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Clément Rodzielski Lettre à Joanna Fiduccia Chère Joanna, L’exposition 1 qui nous a occupés un moment est terminée depuis déjà quelques temps. Mais permets-moi de revenir un instant dessus. Tu me pardonneras aussi d’adresser cette lettre à toi autant qu’à moi-même. Assurément Spector, c’est Phil Spector. Que son procès reprenne peu de temps après la fin de l’exposition n’était sans doute pas seulement un simple et heureux concours de circonstance. Je peux peut-être rappeler l’histoire autour de laquelle nous avons commencé à travailler ; elle disait qu’un « objet plat, blanc et de forme irrégulière » avait été subtilisé dans la maison de Phil Spector le lendemain de la mort de Lana Clarkson. Cet étonnant détail, je l’avais découvert dans le journal Libération en février de l’année 2003. Par la suite, une semaine plus tard environ, dans le même journal on apprenait que cet objet était un ongle. Déception ? Oui et non, peu importe. Les jours précédents, j’avais tenté de savoir ce à quoi pouvait correspondre cette description ; et peu à peu, étrangement, je m’étais fait à l’idée que cet « objet plat, blanc et de forme irrégulière » pouvait se confondre avec ce que pouvait être une pure œuvre d’art. Bien évidemment, on peut me reprendre sur les termes. On aurait tort de ne pas le faire. C’était très ingénu. Serait-ce qu’une fois que j’ai su toute la vérité, toutes mes propositions étaient invalidées ? Oui, sans doute, puisqu’il ne s’agissait en tout et pour tout plus que d’un ongle. Mais cet ongle qui, il fût un temps, semblait loin d’être cet ongle – du temps où on imaginait mal qu’il ne puisse 1. Spector, une exposition de Clément Rodzielski, commissaire – Joanna Fiduccia, galerie Federico Bianchi, Lecco, Italie, du 7 mars au 7 mai 2009.

Lettre à Joanna Fiduccia, Clément Rodzielski

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à propos d'un objet plat blanc et de forme irrégulière, de Phil Spector, de Monkey Business, de l'inventeur de la photographie par cerf volant...

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Clément RodzielskiLettre à Joanna Fiduccia

Chère Joanna,

L’exposition1 qui nous a occupés un moment est terminée depuis déjàquelques temps. Mais permets-moi de revenir un instant dessus. Tu mepardonneras aussi d’adresser cette lettre à toi autant qu’à moi-même.

Assurément Spector, c’est Phil Spector. Que son procès reprenne peude temps après la fin de l’exposition n’était sans doute pas seulementun simple et heureux concours de circonstance.

Je peux peut-être rappeler l’histoire autour de laquelle nous avonscommencé à travailler ; elle disait qu’un « objet plat, blanc et de formeirrégulière » avait été subtilisé dans la maison de Phil Spector lelendemain de la mort de Lana Clarkson. Cet étonnant détail, je l’avaisdécouvert dans le journal Libération en février de l’année 2003. Parla suite, une semaine plus tard environ, dans le même journal onapprenait que cet objet était un ongle. Déception ? Oui et non, peuimporte. Les jours précédents, j’avais tenté de savoir ce à quoipouvait correspondre cette description ; et peu à peu, étrangement,je m’étais fait à l’idée que cet « objet plat, blanc et de forme irrégulière »pouvait se confondre avec ce que pouvait être une pure œuvred’art. Bien évidemment, on peut me reprendre sur les termes. On auraittort de ne pas le faire. C’était très ingénu.

Serait-ce qu’une fois que j’ai su toute la vérité, toutes mes propositionsétaient invalidées ? Oui, sans doute, puisqu’il ne s’agissait en toutet pour tout plus que d’un ongle. Mais cet ongle qui, il fût un temps, semblaitloin d’être cet ongle – du temps où on imaginait mal qu’il ne puisse

1. Spector, une exposition de Clément Rodzielski, commissaire – Joanna Fiduccia, galerieFederico Bianchi, Lecco, Italie, du 7 mars au 7 mai 2009.

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s’agir que de cela – porte encore en lui la marque de tout ce qu’il n’estnécessairement pas, mais qui a été le sujet de bon nombre de mesrêveries. Et dans mes rêveries, c’est vrai, je m’étais beaucoup avancé.Serait-ce dire alors qu’une fois le mystère éclairci, l’art n’est plus de l’artmais qu’il se souvient du moment où il a été de l’art ? Cet ongle restecet « objet plat, blanc et de forme irrégulière » mais il n’oublie rien desdifférentes apparences que je lui ai prêté. Cet « objet plat, blanc et deforme irrégulière », une fois devenu l’ongle qu’il a toujours été, cesse-t-il d’être de l’art ? C’est une question bien secondaire en comparaisonde celles qui ont agité les médias et la justice. La question primordialereste de savoir ce qui s’est réellement passé dans le secret de la nuit.Mais il ne nous revient pas de trancher. La justice, qui s’est substituéeà la nuit la plus noire, elle, s’est prononcée.

