une analyse critique identique qui les groupe autour de la problématique « des
conflits». La réalité est cependant plus nuancée. Car à côté des convergences, il est plus facile
d’observer des divergences, voire des oppositions. Dans l’impossibilité évidente d’en dresser
un tableau comparatif, exhaustif, nous avons donc choisi d’examiner les similitudes qui
renvoient au thème des conflits entre les diverses œuvres de notre corpus.
Et nous voici au cœur de notre projet. Nous voudrions jeter un regard sur les romans de
Kourouma et Mabanckou afin d’étudier le motif des conflits qui semble saisir ces œuvres
produites dans la fin des années 1990 et la première moitié des années 2000. Notre projet est
donc d’apprécier le processus des conflits. Alors la première interrogation concerne la
typologie de conflits mis en exergue par Kourouma et Mabanckou. Sont-ils représentatifs des
sociétés qui servent de substrat aux œuvres de notre corpus ? Enfin quelle envergure prennent
les conflits représentés par Kourouma et Mabanckou ?
5. Etat de la recherche
Les travaux sur Ahmadou Kourouma ont été effectués par de nombreux critiques, en
l’occurrence les plus significatifs, ceux de Adrien Huannou15, Jean Derive16, Marie-Paule
15 Huannou (Adrien), « La technique du récit et le style dans Les Soleils des indépendances » in L’Afrique littéraire et artistique, n°38, 1975, pp. 31-38. 16 Derive (Jean), « L’utilisation de la parole orale traditionnelle dans Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma » in La permanence de la mutation des mythes traditionnels africains dans la littérature moderne, Colloque de Limoges, 1976, L’Afrique littéraire et artistique n°54-55, 1979, pp.103-110. ; « Quelques
17
Jeusse17 Pius Ngandu Nkashama18, Jean-Claude Nicolas19, Ghislain Ripault20, Madeleine
Borgomano21, Makhily Gassama22, Bohui Djedje23, Lezou Dago, Mlanhoro et Derive24, etc.
Dans le cadre des études supérieures, plusieurs thèses se sont intéressées à l’écriture de
Kourouma, dans la mesure où les questions qu’elle aborde et surtout son style éveillent
toujours la curiosité des chercheurs. Ainsi, nous avons noté quelques mémoires de thèse
consacrés à l’étude de son œuvre. Parmi lesquels on trouve : Histoire et fiction dans la
production romanesque de Kourouma25, Histoire : « Outrages et défis » : analyse d’Allah
n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma26, Réception en France des romans d’Ahmadou
Kourouma, Sony Labou Tansi et Calixthe Beyala27, Le réel et sa représentation dans l’œuvre
romanesque d’Ahmadou Kourouma28, etc.
Nous y entrevoyons divers centres d’intérêts qui motivent le choix des chercheurs et
critiques de l’œuvre de Kourouma. Certains traitent des problèmes de langue, de style et
d’écriture; d’autres abordent des questions sociologiques et politiques. On y trouve aussi ceux
qui s’interrogent sur la réception de l’œuvre de l’écrivain ivoirien sur le territoire français, de
même que ceux qui se préoccupent des problèmes existentiels, métaphysiques, philosophiques
mais aussi ceux qui traitent de la modernité de Kourouma et de son œuvre. Les champs de
lecture sur l’œuvre de l’écrivain ivoirien sont donc multiples.
propositions pour un enseignement des littératures francophones. L’exemple d’un roman : Les Soleils des indépendances » in Recherche, pédagogie, culture, n°68, octobre-décembre 1984, pp.66-71. 17 Jeusse (Marie-Paule), Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma : étude critique, Paris, F. Nathan, Coll. Une œuvre, un auteur, 1984. 18 Ngandu Nkashama (Pius), Kourouma et le mythe : une lecture de « les Soleils des indépendances » d’Ahmadou Kourouma, Paris, Silex, Coll. A3, 1985. 19 Nicolas (Jean-Claude), Comprendre les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, Paris, St Paul, Coll. Comprendre, 1985. 20 Ripault (Gislain), « Les soleils de Kourouma brillent par leur présence», Littérature de Côte-d’Ivoire II, Notre Librairie, n°87, avril-juin 1987. pp. 5-10. 21 Borgomano (Madeleine), «Monnè, outrages et défis, d’Ahmadou Kourouma: une maladie de la mort», in Littérature et maladie en Afrique, Actes de colloque de l’A.P.E.L.A., Nice, septembre 1991, Sous la direction de J. Bardolph, Paris, L’Harmattan, 1994, pp.219-227 ; Ahmadou Kourouma : le guerrier griot, Paris, Montréal (Québec), L’harmattan, Coll. Classiques pour demain, 1998 ; Des hommes ou des bêtes ? Lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages, d’Ahmadou Kourouma, Paris, L’Harmattan, 2000. 22 Gassama (Makhily), La langue d’Ahmadou Kourouma, Op. Cit. 23 Bohui Djedje (Hilaire), Forme et fonction de l’expression du haut degré dans deux œuvres d’Ahmadou Kourouma : Etude syntaxique et énonciative, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1995. 24 Lezou Dago (Gérard) et all., Sémiologie du corps dans Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, Abidjan, Editions Universitaires de Côte-d’Ivoire, 2002. 25 Thèse soutenue par Diandué Bikacou Parfait, Sous la direction de Jean-Marie Grassin, Vion-Dury Juliette et Lezou Dago Gérard, Université de Limoges, 2003. 26 Thèse soutenue par Laetitia Mattei, Sous la direction de Leoni Anne, Université de Provence, 2003. 27 Thèse soutenue par Mombo Charles Edgard, Sous la direction de Papa Samba Diop, Université de Paris Val-de-Marne, 2004 28 Thèse soutenue par Yaussah Mesmin Nicaise, Sous la direction de Papa Samba Diop, Université Paris Val-de-Marne, 2004.
18
L’œuvre littéraire de Mabanckou, quant à elle, ne bénéficie pas encore d’une audience
critique et universitaire aussi forte que celle de Kourouma. Toutefois, certains critiques lui ont
accordé quelques pages dans leurs travaux, mais, sans pour autant lui consacrer la primeur de
leurs recherches. On pourra se référer des travaux de Sewanou Dabla29, Jacques Chevrier30,
Alpha Malonga31, Boniface Mongo-Mboussa32, Régina Mengue-Nguema33, etc.
Le terme de « conflits » touche toutes les sciences parce qu’il est humain, tant par la
difficulté de l’adéquation de l’âme et du corps que par celle de l’homme et des autres. Partie
intégrante du fait social dont il contribue à la régulation, il est multiple, protéiforme et
omniprésent. Qu’il exclut ou qu’il intègre, le conflit, déstructurant et structurant, apparaît
comme nécessaire car, par sa réalisation, il permet d’en éviter ou d’en résoudre d’autres.
Ainsi, s’il est naturellement le jardin du juriste, le conflit concerne toutes les sciences. Kant a
écrit dans Critique de la raison pure que « le conflit est un rapport entre deux déterminations
contradictoires. Le conflit, c’est la difficulté des choix cornéliens. »34
Dans l’impossibilité d’énumérer tous les travaux sur le thème du conflit, nous évoquons
quelques uns, à savoir ceux de Geog Hegel35, Jean-Paul Sartre36, Lewis Coser37, etc. Et, dans
l’espace littéraire africaine francophone, nous pouvons noter les thèses de Gabriel Louholo38
et de Didier Taba Odounga39. C’est à partir de leurs travaux et de la lecture des œuvres de
notre corpus que nous tenons le titre de cette étude « La représentation des conflits chez
Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou (1998-2004) ». En effet les romans qui font l’objet
29 Sewanou Dabla (Jean-Jacques), « Alain Mabanckou sous le signe binaire », Notre Librairie, n° 146 « Nouvelle génération », octobre-décembre 2001, pp. 46-48. 30 Chevrier (Jacques), « Alain Mabanckou » dans Littératures francophones d’Afrique noire, Aix-en-Provence, EDISUD, Coll. Les Ecritures du Sud, 2006, pp. 161-162. 31 Malonga (Alpha N.), « Alain Mabanckou: migritude et enracinement », dans Roman congolais. Tendances thématiques et esthétiques, Op. Cit., pp. 118-127. 32 Mongo-Mboussa (Boniface), « L’œuvre de Baldwin est plus que jamais d’actualité » sur congopage.com 33 Mengue-Nguema (Régina), « Que dit la vérité? Le secret d’Auguste-Victor dans Et Dieu seul sait comment je dors d’Alain Mabanckou », in Noirs secrets, ss. La dir. de Sylvie Brodziak et Christiane Chaulet Achour, Paris, Ed. Le Manuscrit, Coll. Féminin/Masculin, août 2009, pp. 40-49. 34 Kant (Emmanuel), Critique de la raison pure, Trad. Jules Barni et P. Archambault, Paris, C. Flammarion, 1943, p. 203. 35 Hegel (Geog), phénoménologie de l’esprit, Trad. Gwendoline Jarczyk et Pierre Jean Labarrière, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de philosophie, 1993, 1ère Ed. 1807 36 Sartre (Jean-Paul), Les mains sales, Paris, Gallimard, 1980, 1ère Ed. 1948. 37 Coser (Lewis A.), Les fonctions du conflit social. Etudes des conflits sociaux, Trad. Marie Matignon, Paris, PUF, Coll. Sociologies, 1982. 38 « La représentation des conflits dans l’œuvre théâtrale de Guy Menga », sous la dir. Richard Demarcy, Université de la Sorbonne nouvelle, 1986. 39 « La représentation des conflits sociaux dans le roman gabonais des origines à nos jours », sous la dir. Jacques Chevrier, Paris IV Sorbonne, 2003.
19
de cette recherche apparaissent comme des oeuvres qui ne peuvent pas se produire
indépendamment des conflits. Ils en ont fait corps, au point que cette problématique leur
attribue un trait identitaire nouveau.
Les guerres comme la précarité sont des réalités que ce soit au Liberia, en Sierra Leone,
en Côte d’Ivoire ou au Congo-Brazzaville, aujourd’hui. Elles sont une menace pour ses
sociétés contemporaines par rapport aux idéologies qu’elles véhiculent et qui génèrent la crise
de la représentation chez les personnages. Nous nous proposons de montrer la récurrence
thématique des conflits et les modalités de leurs déploiements à travers les quatre romans
cités.
6. Présentation et justification du corpus
Notre corpus se constitue de quatre romans, à savoir : Allah n’est pas obligé, Quand on
refuse on dit non d’Ahmadou Kourouma, Bleu Blanc Rouge et Les petits-fils nègres de
Vercingétorix d’Alain Mabanckou. Notre choix s’est porté sur des œuvres de Kourouma et
Mabanckou dans la mesure où ces deux auteurs développent un thème qui revêt un intérêt
particulier dans notre recherche. En effet, ces œuvres comportent un thème spécifique aux
crises que connaissent quelques Etats africains contemporains, en l’occurrence, le Congo-
Brazzaville, le Liberia, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire et dans une large mesure la France40.
Les guerres tribales, ethniques et civiles et leur cohorte de violences, la précarité qui sont des
facteurs favorables à l’émigration, sont autant de problèmes auxquels ces pays restent
confrontés et que ces auteurs mettent en exergue dans leurs oeuvres.
Pourquoi avoir opté pour le roman au lieu d’un autre genre littéraire ? La réponse à cette
interrogation conduit à établir l’historique de la naissance du roman africain en général et,
après la présentation de notre corpus, elle ouvrira à l’historique des romans du corpus, en
particulier.
Les écrivains noirs africains s’étaient engagés dans le combat que menaient ceux de leur
race, en vue de conquérir leur liberté, leurs droits, de réhabiliter leur culture et d’affirmer leur
personnalité. C’est ainsi qu’ils ont fait du genre romanesque un lieu d’expression du vécu, de
la pensée, des habitudes et des croyances africaines.
40 En effet, Bleu Blanc Rouge a, en partie, pour espace diégétique la France.
20
Ils se sont tournés vers ce genre parce qu’il permet de raconter, d’argumenter,
d’informer et d’expliquer. Au sujet de la naissance du roman moderne en Europe, un parallèle
de forme peut être tenté ici, de par l’histoire et les contextes, notre interprétation du roman
africain par les écrits de Lukàcs.
En effet, ce qui, d’après cet auteur est à l’origine de la création romanesque, ce sont des
nouvelles structures sociales, la place de l’individu et ses rapports au monde. Le traitement
littéraire de ces aspects justifie la naissance d’un genre nouveau, le roman, qui fait ainsi
disparaître le genre majeur de l’épopée. Le genre romanesque ne peut alors se perpétuer que
dans une situation historique qu’il décrit comme suit :
"Le roman est la forme de la virilité mûrie, par opposition à l’infantilité normative de l’épopée […] Le roman est la forme de la virilité mûrie ; cela signifie que le caractère clos de son monde est, sur le plan objectif, imperfection, et sur le plan subjectif du vécu, résignation."41
En parcourant les écrits de Luckàcs, on peut déduire que le roman était, par opposition à
la poésie, le genre par excellence qui s’adaptait à la situation de l’homme noir, en ce qu’il est
un genre ouvert et accessible et qu’il leur a permis de mieux décrire leur situation de peuple
opprimé. Pierre-Claver Ilboudo, dans sa thèse, revient sur le fait que le genre romanesque a
pris le dessus sur la poésie chez les écrivains noirs :
"Il se lit avec un minimum de conditionnement, d’accommodement, surtout qu’il comporte invariablement une histoire qu’on est toujours curieux de découvrir. De ce fait, il touche un public plus large et varié. Il constitue donc l’instrument approprié pour la phase explicative, narrative de la lutte que menaient les intellectuels noirs."42
Cette considération peut, par ailleurs, trouver un argument dans la pensée de Jacques
Chevrier qui trouve « qu’à l’exception du cinéma, le roman est peut être de tous les arts, celui
qui participe le plus étroitement à des phénomènes sociaux qu’il a pour objet, à la fois de
traduire et de révéler. »43 Le roman retranscrit donc les réalités sociales et peut véhiculer l’état
d’esprit d’une société à un moment donné de son Histoire. Cet argument peut être soutenu par
les écrits de Guy Ossito Midiohouan, lorsqu’il affirme que « le roman est le genre qui
entretient les rapports les plus directs, les plus concrets, les plus objectifs, avec la réalité 41 Lukàcs (Georg) et Goldmann (Lucien), La théorie du roman suivi d’Introduction aux premiers écrits de Georg Lukacs, Trad. Claireyoye Jean, Genève, Ed. Gonthier, Coll. Médiations, 1963, Rééd. Paris, Gallimard, Coll. Tel que, 1995, p. 66. 42 Ilboudo (Pierre-Claver), Nouveau roman et roman africain d’expression française, thèse soutenue à l’Université de Cergy-Pontoise (UCP), 1995, p. 160. 43 Chevrier (Jacques), Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1974, p. 126.
21
sociale. »44 Par conséquent, il ressort l’idée que c’est parce que les conflits deviennent
indissociables de certains Etats africains représentés dans le corpus, par exemple, que les deux
écrivains s’emploient à les exploiter, quitte à en faire un thème principal. Notre corpus se
constitue de deux œuvres d’Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, roman publié en
2000 et Quand on refuse on dit non, roman publié à titre posthume en 2004, toujours aux
éditions du Seuil qui ont travaillé avec l’écrivain ivoirien jusqu’à sa mort. Les deux romans
ont pour espaces diégétiques le Liberia et la Sierra Leone pour le premier et la Côte d’Ivoire,
pour le second. Les deux autres romans du corpus : Bleu Blanc Rouge et Les petits-fils nègres
de Vercingétorix sont ceux d’Alain Mabanckou. Le premier a été publié en 1998 et le second
en 2002. Bleu Blanc Rouge exploite le Congo-Brazzaville et la France comme lieux de la
narration et dans le second roman, l’espace diégétique est imaginaire. Il s’agit du Viétongo,
un pays divisé par la guerre.
Le corpus dévoile des univers divers dont rien ne semble unir. Ce choix se justifie en
effet, à partir de divergences. Car pendant que Kourouma revisite l’histoire quasi réelle du
Liberia, de la Sierra Leone et de la Côte d’Ivoire dans ses romans, Mabanckou initie son
œuvre romanesque à partir d’une problématique qui résulte d’une certaine situation socio-
politique, voire culturelle. En effet, c’est parce que son pays a connu une crise importante que
Mabanckou commence à parler de ces jeunes Congolais qui vivent dans un désespoir
ahurissant et tentent de le vaincre en émigrant. Les années 1990 marquent l’avènement des
démocraties dans certains pays africains, à l’instar de la Côte d’Ivoire et du Congo-
Brazzaville dont Kourouma et Mabanckou sont originaires, il est apparu un nouvel espoir
dans l’esprit de nombreuses populations des sociétés sur lesquelles se base cette étude. Ces
dernières espéraient voir leurs pays se développer à partir de nouvelles perspectives
politiques, économiques et surtout morales et éthiques.
Il y a donc lieu de dire qu’après un premier cycle d’espérance marqué par la libération
coloniale, l’avènement des démocraties en Afrique en générale, et dans les pays cités, en
particulier, aurait constitué ce que l’on pourrait qualifier des « soleils des démocraties » par
analogie aux « Soleils des indépendances ». Les démocraties ont porté un coup fatal chez ces
populations qui attendaient de véritables réformes dans leurs pays. Comme la période d’après
les indépendances, l’après les années 1990 a engendré des désillusions profondes. Dans cet
élan de déception, les révoltes ont vite pris le dessus. Et ces peuples qui s’étaient longtemps
44 Ossito Midiohouan (Guy), L’idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 78.
22
tus, s’étaient soulevés contre ces oppresseurs qui ont généralement pris le pouvoir après le
départ des colonisateurs et qui ont prospéré l’héritage de ces derniers à travers les différents
abus sur les peuples notamment. Cette révolte a effectivement accentué la recrudescence des
violences à travers les coups d’Etat qui marquent le désir de se défaire des dictateurs qui se
sont saisi du pouvoir après les indépendances ; les guerres tribales qui traduisent le ras-le-bol
du pouvoir post-colonial car ce pouvoir est souvent détenu par les individus d’une même
ethnie. Ces situations orchestrent les déplacements des populations qui fuient ces univers qui
ne les protègent plus.
Ces différentes questions se retrouvent dans les œuvres de Kourouma et Mabanckou. En
effet, bien que ne concernant pas une même société, le roman de Mabanckou, c’est-à-dire
Bleu Blanc Rouge se lirait comme la digne résultante de la situation qu’il exprime dans Les
petits-fils nègres de Vercingétorix, même si ce roman est postérieur à Bleu Blanc Rouge et
aussi celle que décrit Kourouma dans un autre contexte. Après la guerre du Congo-
Brazzaville, les jeunes Congolais se sont définis d’autres projets pour un pays qui ne connaît
pas les mêmes réalités que le leur : il s’agit de la France.
Les deux œuvres de Kourouma traitent en effet des guerres tribales qui minent dans de
nombreuses régions du continent africain, et principalement, celles du Liberia, de la Sierra
Leone et de la Côte d’Ivoire entre 1991 et 2002. Mabanckou quant à lui, met en exergue les
migrations de ses personnages : Massala-Massala du Congo vers la France, plus précisément
à Paris, capitale de la consécration dans l’optique de vaincre la précarité qui règne dans son
pays. Un pays que Mabanckou ne situe pas chronologiquement et dont seule la date de la
publication du roman Bleu Blanc Rouge nous renverrait dans un Congo de l’après les guerres
civiles qui y ont prévalu entre 1993-1994 et 1997. Et Hortense qui tente de migrer de
Batalébé à Oweto, dans un Viétongo déchiré que le personnage ne parvient vraiment pas à
s’apprivoiser dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix. Des migrations qui sont
engendrées soit par la précarité, ce qui apparaît dans Bleu Blanc Rouge, soit par le
déchirement du tissu familial, voire du pays tout entier comme c’est le cas dans Les petits-fils
nègres de Vercingétorix.
Au regard de toutes ces particularités sur les romans des deux écrivains, il reste à
souligner qu’ils détiennent certes beaucoup de différences. Les œuvres d’Ahmadou
Kourouma choisies dans cette étude, mettent plus en avant les conflits armés. Toutefois, à
23
l’intérieur de ces conflits, il y a d’autres qui n’apparaissent pas de manière ostentatoire. Chez
Alain Mabanckou, en revanche, en dehors des conflits armés, il y a d’autres formes de conflits
qui sont clairement évoqués ; ils sont plus de type social. A partir de ce moment, l’association
de leurs romans semble improbable. Cependant sur ces différences évidentes, ce travail
s’intéresse aux quelques similitudes qui situeraient l’œuvre de Mabanckou ici exploitée
comme le résultat de l’œuvre littéraire de Kourouma à partir du thème du conflit. En effet, à
lire Bleu Blanc Rouge, il y aurait la manifestation d’une relation de cause à effet avec son
roman Les petits-fils de Vercingétorix et les deux romans de Kourouma bien que la
périodisation ne permette pas de le soutenir car l’œuvre de Mabanckou, c’est-à-dire Bleu
Blanc Rouge qui marquerait la fuite du pays après la guerre pour retrouver d’autres horizons a
été publiée en 1998, cinq ans après le déclenchement de la première guerre civile au Congo-
Brazzaville et deux ans avant la publication d’Allah n’est pas obligé. Sans pour autant ignorer
cette périodisation, c’est plus l’élan de cause à effet que nous souhaitons mettre en exergue
pour unir ces oeuvres. Aussi, voudrions-nous ajouter que lorsque Kourouma écrit Allah n’est
pas obligé en 2000, les guerres en questions s’étaient déjà produites (les guerres libérienne et
sierra léonaise ont débuté simultanément en 1991), de même que la guerre civile du Congo-
Brazzaville. De la sorte, l’on pourrait avancer que par rapport à l’histoire réelle, l’œuvre de
Mabanckou serait en partie la résultante de l’œuvre de Kourouma.
7. Cadre méthodologique
Comment contourner la difficulté qu’il y a à trouver une grille de lecture qui s’adapte le
mieux à l’étude d’une œuvre sans trahir sa subjectivité ou l’approche sollicitée? Cette
interrogation ne constitue pas l’enjeu de cette étude mais y détient une importance capitale
dans la mesure où toute analyse de texte exige l’application d’une méthode. Pour ce qui est de
cette étude, nous avons opté pour une approche diversifiée. En effet, les conflits en tant que
thème littéraire suscitent, dans une première démarche, une approche thématique. Le thème de
« conflits » désigne ce qui s’est dégagé du corpus, donc son contenu. Mais dans son sens
technique, le thème est « un principe concret d’organisation, un schème ou un objet fixe
autour duquel aurait tendance à se constituer et à se déployer un monde. »45 L’objet de notre
recherche se construit donc autour des conflits. Aussi, les conflits qui touchent toutes les
couches sociales, ainsi que tous les secteurs de la société conduisent à convoquer, en plus de
45 Richard (Jean-Pierre), L’univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 26.
24
la méthode thématique, la démarche sociocritique. Comme la sociologie de la création, la
sociocritique désigne la lecture de l’historique, du social, de l’idéologie, du culturel dans une
pratique textuelle, ni même comme le miroir d’une société. En revanche, elle considère que
c’est l’œuvre qui reproduit le social. La sociocritique ne conçoit pas l’œuvre littéraire comme
le reflet d’un groupe social. Lucien Goldmann est l’un des pionniers ayant soulevé la question
du lien entre le réel et le social. Sa démarche consiste à relever une homologie entre les
structures du texte et les structures mentales du groupe social auquel appartient l’auteur, d’où
sa « vision du monde ». Dans son ouvrage Pour une sociologie du roman46, il a démontré que
la relation entre le réel et le social passe nécessairement par des médiations parmi lesquelles
l’écrivain. Cependant c’est Claude Duchet qui donnera toute l’envergure à la sociocritique.
Son hypothèse de base instruit que : c’est au cœur du texte que l’on retrouve le hors-texte,
l’objet de l’enquête se trouvant dans le langage.
« La représentation des conflits » dans Allah n’est pas obligé, Quand on refuse on dit non
de Kourouma, Bleu Blanc Rouge et Les petits-fils nègres de Vercingétorix de Mabanckou à
travers l’approche sociocritique, convoque l’inscription du « hors texte », « du discours
social ». Elle incite à saisir la marque de l’histoire pour établir un lien historique dans le
corpus. Comprendre une œuvre à partir de ces configurations, permet d’en dégager le sens.
L’hypothèse centrale de cette démarche est que les contextes sociaux, historiques,
idéologiques et culturels génèrent le sens d’une œuvre littéraire. Ainsi, les conflits semblent
captiver le discours littéraire et parfois l’esthétique des œuvres de ce corpus. A partir de ce
cadrage méthodologique configurant l’arrière-plan scientifique de notre approche de « la
représentation des conflits », nous voudrions nous saisir de la directive de Roland Barthes
pour atteindre notre objectif. L’auteur de Critique et vérité écrit : « L’objectivité d’une
recherche consiste moins dans la multiplicité de ses énoncés, de ses hypothèses de recherche
que dans la pertinence de la grille de lecture initialement choisie. »47
L’approche sociocritique ainsi délibérée, ne retiendra pas le principe de division des
œuvres dont la triade de production – distribution – consommation et sera complétée par la
méthode thématique et à la fin, par une interprétation libre des textes.
46 Goldmann (Lucien), Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964. 47 Barthes (Roland.), Critique et vérité, Paris, Seuil, 1964, p. 9.
25
Toutefois, par rapport aux méthodes choisies, nous voulons préciser que chaque analyste
oriente sa lecture en fonction de l’intuition qui lui est propre. Car le travail de recherche
suscite entre autre, une certaine manifestation de la subjectivité dans le choix des thèmes.
Cela peut montrer les limites d’une méthode toute faite dans une telle entreprise.
8. Annonce du plan
Nous nous proposons d’étudier « la représentation des conflits chez Ah. Kourouma et A.
Mabanckou (1998-2004) », en essayant de suivre leur évolution et surtout leur appropriation
de l’écriture des œuvres de notre corpus et des sociétés réelles. Ainsi, dans la première partie,
nous parlerons des «conflits des origines ». Il s’agira de montrer ce qui peut paraître comme
des conflits embryonnaires donc ceux qui touchent le cadre familial et la société immédiate.
Puis comment ces conflits engendrent un effet inverse. Le traitement de cette partie se fera en
deux chapitres dont le premier traitera de « La famille et la société »
Quelle est la représentation du sous-ensemble familial dans les œuvres étudiées ? Et
partant de ce sous-ensemble pour atteindre le grand ensemble qu’est la société, comment les
personnages perçoivent-ils ces institutions de formation ? Cela nous conduira au second
chapitre « L’enfance et la formation », qui réfléchira sur le rapport entre l’enfance et
l’importance de la formation. Que pourrait devenir un enfant dans une société qui ne lui offre
pas la formation qui est essentielle à la construction de l’individu ?
Dans la seconde partie intitulée « Origines des conflits », il sera question des conflits
d’ordre public, ceux qui sont plus ostensibles dans les œuvres. Les grands axes de cette partie
se départiront en deux temps. Dans un premier temps, nous développerons «Colonisation et
problèmes sociaux » qui constituent le premier chapitre de cette partie. Ce chapitre
questionnera deux modes de colonisation, la colonisation anglaise et la colonisation française.
Et le second chapitre de cette partie portera sur « Les différentes guerres » qui se lisent dans
les œuvres faisant l’objet de cet exposé.
Enfin, la troisième partie, quant à elle, sera une interprétation des œuvres, dans la
mesure où toute question posée en critique littéraire doit trouver une réponse plus ou moins
définitive. La thématique et la sociocritique permettent d’évaluer certes, l’essentiel de « la
représentation des conflits ». Cependant, elles ne favorisent pas d’élucider les éléments qui ne
rentrent pas en compte dans leurs méthodes. C’est pour cela que nous optons pour une
26
interprétation libre des créations romanesques des auteurs et la partie sera ainsi formulée :
« Les figures des conflits ». Dans cette dernière partie qui sera, à l’image des autres,
construite de deux chapitres, nous traiterons de la « matérialisation du conflit », qui sera le
premier chapitre. Enfin, le dernier chapitre intitulé « Portées des créations romanesques »
partira de la lecture des romans de notre corpus et pourrait convoquer aussi d’autres romans
des auteurs. Cette lecture dont le point d’ancrage sera les œuvres de notre corpus, pourrait
s’ouvrir à d’autres horizons et d’autres œuvres littéraires.
27
PREMIÈRE PARTIE
CONFLITS DES ORIGINES
28
Qu’entend-on par conflits des origines ? Qu’impliqueraient-ils ? Et pourquoi avons-
nous choisi d’intituler ainsi la première partie de cette thèse ? L’étude entreprise nous conduit
à souligner, dans les œuvres de notre corpus, tous les conflits qui paraissent internes, donc qui
relèvent de l’ordre privé. Cette approche permet de comprendre la question des conflits, dans
son lieu étroit avec les structures premières où l’individu évolue. L’analyse que nous
proposons des conflits des origines dans les oeuvres romanesques d’Ahmadou Kourouma et
d’Alain Mabanckou est menée à partir des dénominateurs communs que chaque narration
impulse à sa dynamique.
Les deux écrivains semblent décrire les réalités sociales qui minent les différentes
sociétés qu’ils représentent. Chez Ahmadou Kourouma, dans Allah n’est pas obligé et sa
suite, Quand on refuse on dit non, le traitement des conflits des origines permet d’étudier les
fondements de référence du personnage central, Birahima. En effet, comme nous venons de le
présenter dans l’introduction, Birahima est un enfant d’une douzaine d’années et à cet âge, il a
besoin de construire son identité et sa personnalité au sein de son unité familiale. Y
parviendra-t-il ? Chez Alain Mabanckou, plus exactement dans Bleu Blanc Rouge et Les
petits-fils nègres de Vercingétorix, le traitement des conflits des origines s’étudie aussi à
l’intérieur des cellules familiales des personnages centraux qui sont de jeunes adultes et qui
ont donc, en principe, capitalisé une éducation première au sein de leur famille.
La problématique du conflit permet de dégager certaines convergences entre Ahmadou
Kourouma et Alain Mabanckou. A une première lecture, Ahmadou Kourouma ne masquant pas
les spécificités, semble mettre beaucoup plus en évidence les conflits armés alors qu’Alain
Mabanckou, privilégierait les migrations de ses personnages. Une lecture plus approfondie
dévoile la pertinence du conflit interne dans leurs écrits. En effet, l’individu naît, grandit et
apprend au sein d’une famille avant de découvrir d’autres unités structurantes au sein de la
société. Et c’est surtout lorsque ce milieu premier familial est mis en danger que les
personnages tentent d’en sortir et partent à la découverte d’autres réalités. On entend par
« intérieur » ou « interne », la famille et tout ce qui participe de la cohérence du comportement
du personnage durant la première partie de sa vie. Les conflits des origines sont donc les
contradictions que le personnage livre avec cet intérieur, y compris avec lui-même.
Ainsi présentés, les conflits des origines détiennent une importance capitale dans le
traitement du motif du « conflit » en général, objet de notre interrogation centrale, dans la
mesure où ils relèvent des premières perturbations auxquelles un individu est confronté.
29
Pour construire notre démonstration, compte tenu d’une certaine influence du milieu sur
l’écriture d’une œuvre, il apparaît nécessaire de voir dans quelle mesure son développement
correspond à la déstructuration des sociétés qui servent de support à ces romans. Il s’agit, dans
cette étude, de tenter d’expliquer l’essor de ces conflits à travers les contextes qui leur
auraient donné naissance.
Cette partie comportera deux chapitres. Le premier « La famille et la société »
questionnera, précisément, ces deux référents. Que représentent ces deux entités dans les
œuvres d’Ahmadou Kourouma et d’Alain Mabanckou et quelles fonctions ont-elles dans les
fictions construites ? Dans le second chapitre, « L’enfance et la formation», il sera question de
démontrer le lien existant entre le milieu où l’enfant grandit et les possibilités que la vie lui
offre pour se transformer, en interrogeant la place de la transmission – clef de voûte de toute
formation –, dans les œuvres des deux auteurs.
30
Chapitre I
LA FAMILLE ET LA SOCIÉTÉ
Nous introduisons ce chapitre par une interrogation centrale : pourquoi la structure
familiale africaine célébrée jadis pour sa socialité, isole-t-elle l’individu, dans les récits
francophones subsahariens contemporains – en l’occurrence ceux de notre corpus –, alors
qu’auparavant, dans d’autres romans, une certaine adéquation pouvait se percevoir48 ?
L’émergence d’une figure nouvelle qui est celle de l’individu singulier, déconnecté de la
famille, dans le roman africain contemporain apparaît comme une grande crise de la structure
sociale en Afrique. En effet en Afrique traditionnelle, l’individu s’identifiait au groupe social
et évitait de se singulariser.
Dans les œuvres d’Ahmadou Kourouma, en l’occurrence, Allah n’est pas obligé et
Quand on refuse on dit non, le jeune Birahima, narrateur intradiégétique évoque ses périples
au Liberia, en Sierra Leone et en Côte d’Ivoire. Avant ses pérégrinations, il parle de sa
famille, ce qui est normal puisqu’elle est le premier lieu d’intégration d’un individu partout
dans le monde et donc dans les pays africains de référence. La famille est le premier milieu
social, la première manifestation de la société. La famille reste le noyau de la construction
d’un individu, qu’il s’agisse des sociétés traditionnelles ou de celles dites modernes. Famille
et société sont des entités appelées à supporter presque tout le poids du maintien de la
cohésion sociale.
Nous constatons que cette prise en considération de la famille comme socle de la
société, peut faire écho aux critères définis par Paul Zima dans son Manuel de sociocritique,
même si les points d’appui du critique ne sont pas ceux de notre corpus. Utiliser son analyse à
propos de la structure familiale pour appuyer le rôle de la famille au sein de la société nous est
apparu pertinent. Paul Zima qui exploite la pensée du sociologue américain Parsons, décrit
ainsi la société :
" [C’est] un ensemble de subsystèmes dont chacun reproduit […] la structure de la totalité englobante. Ainsi la famille considérée comme subsystème peut être
48 C’est le cas dans les sociétés africaines traditionnelles, du moins celles représentées dans L’enfant noir de Laye Camara (1953), Les bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane (1960) et L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (1960). L’enfant y est présenté comme un « bien » social dont toute la société s’occupe.
31
envisagée comme un « modèle réduit » de la société nationale dans la mesure où elle fonctionne grâce à des compétences et des sphères d’action clairement délimitées : au sein de la famille, on peut distinguer (comme dans la société) une sphère politique (l’autorité des parents), d’une sphère économique (budget), culturelle (les loisirs) ou le social. D’autres subsystèmes sont : l’éducation, les syndicats, les organisations du patronat, l’armée, l’Eglise, etc. "49
Les deux subsystèmes qui entrent dans le propos de ce premier chapitre sont ceux de
la famille et de l’éducation et se lisent comme une relation de cause à effet. De ce fait, la
famille et l’éducation, en l’occurrence, scolaire, se relayent au sein de la société. C’est
pourquoi, la question de l’éducation sera abordée dans ce chapitre. Car, avant de découvrir la
société, l’individu doit faire sa première expérience au sein d’une famille.
Dans le traitement que Paul Zima fait de la famille, nous exploiterons les sphères,
politique et économique, pour montrer leur fonctionnement dans notre corpus. L’écrivain
appartient avant tout à un milieu et les situations que connaît ce dernier ne peuvent le laisser
indifférent, car « l’influence de la société sur le romancier est une réalité »50, soutient Bohui
Djedje dans sa thèse. Les structures familiales décrites chez Ahmadou Kourouma et Alain
Mabanckou connaissent beaucoup de distorsions par rapport aux représentations habituelles
de la famille traditionnelle (la famille éduque, protège, etc.) Ces effets de rupture sont
effectivement perceptibles à travers le processus de transformation familiale, lié aux
bouleversements des sociétés mises en exergue par le corpus. De fait, il n’est plus rare de
voir des parents qui abandonnent leur propre progéniture, la livrant à la cruauté du monde.
Birahima, par exemple, ne peut compter que sur sa maturité précoce pour survivre au
monde hostile auquel il est confronté. Ainsi ce personnage, comme les autres, est-il
individualisé, contrairement aux personnages qui ont marqué les récits de la littérature
africaine des années 1960 qui pouvaient encore vivre au sein des groupes sociaux, des grandes
familles.
Si la nouvelle configuration des sociétés romanesques se manifeste dans l’œuvre
d’Ahmadou Kourouma, elle se trouve prolongée, voire amplifiée dans l’œuvre littéraire
d’Alain Mabanckou. Il en est ainsi de Massala-Massala et d’Hortense Iloki qui se présentent 49 Paul Zima, exposant la pensée de Parsons dans Manuel de Sociocritique, Paris, L’Harmattan, Coll. Logiques sociales, 2000, p. 16. 50 Bohui Djedje (Hilaire), Forme et fonction de l’expression du haut degré dans deux œuvres d’Ahmadou Kourouma : Etude syntaxique et énonciative, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1995, p. 13.
32
comme des êtres éminemment seuls. Cet aspect de la solitude montre un certain
disfonctionnement des valeurs des sociétés représentées par Mabanckou. Les romans de
l’écrivain congolais mettent davantage en exergue des êtres en total déséquilibre avec leurs
sociétés d’origine aux repères incertains que des êtres en harmonie avec ces dernières.
Les ruptures de liens familiaux que l’on observe dans les oeuvres de Kourouma et
Mabanckou seraient représentatives des sociétés mises en narration, ce qui est une constante
de l’acte de création romanesque car la société humaine y stimule, avec plus d’évidence que
dans d’autres genres littéraires, l’écrivain. Comme l’écrivait Jean-Paul Sartre, dans un autre
contexte : « l’écrivain est parleur : il désigne, démontre, ordonne, refuse, interpelle, supplie,
insulte, persuade, insinue. »51
A lire leurs oeuvres, il semble qu’Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou interpellent
leurs lecteurs sur le desserrement des liens sociaux et familiaux, mais aussi sur les
phénomènes qu’engendre cet affaissement. Ainsi, ils ont choisi un mode d’intervention
littéraire qui s’apparente au dévoilement de la situation sociale des milieux de référence
observés. Leurs écrits et leurs paroles sont des actions posées au sein d’un vaste ensemble
embrassant leurs propres sociétés et des lecteurs plus éloignés de leurs frontières respectives.
Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou ont choisi de dénoncer certaines crises familiales et
sociales, cette démarche s’apparentant à celle décrite par Sartre : « la fonction de l’écrivain est
de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire
innocent. »52
Ainsi dans le traitement qu’Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou font de la société
et la famille, ils attirent l’attention des lecteurs sur les facteurs qui causent la déliquescence
des structures sociales et des valeurs dont elles sont les supports. Cette déliquescence ne
touche pas seulement un cadre matériel mais les fondements même d’une culture, voire d’une
civilisation. Leurs interventions ont donc, par voie de conséquence, une portée philosophique,
existentielle, éthique et morale.
L’analyse de « famille et société » ouvre à l’examen des « structures du milieu » du
personnage/héros ; c’est le premier point de ce chapitre. L’examen de ce point se fera
51 Sartre (Jean-Paul), Qu’est-ce que la littérature ?, (1ère Ed. 1948), Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1985, p. 25. 52 Ibid., p. 30.
33
successivement par le « milieu », la « famille » et l’« école » ; il sera alors possible de centrer
le regard et l’analyse critique sur « les figures essentielles » que sont le père et la mère. Pour
cette dernière, il nous est apparu utile de prolonger le propos, au-delà de la mère, à la figure
de la femme, plus généralement.
1. STRUCTURES DU MILIEU
Le milieu joue un rôle essentiel dans l’univers de l’individu et par conséquent, dans
celui de la créativité. Il peut être celui qui stimule la sensibilité ou l’acte d’écriture de l’artiste
ou de l’écrivain. En effet, dans son acte de création, un écrivain est toujours marqué par son
milieu de référence ou de vie. Celui-ci est présent, d’une manière ou d’une autre, dans son
œuvre et occupe une place importante, variable qui va d’un faible à un fort degré de
représentativité dans l’ensemble de son œuvre. Mais le milieu qui nous intéresse ici est celui
que les écrivains matérialisent dans leurs productions romanesques. Ahmadou Kourouma et
Alain Mabanckou le représentent spécifiquement, tout en ayant des descriptions communes
qui frappent profondément le lecteur par leurs similitudes. Néanmoins, les différences initiales
que chacun des deux écrivains souligne, restent, bien sûr, patentes, dans la mesure où elles
proviennent de « visions du monde » différenciées.
Nous étudierons successivement dans ce point : le « milieu », la « famille » et
l’« école »
1. 1- Milieu
On peut dresser un bilan transversal qui souligne non plus les divergences mais, au
contraire, les analogies des situations et des réactions des héros des quatre œuvres du corpus.
Denise Coussy, à propos de l’influence que le contexte social exerce sur les écrivains
africains, en général, écrit :
"La littérature récente se situe par rapport à l’histoire immédiate de l’Afrique, abandonne peu à peu le contentieux colonial qui l’a si longtemps obsédée et s’engage dans une mise en accusation des régimes néo-coloniaux."53
53 Coussy (Denise), La littérature africaine moderne au sud du Sahara, Paris, Karthala, Coll. Lettres du Sud, 2000, p. 6.
34
Ainsi, bien qu’ayant eu une carrière d’actuaire, Ahmadou Kourouma a, comme la
plupart des écrivains de sa génération, voulu exercer une carrière politique. N’ayant pas
réalisé son projet politique, il s’est orienté vers la création romanesque. Et son écriture semble
avoir développé une observation minutieuse du milieu de ses personnages, notamment leur
dégradation physique, morale et sociale. Cet espace de vie concerne aussi bien son pays
d’origine, la Côte d’Ivoire, que les voisins de celui-ci, c’est-à-dire le Liberia et la Sierra
Leone. Le fin observateur de la scène politico-sociale africaine qu’il fût, a orienté son écriture
vers l’évolution des politiques de certains Etats africains et leur impact sur les sociétés.
Son acte d’écriture a participé à expliquer les causes propres de l’échec politique de la
post-indépendance. Ahmadou Kourouma stipule que les désordres que connaissent certains
Etats africains sont dus à la mauvaise gestion des politiques qui se sont accaparés le pouvoir
après les indépendances.
Alain Mabanckou, pour sa part, dépeint les milieux de ses personnages. L’auteur qui, au
Congo, écrivait déjà des poèmes sur la thématique des migrations, approfondit cette
thématique dans ses romans. Cette récurrence thématique n’est pas le fruit du hasard puisque
qu’elle renvoie à une réalité sociologique congolaise et plus largement africaine et que, par
ailleurs, le romancier lui-même a émigré en France en 1990, et vit depuis hors-Afrique, en
France tout d’abord puis, actuellement, aux Etats-Unis. Son pays d’origine a connu des
mutations profondes depuis l’avènement des démocraties en 1990, en l’occurrence : la guerre
et ses errants et la dégradation de la conjoncture économique avec sa cohorte de miséreux.
Ces éléments, bien qu’extralittéraires, montrent la signification importante du milieu
dans la création littéraire. On pourrait considérer que les différents échecs de nos deux auteurs
dans leurs milieux respectifs, ont constitué des frustrations qu’ils ont investies dans l’acte
d’écriture. L’échec politique de l’écrivain ivoirien aurait fait de lui un observateur de la scène
politique dont les résultats sont investis par le roman. Alain Mabanckou à son tour, s’intéresse
tout particulièrement à la figure du migrant dont il est, d’une certaine façon, un représentant.
Ceci explique bien un phénomène particulier aux écrivains écrivant hors de leur
territoire national qui restent attachés à leur univers d’origine et le représentent dans la
création romanesque par un traitement du milieu très pessimiste, milieu au décor haché,
déchiré, précarisé; en somme, inhospitalier.
35
Si dans Bleu Blanc Rouge le héros tente de fuir son milieu pour risquer l’aventure de
l’Europe, c’est pour répondre à ce déséquilibre homéostatique de la société devenue très
précaire. Le même cas de figure se reproduit dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix.
Dans ce dernier, l’écrivain congolais n’a pas failli à l’exercice de son regard pessimiste sur le
milieu, son hostilité et sa capacité d’agression sur les personnages. L’impossibilité de les
cristalliser positivement dans un univers bienfaisant introduit toujours un milieu
compromettant, désolant et difficile, qui mène à privilégier sa forte négativité et l’abnégation
des individus qui y vivent, peu importe alors que ce milieu soit traditionnel ou moderne.
Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou posent un regard critique sur le milieu, cette
envie de dénoncer son hostilité qui affaiblit l’individu et son pouvoir grandissant sont d’une
telle intensité qu’ils auraient pu devenir ennuyeux. Leur grande force est de faire adhérer les
lecteurs à leurs divers projets d’écriture et à leurs styles, ce qui leur enlève tout caractère
uniforme.
Dans Bleu Blanc Rouge par exemple, le milieu est un lieu de désirs où le rêve côtoie de
façon permanente la réalité. Ce discours de Massala-Massala peut en être l’exemple :
"La France c’était pour ceux que nous appelions alors les bouillants. C’était ce pays lointain, inaccessible malgré ses feux d’artifice qui scintillaient dans le moindre de mes songes et me laissaient, à mon réveil, un goût de miel dans la bouche. Il est vrai que je labourais en secret, dans le champ de mes rêveries, le vœu de franchir le Rubicon, d’y aller un jour. C’était un vœu ordinaire, un vœu qui n’avait rien d’original. On l’entendait dans toutes les bouches. Qui de ma génération n’avait pas visité la France par la bouche, comme on dit au pays ? Un seul mot, Paris, suffisait pour que nous nous retrouvions comme par enchantement devant la tour Eiffel, l’Arc de triomphe ou l’avenue des Champs-Elysées. Les garçons de mon âge aguichaient les filles en leur bassinant cette sérénade : j’irai bientôt en France j’habiterai en plein Paris. Le rêve nous était permis."54
La réalité sociale du milieu de Massala-Massala conduit ce dernier et ceux de sa
génération à se projeter non plus dans le cadre de leur milieu mais dans un ailleurs paré des
couleurs inverses de celles du quotidien que l’on vit. Massala-Massala, dans son monologue,
vit de rêves car il ne s’inscrit plus dans la réalité sociale de son milieu. L’un des facteurs de ce
comportement est ce que Paul Zima a désigné comme « la sphère économique » qui semble
défaillante. En effet, la précarité du milieu incite les jeunes à idéaliser la France dont l’image
leur est renvoyée à travers Moki, le Parisien qui incarne les valeurs de la société française. La
54 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p.36.
36
seule comparaison que ces jeunes peuvent opérer, se fait par Moki, le Parisien et les
autochtones. Moki suscite de l’admiration dans son milieu et même plus que cela : « Nous
vîmes que c’était Moki, lors de ses retours au pays, qui décida de la poursuite des travaux. Le
Parisien surprit son père. Il nous surprit. Jamais on n’avait vu une initiative aussi diligente
dans le quartier. »55 Les exploits de Moki ne s’arrêtent pas là :
" Moki fit mettre l’électricité et une pompe à eau dans leur parcelle […] Une année après la construction de cette villa nous vîmes arriver de la France deux voitures Toyota que Moki affréta pour sa famille afin qu’elle les rentabilise en taxis. Ainsi la famille vivrait à l’abri du dénuement."56
L’équation de ce milieu pourrait s’écrire de la sorte : milieu d’origine = misère, par
opposition à la France = lumière+eau. En résumé, France = richesse et réussite. C’est par elle
que viennent la lumière et l’eau, sources de vie que Moki a pu offrir aux siens. Cela conduit
les jeunes à rêver d’un milieu qu’ils ne connaissent pas en réalité, la France, et de rejeter le
milieu où ils vivent.
Dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Hortense est étrangère dans son milieu.
Elle est ressortissante du Nord du pays et vit à Batalébé, dans la localité de son mari,
Kimbembé. Alain Mabanckou a voulu maintenir une certaine cohérence en peignant un
personnage qui ne parvient pas à se fixer dans son nouveau milieu qui appartient, pourtant, au
même pays. Le mariage donne généralement certains droits à la femme, en l’occurrence, celui
de pouvoir acquérir la nationalité du mari – ici c’est la région –, mais Hortense demeure
étrangère dans le village de Kimbembé. Elle n’extériorise pas ses sentiments et préfère les
inscrire dans ses cahiers, pour ne pas accentuer son statut d’étrangère dans le milieu où elle vit
et où elle n’est pas intégrée. L’écriture est, en quelque sorte, une soupape de sécurité pour
maintenir un équilibre de plus en plus instable.
Chez Ahmadou Kourouma, en revanche, le thème du milieu s’ébauche avec d’autres
connotations. Dans Allah n’est pas obligé, Birahima connaît une histoire particulièrement
difficile. La première chose que Birahima révèle sur son milieu, concerne cette brûlure.
Birahima met véritablement en scène la brûlure qu’il s’est faite. Le feu brûle et détruit : « J’ai
foncé, j’ai bousculé dans la braise ardente. La braise ardente a fait son travail, elle a grillé
55 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 42. 56 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 44.
37
mon bras. Elle a grillé le bras d’un pauvre enfant comme moi […] »57 Le feu laisse des
stigmates à vie: « La cicatrice est toujours là sur mon bras ; elle est toujours dans ma tête et
dans mon ventre, disent les Africains noirs, et dans mon cœur. Elle est toujours dans mon
cœur, dans tout mon être comme les odeurs de ma mère.»58 Ainsi, c’est comme si le feu avait
effacé le milieu d’origine. Il consume l’antériorité sans libérer mais en inscrivant une
privation, un manque qui pèsent ensuite sur une existence seulement ébauchée.
Sans père ni véritable mère, il intègre la société sans protecteur, il doit affronter la
décomposition progressive de sa mère et vivre au centre des décoctions et des personnes d’un
certain âge. Birahima ne parle jamais d’autres enfants de ce milieu. Il raconte :
"Donc, quand j’étais un enfant mignon, au centre de mon enfance, il y avait l’ulcère qui mangeait et pourrissait la jambe droite de ma mère. L’ulcère pilotait ma mère […] L’ulcère pilotait ma mère et nous tous. Et, autour de ma mère et de son ulcère, il y avait le foyer. Le foyer qui m’a braisé le bras. Le foyer fumait ou tisonnait […] Autour du foyer, des canaris […] Encore des canaris, toujours des canaris pleins de décoctions […] Des décoctions pour laver l’ulcère de ma maman. Au fond de la case, des canaris s’alignaient encore contre le mur. Entre les canaris et le foyer, il y avait ma mère et son ulcère dans la natte. Il y avait moi, il y avait le féticheur, le chasseur et guérisseur Balla aussi."59
Cette description du milieu que fait Birahima est inhabituelle. En effet ce n’est pas un
cadre habituel ou normal pour un enfant de son âge. Il se retrouve entre l’ulcère de sa mère,
ses décoctions, sa grand-mère et le féticheur, Balla. C’est une véritable détérioration et
dégradation du milieu familial. Birahima ne nomme sa mère qu’associée à son ulcère qui est
traité par les nombreuses décoctions que prépare Balla. Ce milieu est donc malsain pour un
enfant et peut se résumer par cette équation : milieu = foyer/feu+décoctions.
Dans Quand on refuse on dit non, Birahima vit à Daloa chez son cousin, Mamadou
Doumbia, qui l’a ramené de Sierra Leone, avant de redécouvrir la guerre tribale de Côte
d’Ivoire : « J’ai été recueilli par mon cousin […], docteur à Daloa en Côte-d’Ivoire. Daloa est
une ville en pleine terre bété. C’est la capitale du pays bété. Le bété, c’est une ethnie, une
tribu ivoirienne de la forêt profonde dont nous parlerons beaucoup. »60 C’est dans cet univers
que se retrouve Birahima après les périples du Liberia et de la Sierra Leone. Le milieu ici est
principalement l’univers de la guerre qui sera analysé dans la suite de cet exposé.
57 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 14. 58 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit, p. 15. 59 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 15. 60 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op., Cit., p. 15.
38
Le milieu, dans les œuvres précitées est, avec constance, décrit comme inhospitalier,
agressif et isolant. Les deux récits mettent en scène des milieux difficiles, où dominent
intrigues, misère et violence et où les personnages subissent la vie plutôt qu’ils ne la
dominent. Le milieu cesse donc d’être de nature protectrice. A propos d’autres romanciers
comme Achebe ou Adiaffi, Denise Coussy souligne l’usage lexical et sémantique qui met en
exergue la négativité de plus en plus grande du monde africain :
« En un long glissement tragique, on passe du monde qui s’effondre d’Achebe au monde qui agonise de Jean-Marie Adiaffi. Le vocabulaire se fait violemment négatif et l’Afrique devient "mutilée", "pillée", "gangrenée", "brûlée" ou, au mieux, "inachevée". L’équation entre lieux et gens se rompt et la cassure est décrite sur le mode d’un lyrisme déchirant. »61
Les personnages ne vivent plus en symbiose avec leur terre. Il est bien question de ce
que Georges Ngal a appelé « rupture et création en littérature africaine »62. On assiste donc à
une véritable évolution, voire révolution chez les deux écrivains. Cette évolution consiste à
regarder le milieu non plus comme un milieu idyllique mais comme un milieu en accord avec
son temps. Ces oeuvres marquent, de ce fait, une grande rupture, annonçant ainsi le divorce
entre le personnage et son milieu.
Dans Allah n’est pas obligé, Bafitini se résigne à mourir à cause de l’excision, dans la
souffrance, par respect des coutumes. Dans Bleu Blanc Rouge, Massala-Massala se
transforme en raté social parce que sa société a placé tous ses espoirs en lui. Comme le
montrent ces exemples, le milieu reste partagé entre l’adhésion individuelle au groupe et le
rejet de certaines valeurs culturelles ancestrales dont celui-ci reste solidaire. Ahmadou
Kourouma, lui, prend position à travers son jeune personnage, Birahima, narrateur d’Allah
n’est pas obligé, le faisant clamer haut et fort : « Mais moi depuis longtemps je m’en fous des
coutumes du village.»63 En effet, on ne peut adhérer aux valeurs d’une société qui vous
rejette. Si le milieu rejette ses enfants, ceux-ci vont se révolter contre les coutumes que ce
milieu a toujours su conserver, comme l’atteste le coup de colère de Birahima.
61 Coussy (Denise), La littérature africaine moderne du sud du Sahara, Op. Cit., pp. 9-10. 62 Ngal (Georges), Création et rupture en littérature africaine, Paris, L’Harmattan, 1994. 63 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 11.
39
Les textes de notre corpus sont très intransigeants vis-à-vis du milieu. L’espace clos que
crée le milieu secrète des insuffisances graves tant matérielles que morales. Cela introduit un
esprit critique chez les écrivains à l’égard du bien fondé des attitudes et des croyances.
Le milieu isole systématiquement le personnage dans Les petits-fils nègres de
Vercingétorix. Il se replie sur lui-même et rejette cette origine où il a été dévalorisé : c’est le
cas de Massala-Massala mais aussi celui de Birahima, comme nous venons de le voir. Dans
cette optique Ahmadou Kourouma, dans Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non
a traité de l’enfance selon la configuration actuelle des sociétés mises en exergue. Nous y
reviendrons plus amplement dans notre second chapitre.
Les ruptures culturelles sont considérables et accentuées par ce choix de l’enfant comme
regard témoin dans la fiction ou du jeune adulte qui fait ses premiers pas dans des décisions
autonomes. Sociétés gangrenées, sclérosées et défaites : ce sont ces représentations que
donnent à lire les deux romanciers.
1. 2- Famille
La famille représente le noyau, voire le pilier du groupe social. C’est le premier
groupe d’appartenance d’un individu et c’est elle qui lui sert d’intermédiaire avec la société.
C’est au sein d’une famille que l’être humain fait ses premiers pas vers la société et, sans elle,
il l’intègre sans repère de base. C’est le groupe fondateur de la société, quelle que soit
l’évolution de cette dernière. La famille peut se définir comme un groupement d’individus et
une institution sociale. En tant que groupement, elle rassemble des individus qui ne sont pas
forcément liés par la consanguinité. C’est dans cette approche qu’on peut situer la famille
africaine qui se définit comme élargie et dont le groupement s’opère aussi bien par
consanguinité que par simple alliance. La famille est chargée d’éduquer, d’encadrer et de
soutenir ses membres.
L’individu représente donc sa famille au sein d’une société. Il est ainsi identifié
comme un individu appartenant à une famille bien définie. La famille est, par conséquent, le
point de référence d’un individu et celui par lequel il s’identifie mais surtout par lequel on
l’identifie. Il peut être issu d’une bonne, moins bonne ou mauvaise famille selon l’image que
sa famille reflète dans la société. C’est pour cette raison que la famille, en temps normal,
40
cherche à préserver un certain statut social, en protégeant ses membres de certains travers
sociaux. Ainsi, revêt-elle le statut d’institution sociale.
En tant qu’institution sociale, la famille régente les règles qui véhiculent la cohésion
du groupe. Elle assure l’éducation, la protection de ses membres. La société est hiérarchisée
de sorte que chaque groupuscule, cellule ou famille joue son rôle. Cette hiérarchisation sociale
doit être respectée. Afin de maintenir l’équilibre social, chaque famille se donne à
l’encadrement des siens. Cet encadrement part de la responsabilisation de chaque individu et
surtout du respect de la hiérarchie familiale. Tout individu occupe une place appropriée au
sein de sa famille. La famille a le devoir d’éduquer ses membres pour en faire des êtres
sociables. On ne s’étonnera pas alors qu’elle se situe au centre de la création identitaire des
écrivains, qui dans leurs récits représentent des personnages au sein de leur famille. Une
famille équilibrée et qui veille aux normes de l’équilibre social, produira plus d’individus
équilibrés qu’une famille déstructurée. La famille demeure, de ce fait, le moteur du
fonctionnement de la société. Une telle lecture du cercle familial comme lieu de l’éducation et
de la protection d’un individu est-elle retranscrite dans les œuvres de notre corpus ?
Dans les œuvres d’Ahmadou Kourouma, Birahima, le personnage principal d’Allah
n’est pas obligé et de Quand on refuse on dit non, connaît une histoire familiale plus que
pesante. Cet enfant d’une douzaine d’années n’a pas vécu dans une cellule familiale adéquate.
Il perd son père alors qu’il n’est que nourrisson. Ce qui représente un vrai désastre pour lui
puisque sa mère, Bafitini est atteinte d’un ulcère qui l’a rendue quasiment inapte et l’a privée
de son rôle de mère. Selon la coutume malinké, la garde de Birahima est confiée à sa tante
Mahan, après la mort de Bafitini :
"Trois semaines après l’arrivée de ma tante au village, ils ont réuni un grand palabre de la famille dans la case de grand-père […] Le palabre réunissait grand-père, grand-mère, ma tante, d’autres tantes et d’autres oncles. Ils ont décidé, en raison des lois de la famille chez les Malinkés, que ma tante était devenue, après la mort de ma maman, ma seconde mère. La seconde mère est appelée aussi tutrice. C’était ma tante, ma tutrice, qui devait me nourrir et m’habiller et avait seule le droit de me frapper, injurier et bien m’éduquer. Ils ont décidé que je devais partir au Liberia avec ma tante, ma tutrice, parce que, au village, je n’allais pas à l’école française ou à l’école coranique. Je faisais le vagabond d’un enfant de la rue […]"64
64 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 35.
41
Cette société essaie de préserver l’unité familiale, en respectant un certain nombre de
règles. Le fait que la tante soit installée au Liberia n’affecte pas cette tradition. Cependant,
l’arrivée de l’ancien mari violent de Mahan dont l’absence du village a permis à la tante de
Birahima de venir assister aux funérailles de sa sœur, précipite le retour de celle-ci au
Liberia :
"On a entendu des gros cris suivis de coups de fusil du côté de la concession de l’ancien mari de ma tante, le chasseur violent. Tout le village a crié et a dit que le chasseur était revenu. Ma tante a eu tellement peur que, sans perdre de temps, elle a disparu dans la nuit dans la brousse sans moi. C’est quand, deux semaines après, ma tante est arrivée près de son mari là-bas au Liberia que grand-mère et les vieux du village ont commencé à chercher un voyageur capable de m’accompagner chez ma tante au Liberia." 65
En effet, le retour forcé de Mahan a bouleversé l’organisation mise en place à la suite
du conseil de famille. Craignant pour sa propre vie, elle a été contrainte de laisser l’enfant
dont on lui a donné la charge. Dès son arrivée au Liberia, elle s’est remise de ses émotions et
a tenu à assumer ses responsabilités. Mahan demande alors à sa famille d’organiser le voyage
de Birahima qui doit se rendre au Liberia puisque sa vieille grand-mère ne peut plus s’occuper
convenablement de lui ; sous la responsabilité de cette dernière, Birahima était devenu un
petit « vagabond ».
Il apparaît clairement que le retour précipité de Mahan au Liberia ne change rien à la
décision coutumière. Birahima se rendra au Liberia en compagnie de Yacouba. Cette décision
de laisser partir Birahima au Liberia, en compagnie d’un inconnu, apparaît absurde car le
Liberia est en proie à une guerre civile mais fait apparaître le décalage entre les traditions et le
nouvel état socio-politique et économique du pays qui, en réalité, inciterait à ne pas appliquer
la tradition. Et c’est au cours du voyage qui le conduit vers le Liberia que la vie de Birahima
connaît une mutation conséquente. Il va désormais vivre, comme nous le verrons dans la suite
de cet exposé, au sein des unités militaires qui seront ses seules « familles ».
Le départ de Birahima pour le Liberia, en compagnie d’un inconnu, peut alors se lire
comme une rupture avec l’instance familiale. De fait, cet enfant ne pourra plus compter que
sur sa capacité à survivre dans des espaces en guerre.
65 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 37.
42
Dans Quand on refuse on dit non qui est la suite logique d’Allah n’est pas obligé,
Birahima vit avec son cousin qui l’a recueilli à la fin d’Allah n’est pas obligé. Il est rentré en
Côte d’Ivoire avec ce dernier. Cette rencontre hasardeuse laisse entrevoir un espoir pour lui de
retrouver une famille unie. Cependant la guerre civile de Côte d’Ivoire vient compromettre
ses chances d’intégration : « J’ai déjà dit que mon cousin Mamadou Doumbia m’avait mis
comme apprenti chauffeur […] Il m’a placé à l’école coranique. »66 Ce cousin a tenté de
reconstituer la vie de Birahima après ses longs périples au Libéria et en Sierra Leone.
Malheureusement, la crise ivoirienne ne les épargne pas, comme le raconte
Birahima : « Quand les loyalistes, avec les mercenaires, les affreux, ont conquis la ville de
Daloa, mon cousin était dans sa clinique […] Des escadrons de la mort qui le recherchaient
sont venus mettre la main à son collet, l’ont enlevé et l’ont emmené en 4x4. »67 Birahima n’a
pas d’autre choix que celui de s’enfuir pour sauver sa vie :
"Moi, petit Birahima, quand j’ai vu ça, j’ai couru, j’ai fui comme un chien surpris en train de voler le savon noir de la ménagère, comme un homme qui a provoqué un essaim et qui détale devant les abeilles. J’ai couru à perdre l’haleine sur la route de Man, vers la forêt pour m’y cacher."68
Ces exemples sont les témoignages des ruptures familiales engendrées par la guerre.
La guerre détruit effectivement tout sur son passage. Les situations de guerre ainsi que celles
de la précarité sociale sont ici les principaux facteurs de la déflagration familiale. Dans de
telles situations, les familles n’arrivent plus à garder leur équilibre. De la sorte, elles ne
peuvent plus rester soudées. Elles se dispersent, espérant la survie de quelques membres. Ces
dominantes, la guerre et la précarité qu’elle entraîne, se lisent aussi dans les œuvres d’Alain
Mabanckou.
En effet, dans des situations précaires, les membres sont parfois obligés de sortir du
noyau familial pour tenter de vaincre la pauvreté. C’est le cas de Massala-Massala dans Bleu
Blanc Rouge. Ce garçon se projette dans un avenir radieux, loin du cadre familial. Car la
misère qui mine sa famille ne lui permet pas de s’épanouir au sein de cette unité. Ses parents
qui doivent le protéger et veiller à ce que les membres de la famille restent groupés, trouvent
sa décision salutaire. On voit ici que la situation économique dévie les principes de la
tradition. Massala-Massala raconte : « Je sentais naître ma détermination. Les ailes de l’espoir
66 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 17. 67 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 26. 68 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 27.
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me portaient loin. Très loin au-delà de l’amoncellement des illusions qui paraissaient tout
d’un coup réalisables. Ma raison d’être au pays se remettait en cause. »69 En effet, sans
emploi et avec une famille qui ne peut pas subvenir aux besoins des siens, Massala-Massala
n’a d’autre solution que celle de partir, sortir de ce cadre familial au sein duquel il ne peut
plus s’épanouir. Son départ pour la France s’apparente à un espoir d’amélioration du niveau
de vie de ses parents. Voici détaillés, les projets que Massala-Massala élabore pour sa
famille :
"D’abord envoyer de l’argent à mon père afin qu’il rembourse mon oncle. Ensuite démolir notre vieille maison en planches et la remplacer par une en dur. Une grande. Une magnifique villa. Au fond, je rêvais que cette villa fût plus belle que celle des Moki. J’achèterais aussi des voitures. Mes parents en feraient leur commerce. Ma mère arrêterait de s’humilier derrière un étal du Grand Marché, à vendre des arachides au détail […] Il me faudra aussi un magasin d’alimentation générale. Moki n’y avait jamais pensé. Ce magasin serait sous la direction de mon père. Ma sœur en serait la caissière […] Je n’oublierai pas une pompe à eau. De même l’électricité. Nous vivions avec des lampes tempête et des bougies. Nous ne faisions pas nos devoirs parce que, le soir, nous n’avions pas de lumière, pas d’argent pour acheter une bougie ou un litre de pétrole pour la lampe."70
La situation de pauvreté de la famille de Massala-Massala l’incite à vouloir se sortir et
la sortir de la misère. Mais ce n’est pas en restant sur place qu’il y parviendra. Il doit alors
partir. La famille n’a plus la capacité à trouver des solutions pour le maintien uni et regroupé
de ses membres. Elle expose ainsi l’un des siens à une aventure qui peut lui être fatale. Ce
choix familial de l’ailleurs témoigne de la manière dont la famille renonce à assumer le destin
commun de ses membres dans des situations de précarité. Ceux-ci, à l’image de Massala-
Massala, songent alors à se réaliser en dehors du cadre familial. Ils abandonnent ce cadre qui
n’existe plus que de nom. Ces individus, déçus de ce que la précarité a fait de leurs familles,
sont capables d’accepter n’importe quel travail en vue de sortir de la misère. Tous
apparaissent comme victimes d’une situation socio-économique qui démantèle les anciennes
solidarités.
Dans la plupart des cas, comme chez le personnage d’Alain Mabanckou, ce travail les
amène dans les lieux inconnus, les transformant souvent profondément, comme nous le
développerons par la suite. Leurs familles restées au pays et qui reçoivent l’argent que les
enfants leur envoient ne s’interrogent pas sur l’origine de leurs ressources financières. La
69 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 92. 70 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 106-107.
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famille est impuissante, par misère et ignorance, à imaginer les dangers et l’accueil de
l’émigration.
Dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Hortense quitte sa localité natale pour
s’installer avec son mari afin d’offrir un cadre familial à l’enfant qu’ils attendent. En effet,
quelques temps seulement après leur mariage, Hortense annonce sa grossesse à son
mari : « Ne me serre plus de la sorte ! lui dis-je. – Et pourquoi ? Tu aurais honte de te coller à
moi devant ta famille ? – Non, tu risquerais d’écraser la tête de ton futur enfant. Je n’ai pas vu
mes règles depuis quarante-trois jours… »71 Ainsi, malgré les réticences de la famille
d’Hortense par rapport à son déménagement, le couple emménage à Batalébé, au sein de la
famille de Kimbembé. Les parents de celui-ci adoptent naturellement la jeune fille et la
traitent avec beaucoup d’attention :
« Nous vivions dans une bâtisse en terre cuite. C’était la maison des parents de Kimbembé […] Son père, potier, est un homme au visage impassible, à la taille médiocre […] son épouse, Véronique Boutoto, que nous appelions "Mâ Boutoto" par déférence. Elle suivait de près l’évolution de ma grossesse […], elle ramenait des potions magiques au goût amer que je devais boire devant elle. "Cette potion fera que tu accouches d’une fille, crois-moi !" assurait-elle avec une sérénité absolue. Elle rêvait d’une fille tandis que le père, Tâ Kimbembé, prédisait que j’accoucherais d’un garçon. Ils me considéraient comme leur fille. »72
Ayant quitté les siens pour une nouvelle famille, Hortense a été facilement acceptée
par les parents de Kimbembé qui n’ont pas pu avoir d’autres enfants. Le fait de voir la famille
s’agrandir constitue un véritable bonheur pour eux. De fait, jusqu’à leur mort, ils ont traité
Hortense comme la fille qu’ils n’ont pas pu avoir. Suite à la mort des parents de Kimbembé,
le couple se retrouve seul à élever leur fille, Maribé. Alors que son mari enseigne au lycée de
Batalébé, Hortense essaie de se faire une place dans cet univers où elle s’est retrouvée. Elle
semble y parvenir, en se liant d’amitié avec le couple de Christiane et Gaston jusqu’au jour où
l’irréparable se produit. Le pays tombe en guerre. Une guerre qui divise le Nord et le Sud et
qui n’épargne pas la petite famille d’Hortense :
"Kimbembé n’était plus en condition de m’écouter, de m’accorder quelques minutes d’attention, préoccupé par ses nouvelles activités de militant de la cause de la région. Il avait choisi sa voie. Après plus de seize ans de mariage, je ne reconnaissais plus
71 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 147. 72 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 161.
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cet homme. J’étais médusée de constater qu’on pouvait changer du jour au lendemain."73
Le conflit s’incruste dès lors dans le foyer d’Hortense et pour se maintenir en vie et
épargner à sa fille un triste sort, Hortense doit fuir son mari et ainsi détruire ce qu’elle a
construit par le mariage : sa famille. Hortense doit « quitter le district à la première
occasion. »74 Ce départ marque l’éclatement de son unité familiale.
Birahima, Massala-Massala et Hortense soulèvent la question du délitement du cercle
familial mais assez différemment puisqu’avec Mabanckou, on voit comment l’état de guerre
interne fait reculer la notion de grande famille que serait la nation pour revenir à une
mosaïque de clans, favorable aux guerres civiles. Dans les deux cas, Ahmadou Kourouma et
Alain Mabanckou dépeignent des résultats désespérants pour la structure familiale. Leurs
personnages se meuvent dans des milieux où le cercle familial est affecté. Ce sont des cadres
familiaux soumis à la violence et à la pauvreté. Cette lecture du cadre familial fait place au
singularisme. Les œuvres étudiées montrent l’emprise de l’appartenance au clan et la survie
dans l’individualisme dans ces différentes sociétés. Les personnages choisissent la singularité
à la place d’une socialisation familiale devenue impossible.
Les parents des trois personnages de notre corpus ne peuvent plus occuper la place
primordiale qui était la leur. En tenant compte de la différence entre les sociétés de référence,
il nous semble qu’on pourrait rappeler l’analyse de Gilbert Durand sur la représentation
ontologique des parents dans l’imaginaire de l’enfant, même si les références du critique ne
sont pas celles de la famille en Afrique. Il retient :
"C’est comme une sorte d’outil fonctionnel que le père et la mère apparaissent dans l’univers enfantin, non seulement outils ayant une tonalité affective propre selon leur fonction psycho-physiologique, mais outils environnés eux-mêmes d’un cortège d’ustensiles secondaires : dans toutes les cultures, l’enfant passe naturellement du sein maternel aux différents récipients qui, lors du sevrage, servent de substituts du sein."75
Le lien qui unit le père, la mère et l’enfant relève non seulement de l’affectivité, mais
aussi de ce que les deux parents sont supposés apporter à l’enfant pour son équilibre
73 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 190. 74 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 209. 75 Durand (Gilbert), Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Paris, Dunod, 1992, p. 45.
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psychique et social. Pour ce faire, l’enfant doit suivre un parcours nécessaire qui apparaît
comme une initiation à la vie. L’anthropologue prend un exemple culturel universel, celui du
sein maternel. En effet, le sein maternel est la première relation que l’enfant entretient avec la
société. Cette étape de la vie lui est nécessaire dans la mesure où elle se pose comme l’étape
initiale de la vie de l’individu à l’intérieur de la société. Et c’est au cours de cette étape qu’il
établit une relation affective avec sa mère. De cette relation naîtra le sentiment de protection
et de sécurité que les parents procurent à leur enfant. Cette relation familiale harmonieuse
trouvera alors son extension au sein de la société elle-même. En d’autres termes, l’enfant
intègrera la société avec un équilibre affectif, psychique et social. Ce sera un individu
équilibré qui verra la société non pas comme un danger à son intégration mais comme un
milieu au sein duquel il voudra se positionner. Le cadre familial reste primordial pour la
construction de l’identité personnelle.
Cette considération du cadre familial éclaire a posteriori le comportement des
personnages d’Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou. Ces derniers n’ont pas grandi au
sein des structures familiales adéquates, pour les cas de Birahima et Massala-Massala et pour
ce qui est d’Hortense, elle a cru en une grande famille nationale et ne peut plus maintenir la
famille qu’elle a créée au moment de la guerre. Dans les trois cas, les personnages, aux prises
avec eux-mêmes et sans les armes nécessaires, se débattent comme ils le peuvent pour
« innover » puisque les modèles anciens ne fonctionnent plus. Ils se retrouvent dans une sorte
de solitude dans laquelle ils tentent de survivre. En effet, dans les œuvres d’Ahmadou
Kourouma, ainsi que dans celles d’Alain Mabanckou, les personnages évoluent seuls et
assument leur solitude avec les conséquences à affronter.
1. 3- Ecole
Dans Allah n’est pas obligé comme dans sa suite, Quand on refuse on dit non, sont
évoqués les intérêts des nouveaux chefs puissants des lieux de ses narrations, comme cela sera
étudié par la suite. Leur puissance ne réside plus dans la formation de la jeunesse par le biais
de l’école, mais par celui des armes. Seule la ruse de la guerre garantit le pouvoir de ces chefs
de guerre et assure la survie et une certaine réussite chez les jeunes. La réussite repose alors
désormais sur le maniement de l’arme et la capacité à déjouer des pièges perfides que tendent
les univers belligérants. La réussite dans l’arène militaire offre toutes les possibilités que
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l’école ne peut plus donner. Car, comme en témoigne ce coup de gueule de Birahima, l’école
n’a plus aucun mérite dans ces « républiques bananières »: « L’école ne vaut pas le pet de ma
grand-mère parce que, même avec une licence de l’université, on n’est pas fichu d’être
infirmier dans une des républiques bananières corrompues d’Afrique francophone. »76
Birahima n’a pas bénéficié de l’enseignement qu’offre l’école dans la mesure où cette
dernière n’a plus sa raison d’exister dans ces républiques bananières où commandent les
armes et les instincts véreux. Cet enfant se résigne et accepte ce sort. Cependant, il
n’abandonne pas tout espoir d’accéder à la connaissance. Il choisit alors de s’instruire, non
plus par le biais de l’école, mais à travers les quatre dictionnaires hérités de Varrassouba
Diabaté, un émigré de Togobala, son village natal, mort en Sierra Leone. Birahima a accepté
d’assumer cet héritage pour en faire un bon usage qui aboutit peut-être à un exploit (se former
sans formateur) et qui témoigne donc de la volonté de cet enfant de sortir de son
analphabétisme pour arriver à s’approprier, à son niveau, les diverses langues des différents
dictionnaires étudiés. Les quatre dictionnaires qu’il reçoit en héritage remplacent les adultes
de même que les institutions scolaires qui auraient dû garantir son éducation et sa formation.
La maîtrise des outils mis à sa disposition se justifie par cette sorte de trilinguisme dans lequel
il raconte les différents périples dont il est le témoin dans Allah n’est pas obligé et dans
Quand on refuse on dit non. Du français, au malinké, en passant par le pidgin, le personnage
de Kourouma entraîne son lecteur dans un univers délirant. Cette volonté du jeune Birahima
manifeste son refus de l’analphabétisme et montre combien une partie de la jeunesse, victime
des guerres, est orpheline de la véritable institution scolaire et avide de connaissances ; mais
combien, aussi, la solution de rechange – faire son instruction en manipulant des dictionnaires
–, est insuffisante pour se mouvoir dans la jungle de la vie nouvelle. Néanmoins, cette
« trouvaille » du romancier assure, par le jeu du présent de certitude et de la définition abrupte
des choses, l’humour décapant qui marque ses narrations.
Birahima est le prototype de cette jeunesse perdue qui ne peut plus compter sur l’école
pour préparer son avenir car cette dernière n’est plus fiable dans les sociétés en guerre. Cela
se vérifie dans Quand on refuse on dit non, lorsque la Côte d’Ivoire tombe en guerre. Il est
obligé de s’enfuir et de laisser tomber l’école coranique dans laquelle son cousin l’a inscrit.
Dans cet univers en guerre, l’école cesse d’être le relais familial. Elle n’y semble plus
76 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 9-10.
48
indispensable pour la formation et est, de ce fait, dénuée de sa prescription initiale. Elle y
apparaît alors comme dérisoire. Mais ici, ce ne sont plus les dictionnaires qui vont la
remplacer mais les « leçons » de Fanta qui capitalise, en quelque sorte, rôle maternel et rôle
éducatif scolaire. Nous y reviendrons plus loin.
En soulignant l’incapacité de l’école à jouer son rôle, dans Bleu Blanc Rouge, Alain
Mabanckou dénonce ce non-sens des pays sub-sahariens de négliger la formation
intellectuelle. L’auteur y décrit avec perspicacité la vacuité de l’école et l’image négative de
ceux qui y ont recours. Un des protagonistes, Moki, le Parisien, a effleuré son parcours
scolaire :
"J’ai fait mes études jusqu’au lycée, même si j’ai raté mon bac littéraire à deux reprises. J’ai lu beaucoup d’auteurs français que vous autres ne connaissez pas : Guy de Maupassant […], André Gide, […] J’ai émerveillé les filles en récitant les vers des Méditations poétiques de Lamartine."77
Mais ce n’est pas grâce à ce parcours que ce personnage est adulé, Moki, l’idole de
tout un quartier déclare : « Ce qui nous préoccupait, c’était surtout l’habillement, la sape, et
partir un jour pour Paris. L’école devenait un handicap. Elle nous détournait de nos
objectifs. »78 Ces propos sont un exemple des discours que tient Moki, le Parisien alors qu’il
est idolâtré par toute la jeunesse de son quartier, tout le contraire des étudiants qui reviennent
de France. En effet, les étudiants ne produisent pas la même attraction. L’étudiant,
contrairement au « Parisien débrouillard », n’apporte rien de matériel ni de financier aux
siens. Il n’attise pas de ce fait la convoitise de ses compatriotes car, ni son style vestimentaire,
ni sa place dans la société, ne suscitent d’admiration :
"Nous devions séparer le bon grain de l’ivraie. A cette occasion, ils [les Parisiens] nous dressaient le portrait-robot du Paysan : un aigri, un austère étudiant en doctorat. Il fait son retour au pays sans écho, sans tambour ni trompette. On ne se rendait pas compte de son arrivée. Personne, en dehors de sa famille, ne lui rend visite. Il n’est pas élégant."79
Généralement, dans cette œuvre, l’étudiant est assimilé au provincial, au « Paysan »
qui n’a aucune connaissance de Paris, encore moins de goût pour la mode. En revanche, le
« Parisien sapeur » connaît méticuleusement Paris et est au fait de la mode. C’est pour cela
77 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 76. 78 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 77. 79 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 89.
49
que ce dernier passe toutes ses vacances à changer de costumes tandis que l’étudiant, lui,
porte des jeans délavés. Tout semble les opposer. Le Parisien a un mode de vie ostensible et le
paysan se fond dans le paysage, il ne vit pas de mirages :
"Le Paysan n’a aucune considération pour le Parisien. Celui-ci change de vêtements trois fois par jour. Celui-là retourne au pays avec trois jeans et quelques tee-shirts. A la limite il prévoit une veste étriquée au cas où il devrait errer dans les ministères à la quête d’un document pour la rédaction de la thèse. Le Paysan se déplace à pied et pousse le culot jusqu’à prendre les transports en commun avec les autochtones."80
Ce portrait de l’étudiant désavantage ainsi son image et n’incite pas les jeunes de sa
société à vouloir s’identifier à une figure aussi insignifiante que celle qu’offre l’ambassadeur
de l’école. Car comme antérieurement évoqué, la situation de précarité que connaît la société
de Massala-Massala accorde beaucoup de crédit aux apparences, c’est-à-dire aux biens
matériels, et la manière dont ils sont acquis ne se scrute pas. Le regard posé sur les étudiants
traduit la place désormais accordée à l’école dans cette société. Une place anodine qui dit la
crise de la représentation de l’école ainsi que celle de ses prometteurs dans une société qui
met en avant de nouvelles valeurs dont la principale est la réussite matérielle et visible. La
formation intellectuelle dès lors, devient inutile.
L’école peut donc être une source d’exclusion. Dans Bleu Blanc Rouge, elle y apparaît
complètement dévalorisée, ce qui condamne un peu les étudiants à vivre à l’écart d’une
société où le pouvoir est détenu par des gens peu scrupuleux qui deviennent des modèles de
réussite sociale dans leur milieu.
Dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix, la formation et les études semblent
apparaître, dans la première partie du roman, comme sources de changements positifs au sein
de la grande « famille » nationale et comme des garanties de réussite « moderne ». Mais cette
partie de la vie d’Hortense étant racontée comme une antériorité révolue et sous la menace de
la mort que sous-entend sa fuite et celle de sa fille, le lecteur perçoit la précarité de cette
réussite ; et d’ailleurs, dès qu’elle a été mariée, Hortense, après l’obtention de son
baccalauréat en lettres, a renoncé à une suite pour s’occuper de son foyer. Ce choix sera
analysé dans la dernière partie de ce travail.
80 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 89.
50
2. LES FIGURES ESSENTIELLES
La société se constitue de groupes divers, rassemblant des individus qui ont des
caractéristiques communes : la culture, les biens, etc. Parmi ces traits communs, l’on peut
citer la famille qui apparaît comme la plus élémentaire et la plus infime des caractéristiques
liant les groupes sociaux. C’est la cellule de ce grand groupe humain qu’est la société que
nous venons d’évoquer. La famille se conçoit donc comme une institution avec des sous-
ensembles qui participent à son harmonisation. Y a-t-il donc des actants privilégiés participant
à l’équilibre social à l’intérieur de la famille ? On a constaté une dégradation et une fragilité
des liens familiaux dans notre développement ci-dessus. Quels en sont les acteurs ? Nous nous
proposons donc d’analyser les figures traditionnelles de l’autorité familiale, celles du « père »
et de « la mère ». Cette dernière figure se prolonge dans la représentation féminine, plus
généralement.
2. 1- Le père
Dans de nombreuses traditions africaines, le père occupe une place privilégiée. Et ce
trait de civilisation se trouve parfois reflété dans la littérature africaine, en général, et dans le
roman en particulier : cette figure y apparaît le plus souvent investie d’une admiration, d’un
respect, mais aussi de la crainte qu’elle inspire.
Dans le processus analysé précédemment par Denise Coussy, la figure paternelle est
dessaisie de ses prérogatives morales, éthiques, symboliques. Dans les œuvres de notre
corpus, elle ne détient plus le prestige et la dignité que les sociétés traditionnelles y ont investi
pour triompher face aux épreuves les plus complexes. Ce renversement entraîne-t-il une
symbolique où les fils prennent une place centrale ?
Dès son premier roman, Alain Mabanckou a présenté une figure paternelle assez
contradictoire. Dans Bleu Blanc Rouge effectivement, le père dont l’autorité et
l’intransigeance étaient reconnues par le fils, renonce lui-même à son rôle de protecteur.
Mabanckou a souligné que « les livres d’un auteur forment un univers avec le temps »81 et
81 http://www.congopage.com/?page=imprimersans&id_article=2709 du 19/03/2009, p. 2.
51
que l’un des éléments fondamentaux de ses oeuvres, c’est « l’absence du père. »82 De fait, le
père disparaît de la vie de Massala-Massala, en lui offrant un billet aller simple pour la
France. Il utilise à cet effet son fils comme un véritable investissement, dans ce milieu
précaire où le fils reste la seule voie de survie pour la famille entière. Pour mener à bien ce
projet, le père de Massala-Massala s’endette, dans l’espoir que son fils les sorte un jour de la
misère locale comme Moki a su le faire avec les siens. La vie de « Pacha » que Moki, le
Parisien leur fait miroiter, les encourage à voir la France comme un véritable Eldorado.
Massala-Massala est ainsi soumis à l’aventure française, pour endosser le rôle que doit
normalement jouer son père au sein de la famille. En effet, dans le système traditionnel, c’est
le père qui doit assurer non seulement l’héritage culturel d’une famille mais aussi sa sécurité
matérielle et financière. Ce père devient impuissant face à la précarité et aux valeurs nouvelles
qui prévalent désormais dans la société. Il démissionne et transfère son « pouvoir » à son fils,
le chargeant d’une lourde mission. Aussi quand Massala-Massala déclare vouloir tenter
l’aventure de la France, il y a une certaine fierté qui se perçoit dans la réaction de son père. Il
s’active à trouver des gens pouvant lui prêter de l’argent et n’oppose aucune résistance au
projet ambitieux de son fils. Il confie à son fils :
« J’ai toujours pensé qu’un jour tu partirais. Loin. Loin d’ici. Loin de cette misère. Mais je suis désolé mon fils, je ne peux pas t’aider avec cette pension que je touche. Je ne te promets rien, je vais essayer d’en parler à ton oncle, lui qui est fonctionnaire, peut-être pourra-t-il me prêter quelque chose. Il me promit aussi de voir avec ma mère. Elle vendait des arachides au grand Marché. Même si sa contribution était modique, conclut-il, "ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières." Il en parlerait donc à ma mère. D’après lui, elle n’y verrait aucun inconvénient. Elle serait plutôt heureuse. Je ferais honneur à la famille. Il pourrait lui, se promener la tête haute dans la rue. Il serait respecté par la population et aurait du poids dans les décisions du conseil du quartier où le père de Moki régnait maintenant en monarque aveugle. Il se vengerait de tous ceux qui raillaient sa pauvreté. Il serait sans indulgence. Il gérerait les taxis que je leur enverrai. C’est ainsi qu’il me parlait ce jour-là. »83
Il y a une vraie croyance dans le mieux que doit apporter l’émigration. La précarité a
ôté au père de Massala-Massala son jugement et son statut de protecteur de famille. Il est prêt,
pour mettre toutes les chances du côté de son fil, à amadouer le père de Moki, le Parisien :
" Mon père me devança en dévoilant le projet au père de Moki, qu’il attendait avec impatience à la sortie d’une réunion du conseil du quartier. Il lui remit une bouteille de vin rouge de France afin qu’il accélère les choses. Le président du conseil, flatté,
82 http://www.congopage.com/?page=imprimersans&id_article=2709 du 19/03/2009, p. 2. 83 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 94.
52
prit la bouteille, non sans quelques simagrées pour faire durer la cour que lui faisait mon père et augmenter les enchères […] "84
Mais le père prend conscience qu’il s’est fait duper :
"Mon père rentra un soir, attristé. Il avait reçu un ouragan sur le visage. Ses traits étaient creusés, son visage bas. Il fuyait mon regard. Je m’empressais d’aller vers lui. Il avait pris de l’âge. Je ne l’avais jamais vu aussi affecté. On aurait cru qu’il peinait intérieurement et dissimulait avec stoïcisme les affres de sa souffrance. Je devais connaître la cause de son tracas. Je la devinais un peu. C’était une déception. Il me prit par la main ; nous nous éloignâmes derrière la maison. Il m’informa qu’il avait contacté une deuxième fois le père de Moki. Au départ, celui-ci avait pourtant signifié que tout serait réglé, et voilà qu’il lui rapportait qu’il était trop tard pour entreprendre des démarches administratives. "85
Pourtant, les différentes humiliations qu’il subit ne lui ouvrent pas les yeux. Au
contraire, elles augmentent l’envie de récupérer respectabilité et honneur grâce au départ pour
la France de son fils. Il pourrait, si celui-ci se réalisait, appartenir au monde des hommes
respectés, monde composé majoritairement par ceux dont les fils vivent en France. A son tour,
l’argent reçu de France lui redonnerait du pouvoir dans sa société. Il y a transfert, non pas
d’autorité, mais des moyens pour la retrouver ou la conserver. Ce sont des situations qui
prévalent dans les sociétés victimes de pauvreté. Les rôles se trouvent ainsi inversés, les pères
auxquels les fils doivent s’identifier, s’identifient ici à leurs fils. On reconnaît la valeur du fils
à travers les biens matériels que possède son père. Le fils vit et travaille pour faire le bonheur
matériel et l’honneur de son père.
Ainsi, ce qui semble dénoncé dans Bleu Blanc Rouge, c’est une certaine exploitation
des pères dans des situations de précarité. Le fils doit assumer financièrement le père. La
hiérarchie familiale qui permet l’exercice de l’autorité parentale est dévoyée : elle n’est plus
protection, elle devient exploitation. Dans le cas où le fils se dérobe, il est systématiquement
rejeté comme une « honte » pour les siens.
On pourrait peut-être, comme le propose Emmanuel Tchoffogueu sur la relation
père/fille dans l’œuvre de Calixthe Beyala, parler d’« un rapport antioedipien comme support
dynamique à l’expression du rôle et de la responsabilité du père. »86 Le père tue l’enfant qui
est en son fils pour lui assigner un rôle très difficile qui n’est autre que celui de chef de
84 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 95. 85 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op.Cit., p. 95. 86 Tchoffogueu (Emmanuel), « Imaginaire féminin et figuration de l’instance paternelle chez Calixthe Beyala » in Pères en Textes-Médias et Littérature, Christiane Chaulet Achour (dir.), Paris, Manuscrit Université, 2004, p. 128.
53
famille mais sans lui déléguer son autorité. Le père commet alors symboliquement un
infanticide, transformant son fils en responsable, garant de la sécurité financière et matérielle
de la famille. De ce fait, il devient aussi garant de l’équilibre moral et de la stabilité familiale.
A travers le soi-disant travail du fils, le père, ainsi que le reste de la famille pourront
désormais vivre décemment et afficher une image sociale respectable. En effet, dans une
société précaire, seules comptent les apparences. Personne ne va au-delà des représentations
sociales et peu importe si le fils nourrit le père. Cela ne relève plus de la honte et ce que fait le
fils n’est qu’un juste retour de la vie que lui a donnée son père en le faisant naître.
D’une manière générale, Bleu Blanc Rouge dresse le portrait d’une certaine forme
d’esclavagisme des temps modernes. Le père envoie le fils en France pour assurer ses derniers
jours et pour soigner son image dans la société. Le père symbolise alors un esclavagiste qui
livre son fils à un univers inconnu afin de jouir d’une certaine opulence sociale, fruit du
travail de son propre fils. En effet, dans un milieu aussi pauvre, nombreux sont des parents qui
encouragent leurs enfants à tenter l’aventure de l’Europe pour les sortir de la misère locale. Et
très souvent, une aventure ne se fait pas sans heurts.
Le portrait du père de Massala-Massala dans Bleu Blanc Rouge, justifie la dégradation
progressive de la figure paternelle chez Alain Mabanckou.
L’écrivain congolais dénonce une rupture presque totale de la filiation. En effet, dans
Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Hortense ne prend pas en considération les sentiments
de son père, Roger Iloki. Ce dernier s’oppose au mariage de sa fille avec un Sudiste.
Cependant, avec le soutien de sa mère, Hortense arrive à ses fins, quittant ainsi la maison
familiale et sa contrée d’origine. La figure paternelle est niée et mise à l’écart. Pendant un
temps, les enfants peuvent mener une existence quasi normale sans l’autorité paternelle. Alain
Mabanckou se rapproche ainsi de la vision d’Ahmadou Kourouma, celle de « la bâtardise » de
son protagoniste. Dans Les Soleils des indépendances, Ahmadou Kourouma avait annoncé le
temps de la « bâtardise » : est-ce l’annonce d’une société sans père ?
Ahmadou Kourouma, dans Allah n’est pas obligé ainsi que dans Quand on refuse on
dit non, présente un enfant qui n’a pas connu son père. Birahima raconte :
54
" Je ne vous ai rien dit encore sur mon père. Il s’appelait Mory. Je n’aime pas parler de mon père. Ça me fait mal au cœur et au ventre. Parce qu’il est mort sans avoir la barbe blanche de vieillard sage. Je ne parle pas beaucoup de lui parce que je ne l’ai pas beaucoup connu. Je ne l’ai pas beaucoup fréquenté parce qu’il est crevé quand je roulais encore à quatre pattes. "87
Les propos de Birahima montrent la souffrance du manque de ce père mort jeune. Que
devient un fils qui n’a pu, selon les canons de l’éducation africaine, être élevé par son père ?
Birahima est un fils qui intègre la société sans legs paternel. Ce qui fait de lui un véritable
« bâtard ». La seule idée qu’il a de ce père, c’est celle que lui donne sa grand-mère : « Grand-
mère a dit que mon père est mort malgré tout le bien qu’il faisait sur terre parce que personne
ne connaîtra jamais les lois d’Allah. »88
La mort du père de Birahima peut avoir une double signification. Elle peut,
effectivement se comprendre comme la disparition prématurée, physique, du géniteur de
Birahima. Dans une Côte d’Ivoire où l’espérance de vie reste faible – passée de 52 ans à 46
ans ces cinq dernières années –, il n’est pas rare d’enregistrer des décès précoces. Le père de
Birahima fait partie de ces Ivoiriens qui meurent à la fleur de l’âge.
En conséquence, Birahima privé du rapprochement et de la ressemblance avec son
père, de son lien génétique, est sans modèle. Le fils, héritier génétique et psychologique du
père, tend à lui ressembler, sinon, à être meilleur que lui. La relation de Birahima avec le
monde reste marquée par cette absence du père, symbole d’une filiation assumée.
Cela peut justifier le comportement de Birahima. En effet, dès les premières pages du
roman, il se révèle comme un enfant défiant toute autorité : « un enfant de la rue sans peur ni
reproche. »89 La récurrence de l’expression « gnamakodé »90, insiste sur la caractéristique que
Birahima se donne. A partir de ce constat, s’établit chez cet enfant une suite d’élans nerveux
qui portent atteinte au monde où il vit.
En passant à un niveau d’interprétation symbolique, la mort du père peut aussi être
comprise comme représentative du départ du colonisateur. Ce départ engendre « la bâtardise »
au sein de certaines sociétés. Il a été suivi de plusieurs conflits dans certains Etats d’Afrique.
En effet, quelques années après les indépendances, on pourrait dire en continuant la logique
87 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op Cit., p. 20. 88 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 31. 89 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 13. 90 Cf. Allah n’est pas obligé, il signifie bâtard ou bâtardise en malinké.
55
de la symbolique père/fils, que les peuples africains ont commencé à pousser de grands cris,
clamant leur désarroi. Ces cris ont été repris par une certaine littérature qui se veut porte-voix
des sans voix ni voie. Michel Naumann écrit très justement :
« Au moment où la littérature africaine, expression d’une pensée de la totalité irréductible à de semblables simplifications, semblait pouvoir nous livrer une vision et un langage libérateurs, sous l’effet d’une crise économique, elle vacilla et nous proposa, au contraire, une vision hallucinée et désespérée d’un monde crépusculaire, fou, déstructuré, malade, en guerre. Les héros du passé qui s’étaient levés pour retrouver, à l’issue d’un voyage orphique de redécouverte de leurs racines, les grandes traditions religieuses et sociales de l’Afrique, cèdent la place aux picaros roués des villes tentaculaires qui n’ont d’autre ambition que de survivre au jour le jour. Violent, cynique, amoral, ce nouveau courant constitue ce que nous nommons, à l’aide d’un néologisme fidèle à son esprit, une littérature " voyoue ". »91
Le critique situe clairement le basculement provoqué par « une crise économique » qui
n’a pas permis de dépasser le chant orphique vers un chant libérateur et reconstructif. L’arrêt,
les freins engendrent au contraire une littérature du désenchantement et de la désillusion : l’art
se met au service de ce délitement, de cette pulvérisation des valeurs auxquelles l’être pouvait
se mesurer, et décrit le chaos. La littérature se fait alors le réceptacle du désenchantement
provoqué par les indépendances, se vit et s’écrit dans la douleur. En effet, malgré les aubes
meilleures annoncées par les écrivains africains de la période coloniale, cette littérature n’a
pas engendré un renouvellement thématique à la mesure de l’optimisme de la période
antérieure. Elle sombre dans un pessimisme surprenant pour qui ne lie pas état économique de
la société, crise et transformation négative des rapports au sein des sociétés. Elle oeuvre
toujours autour d’un certain désespoir, désespoir annoncé juste quelques temps après les
indépendances. L’œuvre phare qui résume cela demeure Les Soleils des indépendances
d’Ahmadou Kourouma, où les indépendances au lieu de signifier la libération, signent la
damnation du continent. Guy Ossito précise :
« Avec le "départ" des colons, on crut un moment qu’une ère nouvelle s’ouvrait pour l’Afrique, qui allait voir l’amélioration du sort du peuple africain. Mais très vite l’enthousiasme et l’espoir furent dissipés par une amère désillusion portée par un vent de désarroi. Le jour neuf qu’on attendait enfanta martyre et tourment et révéla la réalité à la fois tragique et tératologique des Soleils des indépendances. »92
91Naumann (Michel), Les nouvelles voies de la littérature africaine et de la libération (une littérature « voyoue »), Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 6-7. 92Ossito Midiohouan (Guy), L’idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française, Paris, L’Harmattan, Coll. Littéraire, 1986, p. 207.
56
Après le départ des colons effectivement, ceux qui ont pris la responsabilité des Etats,
les ont gérés en biens personnels et familiaux. Le chef d’Etat se voit en chef omnipotent et
omniprésent et cette conception du pouvoir engendre des guerres entre ethnies. Nous
développerons cela dans la seconde partie de cette thèse.
Les œuvres de Kourouma et Mabanckou mettent en exergue une dégradation continuelle
et presque ininterrompue de la figure du père. Le père, en tant que figure du sens, de la
tradition dont il est le légataire, se désintègre, en même temps que se désintègre la structure
sociale. Il ne reste plus que l’apparence : ce père continue de s’auto-investir de son aura
historique et d’un prestige social que lui accordent la tradition et l’ancestralité mais il devient
un contre-sens pour la société en mutation, dont il n’a pas pu lire les premiers signes de
changement, même dans les temps les plus imminents.
Cette hypothèse amène à soutenir que le père, à force de veiller à ses prérogatives
symboliques, sociales, traditionnelles et à son pouvoir, passe pour être celui qui s’est laissé
vaincre et ne s’est jamais relevé. En effet, comme le soutient Sunday Anozié, « quelles que
soient les circonstances, la vie de l’homme selon la conscience collective est encastrée dans la
trame de son activité concrète. »93 Ici, le père renonce à ses attributs symboliques : chef de
famille, autorité, robustesse, etc. vaincu par la précarité et la violence. Dès lors, sa disparition
totale semble inéluctable.
Kourouma et Mabanckou donnent à voir les étapes précises de la néantisation de la
figure du père. Celle-ci peut être incarnée par des hommes faibles, impuissants et pauvres, à
l’image des pères de Massala-Massala et Hortense Iloki ou des hommes complètement
effacés, c’est le cas du père de Birahima. Comme le constate Denise Coussy : « La figure
littéraire qui a le plus souffert de cette perte de prestige est, sans aucun doute, celle du
père. »94
Le père est devenu une figure presque vide, malgré le prestige dont il peut encore jouir
ou dont il peut se prévaloir. Sa représentation orchestre sa disparition quasi-évidente. Une
disparition qui peut être aussi bien physique que symbolique. Ainsi, nos deux romanciers
93Anozié (Sunday O.), Sociologie du roman africain, Paris, Aubier-Montaigne, Coll. Tiers Monde et Développement, 1970, p. 121. 94 Coussy (Denise), La littérature africaine moderne au sud du Sahara, Op. Cit., p. 53.
57
prennent acte de l’effacement progressif de la figure paternelle. Ce père jadis essentiel à la
création de l’imaginaire de l’enfant, n’est plus nécessaire à sa réalisation. On peut se
demander, néanmoins, si l’enfant reste insensible à la « bâtardise » qu’il doit désormais
assumer.
Après cette dégénérescence du père, la mère ou la femme va-t-elle se saisir de
l’autorité ? Quel rôle joue-t-elle dans les sociétés représentées ? Quels types de femmes, Alain
Mabanckou et Ahmadou Kourouma représentent-ils dans leurs romans ?
2. 2- La mère et la femme
Le terme femme fait référence à tout être humain adulte de sexe féminin. Par
opposition à l’homme, la femme, à partir du moment où son âge le permet, peut aller en
mariage et procréer, sa fonction étant essentiellement, celle de la procréation. Elle doit
assurer, par sa fécondité, la continuité d’une famille et passe donc de la tutelle du père à celle
du mari.
Privée de droits dans de nombreuses sociétés, la femme doit souvent rester dans la
maison et se préparer dès l’enfance à assurer ses fonctions domestiques puisque c’est au sein
du foyer qu’elle a un rôle à tenir. La majorité des conseils adressés aux jeunes filles et aux
femmes, ont pour but de leur apprendre à bien se comporter dans leurs ménages. Elle est la
première éducatrice et, à ce titre, sa conduite doit être irréprochable. Epouse et mère, la
femme doit savoir également gérer sa maison.
La femme, dans la tradition africaine est la gardienne du foyer familial : elle doit
respecter les interdits que lui impose la société. Elle procrée dans le mariage et éduque
consciencieusement ses enfants. La littérature, l’expression d’une culture, traduit en
conséquence les différentes images de la femme dans les sociétés de référence des œuvres
étudiées.
Symbole de vie et pilier de la société, la femme est aussi le principal vecteur de la
morale d’une société. C’est à la découverte ou à la redécouverte des ses principaux visages
littéraires qu’on peut comprendre ou lire l’évolution de la femme dans les sociétés décrites par
Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou.
Dans Allah n’est pas obligé, par exemple, Ahmadou Kourouma évoque les péripéties
que traverse une femme devenue inapte à cause de l’excision. Et pour mieux toucher son
58
lectorat, il laisse son jeune personnage, Birahima, parler de sa mère, cette femme justement,
avec une distance qui traduit une certaine répulsion. Bafitini, la mère de Birahima n’a pu
s’occuper de son enfant à cause d’un ulcère à la jambe droite, survenu après son excision
ratée. L’image maternelle de l’enfant se confond avec celle de l’ulcère :
" C’est dommage qu’on connaît pas le monde avant la naissance. Des matins, j’essaie d’imaginer ce que maman était avant son excision, comment elle chantait, dansait et marchait avant son excision, quand elle était jeune fille vierge. Grand-mère et Balla m’ont dit qu’elle était jolie comme une gazelle, comme un masque gourou. Moi je l’ai toujours vue ou couchée ou sur ses fesses, jamais sur les pieds. Sûr qu’elle était excitante et irrésistible. Parce que après trente ans dans la merde et ses odeurs, les fumées, les douleurs, les larmes, il restait encore quelque chose de merveilleux dans le creux de son visage. Quand le creux du visage ne débordait pas de larmes, il s’éclairait d’une lueur. Quelque chose comme une perle perdue, ébréchée […] Une beauté pourrie comme l’ulcère de sa jambe droite, une lueur qui se voyait plus dans la fumée et les odeurs de la case. Faforo ! Walahé ! Quand maman était jolie, appétissante et vierge, on l’appelait Bafitini. Même complètement foutue et pourrie, Balla et grand-mère continuaient encore à l’appeler Bafitini. Moi qui l’ai toujours vue que dans son état déplorable de dernière décomposition multiforme et multicolore, je l’ai toujours appelée Ma sans autre forme de procès."95
Pourtant Birahima fait son possible pour imaginer autre chose que cette femme
repoussante. Il convoque deux témoins, grand-mère et Balla, pour attester de sa beauté et de
sa vivacité et ne pas la réduire au déchet qu’elle est devenue. L’imaginer avant lui permet de
prendre ses distances avec le présent. Il n’entretient pas une relation directe avec « Ma »,
diminutif de Maman mais qui peut être compris aussi comme la désignation de l’être amputé
qu’elle est devenue. L’état de « dernière décomposition » de Bafitini a certainement participé
à cela. Birahima appelle sa mère, « Ma » parce qu’elle n’est pas entière ; elle est rongée par
son ulcère. L’ulcère venant de l’excision, opter pour une telle description de la mère c’est
opter pour la dénonciation de cette pratique traditionnelle qui l’a en quelque sorte privé de sa
mère. Cette dénonciation était déjà une thématique majeure du premier roman de Kourouma.
Il évoque ici la saison et les raisons de l’excision :
" Ma maman, quand elle était jeune, vierge et jolie comme un bijou, elle vivait dans un village où grand-père trafiquait l’or et où il y avait de nombreux vendeurs qui violaient et égorgeaient les jeunes filles non encore excisées. C’est pourquoi elle n’a pas attendu longtemps. Dès le premier harmattan, elle est retournée au village pour participer à l’excision et à l’initiation des jeunes filles qui a lieu une fois par an quand souffle le vent du nord. Personne dans le village de Togobala ne savait d’avance dans quelle savane aurait lieu l’excision."96
95 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 17-18. 96 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 21.
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L’énoncé « naïf » des causes et conséquences ne l’est qu’en apparence. C’est une
pratique qui laisse des dégâts sur certaines femmes qui, au nom de la tradition, la subissent
encore. L’excision reste une violence exercée sur le corps de la femme puisqu’il s’agit tout
simplement d’une mutilation. Birahima, dans son entreprise de dire l’indicible, tente
d’expliquer au lecteur, avec ses mots, l’excision :
" On n’a pas besoin d’être sur l’aire de l’excision pour savoir que, là bas, on coupe quelque chose aux jeunes filles. On a coupé quelque chose à ma mère, malheureusement son sang n’a pas arrêté de couler […] Donc maman devait mourir sur l’aire de l’excision. C’est comme ça, c’est le prix à payer chaque année à chaque cérémonie d’excision, le génie de la brousse prend une jeune fille parmi les excisées. Le génie la tue, la garde comme sacrifice. "97
Dans le cas de Bafitini, le génie ne l’a pas tuée mais la plaie provoquée par l’excision
l’a handicapée toute sa vie. Par ailleurs, comme il l’avait déjà fait dans Les Soleils des
indépendances avec Salimata, Kourouma, par la bouche de Birahima, lie excision et
sorcellerie : « L’exciseuse sorcière et son fils également magicien se sont tous les deux
fâchés. Ils ont lancé contre la jambe droite de ma maman un mauvais sort […] trop fort, trop
puissant. »98
Les cas d’excisions ratées sont imputés à la sorcellerie afin de ne pas montrer la
dangerosité de la pratique et d’éviter ainsi de susciter une révolte. C’est dans cette volonté de
se détourner du véritable problème que cette société renonce aussi à la médecine moderne. La
mère de Birahima, avec l’aide de ses parents, fugue du centre hospitalier où elle était soignée
parce que l’infirmier leur a appris la décision du médecin qui envisageait d’amputer sa jambe
malade. De la sorte, entre avoir une jambe amputée et souffrir à vie, le choix a été vite fait
puisque l’infirmier a fait comprendre à toute la famille que cet ulcère ne relevait pas de la
médecine moderne et qu’il pouvait se soigner par la médecine traditionnelle :
« Le médecin capitaine dit qu’il va opérer la jambe de maman, couper au genou et jeter tout le pourri aux chiens des décharges. Heureusement l’infirmier major à qui maman avait donné un poulet est venu dans la nuit prévenir maman. Il lui a dit que sa maladie n’est pas une maladie pour Blanc, c’est une maladie pour Africain noir nègre et sauvage. C’est une maladie que la médecine, la science du Blanc ne peuvent guérir. " C’est la sorcellerie du guérisseur africain qui peut fermer ta plaie. Si le capitaine opère ta jambe, tu vas mourir, complètement mourir, totalement mourir comme un chien ", a dit l’infirmier major. L’infirmier était un musulman et ne pouvait pas mentir.
97 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 22. 98 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 24.
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Grand-père a payé un ânier. Dans la nuit, au clair de lune, l’ânier et le guérisseur Balla sont allés à l’hôpital et ont comme des brigands enlevé maman. »99
L’avis de l’infirmier major parce que « musulman » prend le pas sur celui du médecin
parce qu’il est aussi un « Africain noir nègre ». Son diagnostic consiste à mettre la médecine
traditionnelle en avant. Elle seule est capable de guérir l’ulcère de Bafitini. Dès lors, le
guérisseur Balla va prendre une place importante dans la vie de Bafitini comme le marabout
dans celle de Salimata dans Les Soleils des indépendances. Il devient à la fois son seul
guérisseur et son mari. Birahima, en insistant sur l’opposition des deux médecines et sur la
persistance du mal chez sa mère, dénonce l’absurdité de la croyance :
"Tout le monde était maintenant convaincu que l’ulcère de maman était une maladie d’indigène africain noir et qu’elle ne pouvait être soignée par aucun Blanc européen mais par un médicament indigène de sorcier féticheur."100
Le choix de la médecine traditionnelle fait, les décoctions concoctées par Balla sont le
lot de Bafitini. L’ulcère s’aggrave, rendant la mère de Birahima inapte à vivre. Ne pouvant
plus se servir de son pied droit, elle est contrainte de marcher à quatre pattes. C’est dans cet
état que Birahima a connu sa mère, dans le sang de son ulcère que les médicaments indigènes
n’ont jamais pu traiter. On voit aussi que de Salimata à Bafitini, la dénonciation de la
pratique, par ses effets sur la vie de ces femmes, s’est fortement accentuée.
Ainsi par l’enchaînement voulu par Kourouma : excision/ulcère/rejet de la médecine
moderne/infirmité à vie/incapacité d’être mère, le romancier souligne la perte de la fonction
maternelle. Elle peut donc s’effacer de la société puisqu’elle ne peut plus participer à
l’éducation de son fils. Birahima devient « un enfant de la rue. Un vrai enfant de la rue qui
dort avec les chèvres et chaparde un peu partout dans les concessions et les champs pour
manger. »101
N’ayant pas eu de père, Birahima entre dans la société sans mère. Ce manquement se
lit dans son comportement et perturbe visiblement son équilibre social et psychologique. La
mère, vecteur de l’équilibre moral et social devient inapte, incapable de protéger son enfant.
