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RésuméGemma,seizeans,sefaitenleveràl’aéroportdeBangkokoùelleest en transit pour le Vietnam avec ses parents. Ty, un hommeséduisantdevingt-quatreans,luioffreuncaféetGemmaseretrouvedansunétatcomateux.Quelquesjoursplustard,elleseréveilledansunemaison en bois, aumilieu d’un désert de sable rouge, seule aumilieudenullepart.Niroute,nihabitation,nirienàl’horizon.Aprèslaterreur,lesveinestentativesdefuite,lerefusdes’alimenter,GemmacomprendquesaseulechanceestdefaireconfianceàTy.Peuàpeu,illui raconte son passé et pourquoi il vit seul au milieu du Bushaustralien. Il la traquedepuisdixanset l’aenlevéeparamour fou,pour lasauverdelaville,desesparents.Gemmafinitparéprouveràsontourdes sentiments pour Ty. Un jour elle est mordue par un serpentvenimeux. Ty l’emmène se faire soigner. Il est donc arrêté. Leurséparation est douloureuse. Gemma retrouve ses parents. Avant leprocès, elle écrit à Ty leur histoire, ce livre, pour tenter decomprendre.Elle témoignera en refusantde le fairepasserpourunmonstre.

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AmamanetàSimonpourm'avoiraidéeetaudésertpourm'avoirinspirée

C'esttoiquim'asvueenpremier.Tuavaisunedrôled'expressiondansleregard

cejourd'août,àl'aéroport;onauraitditquetuvoulaisquelquechosedemoietquetu le voulais depuis longtemps. Personne nem'avait jamais regardée comme ça,avec cette intensité. J'ai été troublée, surprise, sûrement. Des yeux tellement,tellementbleus,d'unbleusifroid,quimeregardaient,espérantpeut-êtrequejelesréchauffe.Ilsontunpouvoirterrible,tesyeux,tusais,etbeauxavecça.Tuas cillé en te rendant compteque je te regardais et tu t'esdétourné, tu te

sentais peut-être nerveux ou coupable d'avoir maté une fille au hasard dans unaéroport.Maisjen'étaispasn'importequellefille,n'est-cepas?Tonnuméroétaitexcellent, jesuis tombéedans lepanneau.C'estcurieux,mais j'ai toujourspenséque jepouvais faireconfianceauxyeuxbleus, je les trouvais inoffensifs.Tous lesgentilsont lesyeuxbleus.Lesyeuxnoirssontréservésauxméchants, laGrandeFaucheuse,leJoker,leszombies,tousontlesyeuxnoirs.Jem'étais disputée avecmes parents.Maman trouvaitmon haut trop court et

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papaétaitdemauvaisehumeurparcequ'iln'avaitpasassezdormi.Alorsilsepeutque te voir ait constitué une heureuse diversion. C'est ce que tu avais prévu?Attendre quemes parents piquent une crise contremoi avant dem'aborder? Jesavais,même à cemoment-là, que tum'avais observée. Ton visageme semblaitcurieusementfamilier.Jet'avaisdéjàvuquelquepart,maisquiétais-tuaujuste?Jenepouvaism'empêcherdeteregarder.Tu ne m'avais pas quittée depuis Londres, je t'avais vu dans la file

d'embarquementavectonpetitbagageàmainetensuitedansl'avion.Etvoilàquemaintenanttuétaisà l'aéroportdeBangkok,précisémentà lacafétériaoùjemecommandaisuncafé.Je l'ai commandé et j'ai attendu qu'il soit prêt en farfouillant dansmon porte-

monnaie.Jenemesuispasretournée,maisjesavaisquetucontinuaisàmeregarder.C'est

curieux,mais je lesentais.Chaquefoisquetuclignaisdesyeux, j'avais lespetitscheveuxdelanuquequisehérissaient.Letypeàlacaisseatenumoncaféletempsquejetrouvelamonnaie.Surson

badgeétaitécritKenny,étrangequejem'ensouvienne.¾ Onn'acceptepaslespiècesanglaises,aditKennyaprèsm'avoirlaisséeles

compter.Vousn'avezpasdebillet?¾Jel'aidépenséàLondres.Kennyasecouélatêteetramenélecaféverslui.¾IlyaundistributeuràcôtéduDutyFree.J'aisentiquelqu'unbougerderrièremoi,jemesuisretournée.¾Jetel'offre,tuasditàvoixbasse.Tellementbassequ'onauraitcrutavoixdestinéeuniquementàmoi,j'airemarqué

aussiquetuavaisundrôled'accent.Tuportaisunechemiseàmanchescourtesquisentaitl'eucalyptusettuavaisune

petite cicatrice sur la pommette. Ton regard était d'une intensité incroyable,difficileàsoutenir.Tuavaisunbillettoutprêt,del'argentétranger.Tum'assouri.Jenecroispas

t'avoir remercié, tu m'excuseras. Tu as pris le café des mains de Kenny et legobeletencartons'estincliné.

¾Unsucre?J'ai hoché la tête, incapable de faire autre chose tant j'étais troublée que tu

t'adressesàmoi.¾Net'inquiètepas,jem'encharge.Assieds-toi.Tuasfaitungesteendirectiondelatableentredeuxfauxpalmiersoùtut'étais

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installé,ducôtédelabaievitrée.J'ai hésité, mais tu avais anticipé mon hésitation. Tu m'as touché l'épaule

gentimentetj'aisentilachaleurdetamainàtraversmonT-shirt.¾Détends-toi,jenevaispastemanger,tuasditdoucement.Detoutefaçon,iln'y

apasdeplace,àmoinsquetuveuillest'asseoiraveclafamilleAdams,tuasajoutéavec un coup d'œil vers une famille nombreuse à côté de laquelle il y avait deschaiseslibres.Deuxdesplusjeunesenfantsrampaientsurlatablependantquelesparentsse

disputaientpar-dessusleurstêtes.Jemedemandecequiseraitarrivésijem'étaisassise là. On aurait discuté vacances des gosses etmilk-shakes à la fraise, puisj'aurais retrouvé mes parents. Je me suis tournée vers toi et j'ai vu les ridesd'expression autour de ta bouche. Le bleu profond de tes yeux renfermait dessecrets,jelesvoulais.

¾Jeviensd'échapperàmafamille,jen'enveuxpasd'autrepourl'instant.¾Bienjoué,tuasditavecunclind'œil.Unseulsucre,donc.Tum'asindiquél'endroitoùtut'étaisassis.Voyantdesgensinstallésàcôtédeta

petite table, je me suis sentie plus confiante pour en approcher. Dix mètres etj'étais rendue. J'ai avancé dans une sorte de brouillard etme suis assise sur lachaise qui faisait face à la baie vitrée. Je t'ai regardé prendre le gobelet sur lecomptoir,retirerlecouvercle,verserlesucreet,lorsquetuaspenchélatête,tescheveuxtesontretombéssurlesyeux.Terendantcomptequejet'observais,tuassouri.Est-ceàcemoment-làqueças'estpassé?Souriais-tuquandtul'asfait?J'aisansdoutetournélesyeuxuninstantverslesavionsquidécollaientderrière

labaievitrée.Unjumbo-jetbasculaitsursesrouesarrière,despanachesdefuméenoiredanssonsillage.Undeuxièmeaprissaplacesurlapisted'envol.Tuasdûprocéder drôlement vite et jeme demande si tu as eu recours à une techniqueparticulièrepourdétournerl'attentiondesgensousipersonnenes'intéressaitàtoidetoutefaçon.C'étaitprobablementdelapoudre,unepetitequantitécependant.Elledevaitavoirl'aspectdusucre,legoûtn'étaitpasdifférent.J'ai tourné la têteet t'ai vu revenir vers la table, évitantadroitement lesgens

armésdetassesquisurgissaientdevanttoi.Tun'enasregardéaucun, tun'avaisd'yeux que pour moi. Peut-être est-ce la raison pour laquelle personne ne s'estaperçude rien. Tu te déplaçais commeun chasseur, à pas feutrés, le longde larangéedeplantesenplastique,tefrayantunpassagepourarriverjusqu'àmoi.Tuasposédeuxcaféssurlatable,tuenaspousséundansmadirectionettun'as

pas touchéà l'autre.Tu faisaisvirevolterunecuillèreentre tesdoigts, la faisantbasculerautourdetonpouceavantdelareprendre.Jet'aidétaillé,tuétaisbeau,

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d'unebeautéfrustre,maistuétaisplusâgéque jenepensais.Franchementtroppourquejetraîneentacompagnie.Tudevaisavoirvingtouvingt-cinqans,peut-êtreplus.Deloin,quandjet'avaisvudanslafiled'embarquement,jet'avaistrouvépetitetmince,dumêmegabaritquelesjeunesdedix-huitansdemonlycée.Mais,deprès,j'airemarquétesbrasrobustesethâlés,tonvisageburiné,tapeauterredeSienne.

Jem'appelleTy,tuasdit.Tuasdétourné lesyeuxun instant,puistuesrevenuàmoiettum'astendula

main.J'aisentitesdoigtschaudsetrugueuxlorsquetuastenulamiennesanslaserrer.J'ainotéquetulevaisunsourciletcompriscequetuattendais.

¾Gemma,ai-jeditsansréfléchir.Tuashochélatêtecommesitulesavaisdéjà,maisc'étaitsansdoutelecas,bien

sûr.¾Oùsonttesparents?¾ Ilssontà laported'embarquement, ilsm'attendent. Je leuraiditque jenetarderaispas,ai-jeajoutésoudainsurmesgardes.Quejeprenaisjusteuncafé.Tuasretrousséleslèvresetlaissééchapperunpetitrire.¾Levolpartquand?¾Dansuneheure.¾Etilvaoù?¾AuVietnam.Tuasétéimpressionné.Jet'aisouri,sansdoutepourlapremièrefois.¾ Mamèreypasseson temps,ai-jeprécisé.Elleestconservatrice,ungenre

d'artistequicollectionneaulieudepeindre.Jenesaispaspourquoijemesuiscrueobligéededonnerdesexplications.Sans

doute l'habitude avecmes camarades de classe qui posaient des questions sanssavoir.

¾Tonpère?¾Ilestagentdechange.

Costumetroispièces,j'imagine.¾ Quelquechosecommeça.Trèsennuyeuxdes'occuperdel'argentdesautres,

contrairementàcequ'ildit.Je commençais à raconter n'importe quoi, j'ai bu une gorgée de café pourme

fairetaire.Ensirotantmoncafé,jemesuisaperçuequetutranspiraisàlaracinedescheveux.Jenevoyaispascommenttupouvaisavoirchaud,carl'airconditionnénoussoufflaitdirectementdessus.Tesyeuxparcouraientfébrilementlesalentours,

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sanstoujourspouvoircroiserlesmiens.Cettenervositét'afaitparaîtretimide,tunem'enaspluqued'avantage.Maisilyavaittoujourscequelquechoseentoiquicontinuaitderôderdansmamémoire.

¾ Alors, c'est quoi, ce que tu veux faire? Avoir un boulot comme ton père?Voyagercommetamère?J'aihaussélesépaules.¾C'estcequ'ilsaimeraient,jenesaispas.Riennem'attirevraiment.¾Çamanquedesens?¾ Ouais,peut-être.Ilsnefontquecollectionnerdestrucs.Monpère,l'argent

des autres etmamère, les tableaux des autres. Ils ne produisent rien par eux-mêmes.J'aidétournélesyeux,jedétestaisparlerdutravaildemesparents.Onenavait

discutépendant levol,mamanétait intarissablesur les tableauxqu'ellecomptaitacheterauVietnam.C'étaitdonc ledernier sujetque j'avaisenvied'aborder.Tut'esànouveaumoquédemoi,tavoixhaletante,lacuillèreenéquilibreparfaitsurtonpouce,suspendueenl'aircommeparmagie.Jecontinuaisdemedemandersic'étaitvraimentunebonnechosederesterentacompagnie.Maisc'étaitbizarre,tusais,j'avaisl'impressiondepouvoirtouttedire.Jel'auraissansdoutefaitsijen'avais eu la gorge aussi serrée. J'ai souvent souhaité que les choses en soientrestéeslà,àtonsourire,àmesnerfsàfleurdepeau.J'airegardéautourdemoipourvérifiersimesparentsétaientàmarecherche,

bienquej'aiesuquec'étaitimprobable.Ilsdevaientêtretropcontentsdelirelesmagazinesqu'ils avaientachetéspour sedonner l'air intelligent.Etpuis,mamann'auraitjamaisvoulureconnaîtresadéfaitedansladisputequinousavaitopposéesen venant àma rencontre.Mais j'ai regardé,malgré tout, un essaimde visagessans nom, lentement attiré vers le comptoir: des gens, des gens, partout; leronronnementde lamachineàcafé; leshurlementsstridentsdesenfants; l'odeurd'eucalyptusquis'échappaitdetachemiseàcarreaux.J'aibuunegorgéedecafé.

¾ Ellecollectionnequoi,tamère?tuasdemandéd'unevoixdouce,mobilisantànouveaumonattention.

¾ De lapeinturesurtout.Destableauxdebâtiments,de lapeintureabstraite.VousconnaissezRothko?MarkRothko?Tuasfroncélessourcils.¾ Bref, ce genre de trucs. Je trouve ça plutôt prétentieux, tous ces carrés à

l'infini.Jeracontaisànouveaun'importequoi.Jemesuisinterrompuepourregarderta

main toujours posée sur la mienne. Était-ce sa place? Étais-tu en train de me

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draguer?Personnenes'yétaitjamaisprisdecettefaçonaulycée.Surprenantmonregard,tuasretirérapidementtamain,commesituvenaistoiaussideterendrecomptequ'elleétaitlà.

¾Pardon.Tu as haussé les épaulesmais, voyant la petite étincelle dans tes yeux, je t'ai

souri.Jesuisunpeutendu,tuasajouté.Tuas reposé tamainà côtéde lamiennecette fois, àquelques centimètresà

peine.J'auraispulatoucherenbougeantlepetitdoigt.Tuneportaispasd'alliance,pasdebijou.

¾Vousfaitesquoi?ai-jedemandé.Vousn'êtesplusaulycée?Unegrimacem'a échappé, on savait tous les deuxque c'était idiot. Tu étais à

l'évidenceplusâgéque tous lesgarçonsavecqui j'avais jamaisdiscuté.Tuavaisdespetitesridesdesoleilautourdesyeuxetdelabouche,uncorpsd'homme,ettuétaisplussûrdetoiquetouslesempotésdemonlycée.Tut'escalédanstachaiseavecunsoupir.¾Moiaussi,jefaisdel'art,sionveut,maisjenepeinspasdescarrés,tuasdit.

Jevoyageunpeu,jejardine,jeconstruis,cegenredetrucs.J'aihochélatête,commesijecomprenais.J'avaisenviedetedemandercequetu

faisaisdanscettecafétériaavecmoi,sijet'avaisdéjàvu,pourquoijet'intéressais?Jen'étaispasidiote,ilétaitclairquej'étaisbeaucoupplusjeunequetoi.Maisjenet'ai pas posé la question, j'étais sans doute intimidée et je ne voulais pas de temettredansunepositioninconfortable.Quisaitaussisijenemesentaispasplusadultedeboireuncaféencompagniedel'hommeleplusbeaudelacafétéria,caféqu'ilm'avaitoffert.Jen'avaispeut-êtrepasl'airaussijeunequeçafinalement,mesuis-jedit,mêmesijen'avaisqueduglosspourtoutmaquillage.Ettufaisaispeut-êtreplusvieuxquetonâge.Profitantdecequetujetaisuncoupd'œilparlabaievitrée,j'aidégagélamèchedecheveuxquej'avaiscoincéederrièremonoreilleetl'ai laisséeretombersurmonvisage.Puis, jemesuismordillé les lèvrespour lesrendreplusrouges.

¾JenesuisjamaisalléauVietnam,tuasditauboutd'unmoment.¾Moi,nonplus.JepréféreraisallerenAmérique.¾Vraiment?Avectoutescesvilles,touscesgens...?Tesdoigtssesontcontractésquandtuasconstatéquej'avaislibérémamèche.

Alorstut'espenchépar-dessuslatablepourlaremettrederrièremonoreille.Puistuaseuunmomentd'hésitation.

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¾ Pardon,je...,tuasmurmuré,incapabledeterminertaphrase,enrougissantlégèrement.Tes doigts se sont attardés surma tempe, j'ai senti leur bout rugueux. À leur

contact,monoreilleestdevenuebrûlante.Puistuasfaitdescendretamainjusqu'àmon menton et tu l'as soulevé avec le pouce pour me regarder, comme pourm'étudier à la lumière artificielle qui tombait du plafond. Et quand je dis«regardée», c'est «regardée», avec des yeux comme deux étoiles. Tu m'asimmobilisée, épinglée, en ce point précis de l'aéroport deBangkok, petite choseattiréeparlalumière.Etpourenavoir,j'enavais,desailesquivoletaientdanslatête,degrandesailesdepapillon.Tum'asattrapéefacilement,attiréeàtoi,commesij'avaisdéjàétéprisedanstonfilet.

¾Tunepréféreraispasl'Australie?tuasdemandé.J'airi,tuavaisposélaquestionavecuntelsérieux.Tuasretiréimmédiatementtamain.¾Biensûr,ai-jedit.J'aisecouélesépaules,lesoufflecourt.¾Toutlemondeaenvied'yaller,ai-jeajouté.Tuesrestésansriendire,leregardbaissé.J'aisecouélatête,labrûluredeta

maintoujourssurmapeau,jevoulaisquetucontinuesàmeparler.¾Vousêtesaustralien?Ton accent était déconcertant, il ne ressemblait pas à celui des acteurs de

Parmoment,onauraitditque tuétaisanglaiset àd'autres,que tuvenais de nulle part. J'ai attendu, mais tu n'as pas répondu. Alors je me suispenchéeverstoietjet'aisecouélebras.

¾ Ty? ai-je dit, appréciant ton prénom, sa sonorité. Alors c'est commentfinalement,l'Australie?Tu m'as souri et ton visage s'est transformé, illuminé, comme ensoleillé de

l'intérieur.¾Tulesaurasbientôt,tuasdit.Soudain,leschosesontchangé.Alorsquetoutaccéléraitautourdemoi,j'aiété

frappéedelenteur.C'estincroyable,franchement,cequ'unetoutepetitepincéedepoudreestcapabledefaire.

¾ Tu te sens comment? tu as demandé en me regardant avec des yeuxécarquillés.J'aiouvertlabouchepourterépondrequej'allaisbien,maisjen'aipascompris

un traîtremot de ce qui en sortait.On aurait dit de la bouillie,ma langue était

Neighbours.

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épaisse, trop lourde, pour former des mots. Je me rappelle les lumières setransformantenboulesdefeu,l'airconditionnémegelantlesbras,l'odeurducafése mêlant à celle d'eucalyptus, ta main serrant fort la mienne lorsque tu m'asemportée,lorsquetum'asvolée.J'aidûrenversertoncaféentrébuchantpourmemettredebout.J'aidécouvert

aprèscoupunemarquedebrûluresurmajambe,unetacherosequimebarraitlacuisse au-dessusdugenougauche. Je l'ai toujours, la peauest unpeu fripée, ondiraitdelapeaud'éléphant.Tum'asfaitmarcherviteetj'aicruquetumeraccompagnaisàmonvol,quetu

meconduisaisàlaported'embarquementoùm'attendaientmesparents.J'aitrouvéle trajet long, beaucoup plus long qu'à l'aller. Sur les tapis roulants où tum'entraînais,j'avaisl'impressiondevoler.Tuasparléàdesgensenuniformeenmeserrantcontretoicommesij'étaistacopine.J'aihochélatêteetjeleuraisouri.Tum'asfaitmonterunescalier.Audébut,mesgenouxontrefusédeplier,çam'afaitrigoler,puisj'aieulesrotulesenguimauve.Del'airfraism'aassaillie,uneodeurdefleurs,decigarettesetdebière.Desgensparlaientàvoixbassequelquepartetéclataientde rires suraigus.Tum'as faitpasserpardesbuissonspour rejoindrel'arrière d'un bâtiment, une branche s'est prise dans mes cheveux. On s'estretrouvésàcôtédepoubelles,çasentaitlefruitpourri.Tum'as de nouveau attirée vers toi et tu as inclinémon visage pourme dire

quelque chose. Tu étais complètement flou, tu flottais sur les émanations depoubelles,tabouchemagnifiquesetordaitcommeunechenille.J'aitendulamainpour l'attraper, tu m'as emprisonné les doigts. La chaleur de ton corps s'estpropulséedemamainauhautdemonbras.Tum'asditquelquechosed'autreetj'ai hoché la tête, une partie de moi-même comprenait. J'ai commencé à medéshabiller,appuyéeàtoipourretirermonjean.Tum'astendud'autresvêtements,unejupelongue,deschaussuresàtalonsettut'esretourné.Jedoislesavoirenfilés,maisjemedemandeencorecomment.Àtontour,tuas

ôtétachemiseet,avantquetuenenfilesuneautre,jet'aicaresséledos.Ilétaitferme, chaudetdumêmebrunque l'écorced'unarbre. Jene saispas àquoi jepensais,nimêmesi jepensais,mais jemerappelleavoiréprouvélebesoindetetoucher, je me rappelle la texture de ta peau. C'est curieux de conserver lasensation et non les pensées qui l'accompagnaient, mes doigts en frémissentencore.Tuasfaitd'autreschosesencore:tum'asmisuntrucquigrattaitsurlatêteetun

autrefoncédevantlesyeux.Mesgestesétaientlents,moncerveaun'arrivaitpasàsuivre.Quelquechoseaatterridanslapoubelleavecunbruitsourd.Untrucgluant

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estentréencontactavecmeslèvres,durougeàlèvres.Tum'asdonnéunchocolat,riche,noir,moelleux,avecduliquideàl'intérieur.Leschosessontalorsdevenuesplusconfusesencore.Enbaissant lesyeux, j'ai

constatéquejen'avaisplusdepieds.Etlorsqu'onestrepartis,j'avaisl'impressiondemarchersurdesmoignons.J'aicommencéàpaniquer,maistum'aspriseparlataille,tonbrasdoux,solide,sûr.J'aifermélesyeuxetessayéderéfléchir.Jenemerappelaisplusoùj'avaislaissémonsac,jenemerappelaisplusrien.Onaétéentourésdegens,tum'aspousséeaumilieud'unefouledevisagesetde

couleursinformes.Tuavaissansdoutetoutprévu,lebillet,lenouveaupasseport,l'itinéraire,lemoyendepasserlasécuritésansencombre.Jemedemandesic'étaitleraptlemieuxpréparédumonde,ousituasseulementeudelachance.Çan'apasdûêtrefaciledemefairetraverserl'aéroportdeBangkoketmonterdansunaviondifférentaunezetà labarbede tout lemondeet sansque jem'en rendecomptenonplus.Tu n'arrêtais pas deme gaver de chocolat, ce goût de chocolat noir crémeux

toujoursdans labouche,quimecollaitauxdents.Avanttoi, j'adorais lechocolat,maintenant,l'odeurseulemesoulèvelecœur.Autroisième,jesuistombéedanslespommes.J'étaisassisequelquepart,appuyéecontretoi.J'avaisfroidetbesoindelachaleurdetoncorps.Tuasditquelquechoseàvoixbasseàmonsujet.

¾Elleatropbu.Onafaitlafête.Ensuiteons'estretrouvésserréscommedessardinesàl'intérieurdestoilettes.

J'aisentiunsouffled'airquandlecontenudelacuvetteaétéaspirésousmoi.Puisonaremarché,unautreaéroport,peut-être.D'autresgens,unparfumde

fleurs, sucré, tropical et frais, comme s'il venait de pleuvoir. L'obscurité esttombée. C'était la nuit, mais elle n'était pas froide. À un moment, tu m'as faittraverser un parking et j'ai commencé à me réveiller, je me suis débattue. J'aiessayédecrier,maistum'asentraînéederrièreuncamionettum'asappliquéunchiffonsurlabouche.Lemondeareplongédanslebrouillard,jemesuisécrouléedanstesbras.Toutcequejemerappelleensuite,c'estlasensationengourdied'unvoyageenvoiture,lasensationd'êtreballottée,leronronnementinterminabled'unmoteur.Enrevanche,cedontjemesouvienstrèsbien,c'estduréveiletdelachaleur,qui

m'a prise à la gorge, m'empêchant de respirer. J'en aurais presque souhaitéretomberdanslespommes.Puisilyaeuladouleur,lanausée.Aumoins,tunem'avaispasattachéeaulit,c'étaitdéjàça.D'habitude,dansles

films, lesvictimessont toujoursattachéesau lit.Celadit, jepouvaisdifficilementbouger.Chaquefoisquej'essayaisdechangerdeposition,mêmeunpeu,duvomi

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meremontaitdans lagorgeet j'avais la têtequi tournait. J'étaisrecouverted'undrapléger.J'avaisl'impressiond'êtreaucentred'unbrasier.J'aiouvertlesyeux:toutétaitgondolé,beige,informe.J'étaisdansunepièce.Lalumièremefaisaitmalauxyeux.Jenetevoyaispas.J'aitournédoucementlatêtepourvoir.J'aisentiduvomidansmabouche,jel'aiavalé.J'avaislagorgegonflée,râpeuse,horsd'usage.J'ai refermé les yeux et essayé de respirer profondément. J'ai vérifié

mentalementsi j'étaisentière:mesbrasétaient là,mes jambes,mespiedsaussi.J'aiagitélesdoigts,toutfonctionnait.J'aiglissélamainjusqu'àmonventre.J'étaisenT-shirt,monsoutien-gorgemesciaitlapoitrineetj'avaislesjambesnues,monjeanavaitdisparu.J'aitouchéledrapdudessousetposélamainsurlehautdemacuisse,mapeauestdevenue instantanémentchaude, collante. Jen'avaisplusmamontre.J'ai passé lamain surma culotte, palpé au travers. J'ignore ce que je pensais

trouver,nimêmeceàquoijem'attendais.Dusang,peut-être,machairmeurtrie,maisriendetoutça.M'avais-turetirémaculotte?M'avais-tupénétrée?Etdanscecas,pourquoiavoirprislapeinedemelaremettre?

Jenet'aipasviolée.J'aiagrippéledrap,tournéviolemmentlatêtepouressayerdetelocaliser.Jene

voyaispasencoretrèsbien.Tuétaisderrièremoi.Ça,jel'entendais.J'aitentédegagnerleborddulit,dem'éloignerdetoi,maisjen'avaispasassezdeforcedanslesbras, ils se sontmisà trembleret jemesuiseffondrée. Je sentaismonsangbattreenmoi,jepouvaispresqueentendremoncorpspuiser,seréveiller.J'aitestéma voix, il n'est sorti qu'un gémissement dema gorge, j'avais la bouche contrel'oreiller.Jet'aientenduavancerquelquepart.

