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- 1 - OBJET D’ÉTUDE : LA QUESTION DE L’HOMME DANS LES GENRES DE L’ARGUMENTATION Documents : A – DIDEROT, Lettre à Le Breton, 1764. B – VOLTAIRE, L’A.B.C., dialogues politiques, 1768. C – MALESHERBES, Mémoire sur la liberté de la presse, 1788. D – ANDRÉ GILL, « Anastasie Censure », dans L’Éclipse du 19 juillet 1874. E – PLANTU, « La liberté sera toujours la plus forte », dessin paru dans le Monde, 9 janvier 2015. QUESTION (4 points) Après avoir justifié le rapprochement entre ces cinq documents, vous identifierez les moyens employés au service de la dénonciation. ÉCRITURE (16 points) COMMENTAIRE Vous ferez le commentaire du texte A (DIDEROT, Lettre à Le Breton). DISSERTATION « Longtemps, j’ai pris ma plume pour une épée », écrit Sartre dans Les Mots. En quoi la littérature peut-elle être une arme efficace pour défendre des idées ? Vous répondrez à cette question en un développement composé, en prenant appui sur les documents du corpus et sur vos connaissances personnelles. INVENTION Trahi par son propre éditeur (document A), Diderot s’adresse au roi Louis XV pour plaider auprès de lui la cause de la liberté d’expression. Dans une lettre, il essaie alternativement de convaincre et de persuader le monarque. Vous rédigerez cette lettre. Longueur minimale obligatoire : deux pages. 2 / 4 DOCUMENT A – DIDEROT, Lettre à Le Breton, 1764. Cherchant un renseignement dans un des volumes imprimés, mais non encore parus, de l’Encyclopédie, Diderot s'aperçoit que, pour éviter tout ennui avec la censure, l’imprimeur Le Breton a falsifié depuis deux ans plusieurs articles. Il lui adresse une lettre de plusieurs pages. Vous m'avez mis dans le cœur un poignard que votre vue ne peut qu'enfoncer davantage. [...] Vous m'avez lâchement trompé deux ans de suite ; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leur talent et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées et d'en recueillir quelque considération qu'ils ont bien méritée et dont votre injustice et votre ingratitude les 5 aura privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre 1 paraîtra-t-il, qu’ils iront aux articles de leur composition, et que voyant de leurs propres yeux l’injure que vous leur avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de MM. Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d’Holbach, de Jaucourt 2 et autres, tous si respectables pour vous et si peu respectés, seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs 3 diront qu’ils ont souscrit pour mon ouvrage, et que c’est presque le 10 vôtre que vous leur donnez. [...] Vous m’aurez pu traiter avec une indignité qui ne se conçoit pas; mais en revanche vous risquez d’en être sévèrement puni. Vous avez oublié que ce n’est pas aux choses courantes, sensées et communes que vous deviez vos premiers succès, qu’il n’y a peut-être pas deux hommes dans le monde qui se soient donné la peine de lire une ligne d’histoire, de géographie, de mathématiques et même d’arts, et 15 que ce qu’on y a recherché et ce qu’on y recherchera, c’est la philosophie ferme et hardie de quelques- uns de vos travailleurs. Vous l’avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans jugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui en aurait fait encore l’attrait, le piquant, l’intéressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par la perte pécuniaire et par le déshonneur : c’est votre affaire : vous étiez d’âge à savoir 20 combien il est rare de commettre impunément une vilaine action; vous l’apprendrez par le fracas et le désastre que je prévois. 1 Il s’agit bien sûr des volumes de l’Encyclopédie dont Le Breton a assuré l’impression. 2 Il s’agit, évidemment, des auteurs dont les articles ont été falsifiés par Le Breton. 3 La vente des premiers volumes de l’Encyclopédie s’est faite par souscription, c’est-à-dire que le public intéressé s’était engagé (moralement et financièrement) à acheter l’ouvrage alors qu’il était encore en cours de publication. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert comptait plus de 25000 souscripteurs dans toute l’Europe.

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OBJET D’ÉTUDE : LA QUESTION DE L’HOMME DANS LES GENRES DE L’ARGUMENTATION

Documents : A – DIDEROT, Lettre à Le Breton, 1764. B – VOLTAIRE, L’A.B.C., dialogues politiques, 1768. C – MALESHERBES, Mémoire sur la liberté de la presse, 1788. D – ANDRÉ GILL, « Anastasie Censure », dans L’Éclipse du 19 juillet 1874. E – PLANTU, « La liberté sera toujours la plus forte », dessin paru dans le Monde, 9 janvier 2015.

QUESTION (4 points) Après avoir justifié le rapprochement entre ces cinq documents, vous identifierez les moyens employés au service de la dénonciation. ÉCRITURE (16 points) � COMMENTAIRE Vous ferez le commentaire du texte A (DIDEROT, Lettre à Le Breton). � DISSERTATION « Longtemps, j’ai pris ma plume pour une épée », écrit Sartre dans Les Mots. En quoi la littérature peut-elle être une arme efficace pour défendre des idées ? Vous répondrez à cette question en un développement composé, en prenant appui sur les documents du corpus et sur vos connaissances personnelles. � INVENTION Trahi par son propre éditeur (document A), Diderot s’adresse au roi Louis XV pour plaider auprès de lui la cause de la liberté d’expression. Dans une lettre, il essaie alternativement de convaincre et de persuader le monarque. Vous rédigerez cette lettre. Longueur minimale obligatoire : deux pages.

