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Les voisins mode d'emploi, amour toujours

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Le livreMes parents sont séparés, je préfère habiter chez ma mère, c’est-à-dire à peu près toute seule : elle est pilote d’avion et tout le temps partie. C’est quand même mieux que d’aller chez mon père et Fleur, la femme avec qui il vit maintenant, que je déteste.

En ce moment, maman est là. Ça devrait me faire plaisir, mais elle est bizarre : elle passe du temps devant l’ordinateur, oublie mes horaires du collège, a des rendez-vous mystérieux… Elle s’est sûrement inscrite sur un site de rencontres. Si je ne fais rien, bientôt, elle me présentera un type idiot et moche et je devrai partager des lits superposés avec ses enfants atroces.

L’autriceAgnès Mathieu-Daudé est née en 1975 à Montpellier. Après des études de lettres et d’histoire, elle est devenue conservateur du patrimoine alors depuis, elle conserve : les œuvres des musées comme les souvenirs d’enfance, les passions fulgurantes comme les confitures, bref, tout ce qui est utile et surtout inutile. Elle en fait des romans pour les adultes (Un marin chilien et L’ombre sur la lune, éditions Gallimard) et des histoires pour tout le monde, qui sont illustrées par des gens terriblement talentueux. Elle vit et travaille à Paris, en compagnie d’enfants et d’un lapin qui dévore ses livres.

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Agnès Mathieu-Daudé

Les voisinsmode d’emploi

Amour toujours

Illustré par Charles Berberian

l’école des loisirs11, rue de Sèvres, Paris 6e

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1Le retour de maman

Maman est rentrée hier. Maman rentre souvent, parce qu’elle part tout aussi souvent. Moi, j’ai l’impression qu’elle part encore plus souvent qu’elle ne rentre, mais c’est parce que je n’aime pas quand elle part et que j’aime beaucoup quand elle rentre.

Ce qui ne veut pas dire que j’aime qu’elle soit là tout le temps. Car, évidemment, il y a quelques inconvénients au retour de maman. Par exemple, hier soir, elle m’a cuisiné avec amour un gratin de brocolis (si on peut mettre de l’amour dans un gratin de brocolis) parce qu’elle imagine que je ne mange pas beaucoup

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de légumes en son absence. C’est vrai que je me nourris exclusivement de spaghettis et de Chocomix, qui sont des barres chocolatées trop bonnes avec des cacahuètes, des amandes, du riz soufflé et du caramel (c’est pour ça qu’il y a « mix » à la fin), et je ne suis pas certaine que les cacahuètes comptent comme légume. Autre inconvénient : hier soir, maman et moi avons regardé un film, c’est-à-dire un film en noir et blanc en anglais avec quand même des sous-titres. Maman adore tout ce qui est bon pour mon anglais, on se demande pourquoi elle m’a fait faire de l’espagnol en première langue. Quand je suis seule, je regarde des séries policières ou des films d’horreur interdits aux moins de seize ans. J’ai onze ans, donc ça n’est pas toujours une bonne idée, mais je ne peux pas m’en empêcher. Le film de maman était encore plus nul que ce que j’avais prévu. S’il était bien en noir et blanc et sous-titré, il n’était même pas en anglais : c’était un film muet dans lequel un type avec un chapeau fait des tas de grimaces et monte dans un train, une histoire

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de Meccano et de général. Heureusement, c’était court.

Et quand maman est là, je me couche bien trop tôt (heureusement que j’ai une lampe de poche), car maman a besoin de temps le soir pour faire je ne sais quoi avec son ordi-nateur. Je prie pour que ce soit des choses qui me concernent, comme payer les factures de la cantine ou prévoir nos prochaines vacances. (Maman est pilote d’avion et les vacances, elle maîtrise. Au passage, je déconseille fortement ce métier à toutes les femmes qui ont envie de passer du temps chez elles.)