¾Tesvêtementssontàcôtédulit.Tavoixm'afaittressaillir.Oùétais-tu?Combiendemètresnousséparaient?J'ai

entrouvertlesyeux,ladouleurétaitmoinsforte.Àcôtédulit,j'aivuunjeanneufsoigneusementpliésurunechaiseenbois.Mavesteavaitdisparu,meschaussuresaussi, remplacéesparunepairemarron, lacée,confortable,quinem'appartenaitpas.Je t'ai entendu marcher, t'approcher de moi, et j'ai voulu me recroqueviller,

t'échapper. Tout était lourd, lent. Pourtant,mon cerveau fonctionnait,mon poulss'accélérait. J'étais au mauvais endroit, je le savais. J'ignorais comment j'étaisarrivéelà,cequetum'avaisfaitsubir.J'aientenduleplanchercraquerplusieursfoisencore,sentilapeurbondirdema

poitrinedansmagorge.Untreillismarronclairs'estfigédevantmoi,lemorceaud'étoffequiséparaitlesgenouxdel'entrejambeàhauteurd'yeux,ilétaitmaculéde

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tachesrougeâtres.Tun'asriendit.Marespirations'estemballée, j'aiagrippé lematelasetmesuis forcéeà lever lesyeux jusqu'àtonvisagesanstempsd'arrêt.J'ignorepourquoi,maisj'avaisvaguementespéréquetusoisquelqu'und'autre.Jene voulais pas que la personne à côté du lit ait le visage que j'avais trouvé siséduisantàl'aéroport.Maisc'étaitbientoi,lesyeuxbleus,lescheveuxtirantsurleblond et la petite cicatrice. Sauf que, cette fois, tu n'étais pas beau, tu étaismonstrueux.Tonvisageétaitimpassible,tessatanésyeuxbleus,froids,teslèvres,minces.J'ai

tiréledrapleplushautpossible,nelaissantapparaîtrequemesyeux,mesyeuxquite regardaient; le reste demon corps était pétrifié. Tu es resté sans bouger, àattendre que je parle, à attendre le flot de mes questions. Voyant qu'elles nevenaientpas,tuyasrépondumalgrétout.

¾C'estmoiquit'aiamenéeici,tuasdit.Tuasmalaucœuràcausedesdrogues.Tuvastesentirbizarreuncertaintemps,tuaurasdumalàrespirer,desvertiges,lanausée,deshallucinations...Tonvisageétaituntourbillon,j'aifermélesyeux.Derrièremespaupières,j'aivu

des étoiles, une galaxie de minuscules étoiles tourbillonnantes. Je t'ai entenduavancerversmoi,terapprocher.J'aitestémavoix.

¾Pourquoi?ai-jemurmuré.¾Illefallait.Lesommieragrincéetmoncorpss'estsoulevéquandtut'esassisauborddulit.

Je me suis écartée. J'ai voulu poser le pied par terre, mais mes jambes nerépondaient toujours pas. La pièce valsait autour demoi, jeme suis détournée,m'attendant à vomir d'une seconde à l'autre. Ça n'est pas venu. J'ai serré mesjambescontremapoitrine,tropcontractéepourarriveràpleurer.

¾Oùsuis-je?Tu n'as pas répondu tout de suite. Je t'ai entendu reprendre ta respiration,

soupirer, j'ai entendu le frottement de tes vêtements quand tu as changé deposition.C'estalorsquejemesuisrenducomptequ'hormislesbruitsquetufaisais,jen'enentendaisaucunnullepart.

¾Tuesici,tuasdit.Ensécurité.J'ignore combien de temps j'ai dormi encore. Cette période est complètement

floue,ellemefaitpenseràuncauchemar.Ilmesemblequ'àunmomentdonné,tum'asdonnéàmanger,àboire.Enrevanche,tunem'aspaslavée.Jelesaisparcequ'enmeréveillant,jepuais,j'étaismoitedetranspirationetmonT-shirtmecollaitàlapeau.J'avaisaussienviedefairepipi.Jesuisrestéeimmobile,àécouter,tendantdésespérémentl'oreillepourentendre

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quelquechose,maistoutétaitsilencieux.C'étaitcurieux,aucuncraquementnibruitde pas, pas le moindre bruit de gens, ni de voitures, ni de vrombissementd'autoroute au loin, ni de grondement de train. Rien, à part cette pièce et lachaleur.J'aivérifiésimoncorpsétaitenétatdemarcheensoulevantprudemmentune

jambeaprèsl'autre,puisenagitantlesdoigtsdepied.Jen'avaispluslesmembresaussi lourds, j'étaismieux réveillée. Le plus silencieusement possible, jeme suisredresséepourexaminerlapièce.Tun'étaispasdedans,iln'yavaitquemoi.Moietlegrandlitdanslequelj'étaiscouchée,unepetitetabledenuit,unecommodeetlachaiseaveclejeandessus.Toutétaitenbois,rudimentaire.Aucunedécorationauxmurs. Àma gauche, une fenêtre fermée devant laquelle était tiré unmincerideau.Lalumièrebrillaitau-dehors.Ilfaisait jouretunechaleurcaniculaire.Enface,uneporte.J'aiattenduquelquesminutes,tendantl'oreille,àl'affûtdumoindredetesbruits.

Puis tant bien que mal, j'ai gagné le bord du lit. J'avais la tête qui tournait,l'impression que mon corps allait basculer, mais j'y suis parvenue. Les mainsagrippées au matelas, je me suis forcée à respirer, j'avais retenu mon soufflejusque-là.J'aiposéunpiedparterre,puisl'autre,faitpeserlepoidsdemoncorpsdessus,gardél'équilibreenmetenantàlatabledenuit.Mavisions'estobscurcie,maisjemesuislevée,lesyeuxfermés,l'oreilleauxaguets.Toujoursrien.J'ai tendu lamain,pris le jeanetmesuis rassisesur le litpour l'enfiler. Je l'ai

trouvé serré, lourd, collant aux cuisses. Le bouton appuyait sur ma vessie,décuplantmonenviedefairepipi.Jen'aipasprislapeinedemettreleschaussures,jeseraisplussilencieusesans.J'aiavancéverslaporte.Lesolétaitenbois,commetout le reste, frais sous mes pieds, et avec des interstices entre les lattes quiplongeaientversl'obscuritéendessous.J'avais les jambesraidescommedubois,maisj'aifiniparatteindrelaporte.J'aitournélapoignée.Del'autrecôté,l'obscuritéétaitdense.Unefoismesyeuxhabituésàl'absencede

lumière,j'aidécouvertunlongcouloir,enboiségalement,aveccinqportes,deuxàgauche,deuxàdroiteetuneaufond.Toutesfermées.Aupremierpas,leplancheracraqué. Jeme suis figée.Maispas lemoindrebruit derrière lesportes, rienquiindique que quelqu'un m'ait entendue, j'en ai fait un deuxième. Laquelle de cesportesouvraitsurlaliberté?Jemesuisarrêtéedevantlapremièreàdroiteetj'aiposélamainsurlapoignée

métalliquequej'aitrouvéefroide.Jel'aiabaisséeenretenantmarespiration.Jemesuis arrêtée, tu n'étais pas à l'intérieur de la pièce. Celle-ci était grisâtre etcomportaitunedoucheetunlavabo.Unesalledebains.Aufond,uneautreporte.

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Destoilettessansdoute.J'aiététentée,medemandantsijeprenaislerisqued'unpetitpipi.Dieusaitsij'enavaisenvie.Maiscombiend'occasionscommecelle-ciseprésenteraient?Uneseulepeut-être.J'aireculédanslecouloir.Jepouvaisfairepipile longdemajambeoudehors. Il fallaitseulementque jesorte.Si j'yparvenais,alorstoutiraitbien.Jetrouveraisquelqu'unpourm'aider,quelquepartoùaller.Jenet'entendaistoujourspas.Jemesuisappuyéeauxmursdesdeuxmainspour

ne pas perdre l'équilibre et j'ai visé la porte du fond. Un pas, deux. Descraquements minuscules à chaque fois. Mes mains couraient sur le bois, sehérissantd'échardesaupassage.Jerespiraisvite,avecbruit,commeunchienquihalète, lesyeux furetantpartoutpouressayerdedevineroù j'étais.Lasueurmedégoulinaitducuircheveludanslanuque,ledos,lejean.Laseulechosequejemerappelaisclairement,c'étaitl'aéroportdeBangkok.Maisilmesemblaitavoirprisl'avionetfaitunvoyageenvoiture.Àmoinsqueçan'aitfaitpartied'unmêmerêve.Et,oùétaientmesparents?Jemesuisefforcéedefairedespasdesouris.J'auraisbienpaniqué,hurlé,maisje

devaismecontrôler, jelesavais.Si jememettaisàréfléchiràl'endroitoùjemetrouvais,àcequis'étaitpassé,lapeurmeparalyserait.La dernière porte s'est ouverte facilement, elle donnait sur une grande pièce

plongéedans lapénombre. J'ai reculédans le couloir enme faisant toutepetite,prêteàprendremesjambesàmoncou.Monestomacs'estserré,lapressiondansmavessieestdevenueintolérable.Aucunmouvementdanslapièce,aucunson.Tun'yétaispas,j'aivérifiérapidement.Dedans,uncanapéettroischaisesenbois,deconception aussi rudimentaire que celle qui se trouvait dans la chambre. Unetrouéedans lemurm'a faitpenserqu'ilpouvaits'agird'unecheminée.Lesmursétaient en bois. Les rideaux avaient été tirés devant les fenêtres, nimbantl'ensembled'unelumièremarronnasse.Aucunedécoration,aucuntableau.Lapièceétaitaussiaustèrequelerestedelamaison.Etl'airyétaitlourdcommepartoutailleurs,étouffant.Àgauchedans le couloir, j'ai trouvé la cuisine avecune table aumilieu et des

placardstoutautour.Lesrideauxétaienttirésmais,àl'autrebout,j'aiaperçuuneportedontleverredépolilaissaitpasserlalumière.Dehors.Laliberté.Jesuisalléejusqu'àlaporteensuivantlemur.Ladouleurdansmavessieaempiré,lejeanétaittropserré.J'aiposélamainsurlapoignée,jel'aiabaisséelentement,pensantquelaporteseraitferméeàclef,maisnon.J'aidégluti,surprise.Puisjemesuisreprise,j'ai ouvert la porte, juste assez pourme faufiler par l'entrebâillement et je suissortiesansattendre.J'ai été instantanément clouée au sol par le soleil. Tout était brillant,

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douloureusementbrillant.Etbrûlant,pluschaudmêmequ'àl'intérieur.Mabouches'est asséchée d'un coup. Je me suis adossée au chambranle, cherchant marespiration.J'ai levélamainpourprotégermesyeux,quinecessaientdecligner.J'étaisaveugléepar tantdeblancheur, j'avais l'impressiond'êtremontéeauciel,saufqu'iln'yavaitpasd'anges.Jemesuisobligéeàgarderlesyeuxouverts,àregarder.Aucunmouvementnulle

part,paslamoindretracedetoi.Àcôtédelamaison,surmadroite,sedressaientdeuxautresbâtiments.Onauraitditdesabrisdefortune,réunispardesboutsdeferetdebois.Surlecôté,protégésparuntoitmétallique,étaientgarésun4x4pourrietuneremorque.Puis,j'aivulereste.Et j'aicrusuffoquer.Aussi loinqueportaitmonregard, iln'yavaitrien,qu'une

étenduedeterrebrunemenantàl'horizon.Dusableetencoredusable,piquetédepetitestouffesdebuissonsrachitiquesavecunarbresansfeuillesdetempsàautre.Uneterremorteetassoiffée.J'étaisperdueaumilieudenullepart.Jeme suis retournée. Aucune autre construction à perte de vue, ni routes, ni

gens,nipoteauxtélégraphiques,nitrottoirs.Riendutout.Quelevide,lachaleuretl'horizon.Jemesuisenfoncélesonglesdanslapaumedelamainetj'aiattenduqueladouleurmeconfirmequejen'étaispasentraindefaireuncauchemar.Enmemettantenroute,jesavaisquec'étaitsansespoir.Versoùcourir?C'était

partout pareil. Je comprenais pourquoi tu n'avais pas fermé les portes à clef,pourquoitunem'avaispasattachéeaulit.Iln'yavaitriennipersonne,quenous.J'avais les jambes raides et lentes à la détente, les muscles des cuisses

instantanémentdouloureux,lespiedsquicuisaient.Laterreétaitcertesnue,maiselleétaittrufféedepiquants,decailloux,d'épinesetderacines.J'aiserrélesdents,baissé la tête et sauté par-dessus les broussailles. Mais le sable aussi étaitbouillant,douloureuxcommelereste.Bien sûr, tum'as vue. J'étais à centmètresde lamaisonquand j'ai entendu la

voituredémarrer.J'aicontinuépourtant,mavessiemetorturantàchaquepas.J'aimêmeaccélérél'allure.J'aifixéunpointdanslelointainetj'aicouruverslui.Marespiration était sifflante et j'avais les jambes lourdes, les pieds en sang. J'aientendulesrouesdelavoiturepatineretserapprocherdemoi.J'aizigzaguépourteralentir.J'étaisàmoitiéfolle,jecherchaisdésespérémentde

l'air, jehoquetais, je sanglotais.Tuas continuéd'avancermalgré tout, tu roulaisvitederrièremoi, lemoteur rugissait.Ducoinde l'œil, j'ai vuque tu tournais levolantpourpasserdevantmoi.Jemesuisarrêtéeet j'aichangédedirection,maistuétaiscommeuncow-boy

avec un lasso, m'encerclant, me bloquant partout où j'allais. Tu me rabattais,

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m'épuisaisàforcedegaloper.Tusavaisquec'étaitunequestiondeminutesavantque je n'arrive plus à courir. Telle une vache affolée, je me suis obstinée,m'éloignant de toi en cercles décroissants. Il ne faisait aucun doute que j'allaistomber.Tuasarrêtélavoitureetcoupélemoteur.¾C'estinutile,tuashurlé.Tunetrouverasriennipersonne.J'aifonduenlarmes,d'énormessanglotsquisemblaientnedevoirjamaisprendre

fin.Tuasouvert taportièreet tum'asattrapéepar leT-shirt,à lanuque, tirée,alorsquemesbrasraclaientparterre.J'aitournélatêteetjet'aimordudetoutesmesforces.Tuaslaissééchapperunjuron.Jet'aifaitsaigner,jelesais,j'aieulegoûtdetonsangdanslabouche.Jemesuisrelevéeetj'aicouru.Maistuasétéaprèsmoienunéclair.Cettefois,

tu m'as immobilisée au sol de tout ton corps. J'ai senti le sable m'écorcher leslèvres. Tu as pesé surmoi de ton torse contremondos, de tes jambes surmescuisses.

¾Laissetomber,Gemma.Tunevoisdoncpasqu'iln'yanullepartoùaller?tuasgrognédansmonoreille.Jemesuisdébattue,maistun'asfaitqu'appuyerplusfort,memaintenantlesbras

lelongducorps,mecomprimant.Mabouches'estrempliedesable,toncorpslourdsurlemien.J'ailaissés'écoulermonpipi.J'aihurléetmesuisdébattuetoutletrajetderetourverslamaison.Jet'aimordu

encoreplusieursfois,jet'aicrachédessus.Enpureperte.¾Tumourraisdehors,tuasrugi.Tunepigesdoncpas?Jet'aidonnédescoupsdepieddanslestibias,danslestesticules,partoutoùje

pouvais,rienn'yafait.Çan'aeupourseuleffetquedetefaireaccélérer.Tuétaisfort,pouruntypemince,tuétaisdrôlementfort.Tum'astraînéeparterrejusqu'àlamaison.Jepesaisdetoutmonpoidspourtefreiner,jemerebiffais,jepoussaisdescrisdebêtesauvage.Tum'asfaittraverserlacuisine,puistum'asjetéedanslasalledebainssinistre.J'airugiettambourinécontrelaporte,j'aimêmeessayédeladémoliràcoupsdepied.Inutile,tul'avaisverrouilléedel'extérieur.Netrouvantpasdefenêtreàbriser,j'aiouvertlaportedufond.Commejel'avais

deviné,c'étaientdestoilettes.J'aidescendulesdeuxmarchesjusqu'àlacuvette.Iln'yavaitpasdeplancher, rienquede la terre sur laquelle jemesuisànouveaubrûlé les pieds. Pas de fenêtre non plus, les murs étaient épais, en planchescouvertesd'échardes,séparéespardemincesinterstices.J'aipoussédessusmaiselles étaient robustes. J'ai soulevé le couvercle de la cuvette. À l'intérieur

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s'enfonçaitunpuitssombrequipuaitlamerde.Je suis retournée dans la salle de bains fouiller dans le placard au-dessus du

lavaboetj'enailancétoutlecontenucontrelaporte.Unebouteilled'antiseptiques'estécraséesurleboisenprojetantdeséclatsdeverreunpeupartout;sonodeurpuissantearemplilapièce.Tufaisaislescentpasdevantlaporte.

¾Arrête,Gemma,tum'asprévenue.Ilnevaplusrienrester.J'aiappeléàl'aideàenavoirlagorgequibrûlait,mêmesiçaneservaitàrien.Au

boutd'uncertaintemps,jen'aiplusproféréquedessons,danslebutdet'effacerdemavie.J'aitapédesbrascontrelaporte,mefaisantdesbleusjusqu'auxcoudes,m'arrachant des lambeaux de peau aux poignets. J'étais désespérée. À toutmoment, tupouvais entrerdans lapièceavecuncouteau,unearmeà feu, voirepire.Encherchantdequoimedéfendre,j'aitrouvéunboutdeverrequivenaitdelabouteilled'antiseptique.Tut'esappuyécontrelaporte,quiatressauté.¾Calme-toi,tuasditd'unevoixtremblante.Çanesertàrien.Tut'esassisdanslecouloirenfacedelasalledebains.Jelesaisparcequej'aivu

teschaussuresparlafentesouslaporte.Jemesuiscaléedosaumur,submergéepar l'odeur d'antiseptique et de pisse acide qui montait de mon jean. Quelquesinstants plus tard, j'ai entendu un petit lorsque tu as retiré la clef de laserrure.

¾Laissez-moitranquille!ai-jehurlé.Jenepeuxpas.

¾S'ilvousplaît.¾Non.¾Qu'est-cequevousvoulez?Jepleurais,recroquevilléeenboule,entamponnantmespiedsensanglantés,les

égratignuresettoutcequejem'étaisfaitencourant.Tuasabattu lamainou la têtecontre laporteet j'aientendu l'âpretédans ta

voix.¾Jenevaispastetuer,tuasdit.Jeneleferaipas,OK?Maismagorgeestdevenueencoreplussèche.Jenetecroyaispas.Tues resté sans riendireun longmoment et j'ai penséque tu étais peut-être

parti.Jepréféraisencoretavoixausilence.J'aiserrésifortlemorceaudeverredansmamainquejemesuisentaillélapaume.Jel'ailevéàlalumièrequifiltraitparunefentedanslemuretj'yaivudeminusculesarcs-en-ciel.Jel'aitournédesortequ'ilspassentsurmamain.Puis j'aiappuyéleboutdeverresurleboutde

clong

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mondoigtetunepetitegouttedesangaperlé.Aprèsquoi, je l'aibrandiau-dessusdemonpoignetenmedemandant si j'étais

capabledepasseràl'acte.Et,finalement,jel'aiabaissé,jemesuisouvertlapeaud'un trait horizontal. Le sang a coulé. Je n'ai pas eu mal, j'avais les brasinsensibilisésàforced'avoirtapécontrelaporte.Ilnes'agissaitpasnonplusdeflotsdesang.Maisj'aisursautéenvoyantdeuxgouttestomberparterre,j'avaisdumalàcroireàcequej'avaisfait.Plustard,tum'asexpliquéquec'étaitàcausedesdroguesquej'étaispasséeàl'acte,maisjen'ensuispascertaine.Surlemoment,j'étaisdéterminée.Jepréféraisencoremetuerplutôtqu'attendred'êtretuée.J'aichangédemainettendul'autrepoignet.Maistuesentrécommeunbolide.Laportes'estouverteàlavoléeet,presque

enmêmetemps,tum'asretirélemorceaudeverredesmainsettum'assoulevéedanstesbrascommeunpaquet,m'enveloppantdetaforce.Jemesuisdébattueentedonnantdescoupsdepoingdanslesyeux,maistum'astraînéedansladouche.Tu as ouvert le robinet, l'eau étaitmaronnasse et coulait par à-coups, faisant

gronderlatuyauterie.Destrucsnoirsflottaientdedans.J'aireculédansuncoin.Lesangqui coulaitdemonpoignet semélangeait à l'eauen tourbillons sans fin.Etpourtant,j'aiappréciél'irruptiondel'eau,ellenousséparait,presqueunealliée.Tuasprisuneserviettedansunecaisseprèsdelaporteettul'aspasséesous

l'eaujusqu'àcequ'ellesoitimbibée.Puistuasfermélerobinetettut'esapprochédemoi.Jemesuisrecroquevilléecontrelemuraucarrelagefendilléetjet'aihurlédemelaissertranquille.Maistut'esapprochémalgrétout.Tut'esagenouillésurlesolmouilléettuaspressélaserviettesurlacoupure.J'aifaitunbrusqueécartetjemesuiscognélatêteàquelquechose.Etaprès,plusrien.A mon réveil, j'étais à nouveau dans le grand lit, un bandage humide et frais

autourdupoignet.Jen'avaisplusmonjean.Mespiedsétaientattachéspardelagrosse corde rêche et ils étaient également bandés. Je me suis contractée,mesurantlasoliditédesnœuds,etj'aieulesoufflecoupéparladouleur,quis'estpropagéed'uncoupàmesjambes.Puis je t'ai aperçu près de la fenêtre. Les rideaux étaient entrouverts et tu

regardaisau-dehors.Tufronçaislessourcils.Tuavaisunbleuautourdel'œil,monœuvre,sansdoute.Àcetinstantprécis,éclairéparlesoleil,tun'avaispasl'aird'unravisseur, tu avais l'air fatigué. Mon cœur battait la chamade, mais je me suisforcéeàt'observer.Pourquoim'avais-tuamenéeici?Quellesétaienttesintentions?Situavaisvoulumefairesubirjenesaisquoi,tul'auraisdéjàfaitàl'heurequ'ilétait,forcément.Àmoinsquetuaiesvoulumefaireattendre.

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Tut'esretournéettum'assurpriseteregardant.¾Nerefaisplusjamaisça,tuasdit.J'aicillé.¾Turisquesdetefairedumal.¾Qu'est-cequeçapeutfaire?ai-jedemandédansunmurmure.¾Beaucoup.Tum'asdévisagéeetjen'aipaspusoutenirtonregard,àcausedetesyeuxde

malheur,tropbleus,tropintenses.Jedétestaiscettelueurd'intérêtquileshabitait.Jemesuisrecouchéeetj'aifixéleplafond,ilétaitentôleondulée.

¾Oùsuis-je?ai-jedemandé.J'airepenséàl'aéroport,àmesparents.Jemesuisdemandéoùlerestedumonde

avaitdisparu.Ducoindel'œil,jemesuisaperçuequetusecouaislentementlatête.¾PasàBangkok,tuasdit.NiauVietnam.¾Où,alors?¾Tulesaurasbientôt,peut-être.Tut'esprislefrontentrelesmains,palpantlesbleusautourdetesyeuxdubout

desdoigts.Tuavaislesonglescourtsetsales.J'aitentéencoreunefoisdelibérermespieds.Meschevillesétaienthumidesde transpiration,maisneglissaientpassuffisamment.

¾Tuveuxdel'eau?tuasdemandé.Quelquechoseàmanger?J'aisecouélatêteetsentidenouveauleslarmescoulersurmesjoues.¾Qu'est-cequivasepasser?ai-jemurmuré.Tuasretirétatêted'entretesmains.Tesyeuxsontpasséssurmoirapidement,

mais ils n'étaient plus froids, ils s'étaient radoucis. Il m'a semblé qu'ils étaienthumides. L'espace d'une seconde, jeme suis demandé si toi aussi tu n'avais paspleuré.Tut'esrenducomptequejetescrutaisettut'esdétourné.Puistuessortide lapièceet tues revenuquelquesminutesaprèsavecunverred'eau.Tu t'esassisàcôtédulitettumel'astendu.

Jeneteferairien,tuasdit.Jesuisrestéeaulit.Mataied'oreillerestdevenuetoutedégoulinantedelarmes.

Mesdrapsétaientcollésdetranspiration.Toutpuait.Jemesuisefforcéedenepastrop bouger. À unmoment donné, tu es entré pour changer les bandages àmespieds.Àcestade,j'étaisuneflaque.Plustard,tum'asracontéqueçan'avaitduréqu'unjouroudeux.J'auraiscrudes

semaines.J'avaislespaupièresgonfléesd'avoirpleuré.J'aiessayéderéfléchirauxmoyens de m'enfuir, mais mon cerveau avait fondu lui aussi. Je commençais à

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connaître leplafondparcœur, lesmurs rustiqueset l'encadrementenboisde lafenêtre. J'ai bu l'eau marronnasse que tu avais laissée à côté de moi, maisseulementàl'abridetonregard.Etunefois,j'aimêmegrignotéquelques-unesdesnoixetgrainesquetuavaismisesdansunbol,lestouchantd'abordduboutdelalangueaucasoùellesauraientétéempoisonnées.Chaquefoisquetuvenaisdanslapièce,tuessayaisd'engagerlaconversation,quiselimitaittoujoursàpeuprèsàlamêmechose.

¾Tuveuxtelaver?tudemandais.¾Non.¾Manger?¾Non.¾Del'eau?Tudevraisboiredel'eau.¾Non.Puisunsilencependantlequelturéfléchissaisàcedontjepourraisavoirenvie.¾Tuveuxsortir?¾Seulementsivousm'emmenezdansuneville.¾Iln'yapasdevilles.Unefois,tun'aspasquittélapiècecommetulefaisaisd'habitude.Tuesalléàla

fenêtreensoupirant.J'ainotéquelesbleusautourdetesyeuxavaientchangédecouleur,virédubleunuitaujaunepipi,leseulsignequim'indiquaitquedutempsavaitpassé.Tut'es tournéversmoi,unerideprofondetebarrait le front.Tuassoudaintirélerideaud'ungestebrusque,lalumièreestentréeàflots.Jemesuisrecroquevilléeaufonddulit.

¾Sortons,tuasdit.Onpeutregarderlepaysage.J'aitournéledosàlalumière,àtoi.¾ Cen'estpaslamêmevuederrièrequedevant,tuasajouté.Onn'aqu'àaller

derrière.¾Vousmelaisserezpartir,derrière?Tuassecouélatête.¾Iln'yanullepartoùaller.Jetel'aidéjàdit.C'estledésert.Tuas finiparveniràboutdemarésistanceet j'aihoché la tête.Celadit,non

parcequetulevoulais,maisparcequejenetecroyaispasquandtudisaisqu'iln'yavaitriendehors.Ilyavaitforcémentquelquechose,unevilleauloin,uneroute,ouuncâbleélectrique.Ledéserttotaln'existepas.Tuasdéfaitmesliens,déroulélesbandagesetappuyélamainsurlaplantede

mespieds.Lasensationdebrûluren'apasétéaussifortequejelepensais.Tuasvérifiél'étatdemonpoignet,lacoupureavaitunaspectcroûteuxrougeâtre,maisle

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sangnecoulaitplus.Tu as fait mine deme soulever,mais je t'ai repoussé. Ce seul geste a suffi à

déclencherdestremblementsdanstousmesmembres.Jemesuismiseentraversdulitetj'ensuisdescenduedel'autrecôté.