Son handicap prive aussi Birahima de la tendresse maternelle. La mère meurt, s’effaçant
définitivement de la vie de son enfant.
99 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 25-26. 100 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 26. 101 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 27.
61
Ahmadou Kourouma, dans son premier roman, a déjà plaidé, comme nous l’avons
rappelé, pour la femme et son émancipation. C’est l’une des œuvres les plus marquantes à
avoir évoqué la condition difficile de la femme dans certaines sociétés africaines : « Ce roman
a su présenter un des plus beaux portraits de femmes africaines qui aient été jamais brossés.
Tout au long du texte, Salimata, la femme du héros navigue entre des souvenirs douloureux
d’excision, de viol et de stérilité. »102
L’écrivain ivoirien y a souligné les pratiques traditionnelles qui compromettent le vécu
des femmes. L’excision, pratique qu’il décrit dans la plupart de ses romans est un des maux
qui minent les sociétés traditionnelles, voire les sociétés modernes qui prônent sa continuité.
C’est une forme de mutilation qui peut, non seulement rendre la femme stérile mais aussi, lui
ôter sa vie, à l’instar de Salimata dans Les Soleils des Indépendances et Bafitini dans Allah
n’est pas obligé, des femmes qui, après des dégâts orchestrés par l’excision, ne retrouvent
plus une vie normale.
En liant excision et incapacité à procréer (Salimata) ou à assurer sa fonction maternelle
(Bafitini), Kourouma démontre la destruction de la famille. Une citation de Monnè, outrages
et défis, son second roman, fait tomber le verdict : « Dans ce monde, les lots des femmes ont
trois noms qui ont la même signification : résignation, silence, soumission. »103 Et Madeleine
Borgomano peut écrire : « Le roman montre une société où les femmes n’ont pas la parole,
une société qui repose sur le silence des femmes. »104 Cette dénonciation se confirme dans
Allah n’est pas obligé, lorsque l’auteur ironise sur les droits de la femme en faisant dire à son
personnage sur le ton d’une vérité d’ordre général : « Partout dans le monde une femme ne
doit pas quitter le lit de son mari même si le mari injurie, frappe et menace la femme. Elle a
toujours tort. C’est ça qu’on appelle les droits de la femme. »105Ce passage fait allusion à une
autre figure féminine importante de l’œuvre : celle de Mahan, la sœur de Bafitini donc la tante
de Birahima. Celle-ci a dû, comme nous le verrons dans la suite de ce travail, quitter son
village natal, Togobala, pour fuir son mari violent et brutal, le chasseur, Morifing. Birahima
évoque ce maître chasseur :
102 Coussy (Denise), La littérature africaine moderne au sud du Sahara, Op. Cit., p. 45. 103 Kourouma (Ahmadou), Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990, p. 130. 104 Borgomano (Madeleine), Ahmadou Kourouma : Le « guerrier » griot, Op. Cit., p. 201. 105 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 33.
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"Le père de mon cousin Mamadou, était un maître chasseur. Un maître chasseur qui criait, injuriait menaçait avec le couteau et le fusil. C’est ce qu’on appelle un violent ; le maître chasseur, le papa de Mamadou, était un gros violent […] Mais tellement Morifing injuriait, frappait, menaçait ma tante, tellement et tellement qu’un jour ma tante est partie ; elle a fui."106
Ainsi la femme est traitée comme un objet, comme une esclave. Mais Mahan ne se
résigne pas. Elle refuse de se soumettre toute sa vie et entreprend sa fuite vers le Liberia.
C’est d’ailleurs dans ce pays qu’elle trouve un second mari et qu’elle envisage d’emmener
Birahima après le décès de Bafitini. Ainsi entre soumission et révolte, le chemin des femmes
est étroit et toujours dangereux pour leur vie, si on lit bien les représentations qu’en donne
Kourouma.
Dans la perspective qu’est la nôtre, cet entêtement dans une tradition inadaptée au
monde moderne, la mort des mères est synonyme d’enfants sans repères ni protection.
Le personnage de Fanta dans Quand on refuse on dit non est-il différent ? Propose-t-il
une autre représentation de la féminité ? En effet, Ahmadou Kourouma qui, dans ces
précédentes publications, y compris dans Allah n’est pas obligé, donne une image assez
pessimiste de la femme, surprend avec le personnage de Fanta dans Quand on refuse on dit
non.
Fanta apparaît vers la fin du premier chapitre, lorsque Birahima s’échappe de la forêt
où les partisans loyalistes l’ont conduit. Fille du maître de Birahima, Youssouf Haïdara,
Fanta, telle que décrite par Birahima, est une belle femme dont le visage est comparé «au
masque gourou » :
"Même les yeux gonflés par une journée de pleurs, elle paraissait belle comme un masque gourou. Les Gourous sont une ethnie de Côte-d’Ivoire. […] Les sculpteurs gourous font de très beaux masques pour danser. Même dans le malheur, Fanta paraissait belle comme un masque gourou."107
Fanta instruit Birahima en lui racontant l’histoire et le fonctionnement présent de la
Côte d’Ivoire : « Elle m’a appris que le couvre-feu était institué à partir de dix-huit heures.
Elle m’a appris aussi l’enlèvement de son père et de son frère par les escadrons de la mort et
106 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 33. 107 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 31.
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certainement leur exécution. »108 C’est une fille instruite qui impressionne Birahima qui
découvre en elle une autre image de la femme :
"Allah ne s’était pas contenté de la faire belle comme un masque gourou. Allah lui a permis de se servir en priorité […] C’est pourquoi il lui avait donné à profusion ce qui, parmi les beautés, brille comme l’or parmi les autres métaux, je veux parler de l’intelligence. Fanta était intelligente […] Dès sa tendre enfance, elle avait acquis une prodigieuse mémoire en apprenant par cœur des versets indigestes du Coran. […], en juin dernier, elle réussit brillamment le bac Lettres avec mention. Elle attendait une bourse pour poursuivre ses études religieuses au Maroc."109
Le narrateur insiste tellement sur cette intelligence qu’il en fait la source de ses
connaissances sur la Côte d’Ivoire, comme nous le verrons par la suite. Birahima tombe donc
amoureux de cette fille exceptionnelle. Mais aux déclarations d’amour de Birahima, Fanta
répond humblement : « Birahima, je t’aime comme un frère. »110 C’est elle qui s’occupe de
Birahima quand il vient se réfugier chez eux : « Après que je suis sorti de ma cachette […] et
que Fanta m’a donné à boire, nous étions tous les deux dans la chambre. »111 C’est à cet
instant qu’elle lui parle du kalachnikov, désirant savoir plus sur la vie de Birahima au Liberia
et en Sierra Leone : « Birahima, tu sais utiliser le kalachnikov. Tu sais tuer comme les
militants bétés. »112
En multipliant les caractéristiques positives la concernant, Kourouma semble (on ne
sait pas ce qu’elle serait devenue une fois le roman achevé) en faire un personnage aussi
essentiel que Birahima. Elle est la mémoire, voire l’âme du roman.
Elle était très proche de son père qui a été enlevé par les loyalistes. Lorsque Birahima
lui demande si le peuple ivoirien mérite la crise qu’il traverse, elle répond par une citation de
son père :
« "Mon père, ton maître Youssouf, a dit que l’omniprésent au ciel, Allah, n’agit jamais sans raison. Toute épreuve pour un peuple ou bien sert à purger des fautes ou bien signifie la promesse d’un immense bonheur. Ce bonheur immense, pour le peuple ivoirien, pourrait être simplement la démocratie. La démocratie est l’abaissement des passions, la tolérance de l’autre." »113
108 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 31. 109 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 33-34. 110 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 34. 111 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 34. 112 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 35. 113 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 38.
64
C’est dans cet état d’esprit que Fanta entreprend le voyage. Elle est consciente de son
influence sur Birahima mais reste toutefois méfiante à l’égard de cet ancien enfant soldat à
qui elle ne veut pas confier l’arme de son père. En effet, dès le début des hostilités, le père de
Fanta qui avait une confiance totale en sa fille, lui avait montré l’endroit où il cachait son
arme :
« Une semaine avant que les jeunes militants bétés l’aient enlevé et zigouillé (fusillé), Youssouf, le père, avait emmené Fanta sa fille au fond de sa chambre. Il lui avait montré un vieux kalach qu’il venait d’acquérir auprès des Libériens de passage. "On ne sait jamais ce qui peut arriver dans ce temps et ce pays de fous." »114
Il n’est pas besoin de beaucoup de perspicacité psychanalytique pour comprendre que
cette transmission est aussi la transmission de son pouvoir viril à sa fille et son incitation à la
voir se transformer en « homme » pour survivre.
Fanta sait que Birahima a violé des filles au Liberia et en Sierra Leone, c’est la raison
pour laquelle elle se protège physiquement : « Sous le boubou, elle s’était habillée en garçon
avec deux culottes courtes. Deux culottes enfilées l’une sur l’autre. Quand j’ai vu ça, j’ai
compris qu’elle avait peur de se faire violer… »115 C’est aussi pour cette raison qu’elle refuse
de confier l’arme à Birahima. Seulement, devant l’insistance de ce dernier, elle cède : « Et
comment pourras-tu cacher le kalach avec ta chemisette et ta culotte courte ? », me demanda-
t-elle. […], brusquement, elle était repartie vers la maison de son père. Elle en était revenue
avec un vieux tafla »116 Ce tafla permet à Birahima de dissimuler l’arme. Ainsi, ont-ils
entrepris le voyage. A quelques kilomètres de leur ville, Fanta confie à Birahima : « "Ici, en
pleine forêt, nous n’avons pas à craindre des escadrons de la mort ou des jeunes militants du
FPI."»117 Elle lui annonce aussi son désir de lui apprendre toute l’histoire de la Côte
d’Ivoire : « Pendant notre voyage, elle allait me faire tout le programme de géographie et
d’histoire de la medersa. J’apprendrais le programme d’histoire et de géographie du CEP, du
brevet, du bac. »118 C’est à ce moment que le récit prend tout son sens. En effet, en
demandant à Birahima de la conduire à Bouaké, elle lui fait traverser le pays du Sud au Nord
afin de mieux vivre la guerre de Côte d’Ivoire. Elle lui remet un magnétophone pour
enregistrer tout ce qu’elle lui révèle sur le pays.
114 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 39. 115Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 39. 116 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 40. 117 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 41. 118 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 41.
65
Le personnage est décrit comme étant très humain. Cela se vérifie au moment où ils
rencontrent une famille burkinabé qui a été expulsée de ses terres : « Elle a consolé la femme
qui continuait à pleurer […], Fanta s’est tournée vers le chef de famille. Elle lui a demandé
s’il voulait faire pied la route avec nous. »119
Fanta est aussi le personnage qui permet à Birahima de trouver de l’hospitalité au
cours de leur long voyage. En tant que fille d’imam, elle est reçue par les chefs religieux ou
les pratiquants musulmans des villages qu’ils traversent, comme le montre cet exemple :
« Dès qu’il a su que Fanta, la fille de Haïdara, était là, il s’est rejoint à ses épouses qui nous
souhaitaient la bienvenue. »120 Elle apparaît comme une sorte de guide spirituel de ceux avec
qui elle voyage, endossant avec naturel – en réalité, par transmission paternelle -, ce rôle
réservé en principe à un homme.
La jeune fille, comme son compagnon, a échappé au raid aérien d’un village au bord
de Kossou. A la suite de cet événement, leur relation prend une autre tournure. Fanta
commence à considérer Birahima comme un homme : « Nous avons ri aux éclats dans la nuit
et nous sommes embrassés. C’était la première fois ! »121 Toutefois, la demande en mariage
de Birahima la met hors d’elle : « elle a hurlé comme une hyène prise dans un piège… »122
Elle répond à Birahima : « - Mais, petit Birahima, est-ce que tu t’es vu d’abord avant
d’avancer des choses comme ça ? »123, se servant de l’argument de l’âge pour décourager
Birahima : « - […] D’abord, je suis trop âgée pour toi. »124 Mais aussi de l’impossibilité pour
Birahima d’entretenir une femme : « - Tu n’auras jamais assez d’argent pour m’entretenir. »
Devant l’insistance de Birahima, elle évoque leur écart au niveau intellectuel : « - Attention,
petit Birahima. Pour qu’un couple fonctionne bien, il faut que l’homme et la femme aient le
même niveau d’instruction. Moi, je dois aller au Maroc, à l’université franco-arabe. Je serai
licencié et toi, tu n’auras même pas eu ton certificat d’études. »125 Mais comme Fanta se rend
en zone rebelle pour retrouver son oncle qui doit faciliter sa sortie de Côte d’Ivoire, elle
trouve une autre parade. C’est à cet oncle que Birahima pourra demander sa main, selon la
coutume malinké : « - Arrivons d’abord à Bouaké où se trouve mon oncle. Chez les
119 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 62. 120 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 79. 121 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 136. 122 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 138. 123 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 138. 124 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 138. 125 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 139.
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Malinkés, c’est l’oncle qui accepte ou refuse les mains d’une fille. A Bouaké, tu pourras
présenter ta demande à mon oncle… »126 Le roman se suspend sur cette improbable alliance
et sur le projet de Fanta d’aller poursuivre ses études au Maroc.
La description de Fanta est fortement positive. Fanta est une belle fille, intelligente et
humble. Son attitude à l’égard de Birahima témoigne de sa simplicité et son refus de mépriser
ceux qui n’ont pas eu, comme elle, la chance d’avoir grandi dans une bonne famille, de ceux
qui n’ont pas pu faire des études et qui ne sont pas favorisés physiquement.
Sa volonté d’éduquer Birahima prend des allures d’initiation qui n’arrive pas à son
terme du fait de l’inachèvement du roman. Fanta est, non seulement un personnage essentiel du
récit, mais sa matrice. Ce sont ses connaissances qui donnent corps au récit. En donnant la
parole à Fanta, Ahmadou Kourouma entreprend une véritable révolution dans ce dernier roman
où il investit la figure féminine d’une aura certaine. C’est à travers Fanta que Birahima apprend
l’Histoire et la Géographie de la Côte d’Ivoire. Elle y apparaît comme la dépositaire de la
mémoire de tout un pays ; c’est elle qui transmet la connaissance.
De Salimata à Bafitini, Kourouma est revenu avec insistance sur le calvaire des femmes
sans jamais les sortir de la tradition. Avec Fanta, il semblait amorcer un virage : celui de
choisir une jeune fille moderne, en négociation néanmoins avec une tradition religieuse qui ne
la bloquait pas dans son désir de modernité.
Romancier plus jeune que Kourouma, Alain Mabanckou offre-t-il d’autres
représentations ?
Il ne semble pas que la femme joue un rôle extra-conjugal, ni mieux conjugal
important dans la société à dominance patriarcale que l’écrivain congolais met en scène.
Comme Bafitini chez Kourouma, la mère de Massala-Massala dans Bleu Blanc Rouge revêt
les caractéristiques de la femme des sociétés traditionnelles. Son mari conscient de l’influence
qu’il exerce sur elle décide au nom du couple et elle obtempère. C’est pourquoi, il ne la
sollicite pas avant de prendre la grande décision d’aider leur fils dans son projet d’émigrer.
Cette femme est exclue des grandes décisions de son foyer, invisible, en arrière plan.
126 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 140.
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Les faits existants expliquent que l’on soit en présence d’une image traditionnelle de la
femme qui perdure dans les sociétés modernes. Elle ne prend pas la parole dans toute l’œuvre.
Les seules traces qu’on a d’elle dans le roman, sont recueillies à travers son mari. Massala-
Massala évoque une conversation avec son père au moment où il a décidé d’entreprendre
l’aventure de la France :
"Il parla un peu plus, pour une fois. Il me retraça sa jeunesse. Il avait tout fait pour notre bonheur. Quand il avait connu notre mère, celle-ci était souvent malade. Elle avait des maux d’estomac chroniques. Elle ne pouvait donner vie. Lui ne voulait pas l’abandonner ainsi. Il avait dépensé toutes ses économies de planton pour avoir des enfants. Ils allaient d’hôpital en hôpital, de sorcier en sorcier - jusqu’à ce que le hasard fît qu’elle tombe enceinte. Hélas, elle accoucha d’un mort-né, ce qui jeta encore un voile de tristesse sur le foyer. Ils durent attendre des années pour que je vienne au monde, puis, deux ans plus tard, la naissance de ma petite sœur – dont l’accouchement faillit emporter notre mère. On lui boucha les trompes ; elle ne pouvait plus avoir d’enfants "127
Ainsi, la lente et douloureuse marche vers la stérilité n’est racontée qu’en fonction des
résultats qu’en attend le mari et non de la manière dont elle est vécue par la femme puisque la
mère de Massala-Massala ne dit rien. De santé fragile, il semble que si son mari ne s’était pas
occupé d’elle, elle ne serait probablement pas en vie en réalité, il ne s’est occupé d’elle que
pour la rendre apte à procréer. Ainsi est justifié son effacement : elle est objet et le demeure
dans son traitement romanesque. La mère n’est pas la seule à subir cette disparition
progressive de la scène romanesque : une autre catégorie féminine intéresse notre étude. Il
s’agit des filles qui sont généralement identifiées comme telles, c’est-à-dire en groupe et donc
ne relèvent d’aucune distinction possible.
Il en est ainsi des jeunes filles qui sont décrites dans Bleu Blanc Rouge. Elles vivent
dans l’illusion et l’ombre des « Parisiens »128. Il n’y a qu’à voir l’émotion et la compétition
que le retour de Moki provoque dans le groupe :
"Les jeunes filles […] en abusaient. Elles accouraient. Puisqu’il leur fallait un mobile pour justifier leurs visites intempestives, elles affirmaient toutes venir prendre des nouvelles de la mode féminine à Paris. Elles arrivaient très tôt le matin, restaient une demi-journée, allant jusqu’à aider la mère de Moki à faire ses courses, à préparer la nourriture, à arroser et à balayer la cour. Il n’était plus rare d’apprendre que dans telle ruelle du quartier, à telle heure, des jeunes filles s’étaient âprement affrontées, toutes griffes dehors, à cause du Parisien."129
127 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 93-94. 128 Ceux qui reviennent de Paris. 129 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 65.
68
Cette description se veut représentative d’une jeunesse féminine « congolaise »,
victime de l’image de l’éden parisien. Paris incarne le mythe de la richesse, de la beauté, en
somme de l’évolution. Ainsi, cette tranche de filles est prête à tout pour accéder à ce rêve. De
fait, elles se mettent au service du Parisien qui selon elles, peut leur ouvrir les portes de ce
monde. Dans un entretien l’auteur s’explique au sujet de cette catégorie de filles :
"Je m’attelle à décrire une catégorie de filles qui ne relève pas seulement de l’imagination de l’auteur, mais que l’on trouve dans la réalité […] Je ne fais pas l’apologie de la femme africaine, mais j’essaie de mettre le doigt sur certains travers qui ont cours actuellement à Brazzaville."130
Alain Mabanckou décrit une réalité sociale pour la stigmatiser. Ces filles n’ont aucune
distance car tout ce qui les attire, relève de la futilité : sorties en boîte de nuit, habillement,
gadgets de France. Toujours au cours du même entretien, l’auteur affirme que « Bleu Blanc
Rouge est une analyse caustique d’une frange de la société, d’une catégorie de femmes qui
sont attirées par l’ostentation, l’appât, l’assouvissement de besoins matériels. »131
L’image de la femme semble très pessimiste dans Bleu Blanc Rouge. L’écrivain
congolais y décrit des femmes qui n’entreprennent rien et qui dépendent encore entièrement
des hommes. De la mère de Massala-Massala qui comme nous le remarquons, n’est pas
identifiée dans la narration, aux filles qui forment quasiment une bande aux jeunes filles
avides d’une modernité de surface, le salut de la femme reste l’œuvre des hommes. C’est
grâce au père de Massala-Massala que sa mère est en vie et qu’elle a surtout procréé. Quant
aux filles, elles espèrent rencontrer un Parisien pour émigrer en France. Dans l’un et l’autre
cas se cachent, pour les femmes, des réalités plus amères.
Dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix, deux portraits de femmes sont révélateurs
pour notre étude. Il s’agit d’Hortense Iloki, la narratrice et de Christiane Kengué, son amie.
Deux femmes que tout semble opposer mais qui se lient d’amitié.
Hortense Iloki est originaire d’Oweto, dans le Nord du pays. Elle rencontre son mari à
l’âge de seize ans alors qu’elle est son élève dans le collège d’Oweto. Cette rencontre aboutit
à un mariage, un lien qui la conduit inéluctablement dans le Sud, la localité de son mari. Elle
130 « A l’écoute d’Alain Mabanckou », entretien proposé par Pierrette Herzberger-Fofana, in http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP1299mabanckou.html du 18/02/2009, p. 2. 131 « A l’écoute d’Alain Mabanckou », entretien proposé par Pierrette Herzberger-Fofana, in http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP1299mabanckou.html du 18/02/2009, p. 2. .
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devient une sorte de pont entre le Nord et le Sud. Sans doute dû à ce changement de vie qui la
bouleverse, elle décide de tenir quotidiennement un cahier, une sorte de journal intime où elle
note tous les événements de sa vie. Hortense est une femme de caractère et fidèle à ses
amours. Toutefois, son installation à Batalébé, l’isole. Elle n’y connaît personne en dehors de
son mari et ce dernier est un enseignant qui passe toutes ses journées au lycée :
"Je m’ennuyais un peu quand Kimbembé s’en allait. Il me fallait sortir, découvrir le district, regarder les gens vivre. J’avais pourtant une appréhension. Je ne peux dire d’où elle provenait, bien que je me sentisse en sécurité assise dans notre maison en train de regarder Maribé dormir."132
Elle se sent incontestablement étrangère dans cette localité et sa rencontre avec
Christiane Kengué lui apporte une certaine sérénité. Christiane est une ressortissante de
Batalébé qui s’y est installée avec son mari, un originaire du Nord du pays comme Hortense.
Il faut souligner que la précision sur l’origine de chaque personnage est essentielle puisqu’elle
est la cause de la dégradation des situations.
Hortense et Christiane, dès leur première rencontre se promettent d’entretenir leur
amitié : « Nous décidâmes, toutes les deux, de nous revoir au marché deux jours après.
Kimbembé était d’accord. De même, il ne repoussa pas l’invitation de Gaston et Christiane
Okemba d’aller manger un jour chez eux. »133
Cette rencontre permet une complicité, une intimité à laquelle Hortense rend hommage
dans son cahier ; en effet chacune des trois parties de l’œuvre comporte une allusion à cette
amitié :
"Nous nous croisions, Christiane et moi, tous les deux jours au marché. Nous restions longtemps à discuter, à choisir les mêmes aliments, les mêmes bijoux. Ces rencontres se poursuivirent, notamment ce dimanche mémorable où elle me parla de sa vie à Pointe-Rouge."134
La vie sentimentale d’Hortense est semblable à celle de Christiane, toutes deux sont
mariées à des hommes d’origines différentes des leurs. Toutefois leur situation est inversée :
le mari de Christiane l’a suivie à Batalébé alors que c’est Hortense qui a suivi le sien.
Christiane Kengué qui travaille à la poste, a été mutée à Batalébé, son district, à la suite du
décès de sa mère et son mari, Gaston Okemba n’a trouvé aucun inconvénient à la suivre. Cet 132 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 163. 133 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 165. 134 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 168.
70
éloignement accepté par l’homme de quitter son espace d’origine souligne la modernité de ce
couple, marquée par l’activité professionnelle de Christiane. Ce qui n’est pas le cas
d’Hortense qui a dû renoncer à ses études après l’obtention de son baccalauréat, pour
préserver son mariage.
Mais ce n’est pas Christiane Kengué qu’Alain Mabanckou choisit comme narratrice
mais Hortense ; ce choix lui permet d’introduire l’ambivalence. De la mère et épouse
dévouée, à la femme soumise et malheureuse, en passant par l’amie fidèle, Hortense décline
diverses représentations de la femme qui ne favorisent pas la saisie de sa personnalité. Son
mariage se termine par une rupture complète. En effet, avec l’installation de la guerre dans le
pays, Hortense n’a d’autre solution pour sauver sa vie et préserver le devenir de sa fille que la
fuite du foyer conjugal, devenu un lieu de conflit : « Il m’envoya un coup de pied dans le
ventre. Je me pliai en deux avant de m’affaler par terre […] Partir. Quitter Batalébé. Cette
perspective m’obnubilait désormais. L’angoisse m’habitait. »135 Il faut qu’elle prenne
conscience de la violence, dans sa chair et, psychologiquement, par le sort réservé à son amie
Christiane, pour qu’elle se décide à cet acte de rupture. Et derrière la réalisation de ce projet,
il y a bien une femme, Christiane, l’amie fidèle, dont le mari a été enlevé par les Petits-Fils
nègres de Vercingétorix et qui ne veut pas que son amie subisse le même traitement. Elle lui
parle alors du projet des Petits-Fils nègres de Vercingétorix, à son égard : « Ces derniers
temps […], ils ont parlé de votre mariage. Je vois tout d’ici, même si je ne mets plus mon nez
dehors. Ils pensent que ton mari ne montre pas l’exemple. Tu leur poses un problème et tu
dois le savoir. »136
Christiane influence effectivement le choix de partir d’Hortense. Elle lui recommande
l’itinéraire à emprunter pour éviter la milice de Vercingétorix. Hortense prend alors la
décision de reprendre en mains la gestion de sa vie, de ne plus faire confiance à son mari.
Elles entament, elle et sa fille, la marche vers Pointe-Rouge.
Les portraits des deux femmes sont donnés simultanément dans la mesure où la force
de leur amitié donne un caractère commun à leurs actions. Christiane était une belle femme du
Sud avant le passage des Petits-Fils nègres. Elle n’a pas pu avoir d’enfants : « Cela chagrinait
135 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., pp. 226-227. 136. Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., pp. 43-44.
71
Christiane de ne pas avoir eu de descendance… »137 Elle a pu surmonter ce handicap grâce à
l’amour inconditionnel de son mari. Et le rapt de ce dernier l’a psychologiquement anéantie.
Gaston Okemba, contrairement à Kimbembé, qui avait choisi de s’installer à Batalébé, le
village natal de sa femme, a été l’une des premières victimes des exactions des Petits-Fils
nègres. Ces derniers, à la suite de la débâcle que le général Edou a infligée à son Excellence
Lebou Kabouya et sa milice, les Anacondas, sèment la terreur dans toute la région du sud de
Viétongo.
C’est autour du rôle de Christiane que l’œuvre prend tout son sens. C’est la femme qui
a influencé la tenue du cahier d’Hortense puisque celui-ci lui rend hommage. C’est autour
d’elle que la narratrice reconstitue l’histoire de la guerre du Viétongo. En effet, lorsqu’elle fait
allusion à la situation du Viétongo, Hortense prend toute la distance pour approcher une sorte
de neutralité. Elle note toutes les versions que rapportent les médias et son amie, Christiane :
« D’après les dires des observateurs étrangers, il n’y a pas de probabilités que Pointe-Rouge
connaisse les mêmes faits que Mapapouville, où tout a commencé après l’Affaire
d’Okonongo. »138 Ensuite : « Elle me narra l’affaire avec une précision telle que je crus
qu’elle avait vécu elle-même les événements. »139 Hortense regrette : « Pourtant, je souhaitais
avoir ma propre idée sur la vision nationale des événements. Savoir comment l’idéologie du
pouvoir en place était diffusée dans le pays. »140
Hortense Iloki tient à garder toute sa neutralité sur cette guerre qui divise le pays. C’est
un choix dans son travail de construction de la narration. Il est à noter que dans cette œuvre,
Alain Mabanckou donne la parole et les décisions à la femme. La neutralité dont Hortense fait
preuve dans sa narration lui donne un statut particulier. En effet, suite aux désordres
orchestrés par les hommes, la femme reconstitue les faits sans parti-pris. Dès lors, elle devient
le porte-parole idéal.
Enfin, un constat s’opère après l’étude de la femme chez les deux auteurs. Dans leurs
deux premières oeuvres, en l’occurrence : Allah n’est pas obligé et Bleu Blanc Rouge, la
femme apparaît résignée, effacée, voire reléguée à l’arrière plan. Ce sont les cas de Bafitini
dans Allah n’est pas obligé, la mère de Massala-Massala et les filles que ce dernier décrit dans
Bleu Blanc Rouge. Dans les deux dernières œuvres publiées, à savoir : Quand on refuse on dit
non et Les petits-fils nègres de Vercingétorix, la parole est donnée aux femmes et toutes les
137 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 170. 138 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 176. 139 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 177. 140 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 187.
72
décisions leur incombent. Il s’y lit ainsi une réelle évolution de l’image de la femme chez les
deux écrivains. En effet, après la dégradation permanente de la figure masculine, la
valorisation de la figure féminine par les deux auteurs apparaît comme une remise de
flambeau ; les femmes prennent les rênes des sociétés que les hommes n’ont pas su gérer.
Ce chapitre a permis de constater une correspondance étonnante entre le milieu, la
famille, l’école et les piliers de la famille. L’impuissance, voire l’inexistence des piliers
familiaux, en l’occurrence : le père et la mère, semble avoir joué un rôle très important : le
cercle familial devient un cadre manqué et les enfants intègrent la société sans une véritable
éducation de base. Ce manquement justifie amplement le fait que l’école n’ait pas pu ou su
prendre le relais de la famille dans la mesure où celle-ci ne garantit plus un avenir certain. Dès
lors, les personnages vont à la recherche d’un équilibre personnel qu’ils n’ont plus dans leurs
cadres familiaux. Ainsi, n’ayant pas connu un processus d’intégration normale dans leur
société, ils se redéfinissent leur propre profil.
Enfin, au regard des parcours narratifs de ces trois personnages, il semble que les
œuvres de notre étude se donnent à décrire des individus qui vivent au sein des sociétés
quasiment désaxées. La famille, lieu de socialisation primaire, apparaît, au terme de notre
analyse, comme totalement éclatée.
73
Chapitre II
L’ENFANCE ET LA FORMATION
L’enfance est la période initiale de la vie humaine et celle qui est le plus souvent
convoquée pour comprendre un individu. La formation consiste à donner l’éducation, à
encadrer. Associer les deux substantifs que sont l’enfance et la formation, revient à souligner
leur concordance, en cherchant à établir des passerelles entre eux. En effet, l’enfance est la
première étape d’une existence. Pour cela, un individu devrait recevoir le plus d’encadrement
possible afin de se construire. L’enfance serait donc cette période où un individu reçoit
l’éducation qui définira son être. C’est par la qualité de cette éducation que l’équilibre
psychique et le comportement social d’un individu sont définis.
L’enfance occupe une place primordiale dans une vie et représente l’étape de
socialisation primaire. L’équilibre psychologique et l’épanouissement de l’homme dépendent
alors de cette période humaine. Cela lui permettrait une réussite sociale où la réussite scolaire
s’établirait comme l’une des preuves d’une bonne socialisation. Dès lors, pris entre les deux
logiques que sont l’équilibre psychique et l’épanouissement, l’enfant trouvera dans la mise en
avant de ces aptitudes à la socialisation, une résolution. Intériorisées, les normes de sa société
trouveront dans l’enfance, le lieu d’un ancrage dont la lecture des œuvres d’Ahmadou
Kourouma et Alain Mabanckou pourrait permettre une meilleure lisibilité.
L’enfant suit un cheminement au sein de la société. Celle-ci a pour but d’en faire un
être autonome. Abordant la question de l’enfance dans la société, le sociologue Erik H.
Erikson, a identifié huit étapes fondamentales dans la constitution de l’être humain. Il écrit :
" - [La] confiance ou [la] méfiance fondamentale (la solution de ce conflit nucléaire est la première tâche du moi et ainsi donc la première tâche des soins maternels) ; - [l’]autonomie, ou bien [la] honte et [le] doute ; - [l’]initiative, ou bien [la] culpabilité ; - [le] travail, ou bien [l’]infériorité ;- [l’]identité, ou bien [la] diffusion de rôle ;- [l’]intimité, ou bien [l’]isolement ; - [la] générativité, ou bien [la] stagnation et – [l’]intégrité personnelle ou [le] désespoir. "141
141 Erikson (Erik H.), Enfance et Société, Trad. Jean Cardinet, Lausanne, Paris, Delachaux &Niestlé S.A, Coll. Actualités pédagogiques et psychologiques, 1994, pp. 169-179.
74
Il ajoute que « chaque individu, pour devenir un adulte mûr, doit développer à un
degré suffisant toutes les qualités du moi qui ont été mentionnées. »142 De fait, dès son plus
bas âge, commence son apprentissage au sein de la société. Celui-ci est, en lui-même, un
véritable parcours d’initiation à la vie sociale. En effet, et en tenant compte des législations
des sociétés des auteurs de notre corpus, en Côte d’Ivoire, comme au Congo-Brazzaville, la
scolarisation est obligatoire entre six et seize ans. Au cours de cette période, l’enfant sort de
son cadre familial et suit une formation à but didactique. Il est, de ce fait, convié à réussir ce
parcours pour son autonomie culturelle, intellectuelle et sociale. Cette approche de la
construction de l’individu n’a de succès que dans des sociétés où toutes les normes sociales et
les droits de l’enfant sont respectés.
Dans les univers atypiques comme ceux dont cette étude se préoccupe,
l’épanouissement de l’enfant et sa réussite sociale répondent-ils encore aux logiques
habituelles ? En mettant en relief la précarité, les guerres et bien d’autres injustices sociales,
l’épanouissement et la réussite développent-ils de nouvelles valeurs, en l’occurrence, celles
d’incarner, ou d’être des nouvelles figures d’un ordre symbolique qui constitue le reflet d’un
être social essentialisé par la réalité sociale ?
A ce propos, Chantal Zaouche-Gaudron développe :
" Tout au long de son développement, l’enfant, pour se construire, doit s’inscrire dans le monde social dans lequel il baigne, agit et reçoit, il doit s’y adapter et interagir avec lui. Ses capacités vont se développer par les expériences qu’il fait dans ces espaces de vie et qui contribuent à sa structuration et au développement de sa personnalité."143
Le milieu social influe sur la structuration de l’individu. C’est à travers lui que l’enfant
ou l’adulte en herbe s’identifie et se crée des modèles.
Ce sont ces univers de structuration des œuvres de notre corpus que nous allons visiter
dans ce chapitre qui sera subdivisé en trois points, à savoir : « Birahima dans l’univers de la
guerre », « la formation dans Bleu Blanc Rouge » et « la place de la formation dans Les petits-
fils nègres de Vercingétorix ».
142 142 Erikson (Erik H.), Enfance et Société, Op. Cit., 171. 143 Zaouche-Gaudron (Chantal), Le développement social de l’enfant (du bébé à l’enfant d’âge scolaire), Paris, Dunod, 2002, p. 7.
75
1. BIRAHIMA DANS L’UNIVERS DE LA GUERRE
Le parcours de Birahima dans l’univers de la guerre que nous étudierons dans ce point
représente un cas intéressant de la formation des enfants au métier d’enfants soldats dans un
Liberia, une Sierra Leone ou encore une Côte d’Ivoire, en proie à des guerres civiles et
tribales. En effet, contrairement aux enfants qui tentent de s’initier à la violence dans des
grandes villes en peuplant les rues, l’apprentissage nous apparaît ici sous une autre forme. Il
est donc possible de distinguer différentes catégories de formations en fonction des situations
sociales et politiques des pays auxquels les œuvres Allah n’est pas obligé et Quand on refuse
on dit non peuvent faire référence.
Ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que le personnage fasse partie d’une
constellation de relations et de lieux dont la formation aux pratiques de la guerre est un
élément parmi tant d’autres. Birahima ne vit pas avec sa famille. Il devrait donc faire une
expérience plus ou moins longue pour survivre dans des univers déliquescents.
En effet, de l’enfance violée, au viol de l’enfant, l’itinéraire narratif de Birahima – qui
pourrait se schématiser ainsi : Togobala (Côte d’Ivoire = repère ou ancrage ontologique de
Birahima : c’est son village) ------� Liberia (Lieu de la quête. Birahima va à la recherche de
sa tante pour retrouver un cadre familial = début de l’errance et intégration au sein des enfants
soldats) ------� Sierra Leone (Echec de l’objet de la quête initiale = terme de l’initiation de la
vie d’enfant soldat) ------� Daloa (Côte d’Ivoire = ville donc espace neutre : c’est la perte des
repères et l’acceptation du destin d’enfant soldat) – n’est qu’un chemin parsemé d’embûches
où la ruse et la violence priment. La schématisation de l’univers de cet enfant se lit en univers
clos qui condamne Birahima à une vie violente. L’enfance se trouve alors aux prises avec la
violence, cherchant à s’inscrire dans ces sociétés en butte à la cruauté.
Ce point sera étudié sur deux pistes, en l’occurrence : « l’enfance violée » et « dire et
vivre la violence ».
76
1. 1 - L’enfance violée
La présence des enfants dans des conflits armés mis en exergue dans les œuvres ici
traitées, montre la difficulté de préserver l’enfance dans des pays en guerre. Leur implication
dans la violence du monde des adultes marque la conscience collective et choque. Car, l’on
est en phase d’une violation flagrante des droits de l’enfant. Le statut de l’enfance est en effet
difficilement associable à celui de la guerre et aux représentations auxquelles elle renvoie.
Sont-ils des adultes ou des enfants, des soldats protecteurs ou des malfaiteurs, victimes ou
bourreaux ? L’association de ces termes, mais surtout des images, défie la morale et va à
l’encontre des rôles et des statuts communément attribués aux soldats et aux enfants. Par
l’âge, il s’agit d’enfants, mais de ceux qui occupent des postes et accomplissent des tâches
d’adultes. Ils singent les grands pour être en adéquation avec leurs milieux mais leurs
comportements trahissent leur immaturité.
Malgré les horreurs qui s’y passent Birahima vit le front ou le champ de bataille comme
un terrain de jeu : un jeu de guerre mais avec des armes et des victimes réelles ; des victimes
réelles qui sont majoritairement des enfants soldats. D’après le dessin des champs de batailles
fait par Birahima dans Allah n’est pas obligé, les enfants occupent l’avant-garde, protégeant
ainsi des soldats et les plus gradés :
" Nous étions les premiers, à l’avant-garde, les éclaireurs. Nous étions impatients de combattre. Nous étions tous forts par le hasch comme des taureaux et nous avions tous confiance en nos fétiches. Derrière nous, le régiment des soldats et, un peu plus loin, l’état-major avec le général Onika en personne."144
L’enfance est sacrifiée par les chefs de faction. Les morts au front de Kid le malin, Sekou
le terrible, Sosso la panthère, Mamadou le fou, Boukary le maudit, Johnny la foudre, etc., -
dont les noms d’emprunt étaient censés rendre plus méchants, plus forts et plus terrifiants –
montrent le degré de perversion de ces univers et témoignent du viol de la conception même
de l’enfance dont l’essence se trouve dans la perpétuation de la descendance. Il s’y lit un
double viol dans cette enfance : le viol physique qui renvoie à l’abus sexuel et le viol
psychique qui place des enfants soldats dans une sorte d’aliénation.
144 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p.115.
77
Dans le premier cas, les enfants en général, sont les proies faciles des adultes. En effet,
sans protecteurs, ces enfants se retrouvent le plus souvent entourés d’individus peu scrupuleux
qui, dans leur lancée de sacrifier l’enfance, posent le viol en passage obligé pour ces enfants
qui intègrent leurs factions et s’y croient protégés. Le viol deviendrait donc une preuve
d’appropriation totale du corps de l’enfant. Puisque ce dernier souhaite appartenir à leur unité,
il devrait faire sacrifice de son corps. Ce corps cesse de ce fait de lui appartenir et devient la
propriété des adultes avec lesquels il vit.
Les enfants servent d’esclaves sexuels à leurs responsables et aux adultes. Filles ou
garçons, ils sont victimes des viols permanents comme des combats qu’ils vivent au quotidien
et auxquels ils participent et qui forcent leur maturité. Les viols d’enfants sont fréquents au
sein des factions. C’est le cas du viol subi par une des petites filles de l’institution des
religieuses : « Un matin, au bord de la piste menant à la rivière, une des petites fut trouvée
violée et assassinée. Une petite de sept ans, violée et assassinée. »145 Cette institution créée
par le colonel Papa le bon a pour but de protéger des fillettes de moins de sept ans, parce
qu’« elles avaient pas assez de seins pour prendre un mari ou pour être enfants-soldats. »146
Des exemples de situations d’abus sur des enfants sont nombreux dans le récit d’Ahmadou
Kourouma. Après le Liberia, Birahima découvre les mêmes réalités en Sierra Leone. En effet,
bien que certaines personnes essayent, malgré les conditions sociales, de préserver l’enfance,
elle y demeure une cible vulnérable. C’est l’entreprise de la sœur Hadja Gabrielle Aminata,
une exciseuse qui voulait « protéger, quoi qu’il arrive, la virginité des jeunes filles en
attendant la paix dans la patrie bien aimée de Sierra Leone. »147 Malheureusement, « on a
découvert une jeune fille violée et décapitée. On a fini par trouver que la malheureuse
s’appelait Sita et qu’elle avait huit ans. »148 Et l’installation des Kamajors dans les alentours
de l’institution vient aggraver la situation. Les chasseurs Kamajors se saisissent de toute
fillette qui s’éloigne des locaux de l’institution. En effet, les petites filles sont régulièrement
enlevées, violées et assassinées. Mirta en a fait les frais :
"Un jour [elle] s’aventura en dehors de l’enceinte […] Des chasseurs libidineux la prirent en chasse, l’arrêtèrent, la conduisirent dans une cacaoyère. Dans la cacaoyère,
145 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 84. 146 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 83. 147 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p.196. 148 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 196.
78
ils la violèrent en viol collectif. Sœur Aminata trouva la fille abandonnée dans son sang. Elle s’appelait Mirta, elle avait douze ans."149
Les « chasseurs » dont la caricature prône des individus éminemment cruels et odieux,
assouvissent leurs instincts primaires sur des enfants, détruisant à jamais leurs vies.
Les viols ainsi que les assassinats répétés sur les filles attestent de la fragilité de l’enfance
dans ces milieux et suscitent la commisération du lecteur. Jusque là, l’on pense que seuls les
hommes sont animés d’instincts bestiaux. Car, l’image de la sœur Hadja Aminata laisse
présager une image de la femme protectrice dans un milieu où l’enfance semble hypothéquée.
Mais Ahmadou Kourouma surprend en n’épargnant pas Birahima, son narrateur de ce sort
sordide. Il donne le sentiment de dresser un tableau très pessimiste de l’enfance, voire de
toutes les valeurs essentielles d’une société normale. Il trouve alors l’anti-héros de la sœur
Hadja Aminata ; Rita Baclay qui devrait encadrer des enfants soldats. Mais qui,
malheureusement, profite de leur candeur. Birahima est l’une des victimes de cette femme
immorale. Il en parle, avec une ironie qui suppose une certaine maturité, faisant croire à un
acte sexuel consentant.
En effet, lorsque Birahima évoque les abus sexuels subis par les jeunes filles, il utilise le
substantif « viol ». Il arrive à nommer clairement les choses et parvient à ressortir toute la
monstruosité qui accompagne le mot viol. On ne vit jamais l’acte sexuel d’une petite fille du
point de vue de cette petite fille. Par contre, en mettant en scène son acte sexuel avec Rita
Baclay, ce substantif « viol » disparaît de sa narration. Birahima se présente alors sous un
autre jour. Pour cet enfant qui a l’habitude de nommer les choses, l’abus dont il est la victime
ne s’assimile pas à un « viol ». Birahima considérerait-il le viol comme l’apanage des
faibles ? Birahima qui a vécu les pires atrocités durant ses périples, pourrait considérer le viol
comme un acte banal. Cela justifierait sa quiétude au moment des faits. En effet, cet instant
paraît sous son contrôle, présentant même Rita Baclay comme une femme stupide qui ne
prend pas de précautions préalables pour se protéger de son mari :
« Parfois, surtout quand Baclay était absent, elle m’emmenait chez elle et me mijotait un petit plat […] Je mangeais bien et, pendant tout le repas, elle ne cessait de me dire :" petit Birahima, tu es beau, tu es joli. Sais-tu que tu es joli ? Sais-tu que tu es beau ?" Et après le repas, me demandais tout le temps de me déshabiller. Et j’obéissais. Elle me caressait le bangala, doucement et doucement. Je bandais comme un âne et sans cesse je murmurais. "Si le colonel Baclay nous voyait, il ne serait pas content – Ne crains rien, il n’est pas là", murmurait-elle. Elle faisait plein de baisers
149 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 198.
79
à mon bangala et à la fin l’avalait comme un serpent avale un rat. Elle faisait de mon bangala un cure-dent. Je quittais sa maison en sifflotant, gonflé et content. »150
Birahima adopte des attitudes différentes vis-à-vis de cette femme. De l’amant qui vient
prendre son repas chez sa dulcinée à l’enfant qui se laisse toucher pour pouvoir se nourrir. La
psychologie de Birahima apparaît perturbée puisqu’au moment où l’on pense être en face d’un
enfant qui s’offre pour avoir des faveurs de sa responsable, il défait cette logique par la
remarque qu’il fait à Baclay. Toutefois, avec beaucoup de distance, la passivité de Birahima
pendant les assauts de Rita Baclay reste édifiante et expose un cas d’abus sexuel. Aussi, le
discours de Birahima ne rappelle-t-il pas ceux des enfants ayant été victimes
d’attouchements ?
Birahima raconte ce viol, bien qu’il ne le considère pas ainsi, à la manière d’une thérapie,
avec beaucoup de détachement. Cela vient aussi de la perception machiste qu’il a des deux
sexes : pour lui, un homme ne peut être, sans doute, violé. Mais il n’est pas un homme, il est
un enfant.
Le parallèle établi entre le sexe et le cure-dent rejoint cette conception du corps entretenue
précédemment. Birahima offre son sexe à cette femme qui peut s’en servir à sa guise comme
il s’est offert aux chefs de faction pour faire partie de leurs unités militaires. Le viol devient
alors une condition sine qua non pour survivre dans ces milieux.
Dans un second temps, c’est-à-dire celui du viol psychologique, comme nous l’avons déjà
signalé, Birahima, cet enfant de douze ans environ doit partir de son village natal pour un
Libéria en proie à une longue et interminable guerre. Devant désormais évoluer dans un
monde où il doit apprendre à s’assumer, il comprendra vite les valeurs qui fondent son nouvel
univers et qui contribueront à sa survie : la ruse, le fétiche, la violence gratuite, etc. Le
parcours de Birahima le transforme, jour après jour, en monstre froid, une machine
programmée par les chefs dissidents pour tuer.
Il décide alors d’apprendre le maniement de son kalachnikov grâce auquel il pourrait
survivre au Liberia. Cet enfant est dégourdi dans l’univers confus qui l’entoure et n’a d’autre
protection que celle que lui apporte son kalachnikov. Il assimile après maintes expériences et
à travers la cruauté de la guerre :
150 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 110.
80
" Quand on n’a pas de père, de mère, de frère, de sœur, de tante, d’oncle, quand on n’a peur de rien du tout, le mieux est de devenir un enfant-soldat. Les enfants-soldats, c’est pour ceux qui n’ont plus rien à foutre sur terre et dans le ciel d’Allah."151
Cette citation en elle seule résume l’agressivité que les enfants soldats ressentent face au
monde. En effet, sans attache familiale, ces enfants n’ont plus d’affection pour ce monde qui
est responsable de leur situation. Car ils se retrouvent souvent manipulés par les chefs de
guerre qui leur montrent le monde ordonné comme le plus grand obstacle à leur réalisation et
qui leur enseignent la haine comme philosophie de vie. De cette haine abyssale naîtra une
violence sans limite. En effet, Birahima ainsi que ses camarades de guerre, veulent se poser
comme les maîtres d’un monde en dérive que les adultes n’ont pas su construire, ni protéger.
Et pour y parvenir, ils optent pour une violence accrue, violence qui les fait accéder aux
choses qu’ils n’auraient jamais pu obtenir sans la guerre.
Pour les enfants soldats, la guerre est une aubaine pour l’affirmation de leur existence.
Une existence qui relève de la survie car l’univers de la guerre n’épargne pas leur bas âge.
Bien au contraire, ce sont ses premières cibles puisqu’ils occupent le plus souvent les
premiers rangs sur des champs de batailles. Cependant, ces enfants n’ont pas trop de choix
parce qu’ils ne sont pas maîtres de leur destin. Les chefs de guerre les endoctrinent et ils n’ont
plus d’autre croyance ni d’autre refuge que le cercle vicieux que leur imposent les chefs de
faction. Effectivement, plus d’école, plus d’institution qui protège l’exploitation des enfants
par des factions militaires, les enfants font de la guerre leur seule école, une école qui permet
de survivre à la guerre, en leur enseignant des pratiques militaires, en leur procurant un toit,
de la nourriture, de la drogue, de l’argent et une vie quasi-héroïque. Les enfants soldats
représentent psychologiquement les chefs de faction et de guerre, non pas comme leurs
bourreaux mais comme leurs protecteurs parce que, pensent-ils, ils sont les seuls à les assumer
dans une période de guerre où tout le monde cherche à assurer sa propre survie. Pourtant, ces
chefs militaires sont de fervents manipulateurs. C’est le cas du « colonel Papa le bon », l’un
des chefs de faction du NPFL (National Patriotic Front of Liberia), faction que Birahima
intègre dès son arrivée au Liberia :
151 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 121.
81
"Le colonel Papa le bon commandait l’instruction militaire des enfants-soldats et des soldats aussi. L’instruction militaire, c’était la même que l’instruction religieuse et l’instruction civique et ça c’était la même chose que les sermons. Si tu aimais Bon Dieu et Jésus-Christ, les balles ne te frappaient pas et tuaient les autres, parce que Bon Dieu seul tue les méchants, les cons, les pécheurs et les damnés."152
La première entreprise de ces chefs de faction consiste à manipuler la psychologie des
enfants. En effet, en introduisant la figure de Dieu comme celle qui ne punit que les méchants,
les enfants n’ont ni peur de donner la mort, ni peur de la recevoir. Car en allant sur le front,
les enfants ignorent que les méchants peuvent être des deux côtés. Les seuls méchants qu’ils
connaissent, viennent d’autres ethnies ou du camp adverse.
Les chefs de faction les transforment en tueurs à gage à la gâchette facile et sans états
d’âme particuliers. L’école de la survie, celle édifiée par les guerres civiles ou ethniques donc,
se construit autour de la haine de tous ceux qui sont d’une ethnie différente :
"A mon arrivée, on m’a appris qui j’étais. J’étais un Madingo, musulman, un ami des Yacous et de Gyos […] J’étais bien, j’étais pas un Guéré, j’étais pas un Krahn. Les Guérés et les Krahns, le colonel Papa le bon ne les aimait pas beaucoup."153
Et, inversement : « Nous étions de différentes ethnies et nous savions que chez ULIMO, il
fallait être Krahn ou Guéré […] Chacun a pris un nom Krahn. »154 Les enfants n’ont aucun
autre apprentissage que celui donné par les chefs de guerre : la haine, la violence et le mépris
de la vie humaine. Les situations de guerre donnent l’impression aux enfants soldats de
s’imposer dans leurs sociétés.
Les propos tenus par Birahima lorsqu’il vante son intégration au sein des enfants soldats
justifient la valeur que les enfants soldats accordent à ce statut. Pour ces derniers, intégrer une
faction militaire alors qu’on n’était qu’un enfant de la rue, représente plus qu’une promotion,
c’est une véritable ascension sociale: « Moi Birahima, l’enfant de rue devenu enfant-soldat,
faisais partie de la brigade chargée de l’attaque de l’institution de la Mère Béatrice. »155 C’est
un rêve qu’il réalise en quelque sorte, d’autant plus que dans ces sociétés, les enfants soldats
représentent l’élite, ce sont les seuls enfants qui jouissent d’un statut social supérieur. Ils
jouent dans la cour des grands car ils fréquentent les détenteurs du pouvoir, même s’ils sont
152 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 77. 153 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 81. 154 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 91. 155 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 149.
82
manipulés par ces derniers. Seuls les simulacres d’une liberté et d’un pouvoir que leur
procurent les armes et les drogues leur donnent la sensation d’être nécessaires aux pouvoirs
militaires qui prennent les pays d’assaut. A ce propos, la thèse du personnage vient conforter
la conception que les enfants ont de leur intégration dans des factions militaires. En effet,
Birahima parvient à croire que « l’enfant-soldat est le personnage le plus célèbre de cette fin
du vingtième siècle. »156
La formation des enfants soldats définit la nouvelle école, celle des guerres et de la
survie. De par cette école, l’horreur s’humanise en corps et en visages juvéniles à travers des
mineurs déscolarisés. Ces derniers, après l’endoctrinement qui leur est fait lors des
recrutements, ne conçoivent pas l’univers militaire comme un cadre dangereux pour leur bas
âge, bien au contraire, celui-ci leur permet d’accéder à la connaissance de la politique et des
ethnies de leurs pays et à la maîtrise des armes. En effet, pour survivre dans ce monde hostile,
les enfants soldats doivent faire leurs preuves. Et les différentes étapes de ces preuves
justifient leur niveau de formation. Le recrutement et l’intégration des enfants au sein des
unités militaires remplacent l’école classique avec ses valeurs. Les enfants sont soumis à une
véritable école où les armes ont pris la place des livres et les dissidents, celle des instituteurs.
Cette école est vécue comme une véritable école avec tout ce qu’elle compte comme
formations et niveaux de connaissances. Birahima l’apprendra à ses dépens en voulant
intégrer le groupe des «petits lycaons de la révolution », le niveau le plus élevé dans la
formation de l’enfant soldat :
" Eh bè, les lycaons, c’est les chiens sauvages qui chassent en bandes. Ça bouffe tout, père, mère, tout et tout. Quand ça a fini de se partager une victime, chaque lycaon se retire pour se nettoyer. Celui qui revient avec du sang sur le pelage, seulement une goutte de sang, est considéré comme blessé et est aussitôt bouffé sur place par les autres. Voilà ce que c’est."157
Les enfants soldats sont ainsi recrutés selon leurs expériences de la guerre. Ceux qui,
comme Birahima, n’ont pas massacré leur famille se retrouvent au bas de l’échelle et ne
peuvent prétendre à un haut grade. En effet, Birahima, pour avoir perdu ses parents, ne peut
participer à l’initiation du petit lycaon dont l’étape initiale consiste à éliminer physiquement
ses propres parents. Son chef, le responsable de l’élite des enfants soldats donc des petits
lycaons, le lui avoue sans ambages :
156 Kourouma (Ahmadou.), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 93. 157 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 187-188.
83
" T’as pas de chance, petit Birahima, tu pourras jamais devenir un bon petit lycaon de la révolution. Ton père et ta mère sont déjà morts et bien enterrés. Pour devenir un bon petit lycaon de la révolution, il faut tuer de tes propres mains […], tuer un de tes propres parents (père ou mère) et ensuite être initié."158
D’autres, en revanche, ont assassiné leurs parents et constituent la véritable élite des
enfants soldats. La dure école de la guerre apprend aux enfants à tuer leurs propres parents
pour vaincre leur sentiment d’affection. Le père et la mère sont les premières personnes qu’un
enfant est censé aimer, tuer ces deux entités revient à rompre avec l’amour même. Et le petit
lycaon de la révolution, pour avoir franchi cette étape, est capable de détruire tout sur son
passage. C’est quelqu’un qui n’a plus d’attache avec le monde. Pour preuve, il est capable de
tuer ses compagnons d’infortune.
La métaphore animalière utilisée par Ahmadou Kourouma pour parler des enfants
soldats, témoigne de la perversion psychologique de ces derniers. Celle-ci est l’œuvre des
adultes qui leur inculquent les valeurs de haine, de violence, de cruauté comme les dignes
principes de la « révolution ».
Les chefs de faction jouent sur la psychologie des enfants. Ils sont conscients de leur
fragilité psychique. C’est la raison pour laquelle ils les manipulent en leur faisant croire qu’ils
sont de véritables héros de guerre dans le but d’en faire de véritables machines à tuer. Car,
l’on sait que l’être qu’est l’enfant ne connaît pas de limites. C’est un être passionné qui vit
tout ce qu’il fait et surtout tout ce qui est exigé de lui, de façon émotionnelle. Aussi les armes
et les drogues prennent facilement la place des manuels scolaires chez ces enfants ; ils doivent
les maîtriser pour se sentir utiles dans leurs unités. La place que les éducateurs auraient pu
occuper, est prise par des chefs militaires qui eux, contrairement aux instituteurs qui
enseignent des valeurs sociales, en essayant de faire des enfants des individus équilibrés, leur
présentent autrement le monde. Pour ces chefs, seules la haine et la violence régulent le
monde. Et les enfant soldats assimilent ce nouveau regard du monde car il n’ont plus d’autre
repère que celui des chefs militaires. Ces derniers deviennent leurs seuls héros, des modèles
de réussite auxquels ils s’identifient et auxquels ils voudraient ressembler.
158 Kourouma (Ahmadou.), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 188.
84
Le personnage d’Ahmadou Kourouma surprend le lecteur par sa capacité d’adaptation
au sein des diverses factions qu’il intègre. Cet élan vient sans doute de sa forte envie de
s’imposer dans un monde où les enfants ne sont plus ménagés par la violence. Un monde dans
lequel ils deviennent les principales cibles, en même temps que les principaux acteurs de cette
violence. Et pour déjouer des différents pièges que cet univers leur pose, les enfants n’hésitent
pas à changer d’ethnies pour rejoindre une faction qui répond le mieux à leurs besoins
primaires : trois repas quotidiens, de la drogue et la possibilité d’acquérir quelques pépites
d’or et quelques billets. La ruse de ces enfants témoigne d’une facilité d’assimilation
impressionnante. Sans doute, veulent-ils défier les adultes qui orchestrent les guerres en
montrant les limites de leur vigilance. Les enfants soldats parviennent à mépriser les normes
érigées par les guerres ethniques afin d’assurer leur survie. C’est le nouveau défi qu’ils
lancent aux chefs ethniques et qui, dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma, tourne parfois à leur
avantage. C’est cette capacité de survie qui fait la force de l’œuvre de l’écrivain ivoirien et
ouvre vers un optimisme qu’on ne décèle pas à la première lecture du roman. En effet,
l’optimisme vient du fait que l’enfance qu’on veut sacrifier et encastrer dans des carcans
ethniques, se refuse à ce sort. Elle parvient à son tour à manipuler les adultes en changeant de
temps à autre d’ethnie. Cette enfance est, en quelque sorte, en perpétuelle quête d’une ethnie
qui l’aiderait à se maintenir en vie.
La suite d’Allah n’est pas obligé, c’est-à-dire Quand on refuse on dit non, montre bien
les dégâts de l’école de la guerre sur le personnage d’Ahmadou Kourouma. Mais l’auteur
ivoirien, en présentant une figure enfantine qui parvient à survivre et ce, malgré son
déséquilibre psychologique, dans un monde chaotique, tente de redonner l’espoir à l’enfance.
En effet, il a introduit cette figure optimiste dans ses livres au moment où les pays auxquels se
réfèrent ses oeuvres allaient mal. En y exposant un Birahima qui, malgré son instabilité
psychologique, survit à ces désastres, Ahmadou Kourouma a évité la fin tragique en un
tableau pessimiste. La figure enfantine qui survit peut donc renvoyer à un éventuel espoir de
l’avenir.
Le caractère historique des œuvres d’Ahmadou Kourouma sur les réalités historiques,
sociales et politiques du Liberia, de la sierra Leone et de la Côte d’Ivoire, amène à les placer,
selon la classification catégorielle de Guy Ossito Midiohouan dans la catégorie de « roman
politique ». Le critique béninois parlant de cette catégorie de roman stipule que « le roman
85
politique a en commun avec le roman néo-social une évidente dimension sociale, mais
l’intention politique y est prépondérante et apparaît de façon plus marquée. »159
En lisant les romans d’Ahmadou Kourouma, on discerne nettement toute leur
dimension sociale lorsqu’ils abordent la question des enfants soldats, ces laissés-pour-compte
dont personne ne se soucie. Mais aussi toute cette misère sociale engendrée par les guerres,
misère qui pousse parfois certains enfants à rejoindre des factions militaires afin de survivre.
Toutefois, la dimension sociale de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma revêt un caractère politique
palpable. En effet, l’échec des politiques dans des pays qu’il met en fiction, a entraîné des
situations de guerre, engendrant la misère et surtout, ouvrant à l’exploitation tant physique
que psychologique des enfants sur des champs de bataille. Le problème des enfants soldats
dépasse la dimension sociale et épouse la dimension politique car Ahmadou Kourouma veut
montrer aux chefs de guerre, qui prennent le pouvoir, la catastrophe que représente
l’intégration des enfants à l’intérieur des unités militaires.
Cette situation peut annihiler tous les espoirs de redressement des pays en proie à ces
pratiques et fait de l’exploitation de ces enfants l’imperturbable cheminement d’une
frustration séculaire. Les œuvres d’Ahmadou Kourouma sont en même temps l’affirmation du
refus du désordre établi par les chefs de milice et surtout la tentative de redressement du cours
tragique du destin de l’enfant et ce, à travers la figure optimiste, dirait-on de Birahima.
Toutefois, Birahima est-il un enfant comme ceux qui vivent dans des sociétés équilibrées ? Le
verdict est sans appel car en effet, Birahima, après de longs périples au Liberia et en Sierra
Leone et surtout après le début de la crise en Côte d’Ivoire, espère:
" Un jour, ça viendra, je serai peinard comme un enfant de développé (développé signifie ressortissant d’un pays développé. Un enfant du Nord où il fait froid, où il y a la neige), et tous les enfants d’Afrique avec moi. Allah l’omniprésent qui est au ciel n’est pas pressé mais il n’oublie jamais aucune de ses créatures sur terre."160
Cet enfant est conscient de sa différence avec d’autres enfants qui grandissent dans des
pays stables. En effet, dans ces univers en guerre les enfants, en général et les enfants soldats
en particulier, se déploient dans une sorte de non-vie qui parfois les engage à évoluer dans un
159 Ossito Midiohouan (Guy), L’idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française, Op. Cit., p. 205. 160 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 14.
86
monde chaotique. Ils côtoient quotidiennement la mort et vivent dans un univers où la
violence s’érige en maître.
1. 2 - Dire et vivre la violence
Les enfants soldats mènent une existence difficile due à leur implication à la guerre.
Les chefs de faction les considèrent comme des enfants différents des autres, en reconnaissant
cette différence, on reconnaît comme admis l’expulsion de l’univers de l’enfance auquel ils
ont droit. Leur implication dans la guerre, conjuguée au désintérêt politique de leur situation,
développe un sentiment d’exclusion. De même que le fait savoir le narrateur d’Allah n’est pas
obligé, le métier d’enfant soldat revient effectivement aux enfants qui généralement, n’ont
plus de parents. Ils n’ont plus personne pour les protéger et se retrouvent à la portée des
recruteurs d’enfants soldats. Ces enfants se sentent abandonnés à leur propre sort et vivent
quotidiennement la violence du monde qui leur est offert. Cette violence se manifeste le plus
souvent par le recours à un langage cru et aux actes atroces, incompris des individus auxquels
ils les font subir. En effet, des enfants soldats sont plongés dans une expérience de vie qu’ils
n’ont guère choisie librement et dont ils n’ont plus conscience de l’anormalité.
Il existe bien des façons de décrire le comportement des enfants soldats mais toutes en
soulignent le caractère ambigu, contradictoire, mal perceptible puisque les enfants soldats
eux-mêmes paraissent se perdre dans un temps dilué, dans une sorte de flottement des
aspirations, dans une ambivalence indéfinie. Aux tableaux durs, tranchés, aux explications de
la violence et de la meute qu’ils forment, à la mise en lumière des grandes tendances
idéologiques par des chefs armés, ont succédé les peintures en demi-teintes, les descriptions
d’une expérience qui paraît ne plus avoir de sens.
Les enfants soldats sont des types, voire des stéréotypes, des enfants violents au sein
d’une société qui refuse de prolonger son avenir. Les chefs rebelles se réfèrent aux
caractéristiques ethniques et induisent des attitudes tribales, voire xénophobes chez les enfants
pour en faire une tribu de violents. Ces enfants deviennent alors de véritables bêtes sauvages,
des drogués engagés dans une auto-destruction fatale, des aventureux aux yeux de qui la vie
ne représente plus rien mais surtout des rêveurs et des utopistes qui pensent que les chefs de
guerre les utilisent pour la bonne cause. Cet état de choses rappelle l’omniprésence de la
87
marginalisation de cette catégorie d’individus dont la vie apparaît insignifiante aux yeux des
adultes qui sont censés les encadrer.
La schématisation des champs de bataille établie par Birahima et dont nous avons fait
état précédemment montre que les enfants servent de boucliers aux adultes. Ils en constituent
les appâts pour attirer ou piéger l’ennemi. Ils occupent effectivement le premier rang sur les
champs de bataille. Peu à peu, une nouvelle philosophie s’impose : la vie devient un vulgaire
jeu et les bandes que les enfants formaient font place aux considérations individuelles. La
violence présente et spectaculaire est l’une des images de l’enfant soldat et elle est son
expérience quotidienne. Les enfants se regroupent sans former véritablement une bande
soudée. Un enfant soldat peut tirer sur un autre sans pour autant mesurer la gravité de son acte
et sans que les autres en paraissent autrement émus. Car ces enfants ne cachent pas qu’ils sont
des tueurs, bien au contraire, ils s’en glorifient. Et le climat d’insécurité qu’engendre l’univers
de la guerre ne semble pas freiner leur participation à la guerre. La guerre provoque des
conduites par excès. Elle suggère l’existence d’une certaine autonomie de l’action qui
résisterait au cercle infernal de la soumission et de la violence.
Une des manifestations de cet excès se traduit donc par cette violence accrue. Non pas
la violence instrumentale, contrôlée et dissimulée mais la violence gratuite, expressive et sans
objet. Celle dont on peut user une seconde et qu’on essaie de refouler la seconde suivante.
Celle du désir aussi de s’affirmer en faisant peur, de choisir une présentation de soi
intentionnellement effrayante, de terroriser tout ce qui entoure. Parfois cette violence devient
vraiment spectaculaire, ce qui est souvent le cas, d’autant plus que ces enfants vivent la guerre
comme un spectacle qu’ils donnent. Il s’agit alors de poussées de violence qui rompent
l’atonie de la spécificité, donc de l’exclusion des enfants soldats, pour affirmer leur existence.
Il y a une rage latente qui se manifeste dans la violence et la capacité de se mouvoir pour
changer de faction quand l’actuelle ne répond plus aux attentes.
La gratuité de la violence proposée par les enfants soldats n’est que la pure
reproduction de la société qui les entoure. En effet, elle ne surgit pas chez d’autres enfants,
évoluant dans un cadre structuré. La lecture de la violence est toutefois compliquée chez les
enfants soldats car ils ne constituent visiblement pas un bloc de victimes opposé à un autre. Ils
échangent sans cesse les rôles de victimes et de bourreaux. C’est ce qui apparaît dans Allah
n’est pas obligé. C’est pourquoi le découpage de cette œuvre pour pouvoir montrer les parties
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qui disent l’hétéronomie de l’engagement des enfants soldats et leur autonomie s’avère
difficile, voire impossible. De son aveu d’intégrer l’univers des enfants soldats : « Enfant-
soldat, small-soldier, soldat-enfant, je veux devenir un enfant-soldat »161, jusqu’à son retour
de la guerre, Birahima parle des enfants soldats comme des gamins exceptionnels et heureux
de vivre dans cet univers.
Toutefois, l’ironie de son discours dans Allah n’est pas obligé attire l’attention d’une
certaine manière et peut permettre de déceler l’assujettissement dont ils sont victimes : « les
lieux étaient surveillés par les enfants-soldats »162 - et lorsqu’il présente le déroulement d’une
attaque : « L’attaque a commencé au lever du jour. Nous nous étions infiltrés jusqu’aux
abords des premières cases. Chaque kalachnikov était servi par cinq enfants-soldats. Le
premier groupe attaqua […] Le premier servant tomba, un autre le remplaça, celui-ci tomba, à
son tour fauché. »163 C’est aussi le cas quand il évoque les différents abus qu’ils subissent, en
l’occurrence les viols permanents dont ils sont des proies. Mais son excitation au moment où
la Côte d’Ivoire entre en guerre dans Quand on refuse on dit non, vient ébrécher la première
lecture :
« Quand j’ai su que la guerre tribale y était arrivée, j’ai tout laissé tomber et je suis allé au maquis (bar mal fréquenté) pour me défouler […] Je me suis défoncé et cuité (drogué et soûlé). En chancelant et en chantant, je suis rentré à la maison. En arrivant, j’ai crié haut plusieurs fois à l’intention de Sita, la femme de mon cousin : "Je m’en fous, la guerre tribale est là". »164
Cette exaltation prouve la représentation que Birahima se fait de la guerre. A croire que
cet enfant n’a pas été traumatisé par les différentes guerres du Liberia et de Sierra Leone !
L’arrivée de la guerre en Cote d’Ivoire s’apparente à une libération, un moyen pour cet enfant
de pouvoir retrouver son identité d’enfant soldat, de revivre en quelque sorte. De ce fait, il est
difficile de lire en lui un réel sentiment de victimisation. En effet, les enfants soldats ne se
posent pas en victimes des chefs recruteurs. Ils paraissent osciller sans cesse de l’hétéronomie
au désir de l’action autonome. Leurs actions peuvent à la fois dépendre des décisions des
responsables de milices, comme elles peuvent naître d’eux-mêmes.
161 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 59. 162 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 111. 163 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 115. 164 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 11-12.
89
Comme nous l’avons montré chez Birahima, les enfants soldats vivent
quotidiennement la violence qui, dans un premier temps, est orchestrée par la société. Et dans
un second temps, cette violence est désirée par ces enfants, ce que le lecteur a du mal à
comprendre. On ne sait si ce désir est sincère ou s’il n’est qu’une réponse mécaniste à
l’exploitation subie. Le but est alors de regarder comment cette violence est mise en mots
dans les récits de Birahima. Mais il s’agit aussi d’exploiter la manière dont cette violence est
exercée.
Les deux œuvres d’Ahmadou Kourouma prises en compte dans cette étude traitent des
guerres tribales et civiles, mettant en scène l’enfance aux prises avec cet univers de la guerre.
Mais qu’est ce qui peut, mieux que la guerre symboliser la violence ?
Oeuvre constituée de six chapitres, Allah n’est pas obligé est un discours qui décrit la
violence. Et comme dans toute entreprise de description, il part du plus faible, au plus haut
degré de la violence. Le langage utilisé par Birahima surprend le lecteur par sa violence.
Birahima ne semble pas vouloir ménager le lecteur, exprimant clairement les réalités de la
guerre. Mais de quelle manière ? Avec ses propres mots, des mots qui se lisent comme des
balles qui sortent du canon d’une arme et qui installent systématiquement le lecteur dans
l’univers de la guerre.
La phrase introductive prépare déjà le lecteur à la découverte d’une écriture
exceptionnelle. Le livre commence par « je décide. »165 Le lecteur averti, réalise qu’il est face
à un narrateur libre qui assume la teneur de son propos. Pour cela, Ahmadou Kourouma
n’entretient pas du tout d’ambiguïté sur le personnage, il donne de suite son identité. Ce désir
de responsabilité face au lecteur se retrouve dans l’évocation de l’expérience personnelle,
comme en témoignent les quatre premières pages du texte et dont l’extrait qui suit, est
édifiant :
" …Et six…C’est vrai, suis pas chic et mignon, suis maudit parce que j’ai fait du mal à ma mère. Chez les nègres noirs africains indigènes, quand tu as fâché ta maman et si elle est morte avec cette colère dans son cœur elle te maudit, tu as la malédiction. Et rien ne marche chez toi et avec toi. Suis pas chic parce que suis poursuivi par les gnamas de plusieurs personnes. (Gnama est un gros mot nègre noir africain indigène qu’il faut expliquer aux Français blancs. Il signifie, d’après Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, l’ombre qui reste après le décès d’un individu. L’ombre qui devient une force immanente et mauvaise qui suit l’auteur de celui qui a tué une personne innocente.) Et moi j’ai tué beaucoup
165 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 9.
90
d’innocents au Liberia et en Sierra Leone où j’ai fait la guerre tribale, où j’ai été enfant-soldat, où je me suis bien drogué aux drogues dures."166
L’évocation de toutes ces atrocités semble un jeu pour cet enfant d’une douzaine
d’années. En effet, Birahima, pour avoir vécu ces horreurs, minimise leur portée discursive.
Ainsi, au deuxième chapitre, il introduit le lecteur dans l’univers de la guerre :
"Quand il y a guerre tribale dans un pays, on entre dans ce pays par convoi. On entrait au Liberia par convoi. (Il y a convoi lorsque plusieurs gbakas vont ensemble.) Le convoi est précédé et suivi de motos. Sur les motos, des hommes armés jusqu’aux dents pour défendre le convoi. Parce que, en plus des quatre grands bandits, il y a de nombreux petits qui coupent et rançonnent."167
Les « bandits » qui sont les chefs de guerre sont présentés comme des individus cruels.
Birahima, dans son entreprise explicative, donne le profil de la guerre tribale. Une guerre au
cours de laquelle les innocents sont tués. La récurrence du verbe « tuer » dans le discours de
Birahima installe le lecteur au paroxysme de la violence. Autrement dit, Birahima expose
clairement cette violence gratuite dont les innocents sont victimes. Le discours de Birahima
est tout de même surprenant du fait qu’il a participé à ces violences. Mais sa participation
semble justifiée par la peur. Car Birahima, à son arrivée, a été victime de la violence :
« Vint mon tour. J’ai pas laissé me monter sur les pieds, moi aussi. J’ai chialé comme un enfant pourri. Ils ont commencé à me déshabiller et moi j’ai continuer à chialer, à chialer : "Small-soldier, moi enfant-soldat. Moi enfant-soldat." Ils m’ont commandé de joindre la forêt, j’ai refusé et suis resté le bangala en l’air. Je m’en fous de la décence. Je suis un enfant de la rue. […] Je tremblais, mes lèvres tremblaient comme le fondement d’une chèvre qui attend un bouc. (Fondement signifie anus, fesses.) J’avais envie de faire pipi, de faire caca, de tout et tout. »168
La violence dont Birahima fait état l’incite à faire un aveu, celui de devenir un enfant
soldat, pour ne plus subir cette violence mais en être l’un des acteurs qui en décrit avec
minutie les manifestations.
La seconde représentation de la violence correspond à la participation de Birahima
dans ces divers bains de sang. Toutefois, il y a lieu de noter qu’à chaque fois qu’il change de
faction, il subit quelques violences, bien qu’anodines. Mais la violence que Birahima décrit
est surtout celle orchestrée par les différentes milices. Il banalise la violence faite contre et
entre les soldats car elle est liée à leur statut de héros. Ceux-ci subissent de véritables tortures
166 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 12. 167 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 52-53. 168 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 60.
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à l’intérieur de leurs unités. Il suffit de lire cette séquence qui propose la tenue d’une audience
chez les soldats pour mesurer la portée de la violence qu’ils vivent :
« Le colonel Papa le bon demanda : "Zemoko, c’est toi qui as tué Fati ? - Je jure sur la bible que ce n’est pas moi, ce n’est pas moi. - Wourouda, c’est toi qui a tué Fati ?" Wourouda répondit que ce n’était pas lui. La même question fut posée à Tête brûlée qui eut la même réponse négative. […] quand avec la lame le colonel Papa le bon se dirigea vers Tête brûlée, le commandant Tête brûlée recula et courut pour sortir de l’église […] Le commandant Tête brûlée fut vite attrapé et maîtrisé. C’était lui le responsable, c’était lui qui avait tué la pauvre Fati […] Il fut condamné à des séances de désensorcellement. Des séances de désensorcellement de deux hivernages. Si son diable était trop fort, si les séances ne parvenaient pas à lui enlever le diable du corps, il serait exécuté. Publiquement exécuté. Autrement dit, il sera pardonné par le colonel Papa le bon. »169
Cet exemple montre l’influence que les chefs de faction exercent sur leurs subordonnés.
Mais surtout, il est le témoignage de leurs abus. Le colonel Papa le bon se sert de la Bible
pour mieux endoctriner ses soldats. On retrouve le procédé de détournement déjà utilisé dans
le fameux roman de Yambo Ouologuem, où :
"Il y a une volonté évidente de tourner en dérision les discours religieux […] mais volonté aussi de montrer que les pouvoirs – temporel, spirituel – dont de connivence pour asservir les plus humbles."170
Le colonel Papa le bon, du fait qu’il soit le digne représentant de « Charles Taylor », use
de ce pouvoir, ainsi que de celui que représente la Bible, voire la religion, dans l’imaginaire
des soldats pour opprimer ceux qui sont sous son autorité.
Le discours de Birahima oscille souvent entre la participation et l’observation. Et lorsqu’il
met en mots les violences faites par les enfants soldats, il les relève comme des actes
collectifs. En effet, en dehors de l’introduction qui est faite à la première personne du
singulier, Birahima ne décrit aucun acte isolé dans le texte dont il aurait été soit l’instigateur,
soit l’auteur. Tout est réalisé de manière collective. Mais pis, il fait toujours allusion aux
exploits de ses compagnons, comme l’atteste le passage suivant qui met en scène deux enfants
soldats qui, pourtant étaient amoureux :
169 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 85-86. 170 Chaulet Achour (Christiane), « La violence du « devoir » d’écriture de Yambo Ouologuem », in Etats et effets de la violence, Dir. Christiane Chaulet Achour, Encrage éditions - Amiens et CRTH - Université de Cergy-Pontoise, 2005, p. 177.
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"Tête brûlée aimait beaucoup Sarah. Il ne pouvait pas l’abandonner comme ça. Mais nous étions suivis. On pouvait pas attendre. Tête brûlée a voulu la relever, l’obliger à nous suivre. Elle a vidé son chargeur sur Tête brûlée. Heureusement elle était dingue et ne voyait rien. Les balles sont parties en l’air. Tête brûlée, dans un instant de colère, a répliqué. Il lui a envoyé une rafale dans les jambes et l’a désarmée."171
Tout se passe comme si la vie était un jeu. Aucune émotion n’est évoquée. D’ailleurs,
Sarah est abandonnée par ses compagnons : « Nous devions la laisser seule, nous devions
l’abandonner seule à son triste sort. »172 Le peu d’amertume que son ami Tête brûlée ressent
ne dure qu’un laps de temps ; juste le temps de passer dans une autre faction : celle
d’ULIMO : (United Liberian Movement).
Le discours sur la violence s’accentue à mesure que le récit évolue. En effet, d’une
faction à une autre, la violence est diversifiée. L’intégration de Birahima dans les rangs
d’ULIMO se présente comme l’atteinte du noyau des conflits du Liberia. Et là, ce sont les
chefs de guerre qui sont au centre de la narration. Il raconte comment le coup d’Etat manqué
contre l’ancien président libérien orchestra les violences sur les autres ethnies :
"Samuel Doe a mal réagi. Il avait des preuves, une occasion qu’il cherchait depuis longtemps. Il tortura affreusement Thomas Quionkpa avant de le fusiller. Sa garde prétorienne se répandit dans la ville et assassina presque tous les cadres gyos de la République du Liberia. Leurs femmes et leurs enfants."173
Dès lors, le processus d’une guerre ethnique était enclenché. Ainsi, les quelques cadres
de l’ethnie gyo ayant survécu au massacre ripostèrent à leur tour. Parmi ces cadres, il y avait
le Prince Johnson qui a réussi à enlever le président Samuel Doe pour venger ceux de son
ethnie :
"Ils sortirent les armes et commencèrent par massacrer les quatre-vingt-dix gardes du corps de Samuel Doe, montèrent au premier étage où s’entretenaient Samuel Doe et le général ghanéen commandant l’ECOMOG. Le commando fit coucher tout le monde, s’empara de Samuel Doe. Il fit attacher les bras au dos de Samuel Doe, le fit descendre de l’étage et le jeta dans une jeep au milieu de soldats armés jusqu’aux dents."174
Il y a une certaine expression de distanciation quand le narrateur se met à décrire le
début des atrocités au Liberia. Cela se justifierait par le simple fait que Birahima perdrait son
171 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 93. 172 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 93. 173 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 103. 174 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 144.
93
rôle de témoin-narrateur, car en effet, il n’était pas présent au moment des faits, ce qui change
du discours qu’il tient lorsqu’il vit la violence.
A Sanniquellie, une base d’ULIMO, il décrit par exemple que « le camp militaire était
limité par des crânes humains portés par des pieux. »175 C’est aussi dans l’une des factions
d’ULIMO que Birahima décrit pour la première fois un champ de bataille et tout ce qui s’y
passe dans son récit :
"Nous voilà le dimanche matin, heureux de nous trouver autour de Niangbo. On nous a installés et on nous a servi du hasch à profusion. Nous étions les premiers, à l’avant-garde, les éclaireurs. […] Nous nous étions infiltrés jusqu’aux abords des premières cases. […] à notre surprise, aux premières rafales des kalach répondirent d’autres rafales. Les habitants et les soldats de Niangbo nous attendaient. Il n’y avait pas de surprise."176
L’état psychologique des enfants soldats amenuise l’expression de la violence. Ils ne
se détournent pas des combats, bien au contraire, ils les affrontent. Le fait que les uns meurent
après les autres ne les dissuade pas dans leur entreprise dans la mesure où ils ne se posent pas
en victimes de la violence mais en véritable héros. Cette attitude rend la construction du récit
facile et permet aussi la narration des deux guerres : celle du Liberia et de la Sierra Leone,
sans offrir un récit-fleuve. Ainsi, Ahmadou Kourouma fait-il franchir presque avec facilité des
obstacles à son personnage. En effet, les enfants soldats franchissent tous les obstacles. Ils
sont si nombreux qu’on a l’impression qu’ils ne meurent pas. Après leur séjour au sein
d’ULIMO et surtout après la destitution de leur faction, ils se rendent en Sierra Leone.
Le récit en Sierra Leone se produit dans les mêmes conditions que celui du Liberia. Le
pays est aussi en pleine guerre civile. Birahima donne un aperçu panoramique des origines des
violences dès son entrée dans cet Etat, dont l’un des instigateurs est Foday Sankoh. Toujours
dans cette posture de distanciation qu’il prend lorsqu’il n’était pas présent lors des faits,
Birahima souligne :
« On procéda aux "manches courtes" et aux "manches longues". Les "manches courtes", c’est quand on ampute les avant-bras du patient au coude ; les "manches longues", c’est lorsqu’on ampute les deux bras au poignet. »177
175 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 115. 176 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 119-120. 177 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 178.
94
Ce passage montre bien comment les dissidents veulent détruire le peuple. Une
destruction qui dépasse le cadre physique puisque leur objectif est d’empêcher ce peuple de
choisir librement son président. En amputant pères, mères et enfants, ces individus affichent
leur désir d’annihiler tout un peuple. Mais ce passage met aussi en évidence le mécanisme de
violence au fondement d’une guerre civile. Le processus de la violence est alors clairement
exposé et les enfants soldats s’y intègrent. Nous avons vu précédemment que c’est en Sierra
Leone que l’enfant soldat est assimilé à l’animal. Ici, ce sont les lycaons qui sont le modèle
d’animal par excellence auquel l’enfant soldat s’identifie. Birahima explique :
"J’ai voulu devenir un petit lycaon de la révolution. C’étaient les enfants-soldats chargés des tâches inhumaines. Des tâches aussi dures que de mettre une abeille dans les yeux d’un patient."178
Cette envie est celle d’un enfant qui poursuit son propre processus de
déshumanisation :
«"Les cérémonies de l’initiation se dansent et chantent en mendé. A la fin de la cérémonie, une boule de viande est consommée par le jeune initié. Cette boule est faite par les sorciers avec beaucoup d’ingrédients et sûrement de la chair humaine. Les Malinkés répugnent […] à avaler cette boule, les Mendés pas. Dans les guerres tribales, un peu de chair humaine est nécessaire. Ça rend le cœur dur et dur et ça protège contre les balles. La meilleure protection contre les balles sifflantes, c’est peut-être un peu de chair de l’homme. Moi Tieffi, par exemple, je vais jamais au front, à un combat sans une calebassée (un bol) de sang humain. Une calebassée de sang humain revigore ; ça rend féroce, ça rend cruel et ça protège contre les balles sifflantes."»179
Birahima installe son lecteur dans l’univers cannibale des enfants soldats. Ces enfants
qui physiquement sont des enfants, deviennent, de par leur férocité, de véritables monstres, ne
formant qu’une même entité avec la violence.
La transformation de l’enfant en animal apparaît comme la réalisation de l’enfant
soldat. Ce parcours ponctué d’étapes est représenté graduellement dans le texte et peut se
résumer par un découpage séquentiel de l’œuvre, que Kourouma a réalisé à travers la
répartition des différents chapitres. Le premier chapitre est celui de la présentation où
Birahima évoque son village, son départ du village ainsi que son voyage. Le second chapitre
parle de la découverte de la guerre du Liberia et l’intégration au sein des enfants soldats. C’est
178 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 187. 179 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 188.
95
aussi l’étape de l’initiation. Le troisième chapitre montre la première participation de
Birahima à un combat. Du troisième au quatrième chapitre, l’enfant fait ses preuves dans
l’univers de la violence. Le cinquième s’articule autour de la guerre de Sierra Leone. Enfin
dans le sixième chapitre qui est l’aboutissement du processus de transformation, les enfants
soldats sont comparés aux petits lycaons. Ces bêtes dangereuses qui, grâce à leur férocité, ont
pu survivre dans l’univers de la violence, deviennent par la même ses principaux meneurs.
Mais Birahima ne fera jamais partie de l’élite, il sera juste un enfant soldat ordinaire. Et cette
impossibilité d’arriver au bout de son initiation le sort du contexte de la guerre. Il retrouve
alors son cousin, Mamadou Doumbia avec lequel il rentre en Côte d’Ivoire. C’est au cours de
ce voyage qu’il prend la décision de mettre en mots toutes les violences qu’il a entendues,
vécues et exercées. Cette mise en mots de la violence conduit à l’étude du champ lexical de la
violence dans Allah n’est pas obligé.
La quasi-totalité des pages d’Allah n’est pas obligé comportent un mot renvoyant à la
violence. Nous avons essayé de les recenser, en nous limitant à un mot par page :
sauvages (dès la seconde page de l’œuvre) – tué (p. 11) – guerre tribale (p. 12) –enfant de la
rue (p. 13) – brûlure de feu (p. 14) – braise ardente (p. 15) – brûler (p.16) – douleurs (p. 17) –
ulcère (p. 18) – état déplorable de dernière décomposition (p. 19) – assassins (p. 20) –
souffrance (p. 21) – excision (p. 22) – saigner (p. 23) – poison (p. 24) – victime (p. 27) – les
larmes (p. 28) – mangée par les sorciers (p. 29) – blessure (p. 33) – gros violent (p. 34) –
circoncision( p. 37) – chef de guerre (p. 39) – guerre tribale (p. 45) – enfants-soldats (p. 53) –
mort (p. 55) – kalach (p. 56) – la terreur (p. 57) – mitraillette (p. 58) – small-soldiers (p. 58) –
Zigouillé (p. 60) – macchabées (p. 61) – anthropophages (p. 64) – mourait comme des
mouches (p. 67) – bouffé le crâne (p. 68) – prison (p. 69) – ennemi (p. 72) – arsenal (p. 73) –
prisonniers (p. 74) – martyre (p.75) – tuer (p. 76) – balles (p. 77) – sacrifice (p. 78) – ordalie
(p. 79) – méchants (p. 80) – hasch (p. 81) – menaça (p. 83) – violée (p. 84) – couteau (p. 85) –
séances de désensorcellement (p. 86) – abattu (p. 87) – pillage (p. 88) – armés (p. 89) – tiré (p.
90) – colère (p. 93) – petit voyou (p. 94) – viola (p. 96) – meurtre (p. 99) – père égorgé (p.
100) – vindicte populaire (p. 101) – dépecé (p. 103) – révoltés (p. 104) – revolver (p. 105) –
armes (p. 106) – fusiller (p. 108) – guet-apens (p. 109) – balles sifflantes (p. 110) – drogue (p.
111) – condamné à mort (p. 112) – bordel au carré (p. 115) – hurle (p. 116) – armés jusqu’aux
dents (p. 117) – prise des otages (p. 119) – premières rafales (p. 120) – guérilleros (p. 123) –
mourut (p. 125) – morts (p. 127) – mitraille (p. 128) - Saloperie de société humaine (p. 129) –
cris de sauvages (p. 130) – cadavre (p. 132) – écraser (p. 133) – s’égorger (p. 137) – crânes
96
humains (p. 138) – combattra (p. 139) – torturés (p. 140) – dictateur (p. 141) – guerre (p. 142)
– commando (p. 144) – cruel (p. 145) – charogne (p. 146) – pillards (p. 147) – coup de bâton
(p. 148) – pillée (p. 149) – vautour royal (p. 150) – bombardèrent (p. 151) – sang (p. 152) –
assaillants (p. 153) – morts (p. 154) – lourdes pertes (p. 157) – représailles (p. 162) – fretins
de bandits (p. 163) – supplice (p. 166) – factions (p. 168) – pendaisons (p. 172) – corruption
(p. 173) – criminel (p. 174) – coup d’Etat (p. 175) – rebelles (p. 176) – mercenaires (p. 177) –
ampute (p. 179) – amputations (p. 180) – combattants (p. 182) – trafiquant d’armes (p. 183) –
vieux dictateur (p. 184) – mettre K.-O (p. 186) – petit lycaon (p. 187) – demi-esclaves (p.
189) – chasseurs (p. 190) – coups de feu (p. 191) – assaut (p. 192) – violemment (p. 193) –
filles-soldats (p. 195) – violaient (p. 196) – massacre (p. 197) – exciser (p. 198) – tortura (p.
199) – recueilli le cœur (p. 201) – bataillon de crève-de-faim (p. 204) – putsch (p. 206) –
affrontements meurtriers (p. 207) – dictateur criminel (p. 208) – destructions massives (p.
209) – embargo (p. 210) – visage décomposé (p. 214) – capitulèrent (p. 215) – cruels (p. 216)
– massacrer (p. 217) – ceintures de balles (p. 219) – violent (p. 220) – se bagarra (p. 221) –
bombardements (p. 225) – empoisonné (p. 226) – effondré (p. 229) – fosse commune (p. 230),
etc.
Ouvrir une page d’Allah n’est pas obligé, ressemble à une descente aux enfers où la
violence se fait verbe. Du début jusqu’à la fin du roman, le lexique de ce roman n’est qu’un
agencement d’expressions traduisant la violence.
Dans Quand on refuse on dit non, Birahima est le même narrateur, à la seule
différence que la Côte d’Ivoire est le lieu du récit. Aussi, du point de vue structural, le récit
comporte trois chapitres. C’est la guerre de Côte d’Ivoire qui est mise en exergue dans cette
œuvre. La violence y est-elle aussi affichée que dans Allah n’est pas obligé ?
Pour y répondre, nous avancerons que dans l’introduction, Birahima se présente
comme le petit garçon, sans peur ni reproche qui a captivé les lecteurs dans Allah n’est pas
obligé : « c’est toujours moi, petit Birahima, qui vous ai parlé dans Allah n’est pas obligé. »180
Mais sa vie semble si équilibrée que l’on est impressionné par sa capacité à avoir réussi à
évacuer toutes les horreurs qu’il a connues au Liberia et en Sierra Leone. Seulement, le début
de la crise ivoirienne replonge Birahima dans un univers similaire à ceux du Liberia et de
Sierra Leone. Birahima est alors témoin d’exactions commises par les loyalistes :
180 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 15.
97
"Les militaires loyalistes et les jeunes militants ont apporté et donné des pelles, des pioches et des dabas aux Dioulas valides, aux imams et à toutes les personnes arrêtées. Les Dioulas valides et les imams ont creusé un grand trou profond et béant. Au bord du trou profond et béant, les loyalistes ont fait aligner les Dioulas valides et tous les arrêtés. Ils les ont mitraillés sans pitié comme des bêtes sauvages. Ils ont fait de leurs cadavres d’immenses charniers."181
Ici, apparaît clairement une narration trop superficielle. Birahima qui, dans Allah n’est
pas obligé, avait entrepris une démarche pédagogique, semble détaché de son discours dans
Quand on refuse on dit non. A cela s’ajoute le fait que Birahima apprend l’histoire qu’il narre
par quelqu’un d’autre ; il s’agit de Fanta. C’est pourquoi la narration est ponctuée de : « elle
m’a parlé »182, « elle avait dit »183, « elle avait conclu »184, « et Fanta de reprendre ses
leçons »185, etc. Ainsi, le ton est davantage superficiel, sans véritable profondeur. Fanta donne
des leçons d’Histoire, de Géographie et de la Politique de la Côte d’Ivoire à Birahima. Et
Birahima, cet enfant étonnement dégourdi dans Allah n’est pas obligé, perd ses attributs
d’analyste dans Quand on refuse on dit non. En effet, la violence s’installe partout dans le
pays mais Birahima semble accaparé par l’Histoire de l’Etat de Côte d’Ivoire et surtout la
question de ses frontières. Quelques occurrences liées à la violence y sont faites et le discours
paraît beaucoup plus contrôlé et savant. C’est le cas du discours sur l’extermination du
général Robert Gueï et toute sa famille :
"Les tueurs arrivèrent chez lui, dans sa villa. L’officier qui commandait le détachement des tueurs du haut d’un char d’assaut s’adressa aux militaires chargés de la sécurité du général Gueï. Il leur demanda de se rendre. Sur sa parole d’officier, il leur garantissait la vie sauve. Les gardes se laissèrent désarmer. Ils furent massacrés comme tous les habitants de la villa, jusqu’aux enfants. Les petits-enfants et les petits-neveux de Gueï furent exterminés. Sa femme avait réussi à faire le mur grâce à une échelle. Elle n’avait pas pu enlever l’échelle. Elle s’était réfugiée dans un fossé. Un tueur monta par l’échelle et la zigouillait dans le fossé. En tout dix-neuf tués. Il fallait tuer dans l’anonymat, en catimini, comme les Dioulas. […] Les tueurs […] s’emparèrent du pauvre général. Ils jurèrent au vicaire, sur leur parole de chrétiens, que Gueï aurait la vie sauve. A quatre kilomètres de là, près de la clinique Sainte-Marie, ils le zigouillèrent. Pas de témoin. Tuer dans l’anonymat."186
181 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 25. 182 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 31. 183 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 37. 184 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 39. 185 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 62. 186 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp.132-133.
98
Cet assassinat souligne le degré de violence dans lequel le pays est tombé. La
narration s’opère sous la forme d’un discours rapporté. L’émotion est moins évidente que
dans Allah n’est pas obligé.
Le discours de Birahima sur la guerre de Côte d’Ivoire tombe dans une sorte de
subtilité au point que le lecteur croirait lire une parodie de ce personnage à la verve brûlante
dans Allah n’est pas obligé. Deux raisons semblent avoir orchestré ce résultat. D’une part,
Ahmadou Kourouma qui était d’origine ivoirienne et d’ethnie malinké, ne pouvait pas
s’exprimer aussi librement que lorsqu’il avait traité des guerres libérienne et sierra-léonaise.
D’autre part, et cette raison nous semble-t-elle majeure, Quand on refuse on dit non finit sur
la décision de Birahima de rejoindre les enfants soldats. De là, l’on justifierait que cette œuvre
– dont l’auteur est décédé en cours d’écriture – n’a pu être achevée. Ainsi, Birahima qui parle
des violences dans Allah n’est pas obligé - pour les avoir vécues, ne peut en faire autant dans
Quand on refuse on dit non.
Les guerres tribales, ethniques ou civiles constituent surtout des cadres appropriés
pour l’exercice de la violence. Ici, ne seront évoquées que quelques scènes de violence. Les
scènes qui traduisent la violence omniprésente dans ces contextes sont nombreuses dans les
récits de l’auteur ivoirien :
Par exemple, dans Allah n’est pas obligé :
Le meurtre d’un bébé : « Elle est descendue du car avec son bébé sur le bras. Une balle perdue avait troué, zigouillé le pauvre bébé. La mère ne se laissa pas faire. Elle aussi, elle a refusé de se déshabiller. Ils ont arraché son pagne. Elle a refusé d’entrer dans la forêt, elle est restée à côté de moi et de Yacouba. Sur le bas-côté de la route avec son bébé mort sur le bras. Elle a commencé à chialer : "Mon bébé, mon bébé, Walahé ! Walahé !" » (p. 61).
Le viol de Sarah : "Ce lieu avait été remarqué par un monsieur qui vint un jour la trouver là. Il se présenta, gentil et compatissant. […] Il offrit des bonbons, d’autres friandises à Sarah. Sarah le suivit de bonne foi vers les halles, loin de toute habitation. Là, il déclara à Sarah qu’il allait lui faire l’amour en douceur sans lui faire du mal. Sarah eut peur, se mit à courir et à crier. Le monsieur plus rapide et plus fort attrapa Sarah, la renversa, la maîtrisa au sol et la viola. Il alla si fort que Sarah fut laissée comme morte." (p. 96).
L’amputation de la jambe d’un enfant soldat :
99
"Il y avait aussi parmi les soldats un ancien infirmier. L’infirmier pensa qu’il fallait tout de suite amputer Kik. Au village on le coucha dans une case. Trois gaillards ne suffirent pas pour tenir Kik. Il hurlait, se débattait, criait le nom de sa maman et, malgré tout, on coupa sa jambe juste au genou. Juste au genou. On jeta la jambe à un chien qui passait par là." (p. 98).
Le parricide de Sosso : "Un soir, alors qu’ils l’entendaient venir de loin, venir de loin en chantant, riant aux éclats et blasphémant […], Sosso et sa maman pensèrent à ce qui les attendait et ils allèrent se réfugier au fond de la cuisine. Et, quand il arriva et qu’il ne vit pas dans la maison sa femme et son fils, il entra dans une colère plus exaspérée encore et il se mit à tout casser. La mère de Sosso sortit de la cuisine en tremblant et en pleurant pour arrêter le massacre. Et le père renvoya à la maman une marmite et la mère commença à saigner. Sosso en pleurs se saisit d’un couteau de cuisine et piqua son père qui hurla comme une hyène et mourut. Il ne resta plus à Sosso le parricide (parricide signifie celui qui a tué son père) qu’à rejoindre les enfants-soldats." (p. 125).
L’assassinat d’un chasseur traditionnel : "Au moment où le libidineux allait se jeter sur la flâneuse, des filles fortement armées sortirent de la forêt et l’arrêtèrent. On tortura le chasseur et on le fit avouer. Il avait participé, bien participé au viol collectif de Mirta. D’une rafale, sœur Aminata Gabrielle le fit taire, alors là définitivement. On jeta le corps par-dessus les murs de l’enceinte…" (p.199).
Dans Quand on refuse on dit non, nous avons relevé :
Dans l’arène des exactions : "Les autres fonctionnaires loyalistes que les rebelles ont pris ont été tués un à un parce que chaque cadavre faisait un escadron de la mort en moins, disaient les Dioulas." (p. 21).
Quand Birahima échappe de peu aux loyalistes : "Ils m’ont arrêté ; ils m’ont conduit dans la forêt, loin de la route. Là, j’ai trouvé beaucoup de Dioulas comme moi. Ils étaient tous assis sous la garde des soldats et des militants FPI armés. Nous étions nombreux assis en rond. Nous avons constitué une foule de Dioulas tremblant de peur comme des feuilles, faisant pipi dans les pantalons, courbant nos dernières prières. Nous attendions la mort." pp. (27-28).
Le charnier Kabako : "Les forces loyalistes avaient reconquis Monoko Zohi. Les forces rebelles les avaient contre-attaquées et les avaient chassées de la ville. Les loyalistes, avant de s’enfuir comme des voleurs, s’étaient dispersés dans la ville et les concessions (les cours) et avaient enlevé autant de Dioulas qu’ils avaient pu. Ils les ont réunis dans la forêt et les avaient tous fusillés comme des bêtes sauvages. Puis, dans la précipitation, ils avaient couvert leurs cadavres de légères pelletées. Le charnier était un kabako." (p. 77).
L’ivoirité ou le concept de la violence :
100
"Avec l’ivoirité, on peut chasser les gens de leur plantation, de leur maison, et tout leur prendre. Avec l’ivoirité, on peut prendre toutes les cartes d’identité de tous les Dioulas. Avec l’ivoirité, les Dioulas comme nous se sont trouvés sans emploi, sans rien du tout. Les sous-officiers dioulas ont vu ça et ils se sont révoltés. Avec les kalach dans les rues, ça fait beaucoup de tralala et toute la foule applaudissait." (p. 111).
Le complot du cheval blanc : "Ils tentèrent alors, croyant qu’il était encore temps, un nouveau putsch meurtrier et suicidaire contre Gueï. On l’appela « le complot du cheval blanc » parce que le cheval blanc que Gueï, traditionaliste et féticheur, soignait et entretenait chez lui, sous la recommandation de ses marabouts et devins divers, fut tué au cours de l’assaut. Heureusement pour lui et malheureusement pour la Côte-d’Ivoire, Gueï échappa de peu à l’assassinat." (p.116).
La dernière attaque qui évoque le massacre d’un village par un lourd hélicoptère,
conduit Birahima à prendre la décision de redevenir un enfant soldat en Côte d’Ivoire.
Nous remarquons que les scènes de violence, dans Quand on refuse on dit non, sont
pratiquement identiques. La narration est basée sur les massacres collectifs et les charniers
humains qui minent le territoire depuis le début des hostilités. Cette stratégie narrative permet
de mesurer l’ampleur des dégâts et nous met face à un conflit important qui vise la destruction
massive.
Enfin, en lisant les passages ci-dessus, il apparaît clairement que Allah n’est pas obligé
et Quand on refuse on dit non, ne mettent pas la violence en scène de la même manière. La
majorité des passages dans Allah n’est pas obligé traduisent un certain vécu, une expérience
qui donnerait au récit une certaine dimension autobiographique. Allah n’est pas obligé
pourrait se lire comme le témoignage d’un enfant soldat. Cependant la maîtrise de l’Histoire
du Liberia et de la Sierra Leone par cet enfant détourne de cette première lecture, laissant
découvrir un auteur qui se sert d’une réalité historique pour rendre son discours plus touchant.
En revanche, dans Quand on refuse on dit non, la narration relève du reportage. Un
reportage que Birahima recueille par l’intermédiaire de Fanta. Cela justifierait l’abstraction
avec laquelle la narration est faite. Birahima enregistre un discours et n’est préoccupé ni à
apporter son analyse, ni à susciter une quelconque émotion. La narration est détournée de
toute la spontanéité qui a fait, à l’inverse, d’Allah n’est pas obligé, une œuvre qui éveille la
commisération.
101
2. LA FORMATION DANS BLEU BLANC ROUGE
La formation ici correspond essentiellement à l’espace parisien que les immigrés se
doivent de maîtriser. Les facteurs qui pèsent sur la décision de migrer et la tentation de
survivre sont nombreux. Parmi ceux-ci, les considérations économiques et les situations de
conflits sont probablement les plus influentes. Les champs migratoires intérieurs, de la même
façon que les champs de la migration internationale, donnent ainsi une illustration du désir de
survie chez l’espèce humaine. Dans certains cas, surtout ceux de pauvreté, les migrations se
font des pays pauvres vers les pays riches.
Massala-Massala quitte son pays d’origine pour aller faire fortune en Europe et plus
précisément à Paris, en France. Bleu Blanc Rouge installe le lecteur dans l’univers des
immigrés. Un univers où rien n’est laissé au hasard. Dès l’arrivée de Massala-Massala à Paris,
son tuteur lui donne les règles du monde clos que forment les immigrés. Vivant dans la
clandestinité, les immigrés détiennent les codes leur permettant de déjouer l’administration
française. Massala-Massala en est intrigué au départ. Et son attitude lui vaut l’acharnement de
toute sa nouvelle communauté. Dès lors, il se ressaisit et suit machinalement son processus de
transformation qui s’opère comme une véritable formation. Nous avons relevé deux étapes
dans ce processus, l’initiation et la pratique.
2. 1 - L’initiation
A propos de l’initiation, nous avons constaté que lorsque Massala-Massala découvre
l’univers immonde qui est celui de Moki, il n’en croit pas ses yeux puisque l’image que ce
dernier leur renvoie au pays est loin de la réalité qu’il découvre en France. Jacques Chevrier
explique : « Massala-Massala finit en effet par comprendre, mais un peu tard, que la
prospérité de son protecteur repose sur des affaires plus que louches dans lesquelles il va se
trouver englué à son insu. »187 Moki vit de ses trafics et habite illégalement dans une chambre
d’un appartement inoccupé et dont le bâtiment est en cours de démolition. Massala-Massala le
constate à ses dépens dès son arrivée :
187 Chevrier (Jacques), Littératures francophones d’Afrique noire, Op. Cit., pp. 161-162.
102
"Ce qui me frappa dès le premier jour, ce fut cette pancarte à l’entrée de la grande porte cochère sur laquelle on lisait que le bâtiment, le nôtre, était en cours de démolition. Le numéro de l’arrêté municipal était écrit en rouge. On prévoyait des travaux pour une école et une cantine maternelles. Pour juguler mes craintes et ma stupéfaction, Moki avait repris une formule dont je perçus enfin le sens dans toute sa profondeur : - Paris est un grand garçon, fit-il. Oui, un grand garçon, majeur et vacciné. Oublie le Moki du pays."188
Moki est un personnage évanescent. Il porte une double identité. Dans son pays
d’origine, il incarne l’élite, la réussite et y reflète l’image de la France, univers de la richesse
et du bien être. En France, à l’inverse, c’est un squatter qui vit dans l’illégalité totale. Jacques
Chevrier écrit à propos de ce personnage :
"Au fil des années Charles Moki, celui qui a franchi le Rubicon, est ainsi devenu la vedette et l’idole de son quartier, une popularité qui est évidemment à mettre en rapport avec la prodigalité dont fait preuve ce bon fils d’Afrique qui, à chacun de ses séjours, comble son entourage de cadeaux."189
Le désir d’apporter un certain équilibre à sa famille restée au pays l’amène à vivre
dangereusement en France où il a toutefois su créer un univers stable malgré sa situation
clandestine, univers où les immigrés détiennent un pouvoir certain. Ils ont étudié le système
de l’administration française pour déjouer ses pièges. Ils composent un grand cercle où
chacun a son rôle à jouer pour maîtriser le système mis en place. Leur existence relève d’une
ruse qui, parfois, les expose à des risques énormes. Les immigrés s’amusent à tromper la
vigilance des policiers. Cette manœuvre ressemble à un simple jeu. Pourtant, ce jeu ne
s’explique pas uniquement par son côté ludique ; il fait souvent partie d’une stratégie qui
permet aux immigrés clandestins de diminuer la vigilance des autorités. En maîtrisant le
fonctionnement de l’administration française, les immigrés disposent des ressources qui leur
permettent d’opérer illégalement mais en toute tranquillité dans les zones surveillées. Par cette
ruse, ils espèrent augmenter leurs chances. Cela se confirme par cette assurance dans le
discours de Moki, lorsqu’il lit la stupéfaction dans l’attitude de Massala-Massala. Il a recours
à sa grande maîtrise de la rhétorique dans le milieu des immigrés et persuade le nouveau
« débarqué » du bien fondé de leur métier et surtout lui rappelle les raisons de son émigration.
Et ce discours se suit par une sorte d’initiation au monde très codifié des immigrés :
« "Ne te pose pas de question et contente-toi de réaliser l’objectif qui t’a conduit ici. Pour cela, tous les moyens vont être bons. Je dis bien, tous les
188 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p 153. 189 Chevrier (Jacques), Littératures francophones d’Afrique noire, Op. Cit., p. 161.
103
moyens. Tu vas commencer par te remuer et à apprendre à vivre comme nous ici. Il n’y a pas d’autre voie de réussite que celle-là. A toi d’y réfléchir. Qu’est ce tu veux que je te dise ? De reprendre le premier avion ? Tu peux le faire, tu sais déjà ce qui t’attend au pays. Plus que la honte, le bannissement…Quant à cet immeuble, mets tes craintes au frigo, j’ai le contrôle de la situation. Il y a belle lurette que cette pancarte a été plantée là. Personne ici n’a aperçu un seul Caterpillar devant l’entrée. Estime-toi heureux de ne pas payer le loyer, c’est un bon départ pour les économies. On te montrera les ficelles pour prendre l’argent là où il sommeille, sans trop suer. Pour l’heure, je verrai Préfet, mon pote, qui te fabriquera tes papiers dès que ton visa de touriste sera périmé. C’est un type bien et concret, tu t’en rendras compte. Ici, nous sommes en terre étrangère. Le jugement dernier, c’est au pays. On nous attend là-bas, il n’est pas question d’y retourner les mains vides. Qui commettra un tel crime ? Seuls les paysans…" »190
La véritable préoccupation des immigrés clandestins reste l’image qu’ils doivent
produire lors de leur retour au pays natal. On reste dans un univers essentiellement
d’apparence comme le soutient Alpha Noël Malonga:
« Le seul objectif de ces "Parisiens-sapeurs" est de faire un "retour" scintillant au pays, c’est-à-dire en réussissant d’y arborer des costumes, cravates et chaussures de grandes marques souvent obtenus au prix des sacrifices les plus contraignants. Ces parades des "Parisiens" entretiennent le mythe et le mirage de Paris. »191
Pour ce faire, les immigrés mettent de véritables institutions en place. Il y en a qui
s’occupent de l’intégration des « débarqués », d’autres qui établissent de faux papiers pour
ces derniers. Et Moki connaît bien tout ce monde et sait auprès de qui s’orienter à chaque
stade de l’initiation d’un « débarqué ». Pour Massala-Massala, le « nouveau débarqué », Moki
a décidé que Préfet soit son parrain : « - Occupe-toi du débarqué, donne-lui une spécialité, car
pour l’heure il ne fout rien. Je lui avais promis de te le présenter, voilà, c’est fait. C’est toi son
parrain […] Ils discutèrent de ma régularisation de séjour. »192 C’est à Préfet que revient la
responsabilité de l’intégration de Massala-Massala dans la société française. Ce dernier
évoque le personnage de Préfet avec une certaine admiration :
"[…] Il se targuait de posséder une collection de [Weston]. Il en avait les moyens. Il les achetait aux Champs-Elysées dans ce magasin célèbre où son visage n’était plus inconnu […] Les Parisiens pour la plupart, lui devaient leur séjour en France. A qui n’avait-il pas vendu un titre de séjour ? Il ne vivait que de ça. Il avait les ficelles du métier. Il était aidé par des tuyaux blancs, qui lui fournissaient des documents vierges. Il n’avait plus qu’à les remplir en se référant à un document authentique. Lui-même avait changé plusieurs fois d’identité."193
190 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 135-136. 191 Malonga (Alpha N.), Roman congolais. Tendances thématiques et esthétiques, Op. Cit., p. 119. 192 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p.158. 193 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 155.
