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Lettre aux officiers

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LETTRE AUX OFFICIERS

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DU MÊME AUTEUR CHEZ LE MÊME ÉDITEUR :

JE NE REGRETTE RIEN (1972)

LE MALENTENDU ALGÉRIEN (1974)

AUX ÉDITIONS DE LA TABLE RONDE

MA PEAU AU BOUT DE MES IDÉES (1967)

LA BATAILLE (1968)

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Pierre Sergent

LETTRE AUX

OFFICIERS

Fayard

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© Librairie Arthème Fayard, 1975.

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Avertissement

Ce livre était entièrement rédigé avant le rema- niement ministériel du 31 janvier 1975. Le change- ment du ministre de la Défense et la nomination du général Bigeard au poste de Secrétaire d'Etat à la condition militaire ne modifient en rien la nature des problèmes qui se posent. Voilà pourquoi je n'apporte aucune retouche à ce texte.

P.S.

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Je suis un officier de l'armée française. Rien ni personne ne pourra me priver de ce titre que j'ai reçu comme un réel adoubement.

Peu importe étoiles ou galons, du général au sous-lieutenant, il existe une communauté profonde qui nous unit tous. « A genoux, les hommes... Debout, les officiers ! » : c'est le cérémonial tradi- tionnel de Saint-Cyr. Lors de la Révolution russe, les gardes rouges clouaient parfois leurs épaulettes dans les chairs des officiers tsaristes prisonniers, avant de les fusiller. Ce supplice était un hommage invo- lontaire. Les officiers sont marqués du signe de l'épée qui fait d'eux des hommes d'une espèce particulière. Pourquoi le nier ? Les concessions à la mode ne changent rien à la nature même de notre état.

En faisant mon métier de soldat, j'ai toujours eu le sentiment d'exercer un sacerdoce, et je ne puis imaginer une armée dont les chefs n'auraient plus la foi. A mes yeux, un officier qui doute, qui doute de la nation, de l'armée, de lui-même, n'est plus qu'une armure vide. Notre premier ennemi, ce n'est

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plus celui qui se trouvait jadis derrière la ligne bleue des Vosges, ce n'est pas davantage celui qui s'atta- que sournoisement aux fondements de notre com- munauté nationale, c'est celui qui se trouve déjà installé en chacun de nous : il se nomme le doute.

Dans un monde qui change, les techniques et les missions de l'armée peuvent changer. Les objectifs militaires ne sont évidemment plus aujourd'hui ceux d'autrefois. Mais ce qui ne peut changer, c'est le principe de ce que l'on appelait naguère la « voca- tion d'officier ».

Un officier n'est pas un technicien chargé de dépenser les deniers de l'Etat en manœuvrant, à travers des campagnes hostiles, des engins de plus en plus complexes et de plus en plus coûteux. Ce n'est pas seulement, non plus, un homme qui a accepté d'être parmi les premiers à verser son sang pour sa patrie. C'est un homme qui peut être amené à tuer d'autres hommes, parce que les autorités de son pays les auront baptisés du nom d'ennemi ; et c'est aussi un homme qui consent à faire tuer « pour la France » les garçons dont on lui a confié la res- ponsabilité et le commandement. Voilà ce qui con- fère à son métier un caractère exceptionnel et sacré. Voilà pourquoi la qualité d'officier implique le culte des grandes vertus que sont l'honneur, la loyauté, le respect de la parole donnée. Voilà pourquoi l'idéal de l'officier comporte la pratique de ces vertus.

Je ne m'adresse pas seulement à ceux qui, en se

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regardant chaque matin dans leur glace, veulent retrouver le regard du sous-lieutenant à la sortie de Saint-Cyr, mais à tous ceux qui, officiers d'active ou de réserve, ont conscience d'assumer, au sein de la communauté française, une responsabilité person- nelle.

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1.