Jepeuxlefairemoi-même.¾Biensûr,j'avaisoublié,tuasdit.Jenet'aipasencorecoupélesjambes.Ettuasrigolé.J'aifaitcommesitun'existaispas.Jetremblaistellementsurmes

jambesquej'avaisdumalàtenirdebout.Jemesuisforcéeàfaireunpas,monpiedm'a élancé. J'ai ravalé la douleur. Mais je savais que je ne pouvais resterindéfinimentdanscettepièce.Tu t'es retourné le tempsque j'enfile le jean. Ilétaitànouveaupropreet sec,

parties les taches faites en me roulant par terre. J'étais d'une faiblesse inouïequandjesuissortiedelachambre,prèsdetomberdanslespommesd'unesecondeà l'autre. J'ai regretté de ne pas avoir accepté la nourriture que tu m'avaisproposée.J'aiavancédanslecouloirettum'assuivie.Tumarchaissansbruit,sansmêmefairecraquerleplancher.J'aitournépourentrerdanslacuisinequej'avaisdécouvertlafoisprécédente,maistum'asattrapéeparlebras.J'aitressailliàtoncontact,incapabledeteregarder.

¾Par-là,tuasdit.J'aisecouélebraspourtefaire lâcherprise,misdeladistanceentrenous.Tu

m'asfaittraverserlesalonoùlesrideauxétaienttoujourstirés,jen'yvoyaisrien.J'ai faitunpasetmarchésurquelquechosequim'apercé lepied. J'ai sentiunedéchargedanslajambe.Leslarmesmesontmontéesauxyeux,maisjelesaiviteessuyées,avantquetunelesremarques.J'aisoulevélepiedetretiréunpetitcloudoré, le genre de clou dont on se sert pour accrocher les tableaux. Je me suisdemandé ce qu'il faisait dans cettemaison dans lamesure où il n'y avait aucuntableauàaccrocher.On a traversé une sorte de véranda pour rejoindre l'autre bout de lamaison.

Quand tuasouvert laporte, la lumièrem'a fait loucher.Unegalerie courait surtoutelalongueurdubâtiment.J'aisautéàcloche-piedjusqu'àuncanapéenrotin,jemesuislaisséetomberdessusetj'aiprismonpieddansmesmains,massantlamarquerougelaisséeparleclou.Lorsque j'ai levé lesyeux, j'ai vu les rochers.Degigantesques rocherspoliset

ronds,àcinquantemètresenvirondelamaisonetdeuxfoispluslongsqu'elle.Onaurait dit une poignée de billes lancées par un géant. Les deux plus grands sedressaient sur le devant, percés de profondes crevasses, enserrés par cinq pluspetits.Aumilieuetsurlepourtourpoussaientdesarbresélancéscouvertsd'épines.

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Je me suis assise et je les ai regardés. Ils juraient avec le reste du paysage,jaillissant du sol, tels des pouces. L'après-midi touchait à sa fin et j'ai fini parcomprendrequeleurcouleurrougevenaitdusoleilquilesfrappait,donnantàleursurfacesabléedesrefletsrubis.

¾ Les Différents, tu as dit. C'est comme ça que je les ai appelés. Ils neressemblentà...Ilssontdifférentsdetoutlereste,dumoinsdanscetterégion.Ilssontseuls,maisensemble,dumoinsdecepointdevue-là.Tuesvenuprèsducanapéetjemesuisécartée.Tut'esmisàtirersurunboutde

rotin,letripotantjusqu'àcequ'ilsedétache.¾Pourquoijenelesaipasvusl'autrejourquandjecourais?ai-jedemandé?¾Tuneregardaispas.Tuasabandonnéleboutderotinaveclequeltujouaisettut'estournéversmoi.

Puis,voyantquejeneterendaispastonregard,tuesalléjusqu'àundespiliersdelagalerie.

¾Tuétaistropbouleverséepourvoirquoiquecesoit.J'ai examiné les rochers à la recherche de passages, de la moindre trace de

travail humain. Un tuyau en plastique émergeait au milieu et venait jusqu'à lamaison.Ildisparaissaitsouslagalerieàl'autrebout,àl'emplacementdelasalledebains. Des piquets en bois étaient plantés à espaces réguliers tout autour desrochers,lesvestigesd'uneancienneclôture,peut-être.

¾Qu'est-cequ'ilyadel'autrecôté?ai-jedemandé.¾Riendeparticulier.Toujourslamêmechose.Tu as incliné la tête de côté pour indiquer le sol poussiéreux qui entourait la

maison.¾ Cen'estpaspar-làquetupourrast'enfuir,sic'estcequetucherchesàsavoir.

Taseuleroutepour la libertépasseparmoi.Etcen'estpasdechancepour toi,parcequej'aichoisidem'enfuirici.

¾ C'estquoice tuyau?ai-jedemandé,pensantques'ilenarrivaitun jusqu'à lamaison,ilpouvaityenavoird'autres,d'autresmaisons,derrièrelesrochers.

¾C'estmoiquil'aiposé.C'estpourl'eau.Tu as souri, presque avec fierté, puis tu t'es mis à fouiller dans ta poche de

poitrineàlarecherchedequelquechose,puisdanstespochesdepantalon,d'oùtuas sorti un petit paquet de feuilles séchées et du papier à rouler, j'ai scrutérapidementtesautrespoches.Laissaient-ellesvoirdepetitsrenflements?Est-cedans l'une d'entre elles que tu mettais tes clefs de voiture? Tu t'es roulé unecigarettelongueetmince,donttuasléchélescôtés.

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¾Oùsommes-nous?ai-jeànouveaudemandé.¾Partoutetnullepart.Tuasappuyélefrontcontrelepilierdelagalerieetlaissétonregarderrervers

lesrochers.¾ J'ai trouvécetendroit, il est àmoi, tuasdit, les yeux fixés sur ta cigarette

tandisqueturéfléchissais.Ilyalongtemps,j'étaispetitàl'époque,lamoitiédetataille,environ.Jet'aijetéunregard.¾Commentêtes-vousvenujusqu'ici?¾Àpied.J'aimisunesemaine.Enarrivant,jemesuiseffondré.¾Toutseul?¾ Ouais. Les rochers m'ont procuré des rêves et de l'eau, bien sûr. Il est

particulier, cet endroit. Je suis resté deux semaines, j'ai campé au milieu desDifférents,vécugrâceàeux.Quandjesuisrentréchezmoi,plusrienn'étaitpareil.Jeme suis détournée, je ne voulais rien savoir de toi et de ta vie. Un oiseau

décrivait des cercles très haut au- dessus de nos têtes, microscopique sedétachant sur le ciel pâle. J'ai ramenémes genoux contrema poitrine, je les aiserrésfort,pourtenterderéprimerlecrideterreurquimenaçaitdem'échapper.

¾Pourquoijesuisici?ai-jemurmuré.Tu as tapoté tes poches, puis sorti une boîte d'allumettes. Tu as montré les

rochers.¾ Parcequ'ilestmagique,cetendroit, ilestbeau.Ettuesbelle,tuesbelleet

différente.Toutcolle.Tuasserrétacigaretteentretonpouceettonindex,ettumel'astendue.¾Tuenveuxune?J'aisecouélatête.Riennecollait.Etpersonnenem'avaitjamaisditquej'étais

belle.¾Qu'est-cequevousvoulez?j'aidemandéd'unevoixbrisée.¾C'estsimple.Tuassouri,tacigarettecolléeauboutdetalèvre.¾Delacompagnie.Lorsquetuasallumétacigarette,jeluiaitrouvéunedrôled'odeur,plusnaturelle

que celle du tabac, mais moins forte que celle de l'herbe. Tu as inhaléprofondément,puistuasdenouveautournéleregardverslesrochers.J'airemarquéunebrècheaumilieu,onauraitditunpassage.¾Combiendetempsvousallezmegarder?ai-jedemandé.

x

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Tuashaussélesépaules.¾Toujours,biensûr.Quandla lumièreadéclinépour laisserplaceà lagrisailleducrépuscule,tuas

tournélestalonspourrentrer.Suis-moi,tuasdit.Tut'esarrêtédanslavérandaqu'onavaittraverséeplustôt,àcôtéd'unerangée

debatteriesénormes.Lescâblesfixésdessusmontaientjusqu'auplafond,unefoispasséetouteuneséried'interrupteurs.Surl'étagèreau-dessusdetois'alignaientsix lampes à paraffine. Que se passerait-il si j'en renversais une? Le choct'assommerait-il?Combiendetempsaurais-jealorspourm'enfuir?Tut'espenché,pourvérifierquelquechose,puistuasactionnéuninterrupteur.

¾Legroupeélectrogène,tuasditenindiquantlesbatteries.Ilfournitl'électricitépourlesappareilsdelacuisineetlesampoulesdelamaison.Maisj'avaistoujourslesyeuxfixéssurleslampes.Tuassurprismonregardettu

enasdescenduune,quetum'asfourréedanslesmains.Jel'aipriseparlapartierenflée dumilieu et la petite poignéemétallique a cogné contre le verre. Tu ascommencé à m'expliquer comment m'en servir. Quand tu t'es retourné pour enprendreuneautre,jel'aibrandieverstoi,maisjetremblaistroppourparveniràtefrapperavec.Alorsjesuisrestéecommej'étais,lalampetenueenl'air,unevraieidiote.N'empêche, tu as compris ce que j'avais eu l'intention de faire et tu t'esempressé de remettre la deuxième lampe sur l'étagère, puis de récupérer lamienne.

¾Tunepeuxpastedébarrasserdemoicommeça,tuasdit,avecunpetitrictus.Tum'asprislalampedesmains,tuasversédelaparaffinedansleréservoirettu

l'asallumée.Puistum'asfaitsortirde lavéranda.La lampetenuedevanttoi, tum'asramenéeàlapièceoùj'avaisdormi.

¾C'esttachambre,tuasdit.Tuesalléàlacommodeprèsdelaporte.¾Tutrouverasdesdrapspropresàl'intérieur.Tu as ouvert le tiroir du bas pourmemontrer. Puis les deux du dessus, dans

lesquelsilyavaitdesT-shirts,desdébardeurs,desshortsetdespulls.J'aipassélamainsurundesT-shirts,beige,ordinaire,tailletrente-huit,neufvisiblement.

¾C'esttataille,non?tuasdit.Jenet'aipasdemandécommenttuconnaissaismataille.Jenepouvaisdétacher

mesyeuxdesvêtements,tousbeigesettristes.Aucunemarquenullepart,pas lemoindrechic.Ilsavaientdûêtreachetésdansunmagasinminable.Tum'asmontrélesdeuxpetitstiroirsduhaut.

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¾Sous-vêtements,tuasdit.Puistuasreculé,maisjen'aipasregardéàl'intérieurdestiroirs.¾ J'aidesjupesetuneoudeuxrobes,situveux.Dansl'autrepièce.Ellessont

vertes.J'aiplissélesyeux.Levertétaitmacouleurpréférée.Commentsavais-tutoutça?

Lesavais-tuseulement?Tut'esdirigéverslaporte.Jevaistemontrerlesautrespièces.Quandtut'esaperçuquejenetesuivaispas,tuasfaitdemi-tourettuesvenute

planterdevantmoi.Tellementprèsquej'aisentil'odeurdecigarettequiimprégnaitencoretesvêtements.

¾Gemma,jeneteferaipasdemal,tuasditdoucement.Et tu es reparti. Dans la semi-obscurité, j'ai entendu les murs gémir, se

contractersousl'effetdelachaleurdujourquisedissipait.J'aisuivilalumièredetalampedanslapiècesuivante.Unlitdecampétaitpoussécontreunmur,descouverturesendésordredessus.Il

yavaitunetabledenuitàproximité,unearmoirecontrelemurd'enfaceetunecommodeàcôté.

Jedorsicipourl'instant...,tuasditenesquivantmonregard.J’aiéludélafaçontuavaislaissétaphraseensuspens,inachevée.Jeconnaissaisdéjàlasalledebains.Laported'aprèsouvraitsurunlongplacard.

Pasgrand-choseàl'intérieur,àpartdesbalais,uneserpillièreetplusieurscaissesmétalliques.J'aisuivitalampedanslapièced'enface,ladernièreàdonnersurlecouloir.Celle-ciétaitplusgrandequetachambre,presqueautantquecelledonttudisaisqu'elle était lamienne. Il y avaitunplacardàunbout etun fauteuil.Unebibliothèquedontlesrayonnagesn'étaientpasfranchementpleinsoccupaittoutelalongueurd'unmur.Tuasouvertleplacardettum'asmontrélesjeuxentasséssurl'étagèredubasUno,Puissance4,Têtedepioche,Twister.Des jeuxauxquelsonavait joué à la maison, je me rappelais des parties avec des amis ou avec mesparents,àNoël.Maiscesjeux-làétaientfanés,obsolètes,àcroirequ'ilsavaientétéachetésdansuneboutiqued'occasionsàbutcaritatif.

¾Ilyaaussiunemachineàcoudre,uneguitare,destrucsdesport,tuasdit.J'aijetéuncoupd'œilauxlivressagementalignéssurlesétagères.Àlalueurde

la lampe, je n'ai pu lire que quelques titres.des livres que j'avais

étudiés en classe. Aucun auteur moderne, que des classiques. Je suis passée àl'étagèresuivante.Essentiellementdesguides,unmanuelsurlafauneetlafloredudésert,desétudessur lesserpents.Un livresur l'artdesnœuds, laconstruction

LesHauts deHurievent, Gatsby lemagnifique, David Copperfield, Sa majesté des mouches,

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desabrisetd'autresencoresurlesrochers.J'aiaperçuégalementundictionnairedeslanguesaborigènes.Enparcouranttouscestitres,j'aisoudaincomprisquelquechose.

¾OnestenAustralie,n'est-cepas?Unbrusquehochementdetêtedetapart.¾Tuenasmisdutemps,tuasmarmonné.Jet'airevuàl'aéroport,medemandantsij'avaisjamaissongéàyveniretpuisily

avait ton drôle d'accent. Ça tenait debout. Sauf que j'avais toujours imaginél'Australietoutenplagesetenbush,noneninterminablesétenduesdesablerouge.J'aientraperçumalgrétoutunebrèvelueurd'espoir, l'impressionquetoutn'étaitpeut-êtrepasperdu.L'Australieétaitunpayscivilisé,avecdeslois,unepoliceetungouvernement.Ilsepouvaitquedesgenssoientdéjààmarecherche, lapoliceàmes trousses. Le pays tout entier en état d'alerte. Puis la lueur d'espoir s'estéteinte. Tu m'avais enlevée à Bangkok. Qui aurait l'idée de me chercher enAustralie?

¾Quisaitquejesuisici?ai-jedemandé.¾ Personne.Personnenesaitqu'onest,toietmoi,enpleindésertaustralien.

Dansunendroitquin'estmêmepasmarquésurunecarte.Jemesuisobligéeàdéglutir.¾Çan'existepaslesendroitspasmarquéssurunecarte.¾Ça,si.¾Vousmentez.

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¾Non.¾Commentvousm'avezamenéeicialors?¾Àl'arrièredelavoiture.Çam'aprispasmaldetemps.¾Sanscarte?¾Jeviensdeledire,tuasrétorquéd'untonacerbe.Çam'aprisdutemps.¾Jem'ensouviendrais.¾J'aifaitcequ'ilfallaitpourquetunet'ensouviennespas.Taréponsem'aclouélebec.Tuasévitémonregardetj'aireculéd'unpas.Jeme

suisrappelé l'odeurdeproduitchimiquesur lechiffonquetum'avaiscollésur levisage, les cahots engourdis du voyage en voiture dans un état comateux, leschocolats écœurants. J'ai essayé de repêcher d'autres souvenirs, mais ils serefusaientàmoi. J'aisecouélatête,pasfranchementpresséede lesvoirrevenirnon plus. J'ai reculé encore un peu dans l'obscurité et me suis adossée à labibliothèque. J'avais la tête qui tournait. Jemedemandais ce que tu pouvaismecacherencore.Quelshorriblespetitssecrets.

¾Quelqu'unvousaforcémentvu,ai-jemurmuré.¾Çam'étonnerait.¾Ilyadescamérasdanslesaéroports,lasurveillancevidéoestpartoutdenos

jours.¾DanslecentredeLondrespeut-être,desmilliersdecaméras.Laplupartn'ont

mêmepasdepelliculededans.Tuaslevélalampe.Lalumièreaprojetédesombressurtonvisage,dessinédes

cernessombressoustesyeux.¾Quelqu'unestforcémentàmarecherche.Mesparents.¾Sûrement.¾Cesontdesgensimportants,voussavez.¾Jesais.¾ Ilsontpleinderelations,del'argent.Ilsvontpasseràlatélé,diffuserma

photopartoutdanslemonde.Quelqu'unmereconnaîtra.¾Çam'étonnerait.Tuasorientélalampeversmoi,j'aisentilachaleurdelaflamme.¾Tuaspassépratiquementtoutletrajetdanslecoffre,sousunetente.Ma poitrine s'est serrée à nouveau en imaginant mon corps roulé en boule,

contorsionné,jetédansuncoffrecommeunevalise.Onseseraitcrudansunfilmd'horreur, saufque lascèneducouteaun'étaitpasencorepassée. J'aicroisé les

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bras.Commentétait-ilpossiblequejenemerappelleriendetoutça?Pourquoidesbribes?Jemesuiséloignéeàreculonsverslaporte.

¾ Àl'aéroport,vousavezforcémentétévu,ai-jedit,parlantpluspourmoi,enfait.J'aiétévue.Iln'estpaspossiblequevousayezpupassertouslescontrôlesdesécuritésansquepersonne...

¾Siquelqu'unt'avue,ilnepouvaitpastereconnaître.¾Pourquoi?¾ Tuavaisuneperruque,des lunettesde soleil, des talonshauts,uneautre

veste.Lepasseportquej'avaispourtoiportaitunnomdifférent.J'aijetéletienàlapoubelle.Tu t'es approché demoi. À nouveau, cette intensité incroyable dans tes yeux,

commesi tuvoulaisquelquechosedemoiet jemesuis rappelé la façondont tum'avaisfixéeàlacafétéria.Tonregardperçantm'avaitfaitcomplètementcraquersur le moment. Aujourd'hui, c'était bien différent. J'ai tourné la tête vers labibliothèque,le étaitàquelquescentimètresdemonvisage.J'aienvisagédetelebalanceràlafigure.

¾Onajetétonsacàdosàlapoubelleavec,tuasajouté.Tunetesouvienspast'êtrechangée,avoirmisunejupe?M'avoirtouché?Tutrouvaisçadrôle.Del'eausaléem'aenvahilabouchecommesij'allaisvomir.Tuasfaitunpasde

côté, te mettant entre la porte et moi. J'ai tendu la main vers le

¾ Tu es quelqu'un d'autre, maintenant, Gem, tu as murmuré. Tu t'esdébarrasséedetonvieuxtoi.C'estl'occasiondeprendreunnouveaudépart.

¾ Jem'appelleGemma,ai-jechuchoté,brandissantlelivrecommeunemenace,unearmepourainsidire!Etjenevousaipaslaisséfairetoutça.

¾Si,etçateplaisait.Tu t'espostépiledevantmoi, j'ai reculécontre labibliothèque.Tuas tendu la

mainpourm'effleurerlajoue,elleestdevenueinstantanémentbrûlante.J'ailevélelivrepourmeprotégerlecou.

¾Tunedisaispasnonàl'époque,tuterappelles?tuasmurmuré.¾Sûrementpas.Aucontactdetesdoigts,majouebouillait.Jet'airendutonregard,lesmâchoires

serrées.Maisjemesouvenaisparfaitement,cequirendaitleschosespire.Jemerevoyaisrirequandtum'avaisajustéuntrucsurlatête.Jemerappelaisl'histoiredesvêtements,tondos.Jemerappelaismourird'enviedet'embrasser.J'aiferméles yeux.Un son estmonté du plus profond dema gorge et soudain, jeme suis

Guidedesmammifèresaustraliens

Guide desmammifères.

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retrouvéeaccroupiecontrelabibliothèque,tamainsurmondos.Je t'ai frappé violemment au menton, rassemblant toutes mes forces pour te

repousser.¾Jevoushais!ai-jehurlé.Jevoushaisjusqu'autrognon.Tuasretirétamain.¾Çachangerapeut-être,tuasditdoucement.Tuasemportélalanterne,melaissantdanslenoir,blottiecontrelabibliothèque.Commed'habitude, impossibledetrouver lesommeilcettenuit-là.Nonàcause

de la chaleur, il ne faisait pas chaud la nuit.Ni de l'obscurité. J'avais ouvert lesrideaux,appelantleclairdelunedemesvœux.Tandisquelachaleursedissipaitetquelesmursdeboissedilataientautourde

moi, j'avais l'impressionquedes loupsétaientdans lamaison,des loupshurlants,prêtsàbondir.J'aitendul'oreilleàl'affûtdetesbruits,positionnantmonoreillerdesortequejepuissevoirlapoignéedelaporte.Jenemesuispasretournéedepeurque ce seul geste suffise à étouffer d'autres bruits venus de l'extérieur. Lescraquementsdesmursavaientlemêmesonquetespasdanslecouloir.Jemesuisraidieàenavoirmalàlatête.Unelampebrûlaitfaiblementàcôtédemonlit.Jepouvaism'ensaisiraubesoin,

la lancerdèsque laporteseseraitouverteenraclantparterre. J'aicherchéoùviser.Ilyavaitunetachenoireprèsduchambranle,àpeuprèsàlahauteurdetatête. J'étais sûre de réussir mon coup. Mais ensuite quoi? Les portes étaientsûrementferméesàclefet,sicen'étaitpaslecas,oùm'enfuirpourquetunemeretrouvespas?Tu étais allongé dans la pièce d'à côté, à quelquesmètres à peine, unemince

cloison nous séparait. Je me suis efforcée de penser au lycée, à n'importe quoid'autrequ'àtoi.ÀAnnaetBen.Etmêmeàmesparents.Maisriennemarchait.Toutrevenaitàtoi.Toicouchélà,toientrainderêver,depenseràmoi.Jet'aivusur ton tas de couvertures en désordre, les yeux grands ouverts en train deréfléchir à la façon dont tu allais me tuer. Peut-être que tu te caressais enimaginantquec'étaitmoiquilefaisais.Àmoinsque,l'œilcolléàunefentedanslemur,tunem'aiesespionnéeentraindeteguetter.Siçasetrouve,tuprenaistonpied.J'aitendul'oreillepourrepérerlemoindrefrôlementdetescilscontrelebois.Maisjen'entendaisquedescraquements.J'aifiniparm'endormir,jemedemandecomment.L'aubedevaitpointerquandj'y

suisparvenue,moncorpslâchait,épuiséparlatension.Endormant,j'airêvé...J'étaisàlamaison,maissansyêtrevraiment.Jepouvaisvoircequisepassait,

maispersonnenemevoyait.J'étaisadosséeàlafenêtredusalon.

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Papaetmamanétaient là également, assis sur le canapéblanc.Deuxpoliciersleur parlaient, confortablement installés dans les fauteuils que maman avaitrapportés d'Allemagne. La pièce était pleine de caméras et de cameramen. Desgenspartout.MêmeAnnaétaitlà,deboutderrièrelecanapé,lamainsurl'épauledemaman.Undespoliciersétaitpenchéenavant,lescoudesposéssurlesgenoux,ilbombardaitmamandequestions:

¾ Quand avez-vous vu votre fille pour la dernière fois, madame Toombs?Gemmaa-t-ellejamaisparlédefuguer?Pourriez-vousmedécrirelatenuedevotrefillecejour-là?Mamanétait troublée,ellequémandaitduregard les réponsesàpapa.Mais le

policierétaitimpatientetlançaitdesregardsfurieuxauxcaméras.¾ MadameToombs,ladisparitiondevotrefilleestunechosesérieuse.Vous

vousrendezbiencomptequevousallezfairelaunedetouslesjournaux.VAcesmots,mamanse tamponnait lesyeuxet réussissaitmêmeàébaucherun

pâlesourire.¾Jesuisprête,a-t-elledit.Nousdevonsfairetoutnotrepossible.Papa a rajusté sa cravate. Quelqu'un a braqué un projecteur sur eux tandis

qu'Annaétaitpousséehorsduchamp.J'aiessayédecrier,pourleurfairesavoirquej'étaislà,danslesalonaveceux,

maisaucunsonn'estsorti.Mabouches'estouverte,mais lecriestrestécoincéquelque part dansma poitrine. Puis j'ai senti mon corps tiré en arrière, pressécontre la vitre, je l'ai senti traverser le verre tel un fantôme. Et je me suisretrouvéedehors,dansl'airglacialdelanuit.Jemesuiscolléeàlafenêtre,dansunevainetentativepourrepasserlavitredans

l'autresens.J'avaismal,jegelais,jemouraisd'enviedereveniràl'intérieur.Puistesbraspuissantsontétéautourdemoi,m'attirantcontre ton torse, ton soufflechaudsurmonfront.

¾Tuesavecmoi,maintenant,tuasmurmuré.Jenetelaisseraijamaispartir.Jevoyaismamant'implorerdevantlescaméras,tandisqueleslumièresbrillaient

deplusenplusfort.Maistonodeurdeterreaenvahimesnarinesettoncorpsm'aapaisée.Tesbras

enroulésautourdemoi,semblablesàunecouverture,tontorsedurcommedelapierre.Jemesuisréveillée,horsd'haleine.Tonodeurflottaitencoredanslapièce.Elle

emplissaitl'espacetell'air.Jesuisrestéeallongée,l'oreilletendue.Maisj'aibientôteuenviedefairepipi.