104
Ici, il apparaît clairement que Massala-Massala commence à regarder autrement ce
milieu qu’il a redouté à son arrivée. Le discours qu’il tient est celui d’un résigné. En effet,
Massala-Massala n’a plus d’autre choix que celui d’accepter les services de Moki car,
l’éventualité d’un retour au pays est impossible. Il devient le seul espoir de ses parents, pour
cela, il doit se ressaisir et apprendre à survivre comme les autres quels que soient les risques
auxquels il s’expose. Il va dès lors accepter le nouveau monde dans lequel il a débarqué et
subir les discours de Moki avec une assiduité qui traduit la faillite des mots à dire une
expérience aussi rocambolesque d’un monde qui n’a rien de ce qu’il espérait rencontrer
depuis son pays. A ce propos, son intégration dans le monde parisien tel que conçu par ses
compatriotes, passe par une mutation complète. En tant que filleul de Préfet dont la spécialité
consiste à vendre de faux titres de séjours, c’est une étape anodine. Massala-Massala n’a pas
de faux titre de séjour mais une pièce d’identité lui octroyant la nationalité française. Il doit de
ce fait renoncer à sa véritable identité et prendre une nouvelle identité, symbole d’une
renaissance dans l’univers des trafiquants. Massala-Massala est conscient des risques
encourus en acceptant de changer son identité. Toutefois, il les prend d’autant plus qu’il
devient trop tard pour lui d’y renoncer. Il raconte :
"J’avais un faux acte de naissance et une vraie déclaration de perte. En moins d’une semaine, j’étais devenu un citoyen français comme tout autre puisqu’on me délivra une carte d’identité en bonne et due forme. Mes nouveaux nom et prénom étaient Marcel Bonaventure. J’étais né à Saint-Claude, en Guadeloupe, une contrée que j’ignorais et que je n’aurais pas pu situer sur une carte du monde […] Bien entendu, ce nom de Marcel Bonaventure existait réellement dans le département dont j’étais devenu le ressortissant. Préfet garda le silence quant à mon double antillais qui circulait certainement à Paris. Cette régularisation allait m’entraîner sans que je ne m’en rende compte, dans un cercle vicieux irréversible."194
Le changement d’identité est alors l’étape initiale de la formation dans cet univers. A
partir de là, la force ou l’intelligence de Massala-Massala résidera dans sa capacité à vaincre
les difficultés liées à sa situation et surtout celles auxquelles le cercle vicieux qui l’a reçu
l’expose. Il doit, de ce fait assimiler les codes que ses maîtres lui inculquent comme une
véritable formation.
La seconde étape de sa formation consiste à changer complètement son style
vestimentaire pour ressembler à un vrai « Parisien ». Dès l’obtention de sa nouvelle identité,
194 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 162.
105
son parrain lui ordonne : « pour commencer, tu dois changer cet accoutrement de débarqué. Je
t’apporterai après-demain un costume, que tu me rembourseras bien sûr !»195 Tous ces
changements suscitent encore des interrogations chez Massala-Massala : « Je m’étais
interrogé toute une nuit sur le genre de travail que j’accomplirais à ses côtés. Je ne voyais pas.
Un boulot pour les bleus. L’expression me revenait. Cette duplicité des gens de notre milieu
m’intriguait. »196 Ainsi, il continue d’entretenir une distance nécessaire avec les « gens de son
milieu » pour garder toute sa lucidité face aux magouilles dont il devient un témoin. Il pense
de ce fait qu’ « [il] devait être plus prudent. Savoir où [il] allait poser [ses] pieds. »197
2. 2 – La pratique
Le monde des immigrés s’impose à Massala-Massala comme une école dont la seule
réussite dépend de son agilité mentale. Il lui est difficile d’échapper au cercle vicieux et
infernal de ce monde. D’ailleurs, bien que possédant une carte nationale d’identité française,
il ne peut bénéficier des mêmes droits que les véritables Français. Moki le dissuade de toute
tentative d’approcher l’administration française avec ces papiers :
"J’eus une conversation le soir avec Moki […] il me démontra qu’avec les papiers que je possédais il valait mieux éviter de s’inscrire à l’ANPE en vue de rechercher un emploi quel qu’il fût. Ces pièces d’identité étaient conçues pour faciliter ma circulation dans le territoire et non pour aller troubler la sieste d’une administration déjà embouteillée et qui, pour une lettre trop espacée par rapport à une autre, froncerait les sourcils et remonterait vite la filière par le jeu traditionnel des recoupements entre organismes officiels. Plusieurs questions me dépasseraient alors. Depuis quand êtes-vous devenu français ? Et vos parents, vivent-ils ici ou en Guadeloupe ? Quelle est la profession de votre père ? De votre mère ? Quel est votre numéro de sécurité sociale ? Avez-vous un numéro matricule de la Caisse des allocations familiales ? Touchez-vous une allocation-logement ? Où avez-vous travaillé avant ? Quel est le nom de votre premier employeur ? Pouvez-vous nous produire une attestation de résidence ? Une facture d’EDF-GDF ou de France-Télécom ? Et votre déclaration de revenus ?"198
On peut lire dans un tel passage une véritable maîtrise de l’administration française
par ces immigrés, qui doit être transmise au débarqué en vue d’éviter toute erreur qui pourrait
compromettre leur organisation. Le débarqué est donc tenu au silence et tout est fait pour
qu’il n’ait plus la capacité de réfléchir.
195 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p.163. 196 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p.164. 197 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 164. 198 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 165.
106
Le processus de transformation dépasse le cadre physique et touche le cadre éthique.
Cet univers entretient des individus sans scrupule ni honte. Ce sont ces principes que le
débarqué doit intégrer sans poser de questions, entrant dans un processus d’intériorisation :
"Je ne suis pas un moralisateur, je me contente de rendre ma vie et celle de ma famille le moins misérable possible au pays. Tu arriveras au même résultat d’ici là si tu sais saisir les opportunités qui te seront offertes, je dirai sur un plateau d’or, comme après-demain avec Préfet."199
Moki est conscient qu’en évoquant les réalités du pays, Massala-Massala abdiquera et
se lancera dans l’aventure sans trop se poser de questions.
Les personnages doivent leur réussite à une grande ruse qui leur permet la maîtrise du
système policier mis en place pour traquer les trafiquants. Bien que résidant dans un même
logis, ces individus se croisent dans les rues parisiennes sans laisser paraître le moindre signe
de proximité. Ils y vivent comme de véritables inconnus et chacun se doit d’être le plus discret
possible, même au cas où l’un des membres du groupe se ferait arrêter. Il ne doit pas dénoncer
ses partenaires. La cohabitation, ainsi que les rues que les immigrés fréquentent, ne semblent
pas en mesure de stabiliser leur réseau relationnel. Celui-ci reste tout à fait fragile puisque
chacun a le devoir de chercher à survivre de lui-même dans ces lieux. Ils ne doivent
s’identifier à aucun des lieux qu’ils fréquentent et à aucune des activités qu’ils exercent bien
que le travail dans la rue soit une source importante de gratification. Moki, le tuteur de
Massala-Massala, lui inculque cette conception de la société parisienne et qui devra désormais
lui servir de philosophie de vie.
Le travail pour lequel Massala-Massala est venu en France, n’en est pas un. C’est un
ensemble de réseaux de trafics qui l’amène à changer d’endroits et d’activités chaque jour.
Son premier contact dans cet univers de trafiquants s’est fait sur la ligne quatre du métro
parisien. Massala-Massala met alors en lumière le mécanisme de l’opération, laissant
découvrir les stratégies appliquées par les trafiquants. Ce conciliabule avec son parrain en est
le témoignage : « - Il n’y a pas à penser, Marcel, c’est tout bête, c’est mathématique !
Cinquante chèques, c’est largement suffisant pour travailler aujourd’hui »200, lui dit ce
dernier. A cet instant Massala-Massala ne réalise pas l’objet de sa mission et Préfet poursuit :
199 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 167. 200 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 171.
107
"–Ecoute bien, débarqué, as-tu déjà anticipé dans ta vie ? Sinon, ouvre tes oreilles. La ligne 4 va de Porte d’Orléans à Porte de Clignancourt, et elle compte vingt-six stations de métro. D’accord ? C’est simple, il nous faut en supprimer une pour avoir le nombre exact d’un carnet de chèques : vingt-cinq. Si nous faisons un aller puis un retour, le compte est bon : cinquante arrêts, cinquante chèques. C’est la première phase. Nous aurons épuisé les carnets de chèques, mais le travail ne sera pas pour autant terminé ; il restera la deuxième phase, celle qui me tient à cœur."201
C’est après cette ébauche que Massala-Massala découvre l’objet de sa mission. Il
raconte :
"Il me tendit une grande enveloppe beige un peu froissée. En l’ouvrant, je restai sans voix. Une autre pièce d’identité, avec ma photo, […] J’avais sur la carte d’identité un autre nom que Marcel Bonaventure : je m’appelais Eric Jocelyn-George. Je ne m’y retrouvais plus. […] En détaillant les carnets de chèques, je vis qu’ils étaient au nom de cet Eric Jocelyn-George. Donc moi."202
L’exercice du travail installe Massala-Massala dans une mutation permanente. Son
identité doit changer en fonction de ses missions. Il en est perdu mais doit mener sa mission à
terme. Préfet lui précise :
"- C’est avec ça que tu vas travailler […] Tu es Eric Jocelyn-George. Tu présentes ta carte d’identité avec un chèque au Guichet. Tu demandes cinq coupons de cinq zones, ce qui devrait dépasser les 2450 francs au total. Et nous reprendrons l’opération à chaque station, jusqu’à la vingt-sixième."203
Massala-Massala exécute machinalement le travail qui lui a été confié et le butin est
revendu sur le marché noir de Château-Rouge :
"J’avais vendu quelques titres de transport à plus d’une dizaine de clients, pour la plupart des Noirs et des Maghrébins, parfois même des Hindous dont l’exubérance du sourire m’éclairait sur leur appartenance au sérail. Je m’amusais à voir comment ces clients m’abordaient sans que le passant ignorant se doute de quelque chose."204
Et cette mission fût aussi la dernière de Massala-Massala qui sera arrêté par les
policiers.
Ce qui est frappant dans l’œuvre d’Alain Mabanckou, c’est la manière dont les
immigrés se partagent les arrondissements parisiens. Chacun d’entre eux détient un territoire
201 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p.171-172. 202 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., P. 173. 203 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 173-174. 204 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p.190.
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où il est le seul à engager les gens qui doivent y travailler. Cependant, le fait qu’ils doivent se
cacher de la police et se jouer de toute administration, ne facilite pas l’exercice de leurs
activités incongrues. Les différents endroits qu’ils occupent sont donc des espaces soumis aux
différents contrôles policiers. Leur travail ressemble à un vrai parcours de combattants où la
ruse, l’intelligence, la vigilance, la malhonnêteté et surtout le silence sont de mise. Aussi, on
note une forte exploitation des anciens vis-à-vis des nouveaux débarqués. En effet, le
débarqué se décrit dans ce milieu comme le dernier maillon d’une chaîne de grands réseaux
de trafics. Et sa naïveté amène les vétérans à tirer profit de ses services dans la mesure où ce
premier sait se contenter des miettes, voire accepter de travailler gratuitement:
"- Ecoute-moi encore, débarqué. C’est ton baptême aujourd’hui, alors, fais moi du bon boulot propre et net ; je compte sur toi. Le travail que nous allons accomplir est simple. Il s’agit d’acheter un maximum de coupons mensuels, que nous revendrons ce soir au marché noir de Château-Rouge à un prix intéressant. Tu vois le topo ?"205
Les « habitués » profitent de la naïveté du débarqué pour lui faire réaliser les sales
boulots. Ils savent qu’il représente une aubaine pour la réalisation de leurs magouilles du fait
qu’il dépende encore entièrement d’eux. Et pour assurer son quotidien, c’est-à-dire un toit, un
repas et un peu d’argent pour ses parents restés au pays, il est contraint de suivre ses maîtres à
la règle et devenir leur homme de main. Il est de ce fait exploité dans ce milieu qui n’a aucune
pitié pour les nouveaux débarqués qui, eux, n’ont d’autre relation avec la France que celle
entretenue avec ces trafiquants. Massala-Massala appréhende ce nouveau travail mais que
pourra-t-il faire face au système instauré par les Parisiens ? Son travail est, non seulement un
passage obligé mais aussi sa nouvelle vie si il veut, à son tour aller reproduire l’image des
Parisiens dans son pays d’origine.
En effet, ceux qui vivent au pays sont toujours fascinés par les « Sapeurs »,
« Ambianceurs » et « Parisiens » toujours à la mode. De fait Massala-Massala, comme la
plupart de ses jeunes compatriotes, a voulu s’arracher à la misère locale et sa survie dans son
nouveau milieu le conduit à devenir un acteur de contrebande cloîtré illégalement dans un
sinistre squat. Cette nouvelle vie qu’il rêvait autrement va, non pas lui permettre le niveau
d’épanouissement qu’il est venu chercher en France, mais constituer un véritable cauchemar.
Il ne sera plus question d’une vie mais d’une survie qui l’amène à se cacher chaque fois qu’il
sera confronté à une présence policière. Une sorte de conduite qui frôle le jeu du chat et de la
205 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 171-172.
109
souris où Massala-Massala comme ses congénères épie à tout moment les forces de l’ordre et
rentre se cacher le soir dans son taudis, logis qui ressemble plus à un trou à rat qu’à une
véritable habitation. Ils y vivent sans électricité ni eau. Massala-Massala ne saura donc
exprimer sa liberté dans de telles conditions de survie.
L’école de la survie instituée par les habitués se fonde sur une sorte de cachotterie où
les sujets ne vivent pas librement mais évoluent dans un qui-vive impressionnant. Ils y
instaurent ainsi un code basé sur le secret et la confiance en soi. Le monde des immigrés est
similaire à une secte où seuls les adeptes ont le droit d’évoluer.
3. LA PLACE DE LA FORMATION DANS LES PETITS-FILS NEGRES DE
VERCINGETORIX
Contrairement aux œuvres précédemment étudiées, l’œuvre Les petits-fils nègres de
Vercingétorix présente une société où la réussite sociale dépendait de la réussite scolaire avant
le début de la guerre. C’était une société en plein équilibre. En effet, le lieu de la narration est
le Viétongo, un pays qui connaissait une certaine stabilité avant le coup d’Etat organisé par le
général Edou. Pour cela, l’école s’y posait en étape initiale dans le processus de la formation
sociale des individus. Toutefois, la guerre vient désorganiser ce processus, imposant un autre
modèle de formation. A partir de cette hypothèse, l’on pourrait envisager de trouver comme
dans toute société, des individus ayant réussi leurs parcours scolaire et professionnel et
d’autres qui l’ont raté. Quel est alors l’intérêt que la formation détient dans Les petits-fils
nègres de Vercingétorix ? Aussi, entre la formation de l’école classique et celle de l’école de
la guerre, laquelle prend-elle le dessus ?
Ce point sera abordé en fonction de deux pistes essentielles qui ressortent de la lecture
de l’œuvre, à savoir : la réussite qui se suit par un travail dans l’administration et la
résignation qui se lit comme une sorte d’échec.
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3. 1 – De la réussite scolaire au travail
Les figures qui incarnent la réussite dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix sont
celles de Kimbembé, « un jeune professeur » et Christiane Kengué. Dans une localité rurale,
Oweto où Kimbembé a été muté, le statut de professeur lui confère beaucoup de privilèges.
C’est grâce à ce statut notamment qu’il a su séduire Hortense Iloki, une élève fascinée par la
dextérité de ce jeune enseignant:
"Je n’oublierai pas que le premier cours de Kimbembé porta sur la démographie du pays. J’étais fascinée par la connaissance qu’il exposait au sujet de nos ethnies, de nos langues et des différents types de notre population. Nous sûmes, concernant les Téké, qu’on pouvait les distinguer de ceux des plateaux proprement dits, de ceux de l’Ouest […] Il était précis dans ses explications. Sa façon de transmettre la connaissance tranchait avec les gesticulations de notre directeur. Ce qui frappait, c’était sa jeunesse par rapport aux autres professeurs, dépassant pour la plupart la cinquantaine […] Nous estimions que Kimbembé était un surdoué. Et nous attendions avec impatience son cours suivant. Il enseignait avec la même aisance le français et l’histoire. Bien plus tard, lorsqu’il allait m’aider à combler mes lacunes, je serais stupéfiée de le voir m’expliquer la physique et la chimie, les deux matières à l’origine de mon échec au Brevet."206
Le statut de Kimbembé est un véritable atout qui lui permet d’arriver à ses fins. Ici, il
facilite son contact avec Hortense qui se laisse impressionner par ce jeune professeur qui lui
propose des cours de soutien pouvant lui permettre d’obtenir son Brevet qu’elle avait déjà raté
l’année précédente. Cependant, à cause de son origine - Kimbembé est un sudiste affecté au
Nord du Viétongo - il ne fait pas l’unanimité :
« Si pendant la pause mes copines critiquaient Kimbembé, je m’insurgeais, je prenais aussitôt sa défense. C’étaient des critiques qui touchaient à ses origines de Sudiste. A la différence de Ngampika, il ne cacha pas qu’il venait de Batalébé, connu dans le pays comme l’un des bastions de l’opposition à tous les régimes du Nord. La présence de Kimbembé dérangeait plusieurs vieux d’Oweto, qui maugréaient, d’un air dégoûté : "Ce pays-là est vraiment par terre ! On nous envoie ces types du Sud comme si, au Nord, on n’était pas intelligents pour enseigner à nos enfants nous-mêmes !" A la maison, nous en parlions avec mes deux frères cadets […] En revanche, mes parents réagissaient comme les autres habitants d’Oweto. Presque résigné, j’avais entendu mon père soupirer un soir : "Les autorités-là viennent de nous montrer que les gars du Sud sont plus intelligents que nous..." »207
206 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., pp. 124-125. 207 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., pp. 126-127.
111
L’attitude des habitants d’Oweto à l’égard de Kimbembé serait due non pas à sa
fonction mais à ses origines. Car, en effet, se retrouvant dans une localité « étrangère »208 où
les autochtones n’apprécient pas les ressortissants du Sud, Kimbembé se trouve piégé dans le
régionalisme qui mine le pays et n’a d’autre alternative que celle de se faire accepter dans ce
nouveau milieu. Kimbembé ne se sert pas de sa profession comme moyen de domination, il
choisit de venir en aide à Hortense dont il est tombé amoureux. Ainsi, leur relation est l’une
des preuves de son humilité et de son dépassement de la question ethnique qui divise le pays.
Ce comportement fait changer d’avis aux habitants d’Oweto qui ne font plus de ce
ressortissant du Sud, un arrogant intellectuel mais un enfant du pays. Pour illustration, le
discours tenu par Roger Iloki, le père d’Hortense :
"Cet homme est quand même quelqu’un de bien, car il t’a transformée. Il a fait que tu sois une des plus brillantes élèves du collège d’Oweto. Ton diplôme, tu l’as eu avec les félicitations des gens d’en haut-là, qui regardent tout de près. Le directeur me l’a dit. Kimbembé est un homme bon, comme nous autres les Nordistes."209
Kimbembé est un modèle de réussite sociale et surtout représente l’espoir de
réconciliation entre le Nord et le Sud. Tout le contraire de ce que cette société prône. Cette
réalité est la source du conflit qui nourrit le roman. Les petits-fils nègres de Vercingétorix est
un roman qui tire en partie sa force diégétique des vicissitudes de la division entre le Nord et
le Sud. Cette dualité se lit en partie dans l’œuvre à travers le couple d’Hortense et Kimbembé
dont le choix initial montre déjà l’opposition de ceux qui ont réussi socialement et ceux qui
ont choisi d’abdiquer. Kimbembé fait partie de ceux qui ont eu la chance et qui forment
l’élite. De cette position, il en fera, à un moment donné, une arme pour mieux influer sur ceux
qui, comme sa femme, n’ont pas pu se penser autrement qu’en tant que femme au foyer.
L’ambivalence et la contradiction de ce personnage ressortent quand le pays tombe en guerre.
Hortense découvre le véritable visage de son mari lorsque la guerre arrive dans le pays,
Kimbembé s’implique pour défendre et porter la parole du chef de milice, Vercingétorix. Le
changement qui s’opère dans le comportement de Kimbembé pousse sa femme à s’attacher de
plus en plus à Christiane Kengué, son amie, une jeune femme indépendante que la narratrice
décrit comme « une femme gracieuse, grande, la peau brune et une chute de reins qui
208 Comme nous le verrons dans la suite de ce travail, le pays connaît un régionalisme qui fait des ressortissants du Sud, des étrangers dans la région du Nord et vice-versa. 209 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 150.
112
alimentait les conversations les plus osées de Batalébé. »210 Ce profil est celui d’une femme
qui a su allier beauté et intelligence. En effet, toutes les descriptions sont construites sur un
même schéma autour du physique de Christiane qui traduit sa beauté. Cette qualification
confère aussi un certain statut féerique à Christiane. Tout en elle est sublimé par la narratrice :
« Les hommes du district, sinon tous, l’avaient imaginée au moins un jour, un seul jour, dans
leur lit. »211
Christiane est une femme autonome, tout le contraire de Hortense. C’est une femme qui
a su se hisser à un niveau social respectable, par opposition à Hortense qui représente un
modèle traditionnel de femme : c’est une bonne épouse et une mère au foyer, en somme une
femme cherchant sa sécurité morale, matérielle et financière. Christiane a brillamment réussi
au concours de la poste et n’a pas hésité à aller faire sa formation à Pointe-Rouge, loin de sa
localité natale. A la suite de cette formation, faute de places disponibles à la poste de son
district de Batalébé, Christiane choisit de travailler à la poste de Pointe-Rouge, pour son
indépendance et surtout pour subvenir aux besoins de sa mère. C’est l’image même de la
femme moderne qui jouit de son autonomie matérielle, financière. Son émancipation et son
évolution ont fait en sorte qu’elle brise les barrières régionalistes qui minent le pays ; elle
s’unit à Gaston Okemba, un ressortissant du Nord du pays qu’elle a rencontré à Pointe-Rouge.
Hortense narre à ce propos :
"Cette année-là, son admission avait été un événement dans le district. Elle était la seule à être reçue alors que tous les parents avaient incité leurs enfants à concourir. Christiane reconnaissait que les épreuves étaient très corsées […] Christiane avait franchi ces barrières. L’événement avait eu un retentissement dans le district… Depuis Pointe-Rouge, elle s’occupait de sa mère, lui faisant parvenir des colis recommandés, des sacs de riz et de l’argent."212
Sa rencontre avec Gaston marque le début d’une véritable histoire d’amour qui défie les
normes de leur société. Après le décès de sa mère, Christiane avait voulu honorer la mémoire
des siens et s’approprier la maison de ses parents, seul bien dont elle avait hérité. Elle avait
alors naturellement demandé à son mari de s’installer à Batalébé. Contrairement à l’une des
valeurs phares que prône cette société, à savoir que c’est la femme qui doit se déplacer en
allant s’installer dans la localité de son mari après le mariage. Hortense raconte :
210 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 55. 211 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p.116 212 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p.79.
113
« Après l’enterrement de sa mère, Christiane obtint enfin son affectation à Batalébé. Elle fut mutée dans un bureau qui venait d’être créé par le ministère des Postes et Télécommunications en écho à la campagne nationale pour le "désenclavement de l’arrière-pays." […] Christiane était d’abord arrivée à Batalébé seule. Elle semblait ne plus avoir de repères, mais elle voulait demeurer près de la tombe de sa mère, de celle de son père qui les avait quittés. »213
Cette installation ne peut pas s’opérer sans heurts. En effet, Christiane vit avec un
originaire du Nord. Ce qui se vit dans le district comme un affront ; une manière de bafouer
les normes ; l’attestent ces propos du chef de district : « Bien sûr, les raisons du cœur
l’emportent souvent sur toutes les décisions, quelles qu’elles soient. »214 Mais rien n’y fait,
malgré les discours et regards indiscrets, Christiane Kengué n’accordera aucune attention à
ses détracteurs, aux vieilles considérations qui stigmatisent les ressortissants du Nord et dont
les discours à l’endroit de ces derniers sont basés sur des clichés. En effet, les habitants de
Batalébé pensaient que « les Nordistes n’étaient que des barbares, des goujats, des êtres jaloux
qui passaient leur temps à battre leur femme comme des tapis poussiéreux. »215 Christiane qui
a vécu dans une grande agglomération, Pointe-Rouge et qui a travaillé avec les ressortissants
de toutes les régions du pays va à l’encontre de tous ces préjugés et épouse par ce choix, la
modernité, un certain renouveau qui met tous les individus au même pied d’égalité. Sans
remords, ni crainte, elle vit dignement son mariage avec Gaston.
Il faut reconnaître que Christiane est une femme indépendante et son indépendance se
découvre sur deux aspects : matériel et culturel. Christiane qui ne dépend financièrement
d’aucun habitant de Batalébé, a ses convictions et nul ne peut l’influencer. Par ce fait,
Christiane et Gaston Okemba forment un couple d’élite, deux individus qui vivent des mêmes
réalités. En effet, leur couple est un couple moderne où l’homme et la femme travaillent,
contrairement à celui formé par Hortense et son mari.
213 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p.86. 214 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 93. 215 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 87.
114
3. 2– La résignation
Il suffit de lire Les petits-fils nègres de Vercingétorix pour réaliser la portée du sacrifice
que peut faire une femme après le mariage. En effet, Hortense Iloki qui pense avoir réussi au
Brevet d’études moyennes générales grâce à son mari, Kimbembé se sacrifie quasiment à sa
cause, choisissant de ne pas continuer ses études après l’obtention de son baccalauréat. C’est
dans une maison à Batalébé qu’elle échouera comme une simple femme au foyer, livrée de ce
fait aux corvées habituelles :
"Le matin, je me levais très tôt. Je balayais la cour. J’arrosais les plantes de notre parcelle. Je cultivais un petit jardin derrière la maison. Kimbembé préparait ses cours les week-ends et s’en allait du lundi au vendredi vers sept heures du matin. Il revenait le soir, exténué. Il me racontait sa journée, assis dans un fauteuil en lianes. Je l’écoutais en épluchant des patates ou en coupant des tubercules."216
Hortense est consciente de ce que ce choix de vie représente un véritable sacrifice pour
elle. Car, avec deux diplômes, le Brevet qu’elle a eu au collège d’Oweto et le baccalauréat
obtenu au lycée de Batalébé où son mari enseigne, elle aurait pu poursuivre des études
supérieures ou chercher un emploi mais elle a laissé son mari décider à sa place. Hortense
était en quelque sorte réduite au silence :
"J’allai au lycée jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. Kimbembé décida que je devais m’occuper exclusivement de Maribé, de son avenir. Les études universitaires ne feraient que nous séparer, l’université se trouvait à Mapapouville. Oisive à Batalébé, je restais donc à la maison. Les visites de mes beaux-parents égayaient le foyer pendant quelques jours. Je me sentais moins seule."217
La narratrice se présente comme une personne essentiellement naïve par le fait
d’accepter tout ce que dit son mari même quand cela concerne son avenir. Hortense incarne
alors la figure antinomique de Christiane Kengué. A l’allure vive, intelligente et
entreprenante de Christiane, la narratrice oppose son silence et sa mollesse. Sans aucune
capacité de décider de sa vie, Hortense témoigne d’une profonde dépendance. Et pour
essayer de s’occuper, elle se voue corps et âme à la lecture, ce qui lui permet de tenir un
cahier sur lequel elle note tous les événements de sa vie.
216 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p.162. 217 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 171.
115
Hortense pense qu’elle doit sa réussite scolaire à Kimbembé, c’est la raison pour
laquelle elle est aussi soumise. Dans une société patriarcale où les hommes font les choix pour
leurs femmes, Hortense, pour avoir connu cette réalité – sa mère dépendait entièrement de son
père - se dévoue à son mari qui lui a permis de vaincre ses lacunes scolaires et avec lequel elle
s’est installée loin de sa localité natale. Son dévouement lui vaut sa réussite sociale. Et lorsque
la guerre arrive dans le pays, Hortense sera surprise de l’attitude de son mari qui choisira de
défendre ceux de sa région au détriment de sa propre famille. De ce constat, naîtra un conflit
opposant Hortense à son mari. La narratrice fait remarquer à son mari : « Tu sembles avoir
choisi ton camp, mais tu oublies que ta fille ne peut en choisir. »218 C’est dans un tel climat
délétère que Hortense évoluait jusqu’au jour où vint la délivrance. La dévotion de Kimbembé
au sein des Petits-Fils nègres de Vercingétorix n’avait pas laissé Hortense insensible et, pour
se protéger, elle a préparé sa fuite avec sa fille :
"Le ballot de nos affaires, un vieux pagne noué à l’aide d’un cordon, était rangé depuis la veille au soir et déposé près de la porte. Il contenait, pêle-mêle, de la nourriture, nos vêtements, les sandales de Maribé, mes talons-dames que je n’avais plus portés depuis des lustres mais que je gardais sous le lit, des bougies, une boîte d’allumettes, quelques marmites, des assiettes en aluminium, du savon, deux gobelets, deux brosses à dents, un vieux tube de dentifrice Email Diamant… Je dissimulai dans un sac en plastique nos actes de naissance, ma pièce d’identité."219
Cette décision vient conforter Hortense. Cette dernière qui était sous l’emprise et la
responsabilité de son mari, est parvenue à se libérer. Elle en est satisfaite et donne raison au
vœu paternel. Précisons que le père de Hortense ne voulait pas que cette dernière épousât un
Sudiste. Il souhaitait qu’elle restât dans le Nord. Cependant, elle a fait le choix d’épouser un
Sudiste et de le suivre. Dès lors, une certaine passivité se manifeste dans son comportement:
"J’étais silencieuse, une angoisse m’oppressait. Ma vie changeait du jour au lendemain. Quitter les miens. Quitter mon district natal. Aller vivre à des kilomètres et des kilomètres, dans un autre monde. Je me rendais compte du sacrifice qui pesait sur les épaules de la femme. L’homme avait le meilleur rôle. Je me sentais soudain comme une marchandise entre les mains de Kimbembé, que j’aimais pourtant. Quelle différence pouvais-je établir entre la malle de ses livres et moi ? […] De telles idées, il m’était difficile de les balayer de l’esprit. Gommer son passé en un tour de main. Partir loin du faîte, à l’instar d’une feuille morte détachée de la branche. Kimbembé remarqua-t-il les larmes que j’essuyais aussitôt qu’elles coulaient ? "220
218 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 192. 219 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 34. 220 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit. pp. 158-159.
116
Cette jeune fille sans revenus, affiche son besoin de protection par un homme. Car, en
effet, la situation sociale de la famille - un père maçon et une mère au foyer - a dû fragiliser la
psychologie de cette dernière qui pense avoir trouvé la figure protectrice en la personne de
Kimbembé. Ce besoin de protection qui caractérise la femme traditionnelle est visible chez
Hortense. Telle une phobie, la peur d’être seule peut influer sur l’acte qu’elle pose après le
mariage. Hortense manifeste les signes d’un conflit intérieur douloureux. Sa peur de
s’assumer ou d’être livrée à elle-même l’incite à quitter la maison familiale. Aller vivre chez
Kimbembé lui confère le statut de femme au foyer. A ce propos, Kimbembé subviendrait à
tous ses besoins. Bonne épouse et bonne mère, Hortense se contentera de ces seuls rôles.
Pourtant, ces attributs n’empêcheront pas son mari de privilégier ceux de sa région.
Enfin Hortense demeure prisonnière d’un profil de femme traditionnelle qui lui confère
un rôle social mineur. Cette situation résulte de l’origine de leur relation. Elle voit toujours
l’enseignant en son mari, continuant de développer une image passive de la jeune élève qui a
été subjuguée par l’étendue de la culture de Kimbembé. Pourtant, lorsque le pays tombe en
guerre, Hortense quitte son mari qui représentait sa couverture sociale parce que celui-ci avait
cessé de la protéger.
Pour conclure ce chapitre, nous remarquons qu’Ahmadou Kourouma et Alain
Mabanckou présentent des sociétés diverses avec des situations diverses. On constate que les
individus reflètent leurs milieux, social et familial.
Chez Ahmadou Kourouma, par exemple, des enfants sans protecteurs dans des univers
en guerre n’ont qu’un destin : celui de devenir enfants soldats. C’est la seule formation que
leur garantit leur univers et c’est surtout la seule formation qui leur permet d’exister dans ces
milieux déliquescents. Etre enrôlés par les milices n’est plus un viol de l’enfance mais un
gage de survie pour des enfants perdus et sans espoir. Le tableau que dresse Ahmadou
Kourouma dans son roman sur le personnage de l’enfant soldat n’est pas essentiellement
pessimiste. L’enfant soldat à qui on apprend la maîtrise des armes et la haine de l’ennemi que
l’on désigne à travers l’ethnie ou la tribu, parvient à sortir de ces barrières pour assurer sa
survie. Le constat qui se dégage sur ce personnage est celui d’un enfant très intelligent qui
détient une vaste connaissance de la Géographie et de l’Histoire des différents pays qu’il
parcourt. Cette connaissance lui permet d’intégrer aisément chaque faction ethnique qui peut
117
lui garantir sa survie. Ainsi, il passe d’une ethnie à l’autre, sans risque de se faire prendre car
pour les recruteurs d’enfants soldats, ce qui est important, ce n’est vraiment pas l’ethnie mais
le nombre de combattants. Plus ils ont de combattants, plus ils sont rassurés sur leur capacité à
pouvoir entretenir les guerres le plus longtemps possible.
Alain Mabanckou qui situe ses deux récits sur deux continents différents, est en
harmonie avec les réalités sociales de chacune des sociétés qu’il met en œuvre. Dans Bleu
Blanc Rouge, la formation consiste à s’initier à la vie de trafiquants parisiens. Les immigrés
qui doivent se cacher de l’administration française, mènent une existence de parias. A ce
propos, l’immigré devient la figure même du délinquant. Et enfin dans Les petits-fils nègres
de Vercingétorix, la formation était classique ; elle dépendait de la réussite scolaire. Les
individus qui avaient un métier jouissaient d’un certain statut social avant l’avènement de la
guerre mais celle-ci est venue tout chambouler, instituant le régionalisme comme devise du
pays. La formation consiste désormais à enseigner la haine entre le Nord et le Sud à travers de
grands discours idéologiques.
La formation chez les deux auteurs reste relative à la société au sein de laquelle évolue
le personnage. Même si les références de Papa Samba Diop portent sur la littérature
gabonaise, on pourra dire des deux écrivains que « leur littérature est un regard avant d’être
une sensibilité. »221 Pendant qu’elle est majoritairement liée à la guerre chez Ahmadou
Kourouma, Alain Mabanckou illustre des individus qui ont une certaine structure scolaire,
intellectuelle mais qui l’utilisent selon les situations auxquelles ils sont confrontés. Massala-
Massala et Hortense sacrifient en quelque sorte leurs formations scolaires au profit de l’école
de la vie. Le premier choisit d’émigrer en France et la seconde, de vivre au foyer pour être
une bonne épouse et une bonne mère. A l’inverse, Kimbembé met sa connaissance au service
de la cause des siens. Il devient la tête pensante de la milice de Vercingétorix à Batalébé.
Ainsi, la nouvelle société que vient instaurer la guerre, impose la haine comme formation
fondamentale.
221 Diop (Papa Samba), « Ecrire l’Afrique aujourd’hui : les auteurs gabonais », in Notre Librairie, n° 150, avril-juin 2003, p. 89.
118
Conclusion de la première partie
Le traitement des conflits des origines dans Allah n’est pas obligé, Quand on refuse on
dit non, Bleu Blanc Rouge et Les petits-fils nègres de Vercingétorix nous a permis de revisiter
les fondements sociaux, à savoir la famille et la société immédiate. De cette étude, il en
ressort que les deux entités que sont la famille et la société sont essentielles pour la
construction d’un individu. Ce sont elles qui influent sur la psychologie et l’épanouissement
d’un individu. Elles fonctionnent selon une échelle graduelle de la vie. De sorte que la famille
occupe la base de cette échelle ; elle est le repère identitaire de l’homme. En effet, « la famille
humaine est une institution. »222 Et c’est elle qui introduit l’homme à la vie sociale. Lorsque
cette unité n’est pas adéquate, comme cela se lit dans les œuvres de notre corpus, l’enfance
ainsi que la formation de l’individu se trouvent perturbées, voire manquées. Ces réalités
génèrent des conflits intérieurs chez des individus, ce sont les cas de Birahima, Massala-
Massala, Hortense et son mari. Lesquels conflits peuvent êtres transférés vers des individus de
leur milieu immédiat, rendant l’existence en communauté difficile. Ces transferts se traduisent
par la violence, le silence ou encore l’antipathie. A partir de ce constat, des individus se
mettraient en quête d’autres réalités comme nous le verrons à la suite de ce travail.
222 Lacan (Jacques.), Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Essai d’analyse d’une fonction en psychologie, Paris, Navarin, Coll. Bibliothèque des Analytica, 1984, p. 15.
119
DEUXIEME PARTIE
ORIGINES DES CONFLITS
120
Les origines des conflits contemporains qui essaiment notre corpus apparaissent
diverses et plus ou moins lointaines. Sans doute, la première - la plus certaine car s’inscrivant
dans l’histoire récente – est cette improbable et douloureuse rencontre entre deux cultures
(l’occidentale et l’africaine) que tout semblait opposer. La rencontre contrainte et violente
entre les Occidentaux et les peuples africains, marque un véritable choc dans l’histoire de ces
derniers. A partir de ce croisement, l’Africain n’a cessé de voir son Histoire, sa culture, voire
son humanité bafouées ou complètement reniées. Quand le Blanc vente ses mérites, le Noir
sombre dans l’assujettissement. En posture de sous-homme, le Noir a vu son Histoire
confisquée par le Blanc. Ce dernier est devenu le Maître de son destin et avait tous les droits
sur lui. Pour couronner le tout, il institua d’abord un commerce d’esclaves qui vit le continent
noir se vider de millions d’individus, dans l’optique d’aller peupler et travailler les terres
vierges d’Amérique et des îles de l’Atlantique et de l’Océan Indien. Cette situation dura des
siècles et priva l’Afrique de ses enfants. Pierre-Claver Ilboudo, dans sa thèse, note :
"La traite des esclaves […] dura officiellement du XVe siècle jusqu’en 1870 et […] provoqua l’exportation, au sens le plus mercantile du terme, d’environ cent millions de personnes qui ont été dispersé à travers le monde."223
A peine l’esclavage aboli, les Européens retournaient en Afrique pour sauver les âmes
égarées, civiliser ces peuples sans histoire, ni civilisation : c’était la mission salvatrice de la
colonisation. Une mission qui passait impérativement par le partage de l’Afrique. La plus
grande part revenait au plus avenant et, pendant que les guerres se fomentaient en Europe, les
terres d’Afrique étaient des gages d’hégémonie. Ces décisions étaient prises évidemment sans
tenir compte des organisations locales. Les frontières matérielles et politiques érigées, les
frères des royaumes, du Soudan, d’Ashanti, etc., en l’occurrence, s’étaient du jour au
lendemain, retrouvés étrangers et avaient vu leurs terres se doter de nouveaux Maîtres.
Jacques Chevrier écrit à ce propos :
"Sans tenir compte des structures politiques pré-coloniales, souvent bien organisées, à l’instar de l’empire du Morho-Naba en Haute-Volta ou du royaume d’Abomey, l’administration coloniale, à l’image de la métropole, s’est engagée à mettre en place en Afrique noire un système très centralisé…"224
Une telle organisation reléguait les populations locales à l’arrière plan.
223 Ilboudou (Pierre-Claver), Nouveau roman et roman africain d’expression française, thèse, Bibliothèque des Cerclades de l’Université de Cergy-Pontoise, 1995, p. 154. 224 Chevrier (Jacques), Littératures francophones d’Afrique noire, Op. Cit., p. 25.
121
De la traite négrière à la colonisation, les peuples africains ont été victimes des siècles
d’humiliation et d’injustice de toutes sortes. La déchirure fut trop profonde pour eux qui,
vivant sur leurs terres, devaient adopter les nouvelles valeurs imposées par les colonisateurs.
Le choc de la colonisation relevait d’une extrême violence. Et, vers la fin du dix-neuvième
siècle, quelques voix s’élevèrent pour dénoncer cette violence : celles des premiers
intellectuels noirs qui commençaient, à travers les revues, à manifester leur ire à l’encontre de
l’oppresseur blanc. De l’Europe, en Amérique, en passant par l’Afrique, ces intellectuels, avec
les armes qu’ils possédaient, donc leurs plumes et leur connaissance, entreprirent le combat
pour la libération et la reconnaissance de la spécificité du peuple noir. Jacques Chevrier
souligne :
"Sur le plan proprement culturel, […] c’est principalement dans l’Afrique britannique que se sont manifestées les premières revendications en faveur d’une reconnaissance de la spécificité nègre. Dès la fin du XIXe siècle, le Libérien Edward Blyden avait multiplié les ouvrages exaltant la richesse et la diversité des civilisations africaines, entreprise bientôt relayée par le noir Américain William E.B. du Bois, instigateur du Premier Congrès panafricain en 1919, et par Jomo Kenyatta dont l’ouvrage Facing Mount Kenya, publié en 1938, dénonce la confiscation des terres enlevées aux Kikuyu par les colons britanniques."225
La littérature, expression d’un peuple à un moment donné de son histoire, avait joué
son rôle dans le combat contre l’entreprise coloniale. Les intellectuels noirs furent très
engagés à la cause de leur race. Leur combat avait abouti aux décolonisations en Afrique,
suivies des indépendances. Celles-ci sonnaient la libération, le départ de l’ancien Maître et
l’espoir des lendemains meilleurs pour les peuples d’Afrique. Mais elles furent une véritable
désillusion car, peu de temps après leur obtention, plusieurs malaises s’observaient226. Ceux
qui ont pris le pouvoir à la suite des colonisateurs, le géraient en biens familiaux, privilégiant
leurs tribus ou leurs ethnies. Cette gestion suscita des mécontentements. Et pour atténuer les
ardeurs, les démocraties firent leur apparition sur la scène politique africaine. Cependant, les
partis politiques se formaient sur des bases ethniques. De fait, l’avènement des démocraties
marquait la valorisation des ethnies qui prenaient des Etats en otages et ouvraient
majoritairement sur des conflits armés.
225 Chevrier (Jacques), Littératures francophones d’Afrique noire, Op. Cit., p. 28. 226 De nombreuses fictions abordent cette question et la pionnière est Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, roman qui a fait un constat assez précoce de la gestion calamiteuse du pouvoir dans les anciennes colonies. En effet, peu de temps après la libération des pays africains, ceux qui ont pris la responsabilité des Etats les ont gérés en véritables héritages familiaux, lésant ainsi les populations.
122
Dans cette partie, nous nous proposons d’examiner les rapports entre l’invasion
occidentale et les conflits auxquels l’on assiste dans les différentes œuvres de notre corpus.
Dans un premier temps, nous traiterons de la « Colonisation et problèmes sociaux » et dans un
second temps, il sera question des « différentes guerres » recensées dans le corpus.
123
Chapitre I
COLONISATION ET PROBLEMES SOCIAUX
La colonisation européenne avait été entreprise en mettant en avant le désir de
civilisation qui prônait l’assimilation, l’éducation de l’homme noir. Cette entreprise visait à
sortir l’homme noir du « primitivisme » dans lequel il vivait. Une idéologie qui véhiculait le
bien être, l’éducation des populations incultes, la christianisation d’un continent où régnaient
l’animisme et bien d’autres valeurs allant à l’encontre de celles prônées par l’Occident.
Accompagnés d’une armée bien organisée et solidement équipée, les envahisseurs
combattaient farouchement tous ceux qui tentaient de leur résister. Parmi les résistants les
plus connus, il y a eu Samory :
"Il a en effet été l’un des principaux acteurs de la résistance à la colonisation. De 1870 à 1885, il conquiert un vaste empire, et mène la lutte contre les Français (avec les armes les plus modernes) jusqu’en 1898 où il est fait prisonnier par Gouraud."227
Mais les armes des Européens étaient encore plus modernes ainsi que leur technique
de combat. Le conflit était, dès le départ déséquilibré et donc, en faveur des occupants. Ainsi,
ces derniers n’avaient pas rencontré une résistance pouvant arrêter leur élan. Leur installation
s’accompagnait le plus souvent d’abus, de viols de toutes sortes. Au sujet de cette installation
qui stipulait le partage de l’Afrique, Marc Ferro souligne notamment les avancées de la
conférence de Berlin :
"Qui, pour l’essentiel, établit une sorte de « gentleman’s agreement », les puissances occidentales s’engageaient chacune à ne plus procéder des acquisitions sauvages sans le notifier aux autres, pour leur permettre de faire des réclamations. Les peuples ou rois d’Afrique, considérés comme res nullius, n’étaient même pas consultés ni informés de toutes ces discussions."228
En effet, avant cette conférence, « les différents Etats de l’Europe se disputent ces
frotins, les prennent et les reprennent, capturent les vaisseaux les uns des autres, bien entendu
pour des intérêts matériels. »229 Et à la suite de la conférence :
227 Borgomano (Madeleine), Ahmadou Kourouma. Le guerrier griot, Op. Cit., p. 148. 228 Ferro (Marc), Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances XIIIe–XXe siècle, Paris, Seuil, Coll. Points, 1994, p. 119. 229 Stamm (Anne), L’Afrique de la colonisation à l’indépendance, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ? 2003, 1èreEd. 1998, p. 7.
124
"Les principales puissances européennes qui visaient des territoires sur eux, quitte à conclure–entre Européens–des accords de délimitations des frontières ; celles qui ont survécu jusqu’à après l’indépendance des Etats africains, un siècle plus tard."230
Parfait Diandué, dans son mémoire de thèse, va dans le même sens et soutient :
« La conférence de Berlin a entraîné le découpage de l’Afrique, son morcellement. C’est donc à Berlin qu’on a "dépecé" l’Afrique au sens ou l’entend Marcel Amondji. Le terme "dépecé" qu’il emploie relève du lexique de la boucherie ou de la charcuterie. Il présente l’Afrique comme un "gibier", une nourriture et "une victime" que l’Europe charcutière avait tuée, dépecée et distribuée. »231
Les frontières érigées par l’Europe, sont restées majoritairement intactes et incarnent
la configuration actuelle des frontières en Afrique. Et le non respect des organisations locales
était un véritable « outrage » pour les populations et marquait le début des rapports
conflictuels entre ces dernières et les Blancs. Ceux-ci s’étaient proclamés Maîtres des terres
qui ne leur appartenaient pas, érigeant par là même un système de hiérarchisation sociale où
les Noirs, appelés des « indigènes » n’avaient aucun droit. Alpha Noël Malonga écrit à ce
propos que « les rapports entre les autochtones et le système colonial faits de répression, de
persécution, d’humiliation, d’arbitraire, de la part du colon, tiennent du racisme. »232 Le
racisme était l’un des principaux facteurs qui poussait les colons à traiter les indigènes en
sous-hommes. Même si Jacques Chevrier considère que : « Quelque soit l’importance des
facteurs idéologiques invoqués pour justifier la colonisation, il est clair que l’enjeu majeur est
l’exploitation des richesses minières et agricoles au profit des intérêts occidentaux. »233
Il est vrai que le facteur économique n’apparaît pas négligeable dans l’entreprise
coloniale, toutefois, il ne peut pas être considéré comme le facteur majeur lorsqu’on voit les
désastres causés par la colonisation sur le plan humain et les répercussions dont l’écho se lit
dans les œuvres littéraires. Le peuple noir s’était en effet vu décrété peuple sans Histoire ni
civilisation et son humanité remise en question. Il reste toutefois à rappeler que l’Afrique a
connu différents modes de colonisations, parmi lesquels la colonisation anglaise et la
colonisation française. Ces deux modèles avaient une divergence d’opinion sur l’exercice du
pouvoir colonial. Jacques Chevrier développe cette opposition :
230 Ferro (Marc), Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances XIIIe – XXe siècle, Op. Cit., p. 21. 231 Diandué Bikacou (Parfait), Histoire et fiction dans la production romanesque de Kourouma, http://www.Unilim.fr/theses/2003/lettres/2003limo0003/these.html. du 5/03/2009. 232 Malonga (Alpha N.), Roman congolais. Tendances thématiques et esthétiques, Op. Cit., p. 48. 233 Chevrier (Jacques), Littératures francophones d’Afrique noire, Op. Cit., p. 24.
125
« Au lendemain de la première guerre mondiale, deux doctrines s’affrontent en matière d’administration coloniale. La première, inspirée par Sir Frédérick Lugard, repose sur le principe très anglo-saxon de l’"indirect Rule", du gouvernement indirect, selon lequel la puissance coloniale n’intervient pas dans les affaires coutumières des pays africains, tout en assurant le progrès moral et religieux des indigènes. Quant à la doctrine française, illustrée par l’ouvrage d’Albert Sarraut, Grandeur et servitude coloniales, publié en 1931, elle se fonde sur l’idée de la "mission civilisatrice" de la France à l’égard des populations africaines qu’elle a le devoir d’éduquer et d’associer à la gestion des ressources du continent. A terme, la doctrine prônée par Albert Sarraut vise "l’assimilation" ».234
Cette assimilation s’envisage sans tenir compte des cultures locales. Le système
colonial français vise le contrôle total des colonies. Dans la préface du livre de Boniface
Mongo-Mboussa, Ahmadou Kourouma écrit :
"Nous écrivons une littérature d’une mauvaise conscience, la littérature de la mauvaise conscience de l’Occident et de la France. […] Cette littérature a commencé avec la Négritude. Des idéologues de chez eux (les Occidentaux), pour justifier l’esclavage et la colonisation, avaient décrété que le nègre n’avait pas d’histoire parce que son histoire n’était pas écrite. Il s’est trouvé des Africains de chez nous pour le désir d’Afrique, qui se sont armés de la plume."235
Mais Ahmadou Kourouma fait la part des choses, reconnaissant :
"La colonisation a apporté quelque chose à l’Afrique. Elle a changé radicalement le visage de l’Afrique. Elle a permis le contact des peuples. Elle a, en quelque sorte ouvert l’Afrique au monde occidental. Mais elle a également causé beaucoup de tort à l’Afrique, tout comme l’esclavage d’ailleurs […]"236
Le grand mérite de la colonisation a été l’implantation de l’école occidentale qui a
donné l’arme à la première vague d’élite africaine, lui permettant de combattre la
colonisation. Les premiers intellectuels noirs s’étaient donné la mission de libérer le peuple
noir du joug colonial. La colonisation, période douloureuse de l’histoire de l’Afrique, que
Frantz Fanon a qualifiée d’« assimilationniste intégrale »237 car l’homme noir devait prouver
« qu’il a assimilé la culture de l’occupant. »238 Récupérer l’initiative culturelle ne pouvait que
s’appuyer sur un combat pour la libération :
234 Chevrier (Jacques), Littératures francophones d’Afrique noire, Op. Cit., p. 25. 235 Mongo-Mboussa (Boniface), Désir d’Afrique, Paris, Gallimard, Coll. Continents noirs, 2000, p. 9. 236 Ibid. p.82. 237 Fanon (Frantz), Les damnés de la terre, Paris, Maspero, Coll. Folio Actuel, 1961, p. 166. 238 Ibid. p. 166.
126
"Dans le contexte colonial, entre 1930 et 1960, [la renaissance culturelle] s’accompagnait d’un engagement politique qui amena l’écrivain noir à formuler les revendications de son peuple, à formuler sa souffrance séculaire, à se révolter contre tout asservissement."239
Pour cela, il fallait d’abord se libérer, s’affranchir sur le plan politique. Dès lors, le
départ du colonisateur était désiré pour marquer la fin de la colonisation et l’ouverture des
indépendances du continent noir. Ces indépendances n’ont pas tenu leurs promesses pour de
nombreuses raisons, ce qui n’annule pas leur nécessité historique mais montre que le passé ne
s’efface pas d’un seul trait. Guy Ossito Midiohouan précise :
« Avec le "départ" des colons, on crut un moment qu’une ère nouvelle s’ouvrait pour l’Afrique, qui allait voir l’amélioration du sort du peuple africain. Mais très vite l’enthousiasme et l’espoir furent dissipés par une amère désillusion portée par un vent de désarroi. Le jour neuf qu’on attendait enfanta martyre et tourment et révéla la réalité à la fois tragique et tératologique des Soleils des indépendances. »240
Après le départ des colonisateurs effectivement, ceux qui ont pris la responsabilité des
Etats, les ont mal gérés. Le chef d’Etat se projette en guide suprême. L’auteur d’Allah n’est
pas obligé précise lors d’une interview réalisée en 1999 :
"[En] 1962-1963 lorsque nous avons été délivrés de la tutelle de la France, nous croyions pouvoir faire des choses. Et puis on a vu que ceux qui criaient le plus fort étaient les premiers à profiter du pouvoir."241
Pratiquement quatre décennies après l’avènement des indépendances en Afrique, voire
un siècle et demi pour le cas du Liberia, le débat sur la colonisation ne s’efface pas car les
pouvoirs, souvent mis en place, par l’ancien Maître, n’ont pas rendu à l’Afrique ce qu’elle
espérait. Ainsi, les œuvres de notre corpus ne peuvent effacer l’Histoire du continent et de ses
composantes. Est-ce volonté de justifier les désastres contemporains par ces viols
historiques ? Nous aborderons succinctement les deux modes de colonisation et les
indépendances qui les ont remplacés.
239 Kesteloot (Lilyan), Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, AUF, Coll. Histoire littéraire de la francophonie, 2001, p. 10. 240 Ossito Midiohouan (Guy.), L’idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française, Op. Cit., p. 207. 241 Jeune Afrique, n° 2023-2024, 19 octobre-1er novembre 1999, p. 119.
127
1. LA COLONISATION ANGLAISE
La colonisation anglaise, comme toute entreprise de colonisation, a pris pour masque
une volonté de civilisation. Dans son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire, l’une des
figures de proue de l’anticolonialisme, écrivait :
"Qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir de ce qu’elle n’est point, ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du Droit ; d’admettre une fois pour toutes, sans volonté de broncher aux conséquences, que le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit et de la force, avec, derrière, l’ombre portée, d’une forme de civilisation qui, au moment de son histoire, se constate obligée, de façon interne, d’étendre à l’échelle mondiale la concurrence de ses économies antagonistes."242
Le principe de l’entreprise coloniale relève d’une sorte d’exploitation, masquée par la
mission civilisatrice. Marc Ferro, inversant l’ordres des priorités avancées par Aimé Césaire,
dresse l’inventaire des causes qui rendent compte des « découvertes » et de l’entreprise de
colonisation : « Passion religieuse, goût de l’aventure, appétit de richesses, … »243 Cette
« aventure » ne peut qu’avoir des conséquences graves sur les populations des territoires
conquis. Toutefois, contrairement au modèle français, le modèle anglo-saxon prétend de
prôner l’association.
La Grande-Bretagne était, au XIXe siècle, la plus grande puissance maritime depuis la
défaite française de Trafalgar en 1805, ce qui lui a permis d’étendre son empire colonial. Les
Britanniques investissent dans les colonies pour en faire des lieux de commerce et ainsi
étendre la puissance impériale de la Grande-Bretagne. On a pu dire que l’impérialisme
britannique correspondrait à une logique d’association. En effet, les colonisateurs avaient le
statut de « condomions » puis, plus tard de « dominions », autrement dit, il s’agissait d’une
association qui mettait en commun leurs richesses, en l’occurrence, celles des colonies et
celles de la Grande-Bretagne. Cependant, toute association prône un partage équitable, ce qui
ne fut pas le cas entre la Grande-Bretagne et ses colonies dont deux sont incluses dans cette
étude, à savoir le Liberia et la Sierra Leone, deux Etats d’Afrique de l’Ouest dont s’étaient
appropriés les Britanniques.
242 Césaire (Aimé), Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude, Paris, Présence Africaine, 2004, 1ère Ed. 1955, p. 9. 243 Ferro (Marc), Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances XIIIe –XXe siècle, Op. Cit., p. 24.
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1. 1– Liberia : De l’état colonial à l’indépendance.
Une histoire racontée par Ah. Kourouma
Les limites actuelles du Liberia, en tant qu’un Etat autonome, sont l’œuvre de la
colonisation :
"Il y a des pays dont l’histoire ressemble à une fable, moralité en moins. En 1816, il se forme aux Etats-Unis une association philanthropique éclairée, la société américaine de colonisation. Pétris de bonnes intentions, les membres de cette organisation humanitaire militent pour le retour en Afrique des esclaves noirs qu’on commence peu à peu à arracher à leurs chaînes. En 1822, la société de colonisation installe les premiers de ces nouveaux hommes libres sur un petit coin de la côte ouest de l’Afrique entre la Guinée et la Côte d’Ivoire. On baptise le territoire Liberia, un manifeste."244
Effectivement, ancienne colonie anglaise qui vit installer sur ses terres « des nègres
noirs afro-américains appelés Congos »245, les « esclaves libérés. »246 Ces derniers intègrent le
système de hiérarchisation sociale mis en place par les colons. Ce changement de
l’organisation sociale commençait à influencer sur les rapports entre « les natives, c’est les
nègres noirs africains indigènes du pays »247 et les débarqués. Les Congos étaient considérés
comme des Noirs évolués dont l’attitude exaspérait tout de même les autochtones. Ils
constituaient la catégorie intermédiaire introduite dans les colonies par l’administration
coloniale.
"Quelques années après l’implantation des Européens […], ceux-ci avaient déjà réussi à former une classe d’intermédiaires qui était influencée par certains aspects d’un mode de vie différent. Ces personnes exerçaient des métiers qui d’antan étaient inconnus. En plus, ils travaillaient dans des endroits nouveaux : dans des bureaux administratifs, à l’intérieur des maisons des Européens et au sein de différents services que ceux-ci avaient installés."248
Les noirs venus d’Amérique formaient l’élite de la société et étaient une aubaine pour
les colonisateurs en tant que relais de pouvoir et on pourrait leur appliquer la fameuse
qualification du titre de Frantz Fanon, Peau noire masques blancs249. Ils pouvaient compter
sur des individus qui détenaient des bases linguistiques anglaises, favorisant la
244 Lepape (Pierre), « L’Afrique des enfants-soldats », in Le Monde, du 22 Septembre 2000, p. 21. 245 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 99. 246 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 99. 247 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 99. 248 Schuerkens (Ulrike), La colonisation dans la littérature africaine. Essai de reconstruction d’une réalité sociale, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 44. 249 Fanon (Frantz), Peau noire masques blancs, Paris, Seuil, Coll. Points, 1952.
129
communication. Il y a bien là incontestablement une volonté de distinction. Celle-ci s’était
trouvée renforcée par une tendance assez générale à valoriser les Afro-américains ou les
Congos, au détriment des populations locales, créant certaines tensions. Les populations
autochtones se sentaient de plus en plus opprimées sur leur territoire. En effet, ces frères noirs
de race, venus outre-Atlantique « se comportaient en colons dans la société libérienne. »250
Un fait vint envenimer la situation, le Liberia devint une « République indépendante [en]
1860. »251 Le narrateur de Kourouma ne donne pas l’année exacte de l’obtention de
l’indépendance, à une décennie près. Le Liberia obtenait son indépendance en 1847 et était la
première République indépendante d’Afrique noire. Anne Stamm écrit à propos du Liberia :
"En ce début du XXe siècle, ne subsiste plus à l’ouest du continent qu’un seul Etat indépendant : la république noire du Liberia–encore celui-ci est-il soutenu par les Etats-Unis qui empêchent les empiétements de l’Europe dans ce secteur."252
Les Etats-Unis qui venaient de créer la République du Liberia, tenaient à protéger leur
investissement, imposant aux autres puissances le respect de l’indépendance de celui-ci.
Pierre Lepape, dans son article paru dans Le Monde, suite à la publication d’Allah n’est pas
obligé développe :
"On lui [le Liberia] donne l’indépendance en 1847, une exception. On nomme sa capitale Monrovia, en l’honneur du président américain James Monroe, un symbole d’allégeance au Nouveau Monde. Le Liberia est une sorte de laboratoire de l’idéalisme libéral à la mode protestante. Et dès le début, ça marche à l’envers des espérances. Les populations mandingues et Kwas qui vivaient dans la région accueillent les nouveaux venus sans enthousiasme excessif. Les anciens esclaves, formés au mode de vie rural américain, efficaces, dotés de quelques cadres et d’un minimum de capitaux fournis par leurs bienfaiteurs, ont vite fait de chasser les autochtones des meilleurs endroits. Ils deviennent les Maîtres, les autres des sortes d’esclaves. Dotées de concessions de plus en plus vastes, les grandes compagnies nord-américaines enterrent les dernières illusions. Le pays de la liberté retrouvée, l’Etat de la nouvelle naissance africaine, est devenu le modèle de l’oppression coloniale […]"253
L’indépendance du Liberia stipule la responsabilisation des anciens esclaves que les
colons considéraient aptes à diriger le pays. Le pays fut donc laissé sous leur responsabilité. Si
la valorisation des Congos a été incontestablement un moteur à l’indépendance du Liberia,
l’on remarque cependant que ce choix a frustré les populations autochtones.
250 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 99. 251 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 99. 252 Stamm (Anne), L’Afrique de la colonisation à l’indépendance, Op. Cit., p. 20. 253 Lepape (Pierre), « L’Afrique des enfants-soldats », in Le Monde, Op. Cit., p. 21.
130
La domination des Congos a duré deux siècles environ. Au milieu du XXe siècle,
comme le raconte l’écrivain ivoirien :
"Samuel Doe et certains de ses camarades ont eu marre de l’injustice qui frappait les natives du Liberia dans le Liberia indépendant. C’est pour ces raisons que les natives se révoltèrent et deux natives montèrent un complot de natives contre les Afro-américains colonialistes et arrogants."254
Le système colonial avait dressé les Congos contre les autochtones, inculquant à ces
premiers le sentiment de supériorité sur les autres. Une situation qui, manifestement ne
pouvait pas perdurer et qui avait suscité un sentiment de révolte chez les natives :
"Les deux natives, les deux nègres noirs africains indigènes qui montèrent ce complot s’appelaient Samuel Doe, un Krahn, et Thomas Quionkpa, un Gyo. Les Krahns et les Gyos sont les deux principales tribus nègres noires africaines du Liberia."255
Les situations d’oppression conduisent des individus à mettre en avant leur
appartenance. Les Gyo et les Krahn s’étaient réunis alors dans l’esprit de tribus pures du
Liberia, devant se sortir de la situation de soumission dans laquelle les anciens esclaves ou
leurs descendants les installaient : « C’est pourquoi on dit que c’était tout le Liberia
indépendant qui s’était révolté contre ces Afro-américains colonialistes et arrogants
colons. »256 Notons l’identification aux Afro-américains que le narrateur fait par rapport aux
natives. D’abord par le démonstratif « ces » qui marque une certaine distanciation, une
différence qui s’opère dans l’accusation. Descendants d’anciens esclaves libérés qui viennent
s’imposer dans ce pays qui n’est pas le leur, d’où « colonialistes » par leur comportement et
leur façon de perpétuer l’héritage colonial et « arrogants colons » car l’attitude de ces Noirs
reste surprenante, ils exploitent autant ceux de leur race que les Blancs l’ont fait, affichant des
airs de supériorité et confisquant tous les pouvoirs, démontrant ainsi que la race n’est pas un
facteur d’unité et de solidarité. Les natives réussissent tout de même leur tentative de coup
d’Etat. Birahima reconte :
"Heureusement pour eux (les révoltés), ou par sacrifices exaucés pour eux, le complot a pleinement réussi. (Sacrifices exaucés signifie, d’après Inventaire, les
254 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 99. 255 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p.100. 256 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 100.
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nègres noirs africains font plein de sacrifices sanglants pour avoir la chance. C’est quand leurs sacrifices sont exaucés qu’ils ont la chance)."257
Cette réussite marque la libération des populations autochtones et la persécution des
Afro-américains :
"Après la réussite du complot, les deux révoltés allèrent avec leurs partisans tirer du lit, au petit matin, tous les notables, tous les sénateurs Afro-américains. Ils les amenèrent sur la plage. Sur la plage, les mirent en caleçon, les attachèrent à des poteaux. Au lever du jour, devant la presse internationale, les fusillèrent comme des lapins. Dans la ville, ils massacrèrent les femmes et les enfants des fusillés et firent une grande fête avec plein de boucan, plein de fantasia, avec plein de soûlerie, etc."258
Par cette description, dans la bouche de Birahima, la narration prend, cette fois, ces
distances par rapport aux vainqueurs, renvoyant les antagonistes dos à dos. Cette séquence est
une allusion à une période sombre de l’histoire du Liberia. L’organisation du pays, avec d’une
part, les Afro-américains au pouvoir, dignes successeurs des Maîtres colonisateurs et d’autre
part des populations autochtones, en arrière plan, comme population en perpétuelle situation
de colonisé, démontre l’échec d’un système qui, en voulant intégrer un peuple étranger sur un
territoire, sur un critère essentiellement racial – des Afro-américains se sont retrouvés sur
cette terre pour créer un Etat des Noirs libérés, sans le consentement des populations locales –
avait une fois de plus tracé l’histoire de tout un peuple ; celui du Liberia, de la même façon
qu’il avait érigé ses frontières sans concerter les populations locales.
Lorsque William Tolbert, vice-président depuis 1951, accède à la présidence de la
République, en 1971, à la suite de la mort du président Tubman, un malaise entre Afro-
américains et populations autochtones apparaît. En effet, le suffrage censitaire permet aux
Américano-libériens de conserver le pouvoir durant deux siècles. La politique économique
menée par William Tolbert, accrut le clivage Américano-libériens et autochtones. La révolte
de ces derniers se solda par ce coup d’Etat réalisé le 12 avril 1980 par Samuel Doe et Thomas
Quionkpa, suscitant aussi le massacre des Américano-libériens. Le président William Tolbert
fut tué et treize ministres exécutés, « après les deux chefs comploteurs s’embrassèrent sur les
lèvres, comme des gens corrects, se félicitèrent mutuellement. »259 Les deux protagonistes
257Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 100. Notons ici l’ironie qu’introduit Ah. Kourouma par ce recours au dictionnaire : « la chance baigne dans le sang ». En effet, les actes de barbarie posés par les deux complices constituent une aubaine pour accéder au pouvoir. 258 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 100. 259Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 100.
132
affichaient une certaine complicité qui serait aussi celle de leurs ethnies respectives ; une
entente cordiale qui célébrait l’unité nationale du pays et la réhabilitation des autochtones. Et
sans ambiguïté, le pouvoir s’organise sur une solidarité clanique :
"Le sergent Samuel Doe nomma au grade de général le sergent Thomas Quionkpa et le sergent Thomas Quionkpa nomma au grade de général le sergent Samuel Doe. Et comme il fallait un seul chef, un seul et unique chef d’Etat, Samuel Doe se proclama président et chef incontesté et incontestable de la République unitaire et démocratique du Liberia indépendant depuis 1860."260
Le narrateur adopte un ton ironique lorsqu’il qualifie l’état d’esprit de Samuel Doe au
moment où il s’auto-proclame président « chef incontesté et incontestable ». Il considère son
ascension au pouvoir, par un coup d’Etat, comme une élection démocratique qui légitimerait
son pouvoir. Une attitude qui paraît contradictoire et ambivalente à son idéologie dans la
mesure où son forfait visait à sortir le pays de l’injustice et de la domination d’un seul groupe
dans un pays multiethnique comme le Liberia. Il reproduit les mêmes erreurs qu’il avait
reprochées à la communauté américano-libérienne.
Birahima raconte comment quelque temps après sa prise de pouvoir, il s’était présenté
naturellement au sommet des chefs d’Etat de la Communauté des Etats de l’Afrique de
l’Ouest. Dans sa lancée imaginaire, il ironise tout en stigmatisant cette audace :
"Ça tombait bien, tombait bien comme du sel dans la soupe, il y avait justement un sommet des chefs d’Etat de la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest, CDEAO. Le Liberia fait partie intégrante de la CDEAO. Samuel Doe, avec le grade de général et le titre de chef dans sa tenue de parachutiste, le revolver à la ceinture sauta dans un avion. Dans l’avion comme chef d’Etat pour assister comme tous les chefs d’Etat au sommet de la CDEAO. Ça avait lieu à Lomé."261
Tel que décrit par Birahima, Samuel Doe apparaît grotesque et son comportement est
condamné dans la narration, à l’unanimité par l’ensemble des chefs d’Etat membres de la
CEDEAO :
"A Lomé, les choses se gâtèrent. Lorsqu’il arriva armé jusqu’aux dents, les chefs d’Etats CDEAO s’effrayèrent. Ils le considérèrent comme un fou et ne l’acceptèrent pas au sommet. Au contraire, ils l’enfermèrent dans un hôtel. Pendant tout le sommet, avec interdiction de mettre le nez dehors et de boire de l’alcool. C’est après le sommet qu’ils l’expédièrent par son avion à Monrovia, dans sa capitale. Comme un ouya-ouya (ouya-ouya signifie un va-nu-pieds, un teigneux, d’après Inventaire des particularités du français en Afrique noire)."262
260Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 100. 261 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 101. 262Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit. p. 101.
133
On est dans un univers essentiellement textuel où le narrateur conçoit ce chef d’Etat
comme un personnage dénué de sens. La description du personnage est fort péjorative.
Physiquement, son costume n’est pas approprié au statut de chef d’Etat. Il se présente comme
un guérillero. Psychologiquement, c’est un fou, état suprême de troubles psychiques. Dès lors,
aux yeux des autres chefs d’Etat, il est menaçant et doit être mis hors d’état de nuire. Cette
description que Birahima fait de S. Doe n’est pas vaine dans cette étude. Dans sa narration, il
présente S. Doe comme un fou et c’est lui qui prend les rênes du pays. Quel destin peut être
réservé à ce pays dont le président est un fou ? Et comme le souligne Birahima : « Samuel
Doe régna peinard pendant cinq pleins hivernages. »263 Désormais attaché à l’exercice du
pouvoir, S. Doe, après cinq ans – la durée de son règne est donnée dans la langue maternelle
de Birahima où cinq hivernages signifie cinq ans- songe à se débarrasser de l’habit de général
qui n’en fait pas un vrai président, pour devenir tout simplement le chef de l’Etat du Liberia :
« Il se renfrogna, se trouva mal à l’aise dans sa tenue de parachutiste. »264 De toute évidence,
pour Samuel Doe, Thomas Quionkpa devient un véritable obstacle pour son changement de
statut. Birahima rappelle :
"Il ne faut pas oublier que Samuel Doe avait réussi le coup avec Thomas Quionkpa et Thomas Quionkpa était toujours là. Même les voleurs de poulets de basse-cour le savent et se disent : quand on réussit un coup mirifique avec un second, on ne jouit pleinement du fruit de la rapine qu’après avoir éliminé ce second. Après cinq ans de règne, l’existence de Thomas Quionkpa continuait à poser des problèmes au moral, au parler, au comportement du général Samuel Doe. Pour résoudre ces problèmes, Samuel Doe inventa un stratagème garanti […] C’était simple, il suffisait d’y penser. C’était le coup de la démocratie. La démocratie, la voix populaire, la volonté du peuple souverain."265
La décision est un autre moyen pour Samuel Doe de se maintenir au pouvoir, se
servant du peuple comme la garantie de sa dictature :
"Un samedi matin, Samuel Doe décréta une fête. Il convoqua tous les officiers supérieurs de l’armée libérienne, tous les directeurs de l’administration, les chefs de canton de toute la république, tous les chefs religieux."266
Et le discours qu’il avait tenu, tendait à justifier les actes qu’il avait posés depuis le
coup d’Etat :
263Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 101. 264Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 101. 265 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 101-102. 266 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p.102.
134
"J’ai été obligé de prendre le pouvoir par les armes parce qu’il y avait trop d’injustice dans ce pays. Maintenant que l’égalité existe pour tout le monde et que la justice est revenue, l’armée va cesser de commander le pays. L’armée remet la gestion du pays aux civils, au peuple souverain. Et pour commencer, moi solennellement, je renonce à mon statut de militaire, je renonce à ma tenue de militaire, à mon revolver, je deviens un civil."267
Il est intéressant de noter la façon dont S. Doe, en crapuleux politicien, manipule le
peuple. Dans sa déclaration, son intention n’est pas de renoncer au pouvoir puisqu’il quitte
son statut de militaire pour apparaître en simple civil. De l’armée au civil, il n’y a qu’un
homme capable de diriger : S. Doe. Le narrateur accompagne cette décision par une scène qui
met en présence d’une action clairement développée :
"Il se débarrassa de son revolver, de sa tenue de parachutiste, du béret rouge, de la chemise avec les galons, du pantalon, des chaussures et des chaussettes. Il se déshabilla jusqu’au caleçon. Puis il claqua des doigts et l’on vit arriver son ordonnance. Il lui apporta un complet trois pièces, une chemise, une cravate, des chaussettes, des souliers et un chapeau mou. Et, sous les applaudissements de toute l’assistance, il se mit en civil. Il devint civil comme le dernier ouya-ouya du coin."268
Cette mini séquence s’apparente à une scène de film où le lecteur peut se représenter
S. Doe pour essayer de le comprendre. En effet, le narrateur décrit superficiellement le
personnage qui, en changeant de costume, change d’identité. L’habit devient une construction
de soi, sans véritable profondeur et situe le lecteur dans un univers de représentation où le
personnage s’identifie à son costume. Ce dernier symbolise le pouvoir de S. Doe. On est dans
un univers essentiellement théâtral où le personnage se reconnaît par son costume. S. Doe
apparaît comme un simple comédien qui, en changeant de costume, change de rôle. C’est ce
personnage superficiel imaginé par Kourouma qui dirige tout un pays !
L’histoire de S. Doe, telle que racontée dans le roman, devient aussi celle du Liberia. Il
semble accroché au pouvoir, trouvant à chaque fois des solutions pour régner en Maître sur
tout le pays, en vrai dictateur qui doit tout contrôler :
"En trois semaines, il se fit rédiger une constitution à sa mesure. Pendant deux mois, il passa dans tous les comtés pour expliquer qu’elle était bonne. Et la constitution fut un dimanche matin votée à 99,99% des votants. A 99,99% parce que 100% ça faisait pas très sérieux. Ça faisait ouya-ouya."269
267Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 102. 268 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 102. 269Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 103.
135
S. Doe, visiblement, entretient une relation obsessionnelle avec le pouvoir. Un énième
pas avec le remaniement de la constitution le conforte et « Le voilà bon président bon teint
respectable et respecté. »270 Une première action s’accompagne de ce nouveau statut :
"Le premier acte qu’il plaça fut tout de suite en tant que président de limoger (Limoger signifie priver un officier de son emploi. Limoger comme un malpropre comme quelqu’un qui voulait monter un complot) le général Thomas Quionkpa comme un malpropre."271
S. Doe, dans l’étoffe de président, n’envisageait plus de partager le pouvoir conquis à
deux mais T. Quionkpa « ne se laissa pas faire. Pas du tout. »272 En effet, sachant bien que
tous deux ont été à l’origine de l’éviction des Américano-libériens du pouvoir, la sienne ne
pouvait se produire sans heurts dans la mesure où il est le digne représentant de son ethnie.
Ainsi, « avec des officiers, des cadres gyos comme lui, Thomas Quionkpa monta
effectivement un vrai complot. Et il manqua de peu, d’un cheveu, que Samuel Doe fut
assassiné. »273 L’échec de ce coup d’Etat entraîne inévitablement l’élimination physique de T.
Quionkpa.
Ce que veut montrer Kourouma à travers sa fiction, en tous cas, l’impression que le
lecteur en retire, c’est de réaliser combien le régime de S. Doe était plus corrompu et plus
brutal que celui des Américano-libériens. Le pouvoir était entièrement entre les mains de la
petite ethnie Krahn qui ne représentait que 4% de la population et toute opposition était
brutalement réprimée. La société autochtone libérienne comprend trois principaux groupes
linguistiques : le groupe Mel, formé des tribus Gola et Kisi ; le groupe Kwa, formé des tribus
Bassa, Belle, Dei, Grebo, Krahn et Kru et enfin le groupe Mende, formé des tribus Bandi,
Dahn, Kpelle, Loma, Madingo, Mano, Mende Va et Gyo. La composition du gouvernement,
des forces armées et de la police était révélatrice : les forces de police et d’armée étaient
dominées par l’ethnie Krahn et l’allégeance à ce groupe ethnique fut consolidée par l’octroi
d’avantages aux plans économique et éducatif. On peut dresser un bilan transversal qui
souligne les analogies des situations et des réactions. Ahmadou Kourouma, comme d’autres
écrivains africains, s’attache à dénoncer les régimes des post indépendances. Denise Coussy
remarque à ce propos :
270Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit.., p. 103. 271Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 103. 272 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 103. 273Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 103.
136
"La littérature récente se situe par rapport à l’histoire immédiate de l’Afrique, abandonne peu à peu le contentieux colonial qui l’a si longtemps obsédée et s’engage dans une mise en accusation des régimes néo-coloniaux."274
Après la tentative de coup d’Etat manqué par T. Quionkpa en 1985, « Samuel Doe a
réagi mal. Il avait des preuves, une occasion qu’il cherchait depuis longtemps. Il tortura
affreusement Thomas Quionkpa avant de le fusiller. »275 Dès lors, l’identité ethnique devient
de plus en plus conflictuelle. L’ethnie gyo qui fut jadis l’alliée et le frère autochtone, est
désormais l’objet d’une animosité grandissante de la part des agents gouvernementaux :
« [La] garde prétorienne [de Samuel Doe] se répandit dans la ville et assassina presque tous
les cadres gyos de la République du Liberia. Leurs femmes et leurs enfants. »276 L’ethnie gyo
devient ainsi, à son tour, la cible des extorsions, des viols et des violences de toutes sortes.
Le roman raconte avec force détails les faits qui ont contribué au règne suprême de S.
Doe et de son ethnie. Débarrassés des Américano-libériens et des Gyos, S. Doe et les siens
prennent en main le pays. L’Etat se change en royaume Krahn où S. Doe règne en maître
incontesté et incontestable. L’ethnie ne connaît pas le partage et veut s’octroyer tous les droits
dans le pays. Après l’extermination des Gyos, Birahima ironise : « Voilà Samuel Doe heureux
et triomphant, le seul chef, entouré des cadres de son ethnie Krahn. La République du Liberia
devint un Etat Krahn totalement Krahn. »277 Le pouvoir est désormais détenu par les membres
d’une même ethnie et les autres ethnies sont lésées ou massacrées, à l’image des Gyos.
Le départ du colonisateur a provoqué et préparé une recrudescence ethnique dans le
pays. L’unité autochtone qu’on chantait pour écarter les Américano-libériens devient désuète
et l’ethnie a pris le dessus. L’ethnie semble régir l’exercice du pouvoir sous le règne de S.
Doe. La scène du massacre des Gyos suggère une forte inclination du pouvoir à l’ethnie.
Le narrateur a pris soin de souligner les appartenances ethniques de S. Doe et T.
Quionkpa au moment du coup d’Etat. Suite à l’exclusion que subissent les Gyos sous la
présidence de S. Doe, l’appartenance ethnique apparaît comme une source de conflit.
Birahima garde beaucoup de distance en parlant de S. Doe dont l’histoire reste indissociable
de celle du pays depuis son accession au pouvoir. Le sort des Gyos tel qu’il est suggéré par
Birahima, reste compromis. L’affirmation des ethnies autochtones n’était qu’un moyen pour
évincer les Américano-libériens et développer l’identité ethnique. Au temps colonial, les
274Coussy (Denise.), La littérature africaine moderne au sud du Sahara, Op. Cit., p. 6. 275Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 103. 276 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 104. 277 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 104.
137
Blancs formaient la race supérieure et étaient les Maîtres des lieux. Le relais laissé aux
Américano-libériens leur avait octroyé le même statut. Une situation dérangeante pour les
populations autochtones qui s’étaient associées pour combattre les occupants. Mais, à peine
les Américano-libériens évincés du pouvoir vers les années 1980, cette vision unanimiste des
autochtones volait en éclat, environ cinq ans après leur prise de pouvoir, en raison de la
gestion ethnique du pouvoir par S. Doe. Le pays devient alors le théâtre des affirmations
ethniques. Au combat unitaire des Krahn-Gyo, succède le temps de l’ethnicisation278 du
pouvoir, donnant naissance à l’extermination des Gyos.
Le roman montre de façon graduelle la gestion du pays. De la colonisation qui visait
l’instruction des valeurs occidentales, au pouvoir américano-libérien qui perpétuait l’héritage
colonial, le pouvoir autochtone tombe dans une barbarie par laquelle la vie humaine ne
semble plus importante. Ce roman conduit à s’interroger sur le rapport entre les ethnies et la
gestion du pouvoir.
1. 2– Sierra Leone : de l’état colonial à l’indépendance
La Sierra Leone est un petit Etat d’Afrique de l’Ouest, situé entre la Guinée (nord) et
le Liberia (sud-est), bordé au sud-ouest par l’Océan Atlantique. Dans sa narration, Birahima
insiste sur sa situation géographique, politique et historique:
"Commençons par le commencement. La Sierra Leone est un petit Etat africain foutu et perdu entre la Guinée et le Liberia. Ce pays a été un havre de paix, de stabilité, de sécurité pendant plus d’un siècle et demi, du début de la colonisation anglaise en 1808 à l’indépendance, le 27 avril 1961. (Un havre de paix signifie un refuge, un abri de paix)."279
Une telle précision résume l’histoire du pays, de la colonisation aux indépendances.
Elle reste capitale et permet de comprendre que la Sierra Leone est une ancienne colonie
anglaise. Avant de parler de l’état actuel du pays, le narrateur en fait un long historique.
Celui-ci qui, par rapport au regard mi-naïf du narrateur participe à une manière de nous
induire à une connaissance du pays. Pour revenir sur l’arrivée des Blancs en Sierra Leone, en
278 Concept de mise en valeur des ethnies, emprunté à Ngoïe-Ngalla Dominique, dans Le retour des ethnies. Quel Etat pour l’Afrique ?, Pierrefitte Sur Seine, Bajag-Meri, 2003, p. 6. 279 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 161.
138
effet, en 1787, les Britanniques négocièrent avec les chefs locaux, l’acquisition du site de
Freetown qui fut fondé en 1788. « Dès la fin du XVIIIe siècle la section de Claphan choisit la
Sierra Leone comme territoire d’accueil pour les esclaves libérés »280, écrit Anne Stamm. Ils
préparèrent une colonie destinée à accueillir des esclaves qui avaient fui l’Amérique et les
Antilles, qui s’étaient réfugiés en Angleterre et qui, peu de temps après, avaient été rejoints
par les Affranchis rapatriés ou Créoles de l’Amérique, appelés Krios.
La Sierra Leone Company, créée en 1791, administra la colonie jusqu’en 1808, date à
laquelle le territoire devint colonie britannique. Dans son entreprise, Birahima décrit la société
coloniale de la manière suivante :
"Dans le pays, au point de vue administratif, il y avait deux catégories d’individus : d’abord les sujets britanniques qui comprenaient les toubabs colons colonialistes anglais et les créoles ou créos, et ensuite les sujets protégés constitués par les nègres indigènes sauvages de la brousse. Les créos ou créoles étaient les descendants des esclaves libérés venus d’Amérique. Walahé ! Les noirs nègres indigènes travaillaient dur comme des bêtes sauvages."281
Cette schématisation vient infirmer la première thèse de Birahima lorsqu’il qualifiait la
Sierra Leone de havre de paix de la colonisation à l’indépendance. Il clarifie ici ce que
couvrait cette paix, à savoir l’exploitation des « noirs nègres indigènes ». Ceux-ci exerçaient
des métiers dans lesquels leur capacité physique était très sollicitée, alors que « Les créos
tenaient les emplois de cadres dans l’administration et les établissements commerciaux. Et les
colons colonialistes et les Libanais voleurs et corrupteurs empochaient les bénéfices. »282 Le
système colonial avait instauré une injustice dans la société et surtout dans l’administration où
les populations locales travaillaient pour enrichir les colons et leurs protégés. La question de
la colonisation est très présente dans l’approche de l’histoire du pays. Elle sert de support au
traitement de cette histoire, un tremplin pour expliquer la situation actuelle. Tout se passe
comme si Birahima se réfère à cette période pour faire comprendre l’actualité au lecteur,
comme si cela lui donnait une certaine neutralité par rapport au présent, neutralité qu’il
envisage de faire partager au lecteur.
En revisitant la phase coloniale et celle des indépendances du pays, le narrateur
entreprend de voir les fondements de l’Etat de Sierra Leone qui ont été fortement inégalitaires
entre les occupants et les autochtones. Comme le constate Madeleine Borgomano, à propos de
Monnè, Outrages et défis, le roman « est essentiellement […] anticolonialiste. Bernard
280 Stamm (Anne), L’Afrique de la colonisation à l’indépendance, Op. Cit., p. 51. 281 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 164. 282 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 164.
139
Mouralis parle de "contre-littérature". Le roman manifeste « un refus et une dénonciation » de
la situation faite aux Noirs depuis le jour où les Européens ont fait irruption dans leur
histoire. »283
Dans le cas de la Sierra Leone, la frustration était encore plus grande car les
populations locales subissaient une double oppression : celle des Blancs et celle des esclaves
libérés, associés aux Libanais. La marginalisation des populations autochtones avait provoqué
des divisions dans la société. Le roman évoque ces divisions par une distinction importante
entre les Noirs, esclaves libérés et les Noirs nègres sauvages :
"Les créoles étaient des noirs riches intelligents supérieurs aux noirs nègres indigènes et sauvages. Il y avait parmi eux beaucoup de licenciés en droit et d’autres diplômés supérieurs comme des docteurs en médecine."284
Les Créoles avaient droit à l’éducation, à l’inverse, les autochtones demeuraient
incultes, énième injustice pesant sur ces derniers. Rappelons ici que les populations
autochtones sont composées de cinq principales ethnies : les Akwé, les Tibulan, les
Amawoué, les Tchogba et les Agbri, toutes marginalisées durant la période coloniale. La
description de cette période, faite par Birahima, répond à l’idéologie coloniale où l’instruction
octroyait certains privilèges, dont ceux d’« auxiliaires de l’administration ». Les Créoles qui
jouissaient des mêmes droits que les Britanniques, constituaient l’élite de la société. Situation
qui ne pouvait s’éterniser :
"Dès la fin du XIXe siècle avait commencé à s’esquisser dans la pensée européenne une réaction contre les théories évolutionnistes et racistes des Gobineau, Lévy-Bruhl, Taylor et autres Morgan qui fournissaient les justifications idéologiques de la mission civilisatrice de l’Occident et de l’entreprise coloniale. L’une des formes de cette réaction fut le fonctionnalisme qui connut un véritable essor après le Congrès Universel des Races, tenu à Londres en 1911."285
La notion de civilisation liée à l’entreprise coloniale fut alors mise en cause. Le
Congrès avait reconnu à la société européenne ses avancées en matière de technologie et
d’économie, tout en lui déniant la conséquence d’une supériorité sur le plan moral et social.
Les sociétés dites primitives avaient été reconnues comme authentiques. De fait, l’image
négative du Noir, voire de l’Afrique commençait à changer. Le premier objectif de cet
283 Borgomano (Madeleine), Ahmadou Kourouma. Le guerrier griot, Op. Cit., p. 100. 284 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 164. 285 Ossito Midiohouan (Guy), L’idéologie dans la littérature négro africaine d’expression française, Op. Cit., p. 87.
140
engouement fut l’art nègre. Des mouvements intellectuels apparurent et dans les milieux
intellectuels de la métropole naissaient avec une vigueur grandissante, les idées
anticolonialistes qui prenaient une dimension politique. Les intellectuels nègres de la
métropole récoltaient le soutien de leurs homologues blancs au niveau de la surveillance, des
tracasseries policières, de la répression que déployaient le Ministère des colonies et les
services de renseignements pour briser leur élan et éviter la propagation dans les colonies
d’idées subversives en Afrique. Ce climat intellectuel émergeait dans une période délicate de
l’histoire européenne, dans la tourmente des deux grandes guerres :
« La seconde guerre mondiale constitue un tournant décisif dans l’histoire de l’Afrique. Les colonies furent de nouveau engagées dans ce conflit, cette aventure qui s’acheva "par la révélation apocalyptique de l’énergie nucléaire sur Hiroshima et Nagasaki (1945)." »286
Lors de cette aventure, les contingents africains avaient fait leurs preuves, récoltant la
sympathie du monde occidental. Cette guerre avait permis à l’humanité de découvrir le visage
du racisme qui avait conduit à la barbarie et l’on découvrait alors qui étaient les vrais barbares
et comment des individus incrédules se servaient de la race pour imposer leur supériorité. En
un glissement, une partie des civilisés d’hier, devenait des barbares, des bourreaux de leurs
frères civilisés. Les Noirs avaient découvert l’homme blanc, dans son milieu naturel, dans sa
vérité, sans masque impérial.
« "Les Noirs ne sont ni meilleurs ni pire que les hommes des autres régions du globe", écrivait avec sérénité David Livingstone. Et cette simple phrase, révolutionnaire au XIXe siècle, prenait en 1942, pour des millions d’Africains, un sens limpide et cru. Les Blancs confondus en Afrique dans la domination et la supériorité coloniales, se révélaient ici aussi des loups entre eux-mêmes. Et dans le mépris bestial où Hitler englobait les autres Blancs et les Noirs, ces derniers découvraient subitement leur propre valeur et atteignaient du même coup la stature et le statut des chevaliers de la cause traçant la vraie ligne de démarcation entre les hommes : celle de la dignité humaine. »287
Cette guerre avait permis aux colonisés de voir comment le monde de la civilisation
tombait en ruine. Dès lors, tout devenait possible. Leurs efforts ne pouvaient être vains. Le
processus de décolonisation était alors progressivement entamé. La Sierra Leone, à l’instar
des autres colonies africaines, allait en bénéficier. Allah n’est pas obligé se fonde sur ce
processus qui débuta en 1924, par l’organisation des premières législatives dans le cadre de la
286 Ossito Midiohouan (Guy), L’idéologie dans la littérature négro africaine d’expression française, Op. Cit., p. 97. 287 Ki-Zerbo (Joseph), Histoire de l’Afrique noire : d’hier à demain, Paris, A. Hatier, 1988, 1ère Ed. 1974, p. 470.
141
constitution, au cours desquelles « les noirs nègres indigènes sauvages eurent le droit de
vote. »288 Ce premier pas était suivi, au lendemain de la seconde guerre, de l’instauration d’un
système de cabinet en 1953. Et Sir Milton Morgaï, d’ethnie Mendé et chef du Parti du Peuple
de Sierra Leone devint, en 1954, ministre en chef. Il avait pris une certaine envergure
nationale puisqu’il représentait les populations autochtones. Birahima dit à cet effet :
"Les noirs nègres indigènes […] amenèrent au pouvoir le seul noir nègre africain du pays qui était universitaire, le seul qui possédait une licence en droit. Il s’appelait Milton Morgaï et ça s’était marié à une Anglaise blanche pour montrer à tout le monde qu’il avait définitivement rompu avec toutes les manières, tous les caractères des nègres noirs indigènes et sauvages."289
Avant d’aborder le fond, l’intérêt sur la forme semble nécessaire. Le discours explicite
de Birahima – il nomme Milton par le démonstratif « ça » - relève d’un certain mépris qui
conduit à l’interprétation de fond. En effet, les Noirs, en se débarrassant du colonisateur, ont
élu quelqu’un qui était marié à une Anglaise et qui, somme toute, entretenait une certaine
filiation avec le système colonial. D’abord par son mariage, ensuite par l’adoption du mode de
vie qui traduisait le reniement de ses valeurs culturelles, au profit de celles que prônait le
colonisateur. Toutefois, « Milton Morgaï, lorsqu’ils l’ont mis au pouvoir, était déjà un vieux
et un peu sage. »290 Cela lui conférait une certaine légitimité, dans la mesure où la vieillesse
rime avec la sagesse, dans la conception ironique de Birahima, qui est celle de l’Afrique
traditionnelle291. Mais cette assertion est une énième provocation de Birahima. La figure de
vieux sage de M. Morgaï est remise en question : « Sous son règne de Premier ministre de sa
majesté, il y eut beaucoup de tribalisme mais une corruption tolérable. »292 On voit dans
l’œuvre de Kourouma les dérives de la gestion du pouvoir de M. Morgaï. Son régime
reproduit les mêmes travers du système colonial, légiférant le tribalisme et la corruption. Une
telle gestion présuppose la domination du pays par une seule ethnie. Le narrateur confirme :
"Les Mendés, les ressortissants de l’ethnie du Premier ministre, étaient favorisés. Ça, c’était normal, on suit l’éléphant dans la brousse pour ne pas être mouillé par la rosée (Ce qui signifie qu’on est protégé lorsqu’on est proche d’un grand)."293
288 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 164. 289 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 164. 290 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 291 Cf. la citation d’A. Hampaté Bâ : « En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». Le vieux est assigné à la sagesse, à la connaissance dans les sociétés traditionnelles africaines. 292 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 293 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165.
142
L’explication entre parenthèses est destinée aux lecteurs non Malinkés. Il s’agit
clairement de la conception du pouvoir par des considérations d’appartenance. M. Morgaï, qui
a été porté à la tête du pays, après son indépendance le 27 avril 1961, ne protège que ceux de
son ethnie, exposant par là même les autres ethnies à l’injustice, la pauvreté, etc. La question
de l’appartenance entre alors très vite dans le débat politique de la Sierra Leone. D’autant plus
que, suite au décès de M. Morgaï, son frère Albert Morgaï lui succède à la tête du pays : « A
la mort, le 28 avril 1964, de Milton, succéda son frère Albert Morgaï appelé Big Albert. »294
Cette succession installe le pays dans une sorte de monarchie où les Morgaï, ont seuls, la
légitimité du pouvoir. Après le frère aîné, le frère cadet vient poursuivre sa politique de telle
manière qu’« avec Big Albert, le tribalisme et la corruption ont augmenté, ont été portés à un
degré. »295 A. Morgaï perpétue l’héritage de son frère, relevant ainsi l’ethnie Mendé au-dessus
des autres. Le pouvoir devient ainsi un objet de frustration pour celles-ci, mais en plus, un
objet de désir et, de la sorte, un objet convoité, dans la mesure où sa possession octroie un
statut particulier aux ressortissants de l’ethnie au pouvoir. Et, dans un pays pluriethnique
comme la Sierra Leone, les frustrations débouchaient par « un coup d’Etat […] le 26 mars
1967. »296 Albert Morgaï fut renversé et « remplacé par le colonel Juxton-Smith, un non
Mendé. »297 Celui-ci ne changea vraiment rien à la situation du pays puisque « la corruption
continuait à sévir. »298 Le narrateur ne fait, par contre aucune allusion ethnique à la gestion du
pays sous Juxton-Smith. Mais il revient sur cette corruption qui gangrène le pays. Le premier
coup d’Etat installe le pays dans une spirale infernale :
"Et depuis, dans la Sierra Leone, il n’y a que coups d’Etat, assassinats, pendaisons, exécutions et toutes sortes de désordres, le bordel au carré. Parce que le pays est riche en diamants, en or, en toutes sortes de corruptions. Faforo (Sexe de mon père) !"299
Les richesses naturelles de la Sierra Leone ravivent les appétits et chacun des
protagonistes veut accéder à la tête de l’Etat pour obtenir sa part. Après l’ouverture de la
première brèche par Juxton-Smith, le pays n’a plus connu de stabilité :
294 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 295 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 296 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 297 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 298 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 299 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p.164
143
"Le 19 avril 1968, le colonel Juxton est renversé par un complot de sous-officiers qui créèrent un mouvement révolutionnaire anticorruption (ACRM). Anticorruption ! (Rien que cela, Walahé !) Cela n’arrêta pas la corruption."300
Chacun tentait d’innover pour essayer de restructurer un pays dans lequel la corruption
entretenait des racines importantes. Une mission impossible dans la Sierra Leone du « bordel
au carré », où les diamants et l’or attisaient les trafiquants. Le mouvement révolutionnaire qui
avait envisagé de changer les habitudes du pays, était rapidement évincé « le 26 avril 1968,
c’est l’avènement de Siaka Stevens, de l’ethnie timba. Il veut mettre fin à la corruption et n’y
parvient pas. »301 La corruption était devenue un fléau que personne ne parvenait à vaincre
dans le pays. Siaka Stevens, à l’image de ses prédécesseurs échoua face à cet obstacle qu’il
avait combattu pendant ses trois années de règne. En effet, la Sierra Leone étant tombée dans
un cycle de coups d’Etat et S. Stevens n’échappa pas au principe puisqu’ « en mai 1971,
éclate un coup d’Etat qui chasse Siaka Stevens de sa capitale, de son palais. »302 Encore celui-
ci avait-il eu la chance que ses prédécesseurs n’avaient pas. S. Stevens « est ramené par des
parachutistes guinéens. Sous la protection des parachutistes guinéens, Siaka Stevens est à
l’aise. »303 Ce soutien conforta sa position et donna de la crédibilité à son pouvoir.
Contrairement aux autres putschistes, S. Stevens trouvait le soutien d’un Etat voisin ;
la Guinée. Dès lors « il crée une dictature avec le parti unique et avec plein de corruption. »304
Le pays tomba alors dans une dictature sans précédente et toute opposition était réprimée. S.
Stevens y régna en chef absolu, gérant le pays comme une entreprise familiale. Birahima
stipule : « Siaka prend, exécute, torture les opposants. »305 « Siaka prend », phrase malinké,
transposée par Birahima qui fait allusion à la gestion des biens de l’Etat dont se servait S.
Stevens, sans état d’âme. La dictature qu’il avait instaurée, entraîne une certaine stabilité dans
le pays « malgré la corruption. »306 Aucun autre coup d’Etat ne s’opéra sous son règne après
l’intervention des parachutistes guinéens.
Toutefois, son âge avancé ne lui permettait plus de diriger fermement le pays. « Siaka
Stevens vieux, très vieux, en profite pour passer la main. Il se fait remplacer à la tête du parti-
Etat par le général, chef d’état-major, le général Saïdou Joseph Momoh. »307 La décision
provoqua des dissensions dans le pays et n’obtint pas l’approbation de la Guinée qui voyait là, 300 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 301 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 302 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 303 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 304 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 305 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 306 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165. 307Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 165.
144
une gestion ethnique du pouvoir. Car en effet, Joseph Momoh appartenait à la même ethnie
que S. Stevens. « Le général perd la protection du contingent guinéen. Le général reconnaît
lui-même, en août 1985, qu’il "ne possède pas les moyens d’éliminer le trafic de diamants".
C’est-à-dire la corruption. » 308 Une telle déclaration apparaît comme un aveu d’impuissance
où le général ne pouvait plus être l’homme de la situation. Avouer publiquement son
incapacité à combattre la corruption sonnait le glas de son régime, officialisant ainsi la
pratique de cette première :
"Pendant que la corruption continuait et que les coups d’Etat en chapelet se succédaient, se préparaient en catimini, Walahé ! vraiment en catimini (catimini signifie en cachette), contre le régime pourri et criminel de Sierra Leone ce qui mord sans avoir de dents. (Chez les nègres africains, on appelle une surprise désagréable ce qui mord sans avoir de dents)."309
Après une longue période d’accalmie que le pays n’avait plus connue depuis la mort
de Milton Morgaï, le départ de Siaka Stevens et surtout le régime de Joseph Momoh,
ressuscitèrent les tentatives de coups d’Etat comme seul moyen d’accession au pouvoir. C’est
alors qu’apparut le caporal Foday Sankoh : « ce qui allait mordre la Sierra Leone sans avoir
de dents. »310 Birahima oriente la narration vers ce personnage dont la biographie reste
importante pour comprendre la démarche. Le parcours militaire de Foday Sankoh est alors
donné :
"Foday Sankoh, de l’ethnie temné, est entré dans l’armée sierra-léonaise en 1956. En 1962, il décroche le galon de caporal […] et fait partie en 1963 du contingent de soldats sierra-léonais chargés du maintien de la paix au Congo."311
C’est à son retour de cette mission qu’il commence à exprimer sa révolte contre les
grandes institutions internationales, en l’occurrence l’ONU qu’il tient responsable de
beaucoup de travers en Afrique. Il s’engage alors politiquement :
"En 1965, il est soupçonné d’avoir participé au complot du colonel John Bangoura contre Morgaï. Il est arrêté et relâché. En 1971, il est impliqué dans le coup d’Etat de Momoh contre Siaka Stevens. Il est arrêté et écroué pendant six longues années."312
Dès sa sortie de prison, il réalise qu’il faut une véritable révolution en Sierra Leone :
308Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 165-166. 309 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 166. 310 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 166. 311 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 167. 312 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 167.
145
"Il se met au service de [la] révolution populaire. Il débute dans l’est du pays et enfin s’installe à Bô, la deuxième ville de Sierra Leone. Sous le couvert de photographe, il propage ses idées jusqu’en 1990. Au début 1991, il recrute une armée de trois cents personnes. Les hommes sont appelés les combattants de la liberté, l’armée le Front révolutionnaire uni."313
L’avenir de la Sierra Leone est annoncé dans le récit par l’avènement de Foday
Sankoh. Birahima feint de prophétiser, dans un avenir certain, mais se contente d’introduire le
moment de la narration, certes futur par rapport à l’époque où il a décidé d’arrêter la
narration, mais passé, par rapport à son époque à lui. Cette « pseudo prophétie »314 annonce
l’importance du rôle de Foday Sankoh en Sierra Leone.
Le roman montre comment la colonisation anglaise et le pouvoir colonial ont perturbé
l’équilibre du pays, faisant jaillir un certain chauvinisme chez les populations autochtones. Un
chauvinisme qui, lui, a pris des déviances ethniques, après la colonisation, dans un pays
pluriethnique qui regorge d’importantes richesses naturelles. Lesquelles aiguillent les appétits
d’individus peu scrupuleux qui ne visent qu’un objet : avoir accès à ces richesses.
2. DE LA COLONISATION FRANÇAISE AUX INDEPENDANCES
L’installation française en Afrique est l’aboutissement de l’impérialisme européen. Dans
son acceptation globale, cet impérialisme s’est matérialisé par l’entreprise coloniale française.
Dans son ouvrage Littérature et développement, Bernard Mouralis évoque les différentes
justifications idéologiques de la colonisation, émises par ses postulants :
"Les justifications humanitaires et morales de la colonisation reposent sur deux idées-forces : la colonisation, d’une part, a instauré dans les pays colonisés une paix coloniale, elle a, d’autre part, permis aux populations de ces pays de bénéficier des avantages matériels et moraux de la civilisation occidentale."315
Nous ne reviendrons pas sur la paix dont nous avons parlé dans le premier sous-point de
ce chapitre, une paix qui traduisait l’assujettissement des populations locales. Pour en venir au
bénéfice des valeurs occidentales, celui-ci s’était opéré au détriment des valeurs culturelles
des dites sociétés et surtout avait intégré l’esprit du capitalisme qui somme toute, est l’une des 313 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 167. 314 Expression empruntée à M. Borgomano dont elle fait usage lorsqu’elle analyse le narrateur de Monnè, outrages et défis dans Ahmadou Kourouma. Le guerrier griot, Op. Cit., p. 178. 315 Mouralis (Bernard), Littérature et développement, Paris, Silex, 1984, p. 24.
146
justifications du fait colonial, selon les conceptions de Jules Ferry et Albert Sarraut, telles que
les rappelle Bernard Mouralis :
« Dans un discours à la chambre des députés, […] [Jules Ferry] affirmait notamment […] Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux ; l’illustre Stuart Mill a consacré un chapitre de son ouvrage à faire cette démonstration, et il le résume ainsi :"Pour les pays vieux et riches, la colonisation est une des meilleures affaires auxquelles ils puissent se livrer." Je dis que la France, qui a toujours regorgé de capitaux et en a exportés des quantités considérables à l’étranger–c’est par milliards en effet, qu’on peut compter les exportations de capitaux faites par ce grand pays qui est riche–je dis que la France a intérêt à considérer le côté de la question coloniale.»316
Quant à Albert Sarraut, il surenchérissait en répartissant les « droits » et les « devoirs »
des différentes parties du monde :
"La nature a distribué inégalement, à travers la planète l’abondance et les dépôts de ces matières premières ; tandis qu’elle a localisé dans cette extrémité continentale qui est l’Europe le génie inventif des races blanches, la science de l’utilisation des richesses naturelles, elle a concentré les plus vastes réservoirs de ces matières dans les Afrique […] Faut-il laisser en friche, faut-il abandonner aux ronces de l’ignorance ou de l’incapacité des immenses étendues incultes d’où ces nourritures peuvent jaillir ? L’humanité totale doit pouvoir jouir de la richesse totale répandue sur la planète. Cette richesse est le trésor commun de l’humanité. Et nulle appropriation, fût-elle millénaire, ne peut invoquer la prescription contre le droit de l’univers d’utiliser les ressources offertes en tous les lieux par la nature à la satisfaction légitime des besoins humains."317
La colonisation a pour but l’enrichissement de l’Occident. En effet, les colonies,
notamment celles d’Afrique, regorgent des richesses naturelles que leurs populations
contemplent au lieu de s’en servir dans un souci de développement. Et le génie occidental a le
mérite de s’en servir à bon escient. Continuant dans le rappel des thèses occidentales sur la
question, B. Mouralis rappelle les positions d’E. Renan :
"La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait du premier ordre. Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche et du pauvre. La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner n’a rien de choquant. L’Angleterre pratique ce genre de colonisation dans l’Inde, au grand avantage de l’Inde, de l’humanité en général et à son propre avantage […] Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, autant la régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité."318
316 Mouralis (Bernard), Littérature et développement, Op. Cit., p. 23. 317 Ibid., p. 23. 318 Ibid., p. 24.E. Renan qu’Aimé Césaire dénoncera dans Discours sur le colonialisme en 1955.
147
Discours bien connu et repris, qui présente les Occidentaux comme la race supérieure,
à l’inverse des colonisés. Les colonies formaient le réservoir humain et naturel où devaient se
servir naturellement les grandes puissances, la France, en l’occurrence. Et dans sa course au
trésor, elle avait construit deux grands ensembles en Afrique subsaharienne. Il y avait
l’Afrique Occidentale Française (A.O.F.), essentiellement formée par les actuels Etats
francophones d’Afrique de l’Ouest : le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Dahomey, la Guinée
française, la Haute-Volta, la Mauritanie, le Niger et le Soudan français. En tout, huit colonies
formaient un territoire neuf fois plus grand que la France, avec un gouvernement général, une
administration centralisée, une capitale (Dakar), une Assemblée fédérale regroupant les
représentants des huit colonies–c’était le Grand Conseil–, un budget fédéral. Cet ensemble
prit son contour définitif dès 1904 et vécut jusqu’aux approches de l’autonomie et de
l’indépendance quand le gouvernement français choisit de le démanteler, ce qui fut l’objet de
« la loi-cadre de 1956 ».
Toutefois, l’A.O.F. avait duré plus d’un demi-siècle, durant lequel les habitants des
huit territoires étaient gérés par une même administration et une même autorité politique,
favorisant, sans le vouloir, la possibilité d’une conscience commune. Au moment où les
indépendances devenaient inéluctables, la France avait fait éclater ce cadre, cette autorité :
« Il fallait faire échec à tout ce qui pouvait contribuer concrètement au renforcement de l’unité africaine et renforcer l’assujettissement des territoires à la métropole en les reliant individuellement et directement à celle-ci et en empêchant la formation de tout intermédiaire susceptible de s’affirmer face à la France. Les Africains comprirent qui réagirent contre cette tentative de "balkanisation" : le 4 avril 1959 naissait difficilement des décombres ce qui fut l’A.O.F, une fédération africaine baptisée "Fédération du Mali". Pas pour longtemps, car c’était compter sans la vigilance cynique du colonisateur. »319
Les indépendances ne se firent pas attendre, suscitant l’espoir des lendemains
meilleurs.
Le second ensemble, l’Afrique Equatoriale Française (A.E.F.) était constitué par le
Congo, le Gabon, l’Oubangui-Chari et le Tchad. L’organisation du pouvoir colonial eut le
même écho en A.E.F. qu’en A.O.F., avec Brazzaville pour capitale.
"[Il] fut constitué plus difficilement mais a suivi après la guerre une évolution politique synchrone de celle de l’A.O.F. avec une ampleur moindre de la propagande
319 Ossito Midiohouan (Guy), L’idéologie dans la littérature négro africaine d’expression française, Op. Cit., p. 31.
148
et de l’organisation politique, en partie en raison du manque de cadres dû à un retard de l’enseignement secondaire et à une asthénie politique savamment entretenue dans les masses par le colonisateur."320
Les deux espaces ne survécurent pas au lendemain des indépendances où en dépit de
quelques tentatives faites par les promoteurs du Panafricanisme, chaque pays avait dû prendre
en main son propre destin.
Les rappels ci-dessus s’imposent à l’étude des romans de notre corpus. Bleu Blanc
Rouge, Les petits-fils nègres de Vercingétorix et Quand on refuse on dit non, revisitent la
période coloniale, dressant en quelque sorte le bilan de cette période, à la période
contemporaine. Pourtant publiées dans les décennies 1990-2000, ces œuvres s’étendent sur
une période historique très vaste–environ un siècle et demi d’histoire–des pays auxquels elles
se préoccupent. Les deux espaces sous régionaux A.E.F et A.O.F., sont respectivement
représentés dans notre corpus par le Congo-Brazzaville et la Côte d’Ivoire.
2. 1- Le Congo-Brazzaville
Les deux romans d’Alain Mabanckou présentent différemment leurs espaces
diégétiques. Si dans Bleu Blanc Rouge, l’on peut lire un espace explicite, dans Les petits-fils
nègres de Vercingétorix, l’espace est imaginaire et seule la note explicative qui a servi
d’introduction à l’éditeur, situe le lecteur au Congo-Brazzaville.
Dans Bleu Blanc Rouge, le père de Moki fait référence à l’époque coloniale en
évoquant l’école occidentale que Jacques Chevrier analyse ainsi :
« Surnommée "l’école des otages" par les grandes familles féodales africaines, qui avaient bien perçu les séductions redoutables de l’assimilation, l’école occidentale est en effet au cœur d’une confrontation passionnée entre ses partisans et ses détracteurs. »321
Le père de Moki est l’une des figures romanesques des partisans de l’école
occidentale. Il reconnaît avoir « eu la chance […] de fréquenter l’école coloniale quand les
instituteurs–les vrais, disait-il se recrutaient au cours moyen deuxième année contre leur gré.