Ma grande crainte, c’est que maman finisse par s’inscrire sur un site de rencontres. Il y a des publicités pour ça plein le métro et, surtout, Melvin m’a tout expliqué. Melvin est un gar-çon de ma classe, c’est aussi le seul être humain qui me parle au collège. Le site de rencontres, c’est atroce : on met sur Internet une photo de soi prise il y a quinze ans en maillot de bain et on écrit en dessous qu’on aime lire des tas de trucs compliqués et boire des cocktails aux

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noms imprononçables pour avoir l’air à la fois super intelligent et super détendu. Et des gens vous écrivent et demandent à vous rencon-trer pour boire des cocktails ensemble et plus si affinités, ce qui veut dire se marier et vous faire des petits demi-frères et demi-sœurs. J’ai dit à Melvin que ça correspondait parfaitement à papa, cette description : il est très intelligent et très détendu, et même un peu trop, d’après maman. Melvin m’a fait remarquer que les gens qui ont l’air intelligent et détendu ne sont pas toujours les mêmes que ceux qui le sont vrai-ment. Est-ce que j’avais déjà vu mon père lire Kant en maillot de bain, un cocktail à la main ? Non. De toute façon, est-ce que mes parents étaient heureux ensemble ? Non, puisqu’ils étaient séparés. Avec un site de rencontres, papa aurait trouvé une femme qui lui ressemble. J’ai demandé à Melvin ce qu’il en savait, vu que son père vivait seul et que c’était sa mère qui vivait avec une femme qui lui ressemblait. Les mères : c’est ça le problème, d’après Melvin. Les mères seules finissent toujours par s’inscrire

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sur ces sites sans se demander si leurs enfants vont aimer le nouveau type idiot et moche qu’elles vont y trouver (apparemment, ce n’est pas sur un site de rencontres que la mère de Melvin a trouvé sa copine, et Melvin a plutôt peur pour les mères qui risquent de rencontrer son père. Lui, il a pris à vie un abonnement groupé sur tous les sites qui existent, mais pour l’instant il cherche encore). Les mères déses-pérées ne se demandent pas non plus si leurs enfants vont s’entendre avec ceux que le type idiot et moche a déjà forcément. Les types qui vont bien vouloir de maman, qui a déjà quarante-trois ans et qui est là une semaine sur deux – eh bien, à mon avis (cet avis qu’on ne me demande pas, comme maman le répète), ces types-là ne courent pas les rues. Et s’ils courent, c’est avec au moins trois enfants derrière eux.

Je pourrais dire que maman a dans ses atouts une charmante fille de onze ans, mais je ne suis pas sûre que ce soit un argument pour des types moches et idiots et tous leurs enfants avec qui je ne m’entendrais pas.

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Et je ne veux surtout pas que maman ait des atouts puisque je veux qu’elle ne rencontre personne et qu’elle reste seule au lieu de faire comme papa qui a rencontré Fleur. Oui, elle s’appelle Fleur Grudeau, comme un gros gru-meau horticole. La classe, sur le nouvel inter-phone de papa… Fleur habite maintenant avec papa, puisque lui et maman se sont séparés il y a deux ans. Je suis obligée de dire qu’ils se sont séparés parce que je ne sais toujours pas qui a quitté l’autre, ce qui je crois est la façon dont les histoires d’amour se terminent d’habitude. Par exemple, moi, j’ai été quittée deux fois. Par Rico, un imbécile qui était alors en CP, et Sébastien, un imbécile de ma sixième mais qui est parti vivre à la Réunion. La Réunion nous a séparés, en gros, ce qui fait un bon slo-gan mais beaucoup de larmes pour moi (pas pour Sébastien, qui n’a jamais pris la peine de m’écrire). Cela dit, mes parents sont tellement pleins de défauts, chacun à sa façon, que, fran-chement, je veux bien croire que les torts soient partagés.