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DOCUMENT A – DIDEROT, Lettre à Le Breton, 1764.

Cherchant un renseignement dans un des volumes imprimés, mais non encore parus, de l’Encyclopédie, Diderot s'aperçoit que, pour éviter tout ennui avec la censure, l’imprimeur Le Breton a falsifié depuis deux ans plusieurs articles. Il lui adresse une lettre de plusieurs pages. Vous m'avez mis dans le cœur un poignard que votre vue ne peut qu'enfoncer davantage. [...] Vous m'avez lâchement trompé deux ans de suite ; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leur talent et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées et d'en recueillir quelque considération qu'ils ont bien méritée et dont votre injustice et votre ingratitude les 5 aura privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre1 paraîtra-t-il, qu’ils iront aux articles de leur composition, et que voyant de leurs propres yeux l’injure que vous leur avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de MM. Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d’Holbach, de Jaucourt2 et autres, tous si respectables pour vous et si peu respectés, seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs3 diront qu’ils ont souscrit pour mon ouvrage, et que c’est presque le 10 vôtre que vous leur donnez. [...] Vous m’aurez pu traiter avec une indignité qui ne se conçoit pas; mais en revanche vous risquez d’en être sévèrement puni. Vous avez oublié que ce n’est pas aux choses courantes, sensées et communes que vous deviez vos premiers succès, qu’il n’y a peut-être pas deux hommes dans le monde qui se soient donné la peine de lire une ligne d’histoire, de géographie, de mathématiques et même d’arts, et 15 que ce qu’on y a recherché et ce qu’on y recherchera, c’est la philosophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. Vous l’avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans jugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui en aurait fait encore l’attrait, le piquant, l’intéressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par la perte pécuniaire et par le déshonneur : c’est votre affaire : vous étiez d’âge à savoir 20 combien il est rare de commettre impunément une vilaine action; vous l’apprendrez par le fracas et le désastre que je prévois. 1 Il s’agit bien sûr des volumes de l’Encyclopédie dont Le Breton a assuré l’impression. 2 Il s’agit, évidemment, des auteurs dont les articles ont été falsifiés par Le Breton. 3 La vente des premiers volumes de l’Encyclopédie s’est faite par souscription, c’est-à-dire que le public intéressé s’était engagé (moralement et financièrement) à acheter l’ouvrage alors qu’il était encore en cours de publication. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert comptait plus de 25000 souscripteurs dans toute l’Europe.

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DOCUMENT B – Voltaire, L’A.B.C., dialogues politiques, 1768.