320 Ossito Midiohouan (Guy), L’idéologie dans la littérature négro africaine d’expression française, Op. Cit., p. 32. 321 Chevrier (Jacques), Littérature francophone d’Afrique noire, Op. Cit., p. 78.
149
On vous fouettait pour aller enseigner dans un coin reculé de la brousse. C’était un devoir
national. »322
Ce passage constitue la preuve de l’ambivalence de l’école occidentale dans cette
société. Elle incarnait, d’une part, une aubaine pour ceux qui la fréquentaient, d’autant plus
qu’elle leur offrait des outils nécessaires pour intégrer le monde moderne où l’écriture et la
lecture s’imposaient en véritables acquis fondamentaux chez tout individu. Dans la même
optique, Sylvain Bemba argumente que « l’école coloniale […] vient surimposer [...] un
nouveau savoir, une nouvelle façon d’être, une autre vision du monde. »323 D’autre part, cette
école avait été imposée et la formation de ses promoteurs dans l’ensemble, restait
approximative. Guy Ossito Midiohouan dresse le bilan de cette école :
« La pénétration de l’école française s’est faite par le Sénégal d’où elle rayonnait dans toute l’A.O.F. C’est en A.O.F. que l’école française connut l’implantation la plus large et la plus profonde de même que la meilleure organisation. La première école fut créée à Saint-Louis en 1817 […] Dans d’autres colonies, les écoles s’ouvrent au fur et à mesure de la conquête, dans des conditions morales, pédagogiques et matérielles extrêmement précaires. Jusqu’en 1900, l’enseignement était presque entièrement entre les mains des missionnaires mais on rencontrait aussi dans la brousse et les postes reculés des "écoles" confiées le plus souvent à des interprètes africains à peine alphabétisés. »324
Cette présentation corrobore l’idéologie de l’école coloniale telle qu’élaborée par le
père de Moki. Ce dernier, faute de soutien, n’a pu atteindre le cours élémentaire 2ème année
qui lui aurait garanti d’être instituteur :
"Il aurait pu être instituteur si ses parents l’avaient soutenu une année de plus. En son temps il n’y avait qu’une seule école primaire dans tout le sud du pays. Elle était à cinquante-deux kilomètres de Louboulou, son village natal."325
Sans autre moyen de transport, « on y allait à pied. »326 La rareté de cette institution
qui se concrétisait par son éloignement, favorisait la création des internats. Lesquels ne
fonctionnaient pas sur le modèle d’une véritable administration mais qui, plutôt imposaient
aux parents d’élèves, dont les villages étaient à des distances considérables, d’alimenter 322 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 46-47. 323 Bemba (Sylvain), « Impact et limites de la littérature africaine comme instrument de transformation sociale », in dir. Jean-Pierre Jacquemin et Monkasa-Bitumba, Forces littéraires d’Afrique, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1987, p. 35. 324 Ossito Midoihouan (Guy), L’idéologie dans la littérature négro africaine d’expression française, Op. Cit., p. 45. 325 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 47. 326 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 47.
150
l’internat. C’est dire toute la difficulté du séjour des enfants dans ce lieu. Le manque de places
et de moyens avaient engendré une réglementation de rigueur pour une admission dans ce
cadre : « On y restait une semaine, dans un internat où n’étaient accueillis que les meilleurs
élèves ou ceux dont les parents connaissaient un chef de village ou un Blanc ».327 Malgré la
distance qui séparait les villages des élèves et le lieu où était implantée l’école, l’admission à
l’internat était soumise à une certaine discrimination. Il fallait être meilleur ou entretenir une
relation privilégiée avec les responsables administratifs en place. Et ceux qui ne pouvaient pas
bénéficier de ces faveurs, vivaient l’école coloniale comme une source d’exclusion.
Par ailleurs, la contribution restait énorme. C’est pourquoi « au bout de quelques
années, éreintés par des sacrifices financiers et alimentaires considérables, ils capitulaient,
demandaient à l’enfant d’intégrer le champ dare-dare, de travailler avec eux. »328 Les parents
devaient toujours donner plus.
La période coloniale a vu se développer de grands centres urbains qui attiraient tous
ceux qui, à l’intérieur du pays - à l’instar du père de Moki - ne trouvaient plus leurs repères.
Soucieux de son avenir après son échec aux portes du cours moyen 2ème année : « Il fit par la
suite comme les jeunes de son temps, il suivit le courant de l’exode rural et se retrouva dans
ce quartier dont la ville la plus proche, Pointe-Noire, était à une cinquantaine de
kilomètres. »329
Bleu Blanc Rouge retrace l’histoire de l’exode rural qui a connu son heure de gloire
chez la majorité des personnages du roman africain colonial. La ville est l’espace du
colonisateur, symbole de richesse et d’émancipation ; lieu où les rêves se réalisent. Le
mouvement du village vers la ville, est ascendant, c’est un désir de hauteur, la quête de
l’évolution puisque la ville s’identifie au Blanc, symbole de la lumière. Dans son ouvrage,
Sewanou Dabla fait le constat suivant sur l’espace urbain dans les romans africains :
"L’univers décrit dans nos romans se construit d’abord sur un espace doublement contrasté qui évoque souvent, à travers de nouvelles modalités, les premiers tableaux de la société coloniale qu’ont donnés les premiers romanciers. Une opposition ville/village continue à conforter le lieu rural du dénuement et des contraintes sociales à l’espace urbain auréolé de qualités. La ville est aussi restée le lieu de liberté […]
327 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 47. 328. Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 47. 329Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p.47.
151
C’est que la ville - du moins dans l’esprit de nombreux protagonistes - recèle des richesses uniques."330
C’est d’ailleurs sous un ton ironique que le narrateur évoque le père de Moki qui,
depuis son installation en périphérie urbaine, aspire à une vie de Blanc. Une vie dont le
processus ascensionnel fut long :
"Il travailla comme boy, puis facteur et réceptionniste au Victory Palace, un hôtel français du centre ville. Son niveau d’études par rapport aux autres membres du conseil, la plupart des illettrés, le mettait au dessus de tous."331
Grâce à cette quête permanente d’ascendance, il s’affirme :
"Il parlait de la France pendant les réunions du conseil. Un pays qu’il n’avait pas visité. Il était capable de leur citer sans bégayer les noms de tous les souverains et présidents qui se sont succédé là-bas depuis le Second Empire de Napoléon III jusqu’à nos jours."332
Cette connaissance relève en partie du système de l’éducation coloniale. En effet,
l’école coloniale et dans une large mesure, l’école en Afrique subsaharienne, apprenait
l’histoire de la France aux élèves de telle sorte que ces derniers la maîtrisaient mieux que
l’histoire de leurs propres pays. Aussi, le lien établi par la colonisation a fait naître un
sentiment de double identité chez les anciens colonisés. La France demeure leur seconde
patrie et le temps n’affecte pas ce sentiment. A l’instar du père de Moki, les élèves des
colonies portaient l’histoire de la France telle une seconde identité. De cette histoire et de ses
protagonistes, le père de Moki « aimait particulièrement le général de Gaulle (Digol,
prononçait-il). »333 L’une des plus grandes références à cette personnalité, reste évidemment
son discours tenu à Brazzaville. Le narrateur connaît ce fragment de l’histoire de son pays,
grâce au père de Moki, qui, à chaque conseil de quartier « racontait, comme s’il s’y était
retrouvé, que le Général était venu à Brazzaville dans les années quarante et, avec le Comité
d’Alger avait organisé une conférence dans cette ville. »334
L’incapacité de donner une date exacte reflète mieux l’état d’esprit du personnage.
Dans la peau d’un ancien boy, ce dernier doit tenir un discours qui n’est pas celui d’un savant
330 Séwanou Dabla (Jean Jacques), Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la seconde génération, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 115. 331 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 47. 332 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 48. 333Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 48. 334 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 49.
152
ou d’un historien. Il en découle dans la « logique générale du récit »335 que l’un des agents
essentiels est le Général de Gaulle. Il y apparaît comme l’un des producteurs « des processus
modificateurs ou conservateurs »336 qui animent le roman. En effet, en 1940, sous la menace
hitlérienne, Brazzaville était devenue la capitale de la France libre. Pour les individus de la
génération du père de Moki, la relation France-Afrique est une réalité inébranlable.
Cependant, la suite du récit démontre une autre vérité. Pour revenir au Général de Gaulle, en
1944, il réunit la conférence de Brazzaville, considérée par la suite comme le premier pas
important vers l’émancipation des peuples d’Afrique :
"La France en la personne du général de Gaulle et lors de la conférence de Brazzaville (1944) confère à tous les Africains la citoyenneté que possédaient déjà les habitants de quatre communes sénégalaises (Saint-Louis, Gorée, Rufisque, Dakar) et donne à tous les Africains le droit d’élire des représentants aux Assemblées nationales."337
Il est important de rappeler que les différentes Assemblées nationales étaient celles de
la France. Cette conférence traçait certes, un nouvel axe dans la politique de la France à
l’égard de ses colonies africaines mais, dans l’inconscient des individus comme le père de
Moki, la France demeurait un second territoire, une instance protectrice. Le regard de ce
dernier sur les aboutissants de cette conférence reste tout de même réfléchi. Il reconnaît qu’« à
l’issue de cette conférence fut projetée une organisation nouvelle des colonies françaises
d’Afrique noire. »338 Ce point de vue est partagé par Guy Ossito Midiohouan, qui écrit :
« La politique coloniale entrait dans une période d’épreuves d’incertitudes et de réaménagement. Dès 1944 "La conférence africaine française" de Brazzaville tentait de répondre promptement aux nouvelles aspirations déjà sensibles des populations coloniales afin de les canaliser. Dans son discours d’ouverture à cette conférence, le Général de Gaulle soulignait que "sous l’action des forces physiques que la guerre a déclenchées, chaque population, chaque individu, lève la tête, regarde au-delà du jour, et s’interroge sur son destin". Mais il précisait aussi : "Il appartient à la nation française et il n’appartient qu’à elle seule de procéder le moment venu aux réformes impériales des structures qu’elle décidera dans sa souveraineté". Aucun Africain ne participait à cette conférence. »339
335 Bremond (Claude), Logique du récit, Paris, Seuil, 1973, p. 34. 336 Bremond (Claude), Logique du récit, Op Cit., p. 134. 337 Stamm (Anne), L’Afrique de la colonisation à l’indépendance, Op. Cit., p. 74. 338 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 48. 339 Ossito Midiohouan (Guy), L’idéologie dans la littérature négro africaine d’expression française, Op. Cit., p. 98.
153
Le discours manifeste la détermination impériale du Général de Gaulle dans une
apparente contradiction puisqu’il semble admettre les réformes ; et ainsi de Gaulle incarne le
destin des colonies françaises d’Afrique. Un destin qui, une fois de plus, a été tracé sans la
présence d’un Africain même si, - contrairement à la période de la pénétration coloniale où les
Africains étaient ignorants de la langue du colonisateur - désormais l’Afrique possédait des
intellectuels mais leur contribution ne semblait pas d’utilité. Le père de Moki lui, ne semble
pas intéressé par le fond de l’acte du général de Gaulle à qui il voue une véritable admiration.
D’ailleurs, il avait donné son prénom à son fils qui vivait désormais en France et dont il était
aussi fier que du Général : « - Le général Digol était grand. Très grand. Un peu plus grand que
Moki, disait-il. C’est pour cela que j’ai donné le prénom de Charles à mon fils Moki. »340
Cette admiration frisait la vénération et la France toute entière était identifiée à la personne du
Général de Gaulle. Le narrateur souligne : « Le père de Moki, lui, détaillait le repas de son fils
qui mangeait convenablement : il prenait l’apéritif, une entrée, un plat, du vin rouge de
France, du fromage, un dessert et du café comme en France, chez Digol. »341
Le narrateur revient chaque fois sur la vénération que le père de Moki fait au Général :
"Les pauvres notables étaient dépaysés par ses récits sur Paris, la France et la bravoure de l’homme du 18 juin : - Digol, un grand homme comme il n’en existe plus de nos jours. Des hommes comme lui, il n’y en a qu’un seul par siècle. Et encore, il y a des siècles où le destin fait une impasse sur ses réserves d’hommes géants. […] - Souvenez-vous, mes amis, Digol a carrément refusé l’armistice de 1940 et le gouvernement de Vichy. Il a lancé à Londres un appel inoubliable pour poursuivre sans relâche les combats contre les nazis. Comment parler de la Résistance sans apercevoir sa stature de filao dont la cime est auréolée de toutes les victoires qu’il a gagnées pour la grandeur de la France ? Après ça, quelques jeunes ont voulu lui cherché des poux dans la tonsure en mai 1968. C’était des groupuscules d’étudiants et de syndicats. Là encore, Digol a montré qu’il était géant en quittant le pouvoir une année plus tard puisque les Français oublieux osèrent s’opposer à lui dans un bras de fer où ils repoussèrent une nouvelle voie qu’il leur proposait par référendum…"342
Ce passage embrasse une longue période de l’histoire de la France, et dans une
certaine mesure, celle de l’Afrique, d’une façon largement chronologique. Comme le fait
remarquer Mohamadou Kane dans L'Ecrivain africain et son public :
340 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 48. 341 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 51 342Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 53-54.
154
"Rares sont les thèmes de la littérature africaine qui ne reflètent pas son orientation européenne. L'explication de cet état de choses est à chercher dans les conditions de sa naissance et ces conditions n'ont subi que de changements sans grande portée."343
Le roman africain francophone – pour notre développement, Bleu Blanc Rouge -, à
l’image des sociétés africaines qui lui servent de référence, semble toujours hanté par son
histoire avec l’Occident. Et l’attachement à l’histoire de la France et même à la patrie
française, paraît représentatif des réalités africaines après l'irruption coloniale.
Les dates importantes de l’exercice du pouvoir du Général de Gaulle figurent
clairement dans le passage analeptique ci-dessus, car la narration est postérieure. Ainsi, une
double lecture s’impose. Dans un premier temps, l’on pourrait justifier la connaissance de
l’histoire de la France par le biais des informations, des livres et archives. En effet, le père de
Moki qui n’était pas en mesure de donner la date exacte de la conférence de Brazzaville, nous
ressasse avec minutie, les dates importantes dans l’exercice du pouvoir du Général de Gaulle.
Dans un second temps, sa naïveté ou son ignorance sur sa propre histoire, se
transforme en ironie. Ironie du fait qu’aucun Africain n’eut été présent lors de la conférence
de Brazzaville. Aucun ne peut expliquer cette absence.
Le père de Moki traverse une longue période dans la narration. Il a connu la période
coloniale dont il incarne la mémoire vivante. Pourtant, il reste très contemporain si l’on situe
le temps de la narration comme étant celui de la publication du livre (1998). Dans cette
perspective, la période coloniale a laissé un héritage important que traînent les enfants
d’anciennes colonies et qui perdurera aussi longtemps que l’histoire de ces nations.
Dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix, la narratrice Hortense Iloki, pour faciliter
pour son lecteur la situation du pays, laisse entendre que c’est « une ancienne colonie
française d’Afrique centrale. »344 Et ce, avant toute autre indication se rapportant au pays.
Cela voudrait dire que le Congo-Brazzaville que l’on reconnaît aisément par le Viétongo - le
choix d’un nom fictif avec des familiarités phoniques avec le nom réel du pays manifeste un
désir de masque et de distanciation. « De nombreux indices permettent au lecteur averti de
reconnaître la République du Congo dans le Viétongo. »345 Contrairement au dévoilement
qu’entreprend Ahmadou Kourouma, Alain Mabanckou essaie, tout en laissant des pistes au
lecteur, de créer un pays fictif (il sera représentatif ainsi d’autres pays semblables) qui trouve
ses repères dans un pays réel – avant d’être un Etat autonome, le Congo-Brazzaville, 343 Kane (Mohamadou), L’écrivain africain et son public, Paris, présence africaine, 1966, pp. 16-17. 344 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 9. 345 Malonga (Alpha N.), Roman congolais. Tendances thématiques et esthétiques, Op. Cit., p.173.
155
s’identifie d’abord en tant qu’ancienne colonie française. Hortense donne ensuite une autre
référence : « Mapapouville fut l’ancienne capitale de l’Afrique-Equatoriale française (A.E.F.)
et de la France libre du général de Gaulle. »346 Par Mapapouville, l’on comprend qu’il s’agit
de Brazzaville. Ces références confirment ce qui s’est dit sur l’identité du pays, rejoignant les
différents discours tenus dans Bleu Blanc Rouge. Mais la présentation va plus loin. Hortense
Iloki aborde la difficile décolonisation au Congo-Brazzaville, insistant sur la diversité
communautaire que connaît le pays : « Plusieurs communautés se répartissent le territoire
national.»347 Cette diversité est « depuis 1958, […] devenue une source d’antagonismes dus
aux manipulations des hommes politiques. »348
En 1958, effectivement le référendum sur la Communauté française obtint 99% de
« Oui » au moyen-Congo. Le Congo devint une République autonome, avec Fulbert Youlou
pour Premier ministre.
En 1959, des troubles éclatèrent à Brazzaville et l'armée française intervint : Fulbert
Youlou fut élu président de la République. Et le 15 août 1960, le Congo accéda à
l'indépendance. Le régime de Fulbert Youlou exacerba les tensions ethniques, déjà fortes lors
de la marche vers l’indépendance, et manifesta un anticommunisme virulent. L'abbé Fulbert
Youlou fut renversé, en 1963 par un soulèvement populaire organisé par les syndicalistes. Ce
soulèvement populaire, désigné par l’appellation des « Trois Glorieuses » fut organisé par les
syndicats et obligea Fulbert Youlou à démissionner. Alphonse Massamba-Débat constitua un
gouvernement provisoire avant de remporter les élections présidentielles de 1963.
Le Congo-Brazzaville, à l'instar de la Tanzanie, rentrait dans l'idéologie du socialisme,
le Socialisme-Bantu sous la houlette du Président de l'Assemblée Nationale, le brillant
instituteur, Alphonse Massamba-Débat qui devint par le suffrage indirect en vigueur à
l'époque, le deuxième Président de la République. Celui-ci fut à son tour destitué par un coup
d'État militaire dirigé par le capitaine Marien Ngouabi qui prit le pouvoir et imposa le régime
marxiste-léniniste en 1968.
Le CNR (Conseil National de la Révolution) créé pour la circonstance, céda la place le
31 décembre 1969 au PCT (Parti Congolais du Travail), fondé sur le modèle soviétique
(U.R.S.S.) sur le principe de Centralisme démocratique et du Parti État. Imitant en cela le
modèle chinois à la mode, le pays fut débaptisé : République Populaire du Congo.
346 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 10. 347 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 10. 348 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 10.
156
Le drapeau national devint rouge sang avec une houe (à la place de la faucille) et
marteau. Des milliers de Congolais accusés d’être des contre révolutionnaires furent
sommairement exécutés au petit matin. C’est par la radio nationale devenue « la voix de la
Révolution » que les Congolais apprirent les exécutions. La peur, moyen de gouvernement,
s'installa définitivement dans le subconscient des Congolais. Les conflits ethniques et
idéologiques se poursuivirent et, en 1977, Marien Ngouabi fut assassiné. Le colonel Joachim
Yhombi-Opango, après avoir pris sa succession, démissionna en 1979. Quelques mois plus
tard, le colonel Denis Sassou-Nguesso prit la tête du parti et de l’État.
En somme, le Congo-Brazzaville, dès son accession à l’indépendance, s’installa dans
une tourmente qui perdure jusqu’à aujourd’hui.
La note de l’éditeur qui ouvre le roman de Mabanckou, résume brièvement la situation
antérieure du pays. L’introduction servirait alors à installer le lecteur dans un espace qui, bien
qu’imaginaire, se serait construit à partir d’un fond réaliste.
2. 2- La Côte d’Ivoire
La Côte d’Ivoire est bordée au nord par le Mali et le Burkina-Faso, au sud, par l’océan
Atlantique, au niveau du golf de Guinée, à l’ouest, par le Liberia et la Guinée et, à l’est par le
Ghana. Birahima commence son récit sur la présentation de cet espace diégétique :
"Le climat est tropical avec deux saisons de pluie et deux saisons sèches au Sud tandis que dans la partie septentrionale du pays sévit le climat de type soudanais, une saison humide et une longue saison sèche.
Dans la partie orientale du littoral, à la frontière du Ghana, s’étendent de vastes lagunes dans lesquelles se déversent les fleuves les plus importants de la Côte-d’Ivoire. C’est dans cette zone lagunaire que se situe Abidjan, la capitale économique, avec quatre millions d’habitants et la presque totalité des industries du pays.
La côte se présente rocheuse à la frontière du Liberia. A l’ouest, le massif de Man atteint 1190 mètres pour le mont Tonkoui et culmine avec 1800 mètres pour les monts Nimba.
De nombreux fleuves et rivières descendent du nord au sud. Les plus importants sont la Comoé, la Bandama et le Sassandra qui prennent leur source sur les hauts plateaux du nord du pays. Le Cavally fait la frontière avec le Liberia…"349
349 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 45-46.
157
Fanta instruit Birahima sur son milieu naturel, lui donnant une véritable leçon sur la
géographie et le climat du pays. De fait, avant toute autre leçon, la connaissance du milieu
naturel paraît primordiale. Dès lors, elle peut lui parler de la population du pays :
"La Côte-d’Ivoire a une population de 15,5 millions. Avec une moyenne de quarante-sept habitants au kilomètre carré. Comme tous les pays sous-développés, la Côte-d’Ivoire connaît une forte urbanisation. La densité est très forte au Sud-Est avec Abidjan, la capitale qui avait 200000 habitants en 1960 et qui aujourd’hui en compte 4 millions. La deuxième ville est Bouaké […] Bouaké compte 500000 habitants. Cette population, comme dans tous les pays sous-développés, est très jeune, avec 42% de moins de trente-cinq ans. La population continue à s’accroître au taux de 2% par an. Cet accroissement provient d’abord d’une baisse de la natalité qui de 56% vers 1990 est retombée à 37% vers les années deux mille…"350
La Côte d’Ivoire est un pays peuplé bien que la répartition de la population reste
disproportionnée à cause de l’exode rural. Il se trouve que la population ivoirienne a des
origines diverses. Le pays compte une soixantaine d’ethnies, avec autant de langues ou de
dialectes, divisées en quatre groupes principaux : au sud-est, le groupe Akan – réparti entre
Baoulé, Sanwi et Agni, serait originaire du Ghana, exactement de l’ancien royaume Ashanti
dont il se serait séparé au début du XIIIe siècle ; au sud-ouest et au Liberia limitrophe, le
groupe Krou – regroupe les Bété, Dida, Guéré, Wobé, Néyo, auxquels s’ajoutent les Mandé,
ils sont réputés comme venant du Liberia ; au nord-ouest ainsi qu’en Guinée, au Mali et au
Burkina-Faso, les Malinké (ou Dioula) et les Sénoufo et enfin au nord-est, le groupe Volta.
Mais cette répartition semble très récente. Le roman d’Ahmadou Kourouma explique :
"On ne connaît avec précision l’histoire paléolithique du pays. Pourtant, le peuplement du pays a une importance majeure dans le conflit actuel […]
Tous les Ivoiriens semblent d’accord sur un point : les premiers des premiers habitants du pays furent les Pygmées. Du sud au nord, de l’est à ouest, lorsqu’on demande à des vieux à qui appartient la terre, la réponse est toujours la même : de petits hommes au teint clair […] Les Pygmées ont disparu de l’Afrique de l’Ouest par assimilation. Les gros nègres étaient amoureux des jeunes filles Pygmées […] qu’ils capturaient en grand nombre pour les épouser. De la sorte, beaucoup d’Ivoiriens […] sont descendants de Pygmées […]
Après les Pygmées, les ethnies ayant laissé les traces les plus anciennes sont les Sénoufos et les Koulangos, toutes deux du Nord. Il est vrai que les ethnies du Sud ne pouvaient guère laisser de traces observables : l’humidité et les pluies détruisent et effacent toute emprunte humaine.
350 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit. p. 47.
158
Maintenant, plaçons-nous dans les temps modernes ; c’est-à-dire du onzième au dix-septième siècle.
Curieusement, les ethnies qui se revendiquent premiers occupants et celles qu’on exclut font toutes parties des populations issues des régions voisines, hors de l’espace ivoirien.
Les Bétés, c’est-à-dire les Krus, sont venus de l’Ouest (actuel Liberia) du dixième au douzième siècle.
Les Malinkés, issus du nord (actuel Mali et Burkina), sont arrivés du treizième au quatorzième siècle.
Les Baoulés, les Agnis et les Abrons du groupe Akan sont venus de l’est (actuel Ghana) du treizième au quinzième siècle.
C’est dire que le président Gbagbo, le président Bédié, le président Gueï, le Premier ministre Ouattara sont tous issus des ethnies ayant foulé l’espace actuel ivoirien après, bien après, le dixième siècle. Aucune ethnie à l’époque ne savait si elle entrait dans l’espace ivoirien. Toutes les ethnies se sont trouvées ivoiriennes le même jour, en 1904, lorsque, dans le cadre de l’AOF, le colonisateur européen a précisé les frontières de la Côte-d’Ivoire."351
C’est un cours d’histoire de la Côte d’Ivoire et ses ethnies que nous offre le roman
d’Ahmadou Kourouma avec une impressionnante précision. Le contenu est une véritable
mine de l’histoire du pays qui se construit sur une vaste période pour expliquer les réalités
contemporaines. Au sujet de la configuration des ethnies en Côte d’Ivoire, dans un article
consacré à l’ethnie Bété, Jean-Pierre Dozon écrit :
« S’il est incontestable qu’aujourd’hui l’ethnie bété existe, que sa désignation et son territoire ne font l’objet d’aucune ambiguïté, on ne peut être aussi affirmatif en ce qui concerne l’univers qui précède la colonisation française, loin s’en faut. Tout d’abord, l’ethnonyme est sujet à caution ; nos investigations menées essentiellement chez l’un des trois grands groupes qui composent l’ethnie bété [on distingue en effet les Bété de Daloa, les Bété de Soubré et les Bété de Gagnoa], appelé communément "Bété de Gagnoa", attestent que les intéressés ignoraient ce désignatif avant la période coloniale. Selon eux le terme bεte provient d’une expression courante bεte o bεte signifiant littéralement "paix" ou "pardon" ; or cette expression, les archives laissées par l’administration coloniale l’indiquent aisément, fut maintes fois utilisée par les populations locales durant la phase de pacification intensive, en guise d’identité, un geste de conciliation ou de soumission. »352
La colonisation par sa matérialisation des frontières apparaît majoritairement
responsable de l’affirmation des ethnies. Ici, les colonisateurs n’ont pas mesuré l’outrage que
représentait le fait d’avoir tracé un destin commun pour des peuples qui n’avaient pas la
même histoire. La présentation des différentes origines de ces peuples permet effectivement
d’apprécier leurs différences dont la première, la plus importante qui puisse exister pour des
351 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp.55-56-57. 352 Dozon (Jean-Pierre), « Les Bété : une création coloniale », in dir. Amselle (Jean-Loup) et Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, Ed. La Découverte, Coll. Poche, 1999, 1ère Ed. 1985, pp. 59-60.
159
peuples qui partagent un même territoire, reste la langue. Outil de communication et
d’échange, moyen par lequel les peuples s’identifiaient dans un milieu où les déplacements
étaient limités. Le colonisateur est venu bafouer toutes ces considérations, pour installer ses
territoires et sa langue devenait la langue commune de tous les habitants.
A l’instar d’autres pays africains, la Côte d’Ivoire a connu l’insurrection européenne,
l’esclavage et la colonisation. Le roman de Kourouma retrace :
"Les premiers Européens arrivés en Côte-d’Ivoire sont les Portugais en 1469. Ils créèrent les comptoirs d’Assinie et de Sassandra. Leur succédèrent deux siècles après les Hollandais, et les Français à partir de 1842. Les Français avaient connu une brève installation (de 1687 à 1705) à Assinie. A partir de 1842 les Hollandais et les Français créèrent des comptoirs sur la côte. Des comptoirs servent d’appui au commerce de l’ivoire et aussi au trafic d’esclaves."353
Les Français s’établirent effectivement sur la côte au début du XIIIe siècle. Dans la
seconde moitié du XIXe siècle, ils se trouvèrent en compétition pour la domination de la
région avec les Britanniques qui avaient jeté leur dévolu sur la côte-de-l’or (actuel Ghana).
Après l’abolition de l’esclavage, les Européens entreprirent une autre mission : la
colonisation et en Côte d’Ivoire, ce sont les Français qui en sont responsables. Birahima
soutient qu’ « à ses débuts, la colonisation française fut pacifique. Elle procéda par de traités
négociés avec les chefs indigènes par les administrateurs Treich-Laplène, Binger et
Delafosse. »354
L’œuvre de l’écrivain ivoirien scrute cette période avec une adresse qui prend des
allures d’une œuvre historique :
« La Côte-d’Ivoire est érigée en colonie en 1893 et c’est à partir de cette époque que les Français entreprirent de conquérir l’intérieur du pays. Ils se heurtent à une résistance farouche des Gourous, des Baoulés et des Attiés. Surtout, au Nord ils ont affaire à Samory "le Napoléon de la savane" »355
Comme ce fut déjà le cas dans Monnè, outrages et défis, « Kourouma rend fidèlement
compte de l’histoire. Mis à part les ilots de forte résistance, comme celle de Samory, la 353 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 57. 354 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 58. 355 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 58.
160
conquête territoriale a été plutôt pacifique. »356 Dans le même ordre d’idées, Jacques Chevrier
écrit qu’« au Soudan, le colonel Archinard devait pour sa part se heurter au puissant Samory,
qui finit par être capturé en 1898, après avoir opposé aux troupes coloniales une farouche
résistance. »357
En 1897, Samory Touré fit raser Kong, dont les habitants avaient pactisé avec la
France. Il dut toutefois se rendre et fut déporté. Marc Ferro décrit l’organisation de ce
personnage épique :
"L’Etat qu’a su construire Samory au XIXe siècle, au Soudan, est exemplaire. Il résulte de l’association d’un individu exceptionnel et d’un groupe social, les Dyula, commerçants, dont l’essor est lié à une rénovation de l’Islam. Chef de guerre, Samory se hisse à la tête d’une société et se taille un empire de près de 400000 km². Il avait su réorganiser l’armée en établissant une hiérarchie entre les professionnels qui en forment le noyau permanent dévoué à son chef, et les combattants de circonstance ou d’appoint. Surtout, il sait faire produire des armes à feu par les artisans, resserrer l’administration de l’Etat en se servant de l’Islam et des ses marabouts pour en assurer l’unification, instituant ainsi un régime théocratique hiérarchisé. Sa rencontre avec les Français de Gallieni fut fortuite ; il conclut ainsi des accords avec lui, puis prépara l’alliance anglaise. En 1890, devant l’avancée française, il pratiqua la politique de la terre brûlée à la suite d’une insurrection qui embrasa des Etats et déplaça son empire vers l’est pour échapper aux Européens ; ce qui était la preuve de la solidité des structures de cet Etat. Mais il est finalement fait prisonnier par le général Gouraud en 1898, et son Etat disparaît avec lui."358
Cette histoire réelle est parfaitement reprise dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma. Le
narrateur de Quand on refuse on dit non fustige cette arrestation et, à l’image des textes
historiques, il donne la date exacte de ce fait : « Il fut capturé par traîtrise en 1898. »359
Soulignant que « la Côte-d’Ivoire officielle ne reconnaît pas Samory parmi ses héros. »360
Samory n’a pas l’aval de la « Côte d’Ivoire officielle » :
"Parce qu’il était arrivé au centre de la Côte-d’Ivoire, poursuivi par les Français qui l’avaient chassé de Guinée et du Nord-Ouest du pays, la région d’Odienné. Pour affamer ses poursuivants, il avait appliqué dans le centre de la Côte-d’Ivoire la technique de la terre brûlée. C’est-à-dire beaucoup de destructions et beaucoup de massacres. Les Ivoiriens sont loin de pardonner à l’almany Samory les souffrances endurées par les populations pendant l’épopée."361
De ces différentes références sur le combat de Samory, il apparaît clairement que
toutes lui confèrent une dimension mythique. Il est celui qui a tenu tête à l’invasion coloniale, 356 Borgomano (Madeleine), Ahmadou Kourouma. Le guerrier griot, Op. Cit., p. 149. 357 Chevrier (Jacques), Littérature francophone d’Afrique noire, Op. Cit., p.21. 358 Ferro (Marc), Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances XIIIe–XXe siècle, Op. Cit., p. 286. 359 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 58. 360 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 58. 361 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 58.
161
pratiquant la tactique de la terre brûlée. Ainsi, le lexique de Kourouma rejoint celui des
historiens et l’adopte sans brouiller le récit. Il est à noter aussi au sujet des souffrances
affligées aux populations ivoiriennes, le discours ironique que tient le narrateur. Il est vrai que
l’engagement de Samory est souvent assimilée à de la révolte indisciplinée mais l’instigatrice
de son histoire dans l’œuvre de Kourouma, Fanta, en fait un maître à penser. De telle sorte
qu’elle reprend sa formule lorsqu’elle demande à Birahima de la conduire au Nord : « "Et
quand on refuse, on dit non, a affirmé Samory » […] « Samory a affirmé que l’on dit non
quand on refuse, quand on ne veut pas." »362 Samory a dit non à la colonisation et son refus
sert de titre à l’œuvre de Kourouma. Ce choix serait-il un moyen pour l’auteur de refuser la
réalité de chez lui et dirait-il toute la symbolique que représente aujourd’hui la personnalité de
Samory pour la jeune génération ? L’ancienne génération avait tellement renié les mérites de
ce héros national que la jeune veut lui redonner toute son importance.
Mais Samory a été défait et sa capture facilite l’installation des Français sur le territoire même
s’il y eut encore quelques résistances
La France ne put asseoir sa domination sur l’ensemble du pays qu’au début du siècle.
En 1904, le territoire devint colonie de l’empire colonial français. Jusqu’en 1915, les autorités
coloniales réprimèrent les révoltes des Baoulé et des Bété. Le roman de Kourouma reprend
cette histoire :
« C’est en 1904 que les limites de la Côte-d’Ivoire sont précisées et que la colonie entre dans l’Afrique occidentale française. Mais les résistances des populations ivoiriennes de l’intérieur, toujours les mêmes Gourous, Baoulés et Attiés, se poursuivront jusqu’en 1914 et même au-delà. Dans les années trente, les Gbantiés de Boundiali [village natal d’Ah. Kourouma], les Attiés de Rubinot, les Dioulas de Bobo se révoltèrent contre la colonisation française. A l’image de la lutte samorienne, "ces résistances héroïques du peuple ivoirien ne sont pas reconnues par la Côte-d’Ivoire officielle." »363
Un fait justifie cette vision de l’histoire du pays selon le narrateur de Kourouma :
"Houphouët-Boigny, le premier président de la Côte-d’Ivoire, avait une conception curieuse de l’histoire des peuples. Pour s’entendre avec le colonisateur, il a effacé la résistance à la colonisation. Il a parlé des vainqueurs et oublié les vaincus. Il a laissé les vaincus dans l’ombre de l’oubli. C’est pourquoi aucune rue des villes ivoiriennes ne porte le nom des résistants ivoiriens. En revanche, elles affichent les noms des administrateurs coloniaux les plus cruels et racistes."364
362 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit. p. 36. 363 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 59. 364 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 59.
162
Le discours de Fanta dresse un constat sur la triste réalité politique du pays dont le
responsable n’a pas entretenu le devoir de mémoire à l’égard de ceux qui ont combattu pour
leur terre où fut introduite, dès 1882, la culture du café par les colons. Celle-ci se développa
au lendemain de la colonisation et une classe de petits planteurs apparut.
Dès 1932, l’un d’eux, Félix Houphouët-Boigny, prit la tête de la contestation contre
l’accaparement des terres par les grands propriétaires coloniaux et contre la politique
économique qui pénalisait les petits planteurs autochtones. Houphouët-Boigny était à la tête
du syndicat des planteurs : « Les planteurs africains décidèrent de créer un syndicat agricole
[…] Ils mirent à la tête de ce syndicat Houphouët-Boigny. »365 Et dès lors « l’histoire de la
Côte-d’Ivoire se confond avec l’histoire personnelle de Houphouët-Boigny. »366
La Côte d’Ivoire fut à l’époque sous la coupe des milieux d’affaires qui incitèrent le
gouvernement français à intégrer la colonie, entre 1932 et 1947, les régions très peuplées du
centre et du sud de la Haute-Volta (actuel Burkina-Faso), dont les habitants étaient recrutés
pour le travail dans les plantations et constituaient le gros des contingents des tirailleurs
sénégalais envoyés sur le front européen durant les deux guerres mondiales.
Le recours au travail forcé, pour la construction de la voie ferrée entre Abidjan et
Ouagadougou, destinée à parfaire l’intégration économique de ces territoires, renforça
l’opposition anticoloniale. En 1944, F. Houphouët-Boigny créa un syndicat agricole africain,
qui fut à l’origine du parti démocratique de Côte d’Ivoire (P.D.C.I.), section ivoirienne du
Rassemblement démocratique africain (R.D.A.), fondé en 1946, à Bamako (Mali). Les
différentes sections du R.D.A. créées dans les colonies de l’Afrique Occidentale Française
(A.O.F.) menèrent la lutte pour l’indépendance. Houphouët-Boigny s’allia aux communistes :
"Ils prirent en main l’organisation du syndicat des planteurs […] Ils devinrent les amis et conseillers de Houphouët-Boigny et de son équipe […] Quand vint l’élection de députés pour la première Constituante, Houphouët se présenta et ses amis axèrent sa campagne sur la suppression des travaux forcés…"367
Houphouët-Boigny devint alors député dans la première Constituante, ainsi que dans
la seconde Constituante :
365 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p.66. 366 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 66. 367 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 71.
163
"La loi Houphouët-Boigny, la loi supprimant les travaux forcés, fut perpétuellement acquise. Le nom de Houphouët-Boigny, lié à la suppression des travaux forcés, fit de lui un homme-dieu de la Côte, dans l’actuel Burkina et dans le Niger."368
En conséquence :
"Il fut désigné comme le président du Rassemblement démocratique africain lors de sa création à Bamako. Ce mouvement qui allait jouer un rôle primordiale dans l’émancipation de l’Afrique."369
Effectivement, en 1946, député de la Côte d’Ivoire à l’Assemblée française,
Houphouët-Boigny fut à l’origine de la loi abolissant le travail forcé dans les territoires
d’outre-mer, statut auquel accéda la Côte d’Ivoire la même année.
La reconstitution du Burkina-Faso par les colons qui combattaient le communisme,
avait contrarié ce rassembleur africain. Quand on refuse on dit non reprend cette contrariété :
"En 1947, ils avaient obtenu la reconstitution de l’actuel Burkina, appelé alors la Haute-Volta, pour faire échapper ce pays à l’influence communiste. Ce qui eut pour effet de faire perdre aux Burkinabés le bénéfice des sacrifices qu’ils avaient consentis pour la construction de la basse Côte-d’Ivoire. Du jour au lendemain, tous les Burkinabés se trouvèrent étrangers dans un pays qu’ils avaient bâti avec leur sang. Houphouët, devant l’injustice de la situation, voulut instituer, en 1964, la double nationalité entre Ivoiriens et Burkinabés. Mais la proposition arrivait trop tard : elle fut rejetée par les habitants de la basse Côte-d’Ivoire avec fracas."370
L’arrivée de la guerre froide marqua la fin du communisme et ouvra une chasse contre
tous ses partisans et la narratrice du roman de l’écrivain ivoirien évoque méticuleusement les
faits :
"Le RDA de Houphouët-Boigny et son groupe perdirent leur appui à l’Assemblée nationale […] On envoya dans chaque colonie des gouverneurs d’exception, des anticommunistes de fer. La Côte-d’Ivoire eut Péchoux […] Il engagea aussitôt la lutte contre le RDA par tous les moyens..."371
Et, malgré les soulèvements des populations :
"Un mandat d’arrêt fut lancé contre Houphouët-Boigny qui n’échappa à l’arrestation qu’en se réfugiant en France. Il se terra à Paris jusqu’à ce que Mitterrand lui tende la perche de la rupture avec le Parti communiste et de l’adhésion du groupe RDA à son petit parti, Union démocratique et socialiste de la
368 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 71-72. 369 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p.72. 370 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 72-73. 371 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 74.
164
résistance. Houphouët-Boigny appela l’opération repli stratégique et envoya de nombreux messagers en Afrique pour expliquer aux militants."372
Le P.D.C.I.-R.D.A., alors apparenté au parti communiste français, s’opposa
violemment à l’Administration française, en 1949, soutenant les grèves suscitées par la chute
des cours du cacao.
En 1951, cependant, Houphouët-Boigny adopta une stratégie de coopération avec le
gouvernement français, et le P.D.C.I.-R.D.A. rallia l’union démocratique et socialiste de la
résistance (U.D.S.R.), présidée par François Mitterrand, alors ministre de la France d’outre-
mer. Marc Ferro écrit à ce sujet :
« D’une certaine façon, en métropole, le pionnier en fut F. Mitterrand qui, au ministère de la France d’outre-mer, appliqua le principe ad augusta per augusta. D’un côté, il sut nouer des rapports avec les leaders du Rassemblement Démocratique Africain d’Houphouët-Boigny, le détachant de ses amis, compagnons de route du parti communiste, tel Arboussier ; de l’autre, comme ministre de la France d’outre-mer, il conduisit sa politique "jusqu’à un seuil de non-retour grâce à l’indifférence des milieux métropolitains et à l’inattention générale." »373
Député à deux reprises à l’Assemblée nationale française, Houphouët-Boigny participa
à l’élaboration des réformes qui avaient débouché sur la décolonisation. Houphouët-Boigny
fut un grand acteur de l’histoire politique de son pays, voire de celle de l’Afrique. Ainsi, le
fait d’avoir renoncé au communisme lui ouvrit les portes du gouvernement français comme le
fait souligner Fanta dans Quand on refuse on dit non :
"Le repli stratégique permit à Houphouët-Boigny d’entrer dans le gouvernement français et de devenir un ami de De Gaulle. De glissement en glissement, il finit par être l’anticommuniste viscéral que tout le monde a connu."374
Le 4 décembre 1958, la Côte d’Ivoire devint une république au sein de la communauté
française, Houphouët-Boigny assurant les fonctions de Premier ministre. Ce dernier n’était
pas partisan des indépendances. Et lorsque Léopold Senghor qualifia la politique du processus
des indépendances de « Balkanisation »375, le roman de Kourouma ironise sur la réponse que
Houphouët-Boigny aurait donnée à Senghor :
372 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 75. 373 Ferro (Marc), Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances XIIIe–XXe siècle, Op. Cit., p. 475. 374 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 75. 375 Ferro (Marc), Histoire des colonisations. Des conquêtes aux indépendances XIIIe–XXe siècle, Op. Cit., p. 476.
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« "Courir avant de marcher", commenta Houphouët-Boigny. Pour les Africains, il s’agissait d’une étape, mais ils se divisaient sur la forme d’autonomie et de la nature des liens qui les uniraient entre eux et la France. »376
Félix Houphouët-Boigny « eût souhaité une communauté franco-africaine
durable. »377 Ce fut un fin stratège politique, au point de refuser l’indépendance ivoirienne,
voulant « obtenir pour la Côte-d’Ivoire le statut d’Etat associé à la France »378, confirme
Fanta. Il devint président lorsque la Côte d’Ivoire fut proclamée indépendante le 7 août 1960.
L’ancienne A.O.F. vit naître un second pôle économique et politique, concurrent du
Sénégal, où se trouvaient des administrations coloniales. La Côte d’Ivoire en était le pays le
plus riche et son dirigeant eut l’ambition de fonder sa puissance politique sur le
développement économique national.
La stabilité politique du pays qu’avait établie Houphouët-Boigny à travers un régime
de parti unique, favorisa la forte croissance économique des années 1960 et 1970, grâce à la
bonne tenue des cours du café et du cacao, et à la création d’une caisse de stabilisation
(CAISTAB) assurant aux paysans des revenus réguliers. Houphouët-Boigny a ouvert les
portes de la Côte d’Ivoire à tous les cultivateurs de l’Afrique de l’Ouest :
"La bonne conjoncture internationale, la politique libérale de Houphouët-Boigny qui a attiré une main-d’œuvre abondante et de qualité rebutée par les expériences socialistes tentées au Ghana, en Guinée et au Mali […] Houphouët-Boigny a su accompagner la croissance par des créations originales comme la caisse de stabilisation…"379
Cependant, peu de temps après les indépendances, des coups d’Etat commençaient à
survenir dans ces nouveaux pays indépendants. Et, en stratège visionnaire :
« "Houphouët-Boigny prit peur et s’en alla consulter ses devins. Les devins lui révélèrent qu’en Côte-d’Ivoire aussi un complot se préparait […] Les conjurés, pour réussir infailliblement, avaient réalisé le suprême des suprêmes en matière de sacrifices : l’immolation d’un chat noir dans un puits. La conspiration eut pour nom « le complot du chat noir." »380
Houphouët-Boigny qui croyait beaucoup aux devins et marabouts, leur avait demandé
les identités des responsables du complot :
376 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 476. 377 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 478 378 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 75. 379 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 50. 380 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 86.
166
"Les devins chargés de désigner les comploteurs se firent psychologues. Ils indiquèrent les personnages que Houphouët-Boigny souhaitait accuser. Principalement des cadres du Nord, plus quelques éléments turbulents du Sud. Le président de la République fit bâtir à Yamoussoukro des cagibis de torture […] Le président Boka, président de la cour suprême, est mort sous la torture et beaucoup de cadres du Nord sortirent de l’endroit marqués et traumatisés à vie. Il y eut un semblant de procès présidé par Yacé. Presque tous les accusés furent condamnés à la peine de mort. Heureusement, personne ne fut exécuté."381
Le narrateur présente le personnage d’Houphët-Boigny comme une chef dictateur ;
« Le « vieux dictateur Boigny » qui emprisonna Kourouma dans les années 60. »382 Il torture
ses sujets pour mieux asseoir son pouvoir. La croyance aux devins nous met face à une
personnalité qui souhaite tout contrôler avec des moyens autres que rationnels. Ce souci le
conduit à prévenir un futur qui pourrait lui échapper. Ahmadou Kourouma revient largement
sur le complot du « chat noir » auquel il avait fait une fine allusion dans son premier roman. A
ce propos, Gnaoulé Oupoh écrit :
"L’allusion que fait Kourouma aux complots fictifs, organisés par la direction du PDCI-RDA entre 1959 et 1963, est directe. Beaucoup d’indices dans l’œuvre l’attestent. A certains moments même, la description des faits, tels qu’ils se sont produits réellement, prend largement le pas sur la fiction."383
Cette fois-ci, Kourouma lève le voile. Il ne s’agit plus d’indices. L’auteur nomme
clairement les choses. Kourouma en effet, reconnaît le côté réaliste de son écriture, comme en
témoigne une étude de Madeleine Borgomano, au sujet de En attendant le vote des bêtes
sauvages384. Elle confirme qu’« Ahmadou Kourouma le répète sans cesse, tout ce qu’il
raconte dans ce roman est « vrai ». Ce n’est pourtant pas un livre d’histoire. »385 Un entretien
de Kourouma accordé à Yves Chemla confirme la thèse de Madeleine Borgomano. L’écrivain
avoue que « ce que je dis est vrai »386, en faisant un commentaire sur l’écriture de En
attendant le vote des bêtes sauvages. La suite de l’entretien est édifiante en ce qu’elle annonce
pratiquement le thème de l’écriture d’Allah n’est pas obligé. Ce dernier devient l’espace de
liberté de Kourouma où il règle ses comptes au « dictateur Houphouët-Boigny ». Il sort du
silence dans lequel ce dernier avait installé les Ivoiriens, réprimant toute pensée pouvant aller
à l’encontre de son pouvoir. Nous conviendrons avec Claire Ducournau que Kourouma « se 381Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 86. 382 Loret (Eric), « Kourouma, fracas d’Afrique », in Le Monde du 21 novembre 2000. 383 Gnaoulé Oupoh (Bruno), La littérature ivoirienne, Paris, Karthala / Abidjan, CEDA, 2000, p. 299. 384 Kourouma (Ahmadou), En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Seuil 1998. 385 Borgomano (Madeleine), Des hommes ou des bêtes. Lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, Op. Cit., p. 39. 386 Entretien avec Yves Chemla, Notre librairie, paris, 1998, http://homepage.mac.com/chemla/fic_doc/kourouentret.html, du 19/03/2009.
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présentait davantage comme un opposant politique »387, pour qui l’écriture constituait d’abord
un « moyen de contestation. »388 Son style répond au rôle que Gilles Deleuze et Félix Guattari
assignent à l’écrivain :
« Ce que l’écrivain tout seul dit constitue déjà une action commune, et ce qu’il dit ou fait est nécessairement politique, même si les autres ne sont pas d’accord. Le champ politique a contaminé tout énoncé. Mais surtout plus encore, parce que la conscience collective ou nationale est "souvent inactive dans la vie extérieure et toujours en voie de désagrégation." »389
Kourouma assume à travers son œuvre, le rôle que doit jouer l’écrivain dans sa société.
L’écrivain y apparaît comme un individu qui peut aborder toutes les questions liées à la
société et qui s’engage à la défendre quels que soient les risques auxquels il s’expose.
Kourouma dénonce clairement les pratiques politiques d’Houphouët-Boigny dont le
désir de tout maîtriser s’applique aussi sur sa propre personne. De fait, pour soigner son image
au niveau international, il décide de libérer tous les prisonniers du complot du chat noir :
"Quelques années après, il vint à Houphouët-Boigny l’idée de passer pour le sage de l’Afrique, pour celui qui n’avait jamais versé la moindre goutte de sang humain et qui, par conséquent, méritait le prix Nobel de la paix. Il libéra tous les prisonniers, fit démolir les cagibis de torture et déclara publiquement que le complot du chat noir était un faux, une manigance de policiers. Les aveux des accusés étaient sans fondement, obtenus sous la torture. Il présenta ses excuses aux anciens prisonniers."390
Seulement, le mal était fait, Houphouët-Boigny avait réussi à diviser le pays dans la
mesure où la majorité des prisonniers étaient des ressortissants du Nord du pays : « Du
complot du chat noir naquit la première fracture entre éléments du Nord et du Sud. »391
La politique paternaliste du président suscita cependant une opposition croissante
(manifestations étudiantes, conspiration dans l’armée). En effet, l’ethnie du président, les
Baoulé, était largement privilégiée, comme le soutient Jean-Pierre Dozon. Il précise qu’il 387 Ducournau (Claire), De la scène énonciative des Soleils des indépendances à celle d’Allah n’est pas obligé. Comment la consécration d’Ahmadou Kourouma a-t-elle rejailli sur son écriture, in http://www.revue-contextes.net du 19/03/2009. 388 Ducournau (Claire), De la scène énonciative des Soleils des indépendances à celle d’Allah n’est pas obligé. Comment la consécration d’Ahmadou Kourouma a-t-elle rejailli sur son écriture, in http://www.revue-contextes.net du 19/03/2009. 389 Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Les Editions de minuit, Coll. Critique, 1975, p. 31. 390 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 87. 391 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 87.
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« s’y opère un filtrage, une sélection, qui tout à la fois met en évidence la prédominance des
originaires Akan (et tout particulièrement baoulé) et la nette sous-représentation des gens de
l’Ouest. »392 Il ajoute :
"Tout se passe donc comme si, au-delà du cadre proprement institutionnel ou républicain, la question du politique, c’est-à-dire de la souveraineté, devait se régler à l’intérieur de la sphère akan et traduisait simultanément une certaine défiance à l’égard des ressortissants de la zone ouest-ivoirienne, particulièrement des bété. De ce point de vue, il est significatif que les rivalités qui ont surgi depuis quelques années, depuis que se pose avec acuité le problème de la succession d’Houphouët-Boigny, se déroule dans un cercle restreint de représentants du monde akan, et notamment de l’univers baoulé."393
Le visage paternaliste d’Houphouët-Boigny à l’égard de son ethnie que nous présente
Jean-Pierre Dozon est nettement repris dans le récit d’Ahmadou Kourouma.
Le narrateur de Quand on refuse on dit non, considère Houphouët-Boigny comme un
grand homme : « Houphouët-Boigny fut un grand homme durant les premières années de
l’indépendance du pays. »394 Est-ce un discours ironique ? Birahima revient sur la gestion de
l’Etat par le président qui, contrairement aux autres chefs d’Etat voisins, ne prôna pas une
africanisation de la Côte d’Ivoire :
"La politique du président Houphouët-Boigny était différente de celle des Etats voisins, qui avaient décidé une africanisation à outrance. Houphouët-Boigny fit venir des milliers de coopérants. Des coopérants de valeur […] Ils décidèrent la création de la Caisse de stabilisation […]"395
Il ouvrit un autre chantier révolutionnaire :
"Houphouët eut une autre idée géniale qui se trouve au centre des débats actuels. Pour profiter de la conjoncture internationale de l’époque, il voulut une main-d’œuvre importante et de qualité. Il décida de l’entrée massive des étrangers en Côte-d’Ivoire. Houphouët-Boigny disait que ses compatriotes du Sud étaient incapables de réussir un travail dur, sérieux et continu […] Il profita des socialisations en cours dans les Etats voisins, notamment en Guinée, au Mali et au Ghana, pour attirer la main-d’œuvre vers son pays. Il proclama haut et fort que la terre ivoirienne appartenait à l’Etat ivoirien et à personne d’autre. Et cette terre appartiendrait définitivement à celui qui la mettrait en valeur."396
392 Dozon (Jean-Pierre), « Les Bété : une création coloniale », in dir. Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Op. Cit., p. 57. 393 Ibid., pp. 57-58. 394 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 88. 395 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 88-89. 396 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 89.
169
Le manque de main-d’œuvre en Côte d’Ivoire avait conduit Houphouët-Boigny à
officialiser l’immigration. Une décision qu’il prit sans concerter le peuple ivoirien. Voilà un
énième comportement qui vient confirmer la gestion despotique de ce personnage. Toutefois,
les résultats des sa politique étaient convaincants : « Toutes ces heureuses idées permirent à
l’économie de la Côte-d’Ivoire d’être florissante pendant les deux décennies qui suivirent
l’indépendance, avec des taux de croissance de plus de 6%. »397 Cette heureuse situation
donna du zèle à l’enfant chéri du néo-colonialisme, ainsi :
« De réussite en réussite, Houphouët-Boigny, principal artisan de ce développement, finit par se croire pour un prophète, voire un Dieu. Dans certaines sectes ivoiriennes Houphouët-Boigny faisait partie du panthéon. Ses discours étaient émaillés d’adages plus ou moins consistants qui émerveillaient son entourage. Un de ses courtisans lui demanda un jour pourquoi il ne mettait pas par écrit à la disposition des intellectuels du monde entier ses pensées que tous admiraient : "Ni Jésus-Christ ni Mohammed n’ont écrit de livres, répondit-il. Ils se sont contentés de parler en public et leur entourage a recueilli leurs pensées. C’est à vous de capter ce que j’exprime." »398
Cet extrait montre le caractère ambitieux du personnage qui se compare aux prophètes,
en l’occurrence, Jésus-Christ et Mohammed, conseillant à son entourage de reprendre ses
pensées comme les disciples de Jésus-Christ et Mohammed l’ont fait pour leurs Maîtres. Le
nouveau prophète auto-proclamé veut restructurer entièrement son pays. Une entreprise qui
passe par la nationalisation des fonctionnaires. En effet, le président entreprend
l’africanisation des cadres de son pays qui jusque là étaient des coopérants français.
Aussi, l’africanisation des cadres en Côte d’Ivoire, ne se produisit-elle sans heurts car ces
derniers étaient sous-payés, contrairement aux coopérants français :
"La Côte-d’Ivoire avait formé une pléthore d’Ivoiriens capables d’assurer la relève […] C’était la relève générale, l’africanisation des cadres en Côte-d’Ivoire. Cette africanisation ne se faisait pas au rabais au niveau intellectuel mais au rabais dans les salaires. Le nègre touchait quatre à cinq fois moins que le blanc qu’il relevait."399
Cette situation fut signalée au président car les jeunes cadres ne s’en sortaient pas avec
leurs minables salaires et Houphouët-Boigny « répondit par d’amusants proverbes
africains »400 :« "On ne regarde pas dans la bouche de celui qui est chargé de décortiquer
397 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 90. 398 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 90. 399 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 91. 400 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 91.
170
l’arachide. On ne doit pas être toujours là à regarder dans la bouche de celui qu’on a chargé de
fumer l’agouti." »401
Cette intervention suscite l’officialisation de la corruption en Côte d’Ivoire : « Ces
proverbes furent bien compris par les Ivoiriens à tous les niveaux. Et ce fut la corruption
généralisée, du ministre au planton. »402 Le narrateur traite Houphouët-Boigny comme « l’un
des plus grands corrupteurs que la terre ait engendrés. Il ne croyait pas aux idéologies, aux
principes, aux hommes de foi, aux incorruptibles »403 :
"Un dilapidateur, généreux de l’argent de l’Etat. Par une sorte de solidarité avec les chefs d’Etat francophones, il entretenait automatiquement tous ceux qui avaient été déchus par des coups d’Etat. Le chef déchu et sa famille avaient le logement."404
Houphouët-Boigny gérait l’argent de l’Etat comme le sien. Il se servait sans scrupule
de l’argent de la Caisse de stabilisation des produits agricoles :
"Ses obligations de dépenser, de dilapider, étaient assurées en partie par trois sacs pleins d’argent que la Caisse de stabilisation des produits agricoles lui fournissait chaque jour."405
Mais le changement de la conjoncture économique vient altérer son mode de vie :
"Ce fut le représentant de la Banque mondiale qui conseillait à Houphouët-Boigny de diminuer le train de vie de l’Etat ivoirien… […] Au lieu de rénover ses habitudes, Houphouët-Boigny fulmina dans une de ces colères homériques dont lui seul avait le secret. Il sortit précipitamment de son bureau, fit venir son hélicoptère sur le parvis de la présidence, y embarqua et quitta Abidjan pour son village natal Yamoussoukro."406
Le président était un coléreux qui voulait faire fonctionner les choses à sa guise. C’est
pourquoi il ignora cette crise économique, dénonçant l’injustice du capitalisme : « Il refusa de
se soumettre à ce diktat inacceptable. Pour embarrasser la communauté internationale, il
déclara la Côte-d’Ivoire insolvable devant sa dette de quatre milliards et demi de dollars. »407
Cette déclaration n’eut pas l’effet escompté et Houphouët-Boigny prit une autre
401 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 91. 402 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 92. 403 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 93. 404 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 93-94. 405 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 94. 406 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 95. 407 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 96.
171
décision : « Puisque la Côte-d’Ivoire est le premier pays producteur de cacao, je décide de
bloquer l’exportation du cacao jusqu’à ce que la chute vertigineuse des cours se renverse. »408
Cependant la mesure n’était pas appliquée sur ses propres exploitations :
"On sut que Houphouët-Boigny n’appliquait pas la mesure à ses propres productions. Et beaucoup de petits paysans ruinés par la mesure se débarrassèrent de leurs produits en les cédant à bas prix aux Etats voisins. La mesure n’eut donc aucun effet."409
Malgré tous ces problèmes, Houphouët-Boigny ne semblait pas plus préoccupé. A la
fin des années 1980, le président entreprit des travaux grandioses, notamment à
Yamoussoukro, son village natal où fut transférée la capitale et édifiée une cathédrale sur le
modèle de Saint-Pierre de Rome. Le déploiement d’un tel faste, alors même que l’économie
nationale s’effondrait, alimenta le mécontentement de la population. L’inauguration de cette
basilique était devenue sa seule priorité :
"Houphouët-Boigny se battit pour sauver sa basilique de Yamoussoukro. Elle était une mission importante. Elle devait arrêter l’expansion de l’islam, bloquer son avancée vers le Sud chrétien de la Côte-d’Ivoire […], elle serait inaugurée, bénie par Jean-Paul II en personne […], le président fit valoir que la cathédrale était financée sur la cagnotte de sa sœur et non par le budget ivoirien. Près de deux cents milliards de francs ! La pauvre sœur en question était ignare, n’avait jamais travaillé, n’avait jamais eu un franc à elle. Mais la discussion fut si chaude que le fonctionnaire du FMI s’inclina."410
Tous ces désaccords arrivaient avec les premiers vents des démocraties en Afrique.
Situation à laquelle la Côte d’Ivoire n’échappa pas : « Acculé, Houphouët consentit au
multipartisme. »411
En 1990, Houphouët-Boigny accepta, sous la pression des manifestations, d’instaurer
le multipartisme. Dès cette époque, le problème de sa succession se posait, mais le président
ne laissait pas aux dauphins constitutionnels (les présidents successifs de l’Assemblée
nationale) la possibilité de s’imposer.
Au mois d’octobre 1990, Houphouët-Boigny fut réélu pour un septième mandat de
cinq ans, à l’issue des premières élections pluralistes du pays. L’ouverture politique n’était
408 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 96. 409 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 96-97. 410 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 97. 411 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 98.
172
cependant que formelle puisqu’en 1992, les principaux dirigeants de l’opposition, dont
Laurent Gbagbo, fondateur du Front Populaire ivoirien (F.P.I.), étaient emprisonnés.
Sous les exigences du F.M.I., Houphouët-Boigny fut obligé de remanier son
gouvernement, nommant Alassane Ouattara, Premier ministre :
"Il prit comme Premier ministre un fonctionnaire du FMI, donc un homme qui connaissait le sérail, Alassane Ouattara. Alassane Ouattara était d’origine ivoirienne par son père et par sa mère, tous deux Ivoiriens. Il était donc incontestablement, d’après la constitution ivoirienne de nationalité ivoirienne. Mais il avait fait ses études au Burkina, ses premiers pas de fonctionnaire au Burkina, ses premiers pas de fonctionnaire burkinabé, il avait donc bien eu la nationalité burkinabé. Des années plus tard, les Ivoiriens négligeront tous les problèmes politiques de la nation pour se consacrer à la question de savoir si Alassane Ouattara est oui ou non Ivoirien…"412
Une ouverture qui signa en quelque sorte la fin du règne de ce dictateur qui contrôlait
tout avant de se voir contrôler par les institutions bancaires internationales. Il recommanda
alors à son Premier ministre de redresser la situation ivoirienne : « Ouattara fut chargé par
Houphouët-Boigny de dénicher coûte que coûte de l’argent, de faire surnager l’Etat
ivoirien. »413 Quelques temps après, il tomba malade : « Houphouët-Boigny avait plus de
quatre-vingt-quatre ans. Il tomba malade et se fit évacuer en France. »414 Dans l’incapacité
d’assumer le pouvoir, il ne désigna toutefois pas son successeur mais « laissa entendre dans
ses déclarations ambiguës qu’il était prêt à accepter des modifications dans les dispositions
constitutionnelles. »415 Et lorsque Alassane Ouattara lui demanda de signer des documents
liés aux fameuses dispositions :
« Le "vieux" fait le sourd, l’aveugle. Il n’a rien vu, rien entendu, rien compris. Il ne signe rien. Il est malade mais pas fou jusqu’à laisser la Côte-d’Ivoire chrétienne aux mains d’un Dioula musulman et inconnu du Nord. »416
Houphouët-Boigny est très rusé. Il ne veut pas ouvrir des brèches à Alassane Ouattara
qui, dans son entreprise de réformes, pourrait dénoncer sa gestion un jour. De fait, il préfère
être succédé par Henri Konan Bédié :
« "Le vieux" a besoin pour lui succéder d’un corrompu, d’un homme plus corrompu que lui. Bédié, qui est de son ethnie (on va jusqu’à prétendre qu’il est son fils naturel), correspond bien à cette exigence. »417
412 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 98. 413 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 98. 414 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 98 415 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 102. 416 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 102-103.
173
Ce personnage fait son apparition dans le troisième chapitre du roman lorsque le
narrateur parle de la maladie de Houphouët-Boigny. Dès lors, on comprend la force de la
relation qu’il entretient avec ce dernier. C’est lui qui succéda à Houphouët-Boigny :
« Dans les dispositions constitutionnelles en vigueur, c’est Bédié, président de l’Assemblé nationale, successeur prévu depuis trente ans, qui doit recueillir la manne. C’est en effet, Bédié qui régnera pendant les deux années non courues du mandat inachevé du "vieux", avant d’organiser des élections présidentielles. »418
Birahima entreprend alors la biographie du personnage Bédié qui, avant d’être président de
l’Assemblée nationale, fut ministre des finances :
« Le "vieux" l’a démis de sa fonction de ministre des Finances et du Budget pour corruption active. C’est un homme qui, lorsqu’on le charge de décortiquer l’arachide, ne se contente pas de remplir sa bouche ; il en met aussi dans toutes ses grandes poches. »419
La mort de Houphouët-Boigny, désigné explicitement dans la narration par « le
vieux », marque en quelque sorte la fin de la stabilité en Côte d’Ivoire. Dans son règne, il a
dirigé ce pays comme sa propre entreprise et, à sa mort, il voulait s’assurer de son influence
sur la Côte d’Ivoire, en désignant quasiment son successeur. La Côte d’Ivoire fut en quelque
sorte la dynastie de ce dictateur. C’est ce regard de responsable du chaos de la Côte d’Ivoire
que Birahima pose sur ce personnage tout au long de la narration.
La mort de Houphouët-Boigny permet à tous ceux qui ont subi son règne de pouvoir
s’exprimer. Après sa disparition en 1993, le président de l’Assemblée nationale, Henri Konan
Bédié termina le mandat en cours, conformément à la constitution. La mise en relief de ces
deux individus montre leur proximité. Et, à l’image de son maître spirituel, Bédié est un
visionnaire qui sait anticiper sur ses adversaires politiques. Il le prouve après le décès du
président :
"Bédié, à juste raison, estime que le juridisme pointilleux de Ouattara couvre un coup d’Etat constitutionnel. Il se fait accompagner par des gendarmes armés, se présente à la télévision et se proclame deuxième président de la Côte-d’Ivoire. Il est suivi par l’armée, par beaucoup de partis ivoiriens et par la communauté internationale. Constitutionnellement, c’est lui qui doit succéder au président défunt."420
417 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 103. 418Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 102. 419. Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 103. 420 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 103-104.
174
Comme son prédécesseur, Bédié s’accroche au pouvoir et se présente aux élections
présidentielles de 1995 qu’il remporte sans difficulté puisque « quand on est président et
qu’on prépare les élections, se faire élire est un jeu. »421 Admiratif du défunt président, il
s’entête à entreprendre d’énormes travaux de construction, sans financement. Bédié est un
personnage dont la détermination frise l’opiniâtreté : « Une fois élu, il annonça des travaux
pharaoniques sans préciser les sources de financement. »422 Cette attitude laisse croire que
Bédié ne semble pas être inquiété par la crise ivoirienne :
"En réalité, tout lui était acquis, tout était naturel pour Bédié. Depuis trente ans, on l’avait préparé à succéder et il succédait. Comme si la Côte-d’Ivoire était un royaume millénaire, une seule tribu, sa tribu de Baoulés."423
Ce sentiment de facilité fait que Bédié continue à vivre et à dilapider l’argent de l’Etat,
sans tenir compte de la crise que traverse le pays. La corruption a pris beaucoup d’ampleur et
Bédié s’enrichit de plus en plus pendant que le peuple sombre dans la misère. Par exemple :
"On vit le président financer des galeries souterraines dans sa résidence de M’bayakoro. Pendant que Konan Bédié vivait comme au beau temps de Houphouët-Boigny, la situation sociale se dégradait. […] Les Ivoiriens diplômés encombraient les rues et manifestaient."424
Bédié prône alors le retour à la terre. Ce retour à la terre constitue la source du conflit
entre les Ivoiriens :
"Bédié pensa au retour à la terre. Mais la terre était occupée par ceux qui la travaillaient, comme l’avait voulu Houphouët-Boigny. Voilà l’Ivoirien sans emploi et sans terre dans son propre pays."425
Le fameux retour à la terre était la solution au climat politique et social tendu pour
maintenir les oppositions entre communautés et régions qui se manifestaient. Le scrutin
présidentiel d’octobre 1995 fut marqué par des violences intercommunautaires touchant les
immigrés. Ces dissensions opposèrent, notamment dans l’ouest du pays, les Bété aux Baoulé,
dont fait partie le président H. Konan Bédié, tandis que les musulmans du nord et les
Burkinabés, immigrés de longue date et se considérant Ivoiriens, restaient marqués par la 421 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 105. 422 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 105. 423 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 105. 424 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 106. 425 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 106.
175
marginalisation dans laquelle les institutions tentaient de maintenir Alassane D. Ouattara, en
raison de ses origines burkinabées. Et, en véritable rusé, Bédié trouve une cible pour le peuple
en colère, faisant « sienne l’idéologie de "l’ivoirité". L’ivoirité est le nationalisme étroit,
raciste et xénophobe qui naît dans tous les pays de grande immigration soumis au
chômage. »426
Bédié est donc le concepteur de l’ivoirité, une barbarie qui vise à exclure tous les
étrangers que Houphouët-Boigny a laissés entrer en Côte d’Ivoire. Cette nouvelle orientation
politique permet surtout à cet assoiffé du pouvoir d’exclure Alassane Ouattara d’une
éventuelle candidature pour les futures élections présidentielles : « L’ivoirité permet surtout
d’éloigner définitivement son adversaire politique, Alassane Ouattara, en le taxant de
Burkinabé. »427 Toutefois, ce concept que Bédié a pris pour une réussite dans sa politique,
constitue aussi l’une des grandes failles de son système politique :
"La tension monta tellement que les ambassadeurs de France, des Etats-Unis et d’autres diplomates informés de la situation demandèrent un rendez-vous à Bédié et lui conseillèrent d’adoucir sa position sur les étrangers. Il accepta, mais, au moment de prononcer son discours, la haine d’Alassane Ouattara fut la plus forte, elle l’aveugla. Il martela ses positions xénophobes. Le sort de Bédié était scellé ; il était à la merci du moindre incident."428
En 1998, le président Konan Bédié fit adopter une révision constitutionnelle, instituant
le septennat renouvelable jusqu’à l’âge de 75 ans. La possibilité pour le chef de l’Etat de
reporter l’élection présidentielle prévue pour l’an 2000, souleva les protestations d’une
opposition divisée. A cette forte tension politique et communautaire liée à la future élection
présidentielle, s’ajoutaient les problèmes nés d’une économie en chute libre. Celle-ci, dont le
taux de croissance était passé de 6,8% en 1994 à 1,8% en 1996, avait été stimulée par la
dévaluation du franc C.F.A.
Ce chapitre a permis de mettre en exergue deux des modèles de colonisation qu’a
connus l’Afrique. Et comme nous l’avons vu, les deux modèles ne divergent pas
fondamentalement. L’entreprise coloniale britannique, comme celle de la France, ont consisté
à dénaturer le milieu et les habitudes naturels des populations colonisées. Cette dénaturation
n’a pas été que géographique, c’est-à-dire à travers la matérialisation des frontières, elle a
426 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 107. 427 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 107. 428 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 109.
176
surtout été assimilatrice, changeant ainsi la manière d’être et la relation au bien être des
populations noires.
Dans les colonies anglaises, la colonisation a été une double entreprise : celles des
colonisateurs Blancs et celle d’anciens esclaves noirs venus d’Amérique et des îles
britanniques. Cette double entreprise a surtout constitué une double oppression et frustration
pour les populations locales qui, non seulement devaient subir les excès des colons
britanniques mais aussi, devaient se soumettre devant ceux de leur race.
Les colonies françaises ont connu une colonisation dont l’œuvre était essentiellement
entreprise par le Maître blanc qui prônait une totale assimilation des populations noires. Son
entreprise visait la mutation complète de la pensée de l’homme noir qui, pour paraphraser le
titre du fameux essai de Frantz Fanon, devait malheureusement garder sa peau noire sous ses
masques blancs et faire une sorte de réinitialisation de son système de penser.
Les décolonisations présageaient une lueur d’espoir pour les populations qui ont vécu
plusieurs siècles sous le joug de l’homme blanc. Cependant, cet espoir fut de courte durée car
les décolonisations ont mis au pouvoir des enfants de la colonisation ; ceux là même qui ont
été éduqués à la manière du Maître blanc et qui, comme leur père, ont perpétué l’oeuvre
coloniale, transformant le pouvoir en bien familial, clanique, tribal ou ethnique.
Enfin, il ressort de ce chapitre que la question de l’ethnie qui est au centre de toutes les
guerres en Afrique aujourd’hui, est l’œuvre du partage hasardeux de l’Afrique et de
l’éducation reçue par les pays colonisés qui a consisté à mystifier le pouvoir. Dès lors, ce
dernier était devenu une source de frustration et de désir. Cela se matérialise par de nombreux
coups d’Etats qui annoncent généralement les guerres civiles ou ethniques.
177
Chapitre II
LES DIFFERENTES GUERRES
Le roman africain naît dans un contexte bien particulier : le continent noir est sous le
joug colonial. Ahmadou Koné considère ce contexte ainsi que la traite négrière comme les
facteurs importants de la naissance du roman en Afrique :
"Pour que le roman naisse en Afrique, il a fallu qu’on l’importe arbitrairement mais que les conditions de sa naissance soient remplies. Il a fallu que le contexte se prête à cette naissance, que l’Afrique connaisse la traite des esclaves et la colonisation européenne."429
Le contexte d’énonciation apparaît au centre de la création dans le roman africain.
C’est dans ce même esprit de contextualisation que Lilyan Kesteloot oriente ses travaux de
recherche en littérature africaine. Dans son ouvrage, Histoire de la littérature négro-
africaine430, elle revisite l’histoire de l’Afrique, de la période coloniale aux démocraties, en
passant par les indépendances. Elle y soutient :
« Depuis 1968, après Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma et Le devoir de violence de Yambo Oueloguem, un grand nombre de consciences africaines se sont révélées, en abordant avec courage et lucidité la situation politicosociale de l’Afrique "en voie de développement." »431
Les romanciers africains, en général, entretiennent une relation privilégiée avec
l’histoire de leur continent comme le manifeste leur désir constant de situer leurs créations
dans le contexte socio-culturel et historique de leur période de production. Depuis la
naissance du roman et dans une large mesure, de la littérature africaine, les écrivains jouent
les rôles de porte-parole dans leurs sociétés. Et cet état d’esprit continue de prévaloir car après
le contentieux colonial et la faillite des indépendances, les démocraties qui leur ont succédé
dans la décennie 1990, ont suscité d’autres désordres. En effet, depuis cette décennie,
plusieurs pays africains sont le théâtre des guerres ethniques ou civiles. La mise en avant de
l’ethnie ou de l’appartenance régionale dans la formation des partis politiques a contribué à
stimuler des violences entre les communautés vivant à l’intérieur d’un même pays. Et dans un 429 Koné (Ahmadou), Des textes oraux au roman moderne. Etude des avatars de la tradition orale dans le roman ouest-africain, Frankfurt, Verlag für Interkulturelle Kommunikation, 1993, pp. 24-25. 430 Kesteloot (Lilyan), Histoire de la littérature négro-africaine, Op. Cit. 431 Ibid., p. 225.
178
souci de « devoir de mémoire », plusieurs romanciers ont mis en œuvre cette nouvelle
configuration sociale. Que ce soit au Liberia, en Sierra Leone, au Congo-Brazzaville ou en
Côte d’Ivoire, pour ne citer que ceux-là puisque c’est d’eux seuls que se préoccupe ce travail,
l’Afrique est en feu et les écrivains comme Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou n’ont
su rester insensibles à cette déchirure.
Ahmadou Kourouma qui, quelques années seulement après les indépendances,
dénonçait déjà ses abus, avait repris sa plume pour cet énième mal qui envahissait plusieurs
Etats africains. Dans son roman, lauréat de l’un des plus prestigieux prix littéraires français, le
Renaudot, Ah. Kourouma aborde sans aucun masque, les guerres du Liberia et de Sierra
Leone, de la même manière qu’il traite de celle de Côte d’Ivoire dans Quand on refuse on dit
non, son dernier roman. Les œuvres de l’écrivain ivoirien croisent et frôlent l’histoire réelle
de ces guerres. En effet, l’histoire s’y trouve romancée. Dans son mémoire de thèse, Parfait
Diandué fait état d’un entretien avec l’auteur ivoirien. Il écrit :
« Au cours de notre entretien en date du 9 août 2000, à la question : comment vous y prenez-vous pour réunir tant d’informations historiques dans vos œuvres ? Ou en un mot comment écrivez-vous ? Il répondit : "Avant d’écrire, je dois beaucoup me documenter. Comme vous le constatez, je lis beaucoup les journaux, je cherche en bibliothèque ; l’actualité et l’Histoire me sont d’un grand apport. Je cherche toutes les informations sur les sujets que je veux présenter." »432
L’écrivain ivoirien recycle en quelque sorte l’histoire réelle qu’il associe à celle de ses
personnages. Par ailleurs, dans un autre registre, Alain Mabanckou, dans ses œuvres, reste
certes influencé par des grandes questions de l’actualité, mais, contrairement à Kourouma, son
écriture vise une occultation laissant quelques indices aux lecteurs pour pouvoir faire un
rapprochement avec l’univers réel. Ainsi, tel que nous l’avons souligné dans le chapitre
précédent, Viétongo est l’espace imaginaire du Congo-Brazzaville et la guerre qui y est
relatée, celle qu’a connue le pays dans la décennie 1990. Les œuvres se servent alors des
guerres réelles pour nourrir leurs dynamiques. Ce hors texte constituera le leitmotiv de notre
argumentation. Il s’avère que les guerres telles que traitées dans notre corpus, relèvent de la
diversité. Nous traiterons dans un premier temps, des guerres ethniques ou tribales. Dans un
second temps, nous présenterons les guerres civiles.
432 Diandué Bikacou (Parfait), Histoire et fiction dans la production romanesque de Kourouma, http://www.Unilim.fr/theses/2003/lettres/2003limo0003/these.html. du 5/03/2009.
179
1. LES GUERRES ETHNIQUES ET TRIBALES
Dans son ouvrage, Les ethnies ont une histoire, Jean Pierre Chrétien dresse
l’étymologie de la notion de l’ethnie :
« Une notion complexe apparue en Europe à la fin du XVIIIe siècle avec la naissance de l’ethnologie, dont la vocation fait étudier les sociétés autres que celles d’Europe et qui étaient considérées comme statiques et sans histoire. Depuis lors, des pas ont été franchis : ces sociétés ont été réhabilitées, leur historicité et leur dynamisme ont été prouvés. Elles sont devenues, au regard de l’histoire et de l’anthropologie, de véritables "réalités vivantes". Le concept d’ethnie paraît désormais flottant, voire anachronique. »433
Il ajoute :
« Les consciences "ethniques" font partie de la modernité de l’Afrique, pour le meilleur ou pour le pire : elles sont moins l’expression de résurgences ancestrales, comme les médias le ressassent, que la manifestation d’une crise de l’Etat hérité du modèle colonial. »434
Pour sa part, Brice Arsène Mankou développe :
"L’ethnie se confond à la notion de nation, tribu, peuple. Avant la Révolution française, le mot nation faisait référence à une cité culturelle, comme celle que sous entend la notion du peuple allemand (Comité de toutes les personnes de langue allemande où qu’elles se trouvent). Tandis que chez les Anglais, la tribu désigne une forme d’organisation plus fragmentaire […] Ce qui constitue l’ethnie, c’est la revendication des individus comme appartenant à un tel groupe. D’ailleurs pour l’ethnologue, ethnie et tribu sont synonymes. Georges Balandier […] montre lui que l’ethnie est une conception souple, mouvante et réelle."435
Il s’y lit clairement que la notion d’ethnie apparaît en Europe au moment où celle-ci
conquiert l’Afrique. De fait, les travaux de Jean-Loup Amselle, comme ceux d’Elikia
M’Bokolo, tournent autour de la question de l’ethnie en Afrique qui serait un produit de la
colonisation.
La classification faite en Afrique au travers de l’ethnie nous permet d’avancer qu’elle
se constitue d’un grand ensemble linguistique qui partage la même langue, les mêmes 433 Chrétien (Jean Pierre), Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 2003, p. 168. 434 Ibid., p. 169. 435 Mankou (Brice Arsène), « Le tribalisme » in Le portique, e-portique 5-2007, Recherches, [en ligne] in http://leportique.revue.org du 10/03/ 009.
180
traditions, les mêmes us et coutumes. En son sein, on peut retrouver différentes tribus. Ainsi,
la tribu est une particule de l’ethnie. Ici, la guerre ethnique qui met en conflit différents grands
ensembles linguistes, est plus importante que la guerre tribale qui peut opposer les
ressortissants d’une même ethnie.
Les romans de notre corpus mettent en exergue différents pays affectés par les guerres
ethniques ou tribales. Dans ces romans, l’histoire réelle a stimulé l’écriture. Il sera intéressant
de voir comment elle a été retranscrite par les écrivains. L’histoire leur sert en effet de
substrat car l’action historique y détient une forme concrète. Celle-ci reste déterminée par
l’époque, celle des bouleversements sociaux, politiques et historiques au Liberia, en Sierra
Leone et au Congo ou en Côte d’Ivoire, transformant les frères d’hier en « petits fils nègres de
Vercingétorix » pour qui la violence se pose en philosophie humaine et permet d’accéder au
pouvoir.
Dans les œuvres de Kourouma, il s’agit des guerres que connaissent quelques pays
d’Afrique de l’Ouest entre les décennies 1990-2000. Kourouma a fait de ces guerres, un
élément structurel important dans ses écrits où l’œuvre cesse de masquer la réalité mais la
scrute et incarne le témoignage d’une époque à travers le monde. Ce choix d’écriture répond
en effet au rôle que Jean-Paul Sartre assigne à l’artiste engagé. Il écrivait déjà, en 1948:
"L’un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde. Cet aspect des champs ou de la mer, cet air de visage que j’ai dévoilés, si je les fixe sur une toile, dans un écrit, en resserrant les rapports, en introduisant de l’ordre là où il ne s’en trouvait pas, en imposant l’unité de l’esprit à la diversité de la chose, j’ai conscience de les produire, c’est-à-dire que je me sens essentiel par rapport à ma création."436
Le dévoilement se traduit ici par cette tentation à l’histoire qui caractérise une certaine
dénonciation, une condamnation. Dans ses précédents romans, Ah. Kourouma se donnait avec
talent à l’exercice de dénonciation, sans pour autant nommer les choses, ce qui n’est plus le
cas dans les œuvres faisant l’objet de cette étude. Ahmadou Kourouma nomme l’innommable.
Les espaces géographiques où sévit « le bordel »437 ou le « bordel au carré »438, sont
clairement désignés.
436 Sartre (Jean-Paul), Situations II. Qu’est ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1985, 1ère Ed. 1948, p. 46. 437 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 51. 438 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 51.
181
Chez Alain Mabanckou, en revanche, l’œuvre s’inspire de la guerre du Congo-
Brazzaville sans jamais nommer cet espace réel mais en créant un espace imaginaire
représentatif de celui qui a servi de théâtre aux différentes guerres que le pays a connues. Par
ailleurs, la note de l’éditeur qui sert d’introduction au roman Les petits-fils nègres de
Vercingétorix tend à instruire le lecteur sur l’espace référentiel. Alain Mabanckou ne réécrit
pas l’histoire mais s’en est servi pour produire sa fiction. Dans ce cas précis, une jonction
peut-être faite avec la conception du monde narratif tel qu’envisagée par Umberto Eco :
« Aucun monde narratif ne pourrait être totalement autonome du monde réel parce qu’il ne pourrait pas délimiter un état de chose maximal et constituant, en en stipulant ex nihilo l’entier ameublement d’individus et de propriétés. Un monde possible se superpose abondamment au monde "réel" de l’encyclopédie du lecteur. »439
Le monde narratif que crée A. Mabanckou, reste une représentation du monde réel
dans la mesure où ce premier respecte la configuration du monde réel. En effet, dans ses
débuts, la guerre du Congo de 1997 avait opposé deux tribus sœurs du Nord, avant de
s’étendre sur tout le pays.
Un constat se fait tout de même. Après les indépendances des Etats en question, le
pouvoir était, dans la plupart des cas, détenu par les membres d’une même ethnie. Cela a
entraîné une recrudescence de divisions, liées à la mise en avant de l’ethnie, de la tribu ou du
clan. L’unité nationale qu’on chantait pour écarter le colonisateur – qui n’était vraiment pas
mis au ban mais qui veillait toujours sur ces anciennes colonies – devenait désuète car,
l’ethnie a pris le dessus sur la cohésion nationale. Les indépendances, comme leur corollaire
de démocraties ratées, n’ont rien apporté de concret car « quarante ans après les
indépendances, à une ou deux exceptions près, les pays se trouvent bien plus arriérés que sous
la colonisation. »440 Les indépendances et les démocraties ont été de véritables mirages pour
les peuples qui espéraient un changement dans leur quotidien. Par ailleurs, elles ont incité la
mise en avant de l’ethnie, laquelle valorisation stimule des velléités qui aboutissent
généralement à des guerres. Dans ce point, il sera successivement traité, la première phase de
la guerre libérienne, la troisième guerre du Congo et la crise ivoirienne.
439 Eco (Umberto.), Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset et Fasquelle, 1985, p. 168. 440 Ngoïe-Ngalla (Dominique), Le retour des ethnies. Quel Etat pour l’Afrique ?, Pierrefitte Sur Seine, Bajag-Meri, 2003, p. 6.
182
1. 1– La première phase de la guerre libérienne
Allah n’est pas obligé atteint le comble de l’horreur dans le second chapitre, quand
Birahima expose la guerre du Liberia. Voici son premier avis :
"Quand on dit qu’il y a la guerre tribale dans un pays, ça signifie que des bandits de grand chemin se sont partagé le pays. Ils se sont partagé le territoire ; ils se sont partagé des hommes. Ils se sont partagé tout et tout le monde les laisse faire. Tout le monde les laisse tuer librement les innocents, les enfants et les femmes. Et ce n’est pas tout ! Le plus marrant, chacun défend avec l’énergie du désespoir son gain et, en même temps, chacun veut agrandir son domaine […] Il y avait au Liberia quatre bandits de grand chemin : Doe, Taylor, Johnson, El Hadji Koroma, et d’autres fretins de petits bandits. Les fretins bandits cherchaient à devenir grands. Et ça s’était partagé tout. C’est pourquoi on dit qu’il y avait la guerre tribale au Liberia […] Dans toutes les guerres tribales et au Liberia, les enfants-soldats, les small-soldiers ou children-soldiers ne sont pas payés. Ils tuent les habitants et emportent tout ce qui est bon à prendre. Dans toutes les guerres tribales et au Liberia, les soldats ne sont pas payés. Ils massacrent les habitants et gardent tout ce qui est bon à garder. Les enfants-soldats et les soldats, pour se nourrir et satisfaire leurs besoins naturels, vendent au prix cadeau tout ce qu’ils ont pris et ont gardé."441
Voici ainsi détaillée la guerre du Liberia, analysée par Birahima. Une guerre qu’il
essaie malgré lui, d’expliquer au lecteur avec son propre lexique, avec sa compréhension et
toute sa naïveté d’enfant. A ce propos, Jacques Chevrier souligne que « Birahima peine à faire
comprendre à ses auditeurs - lecteurs le principe de la guerre tribale. »442 La guerre fait la part
belle aux grands bandits ou chefs de guerre qui se partagent le pays et ses biens. Par ailleurs,
les enfants soldats de même que les soldats obtiennent des choses à travers la violence qu’ils
exercent sur des populations civiles, de telle sorte que les véritables victimes de la guerre,
restent des populations civiles, sans distinction d’origine ethnique. Il est important de noter la
hiérarchisation ou la démonstration faite par Birahima pour expliquer le fonctionnement de la
guerre tribale.
Dans un lexique propre à l’univers de la guerre ethnique, les « grands bandits »
règnent en Maîtres absolus, les « fretins bandits » essaient de se frayer un chemin, les enfants
soldats « tuent » ; ce sont des hommes de main. Ce sont eux qui vont au combat mais pas
contre l’ennemi. Ils tuent les populations locales pour se saisir de leurs biens. Ils sont
semblables à des voleurs. En revanche, avec de vrais soldats la violence atteint un autre degré.
441 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 51-52. 442 Chevrier (Jacques), Littérature francophone d’Afrique noire, Op. Cit., p. 149.
183
Il s’agit tout simplement du massacre des populations et l’acquisition des biens de ces
dernières n’est plus assimilée au vol. Elle devient une appropriation. La guerre alors
présentée, Birahima entre dans le Liberia profond, convoquant des lieux multiples dont le
premier est N’Zékérékoré, un endroit où les populations des pays avoisinants viennent se
procurer les butins des soldats et enfants soldats à moindre coût :
"Les commerçants et les commerçantes qui veulent vite s’enrichir vont tous au Liberia pour acheter ou échanger. Ils vont avec des poignées de riz, un petit morceau de savon, une bouteille de pétrole, quelques billets de dollars ou de franc CFA. Ce sont des choses qui font cruellement défaut […] Ils achètent ou échangent contre des marchandises au prix cadeau […] C’est pour faire gros bénéfice que les commerçants et les commerçantes ça grouille autour de gbakas en partance pour le Liberia à N’Zérékoré. (Gbaka est un mot nègre noir africain indigène qu’on trouve dans l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire. Il signifie car, automobile.)"443
C’est l’espace de trafic, du commerce illégal où tous les commerçants font des
bénéfices grâce à la guerre. Ces derniers, peu scrupuleux, ne voient que leur gain, feignant
d’ignorer le ressenti du peuple libérien et la provenance des objets. Arrivé au Liberia,
Birahima découvre l’organisation de l’entrée sur un territoire en proie à une guerre. Il
explique : « C’est par convoi on va au Liberia et, pour ne pas se faire rançonner, nous avions
une moto devant nous et c’est ainsi que nous sommes partis. »444 Cette escorte marque un
certain changement dans la façon de se déplacer des personnages. Désormais, ils ne pourront
plus se mouvoir librement, selon la logique de la guerre. Birahima remarque :
"Le petit, un vrai Kid (signifie d’après mon Harrap’s gamin, gosse), un bout d’homme, juste au tournant, juste et juste. La moto chargée de notre protection circulait devant, n’a pas pu stopper net au signal du bout d’homme. Les gars qui étaient sur la moto avaient cru que c’était des coupeurs de route. Ils ont tiré. Et voilà le gosse, l’enfant-soldat fauché, couché, mort, complètement mort. Walahé ! Faforo !"445
Cette première scène macabre dont Birahima est témoin rime avec l’univers dans
lequel il va désormais évoluer. Alors, à la manière d’un conteur, Birahima invite son lecteur à
découvrir cet univers chaotique. Il dit : « Commençons par le commencement. »446 Il décrit
ainsi avec minutie son premier contact avec ce monde, l’accueil réservé aux voyageurs, les
moyens de déplacements des soldats, les enfants soldats, les Kalachnikov et surtout le camp
443 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 52. 444 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 53. 445 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 53. 446 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 54.
184
retranché du NPFL (National Patriotic Front of Liberia) de Charles Taylor et dont le
représentant est le Colonel Papa le bon. Un nom périphrastique qui peut se passer de tout
commentaire. Le Colonel Papa le bon veille sur Zorzor, autre lieu explicite dont parle
Birahima : « Le Colonel Papa le bon était le représentant du Front national Patriotique […] à
Zorzor. C’était le poste le plus avancé au Nord du Liberia. »447 Son arrivée dans ce lieu,
véritable lieu stratégique du NPFL, représente une « fonction cardinale »448, selon la
terminologie de Roland Barthes et se caractérise comme « moment de risque du récit. »449
Cette arrivée à Zorzor peut effectivement changer toute la structure narrative. De fait, pour
être en accord avec la psychologie de ce lieu, Birahima choisit de devenir enfant soldat afin de
devenir non pas un spectateur – au risque de perdre sa vie et de bouleverser le récit mais un
acteur.
La fonction cardinale pourrait ainsi se rattacher aux « grandes articulations de la
praxis »450, en l’occurrence les trois grands axes sémantiques définis par A. Julien Greimas :
la communication, le désir et la quête, l’épreuve. Birahima, qui est à la recherche de sa tante,
intègre les enfants soldats dans l’espoir d’avoir plus de faciliter pour atteindre ce but. Le
métier d’enfant soldat, bien que correspondant à une épreuve, reste un atout dans ce milieu
déliquescent. Ainsi, à la mort du Colonel Papa le bon, tous ceux qui étaient sous ses ordres
vont à la quête d’un autre espace pour leur protection. Cette fois, ils se dirigent chez
« ULIMO (United Liberian Movement) ou Mouvement de l’Unité Libérienne, c’est la bande
des loyalistes, les héritiers du bandit de chemin, le président-dictateur Samuel Doe qui fut
dépecé. »451 C’est dans le troisième chapitre que les espaces manifestent vraiment le conflit.
Birahima a réintégré les enfants soldats au sein de l’unité dirigée par le général Baclay à
Sanniquelie « la capitale du général, était le repaire des voleurs. Tous les voleurs de la
République de Liberia s’étaient donné rendez-vous à Sanniquelie. »452 C’est un point
stratégique, « une grosse agglomération à la frontière où on extrayait de l’or et du
diamant. »453 L’agglomération est habitée par des patrons associés qui sont protégés par des
enfants soldats :
447 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 66-67. 448 Barthes (Roland), « Introduction à l’analyse structurale du récit » in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977. 449 Ibid., p. 22. 450 Ibid., p. 35. 451 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 99 452 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 107. 453 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 110.
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"Les patrons associés sont les vrais chefs, les vrais maîtres des lieux. Ils habitent où ils travaillent, et leur habitation, leur logement, est une vraie forteresse. Une vraie forteresse gardée par des enfants-soldats armés jusqu’aux dents et toujours drogués."454
L’évocation du milieu est graduelle et oriente sur l’évolution du conflit dans le roman.
Sanniquelie est le lieu où Birahima commence véritablement une vie d’enfant soldat qui
consiste à veiller sur les patrons qui sont constamment sous la menace de bandits et qui
commencent à s’y rétracter. Une situation embarrassante pour le général Onika qui n’avait
d’autre solution que celle d’aller attaquer les bandits là où ils se repliaient, à Niangbo :
« Niangbo était une ville ouverte, libre, n’appartenant à aucune faction. »455 C’est le lieu où
Birahima va au front et fait la première expérience d’une bataille : « Et enfin nous voilà le
dimanche matin, heureux de nous retrouver autour de Niangbo. On nous a installés et on a
servi du hasch à profusion. »456 Le narrateur adopte une anthroponymie pour rendre son
discours plus crédible. De l’espace global libérien, aux espaces restreints qui ont constitué des
points stratégiques pour la guerre, il évoque des milieux réels. Ces lieux explicites participent
de l’évolution du récit et ont pour but de permettre à Birahima de connaître l’étendue de la
guerre du Liberia.
Le récit se construit dans un espace bien circonscrit. Il s’agit du Liberia. Cela marque
un certain ancrage réaliste de l’histoire et se confirme dans la mesure où cette dernière se
nourrit de la guerre du Liberia. Les occurrences précises à l’histoire réelle, soutenues par des
descriptions détaillées renvoient à un espace géographique et culturel attesté en dehors du
roman, à tel point que celui-ci pourrait se lire comme un livre d’histoire sur la guerre du
Liberia, grâce au dévoilement des lieux. Celui-ci participe de l’orientation thématique.
Birahima réalise les aventures en se déplaçant d’un lieu à un autre et en ressort indemne. Cette
mobilité lui permet surtout de connaître le quotidien et l’organisation des factions. Le lieu a
pour fonction, ici, de structurer les groupes de personnes.
Dans un espace en guerre, les lieux sont partagés entre les camps antagonistes. Dans le
nord du pays, à Zorzor, c’est le fief du NPFL « Le mouvement du bandit Taylor qui sème la
terreur dans la région »457:
454 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 111. 455 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 114. 456 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., 115. 457 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p.55.
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"Les habitants étaient des Yacous et des Gyos. Les Yacous et les Gyos, c’étaient les noms des nègres noirs africains indigènes de la région du pays. Les Yacous et les Gyos étaient les ennemis héréditaires des Guérés et des Krahns. Guéré et Krahn sont d’autres nègres noirs africains indigènes d’une autre région du foutu Liberia. Quand un Krahn ou un Guéré arrivait à Zorzor, on le torturait avant de le tuer parce que c’est la loi de la guerre tribale qui veut ça. Dans les guerres tribales, on ne veut pas les hommes d’une autre tribu différente de notre tribu."458
La guerre tribale cultive la haine de l’autre, de toute personne étrangère à soi. Le
principe ne reste pas exclusif à Zorzor mais s’applique aussi dans le fief d’ULIMO où « les
étrangers n’étaient pas bienvenus. »459 Alors « chez ULIMO il fallait être Krahn ou
Guéré. »460 Tel que décrit, le conflit libérien prend aisément les contours d’un conflit
ethnique. Le lieu symbolise l’ethnie et marque des limites. Le lieu facilite aussi l’action. Le
Liberia est en plein conflit ethnique. De fait, la violence s’y exerce en toute impunité,
devenant par là même son seul langage. Nous citons quelques scènes de violence qui reflètent
l’univers de la guerre :
1 – Un des enfants-soldats a braqué le kalach dans mon cul et m’a commandé « Avale,
avale ! » et je me suis makou. P. 58
2 – Que le condamné soit catholique ou non, un curé passe et il reçoit l’extrême-
onction. On les attache à des poteaux. On bande leurs yeux […] Et on les fusille sous les
applaudissements de la foule joyeuse et heureuse. P.108
3 – Johnson s’attaqua à une ville aurifère et diamantaire tenue par les partisans de
Samuel Doe, ceux de ULIMO […] Il le fit avec des moyens puissants. Des grenades, des
mortiers, des vagues sur des vagues. Les assaillants résistèrent héroïquement. Il y eut du sang,
de nombreux morts. P. 146
4 - Nous avons pris d’assaut l’institution à trois heures du matin par claire lune. Oh ! Il
n’y a pas eu de surprise ; la sainte était informée. Nous avons rencontré une vive résistance.
Trois assaillants furent fauchés. P. 149
Lors de son séjour au Liberia, Birahima utilise quelques modes de datation, parmi
lesquels la nuit apparaît comme le temps stratégique de l’attaque, le moment où l’on peut
surprendre l’ennemi : « Une nuit les bandits armés jusqu’aux dents sont entrés à Sanniquelie.
Ça a profité de l’ombre pour se glisser entre des cases comme des filous. »461 Le jour est aussi
utilisé comme mode de datation destiné aux attaques de grandes envergures : « En plein jour, 458 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., 73. 459 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 105. 460 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 88. 461 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 122.
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à midi exactement, il employa l’artillerie. Les canons donnèrent et enlevèrent le clocher de
l’église. »462 En dehors de ces données, une autre catégorie temporelle participe à la narration
du conflit. Birahima relève : « Johnson pensa pendant deux midis à la situation »463,
expression de temps puisée dans le répertoire de la langue maternelle du narrateur, le malinké
et qui signifie deux jours.
La construction du temps est explicite et détaillé dans le roman. L’auteur se sert de
l’histoire dans son œuvre. Ainsi, les dates historiques lui servent d’indicatifs temporels,
comme en témoigne le passage suivant : « Pas de paix sans Taylor, commence à être une
réalité en cette année 1993. »464 Cette indication situe le lecteur dans une période bien précise
de l’histoire du Liberia. Le temps sert alors de repère dans la lecture du roman. L’étalage
chronologique des dates sur le conflit libéro-libérien en est l’exemple : « C’est pourquoi on
dit, les historiens disent que la guerre tribale arriva au Liberia ce soir de Noël 1989. »465
L’auteur part du « on », pronom indéterminé qui ne donne pas une source fiable à son propos,
aux historiens qui, en revanche, le crédibilisent. En se servant des historiens, Ahmadou
Kourouma envisage de donner un aspect assez crédible à son récit.
En effet, malgré le génocide organisé par les Krahns, certains Gyos avaient réussi à
s’échapper et ce furent eux qui organisèrent la rébellion à partir des pays voisins du Liberia
comme le présente la fiction de Kourouma :
"En Côte-d’Ivoire, les cadres biens formés se cachèrent dans les villages de la frontière de la Côte-d’Ivoire et du Liberia. Ils se firent discrets jusqu’à cette date fatidique […] du 24 décembre 1989, Noël 1989. A Noël 1989, dans la nuit, ils attendirent que tous les gardes-frontière du poste de Boutoro (ville frontalière) soient ivres morts, tous cuits, pour les attaquer. Ils maîtrisèrent tous les gardes-frontière de Boutoro, massacrèrent tous les gardes-frontière et récupérèrent les armes."466
La narration de Birahima absorbe l’histoire et la multiplicité de ses sources
d’informations rend son récit riche, ironique et marque sa différence avec un ouvrage
d’histoire dans la mesure où il a cette liberté de déformer la réalité, ce qui n’est pas le cas de
l’ouvrage d’histoire. La représentation mimétique de l’histoire est consciente chez l’auteur
462 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 151. 463 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 150. 464 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 69. 465 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 104-105. 466 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 104.
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ivoirien. Ahmadou Kourouma décrit minutieusement le début des hostilités au Liberia. Après
le massacre des gardes-frontière :
"Les assaillants se firent passer pour des gardes-frontière, prirent le téléphone et appelèrent Monrovia. Ils annoncèrent à l’état-major que les gardes-frontière avaient repoussé une attaque, qu’ils demandaient du renfort. L’état-major dépêcha du renfort. Les soldats du renfort tombèrent dans un guet-apens, ils furent tous massacrés, tous émasculés et leurs armes récupérées."467
En plus des armes acquises lors des attaques, le NPFL possédait beaucoup d’armes.
D’où provenaient-elles ? Selon le récit de Birahima, dans son entreprise guerrière, le NPFL
bénéficia de l’appui du Burkina-Faso, de la Côte d’Ivoire et de la Lybie. Le roman évoque
cette relation de la sorte :
"Il [Taylor] s’est enfui en Libye où il s’était présenté à Kadhafi comme le chef intraitable de l’opposition au régime sanguinaire et dictatorial de Samuel Doe. Kadhafi le dictateur de Libye qui depuis longtemps cherchait à déstabiliser Doe l’a embrassé sur la bouche. Il les a envoyés, lui et ses partisans, dans le camp où la Libye fabrique des terroristes. La Libye a toujours eu un tel camp depuis que Kadhafi est au pouvoir dans ce pays. Dans ce camp, Taylor et ses partisans ont appris la technique de la guérilla. Et ce n’est pas tout : il l’a refilé à Compaoré, le dictateur du Burkina Faso, avec pleins d’éloges comme si c’était un homme recommandable. Compaoré, le dictateur du Burkina, l’a recommandé à Houphouët-Boigny de la Côte-d’Ivoire, comme un enfant de chœur, un saint."468
Le NPFL a vraisemblablement bénéficié d’appui extérieur pour constituer une armée.
Birahima revient sur la première version, inversant l’ordre des rencontres mais en gardant les
mêmes acteurs et le contenu :
"Une trentaine de gyos avaient échappé à leurs assassins. Ils s’étaient enfuis en Côte-d’Ivoire et là, avaient pleuré auprès du dictateur du pays, Houphouët-Boigny. Houphouët-Boigny les avait consolés et les avait envoyés au dictateur de Libye le seigneur Kadhafi qui a toujours un camp pour former des terroristes. Kadhafi forma la trentaine de cadres gyos au maniement des armes et au terrorisme pendant deux années entières. Puis les renvoya en Côte-d’Ivoire."469
Les deux versions données par le narrateur au sujet du soutien au NPFL ne sont pas
identiques. Cela peut se comprendre par le fait que c’est un enfant qui tente de saisir le lien
entre les dictateurs des pays africains et les conflits armés qu’ils soutiennent souvent.
Birahima garde toutefois le fond de sa pensée qui traduit la corrélation existant entre les 467 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 104. 468 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 67-68. 469 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 104.
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dictateurs Houphouët-Boigny, Kadhafi, Compaoré et le conflit libérien. Le président ivoirien
percevait Samuel Doe comme un bandit et un criminel depuis que ce dernier a fait exécuter
son gendre A. B Tolbert et le père de celui-ci, l’ancien président W. Tolbert, comme nous
l’avons dit dans le précédent chapitre :
"Houphouët-Boigny […] en voulait à Doe pour avoir tué son beau-fils et fut heureux de rencontrer Taylor et l’embrassa sur la bouche. Houphouët et Compaoré se sont vite entendu sur l’aide à apporter au bandit. Compaoré au nom du Burkina s’occupait de la formation et de l’encadrement, Houphouët au nom de la Côte-d’Ivoire s’était chargé de payer des armes et l’acheminement de ces armes."470
Le président burkinabé, Blaise Compaoré quant à lui, soutenait C. Taylor car plusieurs
soldats du NPFL, spécialement ceux ayant été formés en Libye, lui avaient permis de prendre
le pouvoir de force en 1987. Enfin, la Libye s’est souvent ingérée dans les affaires internes
des Etats de la région et le soutien de M. Kadhafi à C. Taylor s’inscrit dans cette historique
ingérence. En effet, au cours des années 1980, la Libye entraîna les membres fondateurs du
NPFL et leur accorda une aide militaire substantielle. Les dirigeants libyens profitèrent de la
faiblesse du régime de S. Doe pour lui faire payer ses positions proaméricaines, entre autres,
la fermeture de l’ambassade libyenne à Monrovia en 1981, l’ouverture d’un bureau régional
de la CIA (Central Intelligence Agency) au Liberia, la dénonciation constante des discours et
actions de M. Kadhafi. Cette situation irrita grandement le chef d’Etat de la Libye. M.
Kadhafi se montrait résolu à exporter ses idées révolutionnaires dans le monde et la présence
de S. Doe au Liberia contrecarrait ses plans en Afrique de l’Ouest.
Après avoir récolté tous les appuis nécessaires à la solidité du NPFL, avides de
vengeance et animés de la haine tribale, les membres des ethnies gyo et mano, mirent tout en
œuvre pour tuer et massacrer à leur tour les membres de l’ethnie krahn. Dans un entretien
accordé à Stephen Smith, Charles Taylor avouait sans état d’âme :
"Il n’est pas compliqué d’entraîner des gens dans des aventures militaires ou coups d’Etat. Beaucoup de nos compatriotes ne sont qu’une masse de manœuvre facile à manipuler […] Les leaders africains […] instrumentalisent les clivages ethniques ou religieux pour faire de la mauvaise politique."471
470 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p.68. 471 Smith (Stephen), « Libéria : la métamorphose d’un seigneur de la guerre. Entretien avec Charles Taylor », in Politique internationale, n° 82, Hiver 1998/1999, p. 51.
190
Le recours à l’ethnie est juste un moyen pour les chefs de guerre d’accéder au pouvoir.
Pour revenir au texte, la révolte du NPFL gagna rapidement l’ensemble du pays, sans
rencontrer de résistance sérieuse de la part des forces gouvernementales. Les forces de
Charles Taylor sillonnèrent le pays et atteignirent la capitale Monrovia six mois après le début
de leur offensive. L’objectif du NPFL, était de mettre fin au règne de Samuel Doe qui fût à la
tête d’un régime répressif et corrompu pendant dix ans. Malgré le fait que la capacité militaire
du NPFL s’avéra supérieure à celle de l’AFL (Armed Forces of Liberia ; l’armée nationale),
le groupe rebelle ne fut pas en mesure de prendre le contrôle de la capitale. L’avancée était
stoppée aux portes de Monrovia.
Au cours de l’été 1990, les combats ravagèrent Monrovia et chacune des formations
s’accapara une partie de la capitale. En Août, l’arrivée des troupes de maintien de la paix de
l’ECOMOG (Economic Community of West Africa States Cease-fire Monitoring Group), une
force d’interposition mise en place par la CEDEAO (Communauté Economique des Etats de
l’Afrique de l’Ouest), empêcha les rebelles de finaliser leur offensive.
Le comportement des combattants du NPFL témoignait d’un recours à l’ethnicité en
tant que mode d’identification de l’ennemi. Les premières victimes du NPFL appartenaient à
l’ethnie krahn, puisque ce groupe était fortement associé au régime de S. Doe. De fait, les
tests linguistiques furent utilisés afin d’identifier l’appartenance des prisonniers et le
traitement qui leur était réservé. Ainsi, le NPFL tua des personnes ayant entretenu des liens
(réels ou fictifs) avec le gouvernement.
Dès le début du conflit, la CEDEAO avait pris diverses initiatives en vue de parvenir à
un règlement pacifique du conflit. L’ONU avait appuyé l’action menée par la CEDEAO pour
mettre fin à la guerre. Préoccupés par les possibilités de déstabilisation régionale, les membres
de la CEDEAO décidèrent d’intervenir dans la crise au Liberia. Cette intervention fut
sévèrement critiquée par Charles Taylor qui y voyait la manifestation claire d’une ingérence
dans les affaires internes du Liberia. En effet, le Nigéria forma l’essentiel des troupes de
l’ECOMOG et l’amitié qu’entretenaient le président nigérian, Ibrahim Babangida et Samuel
Doe fut souvent évoquée pour expliquer la position pro-gouvernementale du groupe de
supervision.
Enfin, la dissension de C. Taylor et Prince Johnson marque la fin de la guerre tribale et
introduit un autre conflit où l’ethnie n’apparaît plus au centre du conflit mais où l’affiliation
191
s’opère à partir des factions. Nous dirons que le temps et l’espace explicite dans Allah n’est
pas obligé tentent de refléter le réel. Les différentes dates et ethnies mises en exergue
concordent avec celles de l’histoire réelle et respectent sa chronologie et le déroulement des
faits. Cette catégorie d’écriture participe à l’effet du réel dans le roman. Les différentes
indications de temps adoptées par Ah. Kourouma visent à instruire le lecteur du roman dans le
but de lui faire connaître les faits historiques de la guerre ethnique du Liberia. La relation
qu’Ahmadou Kourouma entretient avec l’Histoire en train de se faire, vise à sortir le lecteur
de l’univers fictionnel pour le plonger dans le réel.
1. 2– La troisième guerre du Congo
L’avènement des démocraties en Afrique a ouvert une nouvelle ère : celle du
multipartisme où les opprimés des pouvoirs dictatoriaux qui se sont mis en place après les
indépendances, allaient enfin s’exprimer. Cette expression ne se produit pas sans hic, du
simple fait que les partis politiques se formaient sous des bases ethnique, tribale, clanique ou
régionaliste. Le Congo-Brazzaville ne déroge pas à cette philosophie politique que l’on
qualifierait d’africaine ou, pour emprunter l’expression de Jean Pierre Chrétien une
« démocratie ethnique. »472
Le pays organisa ses premières élections démocratiques en 1992 qui furent remportées
par Pascal Lissouba, dirigeant de l’Union panafricaine pour la démocratie sociale (UPADS).