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Etjenesuispasretournéemecoucherensuite.Aulieudeça,j'aifaitletourdelamaisonàpasde loup.Tun'étaisnullepart. Jemesuismiseenquêtedeclefsdevoiture,declefsdemaison,detoutcequipourraitmeservir.Dequoimedéfendreaussi.Et,biensûr, j'aicherchéuntéléphone,unmoyendecommuniqueraveclesautres.Ildevaitforcémentyavoirquelquechose,aumoinsuneradio.J'aicommencéparlesalon.J'aifouillésansbruit,l'oreilletoujoursauxaguets.J'ai

regardé dans les tiroirs, sous le tapis, suivi le rebord intérieur de la cheminée.Rien.Jesuispasséeàlacuisine.Sousleplandetravail,ilyavaitquatretiroirs.Lepremier ne contenait pas grand-chose, quelques sacs en tissu et des piquets detente.Dansletroisième,j'aitrouvédescouvertsémoussés.Possiblementutiles.J'aiprisuncouteau,lepluscoupant(jelesaitestésenfaisantdesentaillesdanslebois)etjel'aiglissédansmapoche.Lequatrièmetiroirétaitferméàclef.J'aitirédessus.Lapoignéeabranlé,mais

letiroirn'apasbougé.Ilyavaituneserrureaumilieu.J'yaicollémonœil,maisilfaisaittropnoirà l'intérieurpourvoirquoiquecesoit. J'aienfoncémoncouteaudanslaserrurepouressayerdel'ouvrir,çan'apasmarché.J'aifarfouillédanslespotsdethéetdesucreàlarecherchedelaclef.J'aiexplorélerestedelacuisine,ouvrantdélicatementlesplacards.J'ignorece

quejem'attendaisàtrouver,uninstrumentdetorture,uncouteaugéant,peut-être.Qu'importe, je n'ai rien trouvé de tel, pas de clé non plus. Les placardsrenfermaient à peu près les mêmes choses que dans toutes les cuisines: bols,assiettes,ustensiles.Rienquimesoitd'unequelconqueutilitéàmoinsquejedécidedetetapersurlatêteàcoupsdepoêle.C'étaittentant.Puis j'ai ouvert le grand placard près de la porte. C'est là qu'était rangée la

nourriture.Boîtesetsachetsétaientsoigneusementempiléssurlesétagères,etlessacs de farine, de sucre et de riz, alignés sur le sol. Je suis entrée. Tout étaitparfaitement organisé, la plupart des produits rangés par ordre alphabétique. Àcôtédessacsde lentillesse trouvait lemelonséché,puisvenaient lesbocauxdemûres.Jemesuishisséesurlapointedespiedspourvoirsurlesétagèresduhaut.Celles des douceurs visiblement, cacao, crème dessert. Au fond du placard, il yavaittouteuneétagèredebouteillesdejusd'orange.Jesuisrestéeunbonmoment.Quandjesuissortie,tuétaislà,danslacuisine.Je

mesuisempresséedem'éloignerdetoiàreculons.Tuavaislesjouessalesetlesmainscouvertesdepoussièrerouge,l'airsérieux.Tum'attendais.

¾Qu'est-cequetufaisaislà-dedans?-Jeregardais,ai-jedit.

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J'aiportéinstinctivementlamainaucouteauémoussédansmapoche.Tuaspincéleslèvresettum'asjetéunregardnoir.J'aisentimoncœurs'emballerenserrantmoncouteau.

¾Sijedoisresterunpeu,j'aipenséquejeferaismieuxdeconnaîtreleslieux,ai-jepoursuivid'unevoixhésitante.Tuashochélatête,visiblementsatisfaitdemaréponse.Tut'esécartépourme

laisserpasser.J'aisoufflé,aussibasquepossible.¾Tuastrouvéquelquechosed'intéressant?¾Beaucoupdelentilles.¾J'aimeleslentilles.¾Ilyadestonnesdenourriture.¾Onenaurabesoin.J'aifaitletourdelatablepourm'éloignerdavantagedetoi,soulagée,etj'aisenti

unvaguecouragem'envahir.¾Iln'yadoncpasdemagasin?Unendroitoùseravitailler.¾Non,jetel'aidéjàdit.J'airegardéànouveaudansleplacard.Commentt'yétais-tuprispourrapporter

toutçaici?Etqu'arriverait-ilsijeledétruisais?Irais-tuenchercherd'autre?J'aipassélamainsurledossierd'unedeschaisespousséessouslatable.

¾ Ilyadequoitenircombiendetemps?ai-jedemandé,lesyeuxfixéssurlanourriture,m'efforçantdecalculer.Ilyenavaitassezpourunan.Peut-êtreplus.Tuashaussélesépaules.¾Ilyenaencoredanslesdépendances,tuasdit.Bienplus.¾Etquandcesprovisions-làserontépuisées?¾Çan'arriverapas.Pasavanttrèslongtemps.Moncœurs'estserré.Jet'aiobservétandisquetuouvraislentementlerobinet,

jusqu'àcequ'unfaiblefiletd'eausorteencrachotant.¾Detoutefaçon,onadespoules,tuasdit.Etquandtuteseras...Tut'esinterrompupourmeregarderavantdechoisirlebonmot.¾...quandtuteserasacclimatée,onpourraallerfaireuntourdansledésert,

ramasserdequoimanger.Etundecesjours,onpourraitattraperunchameau,uncouplepeut-être.Onpourraitlesparqueraumilieudesrochers,planteruneclôtureautour...

¾Deschameaux?Tuasacquiescé.

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¾Pourlelait.Onpourraitmêmeentuerunpourlaviande,situveux.¾Delaviandedechameau?C'estdingue,ai-jedit.J'ai surpris sur-le-champ l'avertissement dans ton regard, vu tes épaules se

contracter.Jemesuistue,serrantplusfortledossierdelachaise.Tut'eslavélesmains.L'eaucoulait,rougeâtrecommedusang.Jel'airegardée

disparaîtreparlabondeentourbillonnant.Tut'esnettoyélesonglesàlabrosseenchiendent.Commejeledisais, jemesentaisuntoutpetitpeupluscourageusecejour-là,pourlapremièrefoisdepuismonarrivée.Vasavoirpourquoi,j'avaisenviedetequestionnerdavantage.J'avaisl'impressionquetunemeregardaispasaveclamêmeintensiténonplus.J'aicontournélatableet jemesuispostéeàcôtédutiroirferméàclef.

¾Pourquoiilestferméàclef?ai-jedemandé.¾Pourtasécurité.Aprèstoncoupdupoignet...Tes mots moururent sur tes lèvres alors que tu te tournais vers l'évier pour

reprendretonbrossage.¾Jeneveuxpasquetuterefassesdumal.¾Ilyaquoiàl'intérieur?Tu n'as pas répondu.Mais, lorsque jeme suismise à tirer sur le tiroir, tu as

reculéettut'esjetésurmoi,m'enserrantlatailledetesbras.Tum'astraînéeàtraverslacuisineetlelongducouloir.J'aihurléetjet'aitapé,maistuascontinuéjusqu'àmachambre.Tum'aslaisséetombersurlelit.Enunéclair,j'airampéloinde toi. J'aicherchéà tâtonsmoncouteaudansmapoche,mais tuétaisdéjàà laportequandjel'aisorti.

¾Ledéjeunerseraprêtdansunedemi-heure,tuasdit.Ettuasclaquélaporteensortant.Cettenuit-là,jemesuiscouchée,lecouteauémousséserrédansmonpoingetla

lanterneàportéedemain.Lesrideauxétaientouverts, laportebaignéedelune.Unechosedontj'étaiscertaine,c'estquetunemeferaisjamaisriensansqu'ilyaitbagarre.Jet'aiétudiéscrupuleusement,j'aienregistréledéroulementdetesjournées.Si

jedevaism'échapper,j'avaisbesoind'ensavoirplussurcetendroitetsurtoi.J'airegardéoùtumettais leschoseset tâchédetrouverunsensàcequetufaisais.J'avaispeur,certainsjours,j'endevenaisidiote,maisjemesuisobligéeàréfléchir.Àl'aideducouteauémousséquej'avaissubtilisé,j'aifaitdesencochessurlecôté

intérieur du lit. Je ne me rappelais plus le nombre de jours qui s'étaient déjàécoulés, mais il devait y en avoir dix. J'ai tracé dix petits traits dans le bois.Quelqu'un qui aurait examiné le lit aurait pu penser qu'on y avait enregistré le

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nombredefoisoùonavaitcouchéensemble.Ton rituel quotidien était assez simple. Tu te levais tôt, aux heures les plus

fraîches de la journée, quand la lumière pointait avec des reflets gris-violet. Jet'entendais fairetatoilettedans lasalledebains.Puistusortais.Quelquefois, tutapais sur quelque chose du côté des dépendances. D'autres, rien. Je tendaisl'oreillecommeunefolleàl'affûtdumoindrerugissementdemoteur,unevoitureouunavionvenantàmarencontredansunhurlementdepneus.Jemesuissurpriseàrêver d'autoroute.Mais jamais rien. Le silence était ahurissant. Une nouveautépourmoi.J'aimêmecruavoirunproblèmed'ouïe.C'étaitcommesitouslessonsauxquels j'étais habituée avaient été retirés, retranchés. Comparé aubombardementsonoredeLondres,ledésertmedonnaitl'impressiond'êtresourde.Auboutdequelquesheures,turentrais.Tupréparaislepetitdéjeuneretfaisais

duthé,m'enproposant toujours.C'étaitunesortedeporridgeà l'eauavecde laviandesautéesurledessus.Ensuite,turessortaispourlerestedelajournée.Jeteregardaisfranchirlestrentemètresquiteséparaientdubâtimentleplusproche.Turefermaislaportederrièretoi.J'ignoraiscequetufaisaislà-dedanspendantdesheures, tous les jours. Pour autant que je sache, tu y séquestrais d'autres fillesenlevées.Voirepire.J'aidécouvertl'endroitleplussombreetleplusfraisdelamaison,dansuncoin

du salon à côté de la cheminée. Je m'y asseyais et j'essayais de réfléchir auxmoyensdem'enfuir.Jemerefusaisàabandonner.Jesavaisquesijerenonçais,ceseraitlafin.Autantmourir.À ton retour, tu voulais toujours engager la conversation,mais ça nemarchait

pas.Tunepeuxpasm'envouloir.Chaquefoisquetulevaislesyeuxsurmoi,jemeraidissais,marespirations'emballait.Quandtumeparlais,j'avaisenviedehurler.Maisjemelançaisdepetitsdéfis.Unefois,jemesuisobligéeàteregarder.Uneautre, je t'aiposéunequestion.Et le treizièmesoir, jemesuis forcéeàmangeravectoi.Lanuittombaitquandjesuissortiedusalonpouralleràlacuisine.Uneampoule

brillaitfaiblementau-dessusdelacuisinière,unedesraresdelamaison,cernéedepapillons et d'insectes qui venaient se cogner dessus. Elle te servait à t'éclairerpourfairelacuisine.Tuétaispenchéau-dessusd'unecocottedanslaquelletujetaisdesingrédients,remuantrapidementlecontenu.Lerestedelapièceétaitéclairépardeslanternesetdesbougies,quijetaientdesombressurlesmurs.Tuassourienmevoyantmais,danslapénombre,j'aicruàunegrimace.Jemesuisassiseàtable.Tuasposéunefourchetteàcôtédemoi.Jel'aiprise,

maismamains'estmiseaussitôtà trembler. Je l'ai reposée. J'ai tourné lesyeux

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verslecielnoirdel'autrecôtédelavitre.Tuasprisdeuxbolsettunousasservis.Tul'asfaitdélicatement,repêchantlesmeilleursmorceauxenpremier.Tuasposéunboldevantmoi.J'enavaisbeaucouptropetleplatsentaitfortlepoivreblanc.J'aitoussé.Ilyavaitdelaviandededans,dupouletpeut-être,oupeut-êtrepas.Beaucoupde

gras et de cartilage, des bouts d'os.Une patte pointait aumilieu. Poulet ou paspoulet, tu avais fait cuire l'animal en entier au lieu de n'en prendre que desmorceaux.J'aicherchéleslégumesduboutdelafourchette.Jesuistombéesuruntruc qui ressemblait à des petits pois fripés et durs. J'avais toujours lamain quitremblait, cequi faisait cognerma fourchettecontre lebol. J'ai trouvéunvagueboutdecarottequej'aimastiqué.À ce stade, j'avais renoncé à m'affamer. Si tu avais voulu m'empoisonner, tu

l'auraisdéjàfait.Maisjenepeuxpasdirequej'aiappréciélanourriture.Biensûr,tul'asremarqué.Riendecequitouchaitàmasanténet'échappait.

¾Tunemangespasassez,tuasdit.J'aibaissélesyeuxsurmafourchettequitremblait.J'avaislagorgetropserrée

pouravaler.Enplus,tonplatavaitungoûtdepoubelle.Maisjemesuisabstenuedetelefaireremarquer,évidemment.Jet'airegardét'empiffrerensilence.Onauraitditunchiendesrues,tuengouffraislanourriturecommesitudevaisneplusjamaisenavoir.Tuasprisunosettul'asrongé,arrachantdesboutsdeviandeaveclesdents.Jet'ai imaginéentraindememordre,dedéchirermachairenmorceaux.J'airepoussélesossurleborddemonbol.Laluneselevaitdéjà,unrayonestvenuéclairerlesolàmespieds.Dehors,dans

lesfondationsdesbâtiments,lesgrillonsontentaméleursstridulationsrépétitives.Jemesuisvuedehors,danslenoiraveceux,loindetoi.J'aiavalécequirestaitdelapseudocarotteetrassemblémoncourage.

¾Qu'est-cequevousfaitestoutelajournée?ai-jedemandé.Sousl'effetdelasurprise,tessourcilsontfaitunbond.Tuasmanquéd'étouffer

avectaviande.J'airegrettéquecenesoitpaslecas.¾ Quandvoussortez,ai-jecontinué,quandvousallezdansladépendance,vousy

faitesquoi?Tuasreposétonos,tesjouesbrillaientdegraisseàlalueurdesbougies.Tuas

ouvertdesyeuxcommedessoucoupes,àcroirequepersonnenet'avaitjamaisposécegenredequestion.Cequidevaitêtrelecas.

¾Ben,je...Jefaisdestrucs.Jepeuxvoir?Je l'aidit viteavantdechangerd'avis. J'ai tournéànouveau le regardvers la

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fenêtre.Si seulement jepouvaissortir,allerailleurs.Toutplutôtqueresterdanscettemaisontoutelajournée.Tum'as fixée longuement, tripotantduboutdesdoigts lesparticulesdeviande

restéesattachéesàl'os,tesdoigtsgras.¾Situm'accompagnes,jeneveuxpasquetutentesdet'échapper,tuasdit.¾Jeneleferaipas,ai-jementi.Tuasplissélesyeux.¾C'estjustequejeneveuxpasquetutefassesdumal.¾Jesais,vousn'avezpasàvousinquiéter,ai-jeànouveaumenti.Tuasjetéuncoupd'œilparlafenêtreàlanuit,auxétoilesquicommençaientà

faireleurapparition.J'aimeraistefaireconfiance,tuasdit.Tesyeuxsontrevenusrapidementàmoi.¾Jepeux?tuasdemandé.

¾

¾

¾

¾

J'aidégluti,m'efforçantdetrouverunmoyendeteconvaincreetçam'amiseencolère. Je refusais dem'abaisser à ton niveau, encoremoins pour te demanderquelquechose.

Jesaisque jenepeuxallernullepart,ai-je finipardire.Quec'est inutiled'essayerdem'enfuir.Jen'essaieraimêmepas,jelejure.Jecontinuedepenserquetun'aspasgobécedernierbobard.

Enplus,j'aimeraisvoircequevousfaitestoutelajournée,ai-jealorsajouté.J'aimêmeréussiàsourireenledisant.Jemedemanded'oùj'aisorticesourire,

j'avais dû trouver une force surhumaine. Mes yeux ne souriaient pas, eux, ilsplongeaientdanslestiensavechaine.Tuasécarquillé les tienscommeunenfant.Tesdoigtsont jouéavec laviande.

Puistuashochélatêtedefaçonsaccadéecommeunpetitoiseau.Tudevaisavoirtellementenviedemecroire,depenserquejecédaisenfin.Ravalantmafierté,j'aifaitunderniereffort.

Faitesexactementcommed'habitude,ai-jedit.Jeveuxjustevoir.Jet'aientendutousseravantd'ouvrirlesyeux.Uneaubegriseselevaitàpeine.

Tuétaisdeboutàcôtédulit,unetassedethéàlamain.J'aireculéloindetoi.Tudevais déjà attendredepuisun certain temps.La tasse aheurté la tabledenuitavecunpetitbruitlorsquetul'asposéedessus.

Duthé,tuasdit.Jet'attendsàlacuisine.Pourune fois, je l'ai bu.Mais tu l'avais préparé à tongoût, avecdeux sucres.

Trop pour moi. Je me suis habillée, j'ai même mis les vêtements beiges que tu

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m'avais achetés. Ils sentaient le propre, les plantes aromatiques. J'ai enfilé leschaussuresàlacets,dutrente-huit,pilemapointure.Puisj'aisuivil'odeurdupainqui venait de la cuisine. Tu m'attendais sur la caisse en bois qui te servait demarche,devantlaporteouverte.Jemesuisfrottélesbras,sentantlafraîcheurdelabrise.Mais c'était tellementbondevoir lemondeà travers laporteouverte,même s'il était plein de rien. Le soleilmontrait à peine le bout de son nez. Sesrayonsfaisaientmiroiterlesablederrièretoi,onauraitditquetoncorpsbrillait,commenimbéd'unesorted'aura.

J'aifaitdupain,tuasdit.Mange.Tum'asmontrédesboulessurleplandetravail.J'enaiprisune,elleétaitdela

taille d'unpetit pain,mais elle avait unedrôle de forme. Trop chaudepour êtretenuesanssebrûler.Jel'aifourréedansmaboucheetc'estlalèvrequejemesuisbrûlée.Tuesallémechercherdel'eau.Prête?J'aiacquiescéetsuissortie.Lachaleurn'étaitpasaussiintensecettefois.Cela

dit,lesoleilmepicotaitlanuque.Lacaisseenboisavacillésousmespieds.Jemesuisprotégélesyeuxpourembrasserlepaysageduregard.Commeelleétaitvaste,cettevue.Jamaisjenepourraimelarappelercorrectement.Commentpeut-onserappeler quelque chose d'aussi grand? Le cerveau n'est pas conçu pour dessouvenirsdecettetaille.Ilestfaitpourdestrucscommelesnumérosdetéléphone,lacouleurdescheveuxd'untelouuntel.Pasl'immensité.Tuaspoussédusablecaillouteuxduboutdupiedcontrelacaisse,dusablerouge

foncé,delacouleurdelarouille.Onl'auraitcruàbasedesangetnonderochersérodés et il n'avait rien à voir avec du sable de plage. Tu as fait quelques pas,laissanttraînertondoigtsurlapoussièrecolléeaumurdelamaison,dessinantunelignetortueusesurlebois.J'aisautédelacaisseetjet'aisuivi.Tuasparcourulesquelquesmètresjusqu'aucoindelamaisondontj'airemarquépourlapremièrefoisqu'ellereposaitsurdegrandesdallesdebéton.Unespacesombreetsansdoutefrais s'enfonçait dessous, assez large pour s'y faufiler. Tu t'es agenouillé pour ypasserunbâton.

Toujourslà-dessous,tuasmarmonné.Ilesttroploinpourquejel'attrape.Quiça?Leserpent.

J'aifaitunbondenarrière.Quelgenredeserpent?Ilpeutentrerdanslamaison?

Tuassecouélatête.Trèspeudechance.

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Tuaslevélesyeux.Nesorsjamaispiedsnus,compris?Pourquoi?C'estdangereux?

Tuasferméunœilpourteprotégerdusoleiletmeregarder.Non,tuasdit.T'enfaispas.

Tut'esrelevé,lesgenouxrougeâtres.N'oubliepasdemettredeschaussures,OK?

Tut'esadosséàlamaison,louchantpourappréciersalongueur.D'oùj'étais,elleparaissaitmalingreetnégligée,semblableàungrosboutdeboisflotté.Tuassautéenl'airpouragripperletoitdetôle,puistut'eshisséau-dessusdesmadrierspourexaminerunerangéedepanneauxmiroitants.

Notreélectricité.Etl'eauchaudeaussi,tuasdit.J'aifaitlagrimace.

Énergiesolaire,tuasexpliqué.Onn'estpasreliésauréseauélectrique,çasevoit,non?tuasajouté,voyantmonairahuri.

Pourquoi?Tum'asregardéecommesij'étaisuneparfaiteimbécile.

Danslarégion,lesoleilestassezfortpourfournirPlutonenélectricité.Ceseraitcomplètementidiotd'utiliseruneautreénergie.Maisjen'aipasencoreeuletempsdefairetouslesbranchements.Tuasremuédescâblesquipassaientdanslesmurspourvérifierquetoutétaiten

ordre.Mais,d'icipeu,jepourraiinstallerd'autreslampesdanslamaison,situveux,

parexemple.Desgouttesdesueursesontforméessurmonfront.Bienqu'ilaitététôt,lesoleil

transperçaitmonT-shirt,mebrûlait lesbras.Tu t'es laissé tomberdans lesableavecunbruitdoux.

Tuveuxvoirmoncarréd'herbesaromatiques?Tuastraversélesableendirectiondesdépendances.Je t'ai suivi sans perdre une miette du paysage, en quête de n'importe quoi,

n'importequi,unetracedevie.Tut'esapprochéd'unepetiteparcelleclôturéeàproximitédu4x4.Lesolyavaitétéretourné.

Voilà,tuasdit.Saufqu'ellesnesontpasengrandeforme.J'airegardétacollectiondetigesratatinées.Onauraitditlecarréd'herbesque

mamanavaitessayédefairepousserdanslesjardinièresenterrecuitedelacour.Mamann'ajamaisvraimenteulamainverte.

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¾ LesherbesdesDifférentssontplusbelles,tuasrépété.Ilyadel'ombre,del'eau.Jemesuisrappelélepassagequipénétraitàl'intérieur.J'aiessayéd'imaginerce

quipouvaityavoirdel'autrecôté.¾Onpeutyaller?ai-jedemandé.Tonregardm'aeffleurée,jaugeantmesintentions.¾Demain,peut-être.Tu t'es éloigné du carré d'herbes, faisant quelques pas dans le sable, dos aux

Différents, les yeux tournés vers l'horizon, vers cette étendue de terre infiniecouleur rouille.Une terrequi s'étirait devantnouspar vagues, telleunemerde

Ellessontcomplètementfichues,ai-jedit.Jemesuisaccroupieetj'aipassélamainentrelespiquetspourtoucherlaterre,

durecommedubois.J'avaisfiniparreprendrelecarréd'herbesdemaman.J'avaisfaitpousserdupersil,delamenthe,dumoinsjusqu'àl'hiver.

J'aiétébêtedel'installerici,tuasditenramassantsansconvictionlestigesfriables.Unefeuilleesttombéedanstamain.Tuasregardéverslesrochersderrièrela

maison.LejardindesDifférentsestmieux.

Jelesairegardésmoiaussi.Ilyaquoid'autrededans?ai-jedemandé.Deslégumes,desherbes,pleindechosesàmanger,desplantesdudésert,des

turtujarti, desminyirli,desyupuna, des tomatesdubush, ceque tu veux.Descaillesdeschaumesypassent,deslézards.J'aidespoulesaussi.

Despoules?Quelqu'unaabandonnéunecageauborddelaroutesurlecheminduretour,

jel'airamassée.Tuneterappellespaslespoulesàl'arrièredelavoiture?Unelueuratraversétonregard.

Sansdoutepas,hein?Ellesétaientàmoitiémorteset tunevalaisguèremieux.Tuassortiunepetiteflasquedetapocheetarrosélesherbesgrillées.Del'eau,tuasexpliqué.

J'aieuenviedet'arracherlaflasquedesmainspourleurendonnerplus.Ellesn'enontpaseuassez,ai-jedit.

Tu m'as lancé un regard noir, mais tu leur as octroyé quelques gouttessupplémentaires.Puis,tut'esrelevé.

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poussièredémontée,avecdespetitsbuissonsvertsflottantàlasurface.¾Iln'yapersonneavantdescentainesdekilomètres,tuasdit.Çanerendpas

leschosesplusbelles?Jet'ai jetéunregarddecôté,vérifiantsituplaisantaisousitucherchaisàme

fairepeur.Maissansdoutepas.Tuavaisceregardlointainquitedonnaitl'airdevoir au-delà de l'horizon. Tu ne me faisais plus peur. Tu avais des alluresd'explorateur,étudiantlepaysage,préparantsaprochaineétape.

¾Comments'appellecedésert?ai-jedemandé.Ilaunnom?Tuascillé.Tabouches'estcrispée.¾Desable.¾Quoi?Tuasserréleslèvrespourt'empêcherderire.Maisimpossible.Tesépaulesse

sontsecouéesettut'espenchéenavant.Tonriretonitruantm'afaitbondir.Touttoncorpss'agitaitaurythmedetonrireettut'esfinalementécroulédanslesable.Tuenasprisunepoignéedanstamainettul'aslaissécoulerentretesdoigts.

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Ilportebiensonnom,hein?tuasdit,unefoiscalmé.C'estleGrandDésertdeSableetilestensable.Tuasécartélesdoigts,déversantunepluiedegrainsorangés.

Rienqu'unpaquetdedunes.Viensvoir,tuasdit.Jemesuisapprochée.Tuasramasséuneautrepoignéequetum'asmontrée,tes

doigtsfourrageantdanslesgrainsminuscules.C'estlesableleplusvieuxdumonde,tuasdit.Laterresurlaquellejesuis

assisamisplusieursmilliardsd'annéesàseformer,àpartirdemontagnes.Demontagnes?Autrefois,ilyavaitunmassifplushautquelesAndesici.C'estuneterretrès

ancienne,uneterresacrée,elleatoutvu.Tum'astendulesable.Senssachaleur.Cesableestvivant.

Jel'aiprisdansmesmainsetjemesuisbrûlée.Jel'ailâchéd'uncoup.C'étaitlasecondefoisdelamatinéequejemebrûlaisàcausedetoi.Tuaspassélamainàl'endroitoùlesableétaittombé,puistul'asenfouiedessous.Tuasfermélesyeuxpourteprotégerdusoleil.

Lesableestchaud,douxetsûr,commeleventrematernel.Tu y as enfoui l'autre main. Tes épaules se sont relâchées et ton corps s'est

immobilisé.Tuavaisl'expressiondutypequivientdetirersurunjoint,extatique.Bizarre.J'aireculéd'unpas,puisd'unautre.Tunem'enaspasempêchée.Aubout

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d'uninstant,tuasretiréteschaussuresetenfouitespiedsdanslesable.Avectesquatre membres ensevelis, on aurait dit que c'était le sable qui t'avait donnénaissance.Tuasouvertunœilpourvérifieroùj'étais.

Àquoitupenses?J'aidésignétespiedsd'unsignedetête.Çafaitmal?Non,tuasréponduensecouantlatête.J'ailespiedsdurs.Ilfautl'êtreicipour

survivre.Lesoleilmebrûlaitlanuque.J'aicruvoirquelquechosedanslelointainsurma

gauche, une ombre. Des rochers peut-être, ou de la brume de chaleur. C'étaitdouloureuxdeseconcentrerdessus.J'aiavancédequelquesmètrespouravoirunemeilleurevue,maisj'aitrèsviterenoncé.Ombresoupasombres,ellesétaientdixfoistroploin.J'auraismisdesheures,voiredesjours,pourm'enapprocher.Je me suis accroupie à côté d'une des innombrables touffes d'herbe qui

parsemaient lepaysage.De loin,elleavaitunaspect spongieuxetdoux,maisenpassantlamaindessus,jemesuiségratignéeauxpiquants.C'étaitsurcesfameuxpiquantsquej'avaismarchéententantdem'enfuir,raisonpourlaquellej'avaiseulespiedsécorchés.Jet'aisentivenirderrièremoi.Tuasdéglutietçam'arappelénotrerencontreà

l'aéroport.A l'époque,tuétaisassezprèspourm'effleurer.Cettefois, jemesuisécartée.Enmeretournant,jemesuisaperçuequetulevaislamain,commepourmecaresser.