Voltaire fait dialoguer trois interlocuteurs anonymes : A. est un anglais. On ignore d’où viennent B. et C. ; ils représentent, semble-t-il, les différentes opinions qui s’expriment en France au XVIIIe siècle. B. – Mais l’esclavage de l’esprit, comment le trouvez-vous ? A. – Qu’appelez vous l’esclavage de l’esprit ? B. – J’entends cet usage où l’on est de plier l’esprit de nos enfants, comme les femmes caraïbes1 pétrissent la tête des leurs ; d’apprendre d’abord à leur bouche à balbutier des sottises dont nous nous moquons nous-mêmes ; de leur faire croire ces sottises dès qu’ils peuvent commencer à croire ; de 5 prendre ainsi tous les soins possibles pour rendre une nation idiote, pusillanime2 et barbare ; d’instituer enfin des lois qui empêchent les hommes d’écrire, de parler et même de penser, comme Arnolphe veut dans la comédie qu’il n’y ait dans sa maison d’écritoire que pour lui, et faire d’Agnès une imbécile, afin de jouir d’elle3. A. – S’il y avait de pareilles lois en Angleterre4, ou je ferai une belle conspiration pour les abolir, ou je 10 fuirai pour jamais de mon île après y avoir mis le feu. C. – Cependant il est bon que tout le monde ne dise pas ce qu’il pense. On ne doit insulter ni par écrit, ni dans ses discours, les puissances et les lois à l’abri desquelles on jouit de sa fortune, de sa liberté, et de toutes les douceurs de la vie ? A. – Non, sans doute ; et il faut punir le séditieux5 téméraire : mais parce que les hommes peuvent 15 abuser de l’écriture, faut-il leur en interdire l’usage ? J’aimerais autant qu’on vous rendit muet pour vous empêcher de faire des mauvais arguments. On vole dans les rues. Faut-il pour cela défendre d’y marcher ? On dit des sottises et des injures, faut-il défendre de parler ? Chacun peut écrire chez nous ce qu’il pense à ses risques et périls ; c’est la seule manière de parler à sa nation. Si elle trouve que vous avez parlé ridiculeusement, elle vous siffle ; si séditieusement, elle vous punit ; si sagement et 20 noblement, elle vous aime et vous récompense. La liberté de parler aux hommes avec la plume est établie en Angleterre comme en Pologne ; elle l’est dans les Provinces-Unies ; elle l’est enfin dans la Suède, qui nous imite ; elle doit l’être dans la Suisse, sans quoi la Suisse n’est pas digne d’être libre. Point de liberté chez les hommes sans celle d’expliquer sa pensée. 1 Voltaire désigne ici des mœurs primitives et sauvages. 2 Pusillanime : qui manque de courage et de fermeté. 3 Allusion aux personnages de L’Ecole des femmes de Molière. 4 Voltaire considère l’Angleterre, monarchie constitutionnelle depuis près d’un siècle, comme le pays de la liberté. 5 Séditieux : contestataire. DOCUMENT C – Malesherbes, Mémoire sur la liberté de la presse, 1788. La discussion publique des opinions est un moyen sûr de faire éclore la vérité, et c’est peut-être le seul. Ainsi, toutes les fois que le gouvernement a sincèrement le noble projet de faire connaître la vérité, il n’a d’autre parti à prendre que de permettre à tout le monde la discussion sans aucune réserve, par conséquent d’établir ce qu’on appelle la Liberté de la Presse ; car, depuis que L’Art de l’Imprimerie est inventé, ce n’est plus par des disputes verbales, même par des thèses, par des 5 sermons1, que la nation sera instruite. La parole se perd et s’oublie ; c’est l’écriture qui la fixe, et qui, comme, ont dit les poètes, attache au papier la parole fugitive, et c’est l’impression qui donne à l’écriture une durée éternelle. C’est cet art qui répand sur toute une nation les lumières qui autrefois n’éclairaient qu’un petit nombre de sages. […] Ne regardons plus le peuple, dans notre siècle, du même œil qu’on le considérait dans les siècles 10 passés. Je ne prétends pas dire que tous les individus de la Nation soient des gens instruits ; mais je dis qu’il n’y a pas une classe d’hommes ni un coin de province où il ne se trouve des gens qui ont une façon de penser à eux, et qui sont capables de l’exposer et de la soutenir contre qui que ce soit. C’est l’heureux effet de l’Art de l’Imprimerie. Il n’y a que trois siècles et demi que cet art existe ; ce n’est pas trop de temps pour avoir fait acquérir aux nations entières, cette instruction dont il est temps de 15 recueillir les fruits. Je regarde donc comme un principe qui ne peut plus être contesté, que la liberté de la discussion est le moyen sûr de faire connaître à une nation la vérité, et je pose cette maxime comme un des principes fondamentaux de ce Mémoire. 1 Sermon : en religion, discours moral destiné à instruire les fidèles.

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DOCUMENT D – André Gill, « Anastasie Censure », dans L’Eclipse du 19 juillet 1874.

André Gill est un journaliste, dessinateur de presse et caricaturiste qui s’est opposé au pouvoir politique en France sous le second Empire et la IIIe République. Ses dessins furent très souvent censurés. CENSURE (Anastasie), illustre engin liberticide français, née à Paris sous le règne de Louis XIII. – Elle est fille naturelle de Séraphine Inquisition, et compte de nos jours dans sa nombreuse famille quelques autres personnages également très connus : Ernest Communiqué, Zoé Bonvouloir, le vicomte Butor de Saint-Arbitraire, et Agathe Estampille, ses cousine, tante, et beau-frère dont nous esquisserons les traits l’un de ses jours. 5 Le pape Alexandre VI1, qui avait été l’un de ses premiers pères, avait laissé un petit manuscrit intitulé Guide du parfait censeur, et à l’aide duquel Anastasie avait pu faire son éducation. Voici quelques extraits de cet intéressant travail.

I. La censure est l’art de découvrir dans les œuvres littéraires ou dramatiques les intentions malveillantes. 10

II. L’idéal est d’y découvrir les intentions, même quand l’écrivain ne les a pas eues. III. Un censeur capable doit, à première vue, déterrer dans le mot OPHICLÉIDE2 une atteinte

à la morale publique. IV. La devise du censeur est : « Coupons, coupons, il en restera toujours trop. » V. Le censeur doit être persuadé que chaque mot d’un ouvrage contient une allusion perfide. 15

Quand il parviendra à découvrir l’allusion, il coupera la phrase. Quand il ne la découvrira pas, il la coupera aussi, attendu que les allusions les mieux dissimulées sont les plus dangereuses.

1 Alexandre Borgia, pape de 1492 à 1503. 2 Ophicléide : instrument de musique en cuivre utilisé au XIXe siècle. DOCUMENT E – PLANTU, « La liberté sera toujours la plus forte », dessin paru dans Le Monde du 9 janvier 2015.

NB. – Ce dessin comporte quelques touches de couleur : le vert des crayons ; le bonnet rouge du personnage central et le drapeau tricolore en arrière plan.