Vous savez bien que la maladie est grave

« L'armée, c'est du solide », a lancé superbement le général Bigeard au journaliste de Paris-Match venu l'interroger sur le malaise de l'armée. Pour un peu, « le plus fameux baroudeur de l'armée fran- çaise » se serait tapé sur la poitrine pour montrer qu'il ne manque ni de coffre ni de souffle. Car le poil gris ne l'a guère changé. Fidèle à son image, il est resté sportif, dynamique, bondissant. Egocentri- que aussi. Autrefois, quand il parlait des paras, Bigeard parlait de Bigeard. Aujourd'hui, quand il parle de l'armée, Bigeard parle de Bigeard. Et, Bigeard, même général, c'est du solide. C'est vrai. Si demain il y avait quelques pitons à prendre, j'en connais plus d'un qui « rempilerait » pour se mettre aux ordres de Bruno, du grand Bruno.

Mais, mon Général, puisque vous êtes Bigeard, restez Bigeard. Ne soyez pas le docteur Coué. Ne nous dites pas que l'armée est solide quand tout nous prouve le contraire. Est-ce un bon service à rendre au pays que de lui dissimuler sa maladie ? Pas vous, mon Général, pas vous. Vous nous avez appris à

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regarder l'ennemi en face. Prétendre qu'un moribond est en bonne santé tant qu'il n'est pas mort est pro- pos de politicien. « La route permanente du fer est définitivement coupée ! » « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts ! » Quand le mori- bond est mort, il est bien mort. Et il ne reste plus à la famille que ses yeux pour pleurer.

« Ce qui s'est passé à Draguignan, explique Bigeard, traduit plutôt le sentiment du malaise qu'éprouvent actuellement certains jeunes dans la vie sociale. Et ça c'est une maladie civile, ce n'est pas une maladie de l'armée. »

L'argument n'est pas tellement nouveau. Les mili- taires ont toujours pensé que le mal venait des appe- lés ou des politiciens, jamais des cadres d'active.

Pourtant, Bigeard reste assez lucide pour déceler aussi un malaise chez les cadres de l'armée, malaise qu'il attribue d'ailleurs « aux autorités ». Comme il l'affirme :

« Ceux qui nous gouvernent doivent dire où l'on va. Comment on y va. Ils doivent dire les mesures qu'ils vont prendre. C'est urgent. »

C'est urgent en effet, parce que, justement, l'ar- mée ce n'est pas, ce n'est plus du « solide ».

Vouloir limiter la crise à tel ou tel secteur est faux, archi-faux. Elle existe tout autant chez les cadres de carrière que chez les appelés du contin- gent, chez les généraux que chez les lieutenants, dans l'Armée de terre que dans la Marine ou l'Avia- tion.

Ce malaise n'apparaît pas original dans l'évolu-

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tion actuelle de la société où toutes les structures et toutes les valeurs sont contestées. Le patriotisme, dont le premier impératif reste la défense du pays, n'apparaît plus comme un instinct, et il devient cha- que jour plus difficile d'en faire un devoir.

On a donc vu de jeunes artilleurs manifester dans les rues de Draguignan 1 pousser des slogans anti- militaristes, chanter des hymnes révolutionnaires, lever le poing, huer les quelques gradés qui essayaient timidement de les faire regagner leur quartier. Quand le colonel est intervenu, ce fut pour discuter et essayer de « nouer le dialogue ». Devant ce soviet naissant, il n'avait trouvé que l'attitude de Kerenski.

Draguignan apparaît comme un cas exemplaire. Il n'est pas un cas isolé. Le spectacle de la gare de l'Est me paraît assez tristement édifiant. J'en ai moi- même été le témoin.

Un dimanche soir, il était environ 23 heures, j'ac- compagnais mon fils, permissionnaire, à un train. Des centaines de ses camarades regagnaient leurs garnisons et remplissaient plusieurs trains spéciaux. Pénible spectacle que ces garçons de vingt ans, mal habillés, godasses poussiéreuses, nu-tête, mine allon- gée, traînant les pieds et marchant les épaules voû- tées comme s'ils portaient quelque invisible barda. Ils ressemblaient piteusement à tous les soldats d'une armée que le pays n'aime pas et qui n'aime pas son pays. On eût dit les souffre-douleur de la Patrie, les victimes de la Grande Corvée.