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Hier soir, j’ai bien essayé de regarder l’écran par-dessus l’épaule de maman, mais elle est plus douée que moi pour cacher ce qu’elle fait. Elle a l’habitude : dans l’avion, il y a toujours des pas-sagers qui viennent visiter le cockpit et maman fait semblant d’entrer des tas de données très compliquées avec des chiffres et des courbes sur son tableau de bord, alors que tout est déjà pro-grammé. Mais je ne suis pas dupe : ce matin, elle m’a annoncé qu’elle serait absente à l’heure de mon retour du collège. Que je ne m’inquiète pas, bien sûr, elle rentrerait tout de suite après, mais elle avait un rendez-vous.

Et ça, c’était sacrément louche. D’habitude, le problème principal quand maman est là, c’est que je n’ai pas une minute à moi. Parce qu’elle est à la maison. Tout le temps. Quand je pars au collège et quand je rentre du collège. Enfin, plus exactement quand elle m’accompagne sur le trajet et qu’elle m’y récupère. J’ai obtenu qu’elle s’arrête au premier carrefour après la mai son, mais il faut que je la prévienne par SMS quand j’arrive, c’est-à-dire trois minutes

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plus tard. Elle répond avec un petit bonhomme qui vomit, le seul symbole qu’elle sache utiliser (on se demande comment elle pilote des avions, même programmés) et dont je crois qu’il signi-fie qu’elle est contente. Si elle rencontre un type idiot et moche, j’espère bien que leur relation commencera par SMS : ça ne devrait pas durer trop longtemps.

Aujourd’hui, je rentrerais donc seule pen-dant que maman serait à un rendez-vous. Pas la peine de la renifler pour voir si elle avait mis plus de parfum que d’habitude ou de scruter du maquillage sur son visage. Déjà parce qu’elle a tendance à mettre toujours un peu trop de par fum et de maquillage : elle appelle ça « le syn drome hôtesse de l’air ». Il paraît qu’il y a concurrence dans l’avion pour paraître raffiné : si maman ne se maquille pas, elle a l’air d’avoir attrapé la jaunisse à côté de ces hôtesses « pein-turlurées comme Geronimo » (c’est un chef indien, maman adore les États-Unis). D’autant plus que les stewards s’y mettent et se font même tatouer les sourcils – ça doit faire hyper

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mal, mais ça fait croire qu’on a tout le temps de beaux sourcils noirs. J’ai beau répéter à maman que piloter un avion, c’est pas donné à tout le monde, rien à faire, dès qu’elle passe par une boutique duty free (c’est-à-dire plusieurs fois par jour) elle se remet un coup de rouge à lèvres.

De toute façon, même si maman ce matin n’avait pas l’air de Geronimo, elle avait toute la journée en mon absence pour se transformer en créature vêtue d’un simple paréo qui boit des cocktails en lisant Kant. Je me demandais comment elle allait faire, parce qu’elle n’a jamais été détendue et que, pour les livres, elle n’en a qu’un : Vol de nuit, d’Antoine de Saint-Exupéry, le type qui a écrit Le Petit Prince. Une histoire d’avion. Enfin, elle n’en a qu’un mais en plu-sieurs exemplaires, puisque tous les gens qui la rencontrent le lui offrent. Je pense qu’elle ne l’a jamais lu, sinon elle se vexerait parce que ça ne se termine pas très bien pour le pilote. Moi, j’ai trouvé que c’était beaucoup mieux que Le Petit Prince, qui m’a toujours ennuyée parce que, franchement, les amis imaginaires, merci

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bien, je préférerais avoir des vrais. J’espère que maman ne va pas rencontrer un fan de Vol de nuit, il serait transi d’amour en voyant sa bibliothèque.

J’allais devoir agir vite pour essayer de faire échouer le rendez-vous du soir et, à défaut, la suite de cette histoire que maman complotait dans mon dos.

Mais agir, c’est compliqué. Maman me colle partout dès que j’enlève mon manteau. Elle veut qu’on regarde mes devoirs, puis qu’on discute de l’école, puis qu’on mange en tête à tête – même pas devant la télé, non, l’une en face de l’autre, à table, pour raconter encore ma jour-née. J’invente toujours des tas de choses. C’est beaucoup plus compliqué qu’avec papa, parce que maman suit à distance. Elle connaît mon emploi du temps par cœur, se connecte tous les jours au site du collège, m’envoie un mes-sage si un prof est malade afin de vérifier que je suis bien allée au CDI à la place. Surtout, elle connaît la liste de tous les élèves de la classe. Je dois donc inventer que j’ai toujours des amis et que je fais des trucs normaux avec eux.