Quelques jours avant de partir pour l’Italie, j’ai vu le Monkey business/ Chérie, je me sens rajeunir d’Howard Hawks. Et l’intuition de Spector seconfirme dans ce film qui croit si fort à la fiction que, dans sa dernièrepartie, tout est précipité, tout se précipite beaucoup. Ginger Rogers,qui joue la femme de Cary Grant, estime que la potion de jouvence qu’ila bu abondamment – et qui a fait ses preuves précédemment – a trèscertainement dû le faire revenir à l’âge où il n’était encore qu’un enfantde six mois. Le temps s’accélère, quelque chose du temps du cinémase cristallise dans le cerveau de Ginger Rogers, elle hypertrophie lafiction. Elle anticipe beaucoup sur les pouvoirs de la science : elleenvisage l’éventualité que ce retour en enfance s’accompagne aussi d’unetransformation physique. Deux récits se superposent que le mêmeobjet – Cary Grant – concerne. Mais l’un est autrement plus rapideque l’autre, celui que projette Ginger Rogers dans un pur espacemental. Elle croit voir son mari dans les traits d’un enfant trouvé. Unenfant générique, il est sans nom, il n’en aura pas.

Elle enraye le mécanisme, elle met en scène tout à la fois un retour enarrière et une course en avant, un flashback et un flashforward, ellesubstitue une chose contre une autre. Et dans le même plan, deuxtemps opposés cohabitent. (Ce qui se dit ici doit pouvoir se dire, plusglobalement, pour tout ce que peut le cinéma. Le film peut toujoursrecommencer, reprendre ; c’est une bande enregistrée, voilà sa première

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singularité. Et à ce titre, il annonce sa première inadéquation avec le réel ;pourtant : c’est sur ce point qu’ils se retrouvent – puisque le début quirevient n’est plus jamais le même. L’expérience de la fin du film, de toutle déroulé du film est passée sur lui.) Quelque chose apparaît d’abordsur quoi le regard bute. Ce ne sont pas deux réalités distinctes, ce nesont pas deux réalités disjointes. C’est l’outil qui est mis à nu, c’est toutle mécanisme qui est mis à nu. Pour toutes choses, ce ne sont sans doutepas tant les images qui me plaisent que la mise au conditionnel de ces images.

Voilà pourquoi je tenais tant à ce que cette photographie d’Arthur Batut,l’inventeur de la photographie par cerf-volant, apparaisse sur le cartond’invitation ; et tant à réaliser des pièces avec ce carton d’invitation qui estcet objet si caractéristique dans le temps de la construction de l’exposition.

Batut a mal arrimé son appareil au cerf volant, ou bien y avait-il tropde vent, mais sur cette photographie, et contrairement aux autres, ondistingue un angle du cerf-volant dans un coin de l’image. Batut devaitconsidérer qu’il s’agissait d’une prise de vue manquée, on ne connaîtpas de tirage papier de cette plaque, il n’a pris aucune note comme ilavait l’habitude de faire – car s’il entreprit de mener à bien cette inven-tion, c’était d’abord dans l’intention de prendre des mesures du terrain.Mais cette erreur, cette erreur me plaît infiniment. C’est bien cette étrangemachine de vision qui apparaît à l’avant plan, cet hybride entre un objetvolant et un appareil photographique. Tout est dévoilé. Tous les secretsde fabrication. Tu sais que ces premières photographies par cerf-volantont été faites très près de l’endroit où je suis né ?

Je reviens un instant sur la mauvaise conscience – comment elle s’in-carne ? – puisque tu m’interrogeais à ce propos. Mais pourquoiévoquions-nous cela ? D’une certaine façon, elle s’incarne parce quele travail continue. Si je continue, c’est pour effacer ce que j’ai fait aupa-ravant. Bonne nouvelle : une fois qu’une chose est faite, elle n’est plusà faire. Si quelque chose apparaît, c’est à la suite d’une longue série derenoncements. Le nom de l’art amoindrit l’écho qu’il pourrait avoirdans le monde, d’un autre côté il épaissit sa présence, il légitime que leschoses arrivent. La mauvaise conscience, le soupçon, l’immense tristesseapparaissent dans le contre-jour. Parce que ce qui est fait ne convaincpas, rien ne l’assure, les choses sont là quand elles pourraient bien ne

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pas y être. La machine nerveuse fonctionne à plein régime. À toute chose,on voudrait accorder crédit, noirceur et profondeur. Ici, un ongle a étéretiré du lieu du crime. Sans doute valait-il mieux pour quelques unsqu’on ne l’y trouve pas. Mais toujours, à l’intérieur de mille têtes il réap-paraîtra, sous mille formes différentes les unes des autres, mais toutesparfaitement semblables au nom qu’on lui aura donné. Et c’est danscet écart que vient l’art avant qu’on le nomme. Et dans lequel sans doute,souhaite-t-on qu’il se tienne éternellement. Peut-être voudrait-on mêmequ’il ne soit jamais de l’art. Pourtant, il faut bien aussi qu’un moment,son nom ait été chuchoté.

Sinon, j’ai été à Busca, comme prévu, mais ça aura été très court. Je teraconterai. Et j’ai appris que tu invitais Chloé à faire uneperformance bientôt ; est-ce que tu pourras lui faire passer un messagede ma part ? J’espère que tu vas bien. Il est tard et je vais me coucher.Je t’embrasse,

Clément

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Arthur Batut,Labruguière, vue versla montagne noire endirection du Sud-est,vers 1890, photographiepar cerf-volant, 15x21 cm,plaque de verre augélatino-bromure d'argent

© Espace PhotographiqueArthur Batut(Labruguière, Tarn). www.espacebatut.fr