1. Manifestation du 10 septembre 1974.

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Tout à coup les quais ont été envahis par une vague de jeunes gens chevelus, revêtus de défroques plus ou moins militaires, car le treillis déchiré et maculé de slogans au crayon-feutre devient à la mode chez les antimilitaristes les plus acharnés ; ces sin- guliers civils venaient distribuer des tracts. Ils de- mandaient aux permissionnaires de ne pas regagner leurs casernes, c'est-à-dire de déserter. Puisque tout le monde fait grève, on ne voit pas pourquoi les sol- dats se tiendraient à l'écart d'un mouvement de plus en plus général et contagieux. Après avoir écoulé sans mal leur littérature, les contestataires se sont rués sur le bureau du chef de gare où ils se sont empa- rés d'un micro. Les haut-parleurs destinés à annoncer la formation des trains et les heures de départ des convois ont alors retenti des discours antimilitaristes dont la violence n'avait d'égal que l'infantilisme et la vétusté. On lisait déjà de pareilles calembredaines aux alentours de 1900 dans les feuilles anarchistes.

Mais ce qui a changé, c'est l'attitude de l'autorité militaire, si on ose encore parler d'autorité en la circonstance. Dans la gare se trouvaient un officier et des hommes de la police militaire. Ils se sont bien gardés d'intervenir. Sans doute estimaient-ils heureux que les gauchistes ne s'en prennent pas à eux.

S'ils avaient été insultés, les militaires de patrouille auraient été fort satisfaits de n'être pas battus. Et s'ils avaient été frappés, ils se seraient probablement réjouis de n'en être point morts. A chaque manifes- tation d'indiscipline ou de révolte, c'est toujours le même soupir que poussent les « autorités ».

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« Ne nous plaignons pas. Ce pourrait être pire. » Le pire, d'ailleurs, reste ce qui est le plus sûr. Le

général de Boissieu, chef d'état-major de l'armée, a adressé au ministre de la Défense, M. Soufflet, un rapport « spécial » sur le moral. Un rédacteur du Monde, qui en a flairé avec volupté l'odeur suspecte. l'analyse dans son numéro du 3 décembre 1974. Il affirme ne pas trahir la pensée du général en écri- vant : « L'explosion de mai 1968 a disloqué les grandes institutions qui composent la société fran- çaise, à l'exception des armées, tenues à l'écart de ces ébranlements. Si de nouvelles convulsions poli- tiques et sociales éclataient, l'institution militaire ne serait sans doute plus épargnée. »

Comme on est loin de l'armée en béton dont se vante le général Bigeard ! Des groupuscules spécia- lisés dans l'agitation antimilitariste « travaillent » les jeunes du contingent. Ils bénéficient de la com- plicité du « club des cuistres », ces intellectuels tou- jours prêts à s'enflammer pour les causes les plus explosives du fond de « leurs chaises longues ». Ils bénéficient surtout de la passivité des autorités, dont la seule contre-attaque consiste à ne pas bouger.

Comme l'officier qui commandait la patrouille dans la gare de l'Est, on refuse de voir ce qui se passe. Dans les comédies antimilitaristes, il est de coutume que les adjudants grincheux répliquent à chaque demande des conscrits terrorisés :

« J' veux pas l' savoir ! » Aujourd'hui, l'autruche est reine. Du ministre au

caporal, toutes les têtes s'enfouissent sous l'aile

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devant le plan révolutionnaire de sabotage, et l'on répète inlassablement :

« J' veux pas l' voir ! »

L'agitation gauchiste procède par infiltrations sui- vies de secousses. Pendant plusieurs mois, plusieurs années même, un lent travail de sape se poursuit. C'est le système de la taupe. Pour plus de clarté, un des mouvements spécialisés en ce genre d'opération s'est d'ailleurs baptisé La taupe rouge. Puis, brutale- ment, un incident éclate et mobilise le ban et l'arrière- ban des mécontents et des hargneux. L'intelligentsia bondit à la rescousse : elle se lève en embouchant la trompette et marque le pas sur les tapis du 16 C'est sa façon de marcher au canon.