Nefaitespasça,s'ilvousplaît.Tu t'es rabattu sur la plante, effleurant une de ses longues feuilles en forme

d'aiguille.Çan'avaitpasl'airdetepiquer.Herbeporc-épic.Quandilfaitvraimentsec,sesfeuilless'enroulentsurelles-

mêmes.Tum'asregardéedetesyeuxtranslucidesàlalumièredusoleil.Bonnetactiquedesurvie,non?

Jenevoulaispasdetesyeuxtranslucides,j'aiscrutélesombresdanslelointain.La chaleur commençait à stagner au-dessus du sol, rendant toute chosetremblotante,irréelle,merendantmalade.Tuesparti vers lesdépendances.Devant ta voiture, j'aihésité, jetantuncoup

d'œilparlavitrepourvoirsituavaislaissélesclefssurlecontact.Enm'appuyantcontrelaportière,j'aitachémesvêtementsdepoussièrerouge.Souslacouchedesable,lavoitureétaitblanche.Destachesderouilleapparaissaientautourdupare-brise,unjerricaned'essenceoudejenesaisquoitraînaitsurlesiègearrièreetun

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chiffonrouléenboulesurlesiègeavant.Ilyavaitdeuxleviersdevitessesousletableaudebord.J'aiposélamainsurlepneurebondietchaud.Quandjet'airejoint,tuavaisl'airagacé.Jenesaispaspourquoitupersistes,tuasdit.Tunepeuxpast'enfuir.

Tuassortiuneclefdetachemiseettuesmontésurlacaisseenboisdevantlaporte du premier bâtiment. Tu as introduit la clef dans la serrure avec un petitcling.Puistut'esarrêté.

Jenetelaissepasentrersitun'espasprête,tuasditd'untonferme.Laporteestretombéesursesgondsquandtul'asouverte.Lapièceétaitplongée

dans le noir et semblait vide. Je devinais des objets un peu plus loin, maisautrement, rien.L'envied'entrerm'asoudainquittée. Jemesuis figée, lesoufflecourt.Jet'aivuentraindemetuerdanscettepièce,danslenoir,abandonnantmoncorpsàlapourriture.Tusouriaisbizarrement,commesic'étaittonintention.

Jenesaispassi...,ai-jecommencé.Maistum'asattrapéeparlesépaulesetpousséeàl'intérieur.Tuvasadorer,tuasdit.

Jemesuismiseàhurler.Tum'asceinturéedetesbraspuissants,meserrantdeplusenplusfort.Jemesuisdébattue,maistumetenaissolidement,telunpython.Tum'astiréeaumilieudelapièce.Ilfaisaitnoircommedansunfour.

Nebougepas!tuascrié.Restetranquille.Tuvastoutabîmer.Jet'aimordulebras,jet'aicrachédessus.Jenesaiscomment,j'airéussiàme

dégager. Jesuis tombéepar terreenmecognantbrutalement legenou.Tum'assaisie par les épaules et tu m'as plaquée au sol, usant de toute ta force pourm'immobiliser.

Jet'aiditdepasbouger!Tu étais hystérique, ta voix sur le point de craquer. J'ai gratté le sol à la

recherched'unobjet,essayédemetraîner.Nemefaitespasdemal!ai-jecrié.

J'aibalancé lepoinget ilaatteint jenesaisquoi. Je t'aientendusuffoqueret,brusquement, tum'as lâchée. Jeme suis remisedebout tantbienquemal et j'aicouruversl'endroitoùjepensaistrouverlaporte.

Arrête-toi!Arrête!J'ai trébuchéet jesuis tombéepar terre. J'aisentiquelquechosedecollantet

d'humide sous mes mains. J'ai rampé pour sortir de cette zone, mais elle n'enfinissaitplus.Toutlesolétaithumide.Puisj'airencontréd'autrestrucs,destrucsdurs,pointus,quim'écorchaientlesjambes.Desboulesdetissuaussi.Onauraitdit

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desvêtements,lesvêtementsdesfillesquetuavaistuéesdanscettepièce.Cettefois, j'avais de lamatière collante jusqu'aux coudes.Commedu sang.M'avais-tufrappéesansquejem'enrendecompte?Jemesuistouchélefront.

Arrête!Jet'ensupplie,Gemma,resteoùtues!Jepleuraiset criaisenmême temps, tentantvainementdem'enfuir.Tuhurlais

aussi,parcourantlapièceàmarecherchecommeunours.D'unesecondeàl'autre,une lame pouvait me traverser l'épaule, une hache me trancher la tête. Jen'arrêtaispasdemetoucherlajouepourvérifierquejen'avaispasétéfrappée.Jeme palpais la gorge. J'ignorais où était la porte. Je glissais sur le sol à tâtons,cherchantdésespérémentdequoimeprotéger.Meschaussuresdérapaientsurlasurfacemouillée.Quand,toutàcoup,tuasouvertlesrideaux.Etj'aivu.Aucun cadavre, aucun corps. Dans la pièce qui occupait toute la superficie du

bâtiment,iln'yavaitquenousdeux.Etlescouleurs.J'étaisassiseenpleinmilieu.Delaterre,delapoudre,desplantes,desrochers,

éparpilléspartoutautourdemoi.J'avaislesbrascouvertsdesang.Dumoins,c'estce que j'ai cru audébut. Tout était rouge, y comprismes vêtements. Jeme suistouché le front,mais jen'avaispasmal. Jen'avaismalnullepart. J'aiportémonbrasàmonnez,ilsentaitlapoudre.

C'estdelapeinture,tuasdit.Faiteàpartirderoches.J'aipivotéàlavitessedel'éclair,t'aitrouvé.Tuétaisentrelaporteetmoi.Ton

visageétaitaniméd'uneintensesauvagerie,tuavaisleslèvresserréesdecolère,lesyeuxrivéssurmoi,leregardsombre.Jemesuismiseàtrembler.J'aireculéenquêtedequelquechoseauquelmeraccrocher,maisjen'aitrouvéquedestigesdefleur,desépinesd'herbeporc-épic.J'aicontinuédereculerjusqu'aumur.Puisj'aiattendu,chaqueparticuledemoncorpsfocaliséesurtoi,surcequetuallaisfaireensuite,versoùtuirais.J'avaislesoufflerauque.Jemesuisdemandéavecquelleforcej'étaiscapabledetefrapper.Sijepouvaisgagnerlaporteent'esquivant.Tu me regardais. Je ne t'avais jamais vu cet air de sauvagerie, mais tu ne

bougeaispasd'unpouce,toutetacolèreramasséedanstonvisagetendu.Seullesouffledemarespirationfolles'entendait,suspenduentrenous.Tuavaislespoingsserrés. J'y voyais saillir tes veines, blanchir tes articulations. J'ai risqué un œiljusqu'àtonvisage.Tuavaislesyeuxplissés,commepourluttercontrequelquechosequimontaiten

toi,uneémotion incontrôlable.Soudain, tuaspressé lespoingscontre tes joues,appuyésurtesyeux.Ungrognementsourdestmontédetapoitrine.Maisrienn'yafait,leslarmessontvenues,ruisselantsurtonvisage,dégoulinantdetonmenton.

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Jen'avaisjamaisvuunhommepleurer,saufàlatélé,jamaisvumonpèreauborddeslarmes.C'étaittellementincongrudetapart.J'aieul'impressionquelecourantdébordantdetaforcesetarissait.Sousl'effetdelasurprise,mapeurs'estenvolée.J'aiprisuneprofondeinspirationetmesuisdétournée.Lesmursétaientpeintsdelargesbandesdecouleur,surlesquellesétaientcollésdesplantes,desfeuilles,dusable.Tut'esavancéversmoiet,instantanément,monregards'estreportésurtoi.Tu

t'esaccroupisurlestalons.Tun'espasentrédanslazoneoùj'étais,lazonepleinedesableetdematièrecollante.Tuesrestéàlalisière,àregarderl'ensemble,àmeregarder.Tesyeuxd'unbleuperçant,animésdelamêmesauvagerie.

Tuesassisesurmontableau,tuasfinipardire.Tut'espenchépourcaresserunefeuille.C'estmoiquiaifaittoutça.

Tuaspassélamainsurleborddelacomposition,effleurantlesable.J'avaisdessinédesmotifsetdesformes,enm'inspirantdelaterre...

Tut'esfigé,pleindecolèreàlavuedudésastrequej'avaisprovoqué.Mais,trèsvite,tuashaussélesépaulesavecunsoupir,puistulesaslaisséesretomber.

Maisilfautcroirequetuascrééunnouveaumotif.D'unecertainefaçon,c'estmieux.Tuenesundeséléments.J'ai vu la trace que j'avais faite par terre en rampant, la peinture que j'avais

étaléepartout.Jemesuisremisedeboutentremblant.Unpetittasdebrindillesesttombé de mon genou. Je t'ai regardé, tes yeux striés de rouge, les traces deslarmessurtesjoues,tesmâchoirescrispées.Tuavaisunetêtededingue,celledudéficientmentalquinecroitpasàl'utilitédesmédicaments.J'aitournédesphrasesdansma tête, cherchantquoidirepour sortirdecettepièce sans te rendreplusfurieux encore. Comment atteindre la porte sans te bousculer au passage?Commentétait-oncensésecomporteraveclesfous?Maisc'esttoiquiasbrisélesilence.

Jen'avaispasl'intentiondetefairepeur,tuasditd'unevoixnormale.J'étaisinquietpourmontableau.Çafaittrèslongtempsquej'ytravaille.

J'aicruquevousalliez...J'aicru...Lesimagesquej'avaisdanslatêteétaienttrophorriblespourêtreformulées.-Jesais,tut'espasséelamaindanslescheveuxenylaissantdestracesdesable

rouge.Tuavaisl'airsérieux,fatigué,vidé,tonfrontétaittoutplissé.

Détends-toi,tuasdit.Jet'ensupplie,détends-toi.Pourunefois.Onnepeutpascontinuercommeça.Fais-moiconfiance,toutestpourlemieux.

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Tusemblaissincère,commesituvoulaiseffectivementmonbien.J'aitraversétondrôledetableaupourm'approcherdetoi,plusprèsquejen'enavaisenvie.

D'accord,ai-jedit,tremblantdetoutmoncorps,quisemblaitnetenirdeboutqueparcestremblements.Jedevaisadopteruntonlégeretamical.C'étaitbienlaseulechosequejesavais

concernantlesfous,dumomentqueletonestjuste...J'ai rassemblémon courage pour te regarder dans les yeux. Ils étaient larges

commedessoucoupes,maismoinsrouges.Laissez-moipartir.Justeuninstant.Toutvabiensepasser,ai-jedit,essayant

dedonnerdesaccentsapaisantsàmavoix,d'obtenirtonaccord.J'aijetéuncoupd'œilfurtifàlaporte.Tut'esremisàpleurer,incapabledesoutenirmonregard.Tuasposélefrontsur

lesableetdelapoussièrerouges'estcolléeàtesjoueshumides.Tuasravaléteslarmesetrepoussélesabledelamainpourl'organiserenuneligneparfaite,mecachanttonvisage.

Trèsbien,tuasdit,maissibasqu'audébut,j'aicrun'avoirrienentendu.Jenet'enempêcheraipas.Jeviendraijusteàtonsecoursquandtuteserasperdue.Je n'ai pas demandé mon reste. Je suis passée devant toi, le corps tendu à

l'extrême,certainequetuallaistejetersurmoi,quej'allaissentirtesmainsduresagrippermescuisses.Maistun'aspasfaitungeste.Laportes'estouvertefacilement.J'aiappuyésurlapoignéeetjesuissortiesous

unsoleilbrûlantquim'aaveuglée.Dansmondos,j'aisurpristessanglots.J'ai prismes jambes àmon cou. Je suis passée en trombe devant la deuxième

dépendance et j'ai couru vers l'éminence rocheuse des Différents. Je jetaisd'incessantsregardsderrièremoi,maistun'étaispasàmestrousses.Enquelquesmètres,j'étaistrempéedesueur.Jesautaispar-dessuslestouffesd'herbeporc-épicet trébuchais sur des racines aériennes en me félicitant d'avoir mes grosseschaussuresauxpieds.Àl'approchedesrochers,j'airalenti.Jemesuisànouveauétonnéedespiquetsen

boisquiceinturaient l'extérieurà intervallerégulier,etdutuyauenplastiquequicouraitjusqu'àlamaison.Jen'avaisqu'àlesuivre.J'aiscrutélamincecrevasseparlaquelleilpénétraitàl'intérieurdesrochers,l'intersticequim'étaitapparucommeunchemindepuis lagalerie.Maisétait-ce labonnevoie?L'autreoptionétaitdefaireletourparl'extérieurenévitantcomplètementl'intérieur,etdegagnerainsil'autrecôté.Maisjeperdaisletuyau.Or,jecontinuaisdepenserqu'ilfaisaitpartied'un système d'adduction plus vaste, qui pouvait me conduire à une autrehabitation.

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J'ai entendu un bruit sourd du côté des dépendances et pris ma décision. Jesuivraisletuyau.Lepassageétaitcaillouteuxetirrégulier,etnecessaitderétrécir.Maisilyafait

toutdesuiteplusfrais,àcroirequelafraîcheurvenaitdesrocherseux-mêmes.J'aimisunmomentàm'habituerà lapénombrequeleurhautestaturefaisaitrégnerdanslepassage.Celui-ciestdevenutellementétroitqu'ilm'afallumarcherunpiedde chaque côté du tuyau. Très vite, j'ai eu l'impression que les parois serefermaientsurmoi,m'écrasantcommeunefleur.J'aiétendulesbrasetappuyélespaumes sur leur surface sèche, comme pour les repousser. Dans ma hâte, j'aitrébuchésurletuyau,mesuisrelevéeàl'aidedesmains.Lepassageacontinuéderétrécir,maisj'aivudelalumièreaubout.Étais-jeparvenuedel'autrecôté?Quelques mètres encore et j'y étais. Mais non de l'autre côté. Le chemin

débouchaitenfaitsuruneclairière.Lalumièreyétaitplusvive,maislavégétationpar laquelle elle filtrait lui donnait une couleur verdâtre. Jeme suis arrêtée. Laclairière était de la taille d'une grande pièce, mais cernée d'épais buissons etd'arbres,dontcertainspoussaientsurlesflancsdesrochers,s'épanouissantau-delàdeleurssommets.D'autrespassagess'enfonçaientàl'intérieur.Quelledifférenceavecl'immensitédésertiquequejevenaisdequitter,l'environnementiciétaittoutautre.Letoutpremierboutdeverdurequejevoyaisdepuisdessiècles.Jemesuisavancéeaumilieude laclairière.Letuyaus'incurvaitvers ladroite

pouremprunterunpassagepluslarge.Àl'entrée,j'aitrouvédescages.Lespoules!Dèsquejemesuisapprochée,ellessesontmisesàglousser.Jemesuisaccroupieetj'airegardéàtraverslegrillage.Ellesétaientsix,maigrescommedesclous.Lacaged'àcôtéabritaituncoq.J'aipassélamainpourcaresserlesplumesnoiresdesaqueue.

Pauvrevieux,ai-jemurmuré.J'aitirésurlecouverclemétalliquedelacagedespoulespourlefairebasculer.

J'ai introduit la main à l'intérieur à la recherche d'éventuels œufs, pensant enemporteravantdedisparaître.Maisiln'yenavaitpas.J'aienvisagédelibérerlesbestioles, mais je n'avais aucune envie que leurs caquètements t'indiquent ladirectionquej'avaisprise.Derrière lescages s'étendaituncarrédevégétationdense,dedrôlesdebaies

jaunespendaientauxbranchesetdesfruitsenformedepetitepommeémergeaientdufeuillage.J'aijetéuncoupd'œilaupassageétroitparlequelj'étaisarrivée.Jeperdais du temps. Tu pouvais débouler d'une seconde à l'autre. J'ai laissé lespoules.Plusvitej'auraistraversélaclairièremieuxceserait.J'aisuiviletuyau.Lepassageparlequelilpassaitétaitpluslargeetplusplatque

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leprécédent,m'obligeantàpiétinerdelargestouffesd'herbe.Jemesuisdemandésidesserpentss'ycachaient.Quefairesij'envoyaisun?Jemesuisrappelécefilmoù un homme se fait un garrot au bras au-dessus de l'endroit où le serpent l'amordu,maisilleserretropfortetilestobligédesefaireamputer.J'airepoussécespensées,ellesnem'étaientd'aucuneutilité. J'ai continuéd'avancer,espérantmedirigerdanslabonnedirection.Ilmesemblaitquej'allaisenlignedroiteversl'autrecôté.Lesoleilcognaitau-dessusdematête,maisrienàvoiraveclachaleurétouffantequirégnaitprèsdelamaison.Lavégétationétaitdeplusenplusdense.Àl'intérieurdesrochers,plusriennerappelaitledésert.Jen'étaispasalléebienloinquandlepassageadébouchésuruneautreclairière.Celle-ciétaitpluspetiteque laprécédente,maisplusenvahiedeplantesaussi. J'aisuivi le tuyau jusqu'aumilieu.Lebassinétaitsibiencachéparlesarbresetlesbuissonsquej'aifaillitomber

directementdedans.Heureusementqu'unegrossebranchem'aarrêtéeàtemps.Lesrochersquisurplombaientlebassinleprotégeaientdusoleil.Del'autrecôté

s'ouvraitunegrottejusteau-dessusdel'eau,unegrottedontl'entréeétaittapisséede mousse. Va savoir ce qui se cachait dans ce trou noir. Des serpents, descrocodiles,descadavres.J'aifrissonné.Accrochée fermement àma branche, j'ai observé ce quim'entourait, écoutant

d'uneoreilledistraitelesoiseauxquigazouillaientau-dessusdematête.L'eauétaitprofondeetsombre,maispastrouble.Jevoyaisdistinctementlesableetlesalguesaufond.J'auraisdûmedouterqu'ilyavaitdel'eau.Commentexpliquerautrementlaprésencedesarbres?Ilsnedevaientévidemmentpasleursurvieàlapluie.Je me suis accroupie au bord et j'ai plongé le doigt dans l'eau. Je l'ai retiré

aussitôt,lesoufflecoupé.Elleétaitfroide,presqueglacée.Jemouraisd'envied'yplongeretde laboireentièrement.Mais jesuisrestéecommej'étais,accroupie.J'étaistropbête.Alorsquejemedéshydrataisdesecondeenseconde,jeregardaistoutecetteeausansenboireunegoutte.Tusais,j'ignoraissijepouvaislaboire,cequ'ellecontenait.Laseulechoseàlaquellejepensais,c'estàuneémissiondetélésurunexplorateurque j'avaisvue.Le typeavaitbu l'eaud'une rivièreet s'étaitretrouvé avec un petit poisson dans le ventre, qui luimangeait les viscères. Undocteuravaitétéobligédeluiintroduireunlongtubedanslecorpspourleretirer.Paslemoindremédecinautourdecebassin.Etjenevoulaispasd'unpetitpoissondansmonventre,alorsj'aiabandonnél'idéedel'eau.Jemesuisrelevéeetj'aifaitletourpourvoiroùletuyauressortaitdel'autrecôté.Maisilneressortaitpas.Ils'arrêtaitaubassinetnerepartaitnullepart.Jeme

suis passé la main dans les cheveux en laissant mon regard errer sur ce qui

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m'entourait. Tu avais donc raison.Aucuneautrehabitationne se servait à cetteretenued'eau.J'ai parcouru la petite clairière à la recherche d'une sortie, d'une sortie pour

rejoindre l'autre côté. J'ai aperçu deux autres passagesmais plus petits et plusétroits encore que celui que j'avais emprunté, et plus touffus aussi. Je me suisenfoncéedanslepluslargedesdeuxd'unpashésitant.Mespremièresinquiétudesconcernant les serpentsn'étaient riencomparéesauxpenséesquem'inspirait cepassage.Parendroits,j'avaisdel'herbejusqu'auxgenouxetjesentaisdestrucssefaufilerpartout. Ilmesemblemêmeavoirvuquelquechosedebrillantonduleràhauteurdemesmains.Sanscompterlesmouchesquibourdonnaientbruyammentautourdematêteouquiseprenaientdansmescheveux.J'aimarchéjusqu'àcequejeréalisequelecheminseterminaitencul-de-saccontreuneparoirocheuseetj'aifait demi-tour. J'ai pris ensuite le deuxième, le plus petit des deux, qui s'est viterévélétropétroit.Jesuisretournéeàlaclairièreprincipale,maislespassagesquienpartaientne

valaientguèremieux. Jene faisaisquemeperdre,prisonnièredu labyrinthedesDifférents.Jenesaispascombiendetempsj'aipasséàessayerdetrouverlasortieversl'autrecôté.Ilétaitdifficiledegarderlanotiondutempsdanscetendroit.Çam'a semblé une éternité. Mais la seule chose dont j'étais sûre, c'est que tu nem'avaispassuivie.Pasencore.Jem'accrochaisdésespérémentàl'espoirquetumecroies enfuie ailleurs. J'ai pris un autre passage, plus petit, m'aplatissant aumaximumpourpasserentrelesrochers.Maisendébouchantpourlaénièmefoisdanslagrandeclairière,jemesuisrenducomptequejetournaisenrond.C'estlàquej'aifiniparavoirmagrandeidée.Contre un rocher poussait un grand arbre à l'écorce blanche et aux branches

solides.Jeluiaiétéreconnaissanted'êtrerobusteencommençantsonascension.J'adorais grimper aux arbres quand j'étais petite, bien que j'en aie eu rarementl'occasion. Maman avait toujours peur que je tombe. C'était bizarre de seretrouverdansunarbreet,audébut,jen'aipastropsuoùposerlepied.Maisjeme suis vite rappelé comment faire. Enserrant le tronc fermement, je me suishisséeausommetenmeservantdesbranchescommedemarches.Laseulefoisoùjemesuisarrêtée,c'estenvoyantunepetitearaignéedéguerpirdevantmoi.Aprèscetincident,seulemadéterminationm'apermisdepoursuivre.Mais en arrivant en haut, une contrariétém'attendait. Impossible de voir quoi

quecesoitàcausedel'épaisfeuillage.J'aiprisuneprofondeinspiration,fermélesyeuxetlabouche,etrepoussélesbranches.Destrucsmesonttombéssurlatête.Jenevoulaispassavoircequec'était,jelesaiécartésavantdelesvoir,maisj'avais

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l'impression de les sentir grouiller sur moi, leurs pattes se prendre dans mescheveux. Jemesuisaccrochéeaux toutesdernièresbrancheset,unpiedappuyécontreleflancdurocher,jemesuishausséedequelquescentimètres.Etj'airegardé.J'ai mis ma main en visière. Rien, à part du sable et l'horizon. Je me suis

retournéeenmetenantauxbranches,m'écorchantlajambeaupassagecontrelerocher.Maisdel'autrecôté,paslamoindrehabitation,pasdeville,pasmêmeuneroute. C'était exactement pareil que près de la maison. Une immensité vide etplate.J'aieuenviedehurler,jenel'aipasfaituniquementparcequejenevoulaispasquetum'entendes.Sij'avaiseuunflingue,jemeseraistuée.Jemesuislaisséeglisserlelongdutronc.J'aiposélefrontcontreunebrancheet

appuyélesmainssurmesyeux.Puislabrancheserréeentremesbras,j'aiposélajoue contre l'écorce. Un bout rugueux m'a griffé la figure, mais je suis restéecommeça,m'efforçantderéprimermessanglots.Çapeutparaîtredinguemais, sur lemoment, la seulechosequim'estvenueà

l'esprit,cesontmesparentsàl'aéroport.Ques'étaient-ilsditennemevoyantpasà l'embarquement?Qu'avaient-ils fait depuis pourme retrouver? La joue contrel'écorce de l'arbre, j'ai essayé de me rappeler les derniers mots qu'on avaitéchangés.Impossible.Mespleursontredoublé.J'avais pratiquement retrouvémon calmequand j'ai entendu la voiture. Je suis

remontée en vitesse à la cime de l'arbre, et de là sur le rocher. Je me suisaccrochéeàunebrancheenmanquantperdrel'équilibre.J'aitournélesyeuxversl'horizon, puis au bas des Différents. Bingo! J'ai vu ta voiture arriver lentementjusteàmespieds.J'aimisunmomentàcomprendrecequetufabriquais.Audébut,j'aicruquela

clôtureavaittoujoursétélà.Puisjemesuisrenducomptequetuétaisprécisémenten train de l'installer. Mon cœur s'est serré. Voilà pourquoi tu ne m'avais passuivie.TuavaisprofitédetoutcetempspourfaireletourdesDifférentsenvoiture,m'enfermant,mepiégeantcommeunanimal. J'avaisété si occupéeàessayerdepasser de l'autre côté des rochers que je n'avais pas remarqué le bruit de lavoiture.Je t'ai regardé monter la clôture. Tu clouais un gros rouleau de grillage aux

piquets que j'avais vus fichés dans le sol un peu plus tôt. Tu travaillais vite,consacrantàpeinequelquesminutesàchaquepiquet,puisturemontaisenvoiturejusqu'au prochain en déroulant le rouleau au fur et àmesure. Tu avais presqueterminé.J'étaisdéjàparquée.Jemesuisadosséeaurocher.Au-dessusdufeuillage,lesoleilmebrûlaitlevisage.