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Pourtant, j’en ai eu, des amis, des vrais. Des copines et quelques copains et deux amou-reux idiots dont je ne vais pas encore parler. Et puis mes parents se sont séparés, et j’ai arrêté d’avoir des amis. Pas parce que mes parents étaient séparés : ça, encore, il y en a d’autres au collège. Et même dans ma classe puisque les parents de Melvin se sont séparés quand il avait un an. Mais quand on voit Melvin, c’est moyennement rassurant. Déjà, il porte des tee-shirts de groupes super anciens, des tee-shirts avec des types un peu gothiques et des cheveux dans tous les sens, l’air hyper méchant et des lettres rouge sang déchiquetées dans tous les sens aussi qui écrivent « AB/CD ». Le pire, c’est que ce sont des cadeaux de son père. Non, le pire, c’est que son père porte les mêmes. Et comme si ça ne suffisait pas, Melvin va redoubler si ça continue, comme lui dit le prof de maths (et aussi le prof de français et aussi le prof d’histoire-géo.) Tout ça semble un peu caricatural, mais j’ai remarqué que les enfants de divorcés passent tous par

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des moments un peu caricaturaux. Le tout, c’est de ne pas y rester.

Moi, c’est la façon dont mes parents gèrent leur séparation qui m’empêche d’avoir des amis, parce que les parents des autres sont assez cri-tiques quant à l’arrangement qu’ont mis en place papa et maman, à savoir que je vive avec maman qui s’en va une semaine sur deux au bout du monde, et que j’aille le moins possible chez papa.

J’aime beaucoup papa, mais il ne sait pas spécialement s’occuper des enfants – il est cher-cheur, il cherche, et tant qu’il n’a pas trouvé, il n’est pas très disponible (bien qu’il soit très détendu). Et je déteste Fleur, comme je l’ai déjà laissé entendre, et sa passion pour le jardinage. En plus, ma chambre chez papa ressemble à un placard. D’ailleurs, c’est un placard. Ou plutôt une buanderie – mais c’est pareil – que papa a bricolée en chambre. Papa ne sait pas changer une ampoule sans tout faire sauter, donc il a bricolé une drôle de chambre, avec une planche en hauteur qui sert de lit, un peu comme dans les cellules de prison dans les films, et des étagères

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partout où je pose mes affaires. Bon, ça a l’air sordide comme ça mais, en vrai, j’adore. Il fait bien chaud et parfois j’allume la machine à laver juste pour le plaisir de sentir toute ma chambre vibrer, comme si j’étais en plein milieu de mon enceinte portable. Jusqu’à ce que Fleur arrive en hurlant parce que je gaspille de l’eau et est-ce que j’ai entendu parler du réchauffe-ment climatique et de développement durable ? Oui, et c’est bien pour ça que j’ai parfois envie de réconfort, je lui réponds. Je mets un point d’honneur à toujours répondre à Fleur. Maman refuse que je passe trop de temps dans cette buanderie, elle me détecte de l’asthme lié aux produits d’entretien (je n’ose pas lui dire que papa et Fleur n’utilisent pas beaucoup de pro-duits d’entretien et que je ne tousse qu’en ren-trant chez nous, justement parce que maman nettoie beaucoup trop l’appartement). Quand les parents de mes copines ont appris tout ça, certains ont voulu m’adopter, d’autres ont parlé de prévenir je ne sais qui et le directeur de l’école m’a convoquée en plein cours de

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conjugaison – j’étais en CM1 – et a dit que je pouvais tout lui raconter si je voulais. Affreux. Et tout le monde me regardait bizarrement, tout le temps. Pourtant, c’était avant que je me mette à m’habiller avec un legging troué et un grand pull qui tombe – toujours le même – et surtout que j’aille chez le coiffeur lui deman-der de tout couper court et dans tous les sens (pourtant, je n’aime pas les mêmes groupes que Melvin, je n’aime d’ailleurs pas grand-chose qu’aime Melvin et c’est pour ça que je ne le compte pas vraiment comme ami).