Toutes les catégories sociales sont ainsi soumises au banc d'essai de l'agitation : les étudiants, les immigrés, les journalistes de la T.V., les féministes, les employés du tri postal, les détenus. Les appelés du contingent ont leur tour, comme tout le monde. On décèle le schéma désormais classique : l'appel des Cent attache le grelot, oblige à la répression, donc à la publicité ; la provocation de Draguignan, « une affaire très bien montée » d'après le général Mitter- rand, secoue l'opinion publique et fait, de l'agitation dans les casernes, une actualité brûlante ; les spécia- listes recueillent des signatures et forment des comi- tés de soutien qui, dorénavant, quadrilleront le pays

i

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et assureront la liaison avec les partis et les syndicats. La présence d'une poignée de militaires antillais

dans le cortège de bidasses en furie a permis de donner à l'affaire des dimensions planétaires. Joindre l'antiracisme à l'antimilitarisme, il fallait le faire.

Bel ouvrage. Gageons que les incidents à venir bénéficieront d'une « réaction populaire » encore plus spontanée !

Pour l'heure, les défenseurs du soldat opprimé, apparemment démobilisés, sont réquisitionnés pour d'autres campagnes. Car, si on ne chôme guère dans la profession de gauchiste, on ne peut y survivre que dans une atmosphère de grandes manœuvres. Ce sont toujours les mêmes qui défilent en troquant rapide- ment les pancartes ; comme au Chatelet.

Une kermesse ne va pas sans quelques éléments de drôlerie. Ce bon M. Soufflet, le ministre offensé de la Défense, en apporta un quelques jours plus tard, lors d'une réunion officielle :

« L'institution militaire sera défendue ! » lança-t-il magnifiquement.

Ah, le brave ministre ! Ah, le noble mouvement de menton ! Ah, la fière promesse !

Trois mois plus tard, preuve que l'institution mili- taire n'est toujours pas guérie de l'affection chro- nique et secrète qui la mine, ledit ministre, s'en prenant au fameux rapport du général de Boissieu, s'est exclamé avec hauteur : « Non, franchement, il n'y a pas lieu d'avoir des états d'âme ! »

1. Hebdomadaire Le Point du 9 décembre 1974.

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Opposer le soldat-citoyen au citoyen-soldat, à l'ouvrier-soldat, au paysan-soldat, c'est le plus sûr moyen de casser une armée nationale. La mission des armées est claire : elles doivent protéger la liberté de la France et les libertés des Français. L'armée, c'est la France, toute la France. Est-il plus exaspérant pour un officier que d'entendre parler, à jet continu, de réintégration de l'armée dans la nation ? Comment peut-on vouloir réin- tégrer un corps en lui-même ? L'armée, c'est la nation.

Mise en chantier dans tous les organismes vivants du pays, dans tous les partis politiques, à tous les niveaux, la charte de la Défense constituerait la bible patriotique moderne. Je préfère ne pas vous confier mes fils, plutôt que de les voir revenir, un an plus tard, sans respect pour le drapeau, sans estime pour vous, et sans la moindre envie de défendre leur pays. C'est la foi en leur mission qui fait la force prin- cipale des armées.

Pierre Sergent est né en 1926. Maquisard à dix-sept ans, saint-cyrien, il sert dans la Légion étrangère (Bataillon Étranger de Parachutistes) lors des campagnes d'Indochine et d'Algérie et participe à la révolte militaire de 1961. Après huit ans de clandestinité, il est amnistié en 1968. Auteur de plusieurs ouvrages, notamment Je ne regrette rien (His- toire du 1 R.E.P.) et l'Histoire mondiale des parachutistes. Il s'est entretenu avec tous les grands chefs militaires de la Seconde Guerre mondiale.

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