Le Congo était demeuré longtemps sous le joug du parti unique « marxiste-léniniste » qui
cherchait officiellement à gommer les particularismes locaux et donc à occulter l’ethnicité. La
chute du parti unique et le retour au pluralisme avaient vu la classe politique s’engouffrer à
nouveau dans l’argumentation ethnique. Celle-ci servait alors d’unique programme pour tous
les partis. Lors des élections présidentielles, toutes les formations politiques avaient cherché à
recruter leur électorat sur une base communautaire, tout en clamant haut et fort leur souci de
forger l’unité nationale :
« Les bruyants discours sur l’unité nationale sont partout accompagnés d’une politique habilement donnée en spectacle, de "dosages ethniques et régionalistes", qui permet au pouvoir de dissimuler sa nature en perpétuant des stéréotypes ethnicistes. »473
472 Expression utilisée dans L’Afrique des Grands lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000. 473 Amselle (Jean-Loup) et Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalismes et Etats en Afrique, Op. Cit., p. 9.
192
Tous mettaient la question ethnique au centre du débat et très vite, on passait ainsi de
l’ethnisme au régionalisme. En effet, la notion d’ethnie apparaît très floue, voire flottante au
Congo. C’est pourquoi l’identité régionale Nord/Sud, avait pris le dessus sur l’ethnique. Par
exemple, l’UPADS était sortie victorieuse des élections en faisant appel à l’identité
« Nibolek », créée de toute pièce. Le mot avait été inventé à partir des premières lettres de
trois régions du Sud du pays : le Niari, le Bouenza et le Lekoumou. Ce groupement ne
correspondait alors à aucune identité réelle. Ces régions au découpage purement administratif,
rassemblent des groupes culturels divers. De fait, ce terme désignait désormais au Congo tout
aussi bien les partisans de P. Lissouba que les ressortissants de ces trois régions. La confusion
entre appartenance politique et régionale était délibérément entretenue. Les leaders politiques
avaient usé sans scrupule de l’argument régionaliste, bâtissant la démocratie congolaise sur un
terrain propice à une violence qu’ils n’hésitaient pas à utiliser. Les premiers actes de violence
commencèrent le 30 novembre 1992, à l’issue de la marche pacifique organisée par
l’opposition qui exigeait du gouvernement de l’époque, le respect et l’application stricts de la
constitution qui était quotidiennement violée par le gouvernement dans sa politique. Depuis la
chute du parti unique de Denis Sassou Nguesso et l’avènement de la démocratie, le Congo
n’avait cessé d’être déchiré par des guerres fratricides. Peu après les élections, les principaux
partis s’étaient dotés de milices privées, recrutées sur des bases ethno-régionales. Parmi les
plus importantes, on trouvait les Cobras de Sassou Nguesso d’origine nordiste ; les Ninjas de
Bernard Kolelas, d’identité « Lari », du Pool, la région la plus urbanisée située au Sud du pays
et les Cocoyes « Nibolek » de Pascal Lissouba. Ces trois milices étaient impliquées dans les
trois guerres qu’avait connues le pays : 1992, 1993-1994 et 1997-1999.
Notre étude portera essentiellement sur la dernière. Nous pensons que c’est cette
guerre qui a inspiré Alain Mabanckou. Dans l’introduction de Les petits-fils nègres de
Vercingétorix, s’opère une présentation des acteurs de la guerre. Les personnages du général
Edou et Lebou Kabouya correspondent aux profils du général Sassou Nguesso et Pascal
Lissouba. Il y écrit en l’occurrence :
"Le dirigeant actuel du Viétongo est le général Edou. Il régna déjà pendant treize ans et fut battu par son Excellence Lebou Kabouya lors des premières élections démocratiques de notre pays. C’était alors la première fois qu’un homme du Sud gouvernait le Viétongo. Le général Edou s’exila en Europe pendant les cinq ans du
193
mandat de son adversaire du Sud. Il est revenu au pouvoir après avoir chassé son Excellence Lebou Kabouya par les armes."474
La présentation des deux personnages est révélatrice. Alain Mabanckou souligne ce
fait nouveau au Congo où, par l’élection de Pascal Lissouba, un originaire du Sud prenait pour
la première fois le pouvoir. Il y a là un désir de pointer les clivages régionalistes qui existent
dans le pays. Si l’un est du Sud, l’autre est forcément du Nord. Cet antagonisme reflète la
réalité des identités revendiquées.
L’auteur se sert de deux histoires d’amour entre Nordistes et Sudistes pour parler de
cette guerre fratricide. Lorsque les événements d’Okonongo surviennent, les couples mixtes y
voient déjà une menace qui va gangrener le pays. A. Mabanckou s’inspire de l’histoire réelle
du début de la guerre de 1997 qui avait commencé à Owendo entre les partisans de Denis
Sassou Nguesso et ceux de Yhombi Opango, tous deux originaires du Nord du pays. Dans
l’œuvre d’Alain Mabanckou, Christiane, l’amie de la narratrice prophétise que « l’Affaire
d’Okonongo finirait par atteindre le Sud du pays. »475 Selon l’histoire réelle, les accrochages
provoqués par Pierre Obaya, partisan de Sassou Nguesso qui avait abattu à bout portant un
partisan de Yhombi Opango avaient duré du 9 au 12 mai 1997. Cet affrontement qui semblait
inter-ethnique puisqu’il « concernait deux Nordistes »476, devait être pris au sérieux car « le
nord de Viétongo est la région natale du général Edou. »477 Ce dernier avait pour « ambition
[…] de détrôner son Excellence Lebou Kabouya, son successeur. Tout le monde savait qu’il
ne le pouvait que par les armes, le peuple l’ayant remercié cinq ans plus tôt ! »478 L’affaire
d’Okonongo, utilisée par le romancier pour explorer à sa manière les événements d’Owendo,
sert de tremplin au général Edou. L’une des protagonistes dit à son amie :
"Comme toi, beaucoup ont pris cet affrontement pour un banal règlement de compte entre deux tribus du Nord, et tu viens de me le redire à l’instant. L’affaire d’Okonongo a été d’un coup exportée à Mapapouville et a précipité les événements."479
474 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 10. 475 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 177. 476 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 177. 477 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 177. 478 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 178. 479 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 180.
194
Les massacres survenus dans cette région nord du pays, dans un Etat de droits ne
pouvaient rester impunis. Les acteurs des tueries devaient être appréhendés par les forces de
police :
"On ne pouvait pas laisser dans l’impunité les acteurs d’un tel bain de sang […] Poursuivre les auteurs, les traduire en justice, voilà les mobiles officiels qui allaient déclencher les hostilités. Le président Lebou Kabouya délivra un mandat d’arrêt contre un certain nombre de gens dont les noms avaient été soufflés par les témoins des affrontements du Nord. Ces témoins étaient formels : les agresseurs étaient des officiers, des hommes de confiance du général Edou. Sa garde prétorienne, en un mot, les Romains."480
Il apparaît intéressant de voir l’une des stratégies narratives adoptée par l’auteur, celle
qui consiste à se servir des informations fournies par les différentes stations de radio locales.
Cela pourrait trouver une explication par « l’éloignement du romancier du théâtre des
affrontements […] Ainsi, les faits qu’il narre sont plus nourris de son imagination. »481 Nous
dirons que les médias ont stimulé, voire construit l’imagination d’Alain Mabanckou. La
narratrice de son roman reste attachée aux informations que lui fournissent les radios locales
et ce sont elles qui constituent la narration – une narration analeptique qui s’opère en feed-
back et qui traduit le désordre du conflit dont Mapapouville ou Brazzaville sera le théâtre. A
l’image de Brazzaville lors du conflit de 1997, Mapapouville devient l’espace où le conflit
prend des allures d’une véritable bataille, opposant l’armée gouvernementale « les
Anacondas » aux partisans du général Edou, « les Romains » :
"En plein jour, devant la population affolée, une unité de tireurs d’élite, un tank et quatre jeep remplis de militaires firent diligentés vers le Nord de Mapapouville dans le dessein d’appréhender les prétendus criminels d’Okonongo, qui, disait-on, s’étaient réfugiés dans la résidence du général. Celui-ci était informé de l’expédition, grâce à ses réseaux. Ces indicateurs lui avaient détaillé le déroulement des opérations qui se préparaient et l’heure de l’arrivée des milices gouvernementales, les Anacondas. Ce qui fait que les Romains étaient déjà embusqués aux endroits stratégiques du quartier et les Anacondas se risquèrent dans la gueule du loup […] Le vrombissement des tanks et des chars, des détonations d’armes à feu, les explosions de grenades ont transformé la capitale en une ville traversée par une éclipse interminable."482
L’opération de police organisée par le gouvernement en place se transforma en
véritable carnage et chaque camp s’était approprié une partie de la capitale. Répartition que
l’auteur a voulu représentative de la division du pays entre d’une part, le Nord et d’autre part,
480 Mabanckou (Alain), Les petils-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 181. 481 Malonga (Alpha N.), Roman congolais. Tendances thématiques et esthétiques, Op. Cit., p. 174. 482 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., pp. 181-182.
195
le Sud : « L’armée régulière ne pouvait plus pénétrer dans les quartiers du Nord, devenus un
vrai no man’s land encerclé par les Romains ».483
Chacun des deux camps cherche en effet à gagner une parcelle de la ville pour asseoir
son hégémonie. Plus stratégiques que les autres :
"Les Romains ont engagé des hostilités, profitant d’une nuit noire, pluvieuse et orageuse, pour lancer une offensive dans une partie du sud de la capitale […] Les Anacondas et les Petits-Fils nègres ont pu cependant contenir les raids des Romains, mais pas pour longtemps […] Les Anacondas et les Petits-Fils nègres étaient pris entre plusieurs feux […] Leur objectif était précis : étendre leur zone d’occupation, contrôler l’aéroport international de Mapapouville. Ils y sont parvenus : cette attaque s’est soldée, pour le général et ses hommes, par la prise de la Télévision et de la Radio qui se trouvaient dans une même enceinte. Voilà donc comment l’affaire d’Okonongo a embrasé le pays et entraîné la chute du président Lebou Kabouya ! […] le général Edou est devenu le maître de Mapapouville et toute la partie Nord du pays."484
Après le coup d’Etat réussi par le général Edou, Vercingétorix, « Premier ministre de
son Excellence »485, avait réuni sa milice afin de résister à l’assaut des Nordistes : « Il a
demandé à ses Petits-Fils nègres de se joindre aux Anacondas. Après tout, c’était l’alliance
des hommes du Sud ! »486 Cependant, les Romains s’emparèrent du palais présidentiel :
"Les Viétongolois ont vu à la télévision les images de la déchéance des Sudistes. La résidence privée du président Lebou Kabouya a été rasée. Les Romains exultaient, tiraient en l’air et dansaient sur des tables luxueuses du palais. Les photos officielles de Son Excellence ont été criblées de balles ou caricaturées avec du sang des Sudistes et remplacées par celles du général."487
La défaite de la milice présidentielle et celle de son Premier ministre à Mapaouville,
imposent à ce dernier un repli dans le Sud, à Batalébé. Hortense souligne :
"Avec le retour de Vercingétorix à Batalébé, nous avons compris que les événements de Mapapouville allaient atteindre maintenant notre contrée […] On ne pouvait plus marcher dans le district sans croiser les Petits-Fils nègres en tenue militaire. Les hommes du Sud s’étaient organisés pour la résistance […] La première mesure qu’avait instaurée Vercingétorix avait été la chasse aux Nordistes."488
483 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 183. 484 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., pp. 184-185. 485 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 184. 486 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 184. 487 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., pp. 185-186. 488 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 215.
196
Vercingétorix et sa milice sèment la terreur dans le district du Sud où « Les Petits-Fils
nègres recherchent jusqu’alors "les traîtres", autrement dit les ressortissants du Nord qui
résident au Sud. »489 Le conflit est en effet narré à partir de l’expérience personnelle
d’Hortense, Nordiste mariée à un Sudiste. Elle se trouve dans cet espace lorsque la guerre
arrive. Ce lieu devient aussitôt un espace conflictuel et d’exclusion où les ressortissants du
Nord représentent des cibles des violences de la part des locaux qui tentent d’imposer leur
résistance. Par exemple, « Lorsque Kimbembé rentrait à la maison, il revenait à la charge. Il
bredouillait des insultes à l’encontre de ces « chiens Nordistes. »490 L’appartenance régionale
devient la négation d’autrui. On identifie l’Autre à travers son origine. Laquelle relève des
clichés ; les Nordistes sont des « descendants d’hommes primitifs ne sachant manier que la
pirogue et la sagaie… »491 Le conflit se nourrit du régionalisme et chaque région se croit
supérieure à l’autre et s’organise pour s’en débarrasser. Le discours que tient le général Edou
à l’issue du coup d’Etat en est une révélation :
« Le général Edou, en personne, avait annoncé que les contre-venants seraient taxés de "valets locaux des impérialistes", et sanctionnés comme tels. Ils recevraient la visite des Romains. Pendant leur détention d’un trimestre, outre les brimades avilissantes qu’ils subiraient, "les valets locaux des impérialistes" recopieraient soixante-dix-sept fois sept par jour notre hymne national. »492
Les différents messages qu’adresse le général Edou sur - « la voix de la Révolution
Vietongoloise »493 - à ceux qui résistent encore à son pouvoir, constituent une tactique
guerrière afin d’intimider le camp adverse. En réponse à ces attaques, Vercingétorix rassure
ses partisans par ces mots :
"Je vous le dis, et je ne cesserai de vous le dire : nous n’avons pas perdu la guerre, nous avons perdu une bataille, pour reprendre les mots du général de Gaulle. Le Sud va opposer une résistance farouche au pouvoir qui vient de s’installer à Mapapouville. Nous sommes majoritaires. Nous avons le pétrole ! Nous avons la mer ! Tous les grands intellectuels de ce pays sont des Sudistes ! Les Nordistes n’ont que des forêts."494
489 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 215. 490 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 194. 491 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 226. 492 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 187. 493 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 190. 494 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 216.
197
La guerre du Congo avait vu le pays se diviser en deux et ses leaders s’affronter par
médias interposés. Il s’agit de « la guerre des ondes. »495 Chaque milice exerçait des atrocités
dans sa région et les informations étaient données par des médias :
"Selon les dernières nouvelles diffusées par Radio-Intercontinentale, la situation s’aggrave. D’après cette radio, les opérations de nettoyage se poursuivent dans les banlieues de Mapapouville et il faut s’attendre, dans les semaines qui vont venir à l’extension de ces actions, avec un ratissage intensif des localités du Sud par les Romains et les unités venues des pays voisins, en renfort aux côtés du général, le nouvel homme fort du pays."496
Le coup d’Etat sanglant réussi par le général Sassou Nguesso avec l’aide des lobbies
politico-mafieux de France et particulièrement avec l’appui du défunt président de la
République gabonaise497, venait conforter la vieille opposition Nord/Sud, héritée de la
colonisation.
Il apparaît cependant très complexe de parler de l’ethnie ici. Le caractère plus
politique qu’ethnique de cette guerre apparaît comme une évidence au regard de la
composition des milices. Contrairement au Liberia, la guerre ne concerne pas l’ensemble de la
population. Elle s’était concentrée presque exclusivement à Brazzaville et les acteurs sont des
partisans de tel ou tel leader politique, s’en prenant à la population civile. La revendication à
une appartenance régionale semble factice dans la mesure où elle ne porte pas une véritable
mémoire collective. Elle se lit comme une manipulation des leaders politiques. Le discours
tenu par Sassou Nguesso à l’issue de la guerre est ainsi rapporté par François Xavier
Verschave dans son ouvrage Noir Silence et évoqué par Parfait Diandué dans sa thèse :
« Le 21 mars 1999 Denis Sassou Nguesso a rassemblé ses partisans dans le quartier brazzavillois de Mikalou. Selon retranscription de son discours :" à l’attention des fils et filles du Nord ", il leur aurait déclaré : "La guerre que vous avez gagnée vous a seulement écartés du danger, mais ce danger continue à menacer […] S’il m’arrivait de mourir à onze heures, sachez qu’avant quinze heures, on ne parlera plus du Nord tout entier […] Tous nos villages seront brûlés, tous les nordistes de Brazzaville
495 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 189. 496 Mabanckou (Alain), Les petitsfFils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 189. 497 Le film « Les prédateurs », réalisé par Lucas Belvaux en 2007 et diffusé sur les antennes de Canal le 28 Juillet 2008, basé sur des faits réels, démontre cette relation ambiguë entre la compagnie Elf qui est au fait de plusieurs conflits africains et l’ancien doyen des chefs d’Etat africains, feu Omar Bongo. Ce dernier qui, au départ avait soutenu la candidature de Pascal Lissouba, voulant en faire un collaborateur de Sassou Nguesso, a été déçu par la réaction de ce dernier après son élection. P. Lissouba avait alors refusé de travailler en collaboration avec tous ces pilleurs et ce refus a incité Omar Bongo à soutenir militairement les Cobras de Sassou Nguesso, en leur procurant des armes, avec l’aide de la compagnie pétrolière Elf qui était chargée de leur transport.
198
comme ceux de Pointe-Noire mourront dans les trois heures qui vont suivre ma mort." »498
Ces propos consistent à maintenir ses partisans dans la peur et la haine, dans l’optique
d’asseoir son pouvoir sur une identité fragile qui lui permet de maintenir l’opposition Nord/
Sud pour mieux régner. Quand bien même, l’étude de l’évolution des identités ethniques ainsi
mises en avant, montre que le nerf de la guerre se situe moins dans des rivalités prétendues
ancestrales que dans la violence et la rapacité des leaders politiques. L’opposition Nord /Sud
est nouvelle dans l’histoire du Congo. C’est dans l’histoire coloniale et l’histoire politique
récente qu’il faut chercher les germes de cette hostilité. La colonisation française a contribué à
construire et à renforcer les sentiments d’appartenance régionale. En classifiant les
populations sous leur contrôle par le biais de l’ethnologie, les colonisateurs ont cherché à
s’assurer du bon ordre du territoire. Mais ce travail a surtout contribué à figer les identités
mouvantes et beaucoup plus complexes que ce que les administrateurs et les ethnologues
avaient réussi à percevoir. Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo, dans leur ouvrage
collectif, affirment au sujet de l’ethnie :
"L’ethnologie des administrateurs coloniaux […] n’a pas peu contribué à transformer les catégories sociales africaines en catégories ethniques, que l’anthropologie universitaire de la période coloniale tant française qu’anglaise. Ce sont bien en effet les représentants de l’école fonctionnaliste anglaise et l’école de Griaule qui ont figé les sociétés africaines dans une mono-appartenance ethnique en les disjoignant des réseaux englobants à l’intérieur desquels celles-ci s’inscrivaient à l’époque précoloniale […]"499
Dans un autre registre, Dominique Ngoïe-Ngalla décrit et analyse les rapports
d’incompatibilité entre communautés culturelles depuis de longs siècles, liés par des rapports
d’exclusion, que le colonisateur par ignorance, sans doute, avait regroupé sur un même
espace. Selon lui, l’ethnie est « un Etat fragile qui reste en permanence exposé à l’explosion
des violences des pluralismes qui s’adaptent mal. »500
C’est surtout la politique urbaine de la puissance coloniale qui a préparé le terrain des
affrontements de Brazzaville. Le regroupement par origine des populations migrantes a, en
498 Diandué Bikacou (Parfait), Histoire et fiction dans la production romanesque de Kourouma, http://www.Unilim.fr/theses/2003/lettres/2003limo0003/these.html. du 5/03/2009. 499 Amselle (Jean-Lou) et Elikia M’Bokolo, Au cœur de l’ethnie Ethnies, tribalismes et État en Afrique, Paris, Ed. La Découverte, Coll. Poche, 1999, 1ère Ed. 1985, p. 5. 500 Ngoïe-Ngalla (Dominique), Le Congo-Brazzaville, le retour des ethnies-La violence identitaire, Abidjan, Multiprint, 1999, p. 62.
199
effet déterminé la configuration future de la ville. Les migrants venant des provinces
méridionales du pays devaient se regrouper au nord de la capitale et réciproquement pour les
migrants en provenance du sud. Et il y avait une quasi-absence de contacts entre les gens du
nord et ceux du sud, installés de part et d’autre du centre ville, lieu du pouvoir colonial. Les
leaders politiques se sont servis de ce fait pour manipuler le peuple et le conduire dans une
guerre fratricide aussi absurde, opposant le Nord au Sud. Alain Mabanckou s’est appuyé sur
ce conflit et l’on pourra dire, en épousant la logique de Laté Lawson, à propos de l’œuvre de
Tchicaya U Tamsi :
« [L’auteur] réitère l’attachement de l’écrivain à l’Histoire et à son potentiel pédagogique, activant à son tour les conditions du constat épistémologique de "L’Afrique va mal", si l’on s’en tient à sa mise en écriture du gâchis des compétences de l’élite postcoloniale pour des passions individuelles ou des intérêts particuliers et partisans. »501
En effet, dans son investigation, Alain Mabanckou se sert de l’histoire réelle pour la
réadapter à son propre style. Il n’utilise aucune date dans son récit et aucune chronologie n’y
est respectée. La narratrice se sert beaucoup d’analepses. Cette stratégie narrative participe à
la conception fondamentale de l’œuvre littéraire qui reste avant tout une fiction et non un
ouvrage d’histoire. Cela permet au lecteur de sortir d’un certain réalisme souligné dans les
œuvres d’Ahmadou Kourouma par exemple et de considérer l’œuvre comme un objet
purement imaginaire.
1. 3– La crise ivoirienne
L’écriture d’Ahmadou Kourouma qui, selon l’expression de Madeleine Borgomano est
une « sociologie vivante »502 ne pouvait épargner son propre pays. Le réalisme sous-jacent à
la représentation qu’entreprend l’écrivain ivoirien expose dans sa nudité la cruauté de la
guerre. Une guerre qui, au départ ne dessinait pas de contours ethniques mais un ras-le-bol
contre le système mis en place par le défunt Houphouët-Boigny. L’auteur ivoirien en a
brièvement parlé dans Allah n’est pas obligé où il donnait la date du coup d’Etat militaire
orchestré par le général Robert Gueï :
501 Laté Lawson-Hellu, Roman africain et idéologie. Tchicaya U Tamsi et la réécriture de l’Histoire, Saint-Nicolas (Québec), Les Presses de l’Université de Laval, 2004, p. 27. 502 Borgomano (Madeleine), Des hommes ou des bêtes. Lecture de En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma, Op. Cit., p. 24.
200
"La guerre tribale arriva au Liberia ce soir de Noël 1989. La guerre commença ce 24 décembre 1989, exactement dix ans avant, jour pour jour, le coup d’Etat militaire du pays voisin, la Côte d’Ivoire."503
Cette donnée concorde à celle de l’histoire. Le processus démocratique ivoirien ayant
été contrôlé par le pouvoir au début des années 90, il n’y avait pas eu de rupture
constitutionnelle jusqu’au coup d’Etat militaire. Le 24 décembre 1999, intervenant pour faire
cesser des manifestations des soldats mal payés – « Des soldats ayant effectué une mission
pour l’ONU manifestaient sans armes dans les rues d’Abidjan. Ils avaient des droits qui
avaient été payés par l’ONU, mais les sommes avaient disparu dans les arcanes de
l’administration ivoirienne »504, - le chef de l’armée ivoirienne, le général Robert Gueï,
destitua alors le président Konan Bédié qui se réfugia au Togo, puis en France :
"Bédié, abandonné par ses gardes, courut se réfugier à l’ambassade de France. L’ambassade l’envoya au 43è RIMA du camp militaire de Port-Bouët d’où, sous bonne garde, il put gagner l’aéroport. Puis ce fut Lomé d’où il embarqua pour la France."505
Ainsi, Konan Bédié s’exila-t-il en laissant derrière lui une situation catastrophique.
Bénéficiant de l’accord des partis de l’opposition, dont celui d’Alassane Ouattara, le RDR
(Rassemblement des Républicains), puis rapidement du PDCI du président déchu, Robert
Gueï mit en place un comité national de salut public (CNPS) qui s’engagea à organiser des
élections : « Le chef d’Etat, Gueï, était chargé d’une unique et seule mission : organiser des
élections démocratiques auxquelles lui-même n’aurait pas le droit de se présenter. »506
Alassane Ouattara rentra alors de son exil en France.
Toutefois, le coup d’Etat fut une consternation dans le monde. Après plus de quatre
décennies de stabilité politique et de relative prospérité, la Côte d’Ivoire, présentée comme un
modèle de développement par les autres Etats du continent noir et souvent désignée sous la
périphrase de « l’éléphant d’Afrique », sombrait à son tour. Ce géant solide d’Afrique
montrait ainsi ses failles aux autres pays auxquels il servait de modèle. Le pays était rattrapé
par les démons qui hantaient certains Etats d’Afrique de l’ouest. Et, en homme prodige, R.
Gueï apportait une bouée de sauvetage, formant en janvier 2000 un gouvernement 503 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 104-105. 504 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 109. 505 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 110. 506 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 113-114.
201
d’opposition qui réunissait toutes les tendances politiques ivoiriennes. Mais très vite,
l’association entre le Front Populaire Ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo et le RDR d’Alassane
Ouattara, tourna rapidement à la compétition entre les deux leaders, potentiels candidats à la
future présidentielle, faisant resurgir le problème de l’ivoirité qui avait été l’une des causes de
la première crise. Aussi, quelque temps après son forfait, Robert Gueï s’entoura d’individus, à
l’image de Balla Keita dont l’idéologie était séparatiste :
"Balla se trouvait en chômage technique quand vint l’heure de Gueï. Prestement, il sauta le pas et réussit à se trouver, parmi les intimes de Gueï, le conseiller le plus proche et le plus écouté. Il arriva à convaincre (sans grand effort, paraît-il) l’ancien général putschiste de ne pas s’en tenir à son mandat. Le pouvoir suprême lui tendait les mains et ce serait une erreur historique de ne pas le saisir. Gueï changea de langage du tout au tout. Il répéta les slogans les plus éculés de l’ivoirité. Les sous-officiers nordistes qui l’avaient mis au pouvoir comprirent leur erreur."507
Comme on peut le constater, les idées séparatistes constituent des sources
d’antagonisme et surtout ravivent des tensions d’appartenance. L’annonce d’un référendum
constitutionnel pour le 23 juillet 2000 et stipulant qu’un candidat à la présidentielle ne devait
pas se prévaloir d’une autre nationalité, était suivie de la formation d’un nouveau
gouvernement de transition qui fit la part belle aux militaires et réduisit la représentation du
RDR d’Alassane Ouattara. Robert Gueï commença à grignoter petit à petit l’espace du
pouvoir. En effet, déjà écarté des élections présidentielles de 1995, A. Ouattara était le rival le
plus sérieux du « général putschiste ». Pour l’évincer de la course à la présidentielle, R. Gueï
fit approuver par référendum une modification de la constitution qui imposait à tout postulant
à une élection d’être de père et de mère ivoiriens:
"Il fit voter la constitution qui lui seyait. Il écarta systématiquement tous les candidats qui pouvaient constituer l’ombre d’un succès éventuel contre lui à l’élection présidentielle. D’abord Ouattara, du Rassemblement, bête noire de Bédié, mais aussi tous les candidats du vieux Parti démocratique de Houphouët-Boigny. Il ne maintint que Gbagbo parce que le socialiste était soutenu par un parti populaire qui aurait créé des troubles graves en cas d’invalidation de son leader. Cependant, à l’endroit de Gbagbo, il prit de sérieuses précautions. Dans tous les cas, Gueï ferait de Gbagbo son Premier ministre."508
Le concept de l’ivoirité n’est qu’une manipulation politique qui permet aux leaders de
présenter les ressortissants du Nord comme des non-Ivoiriens. Il vise surtout à exclure les
Dioulas, l’ethnie de A. Ouattara, de l’espace ivoirien, leur prêtant des origines burkinabées. 507 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 115-116 508 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 117.
202
La ficelle était grosse. Elle avait surtout le tort d’exciter les passions xénophobes et racistes
des foules dans l’ensemble du pays.
Le gouvernement français qui avait conservé un pouvoir de pression très important sur
les dirigeants ivoiriens par le biais de l’aide financière, s’abstint d’intervenir comme il l’avait
fait en 1995, quand le président Konan Bédié avait, pour les mêmes raisons, inventé le
concept de l’ivoirité. La junte militaire annonça l’organisation des présidentielles et des
législatives à la fin de l’année 2000. Ces scrutins furent supervisés par une commission
électorale dirigée par Honoré Guié. Mais à mesure que la date approchait, la tension montait
en toile de fond avec l’épineuse question de l’éligibilité d’Alassane Ouattara, eu égard aux
critères de nationalité exigés. Le gouvernement d’union nationale volait alors en éclat avec le
départ des ministres R.D.R. La nouvelle constitution fut adoptée en 2000. Avec l’arrivée au
pouvoir des militaires, la constitution du 3 novembre 1960, révisée une dizaine de fois – qui
organisait l’architecture institutionnelle du pays -, avait été suspendue et toutes les institutions
qui en découlaient avaient été dissoutes. La nouvelle constitution institua un régime de type
présidentiel. Le président de la République était élu au suffrage universel direct pour un
mandat de cinq ans renouvelables une seule fois. La constitution stipulait qu’il était le
détenteur exclusif du pouvoir exécutif, qu’il déterminait et conduisait la politique de la nation.
Il nommait et révoquait le Premier ministre. Sur proposition du Premier ministre, il nommait
les autres membres du gouvernement. Il avait l’initiative des lois, concurremment avec
l’Assemblée nationale. Il pouvait convoquer le référendum, après consultation du bureau de
l’Assemblée nationale. Ses décisions étaient rendues en premier et dernier ressort. En
attendant son installation effective, ses fonctions avaient été assurées à titre provisoire par la
chambre constitutionnelle de la cour suprême présidée par Tia Koné, qui avait eu la lourde
tâche de trancher tous les contentieux relatifs aux élections présidentielles et législatives
d’octobre et novembre 2000.
Le général Robert Gueï ainsi rassuré par la nouvelle constitution, organisa sereinement
les présidentielles. Les électeurs devaient départager quatre candidats : Robert Gueï, Laurent
Gbagbo, Francis Wodié du Parti Ivoirien des Travailleurs, Théodore Eg Mel de l’Union
Démocratique de Côte d’Ivoire et Nicolas Dioulo, candidat indépendant. L’arrangement fait
entre Laurent Gbagbo et Robert Gueï, conforte ce dernier qui « a éliminé tout le monde de la
candidature, sauf Gbagbo. Il a combiné avec Gbagbo. Et il a appelé au clairon le bon peuple
203
de Côte-d’Ivoire. »509 Mais Laurent Gbagbo qui « a été le seul opposant à Houphouët »510,
organise l’élection d’une autre façon. Il a tellement attendu ce moment où il pourrait accéder
au pouvoir suprême pour se contenter du poste de Premier ministre que lui promettait Robert
Gueï :
"En fin d’après midi, il reçoit un appel téléphonique de Lakota qui change tout. Il est saisi par le doute après cet appel. On lui a appris que la gendarmerie avait intercepté des cars remplis d’électeurs qui, après avoir voté à Abidjan, remontaient vers Divo et Lakota où ils comptaient encore voter pour Gbagbo, leur leader. Gueï s’estime trahi par Gbagbo. Voilà Gbagbo qui triche alors qu’il avait promis ne rien entreprendre de sérieux pour se faire élire président, dès lors qu’il était assuré d’obtenir le poste de Premier ministre. Gueï se met à réfléchir. Il s’en veut d’avoir cru Gbagbo. Il a cru au facile renoncement au pouvoir d’un homme qui avait passé cinquante années de sa vie en exil ou en prison pour avoir le pouvoir."511
Pour le narrateur, Gbagbo n’est qu’un « menteur »512, un manipulateur. Alors,
craignant une défaite, le général Gueï tenta de contrôler le scrutin et annonça la dissolution de
la commission électorale :
"Il veut rattraper le temps perdu, reprendre les choses en main. Il réagit avec la brutalité sans nuances qui le caractérise. Il dissout la commission indépendante chargée de la surveillance des élections qu’il accuse d’avoir fermé les yeux sur les truquages de Gbagbo à Lakota, Divo et Bingerville. Il fait constater les truquages avérés par exploit d’huissier. Il fait siéger la Cour suprême à laquelle est présenté l’exploit. La Cour suprême décrète l’arrêt du processus électoral. Elle estime que, en raison des fraudes avérées, Gbagbo est exclu du processus électoral en cours. En conséquence, c’est Gueï qui a gagné pour être, parmi les candidats retenus, celui qui a le plus fort pourcentage de votants."513
Robert Gueï se retrouva vainqueur d’une élection dont « le pourcentage des votants,
officiellement de 35%, n’aurait été que de 14% d’électeurs inscrits selon le décompte des
observateurs neutres. »514 Mais des manifestations des rues organisées par des militants du
FPI et RDR, rejoints par une partie des forces de défense et de sécurité, obligèrent le chef de
la junte à la capitulation et la fuite. En fait, tout le peuple ivoirien s’était soulevé contre cet
homme qui, au départ, était arrivé au pouvoir avec de meilleures intentions mais qui ne
voulait plus le quitter :
509 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 118. 510 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 12. 511 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 119. 512 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 120. 513 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 120. 514 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 118.
204
"Dès l’annonce de la proclamation et désignation de Gueï comme président de la République, toute la Côte-d’Ivoire se lève comme un seul homme. Les électeurs envahissent les rues. Tous les électeurs, de toutes les nombreuses ethnies du pays. Baoulés, Gouros, Dioulas, Bétés…Oui, de toutes les ethnies. Les forces de l’ordre fidèles à Gueï tirent sur la foule. On relève de nombreux morts. La foule électrisée, en délire, recherche le général. Veut le général. Veut la peau du général. Le général Gueï s’enfuit, se réfugie dans son village de Guessosso. La nouvelle est annoncée dans les rues à la foule qui applaudit."515
Dès lors, Laurent Gbagbo fut finalement déclaré par la Cour suprême vainqueur « avec
59% de votants »516 :
"Après la fuite de Gueï, le pays n’est plus dirigé. Gbagbo se proclame président, s’empare du pouvoir. Il se proclame président, entouré par ses amis socialistes venus de France et sous la garde de l’armée française. Il décide de reconstituer une commission de surveillance du processus électoral. Cette commission se met à recompter les bulletins. Il fait siéger la Cour suprême…"517
L’opposant historique Laurent Gbagbo, grâce à son coup d’Etat électoral, fut investi
président de la République le 26 octobre 2000. Mais cette investiture ne se fit pas sans heurts
car la fuite de Robert Gueï avait suscité de l’espoir auprès des militants qui avaient vu les
candidatures de leurs leaders invalidées par Robert Gueï. Alors, de violents affrontements
opposaient ses partisans, chrétiens, à ceux, majoritairement musulmans, de l’ancien Premier
ministre A. Ouattara. C’est ce que raconte Birahima dans la fiction de Kourouma :
"Dès l’annonce de la fuite de Gueï, les électeurs se sont divisés en deux groupes dans les rues. Ceux qui reconnaissaient Gbagbo et ceux qui souhaitaient de nouvelles élections présidentielles auxquelles pourraient se présenter tous les candidats invalidés par le général-dictateur Gueï. Nous sommes là le jeudi 26 octobre. Les partisans de nouvelles élections envahissent les rues. Ce sont des Dioulas, en très grande majorité des Dioulas partisans de Ouattara […] Ils sont de plus en plus nombreux. Ils risquent de l’emporter, d’imposer de nouvelles élections. Les partisans de Gbagbo, surtout des éléments des forces de l’ordre, mesurent le danger. Ils sont sûrs de gagner dans les urnes et ils commencent à perdre sur le terrain de la rue. Ils prennent peur."518
La confrontation des deux camps exprimait clairement la rivalité entre les deux
ethnies. D’un côté, les Dioulas, de l’autre, les Bétés. Chaque ethnie voulait affirmer sa
domination. Les Bétés soutenaient l’espèce de coup d’Etat réussi par Laurent Gbagbo tandis
que les Dioulas exigeaient l’organisation d’une autre présidentielle qui aurait vu la
participation de leur leader Alassane Ouattara. En conséquence : 515 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 120-121. 516 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 122. 517 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 121. 518 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 121-122.
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"Les forces de l’ordre acculées tirent dans la foule, dans les boubous blancs. On relève des morts. La foule se disperse. Les forces de l’ordre poursuivent les boubous blancs un à un jusque dans les concessions. Ceux qui sont attrapés sont conduits sous bonne garde dans les commissariats. Ce sont leurs corps que des camions vont déchargés sur les dépotoirs de Yopougon. Ce sont eux qui constitueront le charnier de Yopougon."519
En effet, un jour après l’investiture de Gbagbo, l’histoire réelle révèle que les corps de
cinquante-sept cadavres qui n’avaient pas été ensevelis avaient été découverts dans un terrain
vague à Yopougon, une banlieue d’Abidjan, située au nord. Ces atrocités sans précédent dans
l’histoire du pays, avaient soulevé l’horreur dans le monde entier et au sein du gouvernement
ivoirien de L. Gbagbo qui avait prêté serment la veille. Plusieurs ministres dont le ministre de
l’Intérieur, Emile Boga Doudou, s’étaient rendus immédiatement sur les lieux et avaient
affirmé leur volonté de faire la lumière sur ces faits et punir les responsables. Tout en confiant
à la justice le soin de faire l’enquête, les autorités ivoiriennes avaient invité d’autres
organisations, notamment Amnesty International et l’ONU, à venir enquêter sur place. Ce que
Birahima reprend dans sa narration :
"Une fois au palais, Gbagbo eut conscience que son élection n’avait été ni facile ni régulière. Avec beaucoup de courage, il entreprit de calmer le jeu. Il entreprit de réconcilier les Ivoiriens. D’abord, il fit juger les responsables du charnier de Yopougon. Rien ne sortit de ce procès. Tout le monde fut relâché. Les victimes, faute de protection, avaient eu peur de se présenter à la barre."520
De par son caractère purement ethnique, le massacre de Yopougon auquel le narrateur
fait allusion ici constituait dans l’histoire récente de la Côte d’Ivoire une transgression qui
allait longtemps hanter les mémoires. A la différence de l’Histoire, le narrateur du roman use
de l’humour noir comme nous le verrons dans la troisième partie, pour mettre en mots cette
violence gratuite. En effet, les Dioulas se sont sentis offensés, attaqués et les événements ont
pris la tournure de règlements de compte. Dans ces moments précis, le seul langage était celui
de la tuerie, de l’horreur. A l’attaque des Bétés, les Dioulas avaient riposté par une autre
violence. Le président auto-proclamé tenta, dans cette effervescence de la violence, de
ramener le calme dans le pays :
519 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 122. 520 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 124-125.
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"Il organisa un forum de réconciliation nationale. Un vrai forum de réconciliation, au cours de plusieurs jours de débats publics. Chaque parti put exposer ce qu’il pensait de la Côte-d’Ivoire meurtrie. Le forum, sous la présidence de Seydou Diarra, aboutit à des conclusions courageuses. Réconciliation des quatre principaux leaders ivoiriens. Le président Gbagbo, Ouattara, Bédié et Gueï tinrent une petite conférence à Yamoussokro. Un gouvernement d’union nationale auquel participaient tous les partis importants du pays fut constitué."521
Sur le banc de touche depuis l’accession au pouvoir de Laurent Gbagbo et le second
rejet de sa candidature par la Cour suprême lors des législatives – rejet qui avait provoqué le
boycott des législatives dans la quasi-totalité des circonscriptions du Nord, - le RDR siégea au
gouvernement de l’unité nationale, aux côtés d’autres formations politiques. Dans ce semblant
de sérénité :
"La discrimination ethnique à l’égard des originaires du Nord continuait. De nombreux militaires du Nord en fuite après les divers complots, restaient réfugiés, surtout au Burkina. Les responsables du charnier de Yopougon n’avaient pas été châtiés comme ils le méritaient."522
Entre temps, Balla Keita, ancien ministre de l’éducation nationale de Félix
Houphouët-Boigny et ex-conseiller spécial du général Robert Gueï, était assassiné à
Ouagadougou, où il vivait en exil depuis la chute de son mentor. Le roman d’Ahmadou
Kourouma reprend l’histoire de cet assassinat avec force détails :
"C’est dans ce semblant de calme que fut annoncé l’assassinat de Balla Keita à Ouagadougou au Burkina. Cet assassinat, vraisemblablement perpétré par les services secrets ivoiriens, allait être le signal du complot du 19 septembre."523
Les services secrets ivoiriens soupçonnaient ce dernier de fomenter un complot au
Burkina Faso. Malgré la formation du gouvernement de l’unité nationale, le pays vivait en
état de conflit et tout opposant potentiel au pouvoir restait une menace. De fait, son exécution
devenait inéluctable. Qui étaient les commanditaires de l’exécution de Balla Keita ? Le
narrateur explique :
"L’assassinat de Balla Keita par les services secrets ivoiriens fut confirmé par la famille lors de l’enterrement de l’homme politique. Cette famille fit retourner à l’envoyeur la participation aux frais de funérailles généreusement adressée par la présidence. Ce retour du chèque à l’envoyeur révéla que le paiement avait été effectué par un chèque signé de Mme Gbagbo sur le compte des Aides aux sidéens
521 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 125. 522 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 125. 523 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 126
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de la Côte-d’Ivoire. De toute sa vie, Balla ne s’était jamais préoccupé ni de loin ni de près du sida et des sidéens […]"524
Madame Gbagbo fut citée comme l’un des responsables des massacres qui avaient
suivi l’accession au pouvoir de son mari. Elle en constitua le cerveau. Ainsi, l’assassinat de
Balla Keita était-il le début des massacres qui visaient les responsables politiques. Fanta en
vient à résumer:
"Quelles qu’aient pu être les raisons de l’assassinat de Balla Keita, celui-ci fut le prélude aux événements du 19 septembre. Une semaine après l’assassinat, Gbagbo entreprenait une visite d’Etat en Italie. Dans la nuit du 19 au 20 septembre 2002, des commandos lourdement armés attaquèrent Abidjan."525
En effet, le 19 septembre, la mutinerie commençait. Une tentative de coup d’Etat à
Abidjan dégénéra en soulèvement armé : « Les objectifs des commandos étaient l’état-major
de la gendarmerie d’Agban, l’école de police, la gendarmerie de Yopougon et la résidence du
ministre de l’Intérieur Boga Doudou. »526 En somme, les assaillants visaient tout ce qui
soutenait le pouvoir de Laurent Gbagbo :
"Boga Doudou […] ami personnel de Gbagbo auquel le président confiait tous les pouvoirs quand il se déplaçait à l’extérieur. Sa résidence fut saccagée. Le ministre, sa femme et tous ceux qui vivaient dans les villas furent sauvagement massacrés."527
Le ton fut ainsi donné et l’horreur, le massacre et la violence s’installèrent alors dans
le pays :
"Les assaillants étaient les sous-officiers, officiers et hommes de troupes du Nord qui avaient été à la base de tous les complots qui étaient intervenus en Côte-d’Ivoire depuis Noël 1999. Ces militaires, après l’échec de chaque conspiration, se réfugiaient au Burkina ou au Mali. Au Mali et au Burkina, ils continuèrent à comploter. Balla Keita était probablement un des coordinateurs de la conjuration."528
L’attaque avait donc pour nom la vengeance. Les assaillants vengeaient un des leurs,
Balla Keita. Et, en l’absence de Laurent Gbagbo, ils croyaient pouvoir réussir un coup d’Etat,
seul moyen de se saisir du pouvoir. Le ministre de l’Intérieur, symbole du pouvoir en
524 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 126-127. 525 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 127. 526 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 127. 527 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 127. 528 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p.127.
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l’absence du chef d’Etat, était alors assassiné. C’était la première fois qu’un ministre en
exercice était froidement exécuté, en plus, chez lui, dans des conditions non encore élucidées
et dont les « bons coupables » étaient des ressortissants du Nord. Ces informations officielles
étaient une sorte de conspiration pour justifier les horreurs qui allaient se produire comme la
réponse aux assaillants du Nord. Le roman d’Ahmadou Kourouma s’interroge sur le voyage
de Laurent Gbagbo, dans un moment aussi délicat que celui que traversait le pays. Birahima
questionne : « Pourquoi, dans cette situation incertaine, Gbagbo entreprit-il son voyage en
Italie ? »529 En réponse :
"Des observateurs expliquent qu’il y aurait eu, en fait, plus d’un complot dans la nuit du 19 septembre 2002 en Côte-d’Ivoire. Un complot auquel se serait attendu le président Gbagbo, voire qu’il aurait fomenté lui-même, qu’il aurait du moins souhaité voir se produire pendant son absence d’Abidjan…et un deuxième, qui fut une vraie surprise pour lui. Le premier était organisé par les loyalistes pour se débarrasser des officiers et sous-officiers traîtres des Forces armées nationales de Côte-d’Ivoire (FANCI)… et le second un contre-complot de ceux qu’on appellerait les rebelles. Il ne semblerait pas que le ministre Boga Doudou ait été tué par les balles des rebelles. Des analyses balistiques en feraient fait foi."530
Le narrateur persiste dans son investigation afin de dégager une vérité sur cette
mascarade :
"Une question restait en suspens : d’où les rebelles tenaient-ils leurs armes ? Des rebelles aussi bien, voire mieux équipés que l’armée officielle, les FANCI. Les rebelles et leurs partisans prétendirent avoir récupéré tout leur armement à Bouaké, deuxième point d’appui et place forte de la Côte-d’Ivoire. C’est après avoir pris Bouaké qu’ils auraient acquis tout leur armement. Bouaké avait été investi grâce à la complicité des officiers de la garnison. C’était en partie vrai. Mais on avait aussi récupéré, sur les combattants laissés morts sur le terrain du côté des rebelles, des armes que les FANCI n’avaient jamais eues dans leur arsenal. De sorte que la question restait entière. Qui avait armé les rebelles ? On cita plusieurs noms. En premier lieu, Compaoré, le président du Burkina. Ensuite, pêle-mêle : Taylor, le président du Liberia, Kadhafi, le président de la Libye, Bongo, le président du Gabon… et Ouattara, l’opposant au régime de Gbagbo. Il se pourrait bien que tous les noms cités aient eu leur part au surarmement des rebelles qui avaient attaqué le 19 septembre."531
Alors, pour répondre à l’assaut des rebelles :
« Le 20 septembre au matin, les forces loyalistes se mirent à la recherche des rebelles qui les avaient attaqués dans la nuit. Rien ! Rien dans les concessions ! Rien dans les villas fouillées et refouillées ! Rien dans les jardins ! Rien dans les forêts environnantes d’Abidjan ! Absolument rien en fait de combattants, rien en fait
529 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 128. 530 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 128. 531 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 128-129.
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d’armement ! Les combattants s’étaient évanouis dans la population cosmopolite d’Abidjan. Et cette disparition des combattants rebelles le 20 septembre aurait des conséquences incalculables. Elle serait à la base de l’apparition des escadrons de la mort dans le conflit. En effet, quand les loyalistes constatèrent l’inexplicable disparition des rebelles, ils se dirent : "Les Dioulas tuent en catimini et s’évanouissent dans la nature. Procédons comme eux, tuons dans l’anonymat et disparaissons. Et puisque les vrais combattants sont introuvables, tuons tous ceux qui les ont inspirés, tous ceux qui pensent comme eux, tous ceux qui pourraient les aider en cas de nouvelle attaque. Faisons comme au charnier de Yopougon. Ni vu, ni su." »532
L’identification de l’ennemi passe par une figure représentative de ce dernier. Il fallait
à tout prix trouver un leader aux assaillants :
"Le groupe bété de l’entourage de Gbagbo (d’après une enquête de l’ONU) se lança à la recherche du général Gueï. Le pauvre général n’était au courant de rien dans le complot, il n’y participait pas. Ceux qui dirigeaient la conspiration étaient de ses ennemis jurés. Averti de leur arrivée et de leur intention, le malheureux alla se cacher à l’évêché, se plaçant sous la protection de l’Eglise de Côte-d’Ivoire."533
Ahmadou Kourouma utilise la version de la plus haute autorité ; l’ONU, pour essayer
de rendre son discours crédible. Ainsi, la narration se fond-elle dans l’histoire et l’auteur, au
lieu de réécrire l’histoire, l’écrit ou la reproduit. L’assassinat du général Gueï est alors
reproduit méticuleusement dans le roman de l’écrivain ivoirien comme nous l’avons noté
dans le second chapitre de la première partie.
La scène qui a été clairement détaillée met le lecteur en face de l’horreur. Le lexique
en lui-même est macabre et lugubre, en lieu et place de militaires ou miliciens, le narrateur
utilise « tueurs » car en effet, les militaires sont formés pour protéger des citoyens. Ici, ce ne
sont que des tueurs qui se servent en plus d’une ruse pour massacrer les militaires qui
veillaient sur la famille de R. Gueï. L’extermination de la famille de Gueï est un gage
d’assurance pour les commanditaires. Ils sont rassurés sur une éventuelle future vengeance.
Personne ne revendiquera l’héritage de cette mémoire. Après le massacre de la famille :
"Les tueurs se dirigèrent vers l’évêché. Le cardinal Akré était absent, il accompagnait le président Gbagbo dans son voyage à Rome. C’est donc le vicaire qui les reçut. Il leur garantit que le général n’était pas à l’évêché. Dès leur départ, le vicaire téléphona au cardinal pour demander des instructions."534
532 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 129-130. 533 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p.130. 534 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 131.
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Dans l’attente d’une réponse : « A sa surprise, il entendit à la Radio France
Internationale annoncer que Gueï s’était réfugié à la cathédrale. La suite ne se fit pas
attendre ». 535
Les faits sont là, largement énoncés et peuvent se passer de tout commentaire. On
croirait être en face d’un film de mafia où les règlements de comptes se transforment en
extermination. Il s’agit de véritables lynchages. Il est intéressant de souligner que c’est à
travers Radio France Internationale que les tueurs ont été informés de l’endroit où se cachait
le général. Mais qui avait informé RFI ? Tout s’était produit dans l’opacité. Le cardinal était
la seule personne à être informée. Il se pourrait qu’il fût l’instigateur de la fuite, dans le seul
but de bénéficier des faveurs du président Laurent Gbagbo. Aucune entité politique ou
religieuse n’était épargnée par ce mal qui minait le pays. De trahison en tuerie, de règlements
de comptes en complots, la Côte d’Ivoire est en feu et rien ne semble ébranler les assauts des
loyalistes :
"La caravane infernale se dirigea ensuite vers la résidence de Ouattara, l’opposant de toujours. Heureusement, celui-ci et sa femme avaient pu faire le mur et s’étaient réfugiés à l’ambassade d’Allemagne, contiguë à leur domicile."536
Comme on peut le constater, la « caravane » n’épargne personne ! Alassane Ouattara,
réfugié à l’ambassade, avait vu sa maison pillée puis incendiée. Son cabinet et le domicile de
son frère cadet, saccagés. La narration incorpore l’histoire au point de rendre l’association
homogène. L’homogénéité qui existe entre l’histoire et l’œuvre de Ah. Kourouma, fait de
celle-ci un récit historique. A propos des deux premiers romans de l’Ivoirien, Jarlsbo Jeana a
relevé qu’ils sont « fortement ancrés dans le réel, [que] les deux romans évoquent des
événements de l’histoire africaine ainsi que des figures de l’histoire mondiale aisément
reconnaissables. »537 L’inscription de la réalité dans la fiction est une pratique propre de
l’écriture de Kourouma. Il ne laisse aucun détail dans l’ombre : dans les jours qui avaient
suivi le meurtre de Robert Gueï et la tentative d’assassinat de A. Ouattara, qu’ils fussent de
l’opposition ou de la majorité, les hommes politiques étaient des cibles de la violence.
Victimes d’intimidations et de tentatives d’assassinat, les gens se terraient : « Cette expédition
de tueurs cagoulés la nuit en 4X4 non immatriculés sema la panique parmi les adversaires
535 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 131. 536 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 132. 537 Jarlsbo (Jeana), « Ahmadou Kourouma : subversion des codes et (dé)construction de l’Histoire », in www.ruc.dk/ciud/publikationer/publikationer/XVI-SRK-Pub/forfatter-index/?print=1 du 15/03/2009.
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politiques de Gbagbo et les cadres dioulas. »538 Les Dioulas cherchaient alors à rejoindre le
Nord du pays. Tous ceux de leur ethnie étaient en danger de mort, hors du Nord. L’ethnie
devient le lieu de convergence et d’inscription de l’hyperviolence. Les assaillants ou
« rebelles » étaient repoussés ou se retiraient d’Abidjan et se retranchaient au Nord en
occupant des villes de Bouaké et de Korogho. La deuxième ville du pays, Bouaké et la
principale ville du Nord, Korogho, étaient sous contrôle rebelle. La rébellion se propagea dans
le Nord du pays, en majorité, musulman et fidèle à Alassane Ouattara.
Dans le même temps, des éléments du bataillon antiémeute de la police ivoirienne
avaient certes, été envoyés à Daloa, dans l’ouest du pays, ville dans laquelle vivaient
Birahima et sa famille lorsque la guerre se déclencha en Côte d’Ivoire. Ces éléments avaient
exécuté une cinquantaine de civils, des infiltrés supposés. Les supposés infiltrés n’étaient
autres que des Dioulas qui se trouvaient à Daloa, terre des Bétés. En réponse aux exactions
commises par des Bétés :
"Les gendarmes de Daloa ont été massacrés et les cadavres jetés dans un charnier parce que ce sont d’autres gendarmes, le 26 octobre 2000 à Abidjan, qui ont enlevé et rassemblé les Dioulas puis les ont mitraillés et ont jeté leurs corps dans un charnier de Yopougon."539
Le spectre de Yopougon a resurgi dans les tueries de Daloa. La présentation que
Birahima fait de ce lieu, laisse entendre clairement qu’il était devenu inhospitalier à tout non
Bété :
"J’ai été recueilli par mon cousin, Mamadou Doumbia, docteur à Daloa en Côte d’Ivoire. Daloa est une ville en pleine terre Bété. C’est la capitale du pays bété. Le bété est une ethnie, une tribu ivoirienne de la forêt profonde."540
Birahima et sa famille qui y vivent sont, eux, d’ethnie Dioula mais « les Bétés
n’aiment pas les Dioulas comme moi parce que nous sommes opportunistes, versatiles et
obséquieux envers Allah. »541 Cela paraît hallucinant d’identifier des Dioulas par leur
appartenance religieuse. Lorsque les Bétés ont commencé leur massacre à Daloa, le cousin de
Birahima, un cadre Dioula est enlevé par les « escadrons de la mort ». Birahima prend la fuite
et tombe dans un traquenard : 538 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 132. 539 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 21. 540 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 15. 541 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 16.
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"Moi, petit Birahima, quand j’ai vu ça, j’ai couru, j’ai fui comme un chien surpris en train de voler le savon noir de la ménagère, comme un homme qui a provoqué un essaim et qui détale devant les abeilles. J’ai couru à perdre haleine sur la route de Man, vers la forêt pour m’y cacher. Brusquement, je suis tombé face à un barrage de loyalistes, avec des militants armés jusqu’aux dents. J’étais tombé dans un traquenard. Il m’était impossible de rebrousser chemin, ni d’aller à droite ni d’aller à gauche […] Ils nous ont demandé nos cartes d’identité de l’ivoirité. Mes compagnons de malheur ont sorti leurs portefeuilles. Moi, je n’avais ni portefeuille ni carte d’identité. […] Ces cartes ont été mises en miettes […] Des militants sont arrivés avec des pioches et des pelles qu’ils nous ont jetées. Chacun a pris un outil et a commencé à creuser, à creuser un charnier géant. Nous étions plus d’une centaine […]"542
Il devient préventivement urgent de se débarrasser de l’Autre. Les Dioulas sont
accusés de vouloir se dissimuler dans la masse, voire de prendre une fausse identité. Il s’agit
alors de découvrir ces troqueurs d’identité. Birahima sortira miraculeusement indemne de
cette expérience :
"Leurs chefs, loin dans la forêt, avaient vidé nos portefeuilles et étaient occupés à apprécier le butin […] Brusquement, nous avons entendu des éclats de voix, des cris et même un coup de fusil […] Et nous qui creusions le charnier nous sommes trouvés sans garde. Nous avons jeté les outils et nous nous sommes dispersés comme des oiseaux de la touffe dans laquelle on a lancé une pierre."543
Ainsi, parvient-il à rejoindre la concession de son maître Haïdara, imam qui, lui aussi
a été enlevé :
« Moi, j’ai continué ma course folle vers la ville. […] Et je suis tombé juste sur la concession (maison-cour) de mon maître Haïdara qui se trouvait vers la route de Man. […] J’ai foncé vers l’appartement de sa première femme en criant : "Cachez-moi, cachez-moi ! Je suis poursuivi par les militants !" »544
Birahima, bien qu’ayant connu de près la guerre, reste très marqué par ce fait :
"J’étais haletant, mon cœur battait la chamade (comme un tambour). J’avais peur qu’on entende mes souffles loin, même dehors après les murs. Je suais comme un lépreux enfermé depuis quatre heures […] Les militants sont passés. Ils ont demandé aux femmes si elles n’avaient pas caché des fugitifs. On ne leur a pas répondu et, sans insister, les militants et les soldats ont poursuivi leurs recherches plus loin."545
542 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 27-28. 543 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 29. 544 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 29. 545 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 30.
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Après les divers faits d’Abidjan :
"Les Bétés ont commencé à chasser les Dioulas et à reprendre leur terre du pays bété quand Gbagbo est monté au pouvoir par des éléments contestés. Au cours de ces élections, la gendarmerie est allée chercher des Dioulas en ville et les a fusillés comme des lapins."546
En tenant compte de la thèse soutenue par le narrateur de Kourouma, qui relève d’un
certain parti-pris – puisque Birahima est d’ethnie dioula - un parallèle peut être établi avec
l’hypothèse de Frédéric Baillette dans le travail qu’il a consacré au génocide rwandais. Il
avance : « Tout comme dans l’antisémitisme nazi, une figure biologique (A. Memmi) est
convoquée symboliquement pour stimuler, puis catalyser les antipathies, les appréhensions et
les haines. »547 L’exercice du pouvoir de Laurent Gbagbo s’accompagne d’une chasse à
l’homme qui prend des allures d’une discrimination ethnique, voire d’une véritable
extermination de l’ethnie Dioula. A la révolte des Dioulas, la ville de Daloa devient le théâtre
d’une guerre ethnique qui voit leur victoire. Dès lors, Birahima dénonce comment Laurent
Gbagbo a engagé tous les moyens possibles pour y remédier. Il raconte :
« Quand le président a vu que les Dioulas fêtaient leur victoire à Daloa, capitale du pays bété, il est entré dans une colère rageuse. Il a crié "Merde ! Merde !" Parce que le président lui-même est d’ethnie bété. Il a mis tout le budget de la Côte-d’Ivoire sur la table. Il a recruté des mercenaires à prix d’or […] Il a fait venir des mercenaires du monde entier, de l’Afrique du sud, des pays de l’Est, de la France, de l’Allemagne… »548
Tout cela, dans le but de vaincre les Dioulas ! Il ne s’impose pas en vrai président dont
le rôle est de prôner l’unité nationale et de protéger l’ensemble des citoyens. C’est un chef
ethnique ou clanique qui s’est retrouvé à la tête d’un Etat. Il définit le peuple sur des critères
ethniques et recourt, - pour emprunter l’expression de Jean-Pierre Chrétien, - à une
« démocratie ethnique ». Alors, pour mieux régner sur cet Etat, il cherche à le transformer en
une ethnie ; la sienne et à le purifier, en éliminant les autres. Gbagbo se sert de son ethnie
pour parvenir à ses fins.
Cependant, dans la narration, il rencontre la sympathie de quelques Dioulas, à
l’exemple de Vasoumalaye Konaté, un imam de Vavoua, ami du père de Fanta chez qui
546 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 16-17. 547 Baillette (Frédéric), « Figures du corps, ethnicité et génocide du Rwanda », in www.revue-quasimodo.org du 14/03/2009. 548 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 22-23.
214
Birahima et elle, - au cours de leur voyage pour Bouaké au Nord, espace au sein duquel les
Dioulas sont protégés, - ont fait une halte. Cet imam ne croit pas Gbagbo responsable de tous
les maux dont il est accusé :
« "Les Dioulas accusent le président Gbagbo de tous les maux du monde. C’est lui qui serait à l’origine de tous les malheurs du pays. C’est lui qui serait responsable du charnier de Yopougon, des charniers de Daloa, de Monoko Zohi et de Vavoua. Que sais-je encore ? C’est lui qui envoie les avions qui viennent bombarder les Parisibles villageois sur les marchés. C’est lui qui met sur les routes de Côte-d’Ivoire tous les réfugiés. C’est lui qui dirige en personne avec sa femme les escadrons de la mort qui sèment tant de désolation." »549
L’imam évoque tout ce qui est reproché à Gbagbo sans l’accabler. La narration de
Birahima qui s’opère comme un reportage, récolte un autre avis, bien différent du discours
tenu par Vasoumalaye. Il s’agit de celui de Saliou Doumbia, imam de Zenoula qui dit
clairement : « Les chefs des escadrons de la mort, d’après les enquêteurs de l’ONU, sont le
président Gbagbo et sa femme. »550 Le discours devient plus recevable car reposant sur une
enquête faite par l’ONU.
Les deux protagonistes poursuivent leur route pour connaître l’étendue de la guerre en
Côte d’Ivoire, arrivés à Kossou :
"Un lourd hélicoptère russe, piloté par des mercenaires ukrainiens recrutés par le président Gbagbo. Arrivé à la hauteur de la fête, le lourd hélicoptère piloté par des mercenaires ukrainiens s’est arrêté, est monté plus haut, s’est arrêté de nouveau puis est descendu doucement en faisant un bruit d’enfer. Les fêtards, d’abord effrayés, se sont dispersés en s’enfuyant dans un sauve-qui-peut. Mais, à la façon dont l’hélicoptère se maintenait en un lieu, remontait et redescendait, les danseurs ont cru que les occupants, ceux d’en haut, étaient des reporters photographes. Les danseurs sont alors revenus, ont commencé à se rassembler, à crier […] C’est quand il y eut assez de fêtards rassemblés, de spectateurs, assez de danseurs gesticulants, que les mitrailleuses à bord de l’hélicoptère se sont mises à tonner. Les lourdes mitrailleuses du lourd hélicoptère se sont mises à balayer, à faucher […] Moi, bien qu’embarrassé de mon boubou trop large et le kalach, je me suis dépêché de la rattraper. Je courais aussi vite qu’un lièvre. Dans la forêt, nous nous sommes blottis, cachés jusqu’à la nuit…"551
Le récit prend fin peu après ce raid aérien, avant que Birahima et Fanta n’atteignent
Bouaké, leur destination. Cela se justifie par le fait que l’auteur ivoirien n’a pu finaliser son
livre. C’est donc une œuvre inachevée. Décédé le 11 novembre 2003, le roman est paru en
2004, quelques mois après sa mort. Mais une fois de plus, Ahmadou Kourouma surprend son
549 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 81. 550 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 101. 551 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 135-136.
215
lecteur par l’acuité de l’inscription de l’histoire dans son œuvre. Il n’y a plus beaucoup de
marge entre l’histoire écrite par des Historiens et celle faite par le « guerrier griot ».
L’absurdité de la guerre de Côte d’Ivoire pourrait se résumer par ces propos de l’écrivain :
"Ce qui arrive en Côte-d’Ivoire est appelé conflit tribal parce que c’est un affrontement entre des nègres indigènes barbares d’Afrique. Quand des Européens se combattent, ça s’appelle une guerre, une guerre de civilisation. Dans une guerre, il y a beaucoup d’armes, beaucoup de destructions matérielles avec des avions et des canons mais moins de morts, peu de charniers. Dans les guerres de civilisations, les gens ne meurent pas comme dans les conflits tribaux […] Dans les conflits tribaux, les enfants, les femmes, les vieillards meurent comme des mouches. Dans une guerre, les adversaires tiennent compte des droits de l’homme de la Convention de Genève. Dans un conflit tribal, on tue tout homme qui se trouve en face."552
2. LES GUERRES CIVILES
La guerre civile dessine les contours d’une violence paroxysmique. Sans règles ni lois,
c’est une guerre qui associe tout le peuple, sans distinction de sexe, d’âge et d’ethnies, tribus
ou par l’adhésion à un quelconque parti politique. C’est un désordre de violence qui n’épargne
personne. La question des guerres civiles est très présente dans l’histoire contemporaine de
l’Afrique et très représentée dans les œuvres de notre corpus. Question un peu complexe, dans
la mesure où, les conflits ethniques, comme nous venons de le voir, aboutissent à des
règlements de comptes qui visent aussi bien des milices que des populations civiles de
l’ethnie adverse. Les points de divergence entre les conflits ethniques et civils deviennent
alors infimes et très difficiles à distinguer. Le concept de guerre civile reste flou, énigmatique
et un peu contradictoire. Comme le conflit ethnique, les populations civiles sont les
principales victimes d’une violence qui, en amont, est orchestré par des leaders politiques qui
manipulent et se servent du peuple pour justifier leur violence. A la différence du conflit
ethnique qui met l’ethnie au centre du débat, le conflit civil utilise le peuple, sur l’ensemble
du territoire, quelle que soit son identité ethnique. Il sera question ici des conflits du Liberia et
de Sierra Leone. En effet, le conflit ethnique du Liberia change de contours, à un moment
donné, devenant un conflit civil où nul n’est épargné par les tueries. Ensuite, nous parlerons
de la guerre de Sierra Leone, véritable exaltation de la violence.
552 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 42.
216
2. 1– La seconde phase de la guerre du Liberia
Au cours de sa progression vers Monrovia, le NPFL se scinda en deux camps. Suite à
une dispute avec Taylor, Prince Johnson, un ancien militaire de l’AFL et un officier au sein
du NPFL, fit sécession et forma l’INPFL (Independant National Patriotic Front of Liberia), le
8 septembre 1990 avec un millier de dissidents. Le succès de Charles Taylor et son désir de
pouvoir étaient à l’origine de cette rupture. Prince Johnson, que le narrateur qualifie
d’ « illuminé », prône la libération du peuple libérien et se pose comme le prophète de cette
cause :
"Le Prince Johnson était le troisième bandit de grand chemin. Ça possède une large part du Liberia. Mais c’était un prince, c’est-à-dire un bandit sympathique parce qu’il avait des principes […] Parce qu’il était un homme de l’Eglise. Ce bandit s’était foutu dans la tête des principes incroyables de grand Seigneur, des principes d’honnête et désintéressé combattant de la liberté. Ça a posé comme loi que le chef de guerre qui avec l’arme à la main a libéré le Liberia ne peut pas encore solliciter le suffrage des Libériens. Ce serait contraire à l’éthique […] Il s’est foutu dans la tête un autre principe de grand seigneur. Un combattant ne pille pas, ne vole pas, il demande à manger à l’habitant. Et, le plus marrant […], c’est qu’il applique ce principe-là…"553
L’auteur se sert ici d’une réalité historique qui a constitué un tournant important dans
la guerre du Liberia. Avant d’évoquer ce fait historique, il est intéressant d’analyser sa mise
en mots. Le narrateur identifie d’abord Prince Johnson comme « le troisième bandit de grand
chemin ». Son identification est graduelle tout au long de la narration. Il le désigne ensuite
par « ce bandit ». Le substantif « bandit » précédé du démonstratif « ce » témoigne du mépris
que cet enfant a à l’égard de ce chef de guerre. Ce n’est qu’un bandit, c’est-à-dire quelqu’un
qui défie les normes sociales, en somme un hors-la loi. Le regard de Birahima va plus loin, il
se sert ironiquement du prénom de Johnson, « Prince », pour en faire un prince. Ce jeu de
mots participe à l’une des fonctions de l’ironie : une espèce de ruse du subordonné pour
contrecarrer son chef. Johnson a bien des attributs d’un prince dans sa faction. Celui-ci refuse
qu’un chef de guerre s’approprie le pouvoir et interdit à ses soldats de violer, piller, etc.
paradoxalement il autorise de tuer, d’exercer des violences sur le peuple. L’usage de l’ironie
ici se rattache à l’envie de montrer le côté ridicule de ce chef de guerre, voire de tous les
chefs qui développent de grandes idéologies, en entretenant en même temps des guerres
553 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 132-133.
217
absurdes. Johnson s’est séparé de Taylor pour mieux étendre ses idées et orienter la guerre
ethnique du Liberia vers une guerre civile, sans règles ni lois.
L’Histoire rappelle combien la dissension fut coûteuse pour le NPFL puisque Johnson
entraîna avec lui une grande partie de l’unité des Forces Spéciales qu’il dirigeait. Dans le
même temps, Samuel Doe veut se servir du divorce entre les deux anciens acolytes, Charles
Taylor et Prince Johnson et négocie une rencontre avec ce dernier, organisée sous l’égide du
commandant de l’ECOMOG au Liberia et dans l’enceinte de l’institution. Birahima, dans sa
narration imagine le film de cette rencontre :
"Samuel Doe était entré dans l’état-major de l’ECOMOG […] Il ne demandait qu’une seule chose, une seule chose à Johnson. Parce que le Liberia était fatigué de la guerre de ses enfants. Puisque Johnson avait rompu avec Taylor, Samuel Doe pouvait s’entendre avec Johnson. Il voulait mettre une fin à la guerre par la négociation avec Johnson."554
En conséquence :
"Prince Johnson prépara un commando fort d’une vingtaine de soldats bien aguerris […] Ils cachèrent les armes sous les sièges de la Jeep […] Ils purent passer le premier barrage de l’ECOMOG où les entrants se débarrassent de leurs armes […] ils sortirent les armes et commencèrent par massacrer les quatre-vingt-dix gardes du corps de Samuel Doe […] Le commando fit coucher tout le monde, s’empara de Samuel Doe."555
Lors de cette rencontre effectivement, dans les locaux de l’ECOMOG le 9 septembre
1990, Prince Johnson captura le président Samuel Doe. Ce dernier fut longuement torturé par
les hommes de Prince Johnson avant de mourir, une scène décrite avec beaucoup
d’imagination dans le roman d’Ahmadou Kourouma où les principes rappelés plus haut qui
guidaient le leader sont largement bafoués :
« "C’est toi le président du Liberia qui fais la guerre pour rester président, toi un homme du démon ! Un homme guidé par le démon. Tu veux par les armes rester président. Président de la République, le président de tous les Libériens. Mon Seigneur Jésus !" Il le prit par l’oreille, le fit asseoir. Il lui coupa les oreilles […] lorsqu’il voulut couper la jambe gauche, le supplicié avait son compte : il rendit l’âme. »556
554 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 136. 555 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 137-138. 556 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 138.
218
C’est le comble de l’horreur qui se manifeste dans Allah n’est pas obligé. Prince
Johnson, depuis qu’il « eut une révélation. La révélation qu’il avait une mission. La mission
de sauver le Liberia. De sauver le Liberia en s’opposant à la prise du pouvoir par un chef de
guerre, l’arme à la main »557,- combat tous ceux qui, après l’élimination de S. Doe, songent à
s’emparer du pouvoir. Il « s’attaqua à un poste frontière du NPFL (le Front National
Patriotique) pour percevoir lui aussi les droits de douane […] Il l’attaqua avec des moyens
puissants. »558 La violence et la durée des affrontements ont entraîné l’intervention des forces
de l’ECOMOG qui « arrivèrent avec des moyens plus puissants encore. Ces forces ne
s’interposèrent pas ; elles ne prirent aucun risque inutile. Elles n’entrèrent pas dans le détail,
elles canonnèrent en pagaille assaillants et assiégés. »559 Les forces d’interposition
orchestrèrent des dégâts plus importants que ceux faits par les camps belligérants. Ils
bombardèrent sans tenir compte d’une quelconque présence civile. Lors de leurs
interventions, ils confient la responsabilité du secteur à la faction la mieux armée : « Elles
procédèrent au constat sur le terrain. C’était leur rôle, leur mission. Elles établirent que c’était
Johnson qui tenait le terrain. C’était lui le plus fort. Donc c’était Johnson qui devait exploiter
le poste. »560 De la raison du plus juste, on revient à la raison du plus fort !
Après l’acquisition de cet espace, Prince Johnson en voulait plus afin de nourrir sa
faction. Ainsi, il « s’attaqua à une ville aurifère et diamantaire tenue par les partisans de
Samuel Doe, ceux d’ULIMO (United Liberian Movement). »561 Les combats éclatèrent alors
entre ULIMO et INPFL : « Le combat dura plusieurs jours. Les forces d’interposition de
l’ECOMOG furent alertées. »562
Les différentes attaques de la faction de Prince Johnson installèrent le pays dans le
cycle infernal de la violence sans fin et se terminèrent par des gains importants de terrains.
Cette faction paraissait si bien organisée qu’elle laminait facilement toutes les autres. Mais,
n’étant pas officiellement reconnue, l’INPFL ne bénéficiait d’aucun soutien financier.
Cependant, elle devait subvenir aux besoins des « soldats et leurs familles, les enfants-soldats,
les hommes du bataillon. »563 La pression que ceux-ci exerçaient sur le chef de faction, le
conduisit à Monrovia où « tout était pillé, détruit, il ne restait que l’institution de Sainte
557 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 143-144. 558 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 144. 559 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 144-145. 560 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 145. 561 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 146. 562 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 146. 563 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 147.
219
Marie-Béatrice. »564 Prince Johnson s’organisa à l’attaque de l’institution qui s’occupait « des
enfants, des femmes, des sœurs et quelques pauvres hères. »565 Ce prédateur, parti à la
conquête de toute proie s’y rendit « en plein jour, à midi exact, il employa l’artillerie. Les
canons donnèrent et enlevèrent le clocher de l’église et détruisirent la grande bâtisse centrale à
trois étages de l’institution. »566 La violence perpétuée par Johnson n’épargnait plus personne.
Entre les factions rivales et les quelques structures qui essayaient de maintenir l’équilibre dans
ce pays qui sombrait dans le gouffre, Johnson exaspérait.
Toutefois, l’attaque de l’institution ne lui apporta pas les assises financières et
matérielles espérées, bien au contraire. L’acquisition de l’institution apportait une charge
supplémentaire : « La prise de l’institution n’avait pas résolu le problème de ressources sûres
et permanentes pour la bande de Johnson. »567 Dès lors, il lui fallait un autre stratagème pour
trouver des ressources susceptibles de garantir l’équilibre de la faction. Ainsi, il pensa à la
« Compagnie américaine de caoutchouc » qui, malgré le chaos que connaissait le pays, faisait
toujours ses bénéfices et soutenait financièrement les factions officielles :
"Tout le sud-est du pays appartenait à la compagnie. Elle payait plein de royalties […] Les royalties étaient partagées entre les deux anciennes factions, la bande à Taylor et la bande à Samuel Doe. Johnson, quand il finit de rompre avec Taylor, a demandé tout de suite que les royalties soient réparties en trois parts […] Les dirigeants de la société ne voulurent pas l’entendre de cette oreille. Ils hésitaient ; ils craignaient des représailles de la part des deux factions."568
Ce passage cité relève d’une importance capitale tant sur le fond que sur la forme. Le
lexique du narrateur a évolué. Lorsque la guerre était principalement ethnique, il identifiait les
leaders par « bandits de grand chemin ». A mesure que le conflit change de contours, le
lexique s’adapte au contexte. La guerre civile est une guerre de bandes. En effet, bandes,
bandits : employer ces termes est, en soi, une dénonciation. Les factions ont remplacé les
groupes ethniques et ce sont elles qui imposent leur loi sur le territoire. Le Liberia est devenu
un état mafieux où les factions exigent leur financement aux sociétés en place. Le refus de la
compagnie n’ébranle toutefois pas la détermination de Prince Johnson qui veut se faire une
place dans le « Liberia de deux camps ». Il prend les moyens de ses fins :
564 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 148. 565 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 148. 566 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 151. 567 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 154. 568 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 155.
220
"Il kidnappa deux cadres blancs de la plantation. Quand il les eut en lieu sûr, il envoya un ultimatum aux dirigeants de la plantation […] Il disait que si, dans vingt-quatre heures, il n’avait pas sa part dans les royalties, ils allaient recevoir les deux têtes des deux blancs […] Et tout le monde savait que l’illuminé Johnson en était capable."569
Ainsi le rituel des enlèvements dura jusqu’à la satisfaction de Prince Johnson.
Birahima raconte les circonstances de la négociation :
"Le président tira Johnson par la main, l’emmena dans un bureau. Ça a discuté fort et longtemps et à la fin ça a signé tous les deux un accord secret. Au titre de cet accord, la faction de Johnson contre plein de dollars protégeait toute la plantation contre les fretins de bandits."570
Dans ce pays où tout semble surveillé, « le secret en tant que secret, ça dura cinq
jours. »571 Les autres factions n’apprécient pas l’arrangement qui pouvait leur enlever leur
gagne-pain et posent leurs exigences :
"Le président, pour s’en sortir, décida de répartir la surveillance du contour de la plantation en trois ou quatre parts, chaque part devait être attribuée à une faction […] Dans l’impossibilité d’obtenir un accord sur toutes propositions raisonnables, le président déclara aux factions de s’entendre entre elles. C’était jeter un os à trois ou quatre molosses trépignant d’impatience."572
L’utilisation du motif de la plantation qui, certes, a joué un rôle important dans le
conflit libérien, finançant les groupes armés pour protéger ses intérêts, apparaît édifiante dans
la nouvelle configuration du conflit. La métaphore finale de la citation montre le degré de
transformation des humains lorsque la violence régit leur vie. Les chefs de faction sont
comparés aux molosses. Cela montre aisément leur appétit vorace ne répondant plus à aucune
rationalité et la conclusion ne peut être qu’une « guerre généralisée sur toute l’étendue de la
plantation. »573
Les méthodes du conflit civil auraient eu une base repérable dans des procédés socio-
ethniques qu’elles ont caricaturés et démultipliés. Si la valeur ethnique du premier conflit
demeurait ambiguë, le déroulement de la guerre civile après 1992 illustra un véritable recours
aux factions et donc un brouillage de la référence ethnique. Sur le terrain, l’identification de
569 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 155. 570 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 160. 571 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 160. 572 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 161. 573 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 161.
221
l’ennemi n’obéissait plus à des dénominations stabilisées. Incarnations du mal ou sobriquets
de films de violence, les chefs ne sont plus que l’émanation de leur banditisme.
« L’identification se fait à la faction et à l’acte, renvoyant en écho au nom ; "je suis le Destructeur, c’est mon nom", déclare, après une exaction de civils, "un commando" de Charles Taylor à un journaliste de l’AFP. D’autres s’appelaient Rambo, Border, Patrol, ou encore Children Killer ! »574
Ainsi les appellations corroborent ce que nous disions précédemment des différentes
attaques de l’INPFL : l’ethnicité n’influence plus les décisions. En conséquent, comme le
laisse entendre le discours du roman, le conflit civil du Liberia s’appréhende comme un
phénomène dynamique qui a connu des transformations identificatoires importantes. Comme
l’indique Quentin Outram :
"La première guerre peut être vue comme une guerre interethnique, résultant de l’effondrement d’un système politico-économique au sein duquel l’identité ethnique constitue un instrument déterminant dans l’exercice du pouvoir. Par contre, au cours des deuxième et troisième guerres, l’affiliation factionnelle, et non pas l’origine ethnique devient le plus important facteur d’identité pour les combattants."575
Cette information historique vient confirmer la représentation du conflit faite par
Kourouma dans sa fiction. La guerre qui, au départ épousait des contours ethniques, avait
connu un brouillage lié à la multiplicité des factions au fil du temps et de son évolution. Le
discours du roman qu’élabore Kourouma, à travers la voix et le regard de son enfant soldat,
vérifie l’analyse de l’Historien et souligne que la perspicacité du personnage n’appartient pas
entièrement à la cohérence de sa programmation narrative : elle est à mettre au compte de son
statut de porte-parole des convictions de l’écrivain. La guerre du Liberia comporte en effet
plusieurs phases importantes. L’œuvre de l’écrivain ivoirien a scrupuleusement suivi et
représenté ces différentes phases. Le conflit, de plus de sept ans, s’est étendu sur un territoire
voisin. L’appui accordé par Charles Taylor aux rebelles du RUF (Revolutionary United Front)
a été directement responsable de l’éclatement de la guerre civile en Sierra Leone. Le chef du
NPFL avait soutenu des rebelles afin de se venger de la participation des forces sierra-
léonaises à l’intervention de l’ECOMOG au Liberia. Ce soutien fut également motivé par le
désir de profiter des richesses diamantaires et forestières de Sierra Leone. Le territoire libérien
a servi de transit pour les diamants extraits en Sierra Leone par les rebelles du RUF. Par 574 « Jeunesse en guerre et enfants soldats du Liberia du désarmement à la remobilisation », in Centre d’Etudes et de Recherches Internationales, octobre 2002, p. 15, sur http://www.defense.gouv.fr du 9/03/2009. 575 Outram (Quentin), ”It’s terminal either way. An analysis of armed conflict in Liberia, 1989-1996” in Review of African Political Economy, Vol. 24, n°73, 1997, p. 357.
222
conséquent, le NPFL bénéficiait non seulement de l’exploitation des ressources naturelles du
Liberia, mais aussi de celles de Sierra Leone.
2. 2– La guerre de Sierra Leone
Après le Liberia, Birahima se rend en Sierra Leone, dans l’espoir d’y retrouver sa
tante, Mahan. Mais cet itinéraire permet surtout à Birahima porte-parole du romancier,
comme nous venons de le souligner, de vraisemblabiliser son regard sur la Sierra Leone qui,
comme le Liberia, est en plein feu. Cette mobilité du personnage instruit en elle-même sur
l’ampleur de la guerre dans ces espaces.
La Sierra Leone servait, au départ, de refuge aux Libériens fuyant les combats. Les
opposants au régime libérien formaient leurs partisans en Sierra Leone pour mieux mener la
rébellion et prendre le pouvoir au Liberia. C’est ainsi que le pays vit la guerre du Liberia se
propager sur son territoire avec la formation des milices : « En Sierra Leone, étaient dans la
danse l’association des chasseurs, le kamajor, et le démocrate Kabbah, et plus les bandits
Foday Sankoh, Johnny Koroma, et certains fretins de bandits. »576
On constate à nouveau que le lexique et les énumérations que Kourouma met dans la
bouche de son personnage n’évoquent plus une guerre « classique » : il s’agit d’une danse du
chaos et du désordre, « le bordel, oui, le bordel au carré. »577 Le conflit de Sierra Leone est
plus désastreux encore que celui du Liberia. En effet, la succession de coups d’Etat a vu
l’émergence d’un homme, Foday Sankoh, dont le parcours reste indissociable de l’histoire de
cette guerre.
Contrairement aux différents coups d’Etat qui ne visent que le pouvoir en place, Foday
Sankoh introduit le peuple dans sa quête et déclenche une guerre civile. Avec ses combattants,
« le 23 mars 1991 au matin, il déclenche la guerre civile à la frontière du Liberia avec la
complicité du bandit Taylor de ce pays. »578 Le ton est ainsi donné, le narrateur procède de la
même manière qu’avec le conflit du Liberia et qualifie l’allié de Foday Sankoh de bandit. Il
donne la date exacte du début de la guerre civile de Sierra Leone. Le Front révolutionnaire uni
576 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 163. 577 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 163. 578 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 168.
223
(RUF), fondé en 1989, s’était allié à Charles Taylor, en vue de prendre le contrôle des mines
de diamants de Sierra Leone qui, avec une centaine de combattants, attaqua deux villages à
l’est du pays. Cette offensive déstabilisa le pays, fragilisant ainsi le pouvoir en place.
Birahima précise :
« Le président Joseph Momoh, surpris, s’agite. Il se plaint de Taylor, demande de l’aide aux autres Etats de la CDEAO, envoie des milliers de soldats à la frontière pour repousser les rebelles de RUF, chasser les "envahisseurs". Les soldats désertèrent, se joignent aux combattants de la liberté du RUF. Rien ne va plus […] Momoh ne tient plus […] »579
Ayant de plus en plus besoin de combattants, le RUF décide d’utiliser les enfants pour
en faire des soldats. Une campagne de terreur commença alors. Massacres, mutilations,
cannibalisme rituel, viols, le RUF ne connaissait aucune limite. Le président fut alors
contraint de le maintenir sous contrôle ce qui créa des tensions au sein même de l’armée qui
n’approuvait pas cette politique. En avril 1991, J. Momoh fut renversé par Valentine Strasser,
un jeune capitaine de vingt-six ans qui prend alors la tête du pouvoir :
"Son programme est primo la lutte contre l’hydre de la corruption […] Secundo la lutte contre Foday Sankoh et son RUF. Pour combattre Foday Sankoh, Strasser fait recruter quatorze mille jeunes. Les jeunes mal nourris deviennent des sobels. C’est-à-dire des soldats dans la journée et des rebelles (bandits pillards) dans la nuit. Ils se joignent aux combattants du RUF."580
Le fonctionnement de ce nouveau corps de combat est rendu concret par la création
d’un néologisme, « sobels », renvoyant à une réalité que connaissent toutes les dictatures :
utiliser une main d’œuvre armée qui se paye, directement sur la population, en nature. La
création de ce nouveau lexique par Kourouma traduit le désordre qui accompagne cette
guerre. Les soldats qui sont censés représenter le pouvoir en place se transforment en rebelles
dans la nuit pour pouvoir satisfaire leurs besoins matériels.
La première bataille remportée par les combattants de la liberté conforta la puissance
de F. Sankoh et son RUF. Il devenait l’homme incontournable de Sierra Leone au point que
l’histoire de cette guerre est narrée, en grande partie dans le roman, à travers son personnage.
Contrairement à l’Histoire, Kourouma fait en quelque sorte porter toute la responsabilité de la
guerre à Sankoh qui, par son alliance avec Taylor, a transféré la guerre du Liberia sur le sol
579 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 168. 580 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 168.
224
sierra-léonais. Le RUF s’étendit dans la partie orientale, le long de la frontière libérienne.
C’est ainsi qu’il parvint à occuper la ville de Mile-Thirty-Eight, une ville diamantaire qui
contient l’essentiel des richesses du pays. Dès lors, il détient les pouvoirs militaire et
économique :
"Le 15 avril 1995 au matin, Foday Sankoh lance une offensive à l’ouest en direction de la capitale Freetown. Et Foday Sankoh avec son RUF sans coup férir occupe la ville stratégique de Mile-Thirty-Eight et toute la région diamantaire et aurifère, les zones de production de café, de cacao, de palmiers à huile. Dès ce jour, il s’en foutra de tout ce qui adviendra désormais : il tient la Sierra Leone utile."581
La quête de Sankoh est essentiellement matérielle. Cet objectif atteint, il refusera toute
tentative de réconciliation, signe d’une éventuelle stabilité dans le pays. Il est conscient de
l’affaiblissement du pouvoir en place :
"Valentine Strasser n’a plus le sou, n’a plus rien absolument rien. Il est embêté, très embêté, il joue le jeu de la démocratie. Il autorise les partis politiques, organise une conférence nationale […] Il décide avec l’ONU l’organisation d’élections libres et honnêtes. Foday Sankoh ne se laisse pas prendre au jeu de la démocratie. Non et non. Il refuse tout. Il tient la région diamantaire du pays ; il tient la Sierra Leone utile. Il s’en fout. Ce qu’il demande d’abord, c’est l’expulsion du représentant de l’ONU, sa bête noire depuis le Congo."582
Dans sa logique du pouvoir s’appuyant sur le contrôle par la violence des ressources
économiques du pays, Foday Sankoh traite par le mépris tout recours politique qu’il soit
national ou international. L’inflexibilité de F. Sankoh conduisit V. Strasser à demander de
l’aide extérieure car le RUF continuait de mener des attaques sur le territoire. Le
gouvernement prit peur et fit «d’abord appel aux Ghurkas népalais et ensuite aux mercenaires
sud-africains les "executive outcomes" de la société sud-africaine, les Boers. »583
Effectivement, dans l’incapacité de contenir les assauts du RUF qui avait une armée fort
structurée, « les Ghurkas, des auxiliaires asiatiques de l’armée britannique, puis la société
privée sud-africaine "Executive Outcomes", ainsi que les Kamajors, des chasseurs
traditionnels locaux, prêtèrent main forte à l’armée gouvernementale. »584 Cette information
historique valide les affirmations de la fiction et montre la puissance du RUF qui a mobilisé
toute les forces armées précitées sans être inquiété. L’aide ne fut pas suffisante, Valentine
581 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 168. 582 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 169. 583 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 169. 584 Propos recueillis sur http://fr.wikipedia.org/wiki/guerre_civile_de_sierra_leone, du 21/03/2009.
225
Strasser « est renversé par Julius Manada Bio, le vice-président du conseil provisoire du
gouvernement, son adjoint. »585
Les coups d’Etat que le pays connaissait depuis son indépendance se perpétuaient,
pendant que Foday Sankoh et son RUF continuaient leurs massacres dans le pays :
"Voilà Manada Bio au palais le 16 janvier 1996, au palais de Lumbey Beach […] L’ONU et les Etats de la CDEAO font pression sur Manada Bio. Ils obligent à maintenir le processus électoral du 26 février comme promis par Strasser."586
Le nouveau président innova : au lieu de s’attaquer au RUF, il entama des
négociations avec lui : « Le 28 janvier, il entre en discussion avec une délégation de Foday
Sankoh. »587 Mais, ce dernier « ne veut pas d’élections démocratiques. »588 Celles-ci eurent
toutefois lieu et « Foday Sankoh fulmine […] Avant la conclusion des pourparlers, il ne veut
pas du deuxième tour. »589 La solution la plus dissuasive fut la mutilation du peuple sierra-
léonais, éventuel électeur de ce scrutin. F. Sankoh décida d’amputer des bras à tous les sierra-
léonais, sans distinction de sexe, d’âge :
« La solution lui vint naturellement sur les lèvres, sous forme d’une expression lapidaire : "Pas de bras, pas d’élection." […] C’était évident : celui qui n’avait pas de bras ne pouvait pas voter […] Il faut couper les mains au maximum de personnes, au maximum de citoyens sierra-léonais. Il faut couper les mains à tout sierra-léonais fait prisonnier avant de le renvoyer dans la zone occupée par les forces gouvernementales. Foday Sankoh donna les ordres et des méthodes et les ordres et les méthodes furent appliqués […] Les amputations furent générales, sans exception et sans pitié. Quand une femme se présentait avec son enfant sur le dos, la femme était amputée et son bébé aussi, quel que soit l’âge du nourrisson. Autant amputer les citoyens bébés car ce sont des futurs électeurs. »590
Le narrateur présente le personnage de Foday Sankoh comme un psychopathe. On est
essentiellement dans la fiction où les exactions commises par le personnage sont amplifiées.
C’est une stratégie narrative qu’adopte l’écrivain pour mettre en exergue le côté violent de
son personnage. L’auteur ivoirien voit dans la guerre que livre Sankoh, un certain refus au
processus démocratique d’où cette représentation caricaturale dans son œuvre. Il y montre que
la guerre de Sankoh n’a d’autre adversaire que le peuple qui subit ses violences. Ici, la 585 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 169. 586 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 169-170. 587 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 170. 588 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 170. 589 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 170. 590 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 170-171.
226
violence atteint le comble. Elle n’épargne plus personne, même pas les nourrissons ! La
méthode adoptée par F. Sankoh vise l’intimidation. Il veut faire peur au gouvernement et à
l’ensemble de la communauté internationale. Et les réactions ne se font pas attendre :
"Houphouët prend la chose au sérieux […] Houphouët envoie gnona-gnona son ministre des Affaires étrangères Amara cueillir Foday Sankoh dans son maquis […], dans la forêt tropicale, impénétrable et sauvage. Amara amène intact Foday Sankoh en chair et en os au vieux dictateur de Yamoussoukro […] Il met tout à sa disposition, lui donne plein d’argent et l’accueille dans un luxe insolent que seul le vieux et vrai dictateur peut offrir. Foday qui de toute sa vie n’avait jamais franchi le seuil d’un hôtel de luxe […] Foday dans ces bonnes conditions, accepte le cessez-le-feu."591
Le narrateur parle de ce monstrueux personnage comme d’un arriviste qui mutile, tue,
viole, torture, sans état d’âme quelconque pour arriver à ses fins. A l’inverse de son allier
Charles Taylor, F. Sankoh est avide du bien être et non véritablement du pouvoir. Cela se
confirme quelque temps après la signature de la fin des combats. Il apparaît
psychologiquement insaisissable, il ne tient pas ses promesses. En effet, l’élection d’Ahmad
Tejan Kabbah à la présidence de Sierra Leone ne lui convient pas : « Foday Sankoh ne veut
pas le reconnaître. Pour lui, il n’y a pas eu d’élections, il n’y a pas de président. »592 Il est
conscient du pouvoir qu’il a conquis en Sierra Leone, voire dans le monde. En effet, pour
qu’il y ait de la stabilité en Sierra Leone, son accord reste essentiel car la violence
systématique exercée sur le peuple est le seul vrai pouvoir pour maintenir la pression sur la
communauté internationale et vivre dans l’opulence. Il le manifeste peu de temps après
chaque négociation :
"Après un mois de longues discussions, on arrive à lui faire entendre raison. On discute ferme des ponctuations du communiqué final. Ce communiqué est publié. Foday Sankoh a tout accepté. On le laisse retrouver son hôtel avec le luxe insolent."593
Ensuite :
"Un mois après, dans une déclaration fracassante […], il rejette tout. Il n’a rien accepté, il n’a jamais reconnu les élections, il n’a jamais reconnu Ahmad Tejan Kabbah. Il va mettre fin au cessez-le-feu."594
591 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 171-172. 592 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 172. 593 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 173. 594 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 173.
227
Versatile et jouisseur, sans ligne de conduite. Si ce n’est son imagination morbide
infinie, le personnage s’inscrit dans la lignée des dictateurs, sans foi ni loi dont le roman
africain a déjà donné de nombreuses occurrences. Il revient chaque fois sur ses décisions pour
bénéficier de certaines faveurs et opprimer le peuple. Cette situation ne peut prendre fin que
lorsqu’on arrive à passer les « protections » dont il s’entoure. Ce ne peut être que le fait d’un
« frère » en dictature :
"Le dictateur Sani Abacha a tendu un vrai guet-apens à Foday Sankoh. Il a envoyé à Abidjan un agent secret qui en catimini a proposé à Foday Sankoh de monter en cachette sur Lagos. Sani Abacha le recevrait et discuterait avec lui les meilleures conditions de faire partir de Sierra Leone les troupes de l’ECOMOG du Nigeria. Foday Sankoh se laissa prendre au traquenard. Lorsqu’il arriva à Lagos, il fut arrêté comme un trafiquant d’armes. Enfermé, crac !, à double tour."595
Cette arrestation montre bien que même en matière de dictature, il faut raison garder !
La présence des troupes de l’ECOMOG en Sierra Leone l’empêche de mieux asseoir son
autorité. De fait, il est prêt à négocier leur départ de Sierra Leone, au point de laisser en
suspens les négociations pour lesquelles il s’était rendu à Abidjan.
Au cours de son séjour en prison, les acteurs des négociations tentent de manipuler ses
successeurs :
"Foday sous le verrou, éliminé, on a commencé à prendre langue sur le terrain avec ses adjoints. On pensait que ceux-ci seraient plus malléables […] Mais ses adjoints refusent de collaborer. Ils refusent la moindre discussion sans leur leader. Et Foday de sa prison fait entendre le gros tambour de sa voix. Elle est rocailleuse et résonnante, elle dit non, toujours non et non."596
Foday Sankoh est un homme qui sait dire « non quand il refuse »! Même derrière les
barreaux, son aura reste forte et ses collaborateurs lui demeurent fidèles. Ils exigent la
libération de leur chef pour poursuivre les discussions : « Le dictateur Sani Abacha,
embarrassé, ne sachant ce qu’il faut faire de l’encombrant Foday Sankoh. »597 Il le remet alors
aux autorités sierra-léonaises : « Kabbah Tejan met Foday Sankoh au régime dur et sec. Il
l’enferme à double tour, lui supprime tout, les femmes, les cigarettes. »598 Toutes ces
privations ne calment pas les ardeurs de Foday Sankoh, le RUF continue son entreprise. Ainsi,
après la mort d’Houphouët-Boigny, la situation était si urgente qu’il fallût un autre médiateur.
595 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 175. 596 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 175. 597 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 175. 598 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 175.
228
Le flambeau était remis au « dictateur Eyadema ». Mais ayant parfaitement conscience qu’en
dehors du terrain de la violence, son projet individuel de jouissance et de prédation ne peut
s’épanouir, « le bandit Sankoh dira non, toujours non. Il ne voudra pas reconnaître les
autorités élues. Il ne voudra pas de cessez-le-feu. »599 La CEDEAO ainsi que la communauté
internationale cèdent aux caprices de F. Sankoh et légitiment son statut de tueur de la
République, en lui proposant le poste de vice-président :
« Eyadema proposera avec l’accord de la communauté internationale au bandit Foday Sankoh le poste de vice-président de la République de Sierra Leone, avec autorité sur toutes les mines que Foday Sankoh avait acquises avec les armes, avec autorité sur la Sierra Leone utile qu’il tenait déjà. C’est-à-dire un grand changement dans le changement sans changement. Sans changement dans la richesse du bandit. Dans la mesure où il y aura une amnistie générale, Foday répondra oui, tout de suite oui et oui. On lui cassera pas les oreilles, on l’emmerdera pas avec des histoires, il répondra oui. Il reconnaîtra les autorités. Il acceptera le cessez-le-feu. Il acceptera le désarmement des combattants de la liberté. Tans pis pour les "manches courtes" et les "manches longues", tans pis pour les pauvres hères. C’est ainsi, c’est à ce prix, que le bandit Foday Sankoh rentrera à Freetown avec la double casquette de vice-président de la République démocratique et unitaire de la Sierra Leone et de gestionnaire des mines de Sierra Leone. »600
Cette stratégie vise à oublier, sinon ignorer le peuple martyrisé de Sierra Leone. C’est
cela la justice humaine ; celle qui satisfait les puissants au détriment des opprimés mais
« Allah n’est pas obligé d’être toujours juste dans toutes ses choses » ! Pour Birahima, qui
trouve le stratagème absurde, Foday Sankoh demeure un « bandit », reconnu par la
communauté internationale. Son discours tient à indexer les limites des décisions prises par
celle-ci. L’amnistie accordée à F. Sankoh joue un rôle majeur dans l’évolution de la
narration. Le narrateur a choisi de montrer le rôle de chaque acteur avant d’énumérer les
différentes actions de F. Sankoh. Il réalise de ce fait un retour vers le passé, une stratégie
narrative qui consiste à dévoiler la portée des actes du monstrueux personnage. Birahima qui
a été enfant soldat du RUF, revient sur la date fatidique du « 15 avril 1995 »601, lors d’une
vaste offensive lancée par le RUF. C’est son premier contact avec les combattants de la
liberté :
"Le 15 avril, c’est la date de l’offensive éclair de Foday Sankoh qui lui a permis de mettre K.-O. les autorités sierra-léonaises et d’avoir la main sur la Sierra Leone utile. Nous avons été pris par les combattants de la liberté du RUF dans l’agglomération
599 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 176. 600 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 176-177. 601 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 177.
229
appelée Mile-Thirty-Eight, à peu près à trente-huit miles de Freetown. Freetown c’est la capitale de ce foutu et maudit pays de la Sierra Leone."602
« L’année 1995 est celle du comble de la violence en Sierra Leone quand Foday
Sankoh et son armée défièrent toute autorité et massacrèrent toute vie qu’ils croisaient sur
leur chemin. »603 La superposition du discours fictionnel et d’une information historique
témoigne de l’ancrage de l’histoire dans la narration de Birahima. Une connaissance qu’il
tient de l’écrivain et qui relève d’une maîtrise du milieu historique et géographique de ce
dernier. Freetown et Mile-Thirty-Eight sont deux lieux qui ont marqué l’histoire de la guerre
de Sierra Leone. La violence y avait atteint son paroxysme. Birahima et Yacouba s’en étaient
sortis grâce à leur nationalité ivoirienne, recousue par le général Tieffi, représentant de Foday
Sankoh à Mile-Thirty-Eight :
"[Il] a été heureux de nous savoir Ivoiriens. Il aimait Houphouët-Boigny, le président de la Côte-d’Ivoire. Parce que Houphouët était riche et sage et avait construit une basilique. Il a dit que nous avions la chance, que, si nous étions Guinéens, même étrangers, on allait nous couper les mains quand même, parce que la Guinée se mêlait des affaires intérieures de Sierra Leone."604
Le RUF combattait les ressortissants de tous les Etats qui envoyaient leurs militaires
en Sierra Leone pour soutenir l’armée gouvernementale. Ici, se lit clairement que le RUF vise
en premier les civils. Birahima intègre alors les enfants soldats. En Sierra Leone, ces derniers
sont catégoriquement classés et l’élite est appelée les Petits lycaons : « les chiens sauvages
qui chassent en bandes. »605 La métaphore est impressionnante et écœurante ; elle traduit
surtout le degré de barbarie qui accompagne une guerre civile. Kourouma est conscient de la
réprobation morale que peuvent provoquer les informations qu’il retient, c’est pourquoi il
utilise un enfant qui, bien que très informé de la situation, joue avec son regard naïf pour
toucher le lectorat. L’écrivain joue avec les appellatifs qu’il utilise et leurs sens pour créer
une sorte de lexique de la guerre. « Sobels », « petits lycaons » ou encore « chiens
sauvages », l’imagination lexicale est à la mesure d’une violence débridée. La guerre s’est
amplifiée après l’élection de Kabbah : « Ahmad Tejan Kabbah est élu avec 60% le 17 mars
1996. »606 Kabbah, le leader du Sierra Leone People Party (SLPP), lors de sa confrontation
602 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 177-178. 603 http://fr.wikipedia.org/wiki/foday-sankoh du 15/05/2009. 604 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 178. 605 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 179. 606 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 181.
230
avec le RUF, bénéficia de l’aide des Kamajors, une milice constituée de chasseurs
traditionnels. Birahima, enfant soldat du RUF, met en scène cette bataille :
"Dans le premier camp, le pouvoir élu démocratiquement, l’armée sierra-léonaise commandée par le chef d’état-major Johnny Koroma, l’ECOMOG […] et le Kamajor ou les chasseurs traditionnels. Le deuxième camp était constitué par le RUF de Foday Sankoh."607
Cette représentation démontre clairement comment le RUF a, à lui tout seul, combattu
toutes les forces réunies autour de l’armée gouvernementale. La puissance du RUF est
toutefois ébranlée par les « chasseurs traditionnels » qui sont de redoutables combattants et
des magiciens. Conscients de la puissance du RUF, ils mettent en place une stratégie. En
effet, à l’image des chasseurs, ils approchent leur proie au moment où celle-ci paraît le plus
vulnérable :
"Dès les premières lueurs du jour, tout autour du village, des coups de kalach nourris se firent entendre alors qu’en même temps retentissait le chant des chasseurs repris en chœur par des milliers de voix. Nous étions attaqués et encerclés par les kamajors. A leur manière, ils étaient arrivés dans la nuit, nous avaient encerclés avant de donner l’assaut au lever du jour. Nous étions surpris. Nous savions que les balles ne pénétraient pas les chasseurs."608
Les chasseurs traditionnels ont alors pris le contrôle, rétablissant un certain équilibre.
Cependant le désordre, continuant de se perpétuer dans le pays, la conséquence fut
catastrophique, « le putsch éclata le 25 mai 1997 »609 :
"Le 25 mai à l’aurore, ça commença par des affrontements meurtriers entre les troupes de l’ECOMOG et des éléments de l’armée régulière. Puis tout Freetown s’embrasa. Le président élu Tejan Kabbah djona-djona sauta dans un hélicoptère de l’ECOMOG. L’hélicoptère l’emmena à Conakry."610
Le narrateur essaie d’imaginer le déroulement de cette scène pour conforter son récit.
Le RUF de Foday Sankoh a du mal à accéder à la capitale, siège du pouvoir, qui était sous la
protection de l’armée commandée par Johnny Koroma et plus tard, les forces de soutien de
l’ECOMOG l’avaient soutenue. Le renversement du pouvoir par le chef de l’état major de
l’armée transforma Freetown en espace conflictuel. La ville devenait le théâtre d’une guerre
qui minait le pays depuis des années et qu’elle découvrait à son tour :
607 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 182 608 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 182-183. 609 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 198. 610 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 198-199.
231
"Dans Freetown tout le monde tira sur tout le monde. De la mer les bateaux de l’ECOMOG du Nigeria pilonnèrent dans le bordélique. Ça dura deux jours de bombardement et réalisa le plus beau coup d’Etat, c’est-à-dire le plus meurtrier de ce fichu pays Sierra Leone qui en a vu tant d’autres. Près de cent morts."611
Pour la première fois, Freetown servit de théâtre au conflit et les dégâts furent plus
importants que partout ailleurs. La capitale fut mise à feu et à sang. C’était l’apogée du
conflit :
"La junte a dissous le parlement, a suspendu la constitution, a interdit les partis politiques et a institué le couvre-feu. [Elle] mit en place le gouvernement du Conseil révolutionnaire des forces armées (AFRIC)."612
Le détail de l’information est impressionnant. En effet, à la différence de l’historien,
le narrateur d’Allah n’est pas obligé procède à la manière d’un conteur, l’on dirait même
d’un griot qui ne laisse rien en suspens. Birahima, le « petit griot » créé par Ah. Kourouma
s’intéresse au moindre détail. Ce dernier qui apparaît comme le noyau de sa narration marque
la différence entre sa fiction et l’Histoire. A l’image d’un griot, Birahima a la maîtrise de
toutes les informations qu’il donne mais garde une attitude naïve liée à son statut d’enfant.
L’acte créatif de l’écrivain ivoirien est cette capacité à puiser des informations
historiques et à se les approprier, en les accommodant aux histoires de ses personnages. Le
jeune Birahima qui est la figure représentative de l’enfant soldat est le porte-parole d’Ah.
Kourouma dans son œuvre. Contrairement à l’historien qui resterait objectif en récoltant
différents témoignages, Kourouma donne toute la liberté de parole à son enfant soldat. Et
l’histoire de la guerre que Birahima raconte, reste un témoignage littéraire donc une création
essentiellement artistique et non l’histoire réelle de la guerre de Sierra Leone. Birahima est
avant tout un personnage de fiction créé de toutes pièces par Kourouma et non un enfant
soldat réel qui aurait fait son témoignage dans un ouvrage d’histoire.
Le second chapitre de cette partie dont le travail a consisté à étudier les différentes
guerres mises en exergue dans notre corpus nous a permis de faire le panorama des guerres.
Celles-ci ont été classifiées en deux axes que sont « les guerres ethniques ou tribales » et « les 611 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 199 612 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 199.
232
guerres civiles ». Nous avons surtout étudié Kourouma dans ce chapitre parce que ses deux
œuvres abordent trois guerres que sont les guerres du Liberia, de Côte d’Ivoire et de Sierra
Leone comme nous venons de le voir, contrairement aux deux romans d’Alain Mabanckou
dont un seul tourne autour de la guerre du Congo-Brazzaville.
Sans aucune réglementation, la guerre ethnique que l’auteur ivoirien qualifie de
« conflit tribal ou ethnique », élimine des vies humaines. Nul ne se sent protégé dans ce climat
d’insécurité où le lynchage et la violence s’érigent en loi. Et la seule victime de ce conflit
reste l’homme. Le constat est le même, Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou expriment
l’humaine souffrance, les génocides, les tueries orchestrés au nom de l’ethnie. En effet,
aucune convention ne protège le peuple martyrisé, il est livré à lui-même et ne doit sa survie
qu’à la riposte. Les conflits ethniques restent une manifestation de la barbarie des « nègres
indigènes d’Afrique » qui, incapables de résoudre leurs divergences par le dialogue, font
recours à la machette, au fusil, à la violence, pour se faire entendre et se faire respecter.
Allah n’est pas obligé devient le lieu de liberté où l’écrivain entreprend une sorte de
catharsis, installant son lecteur dans un univers diégétique essentiellement violent et
déstructuré. Les guerres du Liberia et de Sierra Leone n’avaient vraiment pas de revendication
en dehors de celle de satisfaire les appétits voraces des chefs de guerre. Le roman de
Kourouma dénonce la stupidité de ces guerres et stigmatise la fonction animalisatrice de
l’homme. Les guerres civiles du Liberia et de Sierra Leone, du moins dans la pratique de leurs
acteurs, visaient l’anéantissement même des peuples libérien et sierra-léonais.
Dans Quand on refuse on dit non, le réalisme sous-jacent à la représentation
qu’entreprend l’écrivain ivoirien expose dans sa nudité la cruauté de la guerre ethnique de
Côte d’Ivoire. Une guerre qui, au départ ne dessinait pas de contours ethniques mais un ras-le-
bol contre le système mis en place par le défunt Houphouët-Boigny. Et ce soulèvement s’est
vite transformé en conflit, opposant les Bétés aux Dioulas et soutenu par les différents leaders
politiques qui se sont servis de l’ethnie pour conforter leur leadership.
Le second point de ce chapitre qui porte sur les « guerres civiles », a consisté à voir un
autre niveau de violence : une violence débridée qui sert de garantie aux chefs de guerre du
Liberia et de Sierra Leone, tels que représentés dans Allah n’est pas obligé, pour satisfaire
leurs besoins et leurs ego hypertrophiés. La guerre civile est un désordre de violence qui
233
n’épargne personne. La question des guerres civiles est très présente dans l’histoire
contemporaine d’Afrique et très représentée dans Allah n’est pas obligé où l’écrivain ivoirien
se sert des informations historiques qu’il détient sur ces guerres pour les mettre dans la
bouche de son personnage-narrateur, un enfant d’une douzaine d’années dont le côté naïf
traduit une certaine incompréhension de la guerre, soulignant son absurdité.
En somme, qu’il soit ethnique ou civil, le conflit met le peuple au centre de tout enjeu.
C’est lui seul qui est la victime des barbaries orchestrées au nom de l’ethnie ou d’un
quelconque leadership.
Conclusion de la seconde partie
Cette seconde partie nous a permis dans un premier temps de faire le bilan de la
colonisation dans les pays qui font l’objet de cette étude. Et dans un second temps, de faire le
point des différentes guerres qu’ont connues ces pays. Au terme de cette analyse, nous voyons
bien qu’il y a une relation de cause à effet entre la colonisation et les guerres. En effet, la
colonisation a mis en place un nouveau genre de pouvoir méconnu des populations locales ;
nouveau genre qui a fait des détenteurs du pouvoir des Maîtres suprêmes sur leurs territoires.