Je me suis habituée à la solitude. Je fais ce que je veux, uniquement ce que je veux, c’est-à-dire qu’en plus de manger des spaghettis et des Chocomix je peux lire Agatha Christie et Conan Doyle (j’adore les aventures de Sher-lock Holmes, même si ça me fait plus peur qu’Agatha Christie, ou alors c’est peut-être pour ça) et pas que des histoires de poneys, je regarde des tutoriels de développement personnel plutôt que des vidéos de petits chatons trop mignons.

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Ah, petit chaton : ça me fait penser que, dans ma solitude, j’ai quand même réussi à rencontrer mon voisin du dessus, Antoine, un monsieur qui a quarante-sept ans et qui vit seul dans l’appar-tement de sa mère, madame Martin, qui est en maison de retraite. Ce n’est pas Antoine, le cha-ton, hein. Nous avons à l’issue d’une enquête presque haletante (voir épisode  1) sauvé un chaton des griffes d’une famille débordée avec bébé (je déteste les bébés, et surtout celui que papa va sûrement faire avec Fleur parce que ça se passe toujours comme ça dans la vie cari-caturale des enfants de parents séparés, et je crois que je déteste le bébé de papa et de Fleur encore plus que les sites de rencontres). Nous avons décidé, Antoine et moi, d’opter pour une garde alternée, comme ça je ne suis pas obli-gée de dire à maman qu’en son absence un chaton vit à la maison, et je crois que c’est mieux comme ça, vu ce que maman pense des animaux de compagnie. Et aussi de la garde alternée – c’est d’ailleurs pour ça qu’elle n’en a pas voulu. Pour être honnête, je crois que papa

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n’en a pas trop voulu non plus, mais heureuse-ment, parce qu’une semaine sur deux avec Fleur j’appelle plutôt ça une garde internée, un truc de fous.

Cette semaine, j’ai donc dû déposer Dashiell (c’est le chat, et le prénom d’un écrivain amé-ricain qu’Antoine aime beaucoup) au-dessus, et j’étais un peu triste. Mais Dashiell avait l’air très content de retrouver le bazar qu’il y a chez Antoine ou, plus exactement, chez madame Martin, parce que Antoine travaille surtout dans la cuisine qu’il a fait refaire en prétextant des nouvelles normes de sécurité et qui est toute blanche et lisse comme notre appartement à maman et moi. Je crois qu’Antoine n’est pas très câlin avec Dashiell, mais je me dis que, comme ça, il sera très content de me retrouver (Dashiell, pas Antoine).

L’action était donc possible uniquement en l’absence de maman et si possible avec Antoine. J’ai décidé qu’en rentrant du collège je profi-terais de l’absence de la première pour aller voir le second. Depuis hier, je me demande si

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je dois parler à maman de ma nouvelle amitié avec Antoine, à défaut de mentionner le chaton. Maman a toujours détesté les voisins, surtout ceux du dessus : de temps en temps, pendant les disputes avec papa, madame Martin tapait avec son balai parce qu’elle trouvait qu’il y avait trop de bruit (c’est aussi à cette époque que j’ai pris l’habitude de mettre la radio à fond dans ma chambre et maman disait que c’était à cause de moi que les Martin tapaient du balai, mais je n’ai jamais été dupe). Maman ne savait même pas que madame Martin était partie en maison de retraite, donc elle les déteste sans les connaître. Elle ne connaît pas les autres non plus car elle travaille trop et ne va jamais aux réunions ennuyeuses qu’on appelle « de copro-priété ». Elle dit qu’elle a assez à faire avec son copilote.