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Jemesuissentiesoudainépuisée,vaincue.J'aifermélesyeuxpourm'abstrairedelaréalité.Quandjelesairouverts,tuavaiscesséderouler.Tuattendaisdel'autrecôtéde

laclôture,lavoitureàl'arrêt,laportièreconducteurouverte,lespiedsposéssurlavitrebaissée.J'aiaperçulafuméedetacigarette.Agrippéeauxbranches,jemesuistournéeverslamaison,verslepaysagedésolé

qui l'entourait.Unepetitebriseagitaitderaresbrinsdevégétation.Au loin, j'airevu les ombres en forme de collines. Elles étaient à une distance inouïe et,pourtant, elles ont fait naître en moi une petite lueur d'espoir. Exceptées lesombresenquestion, lerochersur lequel j'étaisappuyéeétait leseulreliefàdeskilomètresdedistance.Pourlapremièrefois,jemesuisdemandécommenttuavaistrouvécetendroit.N'yavait-ilvraimentpersonned'autreauxalentours?Quenous?D'autresexplorateurss'étaientpeut-êtrearrêtésàmi-chemin,ouétaientmorts.Ilyavait quelque chose de dingue au fait d'être capable de survivre dans unenvironnement pareil. On se serait cru sur une autre planète plutôt que sur laterre.Magorges'estnouéeetj'aidenouveaueuenviedepleurer.Maispasquestion,je

devais être forte, sinon je n'avais qu'à me laisser mourir de faim et de soif ausommetdecetarbre.Papadisaitquemourirdesoifétait lapiredesmorts,onalangue qui se fend, les organes qui cessent de fonctionner l'un après l'autre etéclatentensedilatant.Jenevoulaispasdeça.J'aidécidéderetournerdanslaclairièreprincipaleetd'attendrelanuitpourme

glisserjusqu'àlaclôture,vérifiersasolidité,voirsijepouvaispasserpar-dessusoupar-dessous.Çanedevaitpasêtresidifficilequeça.Ensuitejen'auraisplusqu'àcourir jusqu'à la maison prendre des provisions et des vêtements, si j'avais letemps,de l'eauet traverser ledésertendirectiondesombresau loin. Je finiraisbienpartrouveruneroute,unchemin,forcément.Lefroidesttombéavantlanuit.Jetremblaisdetousmesmembresalorsquela

lune n'était pas encore levée. Je me suis recroquevillée contre un rocher enclaquantdesdents.C'était lapremière foisque j'étaisdehors lanuit. Jesavaisque la température

baissait parce que je l'avais senti, même à l'intérieur de la maison, mais je nem'étais pas attendue à un tel froid. Pire qu'une nuit d'hiver en Angleterre. Çaparaissaitdémentqueledésertsoitaussistupidementbrûlantlajournée,etaussistupidementglacé lanuit.Maisças'expliquaitpeut-êtrepar l'absencedenuagespourretenirlachaleur.Lachaleurdisparaissaitenunclind'œil,commel'horizon.C'est sans doute aussi la raison pour laquelle la nuit était claire, rien ne venait

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cacherlalune.Jemesuisfélicitéequ'ellelesoit,jetrouveraisfacilementmoncheminàtravers

lesrochers,repérerais lesombresenformedeserpentausol.Jemesuismiseàfaire lescentpas, toutplutôtqu'avoir froid.Etpuis, jen'aipluspuattendre. J'aireprislepassageétroitensensinversepourgagnerlalisièredesDifférents.Arrivée à destination, j'ai constaté que ta clôture étais haute, certes, mais

apparemmentpasinsurmontable.Jemesuisfrottélesbras,j'étaisgelée,incapabledepenseràautrechosequ'àmeréchauffer.J'entendaistavoitureserapprocherparintermittencetandisquetueffectuaisunedetespatrouilles.Lepointpositifdemonplan,c'estquejepouvaist'entendrebienavantquetunesoisréellementlà.Maisjeclaquaisdesdentsetcraignaisquetut'enaperçoives.Jemesuisdemandécequetupensais;savais-tuexactementoùjemetrouvais?J'aiserrélesbrasautourdemapoitrineleplusfortpossibleetj'airegardéles

étoiles.Sijen'avaispasétégeléeetsijen'avaispaseuaussienviedem'échapper,je les aurais contemplées jusqu'à l'éternité. Elles étaient incroyablement belles,innombrablesetbrillantes.J'auraispuyperdremesyeuxàforcedelesregarder.ALondres, j'avais de la chance quand j'en voyais, avec toute la pollution et leslumièresdelavillemais,dansledésert,impossibledelesrater.Ellesm'avalaientlittéralement.Onauraitditdescentainesdemilliersdepetitesbougies,porteusesd'espoir.J'aipenséquetoutn'étaitpeut-êtrepasperdu.J'aiattenduqueturepassesdevantmoiet j'aiquittél'abridesrochers.J'aiété

surpriseendécollantledosdelaparoi,surpriseparlefroidsurmesépaules.Lesrochersavaientdûemmagasinerlachaleurdusoleilpendantlajournéeets'étaientréchauffés.J'aifoulélesable.Jemesuis sentieaussitôtexposée, commenuesous ton regardscrutateur. J'ai

couruàlaclôture,têtebaissée.Cesquelquesmètresm'ontsembléinterminables.Jeguettaissanscessetavoitureet,effectivement,jel'aientendue,maisréduiteàunfaibleronronnement,del'autrecôtédesrochers.Jemesuisarrêtéedevantlaclôture.Elleétaitengrillagetrèsserréetplushaute

quemoideplusieursdizainesdecentimètres.Jenepouvaispaspasser lesdoigtsparlesintersticesminuscules.J'aivouluglisserlepieddedanspourprendreappui,maisimpossible,jesuistombéeparterreenm'égratignantlesmains.J'aitentémachanceavecl'autrepied,çan'apasmarché.Derage,j'aishootédedans.J'aipoussédessus,maisjerebondissaisenarrièreàchaquefois.Jemesuismisealorsàtrembler,defroidoudepeur,jenesaispas,probablement

les deux. Je me suis forcée à me concentrer sur mon problème. Comme je nepouvaispaspasserpar-dessus,jepasseraisparendessous.Jemesuisagenouillée

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et j'aicommencéàcreuser.Mais jen'étaispassuruneplage, lesabledudésertétaitdur,pleindecailloux,d'épinesetdevégétauxagglomérés.Creusercesableétait comme tout dans le désert, épuisant. J'ai serré les dents, ignorant leségratignuresque jemefaisaiset j'aicontinué. Jemeseraiscruedansun filmdeguerre,entraindecreuseruntunnelpourm'échapperd'uncamp.MaisleschosesnesepassentjamaiscommeàHollywood.Montrouétaittoutjustebonàlaisserpasser un lapin. C'était inutile. Je me suis mise à plat ventre pour soulever laclôture,maisellen'apasbougéd'unpouce. Jen'ai réussiqu'àglisser lesdoigts,c'esttout.Legrillageétaittenduaumaximum.Allongéedetoutmonlongsurlesable,lenezcontrelaclôture,j'avaislecœurqui

battaitlachamade,larespirationhaletante.Jemesuisrelevéeetj'airéessayédesauter le grillage. J'en aurais crié d'impuissance. Tout se refermait sur moi, laclôture,lesrochers...Quandj'aientendutavoiture.JesuisretournéeauxDifférentsencourant.Maistuesarrivéavantquejen'aie

rejointl'obscurité.J'aigagnélalisièredesrochersmalgrétoutetj'aiattendu.Tu as arrêté la voiture, coupé le contact, tu es descendu et tu t'es adossé au

capotpourscruterlesDifférentsàmarecherche.Tum'avaisvuecourir,j'ensuissûre.Tuvoyaisprobablementoù j'étais, frissonnant contre les rochers, essayantdésespérémentdemeréchaufferàleurcontact.

Gem?tuascrié.Auboutdequelquesinstants,tuesalléprendreunpull-overdanslavoiture,puis

tuesrevenusurtespasenlebrandissant.Reviensversmoi.

Jesuisrestéesilencieuse.Jenevoulaispasrevenirverstoi.Jenesavaispasceque tu mijotais. J'ai appuyé les bras contre le rocher dans l'espoir illusoire decesserdetrembler.J'avaisleboutdesdoigtsbleu.

Tunepeuxpast'enfuir,tuascrié.J'attendraitoutelanuits'illefaut,toutelasemaine.Tunepeuxpasm'échapper.Tu as pris une cigarette déjà roulée dans ta poche et tu as fumé. L'odeur de

feuilles brûlées a flotté versmoi, stagnant dans l'air froid de la nuit. Jeme suisadosséeaurocher,latêtetournéedel'autrecôtépournepaslasentir.J'aivouluserrerlespoings,maisj'avaislesdoigtsgourds,çam'afaitmal.Tuavaisreferméencoreunefoistonpiègesurmoi.Tum'enferaissortirbientôt,

ce n'était qu'unequestion de temps. Jeme suis laissée glisser le longdu rocherdans le sable et j'ai enfoncé les doigts dans les grains encore chauds, espérantfollementmeréchauffer.

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Tum'asvuebouger.Tuesallédroitàlaclôtureet,lesmainsappuyéesdessus,tum'as regardéeattentivement.Puis tues retournéà tavoitureprendreunepincecoupante.Lalunesereflétaitsurtapeautandisquetut'activais,faisantbrillerlamoitiédetonvisage.Tuasdécoupéunefentedanslegrillage,puistul'asrabattudesortequetupuissespasser,l'enroulantcommeunevague.Jenemesuispasdébattue.Moncorpsétaitmouetvide.Unefoisàlamaison,tu

m'asenveloppéedansdescouvertures, tuasglisséquelquechosedechauddansmes mains que tu m'as fait boire. Mais mon corps, mon cerveau, mes organesavaientgelé.J'avaissombrédansunendroitvideetnoir.Tumeparlais,maistavoixétait inaudible. Je ne voulais pas refaire surface. La vérité était trop dure àentendre.Iln'yavaitriendel'autrecôtédesrochers,sicen'estlamêmechosequ'ici.Oùquej'aille,tumerattraperais.Jenepouvaispasm'enfuir.J'ai fermélesyeux.Derrièremespaupières, il faisaitsombreet l'atmosphèrey

était plus paisible, jem'y suis enfoncée. Je n'ai pas bougé, pas émis un son. J'aibattuenretraite,traverséàreculonsmoncerveau,lecanapé,leplancher,jusqu'àcet espace sous lamaison où régnaient la fraîcheur et l'obscurité et jeme suisrouléeenbouledanslapoussière.Puisj'aiattenduqueleserpentmetrouve.Quefaired'autre......àpartattendrelesrêves?J'aidormi.Mamanétaitauprèsdemoi,ellemecaressait lefrontpourmecalmer.Elleme

parlaitdoucement,onauraitdituneberceuse.Ellem'aposéquelquechosesurlesépaules dans lequel elle m'a enveloppée. J'ai senti ses bras autour de moi, sonhaleineparfuméeauthésucré.Dansceluid'après,j'étaisplusâgée.J'étaismalade.Mamanétaitàlatabledela

cuisine devant son ordinateur portable, le téléphone à portée de main. J'étaisallongée sur le canapé bien confortablement. Je n'avais pas envie de regarderTeletubbiesetmamann'étaitpasd'accordpourquejeregardeuneautreémission.

Etsionjouaitàunjeu?ai-jedemandé.Ellen'apasrépondu.Acache-cache?

Au bout d'un certain temps, je me suis levée et j'ai marché jusqu'au placardsèche-lingesurlapointedespieds.J'aiouvertlaporteimposantequiaraclésurlamoquetteet jemesuis faufiléedans l'obscurité.L'airyétaitmoiteetsentaitmaveste d'uniforme mouillée. J'ai choisi un bon coin et j'ai attendu, imaginant que

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j'étaisaufonddelamer,dansleventred'unecréaturegéante.J'entendaismamanpianotersursonclavierparuntroudanslemur.Maisbientôt,

elle cesserait de taper pour venir me chercher. Je le savais. Bientôt, elle sedemanderaitoùj'étaispassée.J'aireculédansl'obscuritéduplacardsèche-lingeetj'aiattendu.Danslerêvesuivant,j'étaisàl'hôpital.Lesappareilsreliésàmoncorpsfaisaient

desbip-bipsilencieux.Jenepouvaispasouvrirlesyeux,maisj'étaisréveillée.J'aieudesvisites:AnnaetBen,descamaradesdeclasse.Papas'estassisàcôtédemoietm'a caressé lamain. Il sentait la fuméede cigarette, commeautrefois, quandj'étaispetite.Uneinfirmièreinsistaitpourqu'oncontinuedemeparler,uneautremetamponnaitlefront.J'aitendulamainversAnna,griffél'airprèsdesonvisage.Maisellenemevoyait

pas.J'aiessayédecrier,delessuppliertousderester.Maismaboucherefusaitdes'ouvriretlesonestdemeurécoincédansmagorge.Quandj'aiouvertlesyeux,toutlemondeavaitdisparu.Ilnerestaitquetoi.Jenet'aipasparlé.Jesuisrestéeallongéesurlelitdanslachambreenboisà

fixer le mur. Ma voix s'était ratatinée, elle avait disparu et je ne savais pascomment la retrouver. J'ai oublié de faire les encoches dans le lit. Je me suisacharnéeàtoutoublier.Parfois,tut'asseyaisàcôtédemoipourmeparler,maisjeneteregardaispas.Je

remontaislesgenouxcontremapoitrineetjelesserraisfortdansmesbras.Puisjeconvoquaismessouvenirs.Je commençais par les sensations du réveil, le poids de ma couette sur mes

épaules, la douceur de mon pyjama en pilou contre ma peau. Avec un peu deconcentration, j'arrivais même à entendre les bruits que maman faisait dans lacuisineenpréparant soncafédumatin. Je sentais la richeamertumeducaféentraindefiltrer, l'arômequiseglissaitsous lesportes jusqu'àmonlit.Lebruitduchauffagecentralquiseremettaitenroute.Puispapaselevaitetfrappaitàmaporte.Ilmefaisaittoujourslamoraleaupetit

déjeuner,ilinsistaitpourquej'aiedebonnesnotesetquejeréfléchisseàunefac.J'avaisintérêtàm'ymettredèsl'été.J'aifermélesyeuxpourretrouversonvisage.Enmerendantcompteque jen'yarrivaispas, j'enaieu lesoufflecoupé.Quelleformeavaientseslunettes?Dequellecouleurétaitsacravatepréférée?Je suispasséeàmaman,maismêmemamanétaitdifficileà se rappeler. Jeme

souvenaisdelaroberougequ'elleaimaitporterpourlesvernissages,maispasdesonvisage.Jesavaisqu'elleavaitlesyeuxvertscommemoietlestraitsfins,maisjeneparvenaispasàemboîtertouteslespièces.

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Cetteamnésiemeterrifiaitetjem'envoulais.J'avaisl'impressiond'êtreunefilleindigne.Mais je me rappelais Anna. Et Ben. J'ai passé des heures à penser à Ben, à

l'imaginerauprèsdemoi,mamaindanssescheveuxfousdécolorésparlesoleil.Enfermantlesyeux,jelesentaisdanslelitveillersurmoi.Il passait l'été en Cornouailles avec Anna pour le surf. C'était le premier été

qu'Annaetmoinepassionspasensemble.Jemesuisdemandéàquoiilsoccupaientleurs journéesdans l'aubergede jeunesseaubordde lameroù ils séjournaient,couchés dans le sable, un sable tellement différent du mien, bien plus doux.Savaient-ilsseulementquej'avaisdisparu?Quandj'aiouvertlesyeux,tuétaisàcôtédemoi,tutemangeaislespetitespeaux

autourdesongles.Tut'esaperçuquejeteregardais.Commenttutesens?

Impossiblede répondre.Moncorpss'étaitpétrifié.Si jebougeais,neserait-cequeleslèvres,j'allaismefissurer.

Tuveuxquelquechoseàmanger.Àboire?tuasproposé.Jen'aipascillé.Sijerestaisimmobileassezlongtemps,tufiniraisparpartir.Ondevraitpeut-êtrechangertesdraps?

Tut'espenchésurmoiettuasposéledosdelamainsurmonfront,jen'airiensenti.Tuétaisàdesmillionsdekilomètres,évoluantdansunmondeparallèle,unrêve.J'étaisderetouràlamaison,dansmonlit,j'allaismeréveillerd'unesecondeàl'autreetmepréparerpouralleraulycée.C'estBenquiétaitassisàcôtédemoi,pastoi.Çanepouvaitpasêtretoi.Tut'esrenversécontreledossierdetachaise,tum'asregardée.

Çamemanquedepast'entendre.J'ai dégluti, ça m'a fait mal à la gorge. Tu t'es tourné vers moi, tes yeux

s'attardantsurmeslèvres.Jesaiscommentçamarche,tuasdit.Moiaussi,j'aiarrêtédeparlerunefois.

Tuastrouvéunepetitepeaudurecontreunongle,quetuasfaitroulersoustonpouce.

Lesgenscroyaientquej'avaistoujoursétécommeça,quej'étais,commentonditdéjà?Muet.Ilyenamêmequipensaientquej'étaissourd.Tuasarrachélepetitboutdepeauavectesdents.

Çam'estarrivéjusteaprèsquej'aitrouvécetendroit.J'aifroncélessourcilsettut'enesaperçu.Çat'intéresse,ondirait.

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Tuasappuyélatêtecontrelemur.Unegouttedesueuradévalétajoue,roulantsurtapetitecicatrice.

Oui,c'estexact,tuasditavecunhochementdetête,surprenantmonregardsurtacicatrice.J'enaiécopéàl'époqueoùjeneparlaispas.Tuasessuyélasueurd'ungestevif,tâtantlachairboursouflée.Puistuasserré

tesdoigtsettut'esgiflé.Lebruitm'afaitsursauter.Tunepeuxpassavoiràquellevitesseunfiletpeutfrapperunvisage,avec

quellefacilitéillaisseunemarque.Tut'eslevépouralleràlafenêtre.J'aichangédeposition,tournélatêtepourte

voir.Tul'asremarqué.Pas simorteque çaà ceque je vois.Pas si loinque ça finalement, tu as

murmuré.Quelquetempsaprès,tuasdéposéunmincecarnetfanésurlatabledenuit.J'ai

attenduquetusoispartipourlefeuilleter,touteslespagesétaientvierges.Tuavaislaisséégalementuncrayonàlaminebientaillée,dontjemesuisdonnédescoupsentrelepouceetl'index,àl'endroitoùlapeauesttendre.Çam'afaitmaletj'airecommencé.J'aiessayédetouslesdessiner,maman,papa,AnnaetBen,pourmelesrappeler.

Mais je n'ai jamais été très forte en dessin. Il n'en est ressorti que des visagesinformes,unenchevêtrementdelignesetd'ombresquej'airaturésauvagement.Je suispasséealors à l'écrit. J'ai toujoursétéplusà l'aiseavec lesmots.Mes

parents n'ont jamais compris comment je pouvais être aussi bonne en anglais etaussinulleenmathsouendessin,leurspointsfortsàtouslesdeux.Maismêmelesmotsnevenaientpasfacilement.Ilsnerimaientàrien.Siquelqu'undevaitlireceslignesun jour, ilpenseraitque j'étais sous l'emprised'unedroguequelconqueenvoyantcefatras.J'ai commencéune lettre,mais impossibled'allerplus loinque«Chèremaman,

cherpapa».Tropdechosesàdire.Detoutefaçon,riennemegarantissaitquetunelalisespas.Alorsj'ailistélesseulsmotsquimevenaientàl'esprit...«emprisonnée,confinée,

détenue, retenue, incarcérée, enfermée, internée, réduite, enlevée, kidnappée,dérobée,obligée,bousculée,blessée,volée...»J'enainoircidespages.Jen'avaisplussommeil.Mavessieétaitdouloureuseetmoncorpsraide.J'avais

envie de bouger. J'ai plié doucement les genoux, contracté les doigts de pied etpassé la langue sur mes lèvres sèches. J'ai trouvé mes bras faibles en meredressantsurlelit,mesjambestremblaientquandjemesuismisedebout.

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J'ai enfilé des vêtements propres que j'ai pris dans la commode. Le short metombaitsurleshanches,j'avaisleventrecreux.Jesuisalléeàlasalledebainsetj'aifaitpipidansletrousansfond.Puisj'aiouvertlerobinetdulavabo,quis'estmisenmarcheavecdesborborygmes,crachotantuneeauchaudeteintéedemarron.Jemesuislavélafigure,puisj'aibuaurobinet.Dansletoutpetitmiroircraquelé,j'airegardél'eauruisselersurmonvisage,vumesyeuxgonflés,monnezquipelaitàcausedupeudesoleilauquelj'avaisétéexposée.J'avaisl'airplusvieille.Tuétaisassisàlatabledelacuisine,penchéau-dessusd'unefeuilledepapier

recouverted'inscriptions.Àmonarrivée,tuaslevélesyeux,puistuesretournéàtes occupations. Des petits flacons en verre étaient éparpillés autour de toi.Certains étaient remplis de liquide, d'autres vides. Tu en as pris un dont tu asexaminél'étiquetteàlalumièreettuasnotéquelquechosesurlafeuille.Letiroir,d'habitudeferméàclef,étaitgrandouvert,maisjen'envoyaispaslecontenu.J'aiaperçuungenred'aiguillesurleplandetravailàcôté.Mon estomac s'est serré. Tout ce qui t'entourait n'évoquait qu'une chose, les

drogues.Sansdoutedesdroguesquetuavaisdéjàexpérimentéessurmoi,ouquetucomptaisexpérimenterbientôt. Jesuissortiede lacuisineàreculons.Tun'aspasbronché.Pourunefois,tuétaiscaptivéparautrechose.J'ai traversé lapetitevérandaenpassantdevant lesbatteries,puisdevantdes

planches alignées contre le mur, et j'ai gagné la galerie. Dehors, la lumièreaveuglantem'a obligée à baisser les yeux, le temps que je m'habitue à tant declarté.Quandj'aicessédeloucher,jemesuisaccoudéeàlarambarde.J'airegardélesDifférentsàl'autreboutduterrain.Taclôtureétaittoujoursenplace,cernantlesrochers,plusimmobilesquejamais.D'oùj'étais,personnen'auraitpudevinerlavégétation et la vie qui grouillaient à l'abri des rochers, ni cru aux chants desoiseaux.Cesrochersétaientcommetoi,étrangesetsecrets.J'ai levélesyeuxverslecielsansnuage.Aucunavionnihélicoptèrenepassait,

aucuneéquipedesecours.Dufonddemonlit,j'avaisenvisagéd'écrireSOSsurlesable,avantderéaliserquec'étaitstupide,danslamesureoùjamaispersonnenesurvolaitlecoin.J'aitournélesyeuxverslepaysage,l'horizonàpertedevue,lesDifférentsettoujoursplusd'horizon,nullepartoùm'enfuir.J'ai entendu tespas sur lesplanchesenbois et lepetitclic de la porte avant

mêmedetevoir.Jesuiscontentquetutesoislevée,tuasdit.

J'aireculéjusqu'aucanapé.Pourquoiaujourd'hui?tuasdemandésuruntondesincèrecuriosité.

Maisjedébordaisdetristesseet,sij'avaisouvertlabouche,jen'auraispaspuen

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retenirleflot.Deplus,jemerefusaisàcequetuobtiennesquoiquecesoitdemoi,mêmepasça.Tut'esobstinémalgrétout.

Bellejournée,tuasdit.Bienchaude.Je me suis cognée au canapé, j'ai agrippé les accoudoirs, écrasant les brins

d'osierentremesdoigtsaupassage.Tuveuxmanger?

J'airegardédroitdevantmoilescrevassesdanslesrochers.Assieds-toi,tuasdit.

Jemesuisassise,j'ignorepourquoi.Sansdouteletonsurlequeltul'asdit,untoncontrelequelilauraitétéstupidedes'insurger,untonquifaisaitsedérobermesjambessousmoi.

Pourquoinepasseparler?J'ai ramenémes pieds sousmoi. Une légère brise a commencé à soulever les

grains de sable. J'ai regardé les tourbillons se former à quelquesmètres devantnous.

Raconte-moiquelquechose,n'importequoi,tavieàLondres,tescopains,tesparents,même!J'aisursautéenconstatantquetuparlaisfort,changédeposition.Jen'avaispas

lamoindreenviedeteparler,encoremoinsd'eux.J'aiserrémesgenouxentremesmains.Quefaisaitmamanencemoment?Aquelpointétaient-ilsbouleverséstouslesdeuxparmadisparition?Qu'avaient-ilsentreprispourmeretrouver?J'aiserrémesgenouxplusforts,m'efforçantdefaireressurgirleursvisagesdemamémoire.Tut'estu,laissanttonregarderrerauloin.Jet'airegardétirersurtonsourcildu

coin de l'œil. Tu étais mal à l'aise, tu hésitais à l'extrémité de la galerie.N'empêche,jesavaisàquoitupensais.Tuétaisentraindechercherunnouveausujetdeconversation,quelquechosed'intéressantquim'inciteraitàsortirdemontrou.Tutedémenaiscommeunfou.Tut'esaccoudéàlarambardeavecunprofondsoupir.

C'esthorribleàcepointdevivreavecmoi?tuasdemandéd'unevoixpresqueinaudible.J'aisoufflé.

Evidemment, ai-je répondudansunmurmureaprèsunebonneminutedesilence.Avec le recul, je me demande si ma réponse s'arrêtait à ce seul mot, si elle

n'exprimaitpasunbesoindecommuniquer,d'utilisermavoixplutôtquelaperdre.Car c'est exactement l'impression que j'ai eue sur lemoment, en voyant le ventchasserlesable,l'impressionqu'ilpouvaitemportermavoixavec.Jedisparaissais

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aveclesgrainsdesable,éparpilléeauvent.Cela dit, tu m'as entendue. J'ai cru que, sous le choc, tu allais tomber de la

galerie.Tut'esreprisavecunfroncementdesourcilsettuasévaluémaréponse.Çapourraitêtrepire...,tuasdit,laissanttaphraseensuspens.

Qu'est-cequipouvaitêtrepire?Mourir?Enquoiétait-cepirequ'êtreperdueaumilieu de nulle part, à fixer du rien, sans pouvoir en partir. Et que je sache, jem'attendaisàêtretuée.J'aifermélesyeuxpourchassercesréflexionsetmesuisreplongée dans mes souvenirs d'Angleterre. Je faisais de réels progrès dans cedomaine. En prenant mon temps, je parvenais à passer plusieurs heures à merappelerleschosesinfimesquejefaisaisaucoursd'unejournée.Maistunem'aspaslaisséerêver,pascettefois.Jet'aientendutaperdupiedcontrelarambarde,imprimantunrythmeàtachaussure.J'aiouvertlesyeux.Çaneteressemblaitpas.D'habitude,tuavaisdesgestesdeSioux.

Aumoins,ici,iln'yapasdevilles,tuasfinipardire.Pasdebéton.J'aimelesvilles.

J'aivutesmainssecrispersurlarambarde.Personnen'estréeldansuneville,tuasrétorqué.Rienn'estréel.

J'aisursauté,surprisepartacolèresoudaine.Lavillememanque,ai-jemurmuréetj'aienfouimatêteentremesgenoux,

frappéeparlaréalitédecemanque.Tut'esrapproché.Pardonpourtesparents.Pardondequoi?

Tuasclignédesyeux.Delesavoirlaissés,évidemment,tuasréponduent'asseyantàl'autreboutdu

canapé, tes yeux perçants plantés dans lesmiens. J'aurais aimé les emmener, sij'avaissuqueçaterendraitheureuse.Jemesuisécartéedetoi,leplusloinpossible.

C'estmieuxcommeça,justetoietmoi,tuasditentitillantlesbrinsd'osier.C'estlaseulefaçonpourqueçamarche.J'aitournélesyeuxversleciel,m'efforçantdetriermespensées.J'aijuguléma

peur.Depuiscombiendetempsvousavezplanifiétoutça?

Tuashaussélesépaules.Unmoment,deuxoutroisans.Maisjet'observedepuispluslongtemps.Combiendetemps?

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Sixansàpeuprès.Vousm'observezdepuisquej'aidixans?

Tuasacquiescé.Pastoutletemps.Jenevouscroispas,ai-jedit.