Ainsi, le pouvoir est vite devenu un objet de convoitise et de frustration. Les décolonisations
qui ont suivi et qui, au départ, devaient libérer les populations du joug colonial, ont mis à la
tête des Etats des enfants chéris de la colonisation. Ces derniers n’ont fait que perpétuer
l’héritage de leurs pères qui étaient toujours dans l’ombre du pouvoir et tenaient à guider ceux
qui leur avaient succédé. De fait, les populations revivaient à nouveau le spectre de la
colonisation, sous la forme des dictatures. Les indépendances tant désirées se transformèrent
alors en véritables cauchemars pour les peuples. Au Libéria, par exemple – première colonie
de notre étude à être indépendante – les Congos ont transformé le pays en Etat Afro-américain
où les populations autochtones devaient toujours être reléguées à l’arrière plan. Le même cas
de figure se produit en Sierra Leone où d’anciens esclaves libérés prennent le pays en otage.
Nous dirons que la colonisation anglaise qui s’est suivie de l’installation d’anciens
esclaves sur les territoires qu’occupaient les Britanniques, a consisté à transmettre le flambeau
à ses nouveaux venus, au détriment des populations locales. Une situation qui a beaucoup
irrité ces dernières, au point de les révolter. Que se soit au Liberia ou en Sierra Leone, les
234
violences sont nées du désir de se défaire de l’oppression mise en place par la colonisation
britannique.
A l’inverse, les pays colonisés par la France, sont longtemps demeurés sous son joug.
C’est ainsi que la majorité de ceux qui ont officiellement pris le pouvoir, étaient des enfants
chéris du néo-colonialisme qui ont prolongé l’idéologie coloniale en s’appropriant le pouvoir ;
le transformant en bien clanique ou ethnique, au mépris du reste de la population.
Toutefois, qu’elle soit anglaise ou française, la colonisation, par la matérialisation des
frontières apparaît majoritairement responsable de bien de bouleversements sociaux. Les
colonisateurs n’ont pas mesuré l’outrage que représentait le fait d’avoir tracé un destin
commun pour des peuples qui n’avaient pas la même histoire et qui ne partageaient pas la
même langue. Outil de communication et d’échange, moyen par lequel les peuples
s’identifiaient dans un milieu où les déplacements étaient limités. Le colonisateur est venu
bafouer toutes ces considérations, pour installer ses territoires et sa langue devenait la langue
commune de tous les habitants. De fait, les populations ne se reconnaissant plus dans ces
territoires, avaient saisi la notion d’ethnie importée par les ethnologues occidentaux comme le
seul moyen de s’affirmer et de consolider les liens dans ces espaces devenus trop neutres.
Le départ des colonisateurs comme nous l’avons déjà dit, a mis en place les pouvoirs
dictatoriaux. Nous remarquons qu’après les indépendances des Etats en question, le pouvoir
était, dans la plupart des cas, détenu entre les mains des membres d’une même ethnie et les
chefs d’Etat étaient de véritables dictateurs.
Les démocraties qui sont nées des manquements de la gestion du pouvoir par ces
dictateurs, ont surtout favorisé l’exaltation de l’ethnie. En effet, les partis politiques se
formaient sur des clivages ethniques. Et très vite, ce désir d’appartenance ethnique s’est
transformé en compétition entre les ethnies d’un même pays. Chacune voulant démontrer sa
supériorité par rapport à l’autre, quitte à user de la violence, seul moyen de se saisir du
pouvoir. Dès lors les pays étaient le théâtre des guerres ethniques ou civiles comme nous
l’avons vu dans le dernier chapitre de cette partie.
235
TROISIÈME PARTIE
FIGURES DES CONFLITS
236
Dans les œuvres d’Ahmadou Kourouma, comme dans celles d’Alain Mabanckou, le
conflit apparaît au centre de l’écriture. La partie qui clôt cette thèse constitue en quelque sorte
une conceptualisation des symboles du conflit à travers notre corpus. Et d’abord, les figures
sont celles d’un monde réel. Le lexique utilisé par Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou
représente celui des univers déchirés par les conflits, qu’ils soient identitaires ou armés. Les
conflits sont mis en mots et ces mots, les uns comme les autres, nous situent au cœur du
conflit qui devient une dynamique d’écriture, une source d’inspiration où le vocabulaire
militaire, historien, envahit celui de la littérature. Ensuite, ces vocabulaires prennent le pas sur
les énoncés romanesques au point que les romans deviennent des figures vivantes du conflit.
Allah n’est pas obligé, Quand on refuse on dit non, Bleu Blanc Rouge et Les petits-fils nègres
de Vercingétorix deviennent les symboles même du conflit. Dès lors, il paraît nécessaire de
considérer ces romans comme les témoignages des conflits qui prospèrent dans les sociétés
respectives qui ont servi d’appui aux deux écrivains.
Les figures du conflit, narratives ou réelles que nous livrent les deux auteurs
s’inscrivent dans la polyvalence de l’écriture en offrant une approche autre de la lecture des
œuvres. Celles-ci sont convoquées par les transformations ou les tribulations socio-historiques
et axiologiques qui ont fait naître les conflits. On assiste ainsi à un renouvellement, voire une
transcription des faits sociaux générée par une nouvelle doxa qui fonde une socialité
mimétique dans les textes. C’est pourquoi les romans, dont les narrations tournent autour des
guerres, vont axer leurs figures du conflit vers des actants qui exercent les violences. A partir
de là, si certains exercent les violences, celles-ci sont forcément subies par une autre catégorie
d’actants, à la figure victimaire. Dès lors, l’œuvre romanesque devient en quelque sorte la
mémoire de ces faits. De fait, elle ne peut plus s’écrire sans la trace du conflit.
Dans cette partie, notre propos s’ouvrira par ce que les romans présentent comme
preuves matérielles du conflit. Nous l’intitulons « La matérialisation du conflit ». Ce sera le
premier chapitre de cette dernière partie. Enfin, notre travail se clôturera autour de l’influence
qu’ont pu ou que peuvent avoir les productions romanesques soumises à notre étude. Ce
dernier chapitre sera titré « Portées des créations romanesques ».
237
Chapitre I
MATÉRIALISATION DU CONFLIT
Le conflit révèle toute son importance dans l’étude de nos textes et semble se poser
comme la dynamique, voire la logique de leur évolution. Les œuvres de notre corpus
paraissent se ressourcer par le conflit. Il faut alors regarder, analyser ce motif du point de vue
de sa disposition et surtout des images par lesquelles il prend corps dans les récits. C’est non
sans réel intérêt qu’il faut reconnaître, par ailleurs, la capacité des deux auteurs à
problématiser de nouvelles questions fondamentales sur le conflit dans l’actuel contexte du
Liberia, de la Sierra Leone, du Congo-Brazzaville et de la Côte d’Ivoire.
Dans cette perspective, ouvrir une œuvre de notre corpus, c’est entrer en contact avec le
conflit. Ce dernier y prend corps, faisant de l’espace diégétique, son espace de prédilection.
Ainsi, le conflit se déplace de son lieu initial dans le réel, à un univers encore plus vaste et
plus médiatique qui n’est autre que celui de la littérature. A cet effet, lire une telle littérature,
c’est toujours rester au contact des sociétés qui l’ont inspirée.
Chaque roman est abordé comme un segment contextualisé. Il s’agit d’une inscription du
conflit, visant une meilleure lisibilité et une meilleure visibilité des efforts qu’ont déployés les
deux auteurs pour témoigner d’une certaine « réalité sociale » dans des univers dynamités.
Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou tentent de se réapproprier l’Histoire et dans une
certaine mesure, de se l’approprier. Ce phénomène passe inéluctablement par une rupture
d’avec les normes. Si Alain Mabanckou réécrit son histoire, Ahmadou Kourouma dresse en
quelque sorte le bilan d’une longue période. Dans ce bilan, le conflit armé se pose comme
l’aboutissement d’un long processus. Celui-ci se retrouve matérialisé dans les récits qui,
apparemment l’ont reproduit assez fidèlement.
La justesse, l’explicite, la violence et la ruse reflètent les univers conflictuels et montrent
le souci, non plus de transformer les sociétés déliquescentes mais de les représenter telles
qu’elles sont. Il s’agit, dans les œuvres, de reproduire les mêmes travers sociaux afin de
rendre aux sociétés leurs propres images. L’agressivité qui apparaît dans ces récits est de
nature à sensibiliser l’Homme. Dès lors, deux figures sont diversement représentées. Il y a,
d’une part, celle qui crée la violence et en use et, de l’autre part, celle qui en est victime. Cette
238
configuration semble en accord avec le sens réel du conflit où il y a toujours un bourreau et
une victime.
1. ESPACES EN CONFLITS : LES ACTANTS
Le travail sur le conflit nous conduit à étudier des actants actifs qui apparaissent
clairement dans les récits d’Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou. En effet, l’étude de
toute œuvre romanesque permet de faire une véritable poétique de l’espace, au sens où
l’entend Gaston Bachelard613. L’espace est le moteur et le support de toute œuvre puisqu’il lui
donne un lieu d’inscription, une existence qui la rapproche de la réalité. A ce sujet, Florence
Paravy écrit :
"Etudier les corrélations entre espace et actions romanesques, c’est donc tout d’abord s’intéresser à la mobilité des personnages, à leur capacité à agir dans tel ou tel espace, aux rapports de forces qui peuvent s’installer entre un être humain et son environnement, celui-ci pouvant se présenter comme un champ d’action ouvert ou au contraire comme une source d’oppression, voir un cadre hermétique empêchant toute réalisation."614
L’espace détient une importance capitale dans l’analyse d’une œuvre. C’est la sphère
au sein de laquelle évoluent les personnages et son état justifie le choix d’un profil narratif.
Les espaces diégétiques dans Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non sont des
espaces géographiques réels que l’on peut situer sur une carte géographique. Il semble fictif
dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix mais renvoie à un univers géographique connu
comme nous l’avons précédemment démontré. Les espaces de la narration ne sont donc pas
totalement fictifs. Les récits prennent naissance dans des espaces réels qui ont inspiré les
auteurs et qu’ils ont essayé de transférer fidèlement. Le narrateur des récits d’Ahmadou
Kourouma affiche cette volonté de fidélisation d’entrée de texte, en donnant explicitement les
noms de pays, en l’occurrence le Liberia, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire et la Gambie, dès
les premières pages des textes. C’est pratiquement la même méthode que l’on retrouve dans
Les petits-fils nègres de Vercingétorix, dans la partie du texte qui fait office d’introduction où
les pistes sont données au lecteur pour réaliser que l’espace diégétique n’est autre que le
Congo-Brazzaville.
613 Bachelard (Gaston), Poétique de l’espace, Paris, PUF, Coll. Quadrige, 2005, 1ère Ed. 1957. 614 Paravy (Florence), L’espace dans le roman africain francophone (1970-1990), Paris, L’Harmattan, 1999, p. 118.
239
Cette stratégie narrative surprend le lecteur qui découvre un nouveau genre de récit.
L’œuvre cesse alors d’inventer des espaces, pointant des espaces réels. Pareil choix ressemble
à une justification, une façon pour les auteurs de montrer qu’aucun monde narratif ne pourrait
supporter ou assumer l’horreur du monde réel. Le monde fictionnel se trouve ainsi protégé,
laissant à l’univers réel la responsabilité de sa déliquescence. Nous étudierons successivement
dans ce point : « Les chefs de guerre », « Les armes », « Les marabouts » et « Les enfants
soldats » qui règnent dans des espaces en conflit.
1. 1– Les chefs de guerre
Les conflits qui essaiment dans notre corpus sont l’œuvre de certains individus peu
scrupuleux qui se servent, soit de l’ethnie, du clan, de la tribu, de la région, soit de leur
position politique pour manipuler le peuple afin d’entretenir la haine sur leurs territoires.
Personnalités importantes dans les pays en conflit, les chefs de guerre que l’on désigne aussi
par la périphrase « Seigneurs de la guerre », apparaissent essentiels dans l’univers de la guerre
qui semble être leur terrain de jeu. « Pour ces Seigneurs, la guerre est avant tout une activité
lucrative »615, a souligné Gyno-Noël Mikala dans sa thèse. Mais c’est surtout un jeu qui
décime les pays et qui conforte le statut de ces nouveaux dieux qui ont le droit de vie ou de
mort sur les populations. Cette catégorie de personnages peuple le champ littéraire africain
contemporain en général et en particulier, les œuvres qui font l’objet de cette étude. La
représentation que les deux auteurs font de ces personnages instruit sur les dégâts que peuvent
causer les chefs de guerre dans les pays qui sont en proie à leurs manipulations.
De façon générale, les chefs de guerre sont de monstrueux individus ayant des
caractères et des agissements inhumains. Sans surprise, cette inhumanité dégage une férocité
sanguinaire. Il est intéressant de voir ici comment Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou
représentent les meneurs de guerre car la description de cette catégorie de personnages
mobilise un travail fondamental qui évoque le genre de meurtriers auquel chacun des pays a
été confronté.
615 Mikala (Gyno-Noël), Ecriture et paroles satiriques dans les romans d’Ahmadou Kourouma, Op. Cit., p. 62.
240
Le romancier ivoirien, par exemple, dans son entreprise, expose des
personnages/personnes pour relater les guerres du Liberia, de la Sierra Leone et de Côte
d’Ivoire. Il nomme clairement ceux-là qui ont fait date dans l’Histoire des guerres des pays
précités. Dans Allah n’est pas obligé, Birahima a pu intégrer le groupe ou la faction de chaque
responsable des guerres du Liberia et de Sierra Leone. Cette facilité d’intégration que l’on
retrouve dans le roman permet au narrateur de pouvoir parler librement de chacun de ces
personnages. Jacques Chevrier, dans le même ordre d’idées soutient :
"Birahima qui, d’abord enrôlé par le colonel Papa le bon au service du FNPL (Front National Patriotique du Liberia) de Charles Taylor, achève son expérience au Liberia auprès du prince Johnson. Et lorsque, ensuite, il rejoint la Sierra Leone, c’est avec les troupes de Foday Sankoh qu’il combat, avant de rejoindre les milices dirigées par Johnny Paul Koroma."616
Cette vaste expérience voudrait que le récit de Birahima ne constitue pas une simple
imagination, lui donnant le statut de récit historique qui refuse tout masque, identifiant
explicitement chaque acteur dans les atrocités commises au Liberia et en Sierra Leone. Lors
de son passage au FNPL, la faction de Charles Taylor désignait celle d’ULIMO et les autres
comme les seuls responsables de la guerre qui sévit dans le pays :
"Ça portait sur la trahison, sur les fautes des autres chefs de guerre : Johnson, Koroma, Robert Sikié, Samuel Doe. Ça portait sur le martyre que subissait le peuple libérien chez ULIMO […], chez le LPC (le Liberian Peace Council) et chez le NPFL-Koroma."617
Il est clair que cette désignation des chefs des camps adverses comme étant les
instigateurs du conflit tient essentiellement à préserver leur image à l’égard de leurs partisans,
faisant d’eux des protecteurs, au lieu des véritables bourreaux qu’ils sont. Le bourreau ne se
juge plus à la violence faite mais il a désormais un autre visage : celui de l’ennemi. De ce fait,
les partisans sont prêts à donner leurs vies pour plaider la cause de ces chefs de guerre qui
s’érigent en manipulateurs. D’ailleurs, le discours tenu chez le FNPL, se tient aussi dans le
camp adverse, chez ULIMO, la faction de Samuel Doe. Ce dernier pense avoir la légitimité au
Liberia. C’est pourquoi il entraîne tous ceux de son ethnie dans un conflit absurde, contre
leurs compatriotes. Ahmadou Kourouma, dans son roman, montre l’emprise que ces
personnages (ou chefs de guerre) ont pu avoir sur les populations de leurs pays, au point
d’embraser des territoires entiers. 616 Chevrier (Jacques), Littératures francophones d’Afrique noire, Op. Cit., p. 149. 617 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 72.
241
Le même cas de figure se produit en Sierra Leone où Foday Sankoh, Johnny Koroma,
El Hadj Tedjan Kabbah, tirent des ficelles pour maintenir le pays dans une psychose absolue ;
chacun essayant d’imposer plus de cruauté pour effrayer les autres. C’est dans cette optique
que Foday Sankoh, pour éviter des élections démocratiques, a opté pour les amputations des
populations civiles. Celui qui, au départ se révoltait contre les injustices, se retrouve bourreau
de ses compatriotes. Dans un article paru dans le journal Le Monde, Pierre Lepape analysant
Allah n’est pas obligé, tient les propos suivants sur le chef de guerre Foday Sankoh :
"Un chef de guerre, sincèrement idéaliste et révolté par la misère, paraît-il, fait couper les mains – manches longues – ou les bras – manches courtes – des populations de son secteur pour qu’elles ne puissent pas voter."618
Ahmadou Kourouma expose fictivement – car notons-le, les propos de Birahima que
nous analysons sont exclusivement considérés comme une simple narration et non des vérités
historiques - les visages de ces bons idéologues et les identifie par la périphrase « bandits de
grand chemin », des criminels que la communauté internationale laisse tuer en toute impunité.
Découvrons la définition du chef de guerre qu’Ahmadou Kourouma met dans la bouche de
son jeune narrateur :
"Un chef de guerre est un grand quelqu’un qui a tué beaucoup de personnes et à qui appartient un pays avec des villages pleins de gens que le chef de guerre commande et peut tuer sans aucune forme de procès."619
Le profil de chef de guerre ainsi établi lui donne le statut de « demi-dieu » dans un
pays en guerre. Il s’y pose en chef incontestable et détient le droit de vie ou de mort sur les
populations.
Dans son approche des chefs de guerre, l’auteur ivoirien associe des noms historiques
tels que Charles Taylor, Samuel Doe, Prince Johnson, Johnny Koroma, Foday Sankoh,
Ahmad Tejan Kabbah et bien d’autres, à des personnages purement fictifs. Deux figures nous
paraissent très importantes dans cette représentation. En effet, lorsque le récit se situe au
Liberia, il met en exergue le personnage du colonel Papa le bon, représentant de Charles
Taylor au Nord du pays, dans la région de Zorzor. Un personnage que Birahima décrit
618 Lepape (Pierre), « L’Afrique des enfants-soldats », in Le Monde du 22 Septembre 2000, p. 21. 619 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 38.
242
malicieusement dans son ambiguïté. Formé pour devenir prêtre, le colonel Papa le bon doit
toutefois se saisir de l’arme et s’occuper de la formation d’une armée lorsque la guerre éclate.
Cet univers où il faut être féroce est désormais le sien et comme tout responsable de faction, il
est un redoutable tortionnaire qui n’hésite pas à exercer la violence sur ces sujets pour mieux
asseoir son autorité :
"Le colonel Papa le bon était là dans sa soutane avec les galons. A portée de sa main il y avait la Bible et le Coran […] Le public était assis dans la nef comme pour une messe. Le colonel Papa le bon demanda aux trois accusés de jurer sur les livres saints. Les accusés jurèrent […] Alors on passa à l’ordalie. Un couteau fut placé dans un réchaud aux charbons ardents. La lame du couteau devint incandescente. Les accusés ouvrirent la bouche, se tirèrent la langue. Le colonel Papa le bon avec la lame incandescente frotta la langue de Zemoko. Zemoko ferma sa bouche et regagna sa place dans la nef sans broncher. Sous l’applaudissement du public."620
La mise en scène de la violence se déroule comme une représentation théâtrale. Au
centre, il y a le colonel Papa le bon qui se donne en spectacle devant les gens qui sont sous sa
responsabilité que Birahima désigne sous le vocable théâtral de « public ». Ce qui offre un
aspect risible de cet univers en général, et en particulier du chef de faction et par extension, du
chef de guerre. Le côté risible que le narrateur met en valeur montre le caractère irresponsable
de ces chefs qui présentent la violence faite aux populations comme un vulgaire jeu.
L’autre personnage fictif intrigant dans la narration de Birahima, c’est le général Tieffi
de Sierra Leone ; un des généraux importants de Foday Sankoh : « Le général Tieffi
ressemblait trait pour trait à Foday Sankoh. La même barbe grisonnante, le même bonnet
phrygien de chasseur, la même joie de vivre, les sourires et rires ébouriffants »621, souligne le
narrateur. La ressemblance physique frôle une psychologie quasi identique entre la personne
historique Foday Sankoh et le personnage de fiction Tieffi. Ce dernier est un tortionnaire, un
meurtrier qui a le droit de vie et de mort sur tout ce qui entre dans son espace :
"Tout de suite, il a voulu nous envoyer dans l’abattoir ; c’est le coin où on coupait les mains et les bras des citoyens sierra-léonais pour les empêcher de voter. Heureusement, Yacouba a senti. Il a décliné sa fonction de grigriman fortiche contre les balles et a présenté sa fausse carte de citoyen de Côte-d’Ivoire."622
620 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 82. 621 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 178. 622 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 178.
243
La violence fait partie du quotidien de ce général à tel point qu’il la banalise et prend
plaisir à l’exercer sur des individus. D’ailleurs, il est le général de l’unité d’élite des enfants
soldats : « les petits lycaons » auxquels il est chargé d’apprendre la cruauté, la férocité, devant
les conduire, dans une sorte de rite initiatique, à l’extermination de leurs propres parents.
Une double lecture peut être faite sur la description de ces deux personnages. Dans un
premier temps, Birahima, notre narrateur fictif, n’ayant pas la possibilité de partager le
quotidien des chefs de guerre historiques, transfère leurs profils sur des personnages du seul
univers qu’il peut contrôler ; il s’agit de l’univers fictif. Cette stratégie narrative constitue un
effet de brouillage qu’Ahmadou Kourouma ajoute à son récit afin que son œuvre soit avant
tout lue comme une œuvre essentiellement fictionnelle. En effet, lorsque Birahima parle de
personnages historiques, il y a bien une distance qui se lit et un discours assez ordinaire qui se
tient sous forme de flash-back mais, en évoquant les personnages de fiction, le discours est
direct et émouvant, la narration linéaire et l’on se croirait dans un véritable univers en guerre.
Dans un second temps, les représentations de Charles Taylor et de Foday Sankoh par,
respectivement, le colonel Papa le bon et le général Tieffi, personnages cruels, consiste à
montrer le degré de dépersonnalisation qu’ont atteint ces deux chefs de guerre. Charles Taylor
et Foday Sankoh, deux redoutables chefs de guerre qui ont commis des atrocités dans leurs
pays et dont les crimes sont restés impunis. Cette considération que l’on lit dans l’œuvre de
l’Ivoirien trouve ses racines dans l’Histoire comme l’atteste ce passage suivant de François-
Xavier Verschave, tiré de la thèse de Parfait Diandué :
« En 1989, l’"entrepreneur de guerre" libérien Charles Taylor a tenté un pari inédit : tellement martyriser son propre peuple qu’il écoeurait tout le monde – les Libériens et tous ceux, diplomates, militaires ou humanitaires, qui prétendaient les défendre ou les soulager. Le pari a été gagné en 1997, après huit années d’horreurs indicibles, à la fois imprévisibles et planifiées, infligées le plus souvent par des enfants-soldats drogués. La force interafricaine dépêchée contre Taylor (l’Ecomog) a été incapable de répondre à cette stratégie de la terreur. Le peuple libérien lui-même a fini par demander grâce : pour mettre fin à ses souffrances, il a élu son tortionnaire à la présidence de la République. Le crime est parfait, puisque son auteur fait désormais figure de chef d’Etat légitime. »623
En effet, après avoir massacré le peuple libérien, Taylor a été élu à la tête du pays.
Cette élection confortait ainsi son statut d’homme fort du Liberia. La fonction de chef de
guerre lui a donc servi de tremplin pour prendre les rênes du pays. Dès lors, il en ressort que
623 Diandué Bikacou (Parfait), Histoire et fiction dans la production romanesque de Kourouma, http://www.Unilim.fr/theses/2003/lettres/2003limo0003/these.html. du 5/03/2009.
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des individus sans scrupule attisent des guerres, s’octroyant le statut de chefs de guerre dont le
but est de terrifier, massacrer, abuser des populations pour que celles-ci leur cèdent la
légitimité du pouvoir.
Après ce constat sur les chefs de guerre libérien et sierra-léonais, nous allons parler de
ceux de Côte d’Ivoire que Birahima, encore narrateur dans Quand on refuse on dit non, ne
désigne pas par « chefs de guerre » comme cela a été le cas au Liberia et en Sierra Leone mais
par « leaders politiques ». Cela serait dû au fait que le conflit ivoirien a été stimulé par des
idéaux politiques, entretenus pas des personnalités qui se servaient des discours pour
manipuler et diviser les populations.
Dans sa narration, Birahima identifie trois responsables politiques qui sont en amont
du conflit ivoirien. Il use de la stratégie narrative qui consiste à utiliser les noms des
personnalités historiques pour construire son récit. Le premier responsable de la crise, selon
les différents avis que Birahima récolte, n’est autre que Laurent Gbagbo qui, comme sa
femme, serait l’instigateur des « escadrons de la mort », des différents charniers de
« Yopougon », « Monoko Zohi » :
"Les escadrons de la mort, c’est lui. C’est lui ou sa femme qui dirige ces tueurs d’imams. C’est lui qui a commandé les avions pilotés par des mercenaires. Ces avions qui bombardent les marchés et les villages. C’est lui qui commande les loyalistes qui ont fait le charnier de Yopougon et celui de Monoko Zohi. Gbagbo est un criminel qui doit rendre compte au tribunal international comme Taylor."624
La comparaison est faite et tout commentaire semble faible. Laurent Gbagbo serait à
l’image de Charles Taylor, un criminel de guerre et non un leader politique, encore moins un
président de la République ! Par ailleurs, les responsabilités de Robert Gueï et d’Alassane
Ouattara sont soulignées à travers les actes de leurs partisans. Robert Gueï, en l’occurrence a
pu compter sur une partie de l’armée qui lui était restée fidèle. Ces soldats « tirent sur la
foule »625 pour maintenir leur chef au pouvoir. Quant à Alassane Ouattara, ce sont les Dioulas
qui ont manifesté leur révolte pour le soutenir.
Le récit de Birahima qui évolue à la manière d’une chronique, se donne à élucider les
responsabilités de chaque acteur politique pour comprendre son rôle dans la crise ivoirienne.
624 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 82. 625 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 120.
245
Laurent Gbagbo par exemple, est un chef rusé qui cherche à se débarrasser de tous ceux qui
pourraient lui faire de l’ombre dans l’exercice de son pouvoir. Ainsi, il opte pour le massacre,
l’intimidation, la frayeur de tous ses adversaires politiques et leurs partisans.
De Charles Taylor à Laurent Gbagbo, en passant par Foday Sankoh et tous les autres
chefs de guerre, les œuvres de l’auteur ivoirien entreprennent une onomastique qui rend
l’interprétation très délicate puisque ces personnages renvoient toujours au réel attesté.
A l’inverse, Alain Mabanckou évoque des chefs de guerre du Congo-Brazzaville sous
une forme essentiellement fictive. Comme précédemment énoncé, Son Excellence Lebou
Kabouya et le général Edou seraient respectivement le président déchu Pascal Lissouba et le
général Sassou Nguesso. Ces deux personnages avaient chacun une armée bien structurée
comme nous l’avons exposé dans le point sur la guerre du Congo. Dès son retour d’exil, le
général Sassou Nguesso avait entrepris de reprendre le pouvoir, quitte à user des armes. Face
à sa provocation, l’armée gouvernementale avait répondu par le langage des armes. Les deux
camps s’affrontèrent alors. Le général Edou, chef de la milice des « Romains », destitua le
président en place. C’est alors qu’intervint Vercingétorix, originaire du Sud du pays comme le
président déchu. Il s’installa alors dans le Sud du pays avec son armée, « Les Petits-Fils
nègres de Vercingétorix », pour résister au nouvel homme fort du pays, le général Edou.
Le personnage Vercingétorix dont l’histoire est narrée par Hortense rappelle un autre
chef de milice congolais. En effet, les faits historiques relatent qu’après la défaite de
Brazzaville qui avait vu naître l’alliance entre Ninjas et Zoulous, milices de Bernard Kolelas,
ancien Premier ministre de Pascal Lissouba et celle de ce dernier qui avaient combattu les
Cobras de Sassou Nguesso, Bernard Kolelas s’est replié au Sud, imposant presque un Etat
dans l’Etat dans sa région du Pool. Le fond de cette histoire se retrouve quasiment réécrite
dans la narration d’Hortense lorsqu’elle raconte :
"Selon cette radio, Mapapouville n’est plus qu’un charnier depuis que le général Edou et ses Romains l’ont assiégée. Elle a ajouté que le régime légal de son Excellence Lebou Kabouya a volé en éclats après un coup d’Etat dans lequel est impliqué le général. Les anacondas du président déchu ont disparu dans la nature […] Seuls les Petits-Fils nègres, fidèles à l’ancien Premier ministre sudiste Vercingétorix, sont encore embusqués dans les quartiers pauvres de la capitale et donnent du fil à retordre aux putschistes. Mais ils sont aussitôt repoussés par les Romains, avantagés par l’aide des pays voisins du Viétongo. Le général Edou est devenu le seul maître du pays […] Les Petits-Fils nègres refusent de reconnaître le pouvoir du général, et il est établi que Vercingétorix est à présent de retour à
246
Batalébé, son district natal. Il a décidé de rappeler au général que ses hommes sont des héros et qu’ils n’épargneront aucun Nordiste habitant les terres du sud du pays."626
Ce passage donne l’état d’esprit des chefs de milice qui sont capables de se venger sur
des populations innocentes pour affirmer leur puissance aux yeux de leurs adversaires et
surtout des populations qu’ils doivent toujours maintenir dans la psychose. Les chefs
ordonnent à leurs milices d’exercer des actes de violence et de cruauté à l’encontre de ceux
qu’ils font identifier comme leurs ennemis. En toute quiétude, ces chefs occupent les têtes des
milices et tiennent des discours haineux sans jamais craindre une quelconque répréhension.
D’ailleurs, leur férocité leur permet d’accéder au pouvoir. Chacun prenant un nom de milice
plus cruel que les autres. Romains et Petits-Fils nègres qu’Alain Mabanckou a imaginés en
référence aux Cobras, Ninjas ou Zoulous, ont pour seul but d’intimider l’ennemi à partir de la
seule identité de la milice. Par ailleurs, tous ces noms de milices : Cobras, Ninjas et Zoulous,
sortis tout droit du cinéma, - Cobras et Ninjas faisant allusion aux films de Kung-fu, diffusés
dans les salles de cinémas dans les années 80 et Zoulous, à la série Chaka Zoulou, diffusée par
les chaînes de télévision dans la même période – étaient très significatifs pour affirmer la
supériorité et la volonté exterminatrice de l’acteur. Sassou Nguesso est sorti vainqueur de ce
bain de sang et c’est à ce prix qu’il est l’actuel président du Congo-Brazzaville, reconnu par la
communauté internationale.
Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou proposent des romans dont les chefs de
guerre sont des principaux acteurs. Même si ceux-ci présentent des divergences sur
l’identification de la figure du chef de guerre, son profil établi par les deux auteurs nous met
toujours face à un manipulateur, un sanguinaire, en somme un homme pour qui le peuple n’est
qu’une réserve de sacrifices pour atteindre son objectif. Enfin, les chefs de guerre peuvent
ainsi se décrire :
"Des dieux vivants pour qui le peuple se sacrifie dans le sang de la liberté. L’exercice de leur pouvoir politique se fait dans la brutalité et la bestialité. La torture est le maître-mot de leur pouvoir. Les limites humaines sont franchies avec les guerres civiles et les protagonistes rivalisent d’horreur."627
626 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 214. 627 Diandué Bikacou (Parfait), Histoire et fiction dans la production romanesque de Kourouma, http://www.Unilim.fr/theses/2003/lettres/2003limo0003/these.html. du 5/03/2009.
247
1. 2– Les armes
Si les guerres ethniques, tribales et civiles étudiées dans notre corpus ont vu
l’émergence de redoutables chefs de guerre sanguinaires, partant sans humanité, il s’agit donc
de retrouver, au-delà du statut de chefs de guerre, les vraies forces de ces derniers. La plus
évidente est l’arme. En effet, contrairement au génocide rwandais, par exemple, qui s’est
opéré à l’arme blanche, les guerres du Liberia, de la Sierra Leone, du Congo-Brazzaville et de
la Côte d’Ivoire ont introduit et développé l’armement moderne. Il ne s’agit plus de tuer à la
machette, au gourdin ou à la hache, il faut désormais utiliser les armes qui massacrent le
maximum de personnes en peu de temps. Ainsi, l’une des premières stratégies narratives
d’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma est effectivement d’employer les lexies
appropriées aux armes qui selon le narrateur, ont été utilisées dans les différentes factions
qu’il a intégrées.
Pour y parvenir, Birahima intègre chaque faction pour faire le récapitulatif des armes
utilisées. Il propose donc au lecteur une variété d’armes qui traduit la modernité du conflit.
Cet enfant parle des armes avec une grande connaissance et des appellations propres au terme.
Cette multiplicité lexicale accroît les occurrences des mots dérivés des armes. Nous pouvons
le vérifier sur le tableau récapitulatif suivant :
Armes
Pages
Occurrence/mot
Occurrence
totale du
mot
Kalachnikov/
Kalach
43-53-54-56-58-59-62-63 2-1-3-2-1-2-1-1
55
65-66-71-76-77-79-81-83 1-1-2-2-1-1-1-1
85-86-88-95-106-109-113-115 2-2-1-1-1-1-1-2
123-125-129-135-140-142-160-179 2-1-1-1-2-2-1-1
182-183-187-189-190-191-205 1-1-3-2-1-1-1
fusil 43-192 1-2 3
Mitraillette 53-55 4-2 6
Arsenal 54-71-87-129 3-4-2-1 10
Mitraille 55-56-124-149 1-1-4-1 7
Bunker 71 2 2
248
Balle 74-77-89-105-182-183 3-1-1-1-1-2 9
Couteau 82 1 1
Munitions 88 3 3
Chargeur 89 1 1
Mine 94-97 1-1 2
Grenade 144-146-201 1-1-1 3
Mortier 144-146 1-1 2
Canon 144-151 1-1 2
Obus 147-204 1-1 2
Mitrailleur 150 1 1
Artillerie 151-202 1-1 2
Bombe 160 1 1
Armement
moderne
168 2 2
Machette 168 1 1
Automitrailleuse 190-191 1-2 3
Lance-roquettes 201 1 1
Il y a en tout cent cinquante-cinq occurrences faites aux armes. Le tableau montre
qu’Ahmadou Kourouma utilise en moyenne le nom d’une arme ou la lexie « arme » toutes les
une page et demie. En effet, l’univers de la guerre qui est régi par les armes, ne peut être narré
sans l’omniprésence de ces dernières. Ouvrir une page d’Allah n’est pas obligé consiste à être
en contact avec un lexique portant sur les armes, de la moins importante à celle de destruction
massive.
Le tableau porte ainsi l’inventaire des armes répertoriées dans Allah n’est pas obligé.
Ainsi, de la simple « machette » qui traduit une barbarie de bas niveau, à la « bombe »,
l’ « automitrailleuse » et autre arme lourde qui vise une destruction totale, Birahima, en
véritable connaisseur met le lecteur face à la réalité de la guerre. Une réalité par laquelle la
qualité de l’arme octroie la force à son détenteur. Dès lors, le travail des chefs de guerre
consiste à être à l’affût d’armes de plus en plus redoutables qui assoient leur pouvoir. Outre
les noms répertoriés, Birahima, dans sa narration emploie d’autres termes qui relèvent du
champ lexical de l’arme ; entre autres : « bombardements », « fusiller », « mitrailler », etc.
249
La connaissance méticuleuse des armes dans Allah n’est pas obligé peut se justifier
par la formation de l’enfant soldat, une formation qui se fait à partir du maniement des armes
et qui lui impose la maîtrise de cet outil qui devient la seule protection dans un tel univers,
comme l’attestent ces propos de Saydou Touré, le cousin du narrateur : « Dans un pays de
Kasaya-Kasaya comme le Liberia, il faut pas moins de six kalach pour les dissuader
(détourner quelqu’un d’une décision) ! »628 L’arme y est un objet de pouvoir, celui qui
rassure, donne la force et le sentiment de supériorité à son détenteur. Instrument de mort,
l’arme symbolise en elle-même la violence, la cruauté, la barbarie. Le recours aux lexies de
l’arme et à son champ lexical est révélateur de la hantise et de l’importance de cet objet dans
un monde où la barbarie, le meurtre, la tuerie, le massacre, etc. constituent l’emblème.
Birahima, dès le début de la narration, dit l’indicible. Il garde ce style sur son
traitement de la question des armes usitées dans les différentes guerres, en énumérant toutes
les catégories. De fait, cette stratégie narrative donne l’aspect de documentaire à la narration
et fait en quelque sorte du roman un récit documentaire. Le même processus se met en place
dans Quand on refuse on dit non. Les armes y accomplissent la même fonction, même si son
lexique et son champ lexical – les expressions : bombarder, zigouiller, éliminer, coup de fusil
se rencontrent sporadiquement, - s’y trouvent fortement réduits comme le montre le tableau
suivant :
Armes Pages Occurrence/mot Occurrence totale
Balles 20-22-128 1-1-1 3
Mitrailleuses 135-136 1-1 2
Fusil 29 1 1
Kalachnikov/Kalach 35-36-39-40-60-67-
105-111-136
3-4-2-2-1-1-
1-1-1
16
Coupe-coupe 60-61-104 1-1-2 4
Arsenal 109-129 2-1 3
Le narrateur emploie quarante-deux fois les mots qui désignent les armes, soit environ
une fois toutes les quatre pages. Ce faible recours au vocabulaire des armes réside sans doute
628 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 210.
250
de ce que Birahima n’est pas encore intégré dans un groupe armé donc n’a aucun contact avec
un milieu où les armes se trouvent à profusion.
Birahima parle de la guerre de Côte d’Ivoire comme un simple observateur. C’est une
guerre qu’il ne vit pas de l’intérieur comme celles du Liberia et de Sierra Leone où il était
enfant soldat, donc un acteur. Cela se traduit dans le roman par une faible utilisation de noms
d’armes, voire du lexique renvoyant à cet objet essentiel dans l’univers de la guerre. Lorsque
la guerre arrive en Côte d’Ivoire, Birahima essaie de se reconstruire et vit les événements avec
une certaine distanciation. Ainsi, en tombant dans un traquenard où les loyalistes s’activent à
éliminer les Dioulas, Birahima réalise alors l’importance d’être un enfant soldat et surtout
celle de posséder une arme. C’est d’ailleurs à cette seule condition qu’il accepte
d’accompagner Fanta au Nord, dans l’espoir d’intégrer le groupe des rebelles. Il raconte :
"On a longuement discuté sur le point de savoir qui de nous deux devait porter l’arme. Toujours méfiante à mon endroit (elle craignait de se faire violer), elle tenait l’arme sous son large boubou de femme. Moi, j’aurais le sac de bagage […] Je savais mieux qu’elle manipuler le kalach. Fermement, je conclus que je ne l’accompagnerais pas si je ne portais pas l’arme. […] Fermement, je lui répondis à nouveau que je ne serais pas du voyage si je n’avais pas d’arme […] Je ne pus m’empêcher de sourire et de lui avouer que c’était ce qu’il me fallait pour cacher l’arme."629
Birahima sait, mieux que Fanta, le pouvoir que peut procurer une arme dans une telle
situation. Il ne se prive pas de le lui prouver dès le premier obstacle qu’ils rencontrent :
"[…] trois malheureux poursuivis par une horde de personnes balançant chacune un coupe-coupe. Fanta a hurlé et s’est enfuie dans la forêt. Pour moi, c’était l’occasion de démontrer que j’avais du solide entre les jambes. Je ne pouvais pas suivre Fanta. Elle allait penser que j’étais peureux comme la bouillie de sorgho de ramadan. Je me suis courbé, j’ai tourné deux fois les manches de mon boubou trop large. J’ai sorti le kalach, j’ai tiré en l’air une rafale de cinq coups. La horde s’est dispersée et a disparu dans la forêt. Les trois fuyards se sont mis sous ma protection. Pour montrer à Fanta que j’étais un ancien enfant-soldat, j’ai tiré cinq autres rafales en direction de la forêt où avaient disparu les poursuivants."630
L’arme a ici une double fonction. Elle permet, d’une part aux voyageurs de s’assurer
une sécurité tout au long de leur périple ; d’autre part, Birahima s’en sert comme un
instrument de charme pour séduire Fanta. Ce jouet qu’il a tant manipulé au Liberia et en
Sierra Leone va lui permettre d’attirer l’attention de sa dulcinée qui, jusque là, le considérait
629 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 40. 630 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 60.
251
comme son jeune frère. Elle pourra désormais le regarder comme un homme capable de
garantir sa protection. On revient ainsi sur le pouvoir que procure l’arme dans les milieux
déliquescents. Une réalité que l’on retrouve aussi dans l’œuvre d’Alain Mabanckou, Les
petits-fils nègres de Vercingétorix.
Contrairement à une œuvre comme Allah n’est pas obligé, les lexies des armes ne sont
pas récurrentes dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix. Leur utilisation reste plutôt
relative à telle ou telle milice. De fait, l’armement lourd est utilisé lorsque la narratrice évoque
la milice du général Edou, « les Romains » qui sont sortis vainqueurs du conflit. A l’inverse,
elle parle de « fusils de chasse » pour désigner les armes de la milice de Vercingétorix, « les
Petits-Fils nègres de Vercingétorix ». Cette désignation montre le côté dérisoire de
l’équipement des « Petits-Fils nègres de Vercingétorix », face au lourd arsenal que possèdent
« les Romains ». Cela justifie leur défaite, soulignant la suprématie des « Romains » qui,
grâce à cet équipement, ont pu laminer sans difficulté, « les Petits-Fils nègres de
Vercingétorix ».
Les armes dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix sont donc représentatives des
différentes milices qui combattent. En effet, bien que l’utilisation de noms d’armes soit faible
dans le roman – comme le fait apparaître le tableau ci-après – sa classification par rapport aux
diverses milices reste édifiante :
Armes Page Occurrence/armes Milice Occurrence
totale
Fusil de chasse 39-50 1-1 Les Petits-Fils 2
Pistolet 50 1 Les Petits-Fils 1
Mitraillette 180-184 1-1 Les Romains 2
Tank 181-182 1-1 Les Romains 2
Grenade 182 2 Les Romains 2
Lance-roquettes 184 1 Les Romains 1
Poignard 200 1 Les Petits-Fils 1
Mitraille 216 1 Les Romains 1
252
Le tableau démontre bien l’inégalité des parties en conflit. Les Romains sont
nettement mieux armés que les Petits-Fils nègres de Vercingétorix, un fait qui leur donne
l’avantage. Tandis que les Petits-Fils de Vercingétorix se servent des armes à faible portée, les
Romains, eux, utilisent des armes plus sophistiquées.
En tout, on relève douze noms d’armes dans l’œuvre du romancier congolais.
L’utilisation d’un nom d’arme peut être estimée environ une fois toutes les vingt pages. En
dehors de ces noms d’armes, l’auteur emploie un lexique renvoyant aux armes, aussi faible
soit-il. Il y a : « ouvrir le feu » (p. 39) ; « coups de feu » (pp. 39-247) ; « arme(s) » (pp. 39-50-
51-178-180-182-208) ; « canon de son arme » (p. 51) ; « coup de crosse » (p. 51) ; « rafales »
(pp. 180-182-247) ; « armes à feu » (p. 182) ; « gilets pare-balles » (p. 182) ; « tirs » (p. 182) ;
« tiré » (p. 182) ; « raids » (p. 184) ; « balles » (pp. 185-186-200) ; « bombardements » (p.
217). Ce champ lexical expose la violence qui accompagne les combats. Les milices recourent
à l’arme pour s’accaparer du pouvoir. Ainsi, l’accessibilité au pouvoir dépend de l’efficacité
de l’armement. L’auteur ironise sur le projet absurde de Vercingétorix et sa milice qui,
équipés de simples « fusils de chasse », s’obstinent à reconquérir un pouvoir pris d’assaut par
les Romains hautement bien équipés : « Les Romains, nourris par l’exercice militaire,
protégés par de lourds gilets pare-balles […] balançaient des grenades. »631
Les armes sont des actants importants dans l’univers de la guerre car elles permettent
aux factions et milices de pouvoir combattre et surtout d’exercer des violences, marque de
frayeur qui garantit la suprématie. D’Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma au roman
de l’écrivain congolais, Les petits-fils nègres de Vercingétorix, en passant pas Quand on
refuse on dit non de l’écrivain ivoirien, les deux écrivains montrent la force des armes dans
les différents conflits. En effet, aucune guerre armée ne peut se faire sans armes.
Les armes qui ne sont pas fabriquées dans les pays en question sont malheureusement
fournies par des grandes puissances mondiales, avec l’appui de certains pays africains qui
soutiennent des chefs de guerre comme nous l’avons exposé au sujet de la guerre du Congo-
Brazzaville. Le même cas de figure s’était produit au Liberia où le NPFL de Charles Taylor
avait reçu une grande quantité de M-16, AK-47, vingt véhicules blindées, des pièces
d’artillerie, des munitions et quelques missiles antiaériens, achetés par la Libye et qui
631 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 182.
253
transitaient par le Burkina Faso. Le Burkina Faso a été un relais, sinon un acheteur des armes
destinées aux guerres du Liberia et de Sierra Leone. A ce propos, Parfait Diandué soutient
dans sa thèse :
« Un rapport américain précise en juillet 1999 : "Récemment, l’Ukraine a envoyé les armes au Burkina Faso, indiquant sur les certificats de destination que ce pays était l’acheteur. Ougadougou a ensuite cédé les armes aux combattants du R.U.F en Sierra Leone." »632
La Sierra Leone étant sous embargo international, les chefs de guerre bénéficiaient des
soutiens étrangers pour être fournis en armes pendant que le peuple croupissait dans la misère.
Enfin, les armes enrichissent leurs fabricants, donnent du pouvoir aux chefs de guerre
et exterminent les populations qui sont victimes des appétits de ces chefs véreux.
1. 3– Les marabouts
Installés derrière chaque responsable de faction, les marabouts représentent des garants
d’espoir de ces univers chaotiques. Notons que chaque chef de guerre, chaque responsable de
faction, espère atteindre l’immortalité. Pour cela, il est prêt à tout sacrifier pour sauver sa
peau. En effet, l’histoire récente du Liberia, en l’occurrence, confirme la réalité sociale de la
croyance sacrificielle dans le bon assassinat, instrumentalisé et efficace. Réalité sociale
ordinaire, dont le monde double de la sorcellerie ne serait que la projection fantasmée : les
deux processus se multipliant sans règle, sans lien, sans temps rituel, seulement dans une
prolifération réactive. Par exemple :
"Des jeunes gens de deux sexes, parfois des enfants de quelques semaines sont à certaines époques de l’année sacrifiés, et leurs organes – notamment sexuel – prélevés, dans la croyance que leur possession vaudra à leur détenteur un regain d’influence ou une position supérieure."633
Le même procédé se fait jour dans l’ordre du politique, touchant un leader politique,
Thomas Quionkpa :
632 Diandué Bikacou (Parfait), Histoire et fiction dans la production romanesque de Kourouma, http://www.Unilim.fr/theses/2003/lettres/2003limo0003/these.html. du 5/03/2009. 633 Propos de Genevray, cités dans « Jeunesse en guerre et enfants soldats du Liberia du désarmement à la remobilisation », Centre d’Etudes et de Recherches Internationales, in www.defense.gouv.fr du 9/03/2009, p. 13.
254
"Après la tentative de coup d’Etat menée par Thomas Quionkpa, ce dernier fut, suite à son échec, dépecé par les soldats de Samuel Doe pour s’assurer un peu de la puissance du grand chef de guerre qu’ils venaient de capturer. Par ailleurs, un procès spectaculaire mené à Monrovia en juin 1989, pendant lequel le général Gray Allison (alors numéro deux du régime) fut accusé de meurtre rituel destiné à favoriser son ascension au pouvoir : le cadavre décapité et le cœur arraché d’un jeune policier de 30 ans avaient été retrouvés près de son domicile."634
Comme on peut le constater, le recours aux fétiches donne un espoir de supériorité
dans ce pays. Ainsi, le sacrifice humain étant le fétiche suprême, des individus se livrent aux
meurtres les plus atroces qui leur garantissent le pouvoir. Cette réalité sociale du Liberia a
fortement influencé le romancier ivoirien qui, dans son œuvre, a su l’intégrer avec humour au
récit de guerre de Birahima. En effet, l’univers du Liberia, atteint par la guerre, devient le lieu
par excellence où les chefs de guerre et autres individus qui combattent pour prendre le
contrôle du pays, se livrent aussi au concours de fétiches.
Le territoire devient le lieu d’expression du fétichisme d’où l’omniprésence et
l’importance des marabouts. En effet, dans sa narration, Birahima se fait accompagner au
Liberia et ensuite en Sierra Leone par Yacouba, un individu qui s’est auto-proclamé
« grigriman » pour aller faire fortune dans ces pays déliquescents où on ne croit plus à rien,
même plus à la vie. De la sorte, le marabout devient la seule lueur d’espoir pour ceux qui sont
en contact permanent avec la mort.
A leur arrivée sur le territoire libérien, lorsqu’ils se sont fait prisonniers du NPFL,
dans l’unité dirigée par le colonel Papa le bon, Yacouba n’hésite pas à faire valoir son atout :
« Moi féticheur, moi grigriman, grigriman »635, clame-t-il ! Ce métier si important pour les
chefs de guerre lui permet de bénéficier d’un traitement de faveur de la part du colonel Papa
le bon : « Il s’est approché de Yacouba qui a entonné sa chanson : "je suis grigriman, je suis
féticheur." Il a fait signe et on a apporté un pagne à Yacouba qui a caché sa partie
honteuse. »636 Il est alors recruté comme féticheur dans la faction du colonel Papa le bon. Car
pour ce dernier, tomber sur un « grigriman musulman » relève d’une véritable trouvaille.
Yacouba se dit « fortiche dans la protection contre les balles. C’est pourquoi je suis venu au
Liberia. Au Liberia où il y a la guerre tribale, où partout se promènent les balles qui tuent sans 634« Jeunesse en guerre et enfants soldats du Liberia du désarmement à la remobilisation », Centre d’Etudes et de Recherches Internationales, in www.defense.gouv.fr du 9/03/2009, p. 13. 635 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 57. 636 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 60.
255
crier garde. »637 Mu par le désir d’enrichissement, Yacouba, à l’instar d’autres marabouts,
manipule les chefs de guerre et de faction se portant garant d’immortalité. Aussi absurde que
cela puisse sembler, ces redoutables combattants se laissent berner par les belles paroles des
marabouts.
Après avoir su vendre son illusion au colonel Papa le bon, Yacouba se met au travail.
Et dans le respect de la logique du milieu, il fabrique les premiers fétiches au colonel Papa le
bon : « Le colonel Papa le bon les attacha sous la soutane à la ceinture. Il paya cash. »638 Ce
passage montre la cupidité des marabouts. Leur enrichissement repose sur les conflits. Dès
lors, leurs fétiches visent à donner plus d’ardeur, de courage aux chefs de guerre pour
entretenir les conflits le plus longtemps possible afin de leur assurer leur gagne-pain :
"Les fétiches s’achetaient au prix fort […] Les fétiches se renouvelaient. Yacouba ne manquait jamais de boulot. Non, jamais ! Yacouba était riche comme un mora-naba, c’est le chef cossu des Mossis du Burkina Faso. Il envoyait de l’argent au village de Togobala […], tellement il avait de l’argent en reste."639
Le qualificatif « riche » qui désigne la situation matérielle de Yacouba est hautement
porteur de sens. Il met en relief la recherche effrénée du profit chez ce personnage pour qui la
guerre représente une aubaine. Ses fétiches sont l’expression d’une escroquerie avérée et son
métier, un véritable laissez-passer dans ce pays sans espoir, en témoigne ce passage dans la
faction d’ULIMO :
« Yacouba a été le premier à se plaindre de la mauvaise condition. Il a gueulé fort "Je suis un grigriman, un grigriman fortiche dans la protection contre les balles sifflantes" […] "Enlevez-moi d’ici. Sinon je vais vous féticher. Vous féticher tous." Alors ils sont venus le chercher. »640
L’endoctrinement reste fortement lié à l’exercice du grigriman. Ainsi, les gens ont plus
peur de lui que des balles qu’ils côtoient dans leur quotidien dans la mesure où il peut leur
épargner une mort par balles. Le métier de grigriman est très respecté et sollicité dans cet
univers. En effet, c’est par la qualité et l’efficacité des fétiches que la faction peut s’imposer.
Le marabout reçoit alors tous les hommages et devient une sorte de guide spirituel du chef de
faction. C’est ce qui se produit lorsque la faction dirigée par le général Onika conquiert
637 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 74. 638 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 75. 639 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 75. 640 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 105-106.
256
Niangbo : « Elle fit sortir au milieu du cercle les deux grigrimen : Yacouba et Segou. Elle les
félicita publiquement. C’était grâce à leur savoir-faire que Niangbo avait été pris sans
beaucoup de morts. »641 La croyance aux fétiches confère un statut particulier aux marabouts.
Un statut que Yacouba, figure représentative du marabout que l’écrivain ivoirien a choisi,
exploite au maximum et qui lui permet surtout de se faire une place dans chaque faction.
L’exemple de son intégration au sein de la faction de Prince Johnson est édifiant :
"Johnson était heureux de rencontrer Yacouba, un féticheur musulman. C’était la première fois qu’il avait affaire à un musulman. Les combattants allaient compléter les fétiches chrétiens par des amulettes constituées de versets du coran gribouillés en arabe."642
Le discours ironique de Birahima qui associe des figures antinomiques :
religions/fétiches, souligne le degré de perdition de ces milieux pervertis qui n’ont plus de
repères. Cette perte de repères se traduit par le mélange incongru de croyances religieuses et
fétichistes.
Le marabout qui fait la force des chefs de faction, est un acteur essentiel du conflit
puisque « dans ces sociétés mortifères ou nécrophiles, celui qui tue peut à son tour être tué. Le
fétiche est donc une garantie. »643 Les féticheurs, marabouts et autres grigrimen sont recrutés
par chaque faction, exception faite des Kamajors qui, eux-mêmes sont de redoutables
magiciens. Ils se donnent à un rituel après la mort de chaque grand guerrier, à l’image des
funérailles consacrées à sœur Aminata :
"Trois maîtres chasseurs sont venus se pencher sur la tombe de sœur Aminata. Ils ont extrait et recueilli le cœur. Ils sont partis avec le cœur en dehors de la cérémonie. En dehors de la cérémonie, le cœur a été frit […] et mis dans un bain d’huile à l’intérieur d’un canari."644
Les Kamajors qui combattent dans le conflit libéro-libérien sont la prolongation d’une
caste traditionnelle de chasseurs et montrent comment ce conflit a utilisé la tradition en la
dévoyant pour des objectifs d’aujourd’hui qui prônent l’exaltation de la violence.
641 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 125. 642 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 134-135. 643 Mikala (Gyno-Noël), Ecriture et paroles satiriques dans les romans d’Ahmadou Kourouma, Op. Cit., p. 138. 644 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 192.
257
La violence s’est incrustée dans le pays et chaque faction veut en user pour intimider
les autres. C’est la porte ouverte à la barbarie, sous le couvert du fétiche et avec l’aval des
marabouts. Le fétiche va à son tour, à l’instar de l’arme, institutionnaliser l’horreur. Par cet
autre thème, l’historien et le romancier ivoirien s’accordent pour faire un même inventaire sur
les crimes commis au nom du fétiche et dont les marabouts sont des pourvoyeurs puisqu’ils
recommandent les sacrifices humains à leurs clients. Par exemple :
"Des témoignages recueillis à Abidjan en novembre 1991 faisaient état d’un trafic d’organes sexuels, de crânes et de dents, en pleine croissance à Monrovia, où l’ECOMOG incite en quelque sorte des bandes armées au fructueux et macabre commerce du monde en double de la sorcellerie."645
La garde personnelle de Prince Johnson et ses sinistres amazones, machines à tuer, en
avaient donné maints exemples, dans une certaine mesure reproduits par les troupes du NPFL.
On passait ainsi d’un rituel pervers à des actes de massacres anomiques :
"Non qu’après coup les cadavres n’entrent pas dans des rituels magiques, de la sorcellerie en particulier – en tant qu’objet partiel, outil après dépeçage. Un marché parallèle à Monrovia (et, semble-t-il exporté en Afrique de l’Ouest) permet d’acquérir des crânes, des colliers de dents, voir, sur commande, des corps. Les combattants en font des fétiches protecteurs, des objets à la fois décoratifs et redoutables : le crâne dénudé et sanguinolent de l’ennemi dépecé est le masque renouvelé des combattants."646
Le fétiche banalise le meurtre et donne à son auteur un sentiment de supériorité. La
même étude rapporte :
"Les fameux scorpions noirs du NPFL avaient ainsi pour attributs des scarifications groupées sur certaines parties du corps (visage, poitrine, bras, …) qui les rendaient invulnérables aux balles, puis la marque quasi totémique, emblématique du scorpion ; enfin, optionnellement, des marques aussi individualistes que le surnom, le masque, l’accoutrement, l’arme, qui en faisaient un personnage singulier."647
L’univers de la guerre est un univers d’illusion où le fétiche déshumanise en quelque
sorte les combattants. Cette vision est aussi perceptible dans le roman de l’écrivain ivoirien
qui présente l’univers des conflits comme le lieu d’exaltation du crime sacrificiel, au nom du
fétiche, par conséquent celui de prédilection du marabout. Ce dernier est en quelque sorte le
guide des chefs de guerre, de faction, voir de tous les combattants. Le règne de Yacouba 645 « Jeunesse en guerre et enfants soldats du Liberia du désarmement à la remobilisation », Centre d’Etudes et de Recherches Internationales, in www.defense.gouv.fr du 9/03/2009, p. 14. 646 Ibid., p. 14. 647 Ibid. p. 14.
258
prend fin à la suite de sa rencontre avec les Kamajors dont les fétiches étaient plus forts. A
partir de ce moment, le récit ne peut plus évoluer et c’est alors que la découverte macabre de
Mahan intervient pour marquer la fin de l’itinéraire. Le narrateur, bien que mettant en avant
les guerres, focalise le récit sur le personnage du marabout. Le récit prend toute son essence
dans le désir de Yacouba d’aller faire fortune au Liberia et son évolution s’adapte à celle du
personnage.
La superposition des deux discours, à savoir le romanesque et l’historique, témoigne
de l’impact que le marabout, de par ses exigences sacrificielles, peut avoir ou a pu avoir dans
l’univers de la guerre. De fait, le tandem Yacouba, le marabout/Birahima, l’enfant soldat,
n’est pas fortuit dans l’imaginaire d’Ahmadou Kourouma. En effet, le marabout comme
l’enfant soldat sont des acteurs importants des conflits. Les chefs de guerre recourent toujours
à leurs services pour maintenir leurs factions au point.
1. 4– Les enfants soldats
Les guerres civiles et ethniques du Liberia, de Sierra Leone, du Congo-Brazzaville et
de Côte d’Ivoire qui constituent le thème des œuvres de notre étude mettent en scène un
nouveau personnage jusque là absent de la littérature africaine subsaharienne avant la
décennie 1990. Il s’agit de celui de l’enfant soldat. Nous avons choisi de le traiter à la fin de
ce point portant sur les acteurs des guerres dans la mesure où il a une trace au sein de chaque
faction armée et de toutes les guerres. Chacune des œuvres de notre corpus évoque ce
personnage à sa manière. Dans Allah n’est pas obligé, son omniprésence en fait l’un des
principaux thèmes sinon, le thème principal de l’œuvre. Personnage désigné par les
périphrases : « enfants-soldats » ; « small-soldiers » ; « soldats-enfants » avec trait d’union
qui souligne une précision sur cette alliance de statut improbable :
« La conjugaison et la jonction de deux termes "enfants" et "soldats" loin de représenter une fantaisie scripturale et créatrice, a une portée psychologique capitale. Dans la composition "enfant-soldat" l’antéposition de "enfant" met en avant la personne de l’enfant comme une victime. L’enfant subit de force son incorporation et change ainsi de vie. L’enfant à ce moment est encore pourvu de tout ce qui se rapporte à sa qualité et à son état d’enfant dont sa candeur et son insouciance vis-à-vis de la guerre à laquelle il participe contre son gré. Le mot composé "soldat-enfant" dans lequel la post position du mot "enfant" au substantif "soldat" le pose non plus comme une victime mais comme un "victimaire" pour emprunter l’expression de Harris Mamel Föté. Ici, l’enfant est celui qui inflige le mal, il est le bourreau c’est-à-
259
dire le soldat. Il est d’abord soldat et en a tous les attributs avant de se savoir enfant. Ce qui prime n’est plus sa qualité d’enfant mais son état de soldat, de guerrier dont les attributs sanguinaire et cruel sont aussi les siens. »648
Doit-on les considérer comme des enfants ou comme les monstres qui infligent des
tortures ? D’ « enfants-soldats », ils se transforment en « soldats-enfants » donc en acteurs
conscients de la guerre. Au départ capturés et enrôlés de force par les différentes factions pour
suppléer à l’insuffisance numérique des combattants, les enfants soldats jouent un rôle
important dans les guerres fratricides qui essaiment au Liberia et en Sierra Leone. Les chefs
de faction leur donnent une formation sommaire et des armes pour tuer, en témoigne
l’apprentissage reçu par Birahima, le porte-parole de ces « donne la mort » : « Le colonel
m’apprit lui-même le maniement de l’arme. C’était facile, il suffisait d’appuyer sur la détente
et ça faisait tralala… Et ça tuait, ça tuait, les vivants tombaient comme des mouches. »649
L’usage de l’arme qu’on enseigne aux enfants soldats est semblable à celui d’un jouet.
Drogués, endoctrinés et conditionnés, les enfants soldats deviennent de véritables monstres,
des machines à tuer qui doivent faire leurs preuves au quotidien. Ces preuves consistent à
exercer les violences les plus inhumaines pour mériter le statut privilégié d’enfants soldats
dans ces univers déchirés. Défaits de toute sentimentalité, les enfants soldats doivent
massacrer, en premier leurs proches parents, pour avoir le respect de leurs encadreurs. C’est
dans le même ordre d’idées que Gyno-Noël Mikala a écrit dans sa thèse :
« L’écrivain opère un jeu de mots dans ces syntagmes "enfants-soldats" et "soldats-enfants." L’altération des mots dans ces syntagmes nominaux suggère la transformation de l’enfant […] Processus témoignant du changement de l’enfant depuis son enrôlement dans la guerre civile. »650
Les enfants soldats qui, au départ, sont enrôlés de force, parviennent, après leur
formation, à vivre l’univers de la guerre comme un terrain de jeu. La guerre représente à leurs
yeux un jeu où le kalach, le fétiche, le hash et d’autres drogues priment. Ainsi détachés de
leur humanité et du monde réel, les enfants soldats réalisent des prouesses que même les
soldats ne sont pas capables de tenter. L’exemple de la prise de Niangbo par un enfant soldat
en est la nette illustration :
648 Diandué Bikacou (Parfait), Histoire et fiction dans la production romanesque de Kourouma, http://www.Unilim.fr/theses/2003/lettres/2003limo0003/these.html. du 5/03/2009. 649 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 74. 650 Mikala (Gyno-Noël), Ecriture et paroles satiriques dans les romans d’Ahmadou Kourouma, Op. Cit., p. 137.
260
"Brusquement, équipé de plusieurs colliers de grigris, le kalach au point, Tête brûlée avança vers les premières cases du village. Il avança en mitraillant comme un dingue, en mitraillant sans répit […] et malgré la riposte des soldats d’en face qui également répondaient […] Tête brûlée, par son courage et les fétiches, venait de conquérir le village Niangbo."651
Nous constatons que les enfants soldats portent des noms d’emprunt qui visent une
dépersonnalisation totale et les rendent plus courageux et déterminés que d’autres guerriers.
La dépersonnalisation qu’impose ce milieu traduirait une renaissance. Ils sont rebaptisés et
prennent une nouvelle identité pour rompre avec leur vie antérieure et jouer un nouveau rôle ;
celui de bourreau. L’enfant soldat revendique sa nouvelle identité pour être considéré non
plus comme l’enfant qu’il est physiquement mais comme le monstre qui exerce des violences
sur ses victimes. C’est par cette considération que l’appellation anglaise « small-sodiers »
prend toute son importance. La transformation de l’enfant en guerre en fait un « petit soldat »,
petit essentiellement par la taille car les actes qu’il pose sont aussi redoutables que ceux des
soldats.
Ahmadou Kourouma a su représenter ce profil de l’enfant soldat en inscrivant des
enfants soldats plus cruels les uns que les autres. D’ailleurs, en dehors des actes posés par des
chefs de faction, ceux des enfants soldats sont les plus largement détaillés dans le texte. Leur
renaissance dans l’univers de la guerre les conduit de plus en plus à se transformer, à se
déshumaniser. Les enfants soldats sollicitent alors des néo-rituels : ingestion du sang,
marquages d’invulnérabilité, intériorisation d’un code de conduite très strict et violent. C’est
ce qu’Ahmadou Kourouma tente de souligner lorsqu’il évoque « les petits lycaons de la
révolution » de Sierra Leone. Ces gamins transformés en bêtes sauvages prennent du plaisir à
torturer, tuer, violer, ingérer du sang et se bouffer. Devenir « Petit lycaon », c’est atteindre
l’élite des enfants soldats et entretenir en permanence une violence déréglée et perverse. Ce
constat qu’enregistre l’œuvre de l’écrivain ivoirien, à propos de l’enfant soldat, se retrouve
dans l’univers réel où celui-ci a sévi. Dans l’article « Tortionnaire à onze ans en Sierra
Leone », paru dans Le Figaro du 28 septembre 1999, Mohamed, un ancien enfant soldat,
raconte :
"Vous pouvez pas comprendre, on se sent dans un tel état que l’on se marre devant toute cette violence, on trouve ça excitant, on n’a pas de limites […] On était tellement drogués qu’on avait envie que d’une chose : tout détruire. C’est exactement ce que les rebelles veulent. Dans les villages, on devait d’abord séduire la
651 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 123-124.
261
population. Après, s’il y avait résistance, tout était permis et couper une main ou un pied, c’était comme une sorte de chasse aux trophées. On était des guerriers. Il fallait qu’on revienne avec grandeur auprès du groupe, qu’on montre notre force. Tout est bien organisé, vous savez. Ils structurent la violence, mais ce qu’ils veulent, c’est prendre le pouvoir."652
Ces déclarations peuvent se passer de tout commentaire ! En effet, les enfants soldats
sont introduits dans la guerre parce que, psychologiquement, ce sont des enfants et, en tant
que tels, ils restent passionnés par tout ce qu’ils font et ne peuvent pas mettre de limites.
Contrairement aux soldats qui mettraient certaines limites à leurs violences, les enfants soldats
atteignent un degré d’animosité suprême dans le seul but d’impressionner leurs chefs pour
leur prouver leur maturation et susciter leur respect. Les chefs de guerre veulent le pouvoir
alors ils commanditent des atrocités qui sont exécutées par des enfants soldats « sans peur ni
reproche ».
Sur une échelle de responsabilité, on aura : Des chefs de guerre � Des armes �
des marabouts � Des enfants soldats. Ces derniers occupent le dernier maillon de la chaîne
et représentent des exécuteurs de la violence directe initiée par le sommet de la hiérarchie,
c’est-à-dire des chefs de guerre.
Enfin, il reste à souligner qu’Allah n’est pas obligé, par exemple, est l’oraison funèbre
des enfants soldats. Du capitaine Kik, à Johnny la foudre, en passant par Sarah, Sekou
Ouedraogo, le terrible, sans oublier Siponni, la vipère, etc. Birahima rend hommage à ses
compagnons de guerre puisque « quand un enfant-soldat meurt, on doit dire son oraison
funèbre, c’est-à-dire comment il a pu dans ce grand et foutu monde devenir un enfant-
soldat. »653 Les enfants soldats étant des acteurs importants dans les guerres tribales et civiles,
ils méritent leurs hommages. En effet, personnages indispensables, en ce qu’aucune guerre
tribale ou civile ne peut plus se faire sans eux car « les enfants-soldats sont bien quand tout va
mal. »654 Ils incarnent l’espoir de la durée et la continuité des guerres du simple fait que les
enfants soldats qu’il sont aujourd’hui, seront, s’il réussissent à se sortir de l’engrenage des
guerres, les chefs de guerre de demain.
652 « Tortionnaire à onze ans en Sierra Leone » in Le Figaro du 28 septembre 1999, p. 20. 653 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 90. 654 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 207.
262
Chaque faction a besoin de leurs services. Autant les enfants qu’ils sont pouvaient
représenter un espoir d’avenir pour un pays, autant leur présence au milieu des factions
rassure les chefs de guerre et entretient l’espoir de guerres sans fin et d’une violence
théâtralisée par des gamins pour qui la cruauté n’est qu’une épreuve de valorisation au sein de
leurs milices.
Au terme de ce point, nous constatons que ce sont des chefs de guerre qui initient des
conflits. Ils sont toujours à la quête d’armes de plus en plus efficaces, s’entourent de
marabouts qui, soi-disant les rendent invulnérables et d’enfants soldats prêts à exhausser le
moindre de leurs désirs dont le premier consiste à tuer, massacrer des populations
majoritairement innocentes. Ainsi, la violence dont ils sont acteurs fait des victimes et installe
les Etats dans la psychose.
2. LES VICTIMES DES CONFLITS
Les conflits ethniques, tribaux ou civils ne peuvent s’entretenir sans faire de victimes.
Cette catégorie d’actants s’impose à notre étude du fait que parler d’une guerre consiste non
seulement à évoquer les parties belligérantes, mais à faire aussi le bilan de ses victimes.
Les œuvres de notre corpus disent mieux la souffrance des peuples et des pays qui a
accompagné ces conflits. Avec une mise en écriture des conflits, Ahmadou Kourouma et
Alain Mabanckou ont exprimé l’humaine souffrance. Ils évoquent clairement la cruauté des
guerres, en même temps que leur manière personnelle de vivre ce nouveau mal qui s’inscrit
dans ces milieux.
Manière personnelle, disons-nous, car, pour Ahmadou Kourouma, il faut lever le
masque devant cette forme de violence qui vise à anéantir des pays entiers. Les Etats ne
vivent que dans l’instant présent des chefs de guerre pour qui les prises de pouvoir passent par
le massacre, le viol, la torture, l’apprentissage de la haine entre les populations, en somme, la
destruction des Etats qu’ils prennent en otage. Une violence qui n’épargne donc personne et
qui les conforte dans leur fauteuil d’intouchables.
Pour Alain Mabanckou, la violence recouvre le régionalisme dans lequel les leaders
politiques ont installé le pays, faisant des ressortissants du Nord, des ennemis de ceux du Sud
263
et vice-versa. Dans un tel climat, les populations se sentent étrangères et en insécurité sur leur
propre territoire.
Les deux regards, bien que soulignant des faits différents, se complètent et se
renforcent, dans la mesure où les chefs de guerre qui dictent les violences sont protégés par
leurs milices, les fétiches, voire la communauté internationale pour qui les résolutions passent
par l’amnistie de ces monstres, sans qu’à aucun moment, la situation des victimes ne se
discute comme nous l’avons vu dans chacun des cas exposés dans notre analyse.
Les conflits tels que représentés par Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou,
deviennent aujourd’hui, le seul moyen d’accéder au pouvoir dans ces Etats. Une thèse qui se
vérifie sur le terrain, en ce que du Liberia en Côte d’Ivoire, en passant par la Sierra Leone et
le Congo-Brazzaville, chacun des chefs de guerre précédemment cités, a pris les rênes se son
pays après avoir commis des atrocités et attisé des guerres ayant fait plusieurs victimes. Cela
est encore valable au Congo-Brazzaville et en Côte d’Ivoire. Ainsi, les victimes ne sont que le
maigre prix à payer pour satisfaire les appétits de ces ogres. Elles sont devenues une nécessité,
une catégorie évidente pour asseoir leur pouvoir.
Dans l’analyse de cette catégorie, nous avons privilégié trois figures importantes pour
notre étude, à savoir : la population, les réfugiés et l’amour. Les guerres qui ont été le lieu
d’expression des chefs de guerre, des armes, des marabouts et des enfants soldats, ont surtout
meurtri les pays qui ont été les théâtres des délires de ces acteurs. Ravagés par des
bombardements, des obus, des mortiers, etc. les pays ont été à la merci des chefs de guerre et
leurs populations ont subi impuissamment leurs assauts.
2. 1– La population
Les œuvres de notre corpus illustrent la souffrance de la population pendant les
différentes guerres. Dans Allah n’est pas obligé, Birahima, narrateur omniprésent, se
comporte comme une sorte de reporter qui s’intéresse aux deux versants de la guerre, rendant
ainsi la narration neutre. Enfant soldat qu’on croirait défier toute norme et insensible aux
malheurs de ses victimes, Birahima ne fait pas abstraction du sort de la population qui, malgré
elle, subit sans aucune défense, la violence. Le ton choisi est, cette fois-ci, la désolation.
264
Enrôlé dans la guerre pour sa survie, Birahima constate avec stupeur et amertume les dégâts
que celle-ci cause dans la population qui doit abandonner maisons et biens pour se réfugier
dans la forêt. Birahima décrit l’entrée d’un groupe armé dans un village par ces mots : « On
commença à fouiller les cases du village. Une à une. Bien à fond. Les habitants avaient fui en
entendant les rafales nourries que nous avions tirées. »655 Cette scène fait partie du quotidien
des habitants qui paient le lourd tribut de la guerre. Leurs biens sont la propriété des groupes
armés qui n’hésitent pas à les effrayer, voire les massacrer pour des raisons aussi bénignes
que de se nourrir. Birahima relate, par exemple : « Nous avions faim, il nous fallait à manger.
Nous avons trouvé des poulets. »656 Les viols de propriétés montrent le côté pervers de la
guerre qui consiste à opprimer la population au maximum et à garder un droit de vie et de
mort sur elle. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans un village lorsque Fati, une fille soldat
découvre la présence de jeunes jumeaux qui, à cause de leur âge, n’ont pu suivre les habitants
dans leur fuite. Elle n’hésite pas à leur tirer dessus :
"Nous fouillions dans les coins et les recoins. Alors que nous croyions qu’il n’y avait personne, absolument personne, à notre surprise nous avons découvert sous des branchages deux enfants mignons que leur mère n’avait pas pu emmener avec elle dans sa fuite éperdue […] Fati a tiré les deux enfants de leur trou sous les branchages. Elle leur a demandé de montrer où les villageois cachaient leur nourriture […] Ils ne pouvaient rien comprendre à rien […], elle les a mitraillés avec son kalachnikov."657
On peut constater que la violence gratuite à laquelle ont recours des groupes armés, ne
peut plus épargner personne. En fait, la population qu’ils prétendent protéger, se retrouve
principale proie de leur violence. Sans nourriture et toujours bien drogués, les groupes armés
pillent les villages, massacrent la population, sans distinction d’ethnie ni d’appartenance à une
quelconque faction ; leur seul but étant de satisfaire leurs besoins. Les guerres civiles et
ethniques manifestent, de ce fait, une violation des droits de l’homme.
La population est dépourvue de ses biens qui deviennent par là même la propriété des
soldats. La guerre qui lui prive de ses droits, l’installe aussi dans un processus un peu
identique de l’aliénation, de la peur permanente. Traitant dans un article de la torture en
Algérie, Christiane Chaulet Achour écrit :
655 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 94. 656 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 94. 657 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 94-95.
265
« Peut-il en être autrement lorsqu’il est question de cette atteinte formidable de la dignité humaine, de celui qui subit mais aussi de celui qui pratique, de ce "jeu" sadique avec le corps pour détruire l’esprit ? »658
La torture impose un « jeu sadique » entre le bourreau et sa victime. Ici, un parallèle
peut être établi entre cet acte odieux qui permettait à l’armée d’acquérir des informations et
les guerres civiles et ethniques de notre corpus qui permettent aux miliciens d’asseoir leur
hégémonie. Un véritable « jeu sadique », de ce que les acteurs des guerres civiles et ethniques
prônent une violence sans limite. La guerre est le domaine de définition de cette pratique qui
s’y fait jeu. Un jeu qui réjouit les miliciens et décime la population. Les soldats et enfants
soldats usent de la violence pour faire peur et obtenir les faveurs de leurs victimes. Des
faveurs qui peuvent se résumer, comme nous l’avons souligné, aux besoins primaires, tel que
se nourrir. Ils ne considèrent plus la violence faite à la population comme un fait grave, elle
devient ludique ; un simple jeu qui leur permet d’arriver à leurs fins.
La population se trouve alors en proie à un jeu sadique dans des guerres où la prise du
pouvoir, le contrôle du territoire et ses richesses motivent les appétits des chefs de guerre qui
n’hésitent pas à sacrifier celle-ci pour satisfaire leurs ego. Birahima qui découvre cette face de
la guerre, s’insurge dans un monologue : « Moi alors j’ai commencé à ne rien comprendre à
ce foutu univers. A ne rien piger à ce bordel de monde. Rien saisir de cette saloperie de
société humaine. »659 Une « saloperie de société humaine » où les chefs de guerre et autres
acteurs sont constamment à l’assaut du pouvoir et ce, au mépris de toute vie humaine.
Le côté ludique de la guerre tel que nous en avons parlé dans Allah n’est pas obligé,
est plus vraisemblable dans Quand on refuse on dit non. La guerre de Côte d’Ivoire que
l’auteur met en exergue utilise une lourde artillerie. Celle-ci est mise en avant par le narrateur.
Il ironise sur une manifestation festive, organisée dans un village du nord du pays pendant que
ce dernier est en plein feu. Les habitants du village qui était chargé d’accueillir la fête à son
tour, avaient refusé de céder à la sclérose dans laquelle la guerre avait installé le pays. Ils
avaient donc tenu à organiser leur cérémonie :
"Une réjouissance régionale qui se produisait chaque année dans un village de la région […] Cette rencontre avait une origine lointaine, une grande importance régionale, et le village qui accueillait s’y préparait plusieurs années à l’avance. Cette
658 « La question de la torture…La torture en question… Le cas de l’Algérie 1954-2002 » dans Conflits de mémoire (Paris 13 2002), Paris, Karthala, Septembre 2004 sur http://chritianeachour.net du 5/01/2009, p. 2. 659 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 124.
266
année, c’était le tour de ce village baoulé et les habitants avaient fait d’importants sacrifices pour réussir une bonne fête. Et puis la guerre était arrivée […] les villageois avaient décidé de faire la rencontre quand même, pour ne pas perdre leur tour."660
Malgré la guerre, la population essaie de garder ses habitudes pour ne pas perdre ses
repères dans la tourmente qu’engendre celle-ci. Cependant, durant les festivités, apparaît un
hélicoptère : « un genre de Sikorski-Igor, un lourd hélico russe, piloté par des mercenaires
ukrainiens. »661 Cette apparition suscite la crainte de la foule. Une crainte qui a été vite
balayée par le jeu auquel s’adonnait l’appareil :
"Arrivé à la hauteur de la fête, le lourd hélicoptère […] s’est arrêté, est monté plus haut, s’est arrêté de nouveau puis est descendu doucement en faisant un bruit d’enfer. Les fêtards d’abord effrayés, se sont dispersés en s’enfuyant dans un sauve-qui peut. Mais, à la façon dont l’hélicoptère se maintenait en un lieu, remontait et redescendait, les danseurs ont cru que les occupants, ceux d’en haut, étaient des reporters photographes."662
La stratégie a pour but de gagner la confiance des habitants qui, dans l’espoir de
promouvoir leur fête grâce à la présence de l’hélicoptère qui pouvait contenir d’éventuels
reporters, vont s’investir au maximum afin d’offrir la meilleure image possible. Personne ne
semble plus soupçonner cette soudaine présence, en dépit de la guerre qui paralyse le pays.
Après avoir vu revenir le maximum de personnes, l’hélicoptère remplit alors la mission pour
laquelle il se trouvait à ce lieu :
"Les danseurs sont alors revenus, ont commencé à se rassembler, à crier, à s’esquisser des gestes obscènes à l’endroit de ceux qui les observaient d’en haut. C’est quand il y eut assez de fêtards rassemblés, de spectateurs, assez de danseurs gesticulants, que les mitrailleuses de l’hélicoptère se sont mises à tonner. Les lourdes mitrailleuses du lourd hélicoptère se sont mises à balayer, à faucher […] En effet, beaucoup de fêtards étaient couchés, morts ou blessés, gravement blessés … coupés. Au bruit du mitraillage ont succédé les clameurs, les cris lancés par les villageois, affolés qui courraient dans tous les sens. La panique ! L’épouvante ! L’horreur ! L’hélicoptère a poursuivi son mitraillage jusqu’au bout du village puis il est revenu sur les danseurs, les musiciens et leurs instruments."663
Quelques temps auparavant, c’étaient les différents charniers humains de Yopougon,
Monoko Zohi, … Des charniers qui, comme nous l’avons vu dans le point sur la guerre de
Côte d’Ivoire, n’avaient pas d’auteurs, les enlèvements se passant dans une sorte de
660 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 134. 661 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 135. 662 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 135. 663 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., pp. 135-136.
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clandestinité. Désormais, l’heure est à la destruction massive. Cela impose l’utilisation d’une
lourde artillerie pour massacrer le maximum de population. Une population qui doit vivre
dans la terreur, sans le moindre espoir d’accalmie. Les représailles qui naissent de
l’organisation d’une fête en temps de guerre tendent à lancer un message à toute la
population. Un message qui consiste à la maintenir dans la peur, la tristesse et qui la place en
proie à la violence des différents groupes armés. Une situation qui maintient la population en
état de perpétuelle victime des enjeux qu’elle ne peut maîtriser et qui renforce le pouvoir des
acteurs de la guerre. Le narrateur de Quand on refuse on dit non montre bien le côté sadique
et pervers des acteurs de la guerre qui, contrairement aux discours idéologiques protecteurs
qu’ils peuvent tenir, prennent la population en otage et en font leur principale cible. Un état de
choses qui se lit aussi dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix d’Alain Mabanckou où la
population se retrouve prise entre les velléités des deux camps ennemis.
Les différentes histoires que raconte la narratrice des petits-fils nègres de
Vercingétorix, traduisent les désordres qui ont accompagné la guerre du Viétongo. Ces
désordres sont illustrés à partir d’enlèvements d’individus qui se trouvaient dans des régions
dites « étrangères » par les meneurs. La guerre qui a vu le pays se scinder en deux : le Nord et
le Sud, a été l’exaltation de la chasse à l’homme où chaque ressortissant d’une autre région
devenait la cible des milices de la région dans laquelle il se trouvait. Comment les milices
procédaient-elles et surtout, quel était le but de leur manœuvre ?
Pour y répondre, nous avancerons que la guerre du Viétongo a été une véritable
manipulation du général Edou qui, pour revenir au pouvoir, s’est servi d’une fausse division
régionale pour susciter la haine entre le Nord et le Sud. Ce sentiment de haine instauré permet
aux milices d’exercer des actes de barbarie sur ceux qu’elles considèrent comme des
« étrangers », sans heurter la sensibilité des « autochtones ».
La violence est ainsi systématisée et exercée ouvertement afin d’intimider la
population. C’est le cas de l’enlèvement de Gaston Okemba, originaire du Nord et qui, après
son mariage avec Christiane, une Sudiste, s’était installé à Batalébé, au Sud, fief de
Vercingétorix :
"Les Petits-Fils nègres de Vercingétorix étaient plus d’une demi-douzaine à l’intérieur de la maison. L’un d’eux, apparemment leur supérieur, fit signe de la tête au couple de se séparer. Gaston supplia Christiane d’obéir, de garder son calme, tout
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cela relevait d’une erreur qu’il allait se charger de leur expliquer. Le supérieur, agacé, colla le canon de son arme sur le front de Gaston. Il ne s’agissait pas d’une erreur et il devait les suivre, ou alors ils l’embarqueraient les pieds devant […] Sans un mot, il leva très haut sa mitraillette, assena un grand coup de crosse sur le crâne de Gaston, qui s’affala et perdit connaissance sur-le champ."664
Le repli stratégique de Vercingétorix et son armée sur Batalébé, avait initié la chasse
aux ressortissants du Nord. Le quatuor Hortense-Kimbembé et Christiane-Gaston, est
démonstratif de la guerre interne du pays. Dans ces unions « mixtes »665, les hommes et les
femmes ne subissent pas le même traitement. L’implication de Kimbembé auprès de
Vercingétorix évite à Hortense de connaître le même sort que Gaston:
"Le plus fort suggéra à l’autre de s’écarter et de le laisser s’en occuper. Il saisit le Nordiste par la ceinture et, d’un mouvement de reins impétueux, le projeta en l’air. Gaston retomba sur les épaules du colosse cagoulé qui l’entraîna dehors."666
C’est la dernière fois que Christiane voit son mari qui est emmené dans un camp
aménagé pour les « ennemis » qui se trouvent en « territoire étranger ». Les violences et
toutes formes d’atrocités sont pratiquées sur une catégorie de la population que l’on désigne
sous le vocable d’« étranger ». Cette appellation vise à institutionnaliser les violences d’un
camp à l’autre et consiste à intimider le camp adverse. Ainsi, la population se retrouve
prisonnière des deux camps. A l’image des Petits-Fils nègres de Vercingétorix, les Romains
usent des mêmes pratiques dans le Nord du pays où la barbarie atteint son comble. La
narratrice évoque à cet effet le meurtre d’un nourrisson dont la mère était originaire du Sud.
Cette dernière, elle-même torturée par ces bourreaux de Romains qui, pour tenter de justifier
leur sauvagerie, établissent des liens de parenté entre tout ressortissant du Sud et
Vercingétorix :
« Les Romains, convaincus de la parenté de la femme avec Vercingétorix, accrurent leurs tortures. La femme serrait son bébé contre sa poitrine et tentait de le consoler. Pour la dernière fois, les Romains lui conseillèrent d’avouer son lien de parenté.
Elle nia derechef. "Je ne suis pas sa cousine […]"
Un Romain, excédé par ce bavardage, arracha le bébé des mains de sa mère. Les autres miliciens du général, médusés, le regardèrent agir. Le Romain ordonna qu’on lui apportât un mortier et un pilon. En l’espace de quelques minutes, ces objets furent déposés à ses pieds. Le bébé criaillait pendant que le milicien le secouait d’une main,
664 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 51. 665 Expression utilisée par Alain Mabanckou pour désigner les unions internes entre un ressortissant du Nord et une ressortissante du Sud et vice-versa. Cette désignation est surprenante dans la mesure où cette épithète est souvent employée en littérature africaine pour désigner les couples européens/africains. Ici, elle montre le degré de division dans lequel le pays est plongé. 666 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 52.
269
la tête en bas. D’un geste rapide et étudié, il enfonça l’enfant en larmes dans le mortier puis se saisit du pilon qu’il souleva très haut au-dessus de sa tête, sans se préoccuper des cris de stupeur des séquestrés plaqués contre le mur. »667
L’avènement de la guerre ethnique a installé les deux camps dans une totale
inhumanité. L’ennemi s’identifie à sa région. Simple citoyen, enfant ou milicien, le traitement
qui lui est réservé reste cruel. La violence, la torture, les meurtres régissent le quotidien des
groupes armés. Le meurtre du nourrisson montre que la violence a atteint un point de non
retour et devient gratuite.
La narration se poursuit de ce fait dans l’évocation des actes de barbarie qui s’opèrent
de chaque côté, soulignant un certain transfert de la violence qui, dans un premier temps,
comme nous l’avons précédemment évoqué, était exercée sur les « étrangers », dans un
second temps, elle se prolonge sur une autre catégorie de victimes : ceux que l’on désigne
comme « traîtres. »
Cette catégorie, à l’instar de Christiane Kengué, subit une humiliation qui la suivra
tout au long de sa vie. Elle est surtout constituée par des femmes qui sont victimes de viol,
seul traitement réservé à toutes celles qui se marient aux « étrangers ». Dans son article « A
propos du viol : le corps escamoté », Christiane Chaulet Achour soutient :
« La recherche sur le viol montre comment la victime s’efface, d’abord, dans sa "honte" car cette atteinte de son intimité la plus profonde la stigmatise autant sinon plus que le violeur : la thématique de la "souillure" de la violée est constante. Par le contact qu’elle a subi, la victime est avilie, le mal subi la contamine et en fait une réprouvée. Cet accent sur la "honte" est variable au cours de l’Histoire et accompagne très étroitement l’image de la femme à telle ou telle étape d’un parcours historique, de ce qu’elle a subi ou subit comme système d’ "oppression". »668
Cette affirmation est le fil conducteur de l’analyse du viol collectif subi par Christiane
Kengué. Un viol dont le but est de punir, corriger la « traîtresse » dont le seul pêché est
d’avoir aimé et épousé un ressortissant du Nord. Les deux attitudes que sont la « honte » et la
« souillure », soulignées par Christiane Chaulet Achour dans son article, se lisent chez
Christiane Kengué. En effet, après le passage des Petits-Fils nègres de Vercingétorix à une
heure tardive de la nuit, Christiane Kengué qui culpabilise par rapport à ce qui lui est arrivé,
667 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 221. 668 Chaulet Achour (Christiane), « A propos du viol : le corps escamoté », in Le corps escamoté, Dir. Sylvie Brodziak, Cergy, Ed. Le Manuscrit-Université, Coll. « Féminin/Masculin », Septembre 2007, pp. 193-217 sur http://christianeachour.net du 5/01/2009, p. 2.
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se mure dans un silence total. Elle a honte de nommer ce qu’elle a subi et a choisi le mutisme
même envers son amie Hortense Iloki qui relate à cet effet : « A l’époque des faits, elle s’était
abstenue de m’en parler. Ce n’était pas par pudeur. »669 La souffrance personnelle de cette
femme se transforme en honte. Dans une région où seuls les miliciens de Vercingétorix
dictent les règles, elle choisit de se taire. Un mutisme qui traduit un certain sentiment de
culpabilité. Elle se sent responsable de la barbarie des Petits-Fils nègres de
Vercingétorix : « Elle n’était plus qu’une défroque. Comme si elle se punissait. Persuadée
d’être la cause du traitement qu’on administrait à Gaston Okemba, son époux, quelque part
dans la brousse. »670
Elle finit toutefois par se confier à Hortense Iloki au moment où celle-ci s’apprête à
quitter Batalébé. Une confidence qui relève d’une sorte de thérapie, un témoignage qui vise à
dénoncer les abus dont sont victimes les femmes dans les pays en déliquescence car
Christiane Kengué sait que son amie tient un cahier qu’elle pourrait faire publier un jour.
Hortense y retrace alors dans sa narration le viol dont son amie a été victime :
« Je m’imaginais à la place de mon amie, en victime, face à ces hommes qui avaient décrété d’aller jusqu’au bout de leur objectif. Leurs agissements relevaient d’une telle barbarie que, même dans ce cahier, je dois gommer plusieurs passages. Jamais Christiane n’aurait pensé un seul jour laisser quelqu’un déprécier ainsi son corps. Cette nuit-là, elle frémissait de haine, de rage et de dépit. Son corps appartenait à une bande de hyènes pestilentielles. Elle vit la moustache du supérieur se rapprocher de son visage pour l’embrasser goulûment avec cette odeur forte qui émanait de sa bouche. […] Christiane crut qu’un mille-pattes glacé fouillait sa bouche […] Et l’homme la désacralisa en répétant "traîtresse" jusqu’au moment où il libéra un râle bestial de jouissance, se releva, gai et soulagé, le pantalon kaki au niveau des chevilles. Il donna l’ordre à un autre homme, puis à un autre encore de répéter la même besogne. »671
Cet extrait qui est le discours d’une amie affiche clairement le parti-pris de la
narratrice. Un parti-pris qui se concrétise par sa fuite qui, elle-même relève de la peur d’être à
son tour victime d’un tel acte odieux. Hortense, en tant que femme et amie de la victime est
consciente de la souffrance physique et psychique que produit le viol. De ce fait, elle « ne crée
aucune complicité avec les violeurs. »672 Elle ne les décrit que physiquement. Et cette
description reste fortement négative, « notant leur haleine, leurs regards, leur brutalité,
669 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 50. 670 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 41. 671 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., pp. 54-55. 672 Chaulet Achour (Christiane), « A propos du viol : le corps escamoté » dans Le corps escamoté, Op. Cit., p. 4.
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quelques éléments de leurs convictions, donnant tous leurs « mots aux victimes », tout en
adoptant des positionnements, face au viol, dissemblable. »673
Après cet acte horrible, Christiane considère son corps comme étant à jamais souillé.
Pour ce faire, elle se laisse aller, s’abstenant d’entretenir cette chaire salie par Les Petits-Fils
nègres de Vercingétorix. Salie à jamais jusque dans son âme, Christiane « depuis ce jour de
grand malheur, ce jour de dégradation, […] ne se sentait plus du tout femme. »674 On voit
comment le viol dépossède Christiane de son corps qui n’est plus qu’une immondice et qui a
cessé de lui appartenir.
La femme violée s’installe dans une sorte d’abîme qui s’exprime par le repli sur soi et
le mépris de ce « corps escamoté », objet souillé.
La guerre ethnique institutionnalise le viol à l’encontre des femmes mariées aux
« étrangers ». Cette stratégie permet de ne pas en faire des victimes, mais des « traîtresses »
qui doivent servir d’exemple aux autres. Le viol cesse alors d’être une violation du corps
d’autrui et devient une arme de guerre pour anéantir les ennemis d’intérieur.
Le texte d’Alain Mabanckou montre l’implosion d’un pays à toutes les échelles
sociales. Devenu un Etat sans droits ni lois où seules les milices imposent leurs propres
devises à la population : aucun ressortissant d’une autre région ne doit se trouver dans la
région ennemie, de peur de risquer sa propre vie. Le supplice réservé aux femmes liées aux
« étrangers », est le viol collectif. Une façon de s’approprier leur corps et d’en faire de
simples objets qui doivent se soumettre aux volontés des milices.
Le corps de la femme reste une proie facile en période de guerre, même si ce texte
surprend en mettant en exergue un viol que nous qualifions d’ « intérieur ». En effet, les viols
orchestrés en période de guerre visent généralement les femmes du camp adverse, ici, le viol
est exercé sur une personne de la même région. Est-ce une façon pour l’écrivain de montrer
l’incompréhension et les désordres des guerres qui ne protègent plus personne ?
Nous dirons que le viol qui bafoue l’identité de la femme et qui est pratiqué ici pour
avilir celle des « traîtresses », témoigne d’un certain déséquilibre social et d’une véritable
673 Chaulet Achour (Christiane), « A propos du viol : le corps escamoté » dans Le corps escamoté, Op. Cit., p. 4. 674 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 55.
272
perte de repères des milices qui, ne pouvant plus s’affronter entre elles, commettent des
absurdités sur la population. Dès lors, l’ennemi ne s’identifie plus exclusivement à la région
mais à tout individu que les milices désigneront comme tel.
2. 2– Les réfugiés
Les énoncés mis en exergue par notre corpus, sont représentatifs des univers dominés
par les conflits. Privilégiant les conflits, on ne peut être étonné de voir dans ces textes l’une
des principales figures que ceux-ci engendrent : celle des « réfugiés », individus en
perpétuelle quête de quiétude car leurs vies n’évoluent plus que dans l’incertitude, la
contrainte extrêmement exercées par leurs persécuteurs. Les réfugiés sombrent ainsi dans la
peur.
Pour illustration, soulignons cette image d’Hortense et sa fille, narratrice et
personnage important des petits-fils nègres de Vercingétorix d’Alain Mabanckou qui échouent
dans un village perdu dans la forêt de Viétongo, Louboulou, pour échapper à leurs
persécuteurs. Hortense affiche la même détermination qu’elle a eue en venant s’installer avec
son mari loin de sa région natale, à la suite des événements, n’hésitant pas à tenter d’atteindre
Pointe-Rouge, ville qu’elle ne connaît pas : « La volonté […] d’échapper à cet environnement
s’imposait. C’était une décision lourde de conséquence pour ma fille et moi-même, mais je ne
pouvais plus reculer. »675 Le seul désir qui anime cette femme est celui de fuir le Sud et
surtout son mari qu’elle ne reconnaissait plus après tant d’années de mariage. Elles se sont
enfuies de Batalébé, village de Kimbembé, mari d’Hortense et père de Maribé, très tôt un
matin, profitant de l’absence de celui-ci, pour atteindre Louboulou, le village dont lui a parlé
son amie Christiane Kengué. Hortense et Maribé vont à la recherche d’un lieu où elles se
sentiraient en paix et en confiance. Hortense ne dit-elle pas :
"Dans la brousse, en marchant, le ballot de nos affaires sur la tête, j’imaginais ma mère avec des rides de plus en plus encaissées depuis les événements. S’éloigner de Batalébé était déjà une victoire. Plus nous avancions, plus nous nous sentions légères, libérées de cette épée de Damoclès qui pesait sur nos têtes. Et la marche, quoique pénible, ne nous rebutait plus."676
675 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op., Cit., p. 37. 676 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op., Cit., p. 229.
273
Le mot est prononcé : « libérées ». Hortense et sa fille quittent l’espèce d’enfermement
dans lequel elles vivaient désormais à Batalébé. En tant qu’étrangère, puisqu’étant originaire
du Nord, Hortense était devenue l’ennemie des autochtones de Batalébé, y compris de son
propre mari. Elle vivait désormais dans un univers clos où tout lui était interdit. En effet, la
première décision prise par Kimbembé lorsque le pays tombe en guerre a été d’interdire à sa
femme de continuer de fréquenter Christiane et son mari. Elle déplore : « Sans explications, il
me prévint de ne plus me rendre chez Christiane. De ne plus fréquenter ce couple de traîtres.
Je devais rester à la maison. »677 Hortense brisera ces interdits pour sortir sa fille et elle-même
de l’emprise des Petits-Fils nègres de Vercingétorix.
Elle organise donc leur fuite dont le projet est de retrouver la liberté à Pointe-Rouge
qui échappe encore à la violence qui mine le pays. Pour y arriver, elles font une halte à
Louboulou où elles sont accueillies par une vieille dame, nommée Mam’Soko. Celle-ci,
comme tous ceux qui vivent dans ce village, n’est pas informée de l’actualité dominante. Elle
leur offre généreusement un refuge. Hortense conte : « Elle nous a dit que nous étions ici chez
nous et que nous ne devions pas hésiter à la déranger si nous avions besoin de quelque
chose. »678 Ce geste d’hospitalité ramène Hortense à la vie humaine et lui procure une
certaine quiétude.
Hortense Iloki qui s’était mise à l’écriture pour relater la guerre du Viétongo, profite
de la quiétude qu’elle a trouvée dans ce lieu d’accueil pour avancer dans son entreprise. Elle y
montre ainsi toute la difficulté à habiter un espace dit « étranger » pendant une guerre
ethnique ou régionale et l’incapacité à atteindre son espace d’origine quand les milices ont
verrouillé toutes les issues. L’écriture devient ainsi sa bouée de sauvetage pour fuir la réalité
quotidienne et éviter de penser à ce qui pourrait arriver.
Hortense et Maribé ont échoué à Louboulou pour résister au pouvoir des Petits-Fils
nègres de Vercingétorix et dans l’espoir d’atteindre le Nord du pays un jour. Louboulou fait
office de cachette idéale pour les deux femmes, c’est un « trou »679 perdu où personne ne se
rend.
677 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 191. 678 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op., Cit., p.105. 679 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op., Cit., p.104.
274
Pour dire leurs vies, c’est-à-dire l’itinéraire de leur démarche, Hortense tient
quotidiennement son cahier, pour ne rien laisser au hasard. Les deux réfugiées sont surprises
par les pluies qui s’abattent sur Louboulou et qui ne favorisent pas leur départ. Elles les
contraignent plutôt à prolonger leur halte:
"Ces jours-ci, il pleut beaucoup. Ce serait risqué de repartir dans la brousse. Les rivières qui débordent. Les arbres qui succombent aux vents. Attendre que les rivières s’aParisent. Que la terre redevienne ferme. Nous en aurons encore pour une semaine, au plus dix jours."680
Afin de vaincre l’anxiété et surtout par peur de pouvoir se projeter, Hortense plonge
dans son écriture qui devient un exutoire : dans cette société où elle est contrainte à fuir tout
ce qu’elle a construit après son mariage, elle dit sa révolte et présente à cette société son
véritable visage. La note de l’éditeur qui ouvre le roman est une indexation, une accusation
qui montre à chaque acteur ses responsabilités.
Dans ce récit, tout se tisse à l’histoire de la guerre du Congo-Brazzaville. Et la
narratrice montre la difficulté que connaissent les réfugiés dans un Etat où ils n’ont aucun
statut. Hortense et sa fille qui ont passé plus de temps que prévu à Louboulou, sont rattrapées
par les Petits-Fils nègres de Vercingétorix : « « Ils sont là ! Ils sont là ! », crie-t-elle. Des
rafales tonnent dans les environs. C’est une manière qu’ont Les Petits-Fils nègres de
s’annoncer. »681 Tout est alors à recommencer.
Si le parcours des deux femmes est vraisemblable, il est surtout symbolique de la place
des plus faibles dans des pays qui connaissent des conflits internes et où les acteurs ne veulent
laisser aucun répit à la population et tous ceux qui essayent de leur échapper sont pourchassés
même dans les endroits les plus reculés. Hortense sait son sort à jamais scellé et se sacrifie
pour sauver sa fille à qui elle remet son cahier :
"Maribé pleure de plus en plus. Je me lève. J’entends des pas devant notre habitation. Ils sont là. Ils tentent de défoncer la porte. Maribé entrouvre la fenêtre. Avec agilité, elle s’est retrouvée derrière la case. Je lui tends maintenant la photo de Christiane et Gaston, le bout de papier de Léopold Mpassi-Mpassi et ce cahier."682
680 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 112. 681 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op., Cit., p. 247. 682 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op., Cit., p.249.
275
Le cahier d’Hortense peut se lire comme les mémoires d’une réfugiée. L’espace le
plus prégnant que permet l’écriture reste de trouver son propre rythme pour transmettre
l’expérience des réfugiés. Ecriture de la fuite d’une femme qui essaie de s’évader et
d’immortaliser les atrocités de la guerre. Ce roman est une écriture du refuge. La narratrice
crée son espace personnel dans l’écriture, donnant une liberté de parole aux réfugiés.
La définition usuelle du mot « réfugié » en fait un adjectif et un nom, se dit d’une
personne qui a dû fuir son pays d’origine afin d’échapper à un danger (guerre, persécutions
politiques ou religieuses, etc.). Le territoire de Viétongo étant divisé en deux, le Nord et le
Sud, ces deux régions représentent deux pays différents dans l’imaginaire des acteurs de la
guerre. Chaque viétongolois qui se trouve dans une région étrangère cherche à la fuir afin de
rejoindre la sienne. La fuite de la guerre qui se lit dans l’œuvre d’Alain Mabanckou est
amplifiée dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma.
La figure du réfugié sera analysée dans l’œuvre du romancier ivoirien à travers le
personnage de Mahan. Personnage peu apparent dans le récit, pourtant c’est autour d’elle que
la narration naît et qu’elle puise son essence. Mahan est la tante de Birahima, la sœur de sa
mère qui vit au Liberia depuis son divorce avec son premier mari. Elle est venue assister aux
funérailles de sa sœur : « Pour les funérailles de ma mère septième et quarantième jours […],
ma tante Mahan est venue du Liberia. »683 C’est alors que le narrateur entreprend de retracer
l’histoire de Mahan. Ce qui a motivé son départ pour le Liberia.
Mahan serait partie pour fuir son premier mari, un violent chasseur : « Morifing
injuriait, frappait, menaçait ma tante, tellement et tellement qu’un jour ma tante est partie, elle
a fui.»684 Elle s’est alors installée au Liberia où elle s’est remariée. Au décès de sa sœur, elle
revient à Togobala et fort heureusement, Morifing en est absent. Après les funérailles de
Bafitini, sa sœur, le conseil familial décide de lui confier la garde de Birahima : « En raison
des lois de la famille chez les Malinkés […], ma tante était devenue, après la mort de ma
maman, ma seconde mère. »685
683 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 33. 684 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 33. 685 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp.34-35.
276
Cependant, le retour de Morifing vient précipiter le départ de Mahan. Elle retourne
seule au Liberia, laissant Birahima derrière elle : « Tout le village a crié et a dit que le
chasseur était revenu. Ma tante a eu tellement peur que, sans perdre de temps, elle a disparu
dans la nuit dans la brousse sans moi. »686
La tante de Birahima est une femme persécutée par son violent mari. C’est pourquoi
elle a trouvé refuge au Liberia. Sa manière de s’échapper lui donne une allure évanescente.
Tout se dessine dans la narration pour qu’on ne la saisisse jamais. C’est un personnage
insaisissable. Cela se confirme lorsque Birahima se rend au Liberia, à sa recherche. Il y
intègre l’unité des enfants soldats du NPFL, de la faction dirigée par colonel Papa le bon.
Mais Birahima ne perd pas d’esprit le but de sa venue au Liberia.
La narration suit l’ombre d’une tante en perpétuel mouvement, en quête d’un vrai
refuge. Birahima perd toute trace de sa tante de son arrivée au Liberia jusqu’à son intégration
au sein d’ULIMO, donc jusqu’à la fin du troisième chapitre, lorsque Sekou l’ami de Yacouba
leur apparaît subitement telle une révélation divine et leur donne des nouvelles de Mahan :
« Sékou et son compagnon parlèrent des gens du village qui se trouvaient dans ce foutu
Liberia. Et le compagnon de Sékou annonça qu’il y avait Mahan et son mari. »687 Cette
annonce programme l’itinéraire de Birahima et Yacouba. Mahan étant l’objet de leur quête, ils
suivent alors son itinéraire. Et quand ils arrivent dans la case où était sensée habiter Mahan,
ils ne trouvent qu’une case vide :
"La porte […] à demi ouverte. Yacouba a poussé. Rien dans la case et nous avons continué jusqu’à l’enclos et là, gnamakodé […] des mouches plus grosses que des abeilles agglutinées sur un cadavre […] ; le corps du mari de tante Mahan."688
Mahan a échappé au massacre et s’est enfuie vers le sud. Dès lors, Birahima et
Yacouba sont contraints de la suivre, en se dirigeant vers le sud. C’est aussi la fin du troisième
chapitre et ce nouvel itinéraire signe le début du quatrième chapitre. L’itinéraire de Mahan
dresse en quelque sorte l’inventaire des factions importantes qui sont au cœur des guerres
tribales. En effet au début de chaque chapitre, aucune allusion n’est faite sur la quête initiale
de Birahima. Celle-ci n’intervient que vers la fin des chapitres lorsque les deux protagonistes
ont effectué leurs missions au sein des factions. Mahan est au cœur de toutes les actions et 686 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 37. 687 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 127. 688 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 127-128.
277
décisions parce qu’elle constitue l’objet de la quête et montre comment la population qui vit
dans des pays en guerre est forcée à fuir perpétuellement dans l’espoir de trouver un lieu sûr.
C’est par rapport à elle que le récit évolue et toutes les décisions dépendent de son parcours.
Cela se confirme à la fin du quatrième chapitre quand Sékou fait sa réapparition :
"Dans ce foutu village, ah !surprise !, nous avons rencontré notre ami Sékou […] Sékou nous a donné les nouvelles de la tante. Elle était partie pied la route en Sierra Leone, chez l’oncle de Sierra Leone. Alors là, nous ne voulions plus, nous ne pouvions plus retourner chez Johnson. Par tous les moyens il fallait aller en Sierra Leone."689
Birahima apprend ainsi que sa tante a fui la guerre du Liberia pour aller se réfugier en
Sierra Leone. Birahima et Yacouba se rendent alors en Sierra Leone. Le cinquième chapitre
s’organise autour de leur arrivée en Sierra Leone et comme les précédents, Mahan ne paraît
pas le but principal des protagonistes. Birahima doit réintégrer les enfants soldats en Sierra
Leone dans l’espoir d’avoir plus de facilité pour retrouver sa tante. En effet, pour Birahima, le
métier d’enfant soldat est un objectif subsidiaire, un moyen de substance et non une fin en soi.
Car l’objectif à atteindre reste le même : retrouver sa tante.
C’est au sixième chapitre qui clôt le récit qu’on retrouve des traces de Mahan.
Malheureusement, Mahan qui est arrivée souffrante dans un camp de réfugiés y est décédée et
son corps a été jeté dans une fosse commune :
"Des enquêtes avaient été entreprises. On avait eu trace de la tante Mahan. Elle était arrivée au camp malade. Vraisemblablement, elle avait la malaria et une fièvre de cheval qui l’avait obligée à conserver la natte […] Des brancardiers des ONG sont venus au camp pour évacuer les malades au centre sanitaire. La tante a carrément refusé pour rester solidaire avec tous les réfugiés du camp. Elle est restée couchée pendant trois jours, le quatrième jour elle est crevée comme un chien."690
Une double souffrance se lit chez les réfugiés. Premièrement, l’espace qui leur est
aménagé les expose aux maladies à cause des conditions de vie déplorables. Le désir
d’échapper aux balles et groupes armés est tellement pressant que ces gens sont contraints de
vivre dans des espaces insalubres que constituent les camps. Deuxièmement, leur souffrance
est aussi psychologique puisqu’ils vivent constamment dans la peur. En effet, un camp de
réfugiés peut perdre son statut du jour au lendemain et dès lors, il s’exposerait aux groupes
armés. 689 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 161. 690 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 219-220.
278
La mort de Mahan signe la fin du récit. Mahan, personnage insaisissable dans Allah
n’est pas obligé, y revêt une importance capitale. Son évolution épouse la géographie des
univers en guerre que Birahima fréquente. Mais Mahan apparaît aussi comme une véritable
illusion qu’on n’atteint jamais. Si son parcours permet de faire la géographie de cette partie de
l’Afrique de l’ouest, il permet surtout de voir la difficulté qu’ont les réfugiés à se fixer et à
s’approprier un espace. C’est dans cette amertume que Birahima retrouve son cousin
Mamadou Doumbia, fils de la défunte Mahan. Ce dernier recueille Birahima, le ramenant
dans leur pays. Et, au cours de ce voyage de retour, Mamadou Doumbia demande à Birahima
de lui relater tout ce qu’il a vécu au Liberia et en Sierra Leone. C’est ce récit que Birahima
entreprend dans Allah n’est pas obligé. Récit qu’il a su mettre en mots grâce aux quatre
dictionnaires hérités d’un réfugié de Togobala, son village natal, mort dans le même camp que
sa tante. Varrassouba Diabaté, un autre réfugié malinké, est décédé dans les mêmes conditions
que Mahan. Il appartenait à la caste des griots, ce qui justifie la qualité de ses biens, constitués
de quatre dictionnaires : « Harrap’s, Larousse, Petit Robert, Inventaire des particularités
lexicales du français en Afrique noire »691 qui lui permettaient d’exercer facilement son
travail. Birahima hérite donc des biens d’un réfugié et se met à écrire un récit explicatif où les
mots sont traduits avec l’aide des dictionnaires. C’est ainsi qu’il crée sa propre langue dans
l’écriture. Le récit aurait vu le jour grâce aux dictionnaires hérités. L’écriture devient alors le
lieu de la reconstruction de la mémoire des réfugiés.