Et puis Antoine n’est pas madame Martin. C’est-à-dire que je ne sais pas comment maman va prendre le fait que j’aie sympa-thisé avec un homme. Un garçon, ça, oui, elle adore rait. Depuis que Rico, l’imbécile qui

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était alors en CP, m’a offert un dauphin en peluche avec de gros yeux qu’il avait volé à sa sœur et même pas acheté avec son argent de poche, maman me demande comment va ce mignon petit garçon si débrouillard. Pourtant, Rico est atroce, surtout depuis qu’il m’a quit-tée sans un mot et qu’il s’est fait une coupe de footballeur avec un « R » rasé de chaque côté du crâne. Maman me demande aussi des nouvelles des garçons de la classe, dont elle a appris les prénoms par cœur alors qu’elle ne les a jamais vus. Ça fait un peu bizarre. Mais les hommes, c’est sa grande hantise. Elle ne veut pas que je parle à des hommes, qui à l’entendre sont tous impatients de m’enlever et de me découper en morceaux. Comme c’est un point sensible pour elle, je n’ose pas lui rap-peler que je passe la moitié de mes journées sous la responsabilité de monsieur Rapaport, le principal du collège, de monsieur Ramirez, le prof d’histoire-géo, de monsieur Popincourt, le prof de musique, et je ne parle pas des sur-veillants, des hommes qui travaillent à la cantine,

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de ceux qui font le ménage ou qui me vendent des Chocomix à la boulangerie sur le trajet de l’aller ET du retour (j’ai une énorme consom-mation de Chocomix). Maman répondrait que, ces hommes-là, elle les connaît. Si on estime la population de la terre à plus de sept milliards, dont un peu plus de la moitié sont des hommes, il y a donc trois milliards et demi d’hommes (moins messieurs Rapaport, Ramirez, Popin-court, les employés de la boulangerie et papa) que maman ne connaît pas sur terre. Ce qui fait beaucoup. Mais elle est intraitable. Si un homme inconnu m’adresse la parole, je dois partir en courant et en hurlant sans empor-ter mon cartable, un peu comme pendant une alerte incendie.

Je pourrais raconter à maman qu’Antoine m’a aidée quand je me suis retrouvée enfermée sur notre palier, les clefs à l’intérieur, alors qu’elle atterrissait à Zanzibar ou à Valparaiso. Mais je sens que ce ne serait pas une bonne idée. Alors je ne dis rien à maman et me contente de coller mon oreille le plus près possible du plafond (j’ai

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une mezzanine, c’est pratique) pour entendre Dashiell miauler doucement et Antoine… eh bien, Antoine rien du tout, car il ne fait vrai-ment pas un bruit, cet homme. Il regarde beau-coup de films, mais il préfère les voir au cinéma, lui. Enfin, moi aussi je préférerais, mais si je dois expliquer à maman que je vais voir des films d’horreur le soir au cinéma quand elle est à Naples ou à Bangkok, ça va encore être un sacré cirque. Sur une salle de deux cents places, il y a au moins une centaine d’hommes que je ne connais pas. Sans parler de tous ceux qui marchent dans la rue.

Bref, à la sortie du collège, comme je ne sais pas combien de temps maman va prendre avec son rendez-vous, j’ai refusé d’attendre Melvin qui voulait aller acheter des Chocomix avec moi et j’ai filé le plus vite possible pour aller sonner chez Antoine. Je n’ai même pas acheté de Chocomix, ce qui est une erreur : je risque de faire face à un état de stress intense si maman rentre avec le type du rendez-vous, et je n’aurai alors que ses barres aux céréales complètes sans

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lactose et sans gluten pour me consoler (depuis quelques mois, c’est étrange, maman essaie de manger aussi mal que Fleur).

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De la même autrice à l’école des loisirs

Collection Neuf

Les Voisins mode d’emploi - enfermée dehors

Adieu tante Aimée

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© 2021, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition papier© 2021, l’école des loisirs, Paris, pour l’édition numérique

Loi n° 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publicationsdestinées à la jeunesse : mai 2021

ISBN 978-2-211-XXXXX-X