Maisunpetitquelquechoseenmoimedisaitderéfléchir.Cepetitquelquechoserôdaitdansunrecoindematêteet,pourpeuquejem'yattarde,il ‘expliqueraitpeut-êtrecequim'arrivait.J'aifouillémamémoireàlarecherchedetonvisage.Jen'airientrouvédeprécis,

seulementdesbribesdechosesconfuses,commel'hommequemescopainsavaientvuattendreàlasortiedel'écoleetlafoisoùilm'avaitsembléapercevoirquelqu'unm'épierdepuisdesbuissons,etaussicelleoùmamans'étaitcruesuiviejusqu'àlamaison.Était-ce toi?me suis-jedemandé.M'avais-tu réellementobservéedepuistoutcetemps?Sûrementpas.Ildemeuraitcependantautrechosequejen'arrivaispasàmerappeler.

Pourquoimoi?ai-jemurmuré.Pourquoipasuneautrepauvrefille?Tuétaistoi.Tum'astrouvé.Qu'est-cequevousvoulezdire?ai-jedemandé,soutenanttonregard.

Tu m'as fixée d'un drôle d'air. Voyant que je ne réagissais pas comme tul'entendais,tut'espenchéversmoi,uneflammebrillantdanstesyeux.

Tunetesouvienspas?Tunetesouvienspasdenotrepremièrerencontre?tuasdemandéensecouantlatêteavecétonnement.

Jedevrais?Jemesouviensdetoi.

Tuasavancé lamain commepourme toucher, ta lèvre inférieure s'estmiseàtrembler.

Jem'ensouvienstrèsbien,tuasajoutéavecdesyeuxécarquillés.J'aibaissélementonsurmapoitrinepourleuréchapper.

Çan'est jamaisarrivé,ai-jeditd'unevoixhésitante,àpeineaudible.C'estfaux.Tum'as attrapée par l'épaule et j'ai senti tes doigts s'enfoncer dansma chair

tandisquetumeforçaisàmetournerverstoi.C'estarrivé,tuasdit,sansciller,tonexpressiondéterminée.C'estlavérité.

Tunetelerappellespasencore.Tuasexaminéattentivementmonœildroit,puislegauche.Maisçaviendra,tuasmurmuré.

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Peuaprès,tuasdégluti,tonregards'estembruméettuaslâchémonépaule.Jemesuisrenverséecontre ledossierducanapé.Tut'es levéettuesparti. Jet'aientenduclaquerlesportesdesplacardsdecuisine.J'aiposélatêtesurmesgenouxpourmefairetoutepetite.Jetremblais,j'avaismêmelachairdepouleetpourtantilnefaisaitpasfroid.J'ignore combien de temps je suis restée sur ce canapé à réfléchir, mes yeux

parcourant inlassablement le paysage à la recherche du moindre truc qui meconduiraitvers la liberté.Lecielacommencéàsestrierdebandesorangéesetl'horizons'estilluminéderose.Tu es sorti sur la galerie, ébloui par le soleil couchant, un verre d'eau dans

chaquemain.Tuashésitéuneéternitésurleseuil,attendantvainementquejeterendetonregard.Voyantquejen'enfaisaisrien,tut'esapprochéettum'astenduunverre.Jenel'aipaspris,bienquej'aieétémortedesoif.Tuasfiniparleposeràmes pieds et tu t'es éloigné pour boire le tien, sans cesser deme regarder. Tuattendaissansdoutequejereprennelaparole.Jemedemandebienpourquoi,tun'étaispourtantpasdugenrecausant. J'ai reportémonattention sur le ventquisoulevait les grains de sable avant de les faire retomber ailleurs selon unmodearbitraire.

Quiêtes-vous?ai-jemurmuré.C'étaitplusuneréflexionqu'unequestion.Jemesuisrenducomptequejel'avais

formulée tout haut en te voyant chercher désespérément la bonne réponse, levisagecrispé.Tuassoupiré.

Ty,tuasdit.Tu t'es assis à l'autre bout du canapé en te frottant les sourcils. À la lumière

éblouissanteducouchant,tesyeuxétaientplusclairsquejamais.Onauraitdittonirisconstellédeparticulesdesable,degrainssoufflésparlevent.

Jesuisd'ici,tuasajoutéd'unevoixdouce,hésitante,sidifférentedelatienne,plussemblableauvold'unefeuilled'herbeporc-épic.J'ai résisté à l'envie de me pencher pour la retenir avant qu'elle ne s'envole

vraiment.Vousêtesaustralien?

Tuasacquiescé.Ouais.Jem'appelleTyàcausedelacriqueoùmesparentsontbaisé.

Tum'asjetéuncoupd'œilpourvérifiermaréaction.Jesuisrestéedemarbre,attendantquetureprennes.J'étaissûrequetuleferais.Quelquechoseentoi,uneénergieretenue,demandaitàselibérer.

Mamèreétaittrèsjeunequandellem'aeu.Parlasuite,monpèreetellen'ont

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jamais vraiment vécu ensemble.Mamère était d'une famille riche anglaise.Dèsquemonpèreaobtenumagarde, toutcebeaumondeest repartienAngleterreessayerdem'oublier.Etmonpèrem'aemmenévivresurunepropriétédeplusieursmilliersd'hectaresavecquelquestêtesdebétail.C'étaitlavie.

Qu'est-cequis'estpassé?Je t'ai regardé te tortiller sur l'accoudoir du canapé en quête de la bonne

réponse.Çam'afaitplaisirdetevoirmalàl'aise,çachangeait.Parailleurs,jemedisaisquelejouroùjeseraissauvéeettoijetéenprison,jepourraismeservirdetesréponsescontretoi.Tuterongeais l'ongledupouce, lesyeuxtournésverslecoucherdesoleil.

Audébut,monpères'estplutôtbiendébrouillé.Iln'étaitpasencorefoutuàl'époque.Ilavaitdupersonnel,desgardiensdebétailetunedamequis'occupaitdemoi.Jenemerappelleplussonnom.Tut'esinterrompupouressayerderetrouverlenom.

MmeGeeoujenesaisquoi.Ons'enfiche,non?tuasditenlevantlessourcils,cherchantmonassentiment.J'aihaussélesépaules.

Elleétaitcommequidiraitmaprof.Elle,lesvieuxetlesouvriers.Lesvieux?LesAborigènesducoin,lestypesquitravaillaientàlafermedemonpère,les

vrais propriétaires. Ils m'ont appris la terre, Mme Gee les maths et d'autresconneries,et lesouvriersagricoles l'alcool.Bonneéducation,non?tuasditavecuneébauchedesourire.N'empêche,c'étaitsympacommeterraindejeu.C'étaitbizarredet'entendreparlerautant.D'habitude,tunedisaisquedeuxou

troismotsà la fois. Jen'avais jamais imaginéquetoiaussi, tuavaisunehistoire.Jusque-là,tun'étaisqu'unravisseursanscirconstancesatténuantes.Tuterésumaisàunêtrestupide,mauvaisetdérangé.Entemettantàparler,tuaschangé.

Ilyavaitd'autresenfantsautourdevousquandvousétiezpetit?Tu m'as décoché un regard aigu. Mais j'étais contente de la colère et de

l'exigencequerenfermaitmaquestion,quit'ontdéstabilisé.J'aiadorélesoupçondepouvoirqueçam'adonné.Tuassecouélatête.Tun'avaissansdouteplusenviedepoursuivresurcesujet,

maiscommejet'adressaisànouveaulaparole,tunepouvaispastepermettredem'ignorer.

Non,jen'aipasvud'autresgossesjusqu'àcequejeparted'ici.Jemecroyaisseul aumonde.MmeGee avait beaume dire qu'il en existait d'autres, je ne la

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croyais pas, tu as dit avec un petit sourire. J'étais persuadé d'avoir un pouvoirmagiquegrâceauqueljerestaispluspetitquelesautres.Jen'aijamaispenséquej'étaisseulementplusjeune.

Vousnejouiezjamaisavecd'autresenfants?Non,iln'yavaitquelebush.Etavecvotrepère?

Tuasgrogné.Ilnejouaitavecpersonne,pasaprèsledépartdemamère.

J'ai réfléchi en silence. Petite, j'étais entourée d'enfants. Et d'ailleurs, était-cevrai? À l'école, bien sûr,mais avant? En y repensant, je neme voyais pas avecd'autresgossesnonplus.J'étaisunegaminemaladiveetmamanm'avaitbeaucoupcouvée.Papam'avaitracontéqu'avantmanaissance,elleavaitfaitunedépressionnerveuse,àcaused'unefausse-couche,voiredeplusieurs,etqu'elleredoutaitdemeperdre. J'ai fait lagrimaceenconstatantquec'étaitpourtant cequi lui étaitarrivé.Ellem'avaitfinalementperdue.Jet'airegardé,pleinedehaineànouveau.Tuavaisfinitonverreettulaissaistes

yeuxerrerauloin,tonverrevideàlamain.Tuesrestédanslamêmepositionuncertaintempsavantdereprendrelaparole.Ettuasparlétellementbasquej'aidûmepencherenavantpourcomprendrecequetudisais.

Auboutd'unmoment,monpèreacommencéàallerenville,pourleboulot,entre autres. Il vendait du bétail, je précise pas pour de l'argent,mais pour del'alcooloudeladrogue,destrucsquil'aidaientàoublier.Ils'estmisàchanger.Ilnefaisaitplusletourdelapropriété,nes'occupaitplusdubétailnidemoi.Tuasregardétonverreetj'aicruquetuallaispartirtechercherdel'eau.Jene

sais pas exactement pourquoi, mais j'ai soudain eu envie de continuer laconversation.L'ennuiavaitpeut-êtrefiniparmegagner,àmoinsquecesoitledésirdecommuniqueravecquelqu'und'autre,mêmesiçadevaitêtretoi.Jenesaispas.Àmoinsquej'aievouludénicherdestrousdanstonhistoire.

Quefaisiez-voustoutcetempsenl'absencedevotrepère?Vousfaisiezbienquelquechose?Tuasfroncélessourcils,cherchantàdevinermesintentions.

Tunemecroispas? tuasdit en tapotant tonverre contre ledossierducanapé.Aucuneimportance,tuasajoutéenhaussantlesépaules.Tut'esrouléunecigarette.Lescriquetsontcommencéleurconcertettunet'es

remisàparlerqu'aprèsavoirfumélamoitiédetacigarette.Situveuxlesavoir,tuasdit,lavoixchargée,jepassaismontempsàcourirà

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maguisedanslebushparcequejevoulaisvivrecommelesvieux.Jesuisdevenumaigreetmalade,etjedormaissouslesétoiles.Personnenemevoyaitpendantdesjournéesentières,dessemainesparfois.Unjourquejemouraisdefaim,j'aituéunveaudemonpère,maisjemesuisgardédeleluidire.Tonsouriresoudaint'arajeunilevisage.Laplupartdutemps,jemangeaisdeslézards,sij'étaischanceux.

Tuasscrutéleciel.J'étaisimbattablesurlesétoiles,jepouvaisdessinerlesconstellations,relier

lespointsentreeux.Jeme suis rappelé les étoiles que j'avais vues depuis lesDifférents, le soir où

j'avais tenté de m'enfuir. C'était un endroit où dormir aussi bon qu'un autre, àconditiondefaireabstractiondufroid.

Commentvoustrouviezdel'eau?Facile.Ilsuffitdechercherlavégétation,c'estsimplecommebonjour,comme

lasourcedesDifférents,parexemple.J'airepenséà lapetitemareà l'eauclaireetàmacraintedupoissonmangeur

d'estomac.C'estdel'eaupotable?ai-jedemandé.

Tuasindiquéleverreàmespiedsd'unsignedetête.Commenttuauraisça?Oùtucroisqu'ilva?tuasdemandéenmontrantlelong

tuyauquipartaitdelamaison.C'estmoiquil'aiposé.Jenevouscroispas.Tunemecroisjamais.

Tuasglissédel'accoudoirsurlecanapéàcôtédemoi.Jemesuisrecroquevilléeinstantanément,plusparhabitudequ'autrechose.Çat'afaitrire.Tut'esadossé,maissanschercheràterapprocher.Tuasrepristonrécitàvoixbasse:

Àpartirdumomentoùmonpèreadécouvertlavilleetcequivaavec,c'enaététerminé,lafermenes'enestpasremise.Ilaoubliélaterreetmoi,ilavirélesouvriers,MmeGee.Jelevoyaisdetempsàautre,lesnuitsoùjedormaisdansmonlit,maisjedoutequeluimevoyaitavectoutcequ'ilavaitcommedrogueetcommealcooldanslesang.Çaacontinuécommeçaunboutdetemps.Puisunjour,iln'estpasrentrédelaville.Tuasjetéunbrefcoupd'œilàmonverred'eau.Tuenveux?tum'asdemandé.

J'airegardé l'eaumaronnassedans laquelle flottaientdesparticulesnoires. J'aisecoué la tête. Tu t'es penché pour prendre mon verre et j'ai observé les

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mouvementsdepistondetapommed'Adamtandisquetubuvais.Commentça,iln'estpasrentré?

Tut'eshumectéleslèvres.Jamaisrevenu.Disparu.Foutulecamp.Vousaviezquelâge?J'ensaisrien,franchement.Onnemesouhaitaitpasmesanniversaires.Dans

lesonzeans,peut-être.Toutlemondeavaitquittélafermedepuislongtemps,iln'yavaitplusquemoi.Maisils'estpasséunanavantquequelqu'uns'enrendecompteetviennem'attraper.

Vousattraper?ai-jerépété.Tuashaussélesépaulesd'unairgêné.Vousn'aviezpasenviequ'ons'occupedevous?Non.Pourquoifaire?Jemedébrouillaistrèsbientoutseul,tuasréponduen

plissantlesyeux.Maisjeleuraidonnédufilàretordre.Ilsonttoutessayé:lefric,d'autres gosses, un prêtre. Au bout du compte, ils m'ont attrapé avec un filet,commeunebête.Ilsfaisaientmêmedespetitsbruitspourmecalmer.Audébut,ilsontcruque jeneparlaispas,dumoinspas l'anglais.Celadit, ilsm'ontpeut-êtreprispourunAborigène,j'avaislapeautrèsfoncéeàcausedusoleil.Tuassouriàcesouvenir.Ilsontfaitquoidevous?

Tonregards'estsoudainassombriettuaspincéleslèvres,onauraitditquemaquestiont'avaitmisencolère.

Ilsm'ontemmenéenville,jetéàl'arrièred'uncamion,legenredefourgonquisertau transportdescriminels. J'aiétéplacédansun foyerpourenfants. J'avaisune chambre sans fenêtre bourrée à craquer de gosses. Ils voulaient savoircomment jem'appelais,mais jeneleuraipasdit, jeneleurairienditd'ailleurs.Alorsilsm'ontappeléTom.

Tom?Oui,pendantquelquesmois.Ilsontchoisimonâge,mesfringues.Commejene

leurparlaispas,ilsontvoulufairedemoiquelqu'und'autre.J'auraispréféréqu'ilsnem'attrapentjamais.Jemesuisdemandécequiseraitadvenudetois'ilsnel'avaientpasfait.Aurais-tu

continué à arpenter la ferme de ton père en devenant de plus en plus sauvage?Aurais-tufiniparperdre l'usagedel'anglais?Maisvasavoirsiçanet'auraitpasconvenu.

Quandavez-vousreparlé?

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Quandilsm'ontbalancéundeleurspsysdanslespattes.J'aimisleschosesrapidementaupointaveceux, tuasditenhaussant lesépaules. J'aiapprisàmebattrecommeunchefaufoyer.

Maisilsontréussiàvousfaireparlermalgrétout?Ilsonteumonnom,tuasrétorqué.Quelquetempsaprès,ilsontsuquema

mèreétaitpartieenAngleterreetquemonpèreétaitmortdansunpub.Lafermeavaitdéjàétévenduepourpayersesdettes.Tume regardais toujoursd'unœil noir, serrant le reborddu canapéà le faire

craquer.Personnenesavaitvraimentquij'étais,tuasajouté.Àlaville,j'aicommencé

unenouvellevie,jemesuissortidelaboue.Une ride profonde te barrait le front et tu te tenais les épaules remontées, la

nuque tendue. Jeme suis rendu comptealorsque je commençais à lire en toi, àdistinguer lesmomentsoù tuétais tendu justement, encolèreoubouleversé.Tut'espassélamainsurlefrontpourle lisser.Jemesuispenchéelégèrementverstoi.

Vousavezdoncétévoléenquelquesorte,ai-jeditdoucement.Jenemesuispasdégonflée, j'aisoutenutonregard.Tesyeuxsesontréduitsà

deuxfentes.Tucomprenaistrèsbiencequejevoulaisdire.Ont'avaitvolé,commetum'avaisvolée.

Est-cequ'avecmoivousessayezdeleurrendrelamonnaiedeleurpièce?Tun'asrienditpendantunbonmoment.Maisjen'aipasbaissélesyeux.Dèsque

j'aicomprisquetunetemettraispasencolèrecontremoi,jemesuissentiepleinedecourage.C'esttoifinalementquit'esdétourné.

Non,tuasdit.Cen'estpasça.Jet'aisauvée.Sauvée,pasvolée.J'auraispréféréquevousnelefassiezpas.Nedispasça.

Tuastournéalorsdegrandsyeuximplorantsversmoi.Ici,c'estmieuxquelafermedemonpère,tuasaffirmé.Personnen'aacheté

cette terreetpersonnene laréclameranonplus.C'estune terremourante,uneterresolitaire.

Commemoi,danscecas,ai-jedit.Oui,commetoi,tuasrenchérientemordillantlalèvre.Laterreettoi,vous

avezbesoind'êtresauvées.Cette nuit-là, impossible de dormir, mais rien de nouveau à cela. J'ai fixé le

plafondenécoutantlamaisoncraquer,grogner.Àcroirequ'elleétaitvivante,que

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c'étaitungrandanimalcouchédanslesable,quinousabritaitdanssonventre.J'ai réfléchi à des moyens de te tuer. J'ai imaginé les gargouillements qui

s'échapperaientde tagorgeaprèsque je t'auraisenfoncéun trucpointudans lecou,lesangquigicleraitdelaplaie,ruisselleraitsurmesmains,tacheraitleslattesduplancher.J'aiimaginétesyeuxbleussefiger.Maiscesimagesnem'ontpasendormie.Alors,j'aipenséauxchosesquejedirais

àmesparentssid'aventurejelesrevoyais,desexcusesessentiellement.«Jeregretted'avoircassélevasepréférédemaman.»«Jeregrettequevousm'ayezdécouvertesaoulecejour-là.»«Jeregrettequenousnoussoyonsdisputésàl'aéroport.»«Jeregretted'avoirétéenlevée.»«Jeregrette,jeregrette,jeregrette...»Ettoutàcoup,jemesuisretrouvéedansleparc.J'aieubeaumeretournerdans

lelitpouréchapperaurêve,ilétaittroptard.Jemarchaisvite.L'odeurchaudedemoussequimontaitdelaterre,vestiged'une

belle journée d'été, était entêtante. Lesmoucherons qui pullulaient se prenaientdansmescheveux,merentraientdanslesyeux.Il était à quelques mètres derrière moi, il gagnait du terrain, il me suivait.

J'entendaislefrottementdesonjean,lebruitdesespas.J'aiaccéléré.Jemesuistournéeverslesarbresetlesbuissonsdansl'espoird'yapercevoirquelquechosedefamilier,maislavégétationétaitdenseetsombre,etlesfeuillesnecessaientdefrémir.Ilétaittoutprès,j'entendaissarespirationrauque,duesansdouteaurhumedes

foins.Jemesuistrompéed'allée,j'allaisdroitsurlebassin.Ilareniflé.Ilétaitjustederrièremoi, ilmeparlait, ilmedisaitderalentir.Maisjemesuismiseàcourir.Franchement, c'était bête, je connaissais ce type. Et de toute façon, l'allée nemenaitnullepartailleursqu'aubassin.J'aiglissésurdesbrindilles,j'avaislesoufflecourt.L'eauétaittoutprès,elleapprochaitàunevitessefolle.Sonombreaglissé surmoi, ellem'a rattrapée, recouvertede sanoirceur. J'ai

amorcé un demi-tour, essayé de trouver quelque chose à lui dire à propos desdevoirs,d'Annaoudejenesaisquoi.C'estalorsqu'ils’estarrêtéetjel'aivu.Seulement,cen'étaitpasluicettefois,

c'étaittoi.Tu portais la chemise à carreaux que tu avais à l'aéroport. Tu avais les bras

tendus,lesmainsquitremblaient.Jet'ensupplie,Gemma,tudisais,jet'ensupplie,nelefaispas!

Jet'aitournéledosmalgrétoutetj'aicourudroitaubassin.Jemesuislaissée

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recouvrirparl'eau,coulerdanslesprofondeursnoiresetglacées,prisonnièredesalguesquiseprenaientdansmescheveux.J'ai entendu un bruit sourd venir de la galerie, des coups réguliers portés sur

quelque chose. J'ai ouvert la moustiquaire en grand et suis restée sur le seuilquelques instants, pieds nus sur les planches en bois. Le soleil était moins fort,moinsintense,cematin-là.Jen'aipaseubesoind'attendrelesquelquessecondeshabituellesavantquemesyeuxs'habituent.Je t'aiaperçusurmagauche,enshortrâpéetmincetricotdecorpstroué.Un

punching-ball, que je n'avais pas remarqué auparavant, se balançait devant toi.Celadit,tuvenaispeut-êtredelesuspendre.Enéquilibresurlapointedespieds,tufrappais le sacde tespoingsnus avec rage, le corps tendu commeunarc avantl'impact,aussirigidequelesrochersderrièretoi.Jevoyaistesmusclessaillirsouston tricot. Pas la moindre graisse, rien de superflu en toi. À chaque coup, tupoussaisunpetitgrognement,tesarticulationsétaientàvif.Tunesavaispasquejeteregardais,tropconcentrésurcequetufaisais,chaque

muscledetoncorpssollicitépourfrapper.J'aifrissonnéàl'idéequetupourraisteservirdecespoingsd'aciercontremoi, j'ai imaginémescôtessebriserdansuncraquement,vularibambelledebleussombres.Tuascontinuédefrapperjusqu'àcequetontricotsoitimbibédesueur.Puistuas

arrêté le balancement du punching-ball et tu t'es essuyé le front à l'aide de tontricot. J'aiaperçu tonventre,douxetmusclé,onauraitditdusableparcourudesillons.Puistuesallétemettredevantlabarremétalliquefixéeàundescôtésdelagalerieettuasnouélesmainsautour.Tuasrelevélementonverslabarre,puistul'aslentementbaissé.Àchaquetraction,tesbicepssecontractaient,tapeausetendait,prèsdecraquer.Tuétaisl'hommeleplusfortquej'avaisjamaisvudemavie.Pourpeuque tu ledécides, tupouvaisme tuer enun clind'œil.Une légèrepressiondetesmainssurmagorgeettum'étranglais,unpetitcoupsurmatêteetmoncerveauexplosait,sansquejepuissefairequoiquecesoit.Unpauvrecouteauémoussésousunmatelasnefaisaitpaslepoidsfaceàtoi.Plustard,j'aisortilecouteauenquestionpourvérifiersontranchant.Jemesuis

entaillé ledoigten imaginantquec'était tagorge.Lagouttedesangquiaperléaussitôtatachéledrap.Puisj'aifaitdenouvellesencochesdansleboisdulit.Seizejoursdevaients'êtreécoulés,j'aiajoutéuneencochedeplusaucasoùjemeseraistrompée.Dix-septjours.

Amonréveil,tuétaisàmonchevet.TuesprêteàvisiterlesDifférents?tuasdemandé.Aujourd'hui,jet'emmène.

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Jemesuisrenfrognée.Jelesaidéjàvus.

J'airoulésurlecôtéenrepoussantlesouvenirdematentatived'évasionavortée,maistuasfaitletourdulit.Quelquesoitlecôtéoùjemetournais,tumevoyais.Tuassourienmeregardant.

Tunelesaspasvuscommeilfaut.Pasavecmoi.Tuasquittélapièce.Quandjemesuislevée,longtempsaprès,tum'attendaisàla

cuisine.Enmevoyant,tuasouvertlaporte.Viens,tuasdit.

Alors,jet'aisuivi.Jenem'expliquepasvraimentpourquoi.Jepourraisprétexterquec'étaitparcequejen'avaisriend'autreàfaire,àpartregarderquatremurs,ouque je voulais à nouveau essayer dem'enfuir,mais ce n'était pas seulement ça.Enferméeàlamaison,j'avaisl'impressiond'êtredéjàmorte.Quandj'étaisavectoi,ilmesemblaitaumoinsquemaviecomptaitpourquelquechose.Non,cen'estpastoutàfaitça,ilmesemblaitquemavienepassaitpasinaperçue.Jesaisquec'estbizarre,maisj'auraispariéquetuaimaism'avoirdanslesparages.Detoutefaçon,c'étaitpréférableàl'alternativequej'avais,àcesentimentdevidedanslequeljemanquaismenoyeràchaqueheurepasséedanslamaison.Tuasmarchédevantpourtraverserl'étenduedesable.Àlaclôture,tuastirésur

legrillagepourrétablirl'ouverture,puistul'asretenuafindenouslaisserpasser.Onaprogresséensilencejusqu'àl'entréedupassage.Tum'asattendue,unemainposée sur le tronc d'un arbre qui poussait en lisière des rochers. J'ai laissé unedistancedequelquesmètresentrenous.

Tun'aspaspeurd'yentrer?tuasdemandé.Jedevrais?Qu'est-cequevousallezfaire?ai-jeditendétournantlesyeux.Rien,c'estjusteque...

Tuassecouérapidementlatête.Ungardiendebétaildemonpèrem'aracontéunefoisqu'ilyavaitdesesprits

danslesrochersprèsd'ici,quelesrochersavaientuneraisond'être,unbut.Iladitquesijeleurmanquaisderespect,ilss'écraseraientsurmoi.Ceshistoiresm'onttoujoursfoutuunetrouilled'enfer.Tut'esavancéjusqu'àl'entréedupassageettuaslevélesyeuxverslesblocsde

pierrequinoussurplombaient.Depuis,jelessaluetoujoursavantd'entrer.Jeprendsuntempspourleurfaire

savoirquejesuislà.Tuas caressé les rochers, ramassantaupassagequelquesgrainsdepoussière

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quetuasfaitroulerentretesdoigtsetportésensuiteàtabouche.Tuasjetéuncoupd'œilderrièretoipourvérifieroùj'étaisavantdet'engagerdanslepassage.Jet'aisuiviquelquessecondesaprès,maintenantunebonnedistanceentrenous.

J'avaislesjambesflageolantesetlepiedpastrèsassurésurlesrochers.Jemesuisretrouvéepourladeuxièmefoisàprogresser,unpieddechaquecôtédutuyau,lesmains appuyées contre les immenses murs de pierre. Le vent s'y insinuait engémissantd'unefaçonquim'adéplu.Etj'aidétestéquecepassagesoitl'entréeetl'uniquesortiepourlesrochers.J'aieul'impressiondemejeterdanslagueuleduloup.Tuasfaitvite.Enarrivantàlaclairière,jet'aitrouvédéjàadosséàunarbreà

l'écorcerugueuse.Tufaisaisroulerunpetittrucdanstapaume.Unenoixdudésert,tuasditenmelatendant.