Dans son dernier roman Quand on refuse on dit non, Ahmadou Kourouma revient sur
le thème du réfugié. Bien que n’étant pas approfondi dans l’œuvre de l’écrivain ivoirien, le
thème est effleuré : « Nous étions des Dioulas fuyant le pays bété et montant chez nous, au
Nord. »692 Birahima et Fanta entreprennent le voyage vers le Nord pour fuir la barbarie qui
sévit à Daloa, dans le Sud du pays. Cette entreprise est bien celle des réfugiés qui cherchent
un espace où ils seraient en sécurité.
Ahmadou Kourouma comme Alain Mabanckou explorent toutes les facettes des
guerres dans leurs romans. Ils mettent à nu la figure du réfugié qui devient ainsi une
dominante dans leurs récits qui montrent des individus en perpétuelle quête d’espaces
accueillants.
691 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 221. 692 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 68.
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2. 3– L’amour
La narration du roman, Les petits-fils nègres de Vercingétorix, est faite par une femme
Hortense Iloki. Cette narratrice s’approprie le discours en le tenant à la première personne du
singulier « je » et le présente surtout comme son cahier intime. Un cahier sur lequel elle
marque tous les événements de sa vie, racontée en parallèle avec la guerre qui vient diviser le
pays. Ce qui apparaît comme le nerf du récit se lit dans le cinquième chapitre du roman qui
développe l’affectation de Kimbembé, un jeune professeur originaire du Sud, à Oweto, dans
le Nord du pays où la majorité d’enseignants sont des autochtones. Kimbembé noue une
relation avec Hortense, sa jeune élève de dix-sept ans. Le début de ce lien est décrit par ces
propos de la narratrice :
"Son regard se précisait, m’identifiait, semblait me parler en aparté. Et quand nos yeux se croisaient, je baissais la tête. Il lui arrivait de me fixer un instant avec un petit sourire qui me gênait. Au fond, je commençais à m’accoutumer à son image. Il manifestait une certaine présence, une foi dans ce qu’il disait. L’admiration que je lui vouais désormais me paralysait. Je marquais mes impressions dans un petit carnet rose. J’écrivais que j’étais amoureuse de ce Sudiste."693
Cette action qui apparaît au milieu du récit, en constitue le nœud gordien. Tout
d’abord, la nécessité pour Hortense de souligner l’origine de Kimbembé, par « ce » Sudiste,
avec un démonstratif qui manifeste une certaine distanciation, une sorte d’obstacle. Mais,
n’est-ce pas un mobile d’attirance dans la mesure où l’amour défie les barrières, les interdits ?
Mademoiselle Hortense Iloki est de plus en plus attirée par cet « étranger » avec qui elle
commence à partager des repas : « J’ai préparé une bonne omelette, dit Kimbembé, le travail
creuse l’estomac. Faites-moi le plaisir de partager le seul plat que je cuisine bien. »694 Ainsi
débute une histoire d’amour qui commence par des cours particuliers :
"Au départ, Kimbembé et moi travaillions sur mes lacunes. Il m’apprenait même la physique et la chimie ! Il ouvrait les manuels, les lisait et m’expliquait. Mais, avec le temps, son regard n’était plus le même. Il cessait d’être celui d’un enseignant sur l’élève mais devenait celui d’une personne qui éprouvait des sentiments intimes pour une autre."695
693 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 125. 694 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 131. 695 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 136.
280
Les deux amoureux vont connaître dès lors l’affirmation, l’une des figures amoureuses
énoncées par Roland Barthes dans Le discours amoureux. L’auteur définit ainsi cette figure:
"Envers et contre tout – c’est-à-dire contre ses difficultés – et contre tous les systèmes dont il peut penser qu’ils tendent à le réduire ou à l’aligner, le sujet affirme l’Amour comme valeur […], comme nouvelle valeur, comme valeur qui lui appartient."696
En effet, la relation amoureuse de Kimbembé et Hortense ne se construit pas sans
heurts. Le père d’Hortense, Roger Iloki conteste l’union de sa fille à un sudiste : « Roger Iloki
s’opposa par principe, à l’idée du mariage. Il n’allait pas livrer sa fille à un Sudiste. »697
Heureusement pour Hortense, sa mère la soutient et apprécie le Sudiste :
"Elle insistait sur la gentillesse du Sudiste. Elle rappelait que beaucoup de Nordistes étaient aussi méchants, égoïstes et sans état d’âme. C’était une chance que d’avoir un gendre cultivé et d’une bonté sans commune mesure."698
De cette plaidoirie maternelle, naîtra le mariage qui célébre « l’unité nationale »699 du
Viétongo. Le mariage est l’accomplissement de la relation des deux protagonistes. Roland
Barthes l’identifie sous la figure d’ « épouser ». Kimbembé qui est âgé de trente-trois ans,
éprouve le besoin de stabilité qu’il retrouve par l’acte du mariage. Il manifeste un « désir
casanier, d’être pris en charge ménagèrement, dans toutes les contingences menaçantes ou
simplement laborieuses de la vie.»700 Il prépare son retour dans sa région natale et le mieux
est de rentrer avec une épouse, signe de stabilité. Hortense lui apporte aussi une certaine
assurance. Le mariage conduit évidemment Hortense au Sud où elle est confrontée
ultérieurement à la chasse aux Nordistes, ouverte au Sud dès le début du conflit opposant le
Nord au Sud. La transgression de l’interdit - en effet, Hortense va à l’encontre de la volonté
paternelle -, est l’une des fonctions cardinales701 du récit.
Le mariage de la narratrice avec un homme originaire du Sud épouse les traits d’une
transgression. Celle-ci la conduit au Sud où elle se rappelle les débuts de son adaptation :
696 Barthes (Roland), Le discours amoureux, suivi de Fragments d’un discours amoureux : inédits, Paris, Seuil, 2007, 1ère Ed. 1977, p. 430. 697 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 138. 698 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 138. 699 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 141. 700 Barthes (Roland), Le discours amoureux, suivi de Fragments d’un discours amoureux : inédits, Op. Cit., p. 146. 701 Dans « Eléments de narratologie », Roland Barthes énumère deux fonctions dont les fonctions cardinales et les fonctions complétives (catalyses) pour faire évoluer le récit.
281
"Je m’ennuyais un peu quand Kimbembé s’en allait. Il me fallait sortir, découvrir le district, regarder les gens vivre. J’avais pourtant une appréhension. Je ne peux dire d’où elle provenait, bien que je me sentisse en sécurité assise dans notre maison en train de regarder Maribé dormir."702
Elle se sent incontestablement étrangère dans cette localité mais s’appuie sur l’amour
qu’elle vit dans son mariage pour vaincre sa solitude. Cependant, l’avènement de la guerre
vient tout ébranler. Kimbembé doit combattre auprès des siens et ce combat impose des
sacrifices dont le premier est de sacrifier ses propres sentiments, son amour. La tension
s’installe ainsi dans ce couple. Hortense soutient :
« Le moindre mot que je prononçais l’enflammait. Je n’avais rien à dire à ce sujet au risque d’être traitée "d’espèce de Nordiste". D’après lui, je contenais ma satisfaction quant à ce changement de régime politique, qui devait, au fond, maintenant m’arranger. »703
L’amour se fait alors violence. Il subit une disloquation et l’être aimé cesse d’être
sublimé. Il devient un obstacle. Et, en tant que tel, son élimination symbolique ou réelle
s’impose. Kimbembé qui, de par ses nouvelles responsabilités au sein de la milice de
Vercingétorix, doit servir de modèle, entreprend alors un travail psychologique traumatisant
sur son épouse :
« Lorsque Kimbembé rentrait à la maison, il revenait à la charge. Il bredouillait des insultes à l’encontre de ces "chiens de Nordistes" […] La nuit, alors que j’avais les yeux à peine fermés, je sentais une ombre se rapprocher de moi puis s’étaler, comme pour surprendre ma vigilance […] Il devait le faire à l’instar d’un voleur, même s’il était persuadé que je ne protesterais pas, que je me laisserais aller […] Kimbembé s’y employait avec des gestes mécaniques et maladroits […] J’avais le sentiment d’être souillée, d’être traitée en objet. »704
L’acte sexuel en lui-même devient alors un rituel d’humiliation où Kimbembé viole sa
femme pour se venger de l’affront des Nordistes. Pour corroborer le tout, il installe un portrait
de Vercingétorix, figure représentative du régionalisme « viétongolois » dans la maison, pour
marquer son territoire et surtout pour transformer le foyer conjugal en espace conflictuel. Un
conflit qui ne s’opère pas comme partout ailleurs mais qui institue le viol en arme de guerre :
702 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 163. 703 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 192. 704 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 194.
282
"Kimbembé n’était plus du tout réceptif depuis qu’il fréquentait Vercingétorix et les Petits-Fils nègres. On racontait à Batalébé que lorsqu’il prit la parole à la Case du changement, mon mari fit une bonne impression devant le rebelle du Sud. Vercingétorix le trouva perspicace, intelligent et décida de lui confier tout ce qui relevait de la paperasse […] Un soir, bien après l’arrivée de Vercingétorix dans le district de Batalébé, je fus mise devant un fait accompli […], j’aperçus un grand portrait du rebelle sudiste. Une image d’un Vercingétorix faussement pensif, la main droite sous le menton."705
Le district de Batalébé qui semblait si calme et accueillant, devient un espace
d’exclusion où les ressortissants du Nord sont des cibles des violences de la part des
populations autochtones. Les couples mixtes font l’objet de toutes sortes d’abus dans le
district qui représente désormais l’espace sacrificiel de l’amour exogène. Kimbembé se met à
humilier et mépriser sans cesse celle qu’il a épousée. Hortense s’installe alors dans une sorte
d’ « abîme » : « Il s’agit d’une défection du sujet. »706 Le sentiment d’amour ayant été
affaibli, voire anéanti, Hortense n’a plus d’autres choix que celui de fuir. Fuir l’être
auparavant aimé et qui est devenu un bourreau, quelqu’un qui fait peur et qu’il faut cesser
d’aimer. Elle passe de ce fait de l’amour au désamour. La bipolarité Paix/Guerre qu’Alain
Mabanckou a su présenter respectivement dans son œuvre par les deux sentiments
Amour/Désamour est représentative de la division du pays entre Nord/Sud. En effet, lorsque
le pays connaissait la paix, il a été célébré un mariage de l’unité nationale, autant dire que tout
est possible partout où il y a la paix. Inversement, en période de guerre, l’amour n’est plus
possible. Il se disloque. Alpha Noël Malonga, dans le même ordre d’idées affirme :
"Si la paix institue la confiance dans les sentiments amoureux, si ces sentiments conduisent les amoureux à se percevoir dans leur beauté et dans la splendeur de leur bonheur, la guerre, elle, est synonyme de méfiance et transforme la beauté en monstruosité."707
L’auteur se sert de l’amour pour montrer comment la guerre anéantit toutes les
valeurs. La guerre détruit et éveille la méchanceté de certains individus qui sont capables de
tout sacrifier au nom d’un régionalisme, tribalisme ou ethnisme rébarbatif.
En guise de conclusion à ce chapitre, nous dirons que les conflits, à leur amont, sont
stimulés par des individus mal intentionnés qui se servent de discours idéo-politiques pour
705 Mabanckou (Alain), Les petits-fils nègres de Vercingétorix, Op. Cit., p. 195. 706 Barthes (Roland), Le discours amoureux, suivi de Fragments d’un discours amoureux : inédits, Op. Cit., p. 78. 707 Malonga (Alpha N.), Roman congolais. Tendances thématiques et esthétiques, Op. Cit., p. 157.
283
attirer des partisans. Le traitement de la matérialisation du conflit, dans notre analyse, a
emprunté deux axes. Le premier regroupe les acteurs dont les cerveaux sont des chefs de
guerre. La plupart des chefs de guerre disent vouloir délivrer la population de l’emprise de tel
leader politique ou de tel autre chef de guerre. Au final, ils ne songent qu’à la prise du
pouvoir, n’hésitant pas à faire massacrer la population innocente. Ils s’entourent d’une armée
fort structurée qui leur garantit une certaine puissance. A mesure que les hommes matures et
valides disparaissent, ils recrutent des enfants au sein de leurs unités pour gonfler les effectifs.
Les chefs de guerre qui côtoient quotidiennement la mort ont recours aux marabouts pour se
mystifier et espérer une certaine immortalité.
Par contre, le second axe réunit les figures victimaires des conflits. Celles-ci se
déploient dans des espaces déliquescents qui ne leur font aucune place. La population, les
réfugiés et l’amour, figures représentatives des victimes que nous avons choisies, subissent
impuissamment les atrocités des acteurs des conflits.
La matérialisation du conflit telle qu’étudiée dans les textes a permis de mettre en
exergue les actants du conflit ; actifs ou passifs. La répartition d’actants en deux catégories est
représentative de l’univers du conflit dans lequel évoluent les meneurs et les victimes. Les
romans des deux auteurs stigmatisent les violences qu’entraînent ces conflits absurdes et qui
traduisent l’aliénation des pays qui en sont les théâtres.
284
Chapitre II
PORTEES DES CREATIONS ROMANESQUES
Avec « Portées des créations romanesques », nous concluons notre travail qui avait
pour but de relever dans les œuvres de notre corpus, la manière dont les auteurs inscrivent les
conflits. Ce dernier chapitre consiste à faire des œuvres romanesques étudiées, les figures,
voire les ambassadrices d’une certaine littérature qui porte en quelque sorte la parole sociale.
Nous avons tenu compte du fait que l’œuvre littéraire n’est pas une reproduction du réel mais
qu’elle s’en nourrit particulièrement pour ce qui est de notre corpus dans lequel les oeuvres
ont été fortement influencées par les réalités sociales des sociétés mises précédemment en
exergue.
L’histoire de ces romans a été l’objet de notre étude, de ces ruptures qui ont rendu
possible la fictionnalisation des conflits dans les imaginaires d’Ahmadou Kourouma et Alain
Mabanckou. Si les différents résultats de l’entreprise de nos deux romanciers se signalent
comme engagements et spécificités, on y retrouve aussi des constantes et des échos qui
inscrivent leurs écritures dans une parenté ancienne dans le roman africain, en général et
francophone du Sud du Sahara, en particulier ; celui-ci s’est toujours voulu voix et voie. Ainsi
que nous venons de le montrer dans les chapitres précédents, les deux écrivains francophones,
parmi les plus en vue de ces dernières décennies, se voudraient des porte-parole des sociétés
qui vivent ou ont vécu un certain chaos.
Régulièrement, chez les deux auteurs choisis, notre étude a dû constater les tensions
négatives vécues par les personnages et qui les poussent soit à vivre dangereusement, en usant
ou subissant la violence, soit à s’exclure de leur société. Les différentes stratégies narratives
choisies par les auteurs pour présenter ces personnages déchirés ont pour but de montrer la
prédominance du conflit dans leurs énoncés. Les conflits que nous avons soulignés dans les
romans étudiés, constituent l’atmosphère générale de l’inclusion de l’effet de réel dans la
littérature. Par ce procédé, les romans en question deviendraient les symboles des conflits
qu’ont connus les sociétés mises en exergue. Ainsi, grâce à son statut de médiatisation,
l’œuvre romanesque serait le meilleur moyen de diffuser l’information à travers le monde.
Sachant que le conflit constitue la dynamique de leur écriture, quels messages Ahmadou
Kourouma et Alain Mabanckou tentent-ils de faire passer en choisissant ce « matériau »
romanesque ?
285
Nous avons interrogé chaque oeuvre dans sa singularité et sa « réponse » en qualifiant le
projet de Kourouma de rechercher à rendre palpable « une autre vérité » et celui de
Mabanckou d’obéir à une « logique circulaire ».
1. KOUROUMA : UNE AUTRE VERITE
La littérature d’Ahmadou Kourouma, depuis sa première œuvre Les Soleils des
indépendances, présente toujours des personnages en déphasage avec leur société ou avec la
société traditionnelle en contact avec la vision de la modernité. En effet, comme nous l’avons
souligné dans l’introduction, Ahmadou Kourouma a été l’un des combattants de l’oppression
coloniale. Cependant, après l’obtention des indépendances, il s’est vu éjecté du système
politique de son pays, comme certains de ses pairs qui n’étaient pas en accord avec la gestion
du pays par les fils du néocolonialisme qui se sont accaparés le pouvoir. Et de fait, il n’y a pas
de roman de l’écrivain ivoirien dans lequel le personnage ne manifeste pas sa révolte. Les
dictatures, les abus de pouvoir, la phallocratie, la polygamie, l’emprise de la religion, les
guerres, l’exploitation des enfants dans des conflits absurdes et bien d’autres, sont autant
d’éléments largement dénoncés dans les œuvres de l’écrivain ivoirien. Les personnages
d’Ahmadou Kourouma se retrouvent le plus souvent perdus, en total décalage par rapport à
leur société. Fama dans Les Soleils des indépendances, Djigui dans Monnè, Outrages et défis,
Koyaga dans En attendant le vote des bêtes sauvages comme Birahima dans les deux derniers
romans, ne comprennent en effet rien à leurs sociétés. Et dans une large mesure, parfois ils
n’appréhendent pas toujours leurs propres sociétés traditionnelles que Birahima dit, en se
présentant à son lectorat qu’il « s’enfout » des coutumes708. C’est au nom de ce nouveau défi
que l’auteur fait de cet enfant le porte-parole de ces deux dernières productions car dit-on,
c’est de la bouche des enfants que sort la vérité. Ahmadou Kourouma a-t-il choisi l’enfance
pour exprimer clairement ses idées ? En effet, dans ses premières œuvres, la parole était
donnée aux adultes, ces derniers ont-ils échoué dans la transmission de cette parole, à tel point
que l’écrivain ivoirien la leur a retirée ? A cette question, nous répondrons par le proverbe
utilisé par Birahima qui dit : « Le genou ne porte jamais le chapeau quand la tête est sur le
cou. »709 En effet, si par référence au genou, le personnage fait allusion au choix de l’enfant
comme porte-parole de l’œuvre ou de sa société, c’est pour montrer la faillite des adultes dans
708 Voir sur la page 11 d’Allah n’est pas obligé. 709 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 11.
286
cette société. Cette faillite justifie aisément l’appropriation de la parole par l’enfant qui ne
décrit que ce qu’il perçoit, sans jamais user de la langue de bois.
Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non, sans cesser de cultiver cette verve
qui est le « ton » même de l’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma, traitent des réalités
sociales des sociétés concernées à partir d’une nouvelle perspective. Ainsi l’écriture ou le
langage dans ces dernières créations littéraires de l’auteur ivoirien n’apparaissent plus
seulement comme un exutoire social de nature thérapeutique ou psycho-freudien. Ils se
révèlent autrement plus porteurs de message. Le langage dans Allah n’est pas obligé et Quand
on refuse on dit non au moins peut avoir, de par sa matérialité, son système linguistique ou
phonique, une dimension plus significative. Mais il faudrait d’abord, pour percevoir cette
dimension, l’appréhender en dehors des postulats fonctionnels de la littérature africaine qui la
présentent comme la seule possibilité pour les écrivains africains subsahariens de contraindre
leurs politiques à projeter des regards autoréflexifs, dans le but de modifier leurs actions
politiques ; politiques dont les romans ont surabondamment décrit les nuisances morales,
éthiques, sociales, voire anthropologiques et psychiques sur les peuples.
Nous voudrions saisir l’écriture dans la perspective d’une homologie structurale entre
l’écrivain et sa voix donc le narrateur. Dans ce sens, le langage, comme on l’a vu à propos de
Birahima, ne serait plus que l’expression physique, phonique ou matérielle d’une aptitude
intellectuelle, d’une maîtrise linguistique ; le marquage d’un niveau de connaissances du
narrateur tel que peut le percevoir le lecteur à travers les structures narratives et énonciatives
de toute œuvre de fiction. En d’autres termes, le langage deviendrait lui-même langage ou
énonciation dont la signification se charge d’informer sur le narrateur. Cette valeur
symbolique de l’écriture-langage nous permettra d’investir autrement le sens également
symbolique et la valeur de la vérité dans les deux romans d’Ahmadou Kourouma que nous
étudions.
En quoi donc Allah n’est obligé et Quand on refuse on dit non nous conduisent-ils à lire
autrement la vérité ? Comme nous le savons, le narrateur d’Allah n’est pas obligé et Quand on
refuse on dit non, dit avoir écrit à l’issue d’expériences douloureuses, à la suite
d’apprentissages au forceps d’un langage fait de bric et broc grammaticaux et lexicaux. Dans
ce sens, les oeuvres se présentent comme les manifestations d’une importante souffrance :
celle de témoigner des expériences aux frontières de la surréalité. C’est pourquoi on peut les
287
saisir d’abord comme l'aboutissement d’un langage de témoignage. Un témoignage
symboliquement chargé. En effet, il faut y voir aussi par la marque même de Birahima,
l’écriture de ses histoires prises en charge par la graphie et la phonè. Il y a dans cette écriture,
en effet, une évolution symptomatique du style de Birahima. Entre les formules syntaxiques
« surréalistes » et celles plus « orthodoxes », c’est l’histoire d’un apprentissage linguistique
qui s’énonce dans la candeur de la volonté de dire la vérité de ces différentes sociétés qui
livrent l’enfance à la vindicte du destin, particulièrement difficile et peu enviable. Ici s’écrit
avec un autre système d’énonciation, avec une « méta-discursivité »710 analysée par Nicolas
Mba Zué, l’isolement métaphysique qu’impose l’écriture et que la société orale ne permet pas.
C’est à ce niveau que le langage prend alors en compte l’incomplétude personnelle, laquelle
s’y manifeste par des tournures linguistiques propres à exposer la jeunesse de Birahima, son
ancrage anthropologique et linguistique dans un univers qui ne lui donne rien d’autre que ces
éléments qui ne lui permettront guère de s’épanouir. C’est-à-dire, des éléments référentiels
qui l’exileront de sa société d’origine, de lui-même et incidemment.
Il y a donc lieu de dire que Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on dit non
développent deux types de vérités dont les sens nous paraissent contradictoires. Du point de
vue narratif, la vérité est humaine, sociale, anthropologique. Elle s’affirme par une incapacité
de Birahima à se réaliser dans son univers en dégradation constante. Du point de vue
langagier, la vérité due à l’absence de maîtrise linguistique s’achève par l’écriture d’un roman
qui confère au narrateur une densité intellectuelle opératrice de transformation intérieure du
personnage, grâce à laquelle Birahima accède à la reconnaissance.
Là nous apparaissent le sens le plus significatif de la vérité du personnage et l’espoir le
plus manifeste qu’Ahmadou Kourouma semble énoncer dans ses oeuvres sur la condition des
enfants ou de l’enfance, l’influence des chefs de guerre et tous les maux que ceux-ci
introduisent dans des Etats qu’ils prennent en otage.
Ainsi apparaît chez cet auteur une écriture en profonde mutation qui a germé avec un
pessimisme presque érigé en catégorie dans ses premières oeuvres et qui semble s’estomper
dans ses derniers romans. Ainsi naît une sorte d’espérance qui correspond, comme dans
710 Mba Zué (Nicolas), «Narration et métadiscursivité dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma», contribution à la journée Kourouma et le sens, Presses de l’Université Omar Bongo de Libreville, Janvier 2004, p. 34.
288
l’œuvre de Voltaire711, avec une élévation intellectuelle et spirituelle qui autorise à penser le
refus de mourir comme une célébration de l’effort moral et spirituel et comme la co-naissance
du nouvel homme chez Ahmadou Kourouma. Après le personnage déclinant de Fama,
l’auteur invente un personnage nouveau qui parvient à se sortir des guerres donc à défier la
mort et qui, après ces faits, parle méticuleusement des univers déliquescents qu’il a fréquentés
avec une conscience enfantine qui traduit la vérité de ses propos et dans une langue issue des
différents dictionnaires hérités. Nous développerons ce point en trois étapes : « Précisions »,
« Impartialités » et « La guerre, dans quelle langue ? »
1. 1– Précisions
Les deux romans de l’écrivain ivoirien dont se préoccupe cette étude évoquent les
différentes guerres que nous avons précédemment étudiées. Dans cette optique, bien que
n’étant pas des essais sociologiques, encore moins des ouvrages d’histoire, les romans
d’Ahmadou Kourouma dont les thèmes centraux sont basés sur des guerres, respectent une
certaine logique qui les placerait dans la catégorie des récits historiques. De ce fait, la
précision apparaît une évidence dans les traitements des guerres et des situations politico-
sociales ayant engendré celles-ci. Nous tenons à souligner ici que nous considérons les
précisions dans les œuvres d’Ahmadou Kourouma, non pas comme des vérités historiques
mais comme une stratégie narrative dont l’optique est d’imprimer dans les récits un effet de
réel.
En dédiant son ouvrage Allah n’est pas obligé aux enfants de Djibouti : « Aux enfants
de Djibouti : c’est à votre demande que ce livre a été écrit »712, c’est la référence à la
conscience qui habite l’écrivain-créateur : il soulève et dénonce un nouveau phénomène
711 Birahima se métamorphose en enfant de la rue, régi par la violence, sans aucune préparation psychologique. Ce parcours qui est très voltairien, puisque s’apparentant à celui de Candide, dans l’œuvre éponyme de Voltaire, instruit non seulement sur la véritable histoire sociale des pays en conflit, mais expose aussi la fragilité de l’enfance au cœur même d’une société en perpétuelle mutation. Birahima se montre candide dans le discours sur tout ce qu’il a rencontré. Les narrations d’Allah n’est pas obligé et sa suite Quand on refuse on dit non sont centrées sur un enfant dont la formation est très proche du « roman d’apprentissage », et d’aventures multiples dans l’esprit du « roman picaresque ». Birahima, comme bien d’autres de ses camarades, est livré à lui-même et doit faire la dure expérience d’une société qui n’admet pas tout individu fragile. A l’exemple de Candide, Birahima va faire le tour d’une Afrique de l’Ouest en feu. Du Liberia en Côte d’Ivoire, en passant par la Sierra Leone, il va affronter les dures réalités de la guerre. Son retour en Côte-d’Ivoire n’y change rien dans la mesure où ce pays est à l’image de ceux dans lesquels il a vécu. 712 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op.Cit, page de dédicaces.
289
récurrent dans des Etats africains en guerre. Cette dédicace situe déjà le lecteur dans le vif du
sujet ; à savoir, l’utilisation des enfants dans des guerres ethniques ou civiles. Avec Allah
n’est pas obligé, il apparaît, à l’évidence que Ahmadou Kourouma rend son discours patent et
montre combien l’enfance est sacrifiée dans les milieux en guerre. La coïncidence entre la
fiction et la réalité comme nous l’avons vue, y est si manifeste qu’on peut aisément dire que
l’auteur s’est servi des réalités sociales des pays en question pour affirmer une prise de
position engagée qui a permis l’écriture de cette oeuvre doublement primée. Ainsi, puisque
son œuvre fait constamment référence au Liberia, à la Sierra Leone et à la Côte-d’Ivoire, on
ne peut pas s’étonner de ce que l’on puisse y souligner la prééminence de l’histoire dans ses
récits, à travers ce souci constant de datation et une onomastique qui bouleverse, des
stratégies narratives qui visent à authentifier les récits, rendant par là même l’interprétation
très délicate. Les différents exemples pris, notamment dans la seconde partie de ce travail - les
dates de coups d’Etat, les débuts des guerres, - marquent l’engagement de l’auteur à rester
précis.
Si le Liberia, la Sierra Leone et la Côte d’Ivoire donnent aux œuvres du romancier
ivoirien leurs univers narratifs, il faut cependant affirmer que ces pays n’étaient pas les seuls
qui étaient bousculés et déchirés par les guerres ethniques, civiles ou tribales. Le Rwanda
venait de vivre un génocide, et les deux Congo: Brazzaville (comme nous l’avons étudié dans
l’œuvre d’Alain Mabanckou) et Kinshasa ont aussi connu leurs guerres. Certains écrivains
africains ont pu écrire pour dénoncer toutes ces cruautés par « devoir de mémoire ». C’est
dans ce souci de devoir de mémoire qu’on peut classer les œuvres de Thierno Monenembo713,
Abdourhaman Waberi714, Emmanuel Dongala715, etc. Ce devoir de mémoire peut se lire
comme le refus de la barbarie moderne qu’épousent certains pays d’Afrique. Paul Dirkx, à
propos du rôle social de la littérature, écrit :
« La littérature […], peut même être définie comme un langage qui permet de communiquer avec une "cohérence" exceptionnelle des visions du monde. Sa valeur dépend alors de la capacité à les communiquer aux contemporains et surtout aux générations à venir. »716
Cette conception de la littérature fait de l’œuvre littéraire une représentation de son
temps de production. Cette dernière peut se lire alors comme le véritable témoin de son 713 Monenembo (Thierno), L’aîné des orphelins, Paris, Seuil, 2000. 714 Waberi (Abdourhaman), Moisson de crânes, Paris, Le serpent à plumes, 2000. 715 Dongala (Emmanuel), Johnny chien méchant, Paris, Le serpent à plumes, 2002. 716 Dirkx (Paul), Sociologie de la littérature, Paris, Armand Colin, 2000, p.69.
290
époque. Les œuvres produites par les écrivains africains précités, rendent compte de la
situation chaotique qu’ont connue certains pays d’Afrique pendant la décennie 1990-2000.
Elles servent d’informations autant pour les contemporains que pour les générations futures
dans la mesure où elles prennent appui sur le réel qui a engendré des situations
sociopolitiques.
On voit en effet que les écritures portant sur les guerres civiles et tribales disséminées
sur tout le continent africain viennent de toutes parts. Des écrivains écrivant sur leurs propres
pays, - Ahmadou Kourouma, Alain Mabanckou, Emmanuel Dongala, - à ceux qui écrivent au
nom d’une certaine conscience qui tient à dénoncer certains maux – Tierno Monenembo,
Abdourhaman Waberi, Véronique Tadjo -, (les guerres, les génocides commis au nom de
l’ethnie, l’emprise des chefs de guerre et surtout l’exploitation d’enfants), tous portent une
même voix. A propos du mouvement du « devoir de mémoire » mis en place par l’association
« Arts et Média d’Afrique », Jacques Chevrier écrit :
"Pour les promoteurs de cette initiative, il s’agissait d’inviter des écrivains et des intellectuels africains à témoigner, par le biais de la fiction, non pas sur le génocide proprement dit, puisqu’ils n’en avaient pas été les témoins directs, mais sur ce qu’il advient après coup d’hommes et de femmes coupables ou victimes de l’horreur absolue."717
Les publications répondant à cet élan du « devoir de mémoire » datent majoritairement
de 2000, année de publication d’Allah n’est pas obligé que l’écrivain a dédié aux enfants de
Djibouti ayant connu la guerre. Ce roman, bien qu’écrit après cette catastrophe vécue par les
enfants du Djibouti, est un hommage à leur égard mais aussi, à l’égard de tous les enfants
exposés aux guerres dont ils ignorent toujours les tenants et les aboutissants. Ainsi Allah n’est
pas obligé et dans sa continuité, Quand on refuse on dit non, peuvent s’inscrire dans la même
entreprise du « devoir de mémoire » et de restitution des faits historiques à travers le médium
de la littérature ou de l’imaginaire. En effet, dans ses deux romans, Ahmadou Kourouma
laisse l’initiative des récits à la première personne du singulier à un enfant d’une douzaine
d’années environ qui dans la narration est lui-même un enfant soldat. La littérature a déjà
réfléchi à cette délégation de parole et ainsi Nathalie Sarraute note :
"Il satisfait la curiosité légitime du lecteur et aParise le scrupule non moins légitime de l’auteur. En outre, il possède au moins une apparence
717 Chevrier (Jacques), Littératures francophones d’Afrique noire, Op. Cit., p. 143.
291
d’expériences vécues, d’authenticité, qui tient le lecteur en respect et aParise sa méfiance."718
L’utilisation de la première personne du singulier donne en effet de la crédibilité aux
récits de l’écrivain ivoirien et conforte leur tendance à l’histoire, dans la mesure où ils sont
relatés par un enfant qui dit avoir lui-même participé aux différentes guerres ethniques et
civiles des pays qu’il a traversés. Il ne faut pas oublier, en effet, que les différentes guerres
engendrées par des chefs de guerre, ont vu la participation d’enfants soldats. Cette réalité
sociale s’observe aussi bien dans l’Histoire que dans les récits d’Ahmadou Kourouma. Cette
utilisation d’enfants sur des champs de bataille est une violation grave des droits de l’enfance.
C’est pourquoi Ahmadou Kourouma donne la parole à un enfant pour rompre avec le silence
sur ce nouveau phénomène grave. Dans un souci de précision, l’écrivain ivoirien utilise des
noms d’univers réels ainsi que ceux des acteurs qui ont suscité les conflits et qui les ont
entretenus. Claire Ducournau affirme, par exemple, au sujet d’Allah n’est pas obligé :
"Allah a pour cadre le Sierra-Leone et le Liberia déchirés par la guerre : les groupes politiques et les personnalités y sont explicitement cités […] Kourouma prolonge d’ailleurs cette thématique dans le roman qu’il écrivait à la veille de sa mort, puisqu’il reprend le même héros-narrateur, en traitant cette fois de la guerre civile en Côte d’Ivoire. C’est une façon de s’exprimer sur son propre pays en relayant ses nombreuses déclarations dans la presse, de toute obédience politique, de La Croix à Libération, en passant par Le Figaro ou Le Monde, mais aussi à la télévision ou à la radio – France Inter, France Culture."719
En effet, plusieurs œuvres ont traité des thématiques qui se trouvent dans les deux
derniers romans de l’écrivain ivoirien mais ceux-ci ont rencontré un écho amplifié de par sa
notoriété. Ahmadou Kourouma qui a connu la prison sous le régime dictatorial de Houphouët-
Boigny est entré en littérature pour exprimer librement ses positions sous le voile de ses
personnages très libres.
L’écrivain se sert de l’écriture comme un exutoire. C’est elle qui lui a permis de
dépasser l’injustice dont il a été victime après l’indépendance de son pays. Il l’utilise comme
moyen d’expression fiable et opte pour un style assez spécial où le masque n’a pas sa place.
En effet, l’écho rencontré par Allah n’est pas obligé, par exemple, a attiré l’attention de la
communauté internationale sur le phénomène des enfants soldats qui avait été négligé. Le
roman de Kourouma a braqué les regards sur eux. Ainsi il a effectivement servi de détonateur 718 Sarraute (Nathalie), L’ère du soupçon : essai sur le roman, Paris, Gallimard, Coll. Les Essais, 1956 p. 71. 719 Ducournau (Claire), « De la scène énonciative des Soleils des Indépendances à celle d’Allah n’est pas obligé… », in http://www.revue-contextes.net/document.php?id=77&format=print du 6/03/2009.
292
sur l’utilisation d’enfants dans les guerres du Liberia et de Sierra Leone. Ce qui prouve que la
précision dont l’auteur a fait preuve dans son récit, en ne créant pas un espace fictif
imaginaire pour sa fiction et surtout l’utilisation de noms réels des différents chefs de groupes
armés, a fait reculer l’indifférence dans laquelle la communauté internationale était plongée
face à l’exploitation des enfants en guerre.
Il est nécessaire de préciser ici que l’exil donne une certaine liberté de parole à l’auteur
qui lui permet de dire clairement les choses. Cette liberté de ton est la marque de son style.
Elle met au jour une réalité que certains écrivains vivant en Afrique et écrivant sur l’Afrique
ne peuvent pas exercer. Ahmadou Kourouma saisit l’occasion qu’il s’est donnée pour
exprimer librement ses opinions. C’est pourquoi dans ses dernières publications, il permet à
un enfant de parler des différents univers qu’il traverse, avec son regard d’enfant, avec sa
spontanéité et son franc-parler, traduisant une certaine objectivité. De fait, le discours prêté à
Birahima par le romancier n’est pas un discours partisan, mais une description qui veut
traduire, dans un sens, la naïveté de cet enfant devenu enfant soldat.
Toutefois Birahima est bien une création d’Ahmadou Kourouma pour toucher un large
lectorat, voire la communauté internationale, quant à l’émergence des enfants soldats dans les
univers en guerre. Si pour Gérard Genette, le romancier « n’est pas censé inventer, mais
rapporter : encore une fois, la fiction consiste en cette simulation qu’Aristote appelait
mimesis »720, ce recours d’Ahmadou Kourouma à la figure de l’enfant soldat explique qu’il
s’en serve donc pour authentifier sa fiction qui repose, en définitive, sur des réalités sociales
et politiques : mais il leur donne ainsi un caractère à la fois sympathique et original. Ahmadou
Kourouma peut alors dévoiler la relation étroite qui unit les guerres tribales et le grand
banditisme, dans l’indifférence internationale la plus absolue, relevée dans toute son horreur
et son cynisme. Le mécanisme sordide qui sous-tend les guerres civiles ou ethniques dans des
pays exsangues, saute aux yeux et le silence international apparaît complice. Les enfants de
même que les adultes, en somme toute la population, errent à travers le Liberia, la Sierra
Leone et la Côte d’Ivoire, à la recherche d’une oasis de paix qui semble de plus en plus
improbable. C’est ainsi qu’apparaît la figure du réfugié qui devient une réalité contemporaine
dans les univers en guerre et que l’on retrouve de plus en plus dans les œuvres de la littérature
africaine francophone.
720 Genette (Gérard), Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983, p. 11.
293
1. 2– Impartialités
Les deux romans d’Ahmadou Kourouma adoptent une stratégie narrative qui surprend le
lecteur. Dans Allah n’est pas obligé, par exemple, à partir du second chapitre, l’on est surpris
par le travail d’élaboration historique qu’entreprend le narrateur. Le récit documentaire de
Birahima s’allie à l’effort évident d’impartialité du romancier. Dans ce deuxième chapitre du
roman qui marque le début de la narration de la guerre du Liberia, Birahima qui reste avant
tout un enfant, évoque la situation actuelle du pays en guerre. Il décrit l’horreur de son œil
d’observateur. Il est marqué par la mort du jeune Kid, l’un des enfants soldats chargés de
contrôler tous les véhicules qui entrent sur le territoire.
Le récit prend de la consistance dans cet univers de violence gratuite où les enfants
meurent pour défendre des idéologies ethniques qu’ils ne comprennent pas. L’enfant
Birahima s’en tient d’abord à la description de tout ce qu’il observe et cette description est
une des stratégies narratives de Kourouma. A ce sujet, Gino Noël Mikala fait observer dans sa
thèse :
"Les personnages bavards de Kourouma s’inscrivent […] dans une compétence descriptive : vouloir dire, savoir dire, pouvoir dire. Ainsi, par la description, les images, la métaphore, le souci du détail, Kourouma a un style choquant qui conduit toujours à la même direction : la provocation, la dénonciation par l’ironie ou l’humour."721
Birahima répond bien à ce profil du personnage d’être un personnage dont la parole est
« libérée ». De fait, pour ne pas sortir du nouveau milieu dans lequel il a atterri et afin de
mieux l’observer, Birahima suit la logique en intégrant le groupe des enfants soldats. C’est
dans l’habit de l’enfant soldat, un enfant qui maîtrise l’Histoire et la Géographie de son milieu
que Birahima entreprend le récit historique du Liberia. Il révèle, par un examen attentif, la
création de l’Etat du Liberia qui, comme nous l’avons vu dans la seconde partie de ce travail,
est l’œuvre de la colonisation anglaise. Birahima donne l’impression de justifier les désordres
contemporains du Liberia dans la création même du pays puisque la division du pays entre
gyos et krahns est représentative de son Histoire. C’est dans cette rivalité que Birahima
installe le lecteur dans le second chapitre. Et cette observation se produit alors qu’il est dans le 721 Mikala (Gyno N.), Ecriture et parole satirique dans les romans d’Ahmadou Kourouma, Op. Cit. p. 209.
294
NPFL de Charles Taylor. Cet enfant, bien que vivant dans cette unité militaire, n’a pas de
parti pris. Il présente Taylor ainsi que tous ses acolytes comme des « bandits de grand
chemin ». A aucun moment de la narration, il ne défend la position de ceux-ci. Birahima
décrit l’état d’esprit des chefs de cette faction à travers le récit des guerres qu’ils livrent contre
leurs compatriotes pour s’accaparer du pouvoir.
Dans le même temps, en intégrant la faction d’ULIMO, le discours de Birahima garde sa
distance par rapport à l’unité militaire dans laquelle il évolue désormais. A l’intérieur de ce
groupe, une certaine maturation précoce s’opère chez le personnage. Le regard exclusivement
naïf dont il a fait preuve dans le second chapitre, laisse place à une démarche méthodique.
Birahima qui se sert des dictionnaires pour expliquer et faire comprendre des choses à son
lecteur, lui apprend l’Histoire même du pays. Et pour commencer, il entreprend une sorte de
biographie de Samuel Doe « le président-dictateur qui fût dépecé. »722 Il surprend une fois de
plus le lecteur par sa façon de s’y prendre ; il donne d’abord l’aboutissement et ce n’est
qu’ensuite qu’il raconte le déroulement des faits, inversant l’ordre narratif habituel montrant
ainsi comment la fin « justifie » les moyens.
Birahima parle alors de la dictature dans laquelle vivait le peuple libérien lorsque
Samuel Doe était au pouvoir et de l’aliénation dans laquelle il avait installé les siens. Samuel
Doe d’ethnie krahn qui, avec la complicité de Thomas Quionkpa, un gyo, a réussi à libérer
son pays de l’emprise des Afros-américains qui poursuivaient dignement l’œuvre coloniale,
s’était accaparé du pouvoir, obtenu grâce aux « sacrifices exaucés […] (Sacrifices exaucés
signifie, d’après Inventaire, les nègres noirs africains font pleins de sacrifices sanglants pour
avoir la chance.) »723Les sacrifices humains ont soi-disant permis à ces deux complices de
réussir leur coup d’Etat. On voit la manière assez simpliste qu’a le narrateur enfant de justifier
des barbaries commises sur la population, au nom de la libération. Ces sacrifices marquent le
début du règne de Samuel Doe et montrent la façon dont le pays sera désormais dirigé, par
une violence gratuite. Un fait confirme cela : l’assassinat de Thomas Quionkpa par son allié
d’hier. Le meurtre de ce personnage qui constitue également – par le biais de l’Histoire de la
guerre – un élément important du récit, explique encore plus gravement le caractère draconien
des usages dans le pays et introduit la violence sous le profil de l’ethnie. L’assassinat de
Thomas Quionkpa officialise l’ethnisme dans le pays et se poursuit par une guerre ethnique
722 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 99. 723 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 100.
295
où chaque chef de guerre veut imposer son ethnie comme seule représentative de l’ensemble
du pays.
Le même Birahima poursuit son chemin vers la Sierra Leone où le pays subit la loi de
Foday Sankoh. Et toujours dans un souci de neutralité, il présente les acteurs du conflit. Ce
pays, comme le précédent qu’il a visité, a connu la colonisation anglaise et l’indépendance n’a
pas permis aux autochtones de prendre les rênes du pouvoir. Il a été confié aux créos, « des
descendants des esclaves libérés venus d’Amérique. »724 Cependant l’obtention du droit de
vote des autochtones leur avait permis d’élire un autochtone. Comme le souligne la narration
de Birahima, la prise du pouvoir par les autochtones a entraîné une certaine valorisation de
l’ethnie. Ainsi, après la mort de Milton Margaï, les coups d’Etat se sont multipliés, chaque
ethnie voulant s’approprier la gestion du pays. Au-delà des différents coups d’Etat qui
visaient uniquement le pouvoir suprême, l’émergence de Foday Sankoh est l’indice du
cheminement vers une guerre civile. Foday Sankoh installe le pays dans une psychose totale,
au point de rendre illusoire une élection démocratique. Le présent et l’avenir de la Sierra
Leone tournent autour de ce personnage inhumain. Le peuple, croyant mettre un terme à son
martyre, vote en dépit des différentes amputations orchestrées par Foday Sankoh et sa
milice : « Malgré les amputations de nombreux citoyens sierra-léonais, le petit peuple sierra-
léonais s’enthousiasme pour le vote […] Ce fut une illusion. »725 Le vote qui est la voie du
peuple se trouve complètement méprisé par Foday Sankoh qui se présente comme l’Alpha et
l’Omega du peuple sierra-léonais et qui pense que l’avenir de ce pays ne peut s’écrire ni se
faire sans lui. Cette emprise est à interroger. Foday Sankoh n’était qu’un simple militaire,
comme en témoigne ces propos de Birahima qui donnent le profil du personnage :
"Foday Sankoh, de l’ethnie temné, est entré dans l’armée sierra-léonaise en 1956. En 1962, il décroche le galon de caporal (il n’en aura pas d’autre dans sa longue et extraordinaire carrière) et fait partie en 1963 du contingent des soldats sierra-léonais chargés du maintien de la paix au Congo. La façon franchement scandaleuse dont Patrice Lumumba (le premier président du Congo) a été éliminé lui donne la nausée, lui donne à réfléchir. Il en conclut que l’énorme machine de l’ONU sert l’intérêt des toubabs européens colons et colonialistes et jamais l’intérêt du pauvre nègre noir sauvage et indigène."726
Foday Sankoh s’était engagé politiquement pour défendre les intérêts du « pauvre nègre
noir sauvage et indigène » contre les manigances des hautes institutions internationales.
724 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 164. 725 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 172. 726 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., pp. 166-167.
296
Toutefois, si le discours du personnage et son engagement sont mentionnés dans la narration,
ils le sont comme des prétextes – le narrateur ne s’y attarde pas trop. Ils sont à la limite
utilisés pour montrer la contradiction du personnage. En effet, Foday Sankoh qui prétend
protéger les intérêts du petit peuple, se sert de ce dernier comme bouclier pour mettre la
pression sur la communauté internationale qu’il critique. Il y a toujours satisfaction donnée
aux exigences de Foday Sankoh. Comme si la communauté internationale qu’il a contestée
auparavant, ne servait que les intérêts des plus puissants. Le phénomène Foday Sankoh a fait
des ravages et commis toutes les atrocités en Sierra Leone ; il n’a jamais craint d’être arrêté
ou jugé. Il effectue librement des voyages vers des Etats voisins et est conscient d’obtenir tout
ce qu’il exige. De tout cela, c’est le peuple qui souffre et paye. Il vit sous l’emprise de ce
personnage qui a tous les droits sur lui et le silence, voire la complicité, de la communauté
internationale sont édifiants. Pendant que le peuple sierra-léonais subit l’embargo
international, Foday Sankoh lui, passe des séjours à l’étranger où il vit dans des hôtels « avec
le luxe insolent, l’alcool, les cigarettes, les femmes et le téléphone cellulaire. »727
Ahmadou Kourouma laisse son narrateur parler des différentes guerres sans parti pris
apparent mais avec une accumulation de « petits faits vrais » qui tisse un réquisitoire.
Birahima décrit chaque faction et son meneur ; mais auparavant, il revisite la situation
coloniale du pays. On sait que la colonisation a érigé un système social basé sur l’abaissement
du colonisé et l’œuvre de Kourouma rappelle cette antériorité qu’on a pris l’habitude de
minimiser face au chaos de la plupart des pays indépendants, sous-entendant que, finalement
la colonisation poursuivie serait un moindre mal. Malgré sa critique acerbe du contemporain,
Kourouma ne cède pas à ce piège discursif et idéologique ; ce qui ne l’empêche pas de
dénoncer les indépendances qui n’ont rien résolu, qui ont aggravé la situation et ont entraîné
des guerres tribales et civiles qui ont vu l’émergence de véritables chefs de guerre. Ces
derniers ont massacré, violenté, opprimé impunément le peuple sous le regard de la
communauté internationale. Dès lors, ne vaut-il pas mieux dénoncer le présent ?
L’impartialité de l’auteur ivoirien vient de cette capacité à ne pas se limiter au présent et à
présenter son récit sur une longue période qui souligne la responsabilité de chaque acteur à un
moment donné de l’Histoire des pays qu’il expose.
727 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 173.
297
Une même attitude est à observer dans Quand on refuse on dit non, qui, du point de vue
de la narration, retrace l’Histoire de la Côte d’Ivoire de la pré-colonisation à la guerre
ethnique qui a divisé le pays, en passant par la colonisation et l’indépendance. Ahmadou
Kourouma décrit la pré-colonisation à travers les ethnies. Cette stratégie n’est pas vaine,
d’autant plus que la question ethnique est au centre de la guerre du pays. Les ethnies qui
s’affrontent aujourd’hui ont toujours combattu pour s’approprier la terre ivoirienne.
Dans sa narration, Birahima présente les Pygmées comme les premiers habitants de cet
espace. Les ethnies belligérantes ne s’y sont implantées que bien plus tard. Ici encore, le but
du narrateur ne semble pas se résumer à désigner une ethnie comme l’ethnie souche du pays
mais à reconstituer les migrations des ethnies qui peuplent l’espace ivoirien. De fait, le
concept de l’ivoirité ne serait qu’une déviance pour justifier l’animosité qui anime le pays.
Selon la définition qu’on en fait dans le pays, « l’ivoirité signifie l’ethnie qui a occupé
l’espace ivoirien avant les autres. »728 Dans la narration, les Bétés revendiquent le statut de
peuple autochtone. Ils présentent les Dioulas comme l’ethnie étrangère. Cependant ils n’ont
pas été les premiers à occuper l’espace dont ils pensent être les véritables héritiers. La
définition donnée au concept montre bien le paradoxe qui l’accompagne.
C’est après la présentation des ethnies qui peuplent le territoire ivoirien que l’écrivain a
abordé la question coloniale. Une question dont nous avons largement parlé dans la seconde
partie de ce travail. Et une fois de plus, la stratégie utilisée est la description. D’ailleurs,
l’œuvre Quand on refuse on dit non est construite sur le principe de la description. Fanta
décrit le pays à Birahima et l’impartialité du discours vient de ce qu’en aucun moment du
récit, Birahima donne son avis. On dirait qu’il veut rester neutre dans le conflit qui divise les
frères d’un même pays. En effet, de la colonisation à la guerre ethnique en passant par
l’indépendance et la dictature qui l’a suivie, Birahima enregistre le discours de Fanta.
La stratégie narrative choisie par Ahmadou Kourouma en donnant la parole à Fanta,
d’ethnie Dioula comme lui, consiste à utiliser les différents rapports et enquêtes d’organismes
internationaux. Le fait d’avoir recours à ces organismes enlève un caractère partisan à son
discours. Ainsi, elle est capable d’objectivité pendant que les Bétés et les Dioulas s’entretuent.
Cette attitude montre toute la neutralité qu’envisage l’auteur qui se cache derrière son
narrateur.
728 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 55.
298
Le regard qu’Ahmadou Kourouma pose sur le Liberia, la Sierra Leone et la Côte
d’Ivoire, victimes des appétits des chefs de guerre et leaders politiques montre d’un côté, son
désir de dénoncer et de l’autre, la volonté de neutraliser son discours qui n’est plus basé
essentiellement sur la condamnation systématique. Le retour sur le passé qu’on retrouve dans
les récits du romancier ivoirien est une façon de montrer la part de responsabilité de tout un
chacun face aux chaos que connaissent les espaces de ses narrations, contrairement à certains
écrits occidentaux sur la situation présente de quelques Etats africains en guerre. Nous faisons
référence ici aux publications de Stephen Smith. Celles-ci apportent des solutions trop faciles,
qui invitent l’ensemble de la communauté internationale à abandonner l’Afrique à son
hypothétique sort. Négrologie729 est une sorte de preuve qui déculpabilise les sociétés
occidentales devant le chaos que connaissent certains pays africains, une sorte de demande de
démission à la communauté internationale, de justification du silence occidental face à la
barbarie moderne. En résumé, une réhabilitation de l’Occident devant la chute des Etats qu’il
a bien colonisés. Il écrit par exemple : « L’Afrique est un Ubuland sans frontières, terres de
massacres, de famine, mouroir de tous les espoirs. »730 Le journaliste avoue vouloir mettre fin
à une double hypocrisie :
"Celle des occidentaux […] qui ne disent pas la vérité aux Africains qu’ils savent pourtant condamnés et celle des Africains, bien conscients de leurs limites, mais qui juchés sur leur dignité d’homme noir, et, en cela, aussi racistes que l’ont été certains colons, rejettent toute critique radicale pour ne pas perdre la pension alimentaire qu’il tire de la coulpe de l’Occident."731
Il efface ainsi facilement le crime colonial. Nous assistons à une autre forme
d’ethnocentrisme européen des temps modernes, qui voit en l’Africain un être essentiellement
violent : « les Africains se massacrent en masse voire – qu’on nous pardonne – se bouffent
entre eux. »732 Cette façon d’authentifier le nouveau visage de l’Afrique se confirme dans un
entretien que Stephen Smith avait accordé à Charles Taylor, alors ancien chef de guerre et
président du Liberia dont l’extrait que nous avons cité dans le point qui traite de la première
phase de la guerre du Liberia reste édifiant. C’est le genre de déclarations qui influence une
729 Smith (Stephen), Négrologie. Pourquoi l’Afrique se meurt ?, Paris, Calmann Lévy, 2003. Smith est un journaliste indépendant d’origine australienne. Au moment de la publication de ce livre, il était le chef adjoint du service « Etranger » du journal Le Monde, dont il était auparavant à la direction du département « Afrique ». C’est à ce titre qu’il est le « spécialiste » de l’Afrique. 730 Ibid., p. 8 731 Ibid., p. 9. 732 Ibid., p. 24.
299
bonne partie de l’opinion internationale. Elle ne va pas au-delà. Elle ne cherche pas par
exemple à savoir quel genre de « compatriotes » les leaders politiques et autres chefs de
guerre peu consciencieux exploitent pour arriver à leurs fins. Les compatriotes auxquels
Charles Taylor fait allusion sont, la plupart du temps, des enfants sans protection. Ce sont des
enfants qui se font le plus exploiter dans ces guerres fratricides et Ahmadou Kourouma, dans
ses fictions, explore le phénomène des enfants soldats, donnant la responsabilité du discours à
cette nouvelle figure littéraire qui devient par là même son héros. Toutefois, l’enfant soldat
n’est pas blanchi, son ambiguïté est bien représentée et comme tous les autres, il est face à ses
responsabilités. C’est pourquoi les récits de l’écrivain ivoirien ne présentent pas
essentiellement ce personnage comme une victime mais dans toute son ambivalence.
1. 3– La guerre, dans quelle langue ?
S’appuyant sur des références historiques précises, l’œuvre d’Ahmadou Kourouma,
met en évidence des univers profondément déstabilisés par des violences. Sous sa plume, il
présente la configuration historique des sociétés en déliquescence, sous une forme
fictionnelle. Cette fiction reste toutefois le témoignage d’une époque, fondé sur une poétique
de la transgression des normes langagières. Ahmadou Kourouma, dans un entretien accordé à
Yves Chemla dit : « J’ai toujours voulu témoigner. J’écris et je dis : voilà ce que j’ai vu. »733
Comme nous l’avons déjà dit, ce sont des circonstances sociopolitiques qui ont conduit
Ahmadou Kourouma à l’écriture : « Les Soleils des indépendances était avant tout un roman
de circonstance. J’avais des amis, des camarades en prison. J’ai voulu écrire quelque chose
pour témoigner […] je critiquais ouvertement le président Houphouët. »734 L’origine de sa
motivation est nettement perçue et revendiquée. Cependant, ce qui a surtout surpris les
lecteurs dans ce roman, c’est son écriture. En effet, la publication du roman Les Soleils des
indépendances a essuyé de nombreuses critiques, parmi lesquelles, celles de Makhily
Gassama qui, écrit : « A la première lecture du roman, j’étais écoeuré par les incorrections, les
boursouflures grotesques et la sensualité débordante ou l’érotisme du style, par le caractère
volontairement scatologique du récit […], l’incohérence des images. »735 Que peut-on
733 Chemla (Yves), « Entretien avec Ahmadou Kourouma », in Notre Librairie, http://hompage.mac.com/chemla/fic_doc/kourouentret.html du19 /03/ 2009. 734 Chemla (Yves), « Entretien avec Ahmadou Kourouma », in Notre Librairie, http://hompage.mac.com/chemla/fic_doc/kourouentret.html du19 /03/ 2009. 735 Gassama (Makhily), La langue d’Ahmadou Kourouma, Op. Cit., p. 17.
300
répondre à cela ? Une prise de risque et de liberté par rapport au français normé et à ses
exigences contraignantes ? L’écrivain n’avoue-t-il pas dans un entretien :
« L’écriture est pour moi quelque chose d’inattendu. J’ai une formation mathématique et scientifique. A la fin de mes études d’actuaire et avant de rentrer en Côte d’Ivoire, j’ai voulu faire de la sociologie, lire des mémoires sur l’ethnologie africaine. Ces mémoires m’ont paru mal écrits, difficiles à lire. J’ai donc décidé de faire "de la sociologie" d’apprendre à écrire. »736
Ce témoignage confirme l’idée selon laquelle l’écriture n’est jamais spontanée et
encore plus, elle a nécessité beaucoup de travail chez Ahmadou Kourouma. L’écrivain
entreprend d’écrire dans une langue qui traduit sa situation d’ « entre-deux » cultures. Il
déclare à ce propos :
"Mon problème d’écrivain francophone est de transposer en français des paroles créées dans une langue orale négro-africaine, des œuvres qui ont été préparées pour être produites, pour être dites oralement. Je me heurte à des difficultés. La langue française m’apparaît linéaire. Je m’y sens à l’étroit. Il me manque le lexique, la grammaticalisation, les nuances et même les procédés littéraires pour lesquelles la fiction avait été préparée. La langue française est planifiée, agencée. Les personnages, les scènes cessent d’avoir le relief qu’ils avaient dans la parole africaine. Leurs interventions ne produisent plus les échos qui les suivaient dans la langue originelle."737
Voila qui justifie le métissage de son écriture. On peut dire que l’écriture est initiée par
la culture orale. A l’amont, l’imaginaire ne se fait pas par le français mais par la langue
maternelle, le malinké. L’écrivain déclare dans un entretien : « Pour Les Soleils des
indépendances, je pensais en malinké. »738 Le personnage de Fama est un Malinké qui pense
en malinké et dont la pensée est traduite en français. La traduction, exercice très délicat, a
permis à Ahmadou Kourouma d’apprivoiser la langue française, en y introduisant sa langue
maternelle. Dans son article intitulé « L’écrivain comme traducteur », Christiane Chaulet
Achour écrit :
"La possession de leur langue d’origine, essentiellement orale, introduit des jeux linguistiques intéressants à observer pour tout traducteur littéraire car ils sont indicatifs du travail qu’il doit lui-même accomplir sur une œuvre qu’il n’a pas écrite mais dont il se fait simplement le passeur. On sait déjà que toute locutrice ou tout locuteur est traductrice/traducteur dans sa propre langue selon les situations de communication où elle/il se trouve. L’écrivain francophone accomplit ce geste dès l’instant qu’il prend la plume avec la conscience de la dominante linguistique dans
736 Magnier (Bernard), « Littérature de Côte d’Ivoire », in Notre Librairie, n° 87, avril-juin, 1987, p. 11. 737 Kourouma (Ahmadou), « Ecrire en français, penser dans sa langue maternelle », in Etudes françaises, n°33, 1, Montréal, 1997, pp. 263-264. 738 Magnier (Bernard), « Littérature de Côte d’Ivoire », in Notre Librairie, n° 87, Op. Cit., p. 12.
301
laquelle il écrit (le français) mais sans devenir pour autant amnésique de ses sources car il est en pleine possession de ses autres compétences linguistiques."739
Ahmadou Kourouma est un écrivain francophone qui a su se servir de sa double
culture pour écrire. Il n’a voulu ou n’a pu léser une langue au profit d’une autre. En effet,
l’écriture d’Ahmadou Kourouma a été connue à partir de son bilinguisme, à savoir
l’association du français et du malinké. Cette association reste pacifique et les deux langues
travaillent selon une sorte de répartition fonctionnelle, traduisant « l’originalité et la
modernité des écritures francophones. »740 Quand Ahmadou Kourouma ne peut pas traduire
un mot ou une expression, il le /la garde dans sa langue d’origine et essaie de lui trouver un
équivalent dans l’autre langue.
Ce faisant, nous n’aurons pas fait le tour de l’écriture d’Ahmadou Kourouma dont de
nombreux travaux ont été faits par des linguistes. Notre propos ici porte sur la langue dont use
Birahima dans ses narrations des guerres dans Allah n’est pas obligé et Quand on refuse on
dit non. Nous remarquons qu’il s’y produit un véritable phénomène linguistique qui ne se
limite plus à la diglossie, surtout pour ce qui est d’Allah n’est pas obligé que nous
exploiterons beaucoup plus que Quand on refuse on dit non.
Allah n’est pas obligé vient sortir l’écriture d’Ahmadou Kourouma de la diglossie par
laquelle elle s’est fait connaître dans l’univers littéraire francophone, dès la publication en
1968 de son premier roman, Les Soleils des indépendances, la portant ainsi vers un autre
univers : l’univers anglophone. Cette innovation propose une réflexion sur l’objet de l’œuvre
d’Ahmadou Kourouma. Car, en effet, le propos des critiques de ses précédents romans
reposait sur la rencontre brutale de deux cultures, à savoir, la culture française, initiée par la
colonisation et la culture malinké, celle de l’auteur. A partir de ce croisement culturel,
Ahmadou Kourouma avait créé une langue hybride où le français et le malinké s’associaient
pour produire du sens.
L’utilisation du pidgin, voire de l’anglais dans Allah n’est pas obligé, viserait-t-elle à
porter l’œuvre vers la littérature dite monde ? Lauréat des prix Renaudot et Goncourt des
739 Chaulet Achour (Christiane), « L’écrivain traducteur. Dominante linguistique et mémoire de langues dans le roman algérien contemporain de langue française », in http://christianeachour.net du 20/03/ 009, p. 1. 740 Mathieu-Job (Martine), « Enseigner les littératures francophones : bilan et propositions à partir d’une pratique plurielle », in Convergences francophones, Textes réunis et présentés par Christiane Chaulet Achour, CRTF, Université de Cergy-Pontoise, 2006, p. 42.
302
lycéens, Kourouma a reçu pour cette œuvre, un écho médiatique impressionnant en Europe.
Sans doute, cette aura serait-elle liée aux thèmes abordés par le roman, relevant d’une
véritable investigation journalistique au sujet des guerres du Libéria et de la Sierra Leone. La
narration d’Allah n’est pas obligé, mettant en scène les guerres tribales du Libéria et de la
Sierra Leone, traduirait-elle le désir du romancier de vaincre les frontières matérielles et
politiques pour devenir tout simplement un écrivain du monde ? L’utilisation de ce patchwork
linguistique par le narrateur ne serait-elle pas une façon pour l’écrivain francophone de briser
les barrières pour prôner une littérature universelle ?
Ici, nous voulons montrer comment la réappropriation du langage chez Birahima opère
une mise à mort des formes traditionnelles de la langue. En effet, tout au long de l’oeuvre, le
langage de Birahima est perpétuellement en invention. Nous voyons d’une manière générale
comment, dans cette oeuvre d’Ahmadou Kourouma, une sorte de révolte de ce jeune
personnage qui dit être inculte et/ou analphabète s’opère dans le langage.
Dans cette oeuvre, le flou linguistique commence dès le titre car dans la structure
syntaxique de la langue française, cette phrase est incorrecte puisque inachevée. Connaissant
le jeu entre malinké et français, marque du style de Kourouma, on peut penser à un décalque
d’une phrase malinké. Mais ce n’est pas du malinké, comme nous l’avons déjà précisé plus
haut, car la narration est construite par Birahima dans une langue hétérogène, hétéroclite,
obéissant aux grammaires de trois langues différentes : le français, malinké et le pidgin. Il en
résulte une amplification linguistique où la fonction esthétique du langage est très visible.
Cette constante littéraire s’observe chez d’autres romanciers francophones comme Henri
Lopès, dans le Pleurer-rire, à propos duquel Georges Ngal constate : « l’auteur fait exercer
par ces personnages, dans l’univers du roman, une fonction textuelle et esthétique. »741 C’est
dire que la langue créée par le romancier pour son personnage est un acteur du récit même.
Dans la réalité textuelle des romans d’Ahmadou Kourouma, le phénomène acquiert une
intensité forte par le fait de l’intraductibilité de certaines expressions, lesquelles sont
contraintes de garder leur originalité afin d’exercer des effets esthétiques et des glissements
sémantiques parfois inattendus.
741 Ngal (Georges), Création et rupture en littérature africaine, Op.Cit., p. 56.
303
Cette pratique de l’écriture débouche sur une déconstruction de la langue française qui
perd en quelque sorte, de sa « francité ». Mais il serait tout aussi impropre de présenter cette
langue comme du malinké. C’est la langue de l’écrivain Ahmadou Kourouma, comme le
notait déjà Gassama dans son ouvrage La langue d’Ahmadou Kourouma742. Elle marque une
rupture de l’usage traditionnel de la langue française dans la création romanesque en Afrique
francophone743. Les extraits ci-dessous l’attestent :
"Et d’abord … et un… M’appelle Birahima. Suis p’tit nègre. Pas parce que je suis black et gosse. Non ! Mais suis p’tit nègre parce que je parle mal français."744
Ensuite : "…Et deux… Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours élémentaire deux. J’ai quitté le banc de l’école parce que tout le monde dit que l’école ne vaut plus rien."745
Plus loin : "…Et trois… suis insolent, incorrect comme barbe d’un bouc et parle comme un salopard. […] J’emploie des mots malinkés comme faforo ! (faforo ! signifie sexe de mon père ou de ton père) comme gnamokodé !(gnamokodé ! signifie bâtard ou bâtardise) comme walahe ! (walahe ! signifie au nom d’Allah). Les malinkés c’est ma race à moi."746
Dans sa démesurable paragrammaticalité, le langage de Birahima traduit la violence qui
déstructure les individus et la société. Y demeurent les interjections, les phrases hachées, le
délire verbal, synonyme d’une parole en folie, non contrôlée par son énonciateur ; parole qui
traduirait alors l’état mental d’aliénation et l’état intérieur d’une bestialité brutale, d’une non-
vie qui essaie de s’arrimer à la vie par une expression à la limite du langage humain. D’où une
syntaxe hachurée, malmenée, violente dans sa réalité linguistique, ponctuée par des phrases
nominales et suspensives.
Il y a aussi un effet d’oralité et, de la part du romancier, la « démonstration » que, quelle
que soit sa situation, l’être humain qui se caractérise par son langage, arrive toujours à
s’exprimer et à communiquer :
742 Gassama (Makhily), La langue d’Ahmadou Kourouma ou le français sous le soleil d’Afrique, Op. Cit. 743 Et de façon plus générale chez les écrivains francophones. Cf. Maryse Condé, "Liaison dangereuse" : « J’aime à répéter que je n’écris ni en français ni en créole. Mais en Maryse Condé », p. 205 in Pour une littérature-monde, Michel Le Bris et Jean Rouand (dir.), Paris, Gallimard, 2007. 744 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 9. 745 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 9. 746 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 10.
304
"…Et de quatre… Je veux bien m’excuser de vous parler vis-à-vis comme ça. Parce que je ne suis qu’un enfant. Suis dix ou douze ans… […] et je parle beaucoup. Un enfant poli écoute, ne regarde pas les palabres… […], ça c’est pour les vieux aux barbes abondantes et blanches, c’est ce que dit le proverbe."747
Un enfant de douze ans qui s’exprime avec des proverbes ! Cela porte atteinte à l’éthique
traditionnelle et atteste son degré de révolte par rapport à sa société d’origine. Birahima a
construit son lexique à base de dictionnaires hérités. Il n’est pas l’œuvre d’un quelconque
enseignement reçu. Ce qui fait de lui un autodidacte :
"…Et cinq… Pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler approximatif, un français passable, pour ne pas mélanger des pédales dans les gros mots, je possède quatre dictionnaires."748
Voilà qui atteste que Birahima connaît la valeur de chacun des mots utilisés dans son
langage. Ceci conduit donc à émettre l’hypothèse selon laquelle la cruauté grammaticale, si ce
n’est la vacuité grammaticale de celui-ci, est l’expression manifeste d’une révolte généralisée
contre l’institution sociale qu’est la langue.
En somme, toute la structure langagière de la langue de Birahima exprime sa propre
révolte. Du français au malinké, en passant par le pidgin, Birahima tient à déstructurer tout ce
qui, jusque-là, constituait la norme langagière par l’invention d’une autre langue, d’un
néolexique franco-malinké-pidgin. Dans un article publié dans Notre Librairie, Mwatha
Ngalasso, à propos de la relation entre la violence et le langage écrit : « ces procédés ont une
fonction référentielle évidente : nommer l’innommable, dire l’indicible. »749 Papa Samba
Diop observe le même procédé chez Boubacar Boris Diop, dans son article intitulé
« Boubacar Boris Diop, entre « langue de cérémonie » et langue maternelle ». Il y montre que
la dérision de Boris Diop d’écrire dans sa langue fait suite à la confrontation avec le génocide
rwandais. L’écrivain avait pour projet de «témoigner du génocide de 1994 et l’auteur est
rentré de son séjour de Kigali avec un livre inspiré des massacres interethniques, Murambi, le
livre des ossements, mais aussi avec la résolution quant à son expression artistique, de
changer de support linguistique. »750
747 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 10. 748 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 11. 749 Mwatha-Musanji Ngalasso, « Langage et violence dans la littérature africaine écrite en français », in Notre
Librairie n° 148, juillet-septembre 2002, p. 72. 750 Diop (Papa Samba), « Boubacar Boris Diop, entre « langue de cérémonie » et langue maternelle », in Notre Librairie, n° 155-156. Identités littéraires, juillet-décembre 2004.
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Le narrateur d’Allah n’est pas obligé, dans sa présentation en cinq poinst, prépare le
lecteur à la cruauté de son propos. De fait, c’est un narrateur explicite qui tient le discours à la
première personne du singulier, avec une adresse au narrataire désigné dans un premier temps
par « vous ». Le narrateur va chercher son narrataire pour vaincre la distance qu’aurait créé le
texte. A partir de là, le récit prend les allures d’un discours oral adressé au narrataire. Cela se
confirme à la page 12 où le narrateur dit clairement : « Asseyez-vous et écoutez-moi. Et
écrivez tout et tout. » Le narrateur procède à la manière d’un conteur ou plutôt d’un
« interviewer »751 et le verbe « écouter » est utilisé en lieu et place du verbe « lire ». Cela
confère au narrataire, le statut de spectateur. Non pas un spectateur passif mais un spectateur
actif qui écrit tout ce qu’il entend. Après avoir établi la relation de proximité avec le
narrataire, Birahima revient sur un fait marquant : « J’ai oublié de vous dire quelque chose de
fondamental, de très fondamentalement important. »752 Cette chose importante n’est autre que
sa mère dont il tient à parler aux spectateurs avant d’entamer toute autre histoire.
A la manière dont Birahima présente la situation, il s’identifie à un conteur, avec un
public assez important, comme en témoigne le passage qui suit : « Commençons par le
commencement.»753 Ici, le narrateur fait corps avec son narrataire d’où le « nous ». Et
lorsqu’il marque la fin d’une histoire, pour ne pas perdre son narrateur : « Nous en parlerons
un peu plus tard. »754 La fonction implicative est si récurrente qu’elle entraîne le « tu » avec le
« je » pour réaliser une même personne verbale le « nous » et la fonction phatique tient
l’auditeur en état de réceptivité.
Il use souvent d’une formule introductive : « Commençons par le commencement. »755
Ensuite : « Allons, n’entrons pas dans les polémiques, disons comme tout le monde la Sainte
Marie-Béatrice. »756 Ce « nous » arrive sans aucune cohérence avec le corps du récit mais
signifie bien une opinion commune partagée. En effet, Birahima racontait la vie de la Sainte
Marie-Béatrice, dans une entreprise isolée puisqu’il est le seul narrateur du récit. Alors la
première personne du pluriel intervient pour le narrataire et le narrateur. Cette stratégie vise à
briser les barrières de l’écrit et mime le discours oral avec son style direct. Il continue sur la
même lancée : « Commençons par le commencement. »757 Ici, c’est l’histoire de Sierra Leone
751 Expression de Patrick Chamoiseau : interviewer=marqueur de paroles. 752 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 14. 753 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 54. 754 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 105. 755 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 140. 756 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 143. 757 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 163.
306
qu’il aborde. Ensuite : « Mais nous n’en sommes pas encore là. »758 Cela marque la transition
pour aborder une autre question : « Revenons au gouvernement, à la politique générale de ce
fichu pays de maudits et de cacabas (fous). »759
Le narrateur qui a commencé à identifier le narrataire par « vous », fait désormais corps avec
lui, formant un même entité, d’où le « nous ».
On sait que narrateur et narrataire sont construits en signes textuels et qu’ils n’existent
pas indépendamment du récit. Ainsi, le langage dont Kourouma habille son personnage est
une manière de camper l’enfant soldat ; son langage est sa marque. C’est pourquoi la violence
dont il a été témoin et acteur se retrouve dans son langage qui est révolte, hétérogéneité,
patchwork de langues, de langages et de références.
A l’origine de cette révolte linguistique se trouvent la cruauté et la lente mais inexorable
dépersonnalisation des individus si bien mises en exergue par Allah n’est pas obligé.
Birahima y réalise soudain que les adultes n’accordent aucune valeur à la vie. Beaucoup
d’entre eux s’enrichissent en fomentant des guerres, au détriment des autres qui y laissent leur
vie ou des enfants qui y sont outrageusement exploités :
"Les patrons associés sont les vrais chefs, les vrais maîtres des lieux. Ils habitent où ils travaillent, et leur habitation, leur logement, est une vraie forteresse. Une vraie forteresse gardée par les enfants-soldats armés jusqu’aux dents et toujours drogués."760
Ce retournement des catégories sociales explique à lui seul la position extrême de
Birahima. Les enfants, ces êtres fragiles qu’on doit protéger deviennent les protecteurs des
adultes. En conséquence, ils cessent de croire à ces derniers et à leurs valeurs. Birahima
symbolise l’enfant soldat révolté qui, désormais, n’a plus que le langage pour se réaliser et qui
ne peut que compter sur sa propre capacité de survie dans un environnement de plus en plus
hostile à l’enfance et aux faibles.
Le langage sert de thérapie à Birahima. C’est lui qui lui permet d’évacuer les souvenirs
douloureux des différentes guerres auxquelles il a été confronté. Et ses expériences guerrières,
Birahima veut les partager avec un maximum de lecteurs. Le langage que lui crée le
romancier est témoin d’influences qui ne sont pas uniquement françaises comme ces guerres
758 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 177. 759 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 181. 760 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 111.
307
où tant de puissances ont appuyé les dictateurs locaux. Si nous nous arrêtons par exemple sur
le groupe de mots « enfant soldat », le narrateur entreprend systématiquement de le traduire
en anglais par « small-soldier ». Nous remarquons toutefois qu’il y a une justesse dans la
traduction voulue par Ahmadou Kourouma car l’expression anglaise, reprise mot à mot
signifie « petit soldat ». Pourquoi l’écrivain n’utilise-t-il pas « children soldier » pour désigner
l’enfant soldat ? Il est aussi à noter que le français et l’anglais se côtoient sans effet de
barrière. L’écrivain n’utilise ni parenthèses, ni guillemets après l’expression anglaise « small-
soldier ». Il y a cette phrase par exemple : « Là-bas les enfants de la rue comme moi
devenaient des enfants-soldats qu’on appelle en pidgin américain d’après mon Harrap’s small-
soldiers. »761 Et plus loin dans le texte, les expressions « Enfant-soldat, small-soldier »762
s’emploient simultanément comme si l’auteur utilisait une même langue. La langue anglaise
n’impose aucune traduction à l’autre. Cela se justifierait-il par son statut de langue
internationale ? De fait, la traduction serait obligatoire uniquement en passant d’une langue
minoritaire – ici, c’est le malinké – à une langue internationale.
L’emploi constant de mots malinkés qui relèvent du registre oral – Faforo, Walahé,
Gnamokodé, etc. interviennent dans la narration sans aucune « logique », - par rapport à la
langue écrite car il y a la « logique » du discours oral - avec ce qui précède ni ce qui suit –
entraîne le recours aux parenthèses. Cette stratégie met en valeur les expressions malinké et
donne un certain charme au récit, tout imprégnant le lecteur de mots étrangers, non sans relent
d’exotisme. On retrouve ici ce que Christiane Chaulet Achour remarquait, à propos d’autres
romans francophones :
"Grâce au bilinguisme, les possibilités créatrices sont accrues, en même temps, certaines réalités plus spécifiques ont du mal à trouver leur traduction dans la langue d’écriture. Les auteurs déploient donc toute une gamme d’inventions pour dire au plus près ce qu’ils veulent dire et ces jeux de langue ont des effets de séduction, d’étrangeté ou parfois même de répulsion pour certains lecteurs."763
A la première lecture de l’œuvre de Kourouma, les expressions malinké donnent
l’impression de brouiller la logique du récit. Cependant, à y regarder de plus près, on réalise
que l’auteur y ajoute sa culture dite orale et montre que le texte francophone doit assumer son
héritage qui est souvent l’œuvre de la rencontre de deux cultures. L’exemple suivant en est
761 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 43. 762 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 58. 763 Chaulet Achour (Christiane), « L’écrivain traducteur. Dominante linguistique et mémoire de langues dans le roman algérien contemporain de langue française », Op. Cit., p. 4.
308
l’illustration : « Il faut toujours remercier l’arbre à karité sous lequel on a ramassé beaucoup
de bons fruits pendant la bonne saison. Moi je ne serai jamais ingrat envers Balla. Faforo
(sexe de son père) ! Gnamokodé (bâtard) ! »764 Le proverbe est emprunt de la langue
maternelle de l’écrivain et pour bien souligner cette influence orale, il ajoute des mots
malinké qui perdraient toute leur fonction s’il les laissait en français. Les mots malinké sont
accompagnés, entre parenthèses, de leur équivalent approximatif en français. « Ainsi le
lecteur repère bien le changement d’énonciation linguistique et ne peut ignorer qu’il lit une
œuvre qui n’a pas qu’un seul code lexical et un seul système linguistique. »765
En dehors de l’entreprise de traduction à laquelle s’exerce Ahmadou Kourouma dans
Allah n’est pas obligé, un autre fait vient surprendre le lecteur. Le romancier entreprend de
définir chaque mot français dont le registre n’est pas familier. Nous savons qu’Ahmadou
Kourouma affirmait que des ouvrages de sociologie écrits sur l’Afrique étaient de l’usage
d’une langue de spécialistes, hermétique pour tout lecteur ordinaire. Allah n’est pas obligé
emprunte un registre familier pour rester accessible à tout lecteur, pourvu qu’il sache lire !
C’est pourquoi explications et définitions se multiplient pour ne pas frustrer le lecteur d’un
savoir et pour que le texte soit compréhensible. Comme c’était le cas avec la traduction des
expressions malinké, les expressions et mots expliqués et définis sont mis entre parenthèses :
« républiques bananières corrompues de l’Afrique francophone. (République bananière
signifie apparemment démocratique, en fait régie par des intérêts privés, la corruption.) »766
Toutes les explications qu’on rencontre dans le roman attestent que la langue française reste
une langue de lettrés et peut souvent être hermétique. C’est là où le travail linguistique
d’Ahmadou Kourouma devient intéressant. Il essaie de construire un langage pour ceux qui
sont réduits au silence et dont le rapport à la langue française est complexe sinon inexistant.
Birahima, enfant soldat qui n’a pas de véritable niveau scolaire, devient la figure
représentative des non-scolarisés qui sont réduits à une fatale exclusion, non seulement du
pouvoir, mais aussi de l’Histoire. Cependant, cet enfant soldat refuse de se résigner et à l’aide
de ses dictionnaires, le romancier le dote d’une langue traduisant son état d’esprit et restant
compréhensible pour tous.
C’est aussi une manière pour le romancier de rendre à l’écrit les apartés d’une
conversation. Nous sommes en plein dans le mime du discours oral. 764 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 16. 765 Chaulet Achour (Christiane), « L’écrivain traducteur. Dominante linguistique et mémoire de langues dans le roman algérien contemporain de langue française », Op. Cit., p. 5. 766 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 10.
309
Si nous analysons le travail linguistique de Quand on refuse on dit non, nous remarquons
que l’entreprise initiée pas Ahmadou Kourouma dans Allah n’est pas obligé s’amenuise et
trouvons l’œuvre écrite dans un registre oral assez soutenu. Le titre de l’oeuvre est une
périphrase, tirée d’un de ses précédents romans, Monnè, outrages et défis, comme nous
pouvons le lire dans l’incipit : « Aux courtisans ébahis dont aucun ne croyait que la menace
serait mise à exécution, Djigui lança la fameuse parole samorienne : « Quand un homme
refuse, il dit non » Le titre est donc une expression transposée, un adage de Samory Touré qui
était en quelque sorte sa philosophie de vie. Cette philosophie est véhiculée de façon orale,
l’écrivain représente ainsi sa société orale. Cette pratique était déjà visible dans Allah n’est
pas obligé mais à la différence de celui-ci, la narration de Quand on refuse on dit non ne se
construit pas dans le même élan de cohabitation de langues. Les expressions malinké se
rencontrent parcimonieusement mais sont néanmoins mises entre parenthèses.
La seule fois que le groupe nominal « small-soldier » est utilisé, il est entre parenthèses,
après son équivalent en français : « J’ai fait l’enfant-soldat (small-soldier) au Liberia et en
Sierra Leone. »767
Œuvre publiée après la mort de l’écrivain ivoirien, Quand on refuse on dit non est écrite
dans un registre assez soutenu, style que l’écrivain critiquait sans cesse. Cette phrase vient
étayer cet fait : « Donc, après que je suis sorti de ma cachette sous le lit (d’après mon
dictionnaire, on dit pas que je sois sorti parce que ça, c’est le subjonctif et que l’acte a bien eu
lieu dans le passé)… »768 Birahima, cet enfant soldat qui ne pouvait pas s’exprimer comme
« les nègres noirs africains indigènes bien cravatés… »769 fait désormais attention à la
concordance des temps. Ce changement surprend tout lecteur qui a lu Allah n’est pas obligé
d’autant plus que le narrateur dit être le même que dans Allah n’est pas obligé. De fait, une
question reste en suspens au terme de l’étude de ce dernier roman ; le travail artistique que
Kourouma entreprend dans Allah n’est pas obligé était-il entamé dans Quand on refuse on dit
non ?
Cela montre que la langue concassée et « incorrecte » de Birahima est un travail de
construction esthétique différente de la langue que le romancier utilise lui-même. Donc il
avait souvent besoin de retravailler sa langue.
767 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 15. 768 Kourouma (Ahmadou), Quand on refuse on dit non, Op. Cit., p. 34. 769 Kourouma (Ahmadou), Allah n’est pas obligé, Op. Cit., p. 10.
310
2. LA LOGIQUE CIRCULAIRE CHEZ ALAIN MABANCKOU
Notre dernier point sur la représentation des conflits traitera de la logique circulaire chez
Alain Mabanckou. Il faut, tout d’abord donner une idée de ce que l’on entend par logique
circulaire. Alain Mabanckou, jeune écrivain congolais qui commence à se faire connaître dans
les lettres francophones, veut imposer son style. Il s’agit d’un certain choix d’écriture que le
lecteur de ses œuvres peut facilement remarquer.
De notre point de vue, presque tous les romans d’Alain Mabanckou portent l’empreinte de
la circularité. Les personnages qu’il crée présentent beaucoup de similitudes avec le héros
tragique, dont la marque est itération. Ce sont des sujets en perpétuelle quête de bonheur, un
fait qui justifie leur errance narrative. Ils semblent généralement dans une incomplétude qui
les conduit le plus souvent vers un ailleurs inconnu. Ainsi, l’échec auquel ils se trouvent
confrontés dans cet ailleurs les ramène à leur monde. Les deux romans de Mabanckou ici
étudiés, présentent des personnages centraux semblables. Massala-Massala et Hortense Iloki
sont appelés à quitter leurs milieux natifs respectifs, pour aller à la quête d’un idéal de vie.
Seulement, entre leurs projets de vie et leurs réalisations, leurs parcours sont parsemés de
rouages, suscitant des ruptures importantes dans leurs vies et les ramenant au point de départ.
Dans Bleu Blanc Rouge, la rupture entraîne le déplacement du vers la France : il émigre
donc de son pays natal vers la France. Qu’est-ce qui mieux qu’une émigration peut entraîner
un changement complet ? La réponse à cette question permettra d’apporter une réponse à cette
interrogation.
Dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix, comme nous l’avons déjà dit, le mariage
conduit la narratrice dans la région natale de son mari. Ce changement de localité constitue un
bouleversement dans la vie d’Hortense Iloki qui doit s’adapter aux réalités de son nouveau
monde et ainsi épouser les valeurs du monde de son mari. Son parcours s’est pourtant bien
passé jusqu’à l’arrivée de la guerre qui lui rappelle qu’elle demeure étrangère dans ce milieu.
L’itinéraire de ces personnages est mouvement et déplacement. Dans les deux cas, ils
effectuent des voyages et ici, ils sont parsemés d’embûches.
311
Il n’est pas erroné d’apprécier ces voyages comme des voyages de quête : Massala-
Massala opte pour l’aventure parisienne afin de subvenir aux besoins de sa famille ; de son
côté, Hortense Iloki envisage de construire sa vie de femme ou d’épouse, en choisissant de
s’installer au Sud avec son mari. Ces tentatives aboutissent malheureusement à des situations
d’échec. Massala-Massala est rapatrié dans son pays après être arrêté par la police française et
la narratrice des petits-fils nègres de Vercingétorix doit fuir la localité de son mari et chercher
à atteindre sa localité natale. Ces réalités narratives nous invitent à poser la question qui suit :
le héros d’Alain Mabanckou doit-il, comme le héros tragique, affronter un destin où tout est
perdu d’avance ?
Pour répondre à cette interrogation, trois axes de lecture ont été privilégiés. Nous nous
interrogerons d’abord sur la fonction du secret dans l’écriture du roman ; puis nous
comparerons leurs histoires au mythe de Sisyphe, voire avec les personnages d’Albert Camus
car il apparaît clairement une intertextualité entre Mabanckou et Camus ; enfin, nous nous
interrogerons sur la stratégie narrative adoptée par le romancier.
2. 1– La fonction du secret
L’œuvre d’Alain Mabanckou, Bleu Blanc Rouge met en scène l’univers des immigrés
clandestins. Privilégiant un tel univers, on ne peut être surpris de voir dans ce roman l’une des
manifestations d’un tel cadre : le secret, manière de vivre dans ce milieu qui en devient même
une ligne de conduite. En choisissant un tel univers, l’auteur donne certaines pistes au lecteur
sur l’existence d’une vérité dissimulée mais met en place des stratégies narratives pour mieux
garder le secret. Ce procédé répond à la démarche herméneutique de Barthes qui écrit :
"La dynamique du texte (dès lors qu’elle implique une vérité à déchiffrer) est […] paradoxale : c’est une dynamique statique : le problème est de maintenir l’énigme dans le vide initial de sa réponse ; […] ; sa structure est essentiellement réactive, car il oppose à l’avancée inéluctable du langage un jeu échelonné d’arrêts : c’est, entre la question et la réponse, tout un espace dilatoire."770
Cette lecture de la vérité est le fil conducteur de l’analyse du secret dans l’univers des
immigrés clandestins que décrit Mabanckou. En effet, qui mieux qu’un clandestin sait garder
770Barthes (Roland), S/Z, Le Seuil, 1970, p. 81.
312
le secret au point de faire de sa vie un véritable secret ? Comment Alain Mabanckou parvient-
il à taire le secret dans son œuvre ? Et à quel moment la vérité est-elle sue ?
Venu en France avec un visa touristique dont la durée limite est de trois mois.
L’installation définitive de Massala-Massala à Paris est pourtant un secret de polichinelle,
autant pour sa famille que pour ceux qui doivent le recevoir en Europe. Ne pouvant obtenir un
visa long séjour, Moki, depuis la France use d’une ruse pour faciliter le voyage à Massala-
Massala :
« Cinq mois après son départ, Moki m’écrivit une lettre qui me réconforta. Il me demandait d’entreprendre mes démarches le plus tôt possible pour l’obtention du visa de touriste. "Nous verrons sur place comment prolonger ton séjour ; ce qui compte, c’est que tu entres en France." Un papier d’hébergement en bonne et due forme accompagnait la missive. »771
Ce passage est un indice sur le mode de vie qui attend Massala-Massala en France. La
décision reste dangereuse et montre les risques que prennent les candidats à l’émigration.
Pour ces derniers, seule l’entrée sur le territoire français compte, être en règles ne semble pas
les préoccuper :
"Mon visa ne m’autorisait pas un long séjour en France. C’était un titre de touriste, de celui-là qui voyage pour visiter un pays et non pour s’y établir définitivement. Il me fallait des papiers, si je devais résider longtemps en France. Autrement, je serais en situation irrégulière. Je ne manifestais aucune inquiétude. Pour moi, la situation s’arrangerait. Moki était là"772
L’importance de Moki dans ce milieu est ainsi soulignée. Massala-Massala se sent protégé
par ce personnage qui l’a fait venir en France. Moki contacte alors tous ceux qui
favoriseraient son intégration : « Moki m’intronisa dans son milieu. Cela allait changer
complètement le cours de mon existence, surtout la rencontre avec Préfet. »773 Suivent alors
les présentations et autres commodités pour accompagner le nouveau débarqué :
"Il me présenta à la plupart de ces personnages. Ses amis. Les plus influents de notre monde. Ses proches collaborateurs, comme il le disait, nimbé de fierté. Leurs sobriquets m’intriguèrent. Loufoques, mais précis quant à leur sens. Et quels sobriquets ! Chacun avait un pseudonyme qui évoquait son domaine d’activité."774
771 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 98. 772 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 138. 773 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 144. 774 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 145.
313
Après l’expiration de son visa de touriste, Massala-Massala se fait établir de fausses
pièces d’identité lui permettant d’exercer Parisiblement dans son milieu. Et dès lors, il
commence à vivre une mutation sans cesse. En effet, à chaque mission, il reçoit une nouvelle
identité. Derrière cette mutation permanente, il y a un homme : Préfet. Suit alors le récit sur ce
personnage dont seul le pseudonyme renseigne le lecteur sur son activité. Préfet est
effectivement l’homme qui a la charge de régulariser les « débarqués ». C’est par lui que
Massala-Massala obtient les papiers lui octroyant la nationalité française et c’est aussi par lui
qu’il se perd comme le montre la narration. Dès leur premier contact, les deux hommes ne se
quittent plus car Moki a scellé leur lien en décidant de faire de Préfet le mentor de Massala-
Massala. Cette décision et surtout son résultat qui a conduit Massala-Massala à renoncer à son
identité, l’ont scandalisé au départ. Massala-Massala fait alors le portrait de ce personnage si
important dans leur milieu et ne cache pas sa surprise par rapport à son physique: « Lorsque je
rencontrai Préfet la première fois, je fus subjugué. Je m’attendais à une silhouette imposante,
forte et charismatique, tellement j’avais entendu son nom ici et là. »775 Il persiste sur la
description de Préfet, qui devient de plus en plus énigmatique et donne ainsi quelque piste sur
ce qui pourrait constituer leur secret. Sur sa lancée, Massala-Massala parle pourtant de Préfet
avec méfiance et un certain mépris par rapport à sa présentation :
"Préfet était petit de taille […] Ses cheveux étaient coupés court. Une petite gale rougissait ses joues et son menton. J’avais de la peine à le fixer. Ses yeux roulaient sans relâche dans ses orbites avant de se poser sur quelqu’un. Il consultait sa montre. Son temps était précieux. Personne ne connaissait vraiment son nom. Peut-être Moki. On ne l’appelait que par ce surnom sans savoir d’où il venait : Préfet."776
Massala-Massala évoque les goûts vestimentaires de Préfet. En effet, comme tout
« Parisien » qui se respecte, Préfet dépense des fortunes pour s’habiller. Il faut dire que tout
son argent se dépense dans les vêtements. Pour illustration, ces quelques mots : « Convaincu
que l’élégance était la clé de l’univers, il portait des vêtements luxueux, de grandes marques,
des chaussures Weston en crocodile. […] »777
775 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 154. 776 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 154. 777 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 155.
314
Massala-Massala use ainsi du « leurre »778, entraînant le lecteur sur une fausse piste. Il
s’offre et se dérobe. « Evidemment, pour maintenir le suspense, il ne dévoile pas trop vite le
secret sous peine de torpiller le suspense. »779 En effet, après la présentation du métier de
Préfet, Massala-Massala évoque l’obtention de ses papiers. Ainsi, le secret central engendre
d’autres et une autre fausse piste se révèle. Le narrateur donne ainsi l’impression que le secret
concerne la fausse identité qu’on lui donne. Après avoir utilisé toutes ses relations de la
métropole, Préfet a créé d’autres dans les départements d’outre-mer. C’est désormais avec ces
dernières qu’il travaille et qu’il a pu obtenir l’acte de naissance de Massala-Massala :
"Préfet avait vite saisi qu’il pouvait travailler autrement. Se mettre en relation avec ses amis d’outre-mer. Certains, alors, travaillaient avec lui. D’autres étaient intéressés par le gain facile, sans déclaration fiscale. Ceux-ci vendaient leur carte d’identité, à un coût qui ne laissait place à aucune tergiversation. Préfet achetait ces cartes ; les vendeurs s’arrangeaient pour entreprendre plus tard une procédure de déclaration de perte et disparaître de Paris un moment […] Il procéda autrement avec moi, je m’en souviens. Il avait acheté un acte de naissance vierge venant d’un département français d’outre-mer. Il l’avait rempli à un nom qui n’était pas le mien, l’avait signé et cacheté avec ses outils de travail, et nous nous étions présentés un matin à la mairie en prétextant une perte de ma carte d’identité française. Préfet m’avait tout expliqué avant de pénétrer dans ces lieux qui me gelaient tous les membres. Il m’attendait dehors. Une employée affable, dynamique, tellement mobile qu’elle devait marcher sur la pointe de ses pieds me reçut, disparut quelques minutes, revint, me fit signer un papier rose et me tendit, toutes dents dehors, le formulaire de la déclaration de perte. Je signais avec une angoisse qui humectait ma main. Je sortis de là avec ce document dans la poche. Avec cette déclaration, Préfet et moi nous rendîmes à la police de notre domicile…"780
Cette activité qui rapporte tant à Préfet, met aussi la police sur ses traces. Le trafic de
papiers auquel il s’adonne a conduit la police à le suivre et à ouvrir une enquête sur lui. Le
narrateur qui est aussi son filleul ne sait pas plus que le lecteur sur le personnage de Préfet. A
ce moment du récit, il croit être dans son secret. Cependant, après l’obtention de ses papiers,
Massala-Massala commence à découvrir le véritable visage de son mentor comme en
témoigne ce dialogue :
"- Tu me rendras simplement un service, dit-il. - Lequel ? m’enquis-je. - Travailler avec moi pendant quelque temps, tel était notre accord avec Moki te concernant… - Quel accord ? Travailler ?
778 Barthes (Roland), S/Z, Op. Cit., p. 81. 779 Mengue-Nguema (Régina-M.), « Que dit la vérité? Le secret d’Auguste-Victor dans Et Dieu seul sait comment je dors d’Alain Mabanckou », in Noirs secrets, ss. La dir. de Sylvie Brodziak et Christiane Chaulet Achour, Op. Cit., p. 41. 780 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 160-161.
315
- Oui, à moins que tu n’aies d’autres solutions pour couvrir les frais que j’ai engagés pour tes papiers, dit-il en faisant rouler ses yeux dans ses orbites. Ces papiers coûtent la peau des fesses. D’habitude, on me paye d’avance vingt à trente mille francs selon les cas. J’ai accepté de procéder avec toi autrement parce que Moki est un de mes meilleurs potes ; alors, tu viens bosser avec moi ou non ? Je n’étais plus en face du Préfet que Moki m’avait présenté. Il était sec, parlait sérieusement. Dans ce monde, rien n’était fait pour rien. Je m’en doutais bien. Je l’avais trop vite oublié. Il ne plaisantait plus. Il surveillait sa montre. - C’est un petit boulot de rien du tout. Un boulot pour les bleus."781
Massala-Massala vit cette conversation comme une révélation. Il semble découvrir ce
personnage énigmatique qu’est Préfet. Il a bien tenu à garder secret le service qu’il demandera
à Massala-Massala avant de lui obtenir les papiers. Le temps est donc bien choisi pour
annoncer à Massala-Massala qu’il travaillera désormais pour lui afin de lui rembourser tout ce
qu’il a dépensé pour ses papiers. Le secret bien gardé est alors ce « petit boulot pour les
bleus ». De quel boulot s’agit-il ? Malgré sa lancée, Préfet ne dévoile pas l’objet du travail à
Massala-Massala. Il retarde l’aveu en entreprenant un travail psychologique sur lui, un travail
qui ressemble à une véritable initiation dans le milieu des trafiquants. Un milieu au sein
duquel il faut vivre sans scrupules :
"- L’ennui, avec les bleus, […], c’est que vous voulez tout savoir avant de vous lancer sur un coup. Il s’agit d’aller travailler pour gagner quelque chose. C’est un travail. Un vrai travail comme tout autre. Il n’y a pas de honte et de scrupules à entretenir. Pourquoi rougir de ça ? Qui a dit que l’argent avait une odeur ?"782
L’heure n’est plus au renoncement. D’ailleurs Massala-Massala n’a plus le choix puisque
Préfet vient le chercher dans leur logement de fortune :
"J’entendis quelqu’un frapper à la porte. Quelqu’un de notre milieu car il avait respecté le code secret. Je n’eus pas besoin de guetter par le judas. Je supposais que c’était Préfet […] Il tenait dans sa main un sac en plastique chargé. Il me le remit en le balançant sur le plancher. Je découvris ma tenue de travail."783
Ainsi vêtu de sa tenue de travail, Massala-Massala suit son mentor, non sans être curieux
de connaître l’objet de son travail. Mais Préfet ne passe pas directement à l’aveu, il continue
de faire patienter son élève car dans ce cercle, la patience est une grande qualité. Il lui parle
du métro 4 et pour Massala-Massala, ce discours semble dépourvu de toute logique :
781 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 162-163. 782 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 166. 783 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 168-169.
316
"- J’ai dit que c’était mathématique. - C’est bien ce que j’ai entendu, mais ce n’est pas si clair pour moi… - J’y arrive, patience, débarqué. […] Il décortiqua son problème mathématique : - Suppose que je sois en possession de deux chéquiers, ce qui est le cas en ce moment précis […] - Je ne vois toujours pas qu’est ce que je vais faire et comment nous… - Arrête ton blabla ! coupa-t-il, au bord de l’irritation. Tu es bleu, c’est normal. Tu devrais comprendre les choses avant qu’on te les explique. Dans ce boulot, il n’y a qu’un seul secret : l’anticipation. Plus tu anticipes, plus tu gagnes."784
Préfet poursuit ses recommandations à l’égard du « bleu ». Ces discours sont transcrits
sous forme de dialogue. C’est dans ces conversations que naît l’aveu du secret qui n’apparaît
vraiment pas comme une confidence mais qui marque un certain niveau dans l’initiation du
débarqué. C’est en quelque sorte le baptême qui lui permet d’intégrer dignement le milieu des
immigrés clandestins mais surtout pour rembourser sa dette à Préfet. Préfet dévoile alors sa
mission à Massala-Massala. Elle consiste à acheter les tickets de transport Orange avec des
chèques volés. Cette mission impose à Massala-Massala de changer une nouvelle fois
d’identité, en prenant celle de Eric Jocelyn-George, le propriétaire des chéquiers. Toutefois la
mission comporte deux phases, après cette première phase, Massala-Massala doit revendre les
tickets de transport au marché noir. Préfet en a fait un véritable marché et connaît tous les
rouages. Massala-Massala ainsi dans le secret, comment le récit se poursuit-il ?
L’écrivain ne clôt pas son récit sur le dévoilement du secret. Il ne fait que lui permettre de
faire avancer la narration. De fait, le dévoilement du secret n’est qu’un tremplin montrant les
agissements des immigrés clandestins et le sort qui leur est réservé quand ils se font prendre.
Dans ce récit de deux cents vingt-deux pages, le secret est dévoilé à la page cent soixante-
douze, les cinquante pages restantes tournent autour de l’arrestation de Massala-Massala. Une
arrestation, qui malgré les attentes des policiers, ne met pas fin au réseau de trafic entretenu
par Préfet et ceux de son monde.
Pour l’illustrer, mettons l’accent sur le comportement de Massala-Massala lorsque la
police l’arrête en train de revendre des titres de transport achetés avec des chéquiers volés au
marché de Château-Rouge. Malgré les menaces des agents de police, il ne dit rien. Il renie
tout et ne reconnaît personne :
784 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 170-171.
317
"Le Noir, tempétueux, défonça la porte de la chambre d’un coup d’épaule et faillit s’étaler sur les couvertures en laine. Il n’y avait personne dans la chambre. Ils étaient contrariés, dépités, et me firent asseoir par terre. Le plus petit aboya : - Où est Préfet ? Son regard était en flamme. Son corps musclé paraissait attendre l’instant propice pour m’envoyer un coup fatal dans la figure. - Je n’en sais rien, répondis-je en me protégeant le visage. […] - Et ça, c’est quoi ? s’époumona-t-il. Il fit tomber sur mes jambes deux photographies Polaroïd en noir et blanc. Sur la première, nous discutions avec Préfet devant la station de métro Porte d’Orléans […] - Alors, vous ne savez toujours pas où crèche votre complice ?"785
Massala-Massala tient, par son silence, à honorer le code de leur univers. Il veut garder
secret cet univers, pensant protéger ceux de son monde. Le secret central engendre alors
d’autres et le récit entre dans un enfermement où rien ne semble avouable. Massala-
Massala est conscient que sa situation devient insoluble, sans issue, alors il refuse de
collaborer avec la police qui veut démanteler le réseau. Il raconte :
"La réponse me parut d’une évidence banale. Ils voulaient remonter la filière. Savoir comment nous opérions. Combien nous étions. Qui était en amont. Dans quels lieux, autres que Château-Rouge, nous écoulions ces titres de transport […] - Pour la dernière fois, où vit Préfet ? - Je n’en ai aucune idée. […] - Bon, embarquez-moi ça !"786
Le refus de collaboration de Massala-Massala amène les policiers à le conduire dans
un centre de rétention provisoire ; un bâtiment aux allures d’un asile où le narrateur frôle
la folie. En effet, il y perd le fil de ses idées.
Massala-Massala est accusé de « complicité d’escroquerie, d’usurpation d’identité, de
faux et usage de faux […] »787 Ces chefs d’accusation lui valent un long séjour en prison,
suivi à sa sortie d’un rapatriement. La mission que Préfet a confiée à Massala-Massala et
qui constitue le secret de l’œuvre apparaît comme une mission impossible ; un secret
inavouable. En effet, une fois dans ce secret, Massala-Massala a vu sa vie prendre un
tournant irréversible.
785 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 196. 786 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 197-198. 787 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 202.
318
Enfin, en écrivant un roman autour et sur l’immigration clandestine en France, thème très
actuel de la politique française788, Alain Mabanckou s’est penché sur la facilité qui gagne
certains immigrés clandestins qui se livrent à des pratiques en tout genre, d’une part et d’autre
part, sur le traitement des immigrés clandestins dont le sort reste scellé dès qu’ils tombent
dans les mains de la police. Massala-Massala, dans son pays d’origine a succombé au rêve
bleu-blanc-rouge, en arrivant en France, il a découvert ce que cachait ce rêve. Ceux qui
étaient arrivés avant lui et qui étaient sensés le recevoir, l’ont exposé à ses risques et périls.
Massala-Massala s’est retrouvé seul dans cette maison de rétention, en attente de son
expulsion, sans une aide extérieure sur laquelle compter. Tous ceux de son milieu lui ont
tourné le dos. C’est bien entendu dans cette solitude qu’il est rapatrié. Avec Bleu Blanc
Rouge, Alain Mabanckou montre non seulement comment les immigrés clandestins qui
érigent le secret comme philosophie et semblent vivre en harmonie, sont égocentriques mais
aussi comment la France traite tout homme qui se retrouve illégalement sur son sol.
2. 2– Une intertextualité et son détournement
L’histoire des personnages que nous analyserons dans ce point, sera étudiée comme un
itinéraire, parcours borné par deux points : un point de départ et un point d’arrivée. Dans le
roman en général, ce parcours décrit l’itinéraire du personnage central, ici il s’agit des
personnages en mouvement, qui effectuent des voyages réels ou symboliques parsemés
d’embûches.
Dans les deux œuvres d’Alain Mabanckou, les voyages ou cheminements narratifs des
personnages sont clairement identifiés : dans Bleu Blanc Rouge, Massala-Massala, comme
nous l’avons déjà dit, part de son pays natal pour Paris, en France. Quant à Les petits-fils
nègres de Vercingétorix, Hortense Iloki quitte la terre de son père pour un autre espace de vie. 788 La politique d’immigration prônée par la France actuellement et dont son président, Nicolas Sarkozy en est le pourvoyeur, fait couler beaucoup d’encre. Il défend une immigration « choisie » contre l’immigration « subie », une réalité politique qui pourrait conduire à un pillage des cerveaux en Afrique par exemple. Ainsi, tous ceux qui se retrouvent en situation irrégulière sur le territoire français et dont les compétences n’apportent rien à la France, sont menacés d’expulsion. En effet, depuis 2003, le ministère de l’intérieur transmet aux préfectures un objectif chiffré d’expulsions. Sur LCI.fr, datant du 14 janvier 2008 et que nous avons consulté le 9/04/2009, le Premier ministre français, François Fillon demande au moins 25000 expulsions à son ministre de l’immigration pour la seule année 2008 : « Le chiffre fixé pour 2007 n’a pas été atteint. Il faudra faire plus. Le Premier ministre a fixé lundi à "au moins" 25000 le nombre d’expulsions d’étrangers en situation irrégulière en 2008, un objectif chiffré identique à celui de 2007. La semaine dernière, le ministre de l’immigration, Brice Hortefeux avait estimé entre 23000 et 24000 le nombre d’expulsions d’immigrés en situation irrégulière en 2007, en dessous de l’objectif de 25000. » Il s’agit tout simplement du chiffre ! Le pays des droits de l’homme a transformé l’humain en simple chiffre et compte ainsi résoudre ses problèmes en matière de l’immigration !
319
La succession de malheurs qui assaillent Massala-Massala peut être lue comme le résultat
d’une organisation narrative destinée à rendre la vie de Massala-Massala absurde,
incompréhensible, voire inintelligible. On peut également soutenir que leurs successions sont
rapides. De sorte que l’enchaînement des malheurs ne laisse pas au personnage le temps de
s’en remettre. Ainsi, le destin de Massala-Massala paraît problématique dès le départ de son
pays. Plus tard, la clandestinité dans laquelle il vit remet en question l’espèce de protection
que lui promettait Moki au pays et qui lui procurait une certaine fierté. Bien que sa vie soit un
instant idéale grâce à son voyage en France, sa rencontre avec Préfet, comme nous l’avons
précédemment souligné, ouvre définitivement la boîte de Pandore des malheurs qui ne
cesseront plus d’infliger à Massala-Massala une existence infernale. Notamment, à cause de la
cupidité affichée de Préfet qu’il découvre après l’obtention de ses papiers. Car comme nous le
savons, il avait quasiment obligé Massala-Massala de travailler pour lui afin de rembourser sa
dette.
A la lumière de ce qui précède, il paraît fondé de dire que le destin qui accable ce
personnage central est imputable à la vision idyllique que ceux de son pays ont de la France.
Et sur place, Massala-Massala apprend très vite l’envers de l’espoir qu’est cet El dorado. Le
regard qu’il porte sur son nouveau monde en est le témoignage :
"J’avais ouvert les yeux sur un autre monde. Qu’est-ce que je voyais devant moi ? Ces personnages noctambules. Ces conciliabules qui tiraient en longueur. Ces murmures sur le palier. Je doutais de ma présence. De ce Paris-là. Du Paris de Moki. Des autres compatriotes. De ceux qui le voyaient ainsi et qui s’en accommodaient. Que pouvais-je faire ?"789
Toute considération faite, il apparaît que dans Bleu Blanc Rouge, le destin de Massala-
Massala soit fixé par ceux qui le reçoivent en France. Il se retrouve pris au piège de leurs
magouilles et surtout de leur pouvoir, à tel point que, malgré le danger que représente son
changement d’identité et dont il est conscient, il ne peut pas refuser la mission qui lui est
confiée et qui en plus le condamne une seconde fois à changer de nom. Il note :
"Je ne dus pas attendre longtemps pour apprendre à vivre autrement. Entre l’effet de surprise et l’attitude de Moki, j’étais partagé. Le cercle s’était refermé derrière moi. Moki avait deux visages. Il portait plusieurs masques. Un masque pour le
789 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 134.
320
pays. Un autre pour Paris. Sa fermeté m’avait sidéré. Je pouvais la supporter ; il me suffisait de ne pas lui répondre. Cette autorité m’incommodait. Une autorité gagnée simplement parce qu’il était le premier à avoir foulé cette terre de rêve. Il était dans son monde. C’était à moi d’y trouver ma place. La petite place qu’il m’accordait…"790
Le narrateur du roman d’Alain Mabanckou est sous l’emprise des forces qui lui sont
supérieures. Massala-Massala est victime de ses prédécesseurs qui lui tracent un destin
semblable à celui du héros tragique à la seule différence que le héros tragique est voué à la
mort tandis que le narrateur d’Alain Mabanckou est condamné à recommencer une nouvelle
vie qui est loin de celle dont il rêvait depuis son pays. Un parallèle peut donc être établi entre
sa vie et celle de Sisyphe face à son rocher.
L’essai d’Albert Camus, Le mythe de Sisyphe791, peut nous aider à éclairer autrement le
parcours de Massala-Massala. Roi de Corinthe, Sisyphe a laissé à la postérité l’image d’un
souverain meurtrier. Il a en effet commis des crimes crapuleux contre son peuple. C’est pour
cette raison qu’il fut condamné par les dieux à une double peine. Il fut d’abord conduit aux
enfers, puis contraint à rouler un rocher au sommet d’une montagne. Mais celui-ci retombait
toujours avant même d’avoir atteint le sommet de la montagne. C’est moins pour ses crimes
que pour cette condamnation insensée qu’Albert Camus s’est inspiré de ce personnage
historique pour illustrer l’absurde inhérent à la condition humaine.
Un parallèle fort intéressant peut se faire entre le destin du personnage d’Alain
Mabanckou et le roi de Corinthe accomplissant le supplice divin. Le rapprochement entre
Sisyphe et Massala-Massala s’établit par l’éternel recommencement auquel sont confrontés
les deux personnages. La répétition de l’échec et l’intime conviction de ne pas échapper à la
vérité immuable de l’histoire ou du destin pour le premier. La répétition de l’effort et sa
continuité constante pour le second. Dans un cas comme dans un autre, l’homme est face à
lui-même. Irréconciliable à lui-même. Comme le roi de Corinthe, Massala-Massala finit par
assumer son destin, posant la marginalité comme une éthique, une morale humanisante à
partir de laquelle se dégagera sa philosophie personnelle de la vie. Seul dans sa cellule, il
monologue :
"Dans les quatre murs de la prison, je ne voulais plus penser à toutes ces personnes de notre monde. Je voulais faire le vide autour de moi. Ne plus penser qu’à moi-même, à personne d’autre.
790 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 134. 791 Camus (Albert), Le mythe Sisyphe, Paris, Gallimard, 1985, 1ère Ed. 1942.
321
Entendre les voix intérieures de la conscience fut une rude épreuve. Je balayais d’un revers de main les pensées qui m’infligeaient des remords. Je n’y parvenais pas pour autant. Un miroir était en face de moi. L’homme que je découvrais m’intimidait. Je n’arrivais pas à m’en détacher. Ses grands yeux me fixaient sans ciller. Son front attristé m’apitoyait. Ses traits tirés soulignaient son épuisement devant les événements. Je tendais la main pour le toucher. Je remarquais que je me tendais la main à moi-même. J’étais loin. J’étais dans un trou depuis que le verdict était tombé comme un couperet… Personne ne venait me rendre visite à la maison d’arrêt. Et pour cause : le visiteur aurait connu le même destin que le mien. Je n’avais pas non plus reçu de lettre. C’était une des règles de notre milieu. On ne se connaît plus. J’étais devenu sale. J’avais failli à ma mission. J’étais indigne du milieu. Où était passé Préfet ? Où était passé Moki ? Avaient-ils rapporté la nouvelle de mon incarcération au pays ? J’étais sûr que non. Ils avaient intérêt à le dissimuler pour leur propre image."792
A bien des égards, ce qui est pour Massala-Massala un rocher de Sisyphe, c’est bien ce
rapatriement qui est un échec dans sa course de l’El dorado français. Cette histoire le
poursuit, le devance et agit sur lui telle une puissante force déstabilisante. Ainsi reclus au très
fond de sa cellule, son arrestation qui marque la fin de tout espoir ne cesse de hanter le
narrateur d’Alain Mabanckou.
Il se manifeste une véritable intertextualité ou un « entredire », néologisme utilisé par
Martine Mathieu-Job pour l’ouvrage collectif L’entredire francophone793, entre l’œuvre de
Camus et celle de Mabanckou. L’emprunte de l’écriture camusienne apparaît importante dans
cette œuvre de l’écrivain congolais. En effet, la description que Massala-Massala fait de la
prison rappelle assez un personnage important d’Albert Camus. Il s’agit de Meursault qui,
après l’assassinat de celui qu’il désigne par l’ « Arabe », s’est retrouvé face à lui-même, à son
image ou ce qui était devenu son image, après cinq mois passés dans sa cellule : « Ce jour-là,
après le départ du gardien, je me suis regardé dans ma gamelle de fer. Il m’a semblé que mon
image restait sérieuse même que j’essayais de lui sourire. Je l’ai agitée devant moi. J’ai souri
et elle a gardé le même air sévère et triste. »794 Meursault comme Massala-Massala, se
retrouvent face à leur image qui leur devient complètement étrangère. La prison imprime une
perte d’identité aux deux personnages. Cette intertextualité montre l’absurde inhérent chez les
deux personnages. La liberté, l’espoir, en somme la vie, ne tiennent à rien. Leur incarcération,
qui les prive de liberté, les coupe aussi de ceux de leurs mondes respectifs. Comme l’observe
Christiane Chaulet Achour, à propos de Meursault : « L’indifférence de Meursault est sa
différence qui l’expulse de sa communauté comme une brebis galeuse. »795 Tout se passe
792 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 200-201. 793 Mathieu-Job (Martine), L’entredire francophone, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2004. 794 Camus (Albert), L’étranger, Paris, Gallimard, 1ère Ed. 1942, Coll. Folio, 2008, pp. 123-124. 795 Chaulet Achour (Christiane), Albet Camus, Alger. L’Etranger et autres récits, Biarritz, Ed. Séguier, 1999, p. 90.
322
comme si la prison tenait à anéantir Massala-Massala, à l’épuiser en lui donnant un coup
fatal :
"Dehors, on m’avait oublié. J’étais un homme sans identité, moi qui, un temps, en avait endossé plusieurs. Je ne savais plus qui j’étais en réalité. Massala-Massala, mon vrai nom ? Marcel Bonaventure, le nom d’adoption ? Éric Jocelyn-George, le nom de travail ? S’oublier. N’être plus qu’un homme anonyme. Sans passé. Sans avenir. Condamné au présent immédiat, à le porter jour après jour, le regard baissé. Un homme sans repères, traqué par les remords, tourmenté par la nuit, mangé par l’épuisement. J’étais un autre homme…"796
Le monologue de Massala fait penser au conflit intérieur auquel se livre Jacques Cormery
dans Le premier homme797 d’Albert Camus. Comme Jacques Cormery dans cette petite ferme
située nulle part, Massala-Massala se sent perdu dans cette prison et ne sait plus qui il devient.
Ainsi, désarmé psychologiquement, le narrateur du roman d’Alain Mabanckou doit purger sa
peine de prison qui apparaît comme une étape importante dans sa marche vers le sommet. Il
raconte :
"La prison fut une traversée du désert, celle qui me mit face à mes responsabilités. Celle qui me montra que le destin était une ligne brisée, un terrain émaillé de bancs de sable qui empêchent la marche. Ma France à moi était celle-là."798
Devant cette réalité, Massala-Massala adopte la même attitude de défiance que Sisyphe
devant l’énorme rocher se roulant pour une énième fois avant le sommet de la montagne,
espérant ainsi échapper au rapatriement :
"J’étais courtois aussi bien avec les codétenus qu’avec le personnel de la maison d’arrêt. Je ne répondais pas aux incartades des autres. Dieu seul sait combien de fois je m’y étais confronté. Je m’éloignais des conciliabules et des projets de coups louches qui finissaient par arriver jusqu’aux oreilles des surveillants […] J’acceptai d’apprendre la menuiserie pendant mon incarcération. J’endossai une combinaison bleue. Nous étions nombreux à suivre un maître jusqu’à l’atelier de l’établissement pénitentiaire."799
Le comportement de Massala-Massala en prison n’ouvre pas à la révision de sa peine. Il
lui permet juste de s’assurer une certaine sécurité dans ce milieu dangereux où des
796 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., pp. 202-203. 797 Camus (Albert), Le premier homme, Paris, Gallimard, (1ère Ed. 1944), Coll. Folio, 2000. 798 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 203. 799 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 205.
323
surveillants traitent parfois des détenus comme des sous-hommes et où certains détenus
exercent des violences sur les plus faibles. Massala-Massala y fait preuve de sagesse et
apprend, comme bien d’autres détenus, un métier. La prison apparaît alors comme le lieu
d’insertion de ce personnage. Si la prison est un lieu de privation des libertés, Massala-
Massala la considère à un moment donné comme un espace convivial, voire de luxe dans la
mesure où elle se trouve sur le territoire français. De fait, sa libération vient sonner le glas qui
marque la fin de son séjour sur le territoire français et donne lieu à son expulsion. Il vit sa
libération avec beaucoup d’appréhensions :
"Je ne me réjouissais pas de cette liberté qui s’offrait à moi. Bien plus, je l’appréhendais. Sortir. Un moment que je redoutais à présent. La raison était là, écrite noir sur blanc, sans possibilité de la discuter. La raison était cette fausse note, sèche, expéditive et impérative qui accompagnait la décision de liberté : je devais quitter le territoire français… Cette décision impliquait une grave conséquence : dès que j’aurais le nez dehors, on me reconduirait à la frontière manu militari. On ne me laisserait pas le temps de souffler. Vous êtes libre, mais vous devez regagner votre pays car la France n’a plus besoin de vous. Je me sentais évincé, répudié, indésirable."800
La sortie de prison de Massala-Massala qui devait être un instant de joie se transforme en
cauchemar. Elle marque la fin de son rêve bleu-blanc-rouge et signe l’échec de la conquête de
l’El dorado français. Cet échec est vécu comme un tournant essentiel dans la vie de Massala-
Massala. Il ne pourra pas offrir un certain confort à sa famille. Son voyage pour lequel ses
parents se sont endettés et qui représentait un espoir de vie meilleure devient l’envers de
l’espoir. Il dit :
"La perspective du retour m’ébranle. Je ne suis plus qu’un bon à rien. Je ne suis plus qu’une loque. Un raté. Je ne m’étais pas préparé à cela. Ne pouvait-on pas m’accorder quelques mois, le temps de préparer une petite malle d’habits, de présents pour la famille ? La naïveté m’a fait penser que ces deux hommes pouvaient m’aider. Silence. Je dois quitter la France. Je suis une brebis galeuse. Une branche morte…"801
Ayant quitté son pays, Massala-Massala a émigré vers la France, à la fois pour y faire
fortune et surtout, pour sortir sa famille de la misère et lui permettre de mener une vie
décente. Ainsi que cela a déjà été affirmé par ailleurs, c’est à Paris que Massala-Massala
espérait réaliser son rêve d’enrichissement dans le sillage de Moki qui, grâce à son
émigration, a permis à sa famille de vivre à l’abri du besoin. Et, contrairement à Moki,
800 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 207. 801 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 214.
324
Massala-Massala ne pourra pas offrir ce luxe aux siens. Il doit même quitter la France sans le
moindre souvenir matériel. L’expulsion de Massala-Massala qu’il vit comme un véritable
échec, le ramène quelques mois en arrière lorsqu’il était dans son pays, en attente du
certificat d’hébergement que devait lui envoyer Moki et qui devait lui ouvrir les portes de la
France. Et, une fois de plus, Alain Mabanckou livre son narrateur à l’éternel
recommencement ; un retour aux sources qui accompagne généralement les personnages du
romancier congolais, comme nous l’avons fait remarquer dans un article : « En effet, les
œuvres romanesques de Mabanckou, de façon générale, se terminent comme des fables,
c’est-à-dire par des leçons de morale qui mettent chacun de ses personnages devant ses
responsabilités, en l’invitant à ne jamais fuir son passé et à assumer sa condition et ses
actes. »802
L’expulsion conduit Massala-Massala à adopter l’attitude de Sisyphe devant son rocher.
Dans l’avion qui le ramène dans son pays, Massala-Massala ne compte pas abdiquer. Il
envisage de retenter l’aventure parisienne comme en témoigne ce monologue : « Mentalement
je me prépare. Je ne peux écarter l’éventualité de ce retour en France. Je crois que je
repartirai. Je ne peux demeurer avec un fiasco dans la conscience. C’est une affaire
d’honneur. Oui, je repartirai pour la France. »803 Le roman d’Alain Mabanckou se termine sur
ce monologue du narrateur qui ne semble pas vouloir renoncer à son rêve bleu-blanc-rouge
même après des mois d’humiliation passés dans une maison d’arrêt. Ici, la France apparaît
comme le sommet de la montagne que Massala-Massala tient à atteindre malgré les difficultés
qu’il peut rencontrer. Il se prépare psychologiquement à retenter l’aventure de la France dans
l’espoir d’y parvenir un jour.
Dans l’autre roman, Les petits-fils nègres de Vercingétorix, la narratrice qui transgresse en
quelque sorte les traditions du pays, est rattrapée par son histoire. En effet, le mariage
d’Hortense Iloki que nous avons présenté comme une transgression échoue lorsque le Nord et
le Sud se livrent une guerre fratricide. Cette réalité permet à Hortense de comprendre que le
pays a toujours vécu dans un régionalisme poignant. Elle doit alors réaliser un retour aux
sources pour se sauver et sauver la vie de sa fille comme nous l’avons déjà souligné.
802 Mengue-Nguema (Régina-M.), « Que dit la vérité? Le secret d’Auguste-Victor dans Et Dieu seul sait comment je dors d’Alain Mabanckou », in Noirs secrets, ss. La dir. de Sylvie Brodziak et Christiane Chaulet Achour, Op. Cit., p. 49. 803 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 222.
325
L’expulsion de Massala-Massala et l’échec du mariage d’Hortense Iloki montrent la
prédominance de l’échec dans l’œuvre de l’écrivain congolais. A l’image de ces deux
premiers, les personnages centraux804 des œuvres d’Alain Mabanckou sont voués à l’échec.
Cet échec les ramène toujours à leur point de départ et leur impose un éternel
recommencement.
2. 3– Quelle stratégie narrative ?
Si nous regardons les deux œuvres d’Alain Mabanckou retenues pour notre étude, nous
remarquons que leur construction semble similaire. Elles commencent par une sorte de
résumé qui leur sert de préambule et qui présente surtout le résultat final. Le lecteur entre
donc dans l’œuvre avec une idée sur le dénouement du récit.
Dans Bleu Blanc Rouge, par exemple, le début qui sert aussi d’introduction au roman est
intitulé : « ouverture ». Les premières phrases de cette entrée en matière sont celles-ci :
« J’arriverai à m’en sortir. Je ne sais plus de quel côté se lève ou se couche le soleil. Qui
entendrait mes plaintes ? »805 Une telle ouverture éveille la curiosité du lecteur que le
narrateur installe déjà au cœur de ses déboires. Cela se confirme dès la page suivante, donnant
un aspect confidentiel au récit. Dans une sorte d’introspection qui prend des allures d’un
dialogue, le narrateur de Mabanckou monologue :
"Croyez-moi, ce n’est pas tant l’affrontement qui me désespère ; je suis rompu à cela. Ce sont plutôt, je le devine d’ici, tous ces yeux écarquillés, toutes ces mains déployées qui m’attendent. C’est une promesse que chacun de nous porte comme la tortue porte sa carapace. Je ne peux me permettre de ne pas regarder de ce côté-là. Je ne peux ignorer subitement tout cela. Ils m’attendent. Je suis leur seul recours. Je me sens chargé d’une mission qu’il faut accomplir à tout prix. Autrement, que leur dirais-je ? Que je n’ai pu aller jusqu’au terme ? Vont-ils m’excuser ? Vont-ils me comprendre ?"806
804 Cf. Auguste-Victor dans Et Dieu seul sait comment je dors qui, après avoir fui Basse-Terre et Saint-Sauveur suite au viol de sa nièce, s’était réfugié à Vieux-Habitants pour y trouver un endroit où il pourrait définitivement rompre avec son passé. Malheureusement, ce passé l’a suivi et il doit, comme dans les endroits où il a vécu auparavant, supporter le jugement et les regards inquisiteurs des hommes ; Grégoire Nakobomayo, dans African psycho, un orphelin recueilli par une riche famille, est condamné à retourner vivre dans la rue après avoir percé l’œil de son frère adoptif qui a tenté d’abuser de lui. Il devient alors criminel, s’identifiant à Angoualima, un grand assassin mort, devenu son idole ; Verre Cassé, dans l’œuvre éponyme raconte des existences promises à une destinée certaine et qui finissent anéanties par l’adversité, etc. Ces trois exemples attestent de la circularité de l’œuvre d’Alain Mabanckou où le personnage est toujours ramené au point de départ. 805 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 11. 806 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 12.
326
Le narrateur évoque un échec personnel qui devient en quelque sorte un échec collectif.
Apparemment chargé d’une mission qui sortirait les siens de la misère, le narrateur aurait
échoué et se trouve dans une impasse. Il est coincé entre son échec et le regard de tous ceux
pour qui il incarnait le seul espoir. Le récit se poursuit dans cette confession, confirmant la
présence d’un narrateur intradiégétique qui élabore son discours à la première personne du
singulier : « je ». Le narrateur identifie sa vie à une partie de poker, sachant qu’au poker, soit
ça marche, soit ça échoue. A lire sa confession, la partie de poker a été un échec et celui-ci est
difficile, voire impossible à surmonter. Les pages suivantes édifient sur la nature de l’échec :
il s’agit d’un rapatriement précédé d’une détention dans une maison d’arrêt en région
parisienne. Jusqu’à la vingt-septième page qui marque la fin de l’ « ouverture », le narrateur
ne dévoile jamais son identité.
Dans la première partie, titrée « Le pays », il reprend l’histoire depuis le début. Le
personnage qu’il y évoque en premier, c’est Moki, dont il donne le patronyme qui n’est pas
accompagné du prénom à ce moment-là du récit. Tout le monde peut-il avoir un nom dans
l’histoire ? Dès lors, l’importance de Moki paraît évidente dans l’évolution de la narration. Il
dit :
"Au commencement il y avait ce nom. Un nom banal. Un nom à deux syllabes : Moki…"807
Moki est le personnage qui crée des émules chaque fois qu’il rentre au pays. C’est lui qui
a favorisé l’émigration du narrateur qui était fasciné par tout ce que Moki a réalisé pour sa
famille. Il évoque alors la famille de Moki, le statut qu’il a offert à son père dans leur milieu
comme nous en avons précédemment parlé. Le narrateur a été séduit par ce personnage et
projette de l’approcher pour envisager de voyager. C’est à ce moment du récit qu’il parle de
sa famille, sans pour autant donner leurs patronymes. Ce désir d’anonymat s’affirme après
l’obtention de ses passeport et visa. Le narrateur ne fait aucune allusion à son nom. Suivent
alors les derniers conseils du père pour son fils qui est sur le point de partir pour la France.
Ces adieux révèlent une pratique traditionnelle de la culture de leur société. Dans ce roman où
la ville est le lieu de la narration, la tradition se manifeste par ce rituel qu’opère le père en
disant au revoir à son fils : 807 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 36.
327
"Il regarda autour de nous. Personne n’errait dans les lieux. Il fouilla dans les poches de son boubou et sortit une feuille de palmier sèche et une motte de terre enveloppée dans un bout de papier. - Tu ignores bien sûr d’où vient cette terre rouge… Je fis non de la tête et le sollicitai du regard pour qu’il me dévoile où il l’avait prise. Il m’apprit que c’était la terre de la sépulture de sa mère, ma grand-mère. Il me dit de me mettre à genoux. Je le fis sans hésitation. Il me tint la tête et psalmodia des paroles, les yeux fermés. Il me dit ensuite de m’étendre en long par terre, les yeux clos. Je m’exécutai. Il m’enjamba trois fois de suite et me demanda de me relever. Il m’étreignit de toutes ses forces."808
Ce rituel est lourdement chargé de signification. Le père donne toute sa bénédiction à
son fils pour aller à la conquête de la France. Il lui remet la motte de terre, symbole
d’attachement à sa terre, aux siens mais aussi symbole de protection. Cependant, l’itinéraire
du personnage vient aisément infirmer l’efficacité de cette pratique. Ce choix du parcours
narratif du personnage répond à une certaine logique de l’écrivain congolais qui décrie
certaines pratiques culturelles. Alain Mabanckou, à travers l’échec de son personnage montre
les limites des rites culturels.
Le voyage marque donc la fin de la première partie et la deuxième partie : « Paris », a
pour lieu de narration Paris. C’est dans cette partie que le narrateur découvre la réalité sur ses
compatriotes qui vivent à Paris809. C’est aussi dans cette partie qu’il donne pour la première
fois son identité. Il déclare : « Moi, Marcel Bonaventure, vous avez bien entendu, Marcel
Bonaventure… »810 C’est le premier nom qu’il fait découvrir aux lecteurs. A la page suivante,
il raconte l’histoire de son nom : « Mon nom était encore Massala-Massala. Le même nom
répété deux fois. »811 Ce patronyme a une signification dans son patois ; il se traduit par « ce
qui reste restera, ce qui demeure demeurera. »812 Mais comme nous l’avons vu
antérieurement, Massala-Massala a été condamné à changer d’identité, devenant une première
fois Marcel Bonaventure et une seconde fois Eric Jocelyn-George. Et si ces changements
d’identité constituaient une transgression chez le personnage ? Le fait de changer de noms
808 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 114. 809 L’envers de l’espoir que découvre Massala-Massala est propre aux romans sur l’émigration en général, particulièrement dans la littérature maghébine avec entre autres, Le polygone étoilé de Kateb Yacine (Paris, Seuil, 1966), La réclusion solitaire de Tahar Ben Jelloun (Paris, Seuil, 1976) et Le silence des rives de Sebbar Leïla (Paris, Stock, 1993). 810 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 126. 811 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 127. 812 Mabanckou (Alain), Bleu Blanc Rouge, Op. Cit., p. 127.
328
alors que son nom d’origine, celui porté par son père et que portait son grand-père, n’autorise
pas de changement, a fait perdre des repères à Massala-Massala. Ne sachant plus qui il était,
son itinéraire était alors voué à l’échec. Ainsi, son initiation à la vie des clandestins de Paris
ayant échoué, Massala-Massala est condamné de retourner au point de départ et de tout
reprendre dès le début.
La deuxième partie tourne autour de ces changements d’identité et cet envers de
l’espoir que Massala-Massala découvre à Paris et qui le conduit à mener une existence de
paria jusqu’à son arrestation qui stipule aussi la fin de la seconde partie et du parcours du
personnage.
Le roman de Mabanckou comporte une conclusion, intitulée « fermeture ». Massala-
Massala y évoque son rapatriement, la honte qu’il essuiera dans sa société en rentrant sans le
moindre souvenir de son séjour parisien. Il y annonce aussi son intention de retenter
l’aventure parisienne. Le désir de recommencer est clairement explicité par le personnage.
Il reste à souligner que la narration dans Bleu Blanc Rouge s’opère sous forme de
flash-back. Ce sont des fragments de pensée que Massala-Massala a dans sa cellule de prison,
en recherchant à reconstituer toute son histoire. C’est pourquoi l’ouverture et la fermeture de
la narration qui représentent son introduction et sa conclusion sont quasiment identiques.
Dans ces parties de la narration, c’est du monologue en guise de confidence et regret de
Massala-Massala de sa cellule de prison à l’avion qui le ramène chez lui dont il est question.
Enfin, au-delà de la question de l’émigration qui apparaît à la première lecture de
l’œuvre du romancier, Bleu Blanc Rouge qui peut être considéré comme le récit d’un expulsé
du territoire français, traite aussi de l’aliénation, une aliénation proche de la folie, que vivent
des individus en attente de leur expulsion, dans leurs cellules de prison.
Dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix, la narration commence par la note de
l’éditeur, une sorte d’introduction que l’on a exploitée dans l’analyse. Après cette note, il y a
un « avant cahier » qui détermine le genre de cette fiction narrative : un cahier ou un journal.
Cela a déterminé le traitement de la chronologie dans le texte et a conditionné notre lecture de
la fiction, une fiction construite à la première personne du singulier et signée Hortense Iloki.
Elle se construit en trois parties qui ont chacune un titre. La première partie, intitulée
329
« l’Adieu à Christiane », se constitue de neuf chapitres. Après le décès de sa mère, madame
Kengué, Christiane Kengué demande une mutation à Batalébé où elle a hérité de la maison de
ses parents, dans l’absence, voire l’effacement de son frère Léopold Mpassi-Mpassi qui a
émigré en France depuis plus de dix ans. Depuis ce départ, il a envoyé une unique
correspondance dans laquelle, seule l’adresse était importante, tant le contenu était
insignifiant. Il s’y lit aussi la méfiance des habitants de Batalébé à l’égard de Gaston Okemba
qu’ils considèrent comme un étranger. La partie prend fin sur les adieux interminables et
douloureux entre Hortense qui projette de regagner le Nord et Christiane qui se résigne, en
sombrant dans la déchéance, à la suite des désordres orchestrés par les Petits-Fils nègres de
Vercingétorix. Cette partie, bien que logiquement désorganisée, est un hommage à Christiane.
En effet, la narration étant postérieure, la narratrice, dans sa fuite essaie tant bien que mal de
se mémoriser sa vie. De fait, la chronologie n’apparaît pas importante, ce qui semble
primordiale, c’est d’immortaliser ses souvenirs. Cela justifie le fait que les événements qui se
sont produits avant, sont relatés après et vice-versa.
La seconde partie : « D’Oweto (Nord) à Batalébé (Sud) », est composée de quatorze
chapitres. La narration tourne autour de la rencontre d’Hortense et son mari. Ce dernier a été
muté dans un collège du Nord de Viétongo, à Oweto. C’est le mouvement du Nord au Sud du
jeune couple qui constitue cette partie. Reste à souligner la tendance à la répétition et à la
dégradation dans le récit, car les choses qui se sont passées avant se trouvent racontées après.
Enfin, la troisième partie : « L’affaire d’Okonongo et ses suites » se construit avec huit
chapitres. C’est le bilan du séjour du général Edou dans sa localité qui y est fait. « L’Affaire
d’Okonongo » constitue le nœud de la narration car, relatant l’origine du conflit qui oppose le
Nord au Sud. Un conflit qui, au départ, concernait deux tribus sœurs du Nord, en
l’occurrence, celle du général Edou, ancien président déchu, qui rentre de cinq ans d’exil de
France et celle de Ossouki Wapi, un originaire du Nord, ministre de l’actuel gouvernement
dont le président est un sudiste. Ce ministre est qualifié de « traître » par les alliés du général
Edou. Cette guerre fratricide va s’étendre jusqu’à Mapapouville et atteindre le Sud du pays où
les originaires vont faire la chasse à tous les ressortissants du Nord du pays.
Dans la conclusion du texte, « Le départ pour Pointe-Rouge », c’est leur départ de
Louboulou que Maribé et sa mère élaborent. La fin du texte instruit sur son titre et désigne
l’arrivée des Petits-Fils nègres de Vercingétorix à Louboulou. Hortense et sa fille y sont prises
330
au piège mais Hortense se sacrifie pour tenter de sauver Maribé. Elle doit conclure son cahier
et le remettre à Maribé, ainsi que la photo de Christiane où elle conserve précieusement
l’adresse de Léopold Mpassi-Mpassi, persuadant par là même sa fille de se sauver. La fin du
récit montre la séparation de Maribé et sa mère et le choix du titre définitif de son cahier :
« Les Petits-Fils nègres de Vercingétorix ».
Au terme de ce sous-point sur la stratégie narrative dans les deux œuvres d’Alain
Mabanckou, un constat s’opère. Les deux narrateurs ont beaucoup de similitudes. Ils narrent
leur récit à la suite d’échecs marquants. Ainsi, ils font un bilan a posteriori une fois que les
dés ont été joués. Dans la sorte de déperdition dans laquelle ils plongent, ils essaient de
reconstituer leurs vies. Et cette reconstitution s’effectue sous forme de flash-back. De fait,
l’histoire se trouve narrée selon qu’elle leur apparaît ; sans chronologie. L’absence de
chronologie est imputable à leur situation ; ce sont des individus désespérés.
Pour conclure ce chapitre, nous dirons que les quatre romans soumis à cette analyse,
sont devenus, au terme de cette étude, des symboles, voire des porteurs de conflits. Ainsi
ouvrir un des romans d’Ahmadou Kourouma ou d’Alain Mabanckou que ici traités, mettait en
contact avec le motif du conflit qui semblait présent dans chaque lexique des textes. Le
traitement des portées des créations romanesques, dans l’analyse, a emprunté deux axes. Dans
le premier axe, il a été question du style d’écriture d’Ahmadou Kourouma. Elle apparaît
comme une écriture de la vérité. L’œuvre d’Ahmadou Kourouma exploite des univers
existants et une onomastique qui ne relève plus de l’imaginaire mais qui utilise des noms
réels. Cette stratégie se lit comme une manière pour l’écrivain ivoirien de préserver le
domaine de la fiction, rendant ainsi au monde réel son propre visage. Cela se justifie par les
précisions qui apparaissent dans ses œuvres comme nous l’avons vu. Ces précisions font place
à une impartialité car le narrateur d’Ahmadou Kourouma garde une certaine neutralité et, avec
son regard d’enfant, il décrit ce qu’il perçoit sans parti pris apparent. Ainsi, les désordres et
horreurs auxquels il est à la fois témoin et acteur sont décrits dans une sorte de patchwork
linguistique où le français, le malinké et le pidgin se mêlent pour essayer de décrire l’absurde
que représentent les guerres.
Le second axe a tourné autour des récits d’Alain Mabanckou. Ceux-ci s’opèrent dans
une certaine logique circulaire. Il apparaît une certaine récurrence dans les récits de l’écrivain
331
congolais. Elle concerne leurs narrateurs dont un parallèle peut s’établir avec le héros
tragique. Le narrateur d’Alain Mabanckou est inexorablement condamné à l’échec. C’est cet
échec auquel le lecteur de ces récits est d’abord confronté car les narrations y sont inversées.
Le narrateur présente les effets avant de parler des causes qui sont à l’origine de ces résultats.
Enfin, ce dernier chapitre a été un moyen de soulever certaines questions sur les deux
écrivains : le choix d’Ahmadou Kourouma d’écrire sur des univers réels et d’y intégrer des
noms de personnages réels (Kourouma a-t-il voulu briser les lignes entre l’écrivain et
l’historien ?) et la prédominance de l’échec chez Alain Mabanckou. Le personnage d’Alain
Mabanckou porte une sorte de chape de plomb qui le ramène inexorablement à son point de
départ. La répartition du chapitre en deux points a permis de voir ce qui fait la particularité,
voire l’originalité de chacun des écrivains.
Conclusion de la troisième partie
En conclusion à cette dernière partie « Les figures du conflit », il convient de retenir
que les chefs de guerre, principales figures des conflits car ils sont en amont de ceux-ci et se
donnent tous les moyens de les entretenir, se présentent comme des individus qui tirent leur
puissance et leur pouvoir dans le conflit. Cette représentation narrative se greffe à l’Histoire
donc à l’actualité des pays qui ont servi d’espaces narratifs aux deux écrivains.
Le traitement des figures du conflit a permis de ressortir quelques figures jugées
plausibles dans l’analyse de cette partie. Ainsi donc, le premier chapitre de la partie a été une
énumération des figures actives et passives des conflits. Nous y avons recensé, pour les
figures actives : les chefs de guerre qui sont au cœur de tous les conflits. Ces derniers, pour
maintenir le peuple dans la peur et pour pouvoir contrôler le pays selon leur guise vont à
l’assaut d’armes. Les armes, autre figure dénombrée, détiennent un pouvoir certain dans les
conflits mais elles ont surtout besoin de mains pour servir. C’est pourquoi les chefs de guerre
recrutent incessamment et à mesure que les conflits durent, les adultes valides deviennent
rares et rien ne retient ces chefs sans scrupules ; ils enrôlent des enfants qu’ils transforment en
enfants soldats, figure active des conflits et véritables machines à tuer. Et pour couronner le
tout, les chefs de guerre font recours aux marabouts, dernière figure active recensée, pour se
protéger. Ces quatre figures incarnent les figures actives et comme dans tout conflit, il y a
332
l’autre versant : les victimes. Elles ont été représentées dans l’analyse par la population, en
général, éternelle victime des appétits des assoiffés du pouvoir. Deux autres figures sont
parues importantes à l’analyse. Il s’agit des réfugiés et de l’amour. Il n’y a pas de conflits
armés sans réfugiés, ces laissés-pour-compte qui tentent de fuir les conflits et s’agglutinent
dans des espaces où ils sont censés être en sécurité. Enfin l’amour qui, dans ce travail s’est
trouvé sacrifié au profit de la guerre.
Ce chapitre montre combien les conflits ont envahi l’espace romanesque. Ils s’y
trouvent clairement représentés. Ainsi, les œuvres étudiées puisent leur dynamique dans le
conflit. Cela nous introduit au cœur du dernier chapitre de notre travail : « Portées des
créations romanesques ». Nous avons retenu que les productions romanesques ici étudiées
deviennent des symboles du conflit. Ce résultat se manifeste différemment chez les deux
auteurs. Il se lit dans l’œuvre d’Ahmadou Kourouma à travers une certaine révolte, révolte de
Birahima face à la société mais surtout face à l’une des grandes institutions sociales : le
langage. Birahima exprime sa révolte en défiant les normes langagières et crée ce fourre-tout
linguistique où trois langues se mêlent sans barrières. Enfin, chez Alain Mabanckou, le
personnage est habité par un échec inné et quoi qu’il fasse, il est appelé à échouer et doit
continûment recommencer. Le personnage d’Alain Mabanckou se retrouve alors en conflit
contre la société qui ne lui permet pas d’atteindre son but et contre lui-même puisqu’il finit
par penser qu’il porte une malédiction originelle.
Enfin, Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou présentent un point commun
important dans leur représentation des figures du conflit. Si chez Ahmadou Kourouma, la
narration est évolutive, Birahima progresse au fil de la narration, chez Alain Mabanckou, en
revanche, elle semble régressive, nous avons parlé de circularité, toutefois, les personnages
des deux auteurs finissent par être habités par le conflit qui ne forme finalement qu’une seule
et même entité avec eux.
333
CONCLUSION GÉNÉRALE
334
Ce travail de recherche avait pour objet de souligner, relever, voire identifier « la
représentation des conflits chez Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou », plus
spécifiquement dans leurs romans produits entre 1998 et 2004. Si nous tenons compte de cet
espace temporel sur le continent africain, nous remarquons que cette période correspond à une
période trouble dans plusieurs pays africains au sud du Sahara. Ahmadou Kourouma et Alain
Mabanckou sont deux écrivains francophones d’Afrique sub-saharienne. Ainsi, les
interrogations qui ressortaient à chaque fois dans cette étude, avaient pour but de cerner la
manière dont les deux auteurs inscrivaient les conflits, qu’ils soient familiaux, sociaux,
politiques, etc. dans leurs énoncés. Les deux écrivains se sont-ils inspirés des réalités
tragiques qui minaient certains Etats africains ? Ces questions ont suscité trois pistes de
lecture de leurs romans choisis pour cette étude. D’où la répartition de l’analyse en trois
parties.
La première partie a interrogé les fondamentaux des personnages centraux. Comment
et autour de qui se construit la structure familale ? Après cette première phase, quelle autre
étape l’être social est-il appelé à découvrir ? Au sein de quelles sociétés évoluent les
personnages de Kourouma et Mabanckou ? Autant de questions qui ont abouti à un constat :
le personnage de Kourouma, comme ceux de Mabanckou évoluent au sein d’univers
destructurés. De fait, leur progression dans leurs différentes sociétés ne se produit pas
normalement. Ce déséquilibre familial et social se traduit chez les deux auteurs par une sorte
d’errance permanente de leurs protagonistes. Une réalité qui leur ouvre les portes d’un monde
beaucoup plus vaste et qui peut leur être fatal. Voilà qui introduit au cœur de la seconde
partie.
La deuxième partie de cette analyse qui en est aussi la plus longue constitue son épine
dorsale. Elle représente le nœud de l’étude, c’est-à-dire les causes qui ont engendré les
conflits et l’essor de ces derniers. Il en ressort que les conflits armés contemporains qui
minent au Liberia, en Sierra Leonne, en Côte d’Ivoire et au Congo-Brazzaville, découlent,
d’une certaine manière, de l’échec des colonisations. En effet les colonisations anglaise et
française qui se sont construites sur le mode de subordination du colonisé, ont laissé en place
– notamment à travers les supposées indépendances –, des individus qu’elles avaient jugé
dignes de prolonger leur héritage. Un héritage basé sur l’exploitation de l’homme. Cet état des
choses a ouvert la porte aux démocraties qui, comme leurs aînées, les indépendances, ont
constitué un véritable mirage et ont surtout participé au culte de l’ethnie. Cela a encore
335
compliqué les choses dans ces pays multiethniques qui éprouvaient déjà des difficultés à
assurer l’héritage colonial. Ainsi, les partis politiques issus de ces vents démocratiques se sont
constitués sur les bases ethniques. Dès lors, chaque ethnie, sous la houlette de son leader
politique, voulait accéder au pouvoir suprême. Les guerres ethniques issues de ces désordres
politiques sont donc les fruits d’un long processus qui part de la période coloniale aux
« démocraties » anarchiques, en passant par les indépendances. Cette schématisation montre
que les guerres ethniques actuelles trouvent leur enracinement dans la période coloniale. La
mauvaise gestion des colonies a favorisé l’émergence de l’ethnie. A partir de là, certains
individus peu scrupuleux se sont posés en porte-voix ou porte-voie de leur ethnie. Ce propos
annonce la dernière partie de ce travail.
La troisième et dernière partie de cette étude met en exergue la forme, il a été question,
de recencer les actants actifs ou passifs que les énoncés des deux auteurs ont dégagés. Il s’est
agi, dans un premier temps, d’énumérer les figures actives, donc celles qui produisent et
excercent la violence. Dans un second temps, l’analyse a tourné autour des figures passives ;
celles qui subissent la violence et qui servent d’appâts aux chefs de guerre. Les deux
écrivains, par cette représentation presque réaliste des conflits, ont su montrer les deux
versants de la guerre : les acteurs et les victimes. Cette stratégie narrative décelée chez les
deux romanciers, a pourtant permis de dégager le style particulier de chacun des écrivains
dont se préoccupe ce travail. L’œuvre de Kourouma apparaît beaucoup plus optimiste. Le
personnage de l’écrivain ivoirien est évolutif. Il se sort toujours des situations délicates,
devenant ainsi le porteur d’un espoir même lorsque tout semble irréversible. En revanche,
l’œuvre d’Alain Mabanckou est empreinte d’une certaine intertextualité. Elle est apparue très
proche de l’œuvre camusienne au point d’y déceler une certaine esthétique de l’absurde. Le
personnage de Mabanckou est prisonnier d’un destin « tragique » qui semble établi d’avance
et inéluctable.
Le thème du conflit étant au centre de ce travail, la méthodologie utilisée dans cette
analyse s’est voulue double. Telles quelles, les deux démarches que sont la thématique et la
sociocritique ont été utilisées simultanément. En effet, le thème du conflit décelé dans les
romans d’Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou a été, dans un premier temps, interprété
comme un motif littéraire. Dans une telle entreprise, ont été rendues visibles les différentes
stratégies narratives utilisées par les deux écrivains pour inscrire les différents espaces de
leurs personnages, en sollicitant en particulier les travaux de Jean-Pierre Richard sur
336
l’influence de l’espace dans l’écriture d’une œuvre particulière. Il ressort que les écrivains,
dans leur entreprise, représentent l’espace à la mesure de la perception qu’ils en ont : lorsque
l’espace réel de l’écrivain est déchiré, l’espace fictif s’en fait l’écho généralement. C’est à ce
niveau que la sociocritique vient compléter la première démarche pour montrer l’influence
des réalités sociales dans les textes. Les œuvres de l’écrivain ivoirien traduisent l’effet du réel
dans le texte. Sans pour autant être des récits historiques, les deux derniers romans de
Kourouma usent d’espaces et d’une onomastique réels qui surprennent le lecteur et rendent
l’interprétation délicate. Par contre, chez Alain Mabanckou, les repères sont essentiellement
fictifs même si les référents semblent renvoyer à certaines réalités sociales. Les romans de
Mabanckou portent tout aussi les signes d’une dénonciation frappante, d’une condamnation
de certaines réalités sociales de leurs différentes sociétés en profonde déliquescence. Ainsi,
les deux écrivains présentent des personnages déchirés qui, de plus, vivent dans des univers
désolants, ravagés par les guerres et la pauvreté. Ce qui fait de leurs textes, les lieux où les
conflits qu’ont connus les différents pays sont mis en exergue, lieux dont s’accaparent les
énoncés pour en faire le support d’espaces propices.
On peut donc avancer que les textes littéraires ici étudiés participent activement à une
représentation générale des conflits. Les conflits, dégagés à partir de leur base, ont mis en
lumière les défaillances. Les lieux de socialisation traditionnelle deviennent inopérants, voire
inexistants. Les travaux de P. Zima, élaborés en fonction d’autres observations, ont permis de
comprendre les fondamentaux aussi bien de la famille que de la société. Ces recherches ont
participé à valider l’idée du cadre familial raté dans les œuvres des deux auteurs et aussi, celle
de la déliquescence de leurs sociétés.
« La représentation des conflits chez Kourouma et Mabanckou » se révèle comme une
prolongation, une immortalisation des conflits qui ont miné ou continuent de ravager les
différents pays étudiés et qui destructurent les individus, les rendant par là même asociaux.
Ainsi, c’est la stupidité, la violence, l’inconscience et l’insouciance des chefs de guerre qui
sont dévoilées et que les deux auteurs permettent à leurs lecteurs de découvrir sous un autre
angle : celui de la fiction. Cela a facilité cette représentation assez aisée des conflits, thème
pourtant très délicat en ce qu’il renvoie à une période douloureuse des Etats évoqués.
Fictionnaliser ces déchirements a donné une certaine liberté aux deux écrivains qui ont su,
chacun dans leur style, romancer des conflits sociaux ou armés qu’ils sont parvenus à associer
aux histoires de leurs personnages afin d’aborder chaque conflit dans sa spécificité. Ahmadou
337
Kourouma utilise la figure de l’enfant soldat pour explorer et exposer les différentes guerres
du Liberia, de la Sierra Leone et de la Côte d’Ivoire ; un enfant sans attache familiale ni
sentimentale et qui, dans un premier temps, se fait exploiter par les recruteurs qui enrôlent ces
laissés-pour-compte en guerre. Dans un second temps, l’enfant soldat réalise son importance
dans ces univers déliquescents et n’hésite pas à s’en servir pour devenir ainsi un véritable
bourreau. L’exploitation de cette figure est une stratégie qui a permis à l’auteur ivoirien de
traiter d’un thème aussi sensible et de stigmatiser le recrutement d’enfants dans des guerres
dont ils ignorent toujours les enjeux, que seuls les chefs de guerre et autres leaders politiques
maîtrisent et qui n’ont d’autre but que celui de les porter au pouvoir de n’importe quelle
manière que ce soit. Dans ce cas, ils n’hésitent pas de se servir de l’ethnie, de la tribu ou de la
région pour parvenir à leurs fins. C’est dans cette optique qu’Alain Mabanckou a su
représenter la division qui mine le Viétongo à travers un couple, qui ne survit pas à la guerre
qui oppose le Nord au Sud.
La représentation des conflits qui est particulière chez chacun des deux auteurs a
abouti à la conclusion selon laquelle la littérature est l’espace de prédilection de faits sociaux
car elle permet une liberté aux écrivains qui les transforment en récits fictifs. Cette hypothèse
montre le désir des romanciers de perpétuer une certaine tradition en littérature africaine qui
consiste à faire des écrivains des porte-voix des peuples opprimés. Les deux auteurs
dénoncent la cruauté, la violence, le cynisme qui minent les frères d’un même Etat, les
transformant en « Petits-Fils nègres de Vercingétorix », à la gâchette facile. La paix ne
devient plus qu’une utopie dans ces pays où l’horreur a pris toute la place et où la violence
entre individus s’est imposée comme une manière de vivre.
Cette analyse qui a revisité les fondamentaux sociaux et l’histoire des pays étudiés,
montre comment, dans un premier temps, Ahmadou Kourouma tente, par le canal de
l’écriture, de dire une certaine vérité qui, bien que n’étant pas historique, introduit un nouveau
genre d’écriture qui prône le dévoilement, rompant ainsi avec le masque. Dans un second
temps, comment Alain Mabanckou pour sa part, donne une dimension intertextuelle aux
conflits, les inscrivant dans des données plus universellement pa rtagées. Ainsi, un des
romans de Mabanckou épouse la philosophie camusienne, décrivant ainsi son personnage
prisonnier d’un destin insurmontable qui le ramène inexorablement à son point de départ.
L’étude d’autres romans de l’écrivain montrerait combien ce recours intertextuel est, pour lui,
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une manière de désenclaver situations et personn ages africains et de nous parler de
l’humaine condition.
Cependant, la représentation des conflits, telle qu’elle est proposée par Ahmadou
Kourouma et Alain Mabanckou, ne propose pas un modèle de société qui se substituerait aux
tragédies que connaissent les différentes sociétés qu’ils décrivent. Le rôle de la littérature
n’est pas de donner des solutions et des recettes et de substituer une certitude aux autres
certitudes antérieures. On a constaté qu’ils n’ont pas voulu tomber dans la condamnation
systématique et cantonner leurs écrits à une simple dénonciation stérile. En effet, la première
génération d’écrivains africains, de façon générale, s’étaient engagés à défendre les causes du
continent noir. Cette démarche a abouti, dans un premier temps, au départ du colonisateur et
a, dans un second temps, combattu les fils du néo-colonialisme qui se sont accaparés le
pouvoir et ont mis en place des dictatures. Toutes les dénonciations entreprises par de
nombreux écrivains n’ont rien changé à ces faits. Car les situations ont empiré de décennie en
décennie. Ahmadou Kourouma et Alain Mabanckou ont retranscrit les conflits dans une sorte
de neutralité accompagnée d’un certain humour. Il semblerait que l’heure n’est plus à un
discours messianique où le romancier dit ce qu’il croit devoir être fait. Ces deux écrivains
choisissent l’écriture littéraire pour rendre les faits observés accessibles au plus grand nombre
de lecteurs mais aussi pour se donner une liberté dans la transcription des observations,
optant, en quelque sorte, pour une représentation spécifique que ni l’historien, ni le journaliste
ne peuvent choisir. La capacité de ces romans a touché leurs cibles �� multiples : lecteurs
africains, lecteurs francophones d’autres pays, pouvoirs politiques ��, ne peut encore être
appréciée et ce serait tout un autre sujet à traiter, reprenant la question lancinante face aux
violences du monde : « à quoi sert la littérature ? »
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331, 336 absurdité, 41, 199, 228, 241, 253, 256, 319, 321,
322, 331, 336 accusation, 11, 23, 24, 32, 97, 144, 275, 295, 312,
337, 339 actants, 50, 237, 239, 253, 263, 284, 336, 373 acteurs, 7, 50, 84, 90, 123, 193, 194, 197, 227, 232,
247, 259, 260, 262, 263, 264, 266, 268, 275, 276, 284, 292, 296, 336
action, 31, 87, 88, 134, 135, 152, 167, 180, 186, 190, 239, 280
activités, 106, 317, 318 actualité, 18, 138, 178, 274, 332, 344 adaptation, 84, 281 adhésion, 38, 163, 215 admiration, 36, 48, 50, 103, 153, 280 adultes, 22, 47, 51, 130, 137, 142, 154, 209, 233,
308, 335 adversaires, 173, 211, 215, 246, 247 agressivité, 15, 80, 238 aliénation, 76, 265, 284, 295, 304, 329 alliance, 83, 91, 92, 164, 212, 262 allié, 223, 295 allusion, 61, 69, 71, 91, 131, 142, 143, 166, 205,
247, 277, 286, 300, 327 ambiguïté, 89, 132, 158, 243, 300 ambivalence, 61, 69, 70, 71, 86, 91, 111, 131, 142,
143, 149, 166, 205, 247, 277, 286, 300, 327 amour, 2, 63, 71, 83, 98, 112, 193, 264, 280, 282,
283, 284, 333, 373 ampleur, 9, 100, 147, 174, 222 amplification, 303 analphabète, 303 antagonisme, 193, 201 antagonistes, 13, 142, 156, 168, 171, 222, 319 anthropologique, 288 antipathie, 88, 93, 211 apogée, 59, 61, 84, 100, 218, 231, 240, 265 apparences, 6, 48, 49, 53, 282, 283, 314 appartenance, 39, 45, 107, 130, 136, 142, 178, 190,
192, 196, 197, 198, 201, 211, 234, 265 approche, 47, 205, 255, 294, 339 appropriation, 104, 177, 286 arme, 46, 64, 89, 111, 125, 216, 218, 221, 243, 248,
249, 250, 251, 253, 258, 260, 269, 272, 282 armée, 9, 31, 123, 133, 134, 135, 144, 145, 155,
160, 168, 173, 188, 190, 194, 195, 200, 204, 208, 218, 223, 224, 229, 230, 231, 243, 245, 246, 253, 259, 266, 269, 284, 296
armement, 208, 209, 248, 252, 253 arrestation, 160, 163, 227, 317, 322, 329 assassinat, 98, 99, 100, 206, 207, 209, 210, 254,
295, 322 assimilation, 84, 281
atonie, 81, 87, 97, 209, 210, 211, 245 attirance, 280 attitude, 66, 93, 101, 102, 111, 115, 128, 130, 132,
174, 231, 298, 320, 323, 325 auteurs, 8, 12, 15, 19, 26, 29, 34, 48, 71, 74, 117,
194, 237, 238, 239, 240, 247, 267, 284, 285, 308, 333, 335, 336, 337, 338, 347
autochtones, 36, 49, 111, 124, 128, 129, 130, 131, 136, 138, 139, 141, 145, 162, 233, 268, 274, 280, 283, 296
auto-destruction, 11, 17, 86, 97, 99, 138, 166, 199, 261, 286, 341, 342
autonomie, 73, 74, 87, 88, 112, 147, 165 autorité, 11, 31, 50, 52, 53, 54, 56, 57, 91, 147, 209,
227, 228, 229, 243, 320 avènement, 9, 10, 144, 295 avenir, 35, 41, 43, 46, 84, 87, 96, 104, 105, 114,
117, 138, 190, 231, 238, 239, 290, 297, 307 aventure, 1, 55 aveu, 88, 90, 144, 316, 317 B balkanisation, 147 bande, 68, 87, 184, 186, 219, 271 bandes, 82, 87, 219, 229, 258 bandit, 90, 96, 182, 183, 185, 187, 219, 220, 222,
223, 242, 295 banditisme, 186, 195, 204, 216, 218, 220, 241, 246,
268, 269, 270, 278 bandits, 90, 96, 182, 183, 185, 187, 219, 220, 222,
223, 242, 295 barbarie, 131, 175, 229, 232, 249, 250, 258, 268,
269, 270, 271, 279, 290, 299 bataille, 8, 76, 85, 87, 93, 185, 194, 197, 224, 230,
292 besoins, 40, 46, 52, 62, 71, 79, 94, 116, 143, 144,
183, 184, 205, 209, 231, 250, 251, 252, 256, 300, 311, 320, 328
bêtes sauvages, 11, 17, 86, 97, 99, 138, 166, 199, 261, 286, 341, 342
bilan, 33, 135, 148, 149, 233, 238, 263, 302, 330, 331
biographie, 9, 10, 144, 295 bouche, 35, 59, 131, 170, 173, 188, 189, 222, 233,
242, 243, 271, 286 bouleversement, 8, 24, 35, 48, 79, 88, 89, 90, 91,
92, 93, 97, 98, 100, 102, 104, 111, 113, 117, 133, 141, 146, 151, 152, 153, 155, 161, 162, 168, 169, 175, 185, 189, 192, 196, 197, 198, 209, 214, 221, 228, 229, 241, 244, 245, 247, 257, 259, 268, 271, 280, 281, 283, 289, 290, 293, 295, 297, 298, 299, 300, 306, 308, 309, 316, 317, 327, 349, 350, 351, 352
bourreaux, 76, 80, 87, 140, 241, 269
358
brouillage, 221, 244 brutalité, 203, 247, 271 C cahier, 275 campagne, 113, 162, 223 camps, 186, 195, 204, 216, 218, 220, 241, 246, 268,
269, 270, 278 candidats, 312 capacité, 35, 41, 43, 46, 84, 87, 96, 104, 105, 114,
117, 138, 190, 231, 238, 239, 290, 297, 307, 339 caricature, 103, 130, 150, 163, 165, 247, 258, 267,
282, 295 carnage, 154, 178, 188, 194, 197, 208, 229, 231,
233, 266, 291 catastrophe, 85, 291 catégorie, 38, 66, 82, 83, 94, 144, 145, 261 catharsis, 131, 175, 229, 232, 249, 250, 258, 268,
269, 270, 271, 279, 290, 299 cellule, 40, 50, 321, 322, 329 changement, 104, 126, 261 chaos, 85, 194, 215, 222, 223, 230, 233, 354 charniers, 97, 100, 214, 215, 245, 267 chef, 46, 65, 76, 79, 80, 81, 83, 84, 85, 86, 88, 90,
91, 92, 131, 132, 133, 138, 159, 168, 170, 182, 185, 190, 197, 212, 214, 217, 220, 221, 232, 233, 234, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 253, 254, 255, 256, 257, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 266, 284, 288, 291, 292, 293, 295, 297, 299, 300, 307, 318, 332, 336, 337, 373
chronique, 221, 244 chronologie, 191, 199, 329, 331 cibles, 80, 84, 196, 210, 283, 339 civiles, 12, 15, 19, 45, 75, 81, 89, 98, 176, 178, 179,
182, 215, 232, 233, 235, 242, 247, 248, 259, 262, 265, 266, 290, 291, 292, 293, 297, 372
civilisation, 11, 31, 50, 52, 53, 54, 56, 57, 91, 147, 209, 227, 228, 229, 243, 320
clan, 45, 181, 240 clandestinité, 320, 322, 324 clandestins, 88, 90, 144, 316, 317 clanique, 89, 132, 158, 243, 300 clichés, 63, 66, 112, 124, 154, 162, 178, 197, 209,
237, 266, 279, 290, 291, 302, 308, 309, 347 clivage, 92, 96, 109, 130, 131, 132, 133, 135, 136,
142, 143, 144, 173, 195, 196, 197, 200, 204, 205, 207, 208, 231, 246, 255, 295
code, 93, 109, 261, 309, 316, 318 cohésion, 9, 25, 30, 36, 46, 71, 74, 93, 118, 134,
162, 163, 174, 187, 210, 310, 326, 343, 356 collaborateurs, 160, 163, 227, 317, 322, 329 colonialistes, 129, 130, 139, 176, 234, 239, 270,
286 colonisateur, 10, 54, 126, 136, 141, 147, 148, 150,
153, 158, 159, 161, 181, 198, 234, 339 colonisation, 6, 10, 11, 12, 25, 120, 121, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 137, 138, 145, 146, 151, 152, 158, 159, 161, 162, 167, 175, 176,
177, 180, 181, 197, 198, 233, 234, 294, 296, 297, 298, 302, 350, 372
colonisé, 101, 118, 132, 164, 165, 170, 173, 226, 228, 242, 247, 264, 292, 293, 297, 299, 322
colons, 10, 54, 126, 136, 141, 147, 148, 150, 153, 158, 159, 161, 181, 198, 234, 339
combats, 15, 77, 93, 153, 190, 218, 222, 226, 253 communauté, 101, 118, 132, 164, 165, 170, 173,
226, 228, 242, 247, 264, 292, 293, 297, 299, 322 communication, 159, 234, 301 compagnie, 9, 10, 41, 197, 219, 220 compagnons, 83, 91, 92, 164, 212, 262 complot, 87, 95, 116, 147, 183, 187, 190, 209, 221,
241, 247, 258, 270, 273 conditions, 77, 93, 109, 149, 154, 177, 199, 208,
226, 227, 278, 279 conférence, 10, 18, 24, 61, 140, 152, 208, 286, 287,
288, 289, 299, 312, 315, 321, 325, 331, 338, 341, 344, 351, 373
confession, 327 confiance, 203, 247, 271 configuration, 33, 36, 57, 58, 59, 61, 62, 63, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 78, 79, 88, 97, 99, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 207, 210, 212, 214, 225, 245, 251, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 276, 277, 280, 282, 312, 372
conflit, 1, 4, 6, 8, 15, 16, 18, 19, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 29, 54, 76, 92, 101, 118, 119, 120, 121, 122, 156, 189, 197, 215, 232, 236, 237, 240, 253, 256, 258, 259, 263, 264, 273, 275, 283, 284, 285, 286, 292, 311, 331, 332, 333, 335, 336, 337, 338, 339, 372, 373
conflits, 1, 4, 6, 8, 15, 16, 18, 19, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 29, 54, 76, 92, 101, 118, 119, 120, 121, 122, 156, 189, 197, 215, 232, 236, 237, 240, 253, 256, 258, 259, 263, 264, 273, 275, 283, 284, 285, 286, 292, 311, 331, 332, 333, 335, 336, 337, 338, 339, 372, 373
connaissance, 47, 48, 66, 82, 110, 116, 117, 121, 137, 141, 151, 154, 157, 229, 248, 250, 269
conspiration, 165, 168, 207, 208, 209 constitution, 31, 87, 88, 134, 135, 152, 167, 180,
186, 190, 239, 280 construction, 9, 25, 30, 36, 42, 46, 54, 71, 74, 79,
93, 118, 127, 134, 152, 162, 163, 174, 183, 187, 199, 210, 224, 238, 256, 286, 289, 294, 308, 310, 311, 316, 326, 328, 331, 343, 356, 373
contestation, 100, 165, 166 contexte, 2, 63, 71, 83, 98, 112, 193, 264, 280, 282,
283, 284, 333, 373 conversation, 15, 18, 20, 23, 25, 28, 62, 67, 75, 87,
106, 107, 136, 142, 145, 147, 158, 180, 199, 233, 240, 250, 251, 258, 272, 277, 278, 282, 283, 285, 302, 316, 335
corps, 193, 201 corpus, 17, 24, 88, 154, 178, 181, 191, 210, 231,
237, 238, 239, 240, 246, 260, 261, 285, 289, 291, 331, 337, 351, 356
corruption, 81, 140, 141, 216, 224, 234, 266, 272, 314
359
costume, 132 coup d’Etat, 92, 96, 109, 130, 131, 132, 133, 135,
136, 142, 143, 144, 173, 195, 196, 197, 200, 204, 205, 207, 208, 231, 246, 255, 295
crainte, 41, 75, 79, 85, 183, 219, 230, 240, 265, 266, 268, 272
criminels, 194, 242 crise, 34, 35, 62, 68, 78, 84, 116 critique, 30, 31, 35, 337 croyance, 51, 60, 80, 166, 254, 257 cruauté, 31, 75, 79, 83, 199, 232, 242, 244, 247,
250, 263, 305, 306, 307, 338 culture, 7, 9, 11, 17, 19, 32, 50, 57, 116, 120, 125,
162, 301, 302, 308, 327, 342, 348 D dates, 154, 187, 191, 290 décision, 41, 42, 59, 66, 70, 95, 98, 100, 101, 115,
133, 134, 143, 169, 171, 250, 273, 274, 313, 314, 324
déclaration, 104, 105, 134, 144, 171, 227, 315 dégâts, 59, 61, 84, 100, 218, 231, 240, 265 dégénérescence, 21, 23, 45, 57, 91, 148, 156, 178,
181, 199, 259, 276, 291, 293, 301, 331, 352, 353 dégradation, 34, 37, 50, 53, 56, 69, 72, 272, 288,
330 déliquescence, 8, 12, 31, 35, 168, 239 délitement, 45, 55 démarche, 11, 23, 24, 32, 97, 144, 275, 295, 312,
337, 339 démocratie, 12, 63, 133, 191, 192, 213, 224 dénonciation, 59, 254, 258 départ, 36, 38, 42, 43, 44, 51, 53, 85, 108, 174, 242,
254, 324, 327 dépersonnalisation, 244, 261, 307 désarroi, 16, 55, 126 désespoir, 13, 21, 55, 73, 182 déshumanisation, 6, 94 désignation, 58, 158, 204, 241, 252, 269 désir, 85, 105, 130, 136, 147, 207, 210, 224, 255 désordre, 85, 194, 215, 222, 223, 230, 233, 354 destin, 80, 84, 196, 210, 283 détachement, 79, 97 détenteur, 202, 249, 250, 254 développement, 29, 50, 74, 145, 146, 154, 165, 169,
177, 200, 346, 349, 353, 354 devins, 100, 165, 166 dévotion, 31, 54, 94, 109, 111, 112, 127, 129, 149,
155, 171, 179, 200, 282, 339 dictateur, 3, 9, 33, 40, 42, 46, 47, 48, 49, 72, 80, 81,
82, 83, 84, 102, 105, 109, 117, 125, 148, 149, 150, 151, 198, 207, 304, 346
dictature, 7, 11, 167, 223, 233, 286, 339 dictionnaires, 47, 48, 279, 289, 295, 305, 309 différence, 10, 44, 51, 61, 63, 65, 70, 97, 103, 108,
115, 132, 151, 207, 223, 264, 287, 293, 304, 313, 317
difficulté, 75, 86, 102, 103, 117, 184, 255, 256, 278, 315, 323
discours, 8, 24, 35, 48, 79, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 97, 98, 100, 102, 104, 111, 113, 117, 133, 141, 146, 151, 152, 153, 155, 161, 162, 168, 169, 175, 185, 189, 192, 196, 197, 198, 209, 214, 221, 228, 229, 241, 244, 245, 247, 257, 259, 268, 271, 280, 281, 283, 289, 290, 293, 295, 297, 298, 299, 300, 306, 308, 309, 316, 317, 327, 339, 349, 350, 351, 352
disparition, 13, 21, 55, 73, 182 dissension, 189, 191 distance, 58, 68, 71, 79, 105, 136, 150, 244, 295,
306 distanciation, 92, 93, 130, 154, 251, 280 diversité, 29, 50, 74, 145, 146, 154, 165, 169, 177,
200, 346, 349, 353, 354 domination, 111, 130, 132, 140, 141, 159, 161, 205 doxa, 237 drogue, 80, 84, 95 drogués, 86, 185, 244, 261, 265, 307 droits, 12, 19, 36, 57, 61, 74, 76, 105, 120, 136,
139, 146, 194, 200, 215, 218, 265, 272, 292, 297, 319
dynamique, 237 E échec, 36, 46, 49, 73, 74, 83, 102, 103, 105, 106,
109, 110, 111, 115, 117, 131, 169, 175, 372 école, 3, 9, 33, 40, 42, 46, 47, 48, 49, 72, 80, 81, 82,
83, 84, 102, 105, 109, 117, 125, 148, 149, 150, 151, 198, 207, 304, 346
écriture, 8, 10, 11, 13, 17, 25, 29, 33, 34, 35, 36, 89, 91, 98, 149, 166, 167, 178, 180, 191, 199, 210, 237, 263, 274, 275, 276, 279, 285, 287, 288, 290, 292, 300, 301, 302, 304, 308, 311, 312, 322, 331, 336, 338, 339, 342, 347, 349, 351, 355
éducation, 6, 47, 68, 78, 82, 90, 95, 124, 232, 233, 238, 259, 266, 268, 270, 271, 292, 300, 321, 333
ego, 233, 266 el dorado, 320, 322, 324 élan, 9, 21, 23, 84, 123, 140, 291, 310 élection, 45, 132, 162, 175, 181, 193, 197, 201,
203, 205, 225, 226, 230, 240, 244, 296 élections, 132, 162, 175, 193, 197, 201, 203, 205,
225, 226, 230, 244, 296 élite, 47, 48, 66, 82, 110, 116, 117, 121, 137, 141,
151, 154, 157, 229, 248, 250, 269 émancipation, 19, 21, 28, 30, 35, 40, 55, 58, 70, 72,
73, 90, 96, 98, 109, 132, 146, 150, 170, 184, 185, 186, 196, 199, 208, 209, 211, 214, 220, 225, 232, 238, 239, 241, 255, 258, 264, 267, 273, 274, 278, 279, 288, 306, 310, 323, 327, 328
embargo, 170, 317, 320 émigration, 3, 16, 23, 25, 36, 43, 49, 53, 61, 71, 73,
105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 118, 162, 163, 168, 178, 198, 213, 232, 237, 239, 240, 249, 256, 279, 280, 282, 285, 290, 294, 298, 301, 309, 310, 315, 316, 323, 333, 336, 372
émigré, 47, 48, 279, 289, 295, 305, 309
360
émotion, 98, 99, 100, 206, 207, 209, 210, 254, 295, 322
emprise, 105, 108, 320 émules, 327 endoctrinement, 82, 256 enfant, 1, 3, 18, 52, 91, 265, 270, 301, 302, 308,
315, 322, 325, 344 enfants soldats, 77, 80, 81, 88, 94, 95, 99, 128, 129,
182, 185, 186, 219, 242, 244, 259, 260, 262, 307, 308, 354
enfermement, 274, 318 engrenage, 88, 261, 263 ennemi, 87, 95, 116, 183, 187, 190, 209, 221, 241,
247, 258, 270, 273 énonciation, 177, 178, 198, 287, 288, 308, 309,
310, 349 enquête, 213, 273 entreprise, 15, 25, 28, 59, 77, 81, 89, 90, 93, 121,
123, 124, 127, 138, 139, 143, 145, 169, 172, 173, 175, 176, 188, 228, 241, 274, 279, 285, 291, 306, 309, 310, 336
envahisseurs, 123, 223 époque, 145, 148, 155, 158, 159, 162, 168, 171,
180, 192, 198, 271, 291, 300 épouse, 42, 68, 69, 112, 120, 160, 214, 217, 259,
266, 302, 308, 309, 313, 320, 330, 347 équilibre, 17, 36, 40, 42, 45, 50, 53, 60, 61, 72, 73,
102, 109, 138, 145, 166, 199, 219, 230 esclaves, 77, 96, 120, 128, 129, 130, 138, 139, 159,
176, 177, 233, 234, 296 espace, 12, 21, 41, 74, 108, 148, 181, 184, 185,
222, 234, 239, 240, 278, 279, 284, 299, 332, 333, 336, 353
espaces, 12, 21, 41, 74, 108, 148, 181, 184, 185, 222, 234, 239, 240, 278, 279, 284, 299, 332, 333, 336, 353
espoir, 21, 42, 47, 55, 84, 104, 111, 116, 121, 126, 147, 176, 184, 204, 222, 251, 254, 255, 256, 262, 263, 267, 268, 274, 278, 288, 320, 322, 324, 325, 327, 328, 329, 336, 345
esprit, 18, 20, 21, 39, 55, 64, 115, 130, 132, 145, 151, 177, 180, 247, 266, 277, 289, 295, 309
éthique, 80, 84, 95 ethnie, 56, 81, 82, 84, 92, 110, 121, 132, 136, 137,
139, 142, 157, 158, 179, 181, 189, 191, 198, 204, 215, 234, 298, 354
ethnique, 19, 81, 84, 86, 98, 121, 136, 145, 155, 156, 176, 178, 179, 180, 190, 192, 198, 199, 213, 215, 219, 221, 232, 234, 248, 259, 263, 265, 266, 290, 292, 293, 294, 336, 372
ethnisme, 192, 283, 295 ethnologues, 7, 198, 234 étude, 6, 8, 9, 15, 17, 18, 21, 22, 23, 25, 28, 29, 67,
68, 71, 72, 74, 89, 95, 118, 127, 133, 148, 166, 180, 193, 198, 233, 237, 238, 239, 240, 258, 259, 263, 264, 285, 289, 310, 326, 331, 335, 336, 338, 343, 349
événements, 192, 283, 295 évocation, 54, 60, 84, 86, 88, 89, 92, 98, 126, 133,
136, 167, 178, 198, 199, 200, 210, 221, 223,
230, 260, 262, 263, 270, 283, 297, 301, 304, 308, 330
excision, 290 exclusion, 49, 86, 87, 136, 150, 196, 198, 283, 309 exil, 200, 203, 206, 246, 293, 330 existence, 80, 104, 108, 185, 257, 307 expériences, 74, 79, 82, 165, 287, 292, 307 exploitation, 6, 7, 8, 10, 18, 20, 42, 44, 45, 56, 57,
64, 65, 70, 79, 94, 108, 111, 113, 115, 116, 118, 120, 123, 125, 134, 140, 144, 153, 163, 168, 172, 173, 176, 183, 188, 193, 197, 201, 203, 204, 207, 212, 213, 215, 216, 217, 222, 224, 227, 232, 244, 246, 247, 252, 265, 268, 271, 281, 289, 299, 310, 314, 319, 321, 323, 335, 341, 342, 345, 346, 348, 350
expression, 12, 19, 36, 57, 61, 74, 76, 87, 90, 91, 95, 105, 120, 136, 139, 146, 194, 200, 205, 207, 215, 218, 222, 265, 272, 292, 297, 319, 348
extermination, 97, 136, 137, 209, 210, 213, 244 exutoire, 275, 287, 292 F facteurs, 19, 32, 35, 42, 101, 124, 177 faction, 76, 79, 80, 81, 83, 84, 87, 90, 91, 92, 93,
116, 185, 216, 218, 219, 220, 221, 241, 243, 248, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 260, 261, 263, 265, 277, 295, 297
faillite, 104, 177, 286 famille, 15, 31, 41, 42, 43, 148, 219 femme, 33, 36, 57, 58, 59, 61, 62, 63, 65, 66, 67,
68, 69, 70, 71, 78, 79, 88, 97, 99, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 207, 210, 212, 214, 225, 245, 251, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 276, 277, 280, 282, 312, 372
férocité, 240, 270 fétiches, 76, 255, 256, 257, 258, 259, 261, 264 féticheur, 76, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 261,
264 fictionnalisation, 285 fierté, 44, 52, 53, 73, 103, 106, 270, 316, 329 figures, 4, 26, 33, 50, 74, 110, 127, 148, 210, 237,
238, 242, 257, 264, 273, 281, 284, 285, 332, 333, 336, 349, 372, 373
fonction, 51, 106, 107, 120, 125, 127, 139, 143, 144, 159, 171, 200, 218, 267, 314, 317, 318, 320, 322, 326, 327
forces, 40, 73, 74, 84, 112, 113, 216, 238, 300, 333 formation, 32, 46, 282, 319 fortune, 101, 111, 260, 273, 309, 314, 341 fou, 133 frontières, 123, 137, 138, 158, 214, 267 fuite, 49, 86, 87, 136, 150, 196, 198, 283, 309 G gâchette, 81, 338 gamins, 88, 261, 263
361
génération, 12, 16, 19, 23, 24, 25, 34, 55, 58, 185, 270, 292, 336, 351
géographie, 7, 8, 10, 12, 20, 21, 23, 24, 33, 36, 40, 62, 64, 71, 97, 110, 112, 120, 121, 125, 127, 128, 131, 134, 136, 137, 138, 139, 140, 148, 150, 151, 153, 154, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 164, 166, 177, 178, 179, 180, 181, 185, 187, 188, 191, 193, 198, 199, 200, 205, 206, 209, 210, 215, 222, 224, 229, 231, 233, 234, 238, 246, 254, 275, 276, 280, 285, 288, 289, 290, 292, 306, 319, 321, 322, 325, 327, 328, 329, 331, 338, 347, 354, 372
guérillero, 133 guerre, 4, 12, 15, 19, 22, 23, 25, 45, 47, 56, 74, 75,
81, 82, 84, 85, 88, 89, 93, 94, 98, 117, 120, 122, 140, 162, 176, 178, 180, 181, 182, 186, 192, 215, 217, 221, 232, 233, 235, 237, 241, 245, 247, 248, 250, 254, 259, 260, 262, 263, 264, 265, 266, 272, 277, 279, 286, 289, 290, 291, 292, 293, 295, 297, 300, 302, 303, 307, 331, 336, 337, 372
H habitants, 93, 97, 110, 111, 113, 147, 152, 156, 157,
159, 160, 162, 163, 182, 186, 234, 265, 266, 267, 298, 330
haine, 18, 80, 87, 106, 180, 191, 310, 319, 321, 338 handicap, 48, 60, 71 hégémonie, 120, 195, 266 héritage, 22, 47, 51, 130, 137, 142, 154, 209, 233,
308, 335 herméneutique, 312 hétérogénéité, 303, 305 hétéronomie, 88 histoire, 7, 8, 10, 12, 20, 21, 23, 24, 33, 36, 40, 62,
64, 71, 97, 110, 112, 120, 121, 125, 127, 128, 131, 134, 136, 137, 138, 139, 140, 148, 150, 151, 153, 154, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 164, 166, 177, 178, 179, 180, 181, 185, 187, 188, 191, 193, 198, 199, 200, 205, 206, 209, 210, 215, 222, 224, 229, 231, 233, 234, 238, 246, 254, 275, 276, 280, 285, 288, 289, 290, 292, 306, 319, 321, 322, 325, 327, 328, 329, 331, 338, 347, 354, 372
hommage, 69, 71, 262, 291, 330 honte, 44, 52, 53, 73, 103, 106, 270, 316, 329 hostilité, 18, 20, 21, 39, 55, 64, 115, 130, 132, 145,
151, 177, 180, 239, 247, 266, 277, 289, 295, 309 humiliation, 51, 60, 80, 166, 254, 257 humour, 47, 205, 255, 294, 339 I identification, 16, 146, 220, 251, 252, 253, 268,
290, 292, 293, 302, 342
identité, 6, 7, 10, 24, 28, 29, 45, 54, 68, 73, 88, 89, 100, 102, 103, 104, 105, 107, 115, 134, 136, 151, 155, 158, 189, 192, 198, 212, 215, 221, 247, 254, 261, 269, 272, 280, 314, 315, 317, 318, 320, 322, 323, 327, 328, 329, 344, 346, 348
idéologie, 15, 25, 28, 59, 77, 81, 89, 90, 93, 121, 123, 124, 127, 138, 139, 143, 145, 169, 172, 173, 175, 176, 188, 228, 241, 274, 279, 285, 291, 306, 309, 310, 336
idéologique, 10, 18, 24, 61, 140, 152, 208, 286, 287, 288, 289, 299, 312, 315, 321, 325, 331, 338, 341, 344, 351, 373
illustration, 101, 111, 260, 273, 309, 314, 341 image, 31, 34, 47, 60, 194, 222, 241, 253, 255, 258,
276, 290, 293, 294, 299, 303, 304, 307, 309, 310, 312, 325, 329
imaginaire, 21, 23, 45, 57, 91, 148, 156, 178, 181, 199, 259, 276, 291, 293, 301, 331, 352, 353
immaturité, 8, 76, 85, 87, 93, 185, 194, 197, 224, 230, 292
immigration, 169, 175, 318 impartialité, 289, 331 implication, 17, 21, 40, 42, 44, 47, 49, 54, 62, 64,
67, 81, 86, 95, 98, 99, 131, 142, 144, 166, 173, 183, 184, 198, 209, 211, 212, 214, 215, 228, 240, 242, 243, 245, 250, 255, 256, 257, 260, 265, 276, 279, 284, 289, 292, 294, 296, 303, 310, 321, 326, 342, 344, 353, 355, 356
impuissance, 68, 70, 71, 111, 114, 115, 154, 163, 193, 194, 199, 252, 268, 269, 271, 273, 275, 276, 280, 281, 311, 312, 325, 330
impunité, 194, 242 indépendance, 7, 10, 12, 16, 17, 21, 34, 53, 54, 55,
59, 60, 121, 123, 124, 126, 127, 135, 137, 138, 147, 148, 160, 164, 165, 167, 177, 178, 181, 191, 233, 234, 286, 297, 300, 335, 341, 342, 343, 356, 372
indexation, 275 individus, 2, 7, 28, 29, 33, 34, 36, 37, 38, 41, 42,
43, 45, 46, 47, 49, 51, 53, 54, 56, 57, 59, 60, 61, 62, 63, 67, 68, 69, 70, 73, 74, 75, 80, 81, 84, 85, 86, 87, 92, 96, 97, 106, 107, 108, 114, 115, 117, 118, 128, 129, 137, 141, 151, 166, 167, 170, 184, 185, 203, 207, 220, 226, 229, 240, 242, 243, 255, 259, 261, 265, 266, 270, 272, 274, 278, 280, 281, 304, 305, 306, 307, 310, 311, 312, 313, 318, 319, 321, 322, 324, 325, 327, 329, 330, 345, 352, 353
influence, 6, 42, 43, 45, 51, 52, 101, 142, 337 informations, 154, 178, 188, 194, 197, 208, 229,
231, 233, 266, 291 ingérence, 189, 191 inhumanité, 240, 270 initiation, 46, 58, 66, 74, 75, 82, 94, 95, 101, 102,
103, 316, 317, 329, 372 injustice, 7, 9, 11, 17, 19, 32, 50, 57, 116, 120, 125,
162, 301, 302, 308, 327, 342, 348 inscription, 15, 80, 238 insécurité, 82, 87, 219, 229, 258
362
institution, 3, 7, 9, 22, 34, 35, 36, 46, 49, 51, 52, 55, 56, 64, 71, 79, 81, 85, 87, 88, 91, 102, 117, 121, 124, 126, 128, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 153, 154, 155, 166, 172, 173, 174, 175, 176, 178, 180, 181, 188, 189, 190, 192, 193, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 206, 207, 208, 213, 216, 217, 218, 221, 222, 223, 224, 226, 230, 233, 234, 241, 245, 246, 247, 249, 250, 251, 252, 253, 254, 255, 262, 263, 264, 266, 268, 274, 275, 284, 286, 294, 295, 296, 309, 320, 332, 336, 338, 339, 341
instrument, 77, 93, 109, 149, 154, 177, 199, 208, 226, 227, 278, 279
intégration, 81, 246, 290, 331 intellectuels, 6, 7, 9, 20, 121, 125, 140, 153, 169,
197, 291 intention, 104, 105, 134, 144, 171, 227, 315 intériorisation, 11, 61, 104, 105, 108, 114, 118, 166,
271, 292, 293, 297, 299, 309, 318, 328, 345, 346 intertextualité, 16, 64, 66, 77, 92, 93, 96, 100, 145,
152, 161, 168, 184, 185, 187, 188, 199, 210, 215, 230, 240, 241, 242, 244, 245, 246, 250, 255, 259, 275, 276, 278, 279, 280, 281, 293, 294, 295, 297, 298, 300, 303, 306, 307, 308, 314, 315, 317, 318, 326, 327, 329, 330, 331, 343, 351, 352, 353
intraductibilité, 303 introspection, 37, 323 invasion, 93, 97, 110, 111, 113, 147, 152, 156, 157,
159, 160, 162, 163, 182, 186, 234, 265, 266, 267, 298, 330
ironie, 76, 78, 80, 87, 88, 131, 140, 154, 216, 241, 269, 294
itinéraire, 69, 71, 262, 291, 330 ivoirité, 99, 100, 175, 201, 202, 212, 298 J jeu, 36, 40, 42, 45, 47, 50, 53, 60, 72, 73, 76, 87,
90, 92, 102, 105, 108, 109, 145, 174, 205, 216, 219, 224, 230, 240, 243, 260, 266, 267, 303, 312
jeunesse, 303 justice, 11, 134, 194, 205, 228 L laissés-pour-compte, 7, 49, 75, 84, 118, 150, 151,
184, 224, 263, 273, 277, 279, 311, 312, 345 langage, 24, 55, 86, 89, 186, 201, 205, 246, 287,
290, 303, 304, 305, 307, 309, 312, 333 langue, 6, 10, 12, 17, 133, 153, 159, 179, 180, 187,
227, 234, 243, 279, 287, 289, 300, 301, 302, 303, 304, 305, 308, 309, 310, 342, 346, 347, 348, 349, 350, 373
langues, 6, 10, 12, 17, 133, 153, 159, 179, 180, 187, 227, 234, 243, 279, 287, 289, 300, 301, 302, 303, 304, 305, 308, 309, 310, 342, 346, 347, 348, 349, 350, 373
leader, 197, 205, 209, 217, 230, 245, 255, 284, 336 lecteurs, 7, 18, 20, 102, 120, 121, 124, 148, 160,
182, 241, 291 légitimité, 58, 158, 204, 241, 252, 269 lexical, 24, 184, 281 lexies, 46, 79, 189, 250, 260 lexique, 96, 124, 161, 182, 183, 209, 219, 222, 223,
229, 237, 249, 250, 251, 253, 301, 305, 331 liberté, 12, 19, 82, 109, 129, 145, 150, 166, 216,
223, 224, 228, 229, 231, 232, 247, 274, 276, 293, 301, 322, 324, 337, 338, 339, 345
lien, 24, 29, 45, 54, 68, 151, 189, 254, 269, 280, 314
lieu, 19, 21, 28, 30, 35, 40, 55, 58, 70, 72, 73, 90, 96, 98, 109, 132, 146, 150, 170, 184, 185, 186, 196, 199, 208, 209, 211, 214, 220, 225, 232, 238, 239, 241, 255, 258, 264, 267, 273, 274, 278, 279, 288, 306, 310, 323, 327, 328
linguistique, 275, 287, 292 littérature, 6, 7, 8, 10, 11, 12, 13, 16, 21, 31, 32, 33,
38, 50, 55, 56, 57, 61, 85, 117, 121, 125, 126, 128, 136, 139, 140, 147, 148, 149, 152, 154, 166, 167, 177, 180, 237, 238, 259, 269, 285, 286, 287, 290, 291, 292, 293, 302, 303, 304, 305, 328, 338, 339, 341, 342, 346, 347, 348, 349, 350, 352, 353, 355
localité, 36, 44, 68, 69, 110, 111, 112, 115, 282, 311, 312, 330
logique, 42, 54, 79, 127, 152, 183, 199, 224, 238, 256, 286, 289, 294, 308, 311, 316, 328, 331, 373
M magouilles, 105, 108, 320 maîtres, 80, 104, 108, 185, 257, 307 mal, 54, 60, 84, 86, 88, 89, 92, 98, 126, 133, 136,
167, 178, 198, 199, 200, 210, 221, 223, 230, 260, 262, 263, 270, 283, 297, 301, 304, 308, 330
maniement, 46, 79, 189, 250, 260 manifestations, 177, 287, 288, 309, 349 manigances, 223, 295 manipulateurs, 8, 12, 15, 19, 26, 29, 34, 48, 71, 74,
76, 79, 80, 81, 83, 84, 87, 90, 91, 92, 93, 116, 117, 185, 194, 216, 218, 219, 220, 221, 237, 238, 239, 240, 241, 243, 247, 248, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 260, 261, 263, 265, 267, 277, 284, 285, 295, 297, 308, 333, 335, 336, 337, 338
manoeuvre, 182, 268 marabout, 100, 160, 165, 240, 254, 255, 256, 257,
258, 262, 263, 264, 284, 332, 373 marginalisation, 87, 139, 175 mariage, 36, 44, 68, 69, 110, 111, 112, 115, 282,
311, 312, 330 mascarade, 165, 168, 207, 208, 209 masque, 19, 32, 35, 42, 101, 124, 177 massacre, 49, 63, 106, 111, 136, 150, 155, 156,
174, 176, 187, 237, 239 matérialisation, 145, 148, 155, 158, 159, 162, 168,
171, 180, 192, 198, 271, 291, 300
363
médiatisation, 285 médium, 9, 21, 23, 84, 123, 140, 291, 310 méfiance, 66, 93, 101, 102, 111, 115, 128, 130,
132, 174, 231, 298, 320, 323, 325 mémoire, 63, 66, 112, 124, 154, 162, 178, 197, 209,
237, 266, 279, 290, 291, 302, 308, 309, 347 meneurs, 8, 9, 36, 40, 51, 71, 76, 81, 90, 95, 110,
112, 116, 117, 127, 133, 134, 135, 137, 140, 142, 163, 165, 221, 228, 231, 240, 241, 242, 244, 248, 257, 259, 260, 268, 275, 278, 284, 285, 298, 306, 308, 327, 349
mépris, 81, 140, 141, 216, 224, 234, 266, 272, 314 mère, 34, 37, 50, 53, 56, 69, 72, 272, 288, 330 mérite, 47, 63, 125, 146 méta-discursivité, 288 métaphore, 83, 220, 229, 294 métier, 75, 86, 102, 103, 117, 184, 255, 256, 278,
315, 323 meurtrier, 243, 244 migrations, 101 milices, 88 milieu, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
46, 49, 51, 53, 72, 74, 78, 92, 102, 104, 105, 108, 111, 118, 130, 140, 157, 159, 175, 184, 185, 229, 234, 251, 256, 257, 261, 263, 280, 294, 311, 312, 313, 314, 316, 317, 319, 322, 323, 327, 372
militaires, 85, 291 misère, 36, 38, 42, 43, 44, 51, 53, 85, 108, 174,
242, 254, 324, 327 mission, 51, 106, 107, 120, 125, 127, 139, 143, 144,
159, 171, 200, 218, 267, 314, 317, 318, 320, 322, 326, 327
mode, 36, 48, 50, 103, 153, 280 modèle, 31, 54, 94, 109, 111, 112, 127, 129, 149,
155, 171, 179, 200, 282, 339 mort, 17, 21, 40, 42, 44, 47, 49, 54, 62, 64, 67, 81,
86, 95, 98, 99, 131, 142, 144, 166, 173, 183, 184, 198, 209, 211, 212, 214, 215, 228, 240, 242, 243, 245, 250, 255, 256, 257, 260, 265, 276, 279, 284, 289, 292, 294, 296, 303, 310, 321, 326, 342, 344, 353, 355, 356
multiethnique, 132 mutation, 16, 41, 56, 104, 107, 176, 288, 289, 314,
330, 342, 356 mutisme, 271 N naïveté, 108, 154, 182, 293, 324 narrateur, 4, 26, 33, 50, 74, 110, 127, 148, 210, 237,
238, 242, 257, 264, 273, 281, 284, 285, 332, 333, 336, 349, 372, 373
narration, 21, 28, 32, 68, 71, 78, 92, 93, 97, 98, 100, 109, 131, 132, 137, 144, 145, 154, 173, 187, 188, 194, 205, 209, 210, 214, 216, 217, 228, 229, 231, 239, 242, 243, 244, 245, 246, 250, 255, 264, 270, 271, 276, 277, 280, 291, 294, 295, 296, 297, 298, 303, 308, 310, 314, 317, 327, 328, 329, 330, 333, 353
narratrice, 68, 70, 71, 111, 114, 115, 154, 163, 193, 194, 199, 252, 268, 269, 271, 273, 275, 276, 280, 281, 311, 312, 325, 330
nationalisation, 24, 58, 59, 60, 61, 101, 105, 144, 146, 210, 232, 266, 302, 304, 310, 327, 328, 349, 372
natives, 77, 96, 120, 128, 129, 130, 138, 139, 159, 176, 177, 233, 234, 296
néocolonialisme, 285 non-vie, 21, 42, 47, 55, 84, 104, 111, 116, 121, 126,
147, 176, 184, 204, 222, 251, 254, 255, 256, 262, 263, 267, 268, 274, 278, 288, 320, 322, 324, 325, 327, 328, 329, 336, 345
normes, 40, 73, 74, 84, 112, 113, 216, 238, 300, 333
nourriture, 154, 187, 191, 290 noyau, 78, 88, 131, 154, 216, 294 O objet, 15, 18, 20, 23, 25, 28, 62, 67, 75, 87, 106,
107, 136, 142, 145, 147, 158, 180, 199, 233, 240, 250, 251, 258, 272, 277, 278, 282, 283, 285, 302, 316, 335
observation, 32, 55, 86, 90, 91, 114, 126, 127, 154, 228, 243, 253, 259
obstacle, 280 occupants, 123, 137, 138, 158, 214, 267 offensive, 190, 195, 223, 224, 229, 342 omniprésence, 70, 86, 111, 149, 300 onomastique, 246, 290, 331, 337 opposition, 200, 203, 206, 246, 293, 330 oppression, 129, 130, 139, 176, 234, 239, 270, 286 optimiste, 32, 44, 51, 55, 103, 153, 162, 167, 177,
285, 296, 336 organisation, 40, 41, 44, 101, 215, 217, 271, 313,
322 origines, 47, 76, 87, 90, 92, 102, 105, 108, 174,
205, 216, 224, 240, 243, 260, 266, 267, 303, 312 otage, 7, 233, 263, 268, 288 P paix, 190, 195, 223, 224, 229, 342 paragrammaticalité, 31, 38, 41, 53, 70, 163, 200,
216, 238, 303, 304, 311, 350 parents, 237 parias, 76, 77, 80, 116, 241, 258, 268, 307 parole, 16, 61, 66, 67, 71, 97, 111, 177, 221, 222,
231, 260, 276, 283, 285, 286, 291, 292, 293, 294, 298, 301, 304, 310, 342, 356
participation, 87, 90, 91, 95, 205, 207, 222, 292, 348
partisans, 73, 74, 87, 88, 112, 147, 165 patchwork, 301 pauvreté, 6, 42, 43, 45, 51, 52, 101, 142, 337 père, 76, 265, 284, 295, 304, 329 personnage, 22, 28, 31, 32, 36, 38, 39, 40, 43, 47,
48, 58, 61, 62, 63, 65, 66, 69, 75, 82, 84, 89, 93,
364
98, 102, 103, 111, 116, 117, 133, 134, 144, 151, 160, 166, 169, 173, 174, 221, 222, 224, 226, 227, 228, 231, 233, 242, 243, 246, 256, 258, 259, 273, 276, 277, 279, 286, 288, 289, 294, 295, 296, 297, 300, 301, 303, 307, 313, 314, 315, 316, 319, 320, 321, 322, 323, 326, 327, 328, 329, 332, 333, 335, 336, 338
personnalité, 15, 19, 28, 70, 74, 96, 124, 151, 161, 166, 182, 183, 209, 219, 222, 223, 229, 237, 249, 250, 251, 253, 301, 305, 331
personnes, 15, 19, 28, 70, 74, 151, 161, 166 perversion, 76, 83 pessimiste, 34, 35, 62, 68, 78, 84, 116 peuple, 92, 93, 130, 154, 251, 280 peur, 41, 54, 64, 80, 81, 87, 90, 96, 98, 99, 116,
156, 165, 198, 204, 205, 212, 224, 226, 256, 262, 265, 266, 268, 271, 272, 273, 275, 277, 278, 283, 332, 351
philosophie, 18, 80, 87, 106, 180, 191, 310, 319, 321, 338
piliers, 72 politique, 6, 11, 21, 31, 34, 41, 82, 84, 85, 86, 121,
126, 131, 137, 140, 142, 146, 147, 152, 160, 162, 164, 165, 167, 168, 169, 171, 174, 175, 190, 191, 192, 197, 198, 199, 200, 202, 207, 210, 215, 223, 224, 240, 245, 246, 247, 255, 282, 284, 286, 292, 307, 318, 336
portée, 32, 55, 86, 90, 91, 114, 126, 127, 154, 228, 243, 253, 259
porte-parole, 76, 192, 199, 204, 205, 208, 218, 221, 227, 228, 240, 260, 264, 323
portrait, 6, 48, 49, 53, 282, 283, 314 pouvoir, 3, 7, 9, 22, 34, 35, 36, 46, 49, 51, 52, 55,
56, 64, 71, 79, 81, 85, 87, 88, 91, 102, 117, 121, 124, 126, 128, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 153, 154, 155, 166, 172, 173, 174, 175, 176, 178, 180, 181, 188, 189, 190, 192, 193, 196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 206, 207, 208, 213, 216, 217, 218, 221, 222, 223, 224, 226, 230, 233, 234, 241, 245, 246, 247, 249, 250, 251, 252, 253, 254, 255, 262, 263, 264, 266, 268, 274, 275, 284, 286, 294, 295, 296, 309, 320, 332, 336, 338, 339, 341
pratique, 24, 46, 58, 59, 60, 61, 66, 74, 75, 82, 94, 95, 101, 102, 103, 105, 144, 146, 210, 232, 266, 302, 304, 310, 316, 317, 327, 328, 329, 349, 372
précarité, 12, 15, 19, 45, 75, 81, 89, 98, 176, 178, 179, 182, 215, 232, 233, 235, 242, 247, 248, 259, 262, 265, 266, 290, 291, 292, 293, 297, 372
précisions, 289, 331 pression, 41, 54, 64, 80, 81, 87, 90, 96, 98, 99, 116,
156, 165, 198, 204, 205, 212, 224, 226, 256, 262, 265, 266, 268, 271, 272, 273, 275, 277, 278, 283, 332, 351
preuves, 97, 136, 137, 209, 210, 213, 244 prison, 93, 109, 261, 309, 316, 318 privation, 37, 323 processus, 6, 94
profil, 35, 59, 131, 170, 173, 188, 189, 222, 233, 242, 243, 271, 286
proie, 41, 75, 79, 85, 183, 219, 230, 240, 265, 266, 268, 272
prolifération, 254 prophète, 38, 163, 215 protecteurs, 76, 77, 80, 116, 241, 258, 268, 307 protection, 40, 46, 52, 62, 79, 94, 116, 143, 144,
183, 184, 205, 209, 231, 250, 251, 252, 256, 300, 320, 328
psychologie, 41, 42, 59, 66, 70, 95, 98, 100, 101, 115, 133, 134, 143, 169, 171, 250, 273, 274, 313, 314, 324
psychose, 242, 247, 263, 296 putschistes, 143, 247 Q quête, 7, 49, 75, 84, 118, 150, 151, 184, 224, 263,
273, 277, 279, 311, 312, 345 R rapatriement, 40, 50, 321, 322, 329 réalisation, 74, 79, 82, 165, 287, 292, 307 réalité sociale, 7, 20, 28, 117, 285, 287, 290, 293,
337 réalités historiques, 84 réalités politiques, 47, 63, 125, 146 réalités sociales, 7, 20, 28, 117, 285, 287, 290, 293,
337 rebelles, 86, 192 rébellion, 173, 211, 215, 246, 247 récit, 16, 64, 66, 77, 92, 93, 96, 100, 145, 152, 161,
168, 184, 185, 187, 188, 199, 210, 215, 230, 240, 241, 242, 244, 245, 246, 250, 255, 259, 275, 276, 278, 279, 280, 281, 293, 294, 295, 297, 298, 300, 303, 306, 307, 308, 314, 315, 317, 318, 326, 327, 329, 330, 331, 343, 351, 352, 353
recrudescence, 1, 135, 141, 144, 155, 160, 165, 188, 189, 190, 202, 208, 222, 228, 246, 255, 282, 292
recrutement, 82, 256 référents, 59, 60, 78, 82, 90, 94, 96, 131, 156, 163,
167, 186, 194, 195, 231, 247, 261 réfugié, 138, 194, 206, 210, 214, 264, 273, 275,
276, 278, 279, 284, 333, 373 regard, 17, 300 régime, 1, 135, 141, 144, 155, 160, 165, 188, 189,
190, 202, 208, 222, 228, 246, 255, 282, 292 région, 166, 300 régionalisme, 53, 109, 137, 142, 143, 165, 173,
200, 224, 226, 281 régionaliste, 15, 77, 93, 103, 124, 153, 190, 218,
222, 226, 253, 283 registre, 178, 198, 308, 309, 310 règles, 40, 41, 44, 101, 215, 217, 271, 313, 322 représailles, 97, 100, 214, 215, 245, 267
365
représentant, 34, 91, 135, 170, 184, 224, 229, 242 représentation, 6, 10, 15, 17, 18, 19, 24, 25, 45, 49,
50, 56, 62, 88, 90, 134, 168, 181, 188, 199, 201, 221, 226, 230, 232, 240, 242, 243, 290, 311, 332, 333, 335, 336, 337, 338, 339, 349, 355, 356
réseau, 106, 317, 318 résistants, 123, 223 responsabilisation, 129, 159, 184, 234, 301 responsabilités, 41, 245, 246, 275, 282, 300, 323,
325 ressortissants, 111, 130, 132, 140, 141, 159, 161,
205 réussite, 36, 46, 49, 73, 74, 83, 102, 103, 105, 106,
109, 110, 111, 115, 117, 131, 169, 175, 372 révolte, 7, 9, 22, 59, 62, 130, 131, 144, 161, 190,
213, 245, 275, 286, 303, 305, 307, 333 révolution, 38, 66, 82, 83, 94, 144, 145, 261 rhétorique, 102 richesse, 6, 7, 10, 28, 46, 73, 88, 89, 100, 102, 103,
104, 105, 107, 115, 134, 136, 151, 155, 158, 192, 198, 212, 215, 221, 247, 261, 272, 314, 315, 317, 318, 320, 322, 323, 327, 328, 329, 344, 346, 348
rituel, 254, 256, 284 rivalités, 120, 195, 266 romancier, 31, 34, 47, 60, 194, 222, 241, 253, 255,
258, 276, 290, 293, 294, 299, 303, 304, 307, 309, 310, 312, 325, 329, 339
rupture, 31, 38, 41, 53, 70, 83, 163, 200, 216, 220, 229, 238, 294, 303, 304, 311, 350
ruse, 33, 135, 148, 149, 233, 238, 263, 302, 330, 331
S sacrifices, 103, 130, 150, 163, 165, 247, 258, 267,
282, 295 sang, 59, 60, 78, 82, 90, 94, 96, 131, 156, 163, 167,
186, 194, 195, 231, 247, 261 scène, 16, 41, 56, 104, 107, 167, 176, 288, 289,
292, 314, 330, 342, 356 schématisation, 87, 139, 175 secret, 86, 185, 244, 261, 265, 307 segment, 106, 110, 125, 184, 229, 238, 249, 251,
255, 270, 286, 314, 331 sémantiques, 184, 303 silence, 11, 61, 104, 105, 108, 114, 118, 166, 271,
292, 293, 297, 299, 309, 318, 328, 345, 346 socialisation, 45, 55 société, 4, 8, 20, 22, 23, 25, 28, 29, 30, 31, 32, 35,
37, 38, 39, 40, 41, 46, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 59, 60, 61, 66, 68, 72, 73, 74, 78, 86, 87, 89, 95, 103, 106, 109, 111, 112, 115, 117, 118, 128, 135, 138, 139, 149, 150, 160, 167, 219, 224, 266, 275, 285, 286, 288, 289, 304, 305, 310, 327, 329, 333, 337, 339, 372
sociocritique, 10, 16, 17, 48, 104, 167, 199, 250, 288, 292, 293, 294, 300, 303, 306, 310, 311, 331, 336, 337, 343, 348
sociologiques, 34
solitude, 32, 46, 282, 319 sommet, 321, 322, 323, 325 sorcellerie, 59, 254, 258 souffrance, 242, 247, 263, 296 source, 49, 63, 106, 111, 136, 150, 155, 156, 174,
176, 187, 237, 239 spectacle, 34, 91, 135, 170, 184, 224, 229, 242 sphère, 8, 12, 31, 35, 168, 239 stabilité, 53, 109, 137, 142, 143, 165, 173, 200,
224, 226, 281 statut, 8, 36, 40, 51, 71, 76, 81, 90, 110, 112, 116,
117, 127, 133, 134, 135, 137, 140, 142, 163, 165, 221, 228, 231, 240, 241, 242, 244, 248, 257, 259, 260, 275, 278, 285, 298, 306, 308, 327, 349
stéréotypes, 86, 192 stratégie, 100, 102, 164, 199, 226, 228, 230, 240,
244, 245, 250, 267, 272, 289, 294, 298, 306, 308, 312, 326, 331, 336, 338, 373
stratégies, 100, 102, 164, 199, 226, 228, 230, 240, 244, 245, 250, 267, 272, 289, 294, 298, 306, 308, 312, 326, 331, 336, 338, 373
structuration, 74 structure, 20, 24, 28, 31, 32, 45, 46, 120, 152, 160,
219, 287, 352, 353 style, 10, 16, 17, 48, 104, 167, 199, 250, 288, 292,
293, 294, 300, 303, 306, 310, 311, 331, 336, 337, 343, 348
succession, 13, 142, 156, 168, 171, 222, 319 supériorité, 36, 49, 111, 124, 128, 129, 130, 131,
136, 138, 139, 141, 145, 162, 233, 268, 274, 280, 283, 296
suprématie, 208, 209, 248, 252, 253 survie, 42, 45, 46, 51, 79, 80, 81, 82, 84, 101, 108,
109, 116, 232, 265, 307 symbole, 11, 134, 194, 205, 228 symbolique, 42, 45, 46, 51, 79, 80, 81, 82, 84, 101,
108, 109, 116, 232, 265, 307 sympathie, 18, 138, 178, 274, 332, 344 T témoignage, 8, 12, 91, 100, 106, 180, 231, 271,
288, 300, 301, 320, 348 témoin, 9, 95, 240, 268, 284 temps, 191, 199, 329, 331 tentative, 85, 105, 130, 136, 147, 207, 210, 224,
255 terrain, 76, 192, 199, 204, 205, 208, 218, 221, 227,
228, 240, 260, 264, 323 terreur, 113, 162, 223 territoire, 9, 100, 147, 174, 222 thématique, 12, 16, 19, 23, 24, 25, 34, 55, 58, 76,
185, 265, 270, 272, 292, 336, 351 thérapie, 47, 78 ton, 10, 44, 51, 61, 63, 65, 70, 97, 103, 108, 115,
132, 151, 207, 223, 264, 287, 293, 304, 313, 317 tortionnaire, 243, 244 torture, 7, 233, 263, 268, 288 tradition, 9, 10, 41, 197, 219, 220
366
traduction, 244, 261, 307 trafiquants, 108, 154, 182, 293, 324 traitement, 7, 50, 84, 90, 123, 193, 194, 197, 227,
232, 247, 259, 260, 262, 263, 264, 266, 268, 275, 276, 284, 292, 296, 336
transcription, 237, 339 transformation, 12, 19, 82, 109, 129, 145, 150, 166,
216, 223, 224, 228, 229, 231, 232, 247, 274, 276, 293, 301, 322, 324, 337, 338, 345
transgression, 12, 164, 202, 206, 259, 281 travail, 3, 16, 23, 25, 36, 43, 49, 53, 61, 71, 73, 105,
106, 107, 108, 109, 110, 111, 118, 162, 163, 168, 178, 198, 213, 232, 237, 239, 240, 249, 256, 279, 280, 282, 285, 290, 294, 298, 301, 309, 310, 315, 316, 323, 333, 335, 336, 372
tribale, 15, 19, 22, 75, 86, 89, 94, 98, 179, 180, 182, 186, 232, 248, 262, 277, 290, 291, 293, 297, 303, 372
tribulations, 233, 266 tueurs, 81, 87, 97, 209, 210, 211, 245 U ulcère, 48, 60, 71 union, 12, 164, 202, 206, 259, 281 utilisation, 16, 146, 220, 251, 252, 253, 268, 290,
292, 293, 302, 342 V vacuité, 29, 146, 182, 304 vainqueur, 9, 31, 123, 133, 134, 135, 144, 145, 155,
160, 168, 173, 188, 190, 194, 195, 200, 204, 208, 218, 223, 224, 229, 230, 231, 243, 245, 246, 253, 259, 266, 269, 284, 296
valeurs, 33, 38, 50, 56, 135 valorisation, 6, 7, 9, 20, 121, 125, 140, 153, 169,
197, 291 velléités, 182, 268 vérité, 10, 18, 24, 61, 140, 152, 208, 286, 287, 288,
289, 299, 312, 315, 321, 325, 331, 338, 341, 344, 351, 373
victime, 6, 47, 68, 78, 82, 90, 95, 124, 232, 233, 238, 259, 266, 268, 270, 271, 292, 300, 321, 333
victoire, 213, 273 vie, 2, 7, 28, 29, 33, 34, 36, 37, 38, 41, 42, 43, 45,
46, 47, 49, 51, 53, 54, 56, 57, 59, 60, 61, 62, 63, 67, 68, 69, 70, 73, 74, 75, 80, 81, 84, 85, 86, 87, 92, 96, 97, 106, 107, 108, 114, 115, 117, 118, 128, 129, 137, 141, 151, 166, 167, 170, 184, 185, 203, 207, 220, 226, 229, 240, 242, 243, 255, 259, 261, 265, 266, 270, 272, 274, 278, 280, 281, 304, 305, 306, 307, 310, 311, 312, 313, 318, 319, 321, 322, 324, 325, 327, 329, 330, 345, 352, 353
viol, 76, 83 violation, 76, 265, 272, 292 violence, 15, 38, 45, 59, 70, 75, 76, 79, 80, 81, 83,
84, 86, 87, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98,
99, 100, 118, 121, 177, 180, 182, 183, 186, 192, 198, 205, 207, 210, 215, 218, 220, 221, 224, 226, 228, 229, 230, 232, 233, 234, 238, 241, 243, 244, 247, 250, 253, 257, 258, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 268, 270, 274, 282, 285, 289, 294, 295, 304, 305, 307, 336, 337, 338, 346, 347, 350, 352, 354, 355, 356, 372
voie, 32, 44, 51, 55, 103, 153, 162, 167, 177, 285, 296, 336
voix, 16, 55, 126 volonté, 7, 9, 22, 59, 62, 130, 131, 144, 161, 190,
213, 245, 275, 286, 303, 305, 307, 333 voyage, 41, 245, 246, 275, 282, 300, 323
367
INDEX DES NOMS
A Amselle Jean-Loup, 190, 299 Anozié Sunday, 56 B Bachelard Gaston, 18, 125, 344 Barthes Roland, 24, 184, 281 Borgomano Madeleine, 17, 61, 138, 166, 199 C Camus Albert, 312, 321, 322, 323, 346 Césaire Aimé, 127, 146, 350 Chaulet Achour Christiane, 1, 3, 18, 52, 91, 265,
270, 301, 302, 308, 315, 322, 325, 344, 349, 356 Chemla Yves, 166, 300 Chevrier Jacques, 7, 18, 20, 102, 120, 121, 124,
148, 160, 182, 241, 291 Coussy Denise, 33, 38, 50, 56, 135 D Dabla Séwanou Jean-Jacques, 151 Diandué Bikacou Parfait, 17, 356 Diop Papa Samba, 307 Dirkx Paul, 292 Dozon Jean-Pierre, 72 Ducournau Claire, 167, 292 Durand Gilbert, 45 E Eco Umberto, 181 F Ferro Marc, 123, 127, 160, 164 G Gassama Makhily, 17, 300 Goldmann Lucien, 24 I Ilboudou Pierre-Claver, 45
J Jarlsbo Jeana, 210 K Kane Mohamadou, 153 Kesteloot Lilyan, Lilyan Kesteloot, 17, 356 Kourouma Ahmadou, 1, 6, 8, 10, 11, 16, 17, 18, 19,
21, 22, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 38, 39, 40, 45, 46, 53, 55, 57, 61, 62, 66, 73, 77, 78, 83, 84, 85, 89, 93, 98, 116, 117, 121, 123, 125, 135, 139, 145, 154, 157, 158, 160, 166, 167, 168, 177, 178, 180, 187, 188, 191, 199, 206, 208, 209, 210, 215, 217, 232, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 244, 247, 248, 249, 253, 257, 259, 260, 261, 263, 264, 276, 279, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292, 293, 294, 297, 298, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 308, 309, 310, 331, 332, 333, 335, 336, 337, 338, 339, 341, 342, 343, 356
L Lepape Pierre, 127, 146, 350 M Mabanckou Alain, 1, 6, 8, 11, 18, 19, 21, 23, 28,
29, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 42, 43, 45, 46, 48, 50, 53, 57, 66, 68, 70, 71, 73, 107, 116, 117, 148, 154, 178, 181, 193, 194, 199, 232, 237, 238, 239, 240, 246, 247, 252, 263, 264, 268, 269, 272, 273, 276, 279, 283, 285, 290, 291, 311, 312, 313, 315, 318, 319, 321, 322, 323, 325, 326, 328, 331, 332, 333, 335, 336, 338, 339, 341, 343, 344, 345, 373
Malonga Alpha Noël, 103, 124, 283 Mongo-Mboussa Boniface, 18, 125, 344 Mouralis Bernard, 139, 145, 146, 356 Mathieu-Job Martine, 304, 348 N Naumann Michel , 1, 55 Ngal Georges, 38, 303 Ngoïe-Ngalla Dominique, 137, 181 O Ossito Midiohouan Guy, 20, 84, 126, 149, 152
368
Outram Quentin, 38, 303 P Paravy Florence, 239 R Richard Jean-Pierre, 336 S Sarraute Nathalie, 291 Sartre Jean-Paul, 336 Smith Stephen, 190, 299 Stamm Anne, 123, 127, 160, 164 Z Zima Paul, 30, 31, 35, 337
369
TABLE DES MATIÈRES Dédicace 2 Remerciements 3 Sommaire 4 INTRODUCTION GENERALE 5 PREMIERE PARTIE : CONFLITS DES ORIGINES 27 Chapitre I: La famille et la société 30 1. Structures du milieu 33 1.1 – Milieu 33 1.2- Famille 39 1.3- Ecole 46 2. Les figures essentielles 50 2.1 – Le père 50 2.2 – La mère et la femme 57 Chapitre II : L’enfance et la formation 73 1. Birahima dans l’univers de la guerre 75 1.1- L’enfance violée 76 1.2 - Dire et vivre la violence 86 2. La formation dans Bleu Blanc Rouge 101 2.1 – L’initiation 101 2.2 – La pratique 105 3. La place de la formation dans Les petits-fils nègres de Vercingétorix 109 3.1 – De la réussite scolaire au travail 110 3.2 – La résignation 114 Conclusion de la première partie 118 DEUXIEME PARTIE : ORIGINES DES CONFLITS 119 Chapitre I : Colonisation et problèmes sociaux 123 1. La colonisation anglaise 127 1.1 - Liberia : de l’état colonial à l’indépendance.
Une histoire racontée par Ah. Kourouma 128 1.2 - Sierra Leone : de l’état colonial à l’indépendance 137 2. De la colonisation française aux indépendances 145 2.1 - Le Congo-Brazzaville 148 2.2 - La Côte-d’Ivoire 156 Chapitre II : Les différentes guerres 177 1. Les guerres ethniques et tribales 179 1.1 – La première phase de la guerre libérienne 182 1.2 – La troisième guerre du Congo-Brazzaville 191 1.3 – La crise ivoirienne 199 2. Les guerres civiles 215 2.1 – La seconde phase de la guerre du Liberia 216
370
2.2 – La guerre de Sierra Leone 222 Conclusion de la deuxième partie 233 TROISIEME PARTIE : LES FIGURES DU CONFLIT 236 Chapitre I : Matérialisation du conflit 238 1. Espaces en conflit : les actants 239 1.1- Les chefs de guerre 240 1.2 - Les armes 248 1.3 – Les marabouts 254 1.4 – Les enfants soldats 259 2. Les victimes des conflits 263 2.1. – La population 264 2.2 – Les réfugiés 273 2.3 – L’amour 280 Chapitre II : Portées des créations romanesques 285 1. Kourouma : une autre vérité ? 286 1.1- Précisions 289 1.2- Impartialités 294 1.3 – La guerre, dans quelle langue ? 300 2. La logique circulaire chez Alain Mabanckou 311 2.1 – La fonction du secret 312 2.2 – Une intertextualité et son détournement 319 2.3 – Quelle stratégie narrative ? 326 Conclusion de la troisième partie 332 CONCLUSION GENERALE 334 BIBLIOGRAPHIE 340 Index des notions 358 Index des noms 368 Table des matières 370