Lanoixétaitdurecommeducaillouet,d'ailleurs,elleressemblaitàuncaillou.J'aitapotélacoqueduboutdel'ongle.

Ellesparlentquandonlesfaitcuire,tuasdit.Quandlacoqueéclatedanslefeu, lanoixracontedestrucs,c'estcequ'ondit.Lapremièrefoisque j'enai faitcuire,j'aicruquelesespritsdesrochersmeprévenaientquej'allaismourir.Tuas souri,d'un sourire forcé.Puis tum'as repris lanoixdesmainset tu l'as

glisséedanstapoche.Turtujarti,tuasannoncéenposantlamainsuruntroncd'arbre.Ilprocure

douceurs,sel,noixetabri.Danslebush,c'estunami,sitantestqueçaexiste.Tu as traversé la clairière pour rejoindre les cages des poules. Une fois le

couvercledelaplusgrandesoulevé,tuasdéposédesgrainesetdesbaiesdansuncoin, puis tu as contrôlé le niveaude l'eaudans le réservoir. Les poules se sontprécipitéessurlanourriture.Tuascherchéd'éventuelsœufset,n'entrouvantpas,tuasfaitunbruitdebouchecontrarié.

Ellesnesontpasencoreremisesduvoyageenvoiture,tuasmurmuré.Tulesascaresséesenleurdisantdesmotsdoux.J'airegardétesdoigtseffleurer

leur cou. Une pression un peu plus forte de tes mains puissantes et tu lesétranglais.Tuasrefermélecouvercle.J'aipasséundoigtàtraverslegrillagepourtoucherlesplumesdecellequiétaitrousse.Puistuespasséauxplantes,t'assurantqu'ellesétaientbienalimentéeseneau.Minyirli,yupima,tomatedubush...

Tu leur parlais comme à des amies, me les désignant par leur nom. Tu asretournéleursfeuillesetleursfruitsenquêtedemaladiesoudeparasites.Tut'esrelevéettuesalléaubassinensuivantletuyau.Tumarchaissanscrainte

dansl'herbehauteenfaisantrésonnertespas.

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Ilyadesserpents?ai-jedemandé.Tuasacquiescé.

Maissitufaisdubruit,ilss'enfuiront.Ilssonttrèspeureux.Jen'enavaisaucuneenviemais,cettefois,j'aimarchépastrèsloinderrièretoi.

Chaquebrindilleressemblaitàunserpentjusqu'àcequ'ellesebrisesousmespas.Devantlebassin,tut'esappuyéàlabranchequim'avaitretenueladernièrefois,

effleurantladouceécorcedel'arbre.BigRed,tuasannoncécommesitumeprésentaisl'arbre.C'estluiquifiltre

lescochonneriescontenuesdansl'eau.Tu t'es agenouillé et tu asplongé lamaindans lebassinpourpalper le tuyau.

Puis,d'unmouvementleste,tuasretirétachemise.Enviedepiquerunetête?tuasdemandé.Jedoisvérifierlasource.

J'ai secoué la tête, m'obligeant à ne pas regarder ton torse, doré et ferme àsouhait. Je n'avais jamais vuquelqu'und'aussimusclé, d'aussi parfait, conscientepourtant que ta force était maléfique. J'avais le cœur qui battait en pensant àl'usagequetupourraisenfaire.J'aifixélesol.Degrossesfourmisnoiresmontaientsur mes chaussures. J'en ai fait tomber une qui menaçait de grimper sur macheville.

Tupeuxt'asseoirparterre.Ellesnetemordrontsûrementpas,tuasditenindiquantlesfourmis.Tues entrédans l'eauet, justeavantque tuplonges, j'ai jetéundernier coup

d'œilàtondosimpeccable,auxmusclesquiondulaientsoustapeauàchacundetesmouvements.Unedeuxièmefourmiaessayédememontersurlajambe,jel'aichasséed'une

pichenette.Unoiseauquelquepartau-dessusdematêteapousséuncrisardoniquedesorcière.Autrement,silencedemort.A notre retour, le seul bruit audible était celui de nos pas dans le sable. J'ai

ressentilebesoindebriserlaquiétude,l'immobilitédulieu.Jepeuxnourrirlespoulesdetempsàautre?ai-jedemandé.

Tum'asregardéeattentivement,tuasriet,finalement,hochélatête.Pourquoipas?Avectoi,ellespondrontpeut-être.

Tumarchais,tachemisedrapéesurtesépaules,tuétaisencoremouilléaprèstabaignade,desperlesd'eaus'attardaientsurtapeau.Jesuispasséedevant, jenevoulaispasquetumesurprennesentraindeteregarder.Dix-huitième jour. Jene t'aipas trouvéenme levant. J'aiouvert laportede la

cuisineetmesuisassisesurlacaissequifaisaitofficedemarche.J'airegardélesimmensitésdesablequis'étiraientdevantmoi.J'aiattendu.Quoi, je l'ignore.Ila

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bientôtfaitdeplusenpluschaud.Lesmouchessesontmisesàzonzonnerprèsdematête.Unbrouillarddechaleurtroublaitl'horizon.Quand soudain, une flopée de tout petits oiseaux m'est passée devant en

gazouillant.Leurspiaillementsm'ontfaitpenseràdesenfantspiétinantleursjouetsenplastique. Jemesuis concentrée sur l'und'entreeuxdont j'ai vuque la taillen'excédaitpascelledemonpoing.Ilavaitledosgrisetunbecrougesang.Ilsonttournéetviréautourdelamaisonpendantunmomentavantd'obliquerentrombeverslesDifférents.J'aiattendudesheuresaprèsleurpassage,dansl'espoirqu'ilsreviennent.Lelendemain,tum'attendais.Allons-y,tuasdit.

Je t'ai suivi. Jecommençaisàhaïr lesilencede lamaison,àhaïr ladépressionpassive dans laquelle j'étais en train de plonger. Mais tu n'es pas allé vers lesDifférents,tuespartiendirectiondesdépendancesetjesuisrestéeenarrière.

Jeneveuxpasentrerlà-dedans,ai-jeditquandj'aivuquetut'arrêtaisdevantlaportedelapièceoùtum'avaispoussée.

Viens,jevoudraistemontrerquelquechose,tuasrépondu.Tuasouvertlaporteettuesentré.Jesuismontéesurlamarcheetj'airegardéà

l'intérieur depuis le seuil. Tu as ouvert les rideaux et des flots de lumière ontilluminélescouleurs,lesable,lesfleurs,lesfeuilles,lapeinture.Audébut,àvoirtoutçaéparpillé,çaneressemblaitàrien.Jemesuismiseaussitôtenquêtedesobjetsaveclesquelstupourraismefairedumal.Àpartuntasdepierresdansuncoin, rien. Voyant que tu te dirigeais vers ce coin-là, je me suis raidie, prête àprendremesjambesàmoncou.Maistun'enaspasramassé.Aucontraire,tuasouvertunebouteilled'eauettu

enasverséquelquesgouttesdessus.Puistuasgrattédesparticulesdelasurfacehumidequetuasfaittomberensuitedansunpetitbol,puismélangéesàdel'eaupourobtenirunepâtemarronfoncé.

Vousfaitesquoi?ai-jedemandé.Jefabriquedelapeinture.

Pas très loin de l'endroit où j'étais, il y avait un grand panier tressé plein defeuilles,debaiesetdefleurs,danslequeltuesvenuchoisiravecsoindetoutpetitsfruits rouges, que tu as également réduits en pâte. Tu travaillais vite etméthodiquementpourtransformerenpeinturetoutessortesd'élémentsvenusdelanature. Sentant le soleil commencer à me brûler la nuque, je suis entrée dansl'atelieretjemesuisadosséeaumur.Tut'esassis,lesjambestenduesdevanttoiet,arméd'unpinceauquetuaspris

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derrièrelespierres,puistrempédansunepâtecouleurrouille,tuasentreprisdetepeindre lespieds.Tuastracéde longues lignesdont latexturem'afaitpenseràcelle de l'écorce d'un arbre. Sous l'effort, tu fronçais les sourcils. Tume faisaismoinspeur,latêtepenchéesurtontravail,maisjenet'aipasquittédesyeuxpourautant. Sur lemoment, je t'aurais presque cruquand tumedisais que tunemeferaispasdemal.

Combien de temps avez-vous l'intention de me garder? ai-je demandédoucement.

Jetel'aidéjàdit,tuasrépondusansleverlatête.Toujours.Jenet'aipascru.Commentaurais-jepu?Sijem'étaisautoriséeàcroireune

chosepareille,ilauraitmieuxvalumourirsur-le-champ.J'aisoupiré.Onapprochaitdumilieu de la journée, l'heure où la chaleur devenait insupportable, l'heure oùparcourir quelques mètres tenait de l'épreuve olympique. J'ai continué à teregarder.Tesdessinsnes'arrêtaientplusàtesseulspieds,ilssepoursuivaientautourdes

chevilles, sur le devant de la jambe par des feuilles, et sur lesmollets, par desherbespointuesetrouges.Tuassourienconstatantquejet'observais.

Tunetesouviensvraimentpasdenotrepremièrerencontre?tuasdemandé.Pourquoijem'ensouviendrais?Çan'estjamaisarrivé.

Tuasterminétesherbespointues,puistuasremplil'espacequilesséparaitaucharbon.

C'étaitPâques,tuasdit.Auprintemps.Ilyavaitdusoleildanslesarbres.Ilnefaisaitpasfroid, lesprimevèresétaientdéjàsorties.Tuétaisvenueauparcavectesparents.

Quelparc?Prince'sPark,celuiquiestauboutdetarue.

Jemesuislaisséeglisserlelongdumur,choquéeencoreunefoisparcequetusavais sur moi. Tu as sondé mon regard, incrédule devant mon absence desouvenirs. Tu as parlé lentement, comme si parler lentement allait obliger lesouveniràmerevenir.

Tes parents lisaient le journal sur un banc, devant les rhododendrons. Ilsavaientemportéune trottinettepourque tu jouesavec,mais tu l'as laisséedansl'herbe.Tuesalléeverslesparterresdefleurs.Jet'entendaisparlerauxjonquillesetauxtulipes,chuchoterdestrucsauxféesquivivaientparmilespétales.Chaquefleurabritaitunefamilledifférentedefées.J'aiserrémesgenouxtrèsfortcontremapoitrine.Personnen'étaitaucourantde

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mesjeux,pasmêmeAnna.Voyantquej'étaissouslechoc,tuascontinuétonrécit,unpetitsourirenarquoisauxlèvres:

Tuas traversé laplate-bandesur lapointedespiedspourdirebonjouràchaque famille, lesMose, les Patel, les Smith. Plus tard, j'ai su que c'étaient lesnomsdecertainsdetescamaradesdeclasse.Bref,tuastraverséleparterre,puistu es passée sous les rhododendrons et tu as déboulé dans les buissons, mesbuissons,oùtum'astrouvé,rouléenboule,sansdouteàmoitiésaoul,avecunpetitbaluchon et une demi-bouteille de bibine. Mais je t'avais observée, écoutée, etj'aimaisbientespetiteshistoires.Àcesouvenir,tuassouri.

Tum'asdemandésijecherchaisdesœufsdePâques.Onadiscuté,tum'asparléde tes féesdans leurmaisonen fleur etmoi desMinMins, les esprits quiviventdanslesarbresdelarégionetessaientdevolerlesenfants.Tun'avaispaspeur de moi, comme la plupart des gens à l'époque, tu me regardais commequelqu'undenormal.Çam'aplu.Tu t'es tu pour dessiner la forme d'unœuf sur ta cuisse dont tu asmoucheté

l'intérieurdepetitspointsmarron.L'œufderouge-gorgequejet'aidonné,tuasditenmemontranttondessin.Je

l'avaisdégotté sousunchêne. Il avaitunpetit trouausommetpar lequel j'avaisgobél'intérieurunpeuplustôt.Jenesaispaspourquoijel'avaisgardé,pourtoi,sansdoute.Jet'airegardécolorierl'œufenbeige.

Ilssontredoutables,lesrouges-gorges,capablesdedéfendreleurnidjusqu'àlamort.J'ai senti mon cœur s'emballer. Évidemment que je me rappelais cet épisode.

Maispourquoitoi?C'étaitunclocharddanscesbuissons,ai-jedit.

Unvieux,maigre,hirsuteetsûrementdérangé.Cen'étaitpasvous.Tuassouri.Tum'asditquetun'avaisjamaisvuunplafondenfleursrosesaussijoliquele

mien.Non!C'étaitunclochardsurlequeljesuistombéeparhasard.Pasvous.Vous

voustrompez.Tut'esrongél'ongledupouce.

C'estdingue,lesdégâtsqueprovoquelavieenville.Tuasarrachéunboutd'onglequetuasrecrachéentordantlabouchedecôté.

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Bref,tuétaisuneenfantàl'époque.Jet'auraisdetoutefaçonparuplusvieux,mêmesij'étaisàpeineunadultemoi-même.JemesuisessuyélesmainssurmonT-shirt,jemesentaishorriblementmoite.Tu

t'enesaperçu,maistuascontinuémalgrétout,ravideconstatermontrouble.Tum’asditquec'étaitleplusbelœufdePâquesquetuavaisjamaisramassé.

Tuletenaisdanstamaincommeuntrésoretçam'arappeléàquoiressemblaitlavie ici. Ça m'a rappelé l'importance des choses qu'on trouve dans la nature,l'importancequ'ellesontpourd'autreschoses.Tuastracéuncerclesurtongenouquetuasremplidepetitspoints.

Çam'a faitcomprendreoùétaitmaplace,pasdans leparcd'unevilleencompagnied'espritsminables,maisici,surcetteterre,avecdevraisesprits.Tuastracédenouveauxcerclessurtongenou,toujourssansmeregarder.

Lelendemain, j'aitrouvéleniddurouge-gorge,abandonnéetabimé,maisj'étais sûr que tu le voudrais. J'avais trouvé le nid, je t'avais trouvée, c'était unsigne.

Commentçaunsigne?ai-jedemandé,lagorgeserréeaupointd'avoirdumalàparler.Je me rappelais le nid de rouge-gorge, je l'avais trouvé sur le rebord de ma

fenêtre unmatin. Je n'avais jamais su comment il était arrivé là. J'ai essayé dedéglutir.Tum'asregardéeenhochant latête,cartuavaissurprisquelquechosedansmonexpression.

Lesignequ'unepersonneétaitcapabledefairequelquechosededifférent,qu'onpouvaitdeveniraccroàunedrogueplusfortequel'alcool.Jemesuismisàréfléchiràcequej'attendaisdelavie.Etvoilà,peindre,vivreici,êtrelibre...Tuasbalayélapièced'ungestedelamain,faisantgiclerunegouttedepeinture

duboutdetonpinceau,quiaatterrijenesaisoù.Larencontreavectoiadoncétélepremierpaspourarriveràça.J'aitrouvé

duboulot,j'aiapprislebâtiment,j'aifaitdesrecherches...Lepetitsonétoufféquiajaillidemagorget'ainterrompuaumilieudetaphrase.

J'aiappuyémespoingsserréscontrelesol.Vousêtesmalade,ai-jecraché.Vousfaitesunefixettesurunegaminededix

ansetvousl'enlevezsixansaprès?Vousêtescomplètementtordu!Non,tuasrétorqué,labouchepincée.Çanes'estpaspassécommeça.Jen'ai

pasfaitdefixette,tuasajouté,levisagedur,unvisagedetueur.Tuneconnaispastoutel'histoire.

Jeneveuxpaslaconnaître.

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Tuas laissé tomber tonpinceauavec fracaset tuas traversé lapièceen troisenjambées.J'airampésurlesolverslaporte,maistum'asattrapéeparlajambe.

Lâchez-moi!Tum'astiréeverstoi.

Jenetelâchepasettuvasapprendrequelquechosesurmoi,tuasditd'unevoixégalequinetremblaitpas,lamâchoirecrispée,tonhaleinedeterreâcretouteproche,lapressiondetesdoigtsfortesurmoi.

Jenesuispasunmonstre,tuasgrommelé.Tuétaisuneenfantàl'époque.J'aisuquejetevoulaisbienaprès.Tuascillé,puisdétournélesyeux,soudainhésitant.J'aiessayédemedégagerentedonnantdescoupsdepieddanslesgenoux.Tu

m'asplaquélesbraslelongducorpscommeunoiseauquetuempêcheraisdevoler.Jet'airegardéegrandir,tuasdit.

J'aiessayédemedégager,maistuétaistropfort,jepouvaisàpeinebouger.Jouraprèsjour,tesparentstepoussaientàleurressembler,tepoussaientvers

unevievidedesens,tuasajouté.Cen'étaitpascequetuvoulais,jelesais.Qu'est-cequevoussavezsurmesparents?ai-jecrié.

Tuascillédenouveau.Tout.

J'airassemblémasalivedansmaboucheetjet'aicrachéàlafigure.Vousmentez!

Tuasplissélesyeuxensentantlasalivedégoulinersurtajoue.Tum'asserréeplusfort,tellementfortquej'aicruquetuallaismebriserlescôtes.Marespirationestdevenuesifflante,maistunem'aspaslibéréepourautant,tesyeuxmenaçantstoujoursbraquéssurmoi.

Jenemenspas,tuasdit.Leschosessontcommeça,unpoint,c'esttout.Tuasfiniparmelâcherpouressuyerlasalivequitecoulaitsurlementon.Jeme

suisremisedeboutenunclind'œiletj'aireculéverslaporte.Tum'astournéledosmalgrétout,sansmeprêterattention.Tuasramassétonpinceauettut'estracédestraitspleinsdecolèresurledosdelamain.Àcetinstantprécis,tesyeuxbleusavaient quelque chose d’inhumain. La sauvagerie qui les animait m'a poussée àreculerdavantagevers laporte.Mais jen'enavaispas terminé, ilmerestaitunpointàéclaircir.J'aiintimél'ordreàmesjambesdecesserdetrembleretj'aiserrélespoingspourjugulermapeur.

Commentvoussaveztoutça?ai-jedemandéentejetantunregardnoirdontj'aurais voulu que sa seule intensité te terrasse sur-le-champ, avant de me

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retourneretd'abattremonpoingsurlemur.Vousnepouvezpassavoirtoutça!ai-jehurlé.Je sentais les larmesmemonter aux yeux. Le silence était aussi lourd que la

chaleur.Soudain,tut'eslevéettuesvenuversmoi.Jet'aiobservéependantlongtemps,tuasdit.C'étaitdelacuriosité,riende

plus.Tumeressemblaisquandj'étaisjeune.Tusemblaisnejamaisêtreàtaplace.Tut'espassélamainsurlessourcilsensoupirant.Tunetesouviensvraimentpasm'avoirvu?

Bien sûrquenon!Cene sontquedesmensonges imbéciles! ai-je dit enabattantànouveaumonpoingsurlemur,sursautantàlavuedemesarticulationsàvif.

Gem,tuasditcalmement,jeteconnais.Jet'aivuetouslesjours.J'aiserrélesdents,incapabledeteregarder.J'airepenséauxfoisoùjem'étais

baladéetoutenuedanslamaisonparcequejemesavaisseule.ÀlafoisoùMathewRigoniétaitrentréavecmoiaprèsqu'ons'étaitpintésauparc.

Vousavezvuquoi?Etcomment?ai-jemurmuré.Tuashaussélesépaules.

Lechêneàcôtédetachambre,levasistasdugarage,lamaisondesvoisinsquandilsétaientenGrèceetilsyétaientsouvent,etleparc,biensûr.C'estplusfacilequetucrois.Tuétaisassezprèspourquejetegifle.EtDieusaitsij'avaisenviedetegifler,de

tebourrerdecoupsdepied,detetaperjusqu'àcequetunesoisplusqu'unpetittrucmerdiquesansviesurlesol.Jevoulaisqueturessentescequejeressentais.Maistut'esrapprochédavantageettum'asarrachélamaindumur,caressantdupoucemapeaumeurtrie.J'aieuimmédiatementlatrembloteetserrélepoing.

Nemetouchezpas!ai-jeditd'untonmauvais.Tuasreculé.

Jesaisquitues,Gem,tuasdit.Alors, dans un hurlement, je t'ai balancé un coup de poing dans le ventre de

toutesmesforces.Etj'airecommencé,pesantdetoutmonpoidssurtoi,encoreetencore,cognantsurtontorsedurcommedubois.Jemefichaisdecequipouvaitm'arriver,jenevoulaisqu'unechose,tefairedumal.Maisonauraitditquetut'enrendaisàpeinecompte.Tum'astordulebrasderrièreledos,tuascollétaboucheàmonoreille,desorteque,sijebougeais,j'auraissentiteslèvressurmapeau.

Jesaiscequeturessentais,tuasmurmuré,lessoirsoùtuétaistouteseuledans tagrandemaison, tesparents encore auboulot, tes copains en trainde se

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défoncerauparcettoihésitantàlesrejoindre.JoshHolmesquitapaitàlafenêtredetachambreàuneheuredumatin...Tuaslaisséretombermonbras.Tuétaisvraimentheureuseenville?Allezvousfairevoir!

Tuasreculé.Jenefaisaisquedemander,tuasdit.Tavieétaitparfaite?Elletemanque?Tes

parents,tesamis?Tuassoutenumonregard.J'aihochélatête.Évidemment,ai-jecraché.

Tues retournéà l'endroit où tupeignais. J'en ai profité pourmassermamainmeurtrieetessayerdemecalmer.Jenem'étaispasrenducomptequejetremblaisàcepoint.Tuastrempéunnouveaupinceaudansunboldepeintureverteaveclequeltuasdessinédesmotifssurtesdoigtsdepied.

Tusaistrèsbienquej'airaison,tuasdit.Tesparentssontdesbranleurs.Leurseulbutdanslavie,c'estgagnerdel'argent,avoirunemaisonquiressembleàunmuséeetseretrouverdanslesupplémentdudimanche,toutentefaisantentrerdanslemoulepourquetudeviennesuneversiond'euxpetitformat.Jet'aisauvéedeça.

Non!ai-jecriéetj'aiserrélesdentsàlescasser.Voyantmaréaction,tuashaussélesépaules.Quoi?Jet'aiassezentendueleurdire.Jesuisleurfille.Etalors?Jepeux.

Tuasessuyétonpinceausurtonshortpourlenettoyer.Regardeleschosesenface,Gem.Ilspréfèrentleurboulot,lesobjetscherset

lesamisinfluentsàtoi.Ilsnet'aimentquequandtutecomportescommeeux.Conneries!

Tuaslevéunsourcil.Ils ont raté ta soiréede remisedeprixpouraller chercher leurnouvelle

voiture.Jen'avaispasdeprix.Maistudevaisalleràlasoiréequandmêmeettouslesparentsdesautresy

étaient.Vousaussiàcequ'ondirait.

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Biensûr,tuasditenhaussantlesépaules.Tuasdessinédespetitspointsvertsàlabasedetongrosorteil.

Maisjepeuxcomprendrepourquoiilssontcommeça,tuasdit.Ilssontavidesdereconnaissance,ilsveulents'intégrer.C'estledésirdelaplupartdesgens.

Apartlesanormauxcommevous,ai-jecraché.Tesyeuxontlancédeséclairs.

Jeveuxlaliberté,tuasditsimplement.Onn'obtientpaslalibertéenvivantcommetesparents,onsefaitjusteavoir.J'aivulesveinesdetoncoupalpiter.Tuasdéglutilentement,sansmequitterdes

yeux.Tu sais maintenant que j'ai vu des trucs que tu n'as pas vus? tu as dit

calmement,tonpinceaubienserrédanstamain.Quej'aientendudesconversationsquetun'asjamaisentendues.Jemesuisbouchélesoreilles.

Vous essayez de me faire douter, ai-je murmuré. De me dire que vousconnaissezmaviemieuxquemoi.

C'estpossible.Tuveuxquejet'enparle?tuasdemandéentelevant,levisageimpassible.Premièrement,jesaisquetesparentsveulentdéménager,sanstoi.Tamèreenadiscutéavectonpère.Elleestd'accordpourtemettreenpension.

C'estfaux,ai-jemurmuré.Commetuveux.Maisqu'est-cequetudisdeBen?Quoi,Ben?AnnasaitcequeturessenspourBenetçaneluiplaîtpas.Ellenetefaitplus

confianceàcausedeça.Non!EtJoshHolmes?

J'aieulesoufflecoupéparlasurprise.Jesaisexactementcequ'ilavaitl'intentiondetefaire,jusqu'oùilvoulaitaller.

Jel'aivutesuivre,j'ailusespetitstextosmenaçants.Vousmentez.

Tum'asregardéedroitdanslesyeux.Jemesuistrompéjusqu'ici?

J'ai reculé jusqu'au mur pour ne pas tomber. C'était la deuxième fois que tuparlaisdeJosh.

Tuluiplaisaisvraimentbeaucoup.IladitàAnnaqu'ilétaitdinguedetoi.Vousl'avezsuiviaussi?

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J'aisuivitoutlemonde,tuasréponduavantdeteremettreàpeindre.Maistun'avaispasdesouciàtefaireàproposdeJosh.Jeluiauraiséclatélacervelleavantqu'ilaitletempsd'ouvrirsabraguette.J'aisecouélatêtepourchasserlesmillepenséesquiytourbillonnaient.J'aurais

aimé que tu éclates la tête de Josh car, dans ce cas, tu serais en prison, Josh àl'hôpitaletmoiàlamaison.Cequiauraitétéparfait.Jemesuislaisséetomberaupieddumur,m'efforçantdevoirclairdanstoutça.Jecontinuaisdem'accrocheràl'idéequeturacontaisdesconneries.Saufqueçatenaitdebout.J'aifermélesyeuxpourm'abstrairedéfinitivementdetoi.Puisuneidéem'atraversél'esprit.JemesuisdemandésionavaitsoupçonnéJosh

aprèsmadisparition.Ilétaitlesuspectidéal,jedoutecependantquequelqu'unaitpulecroirecapabledetoutlemalquetut'étaisdonnépourm'enlever.Peut-êtreétait-ilinterrogéparlapolice,quil'avaitpeut-êtreprispourundemesamis,voiremonpetitami.Peut-êtrel'avait-onarrêté.Unfrissonm'aparcourue.Mêmeàdesmilliers de kilomètres, penser à Josh me filait toujours la chair de poule. Enparticulierquandjel'imaginaisjouantlesamisinquiets.

Voushabitiezoù?ai-jedemandé.AKelvinGrove.Aufoyer?

Tesyeuxontcroiséfurtivementlesmiens.Çasepourrait,pouruncertaintemps.

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C'estprèsdechezJosh.Jesais, tuasditenretournantàtapeinture.Tucroisqu'ilauraitdûfaire

équipeavecmoi?tuasdemandéenriant.Ilauraiteuplusdechancedet'attrapersijeluiavaisfiléuncoupdemain.

Vousl'avezobservé?Biensûr.Vousluiavezparlé?Unefois...

Et...?Jemesuisraidiemalgrémoi,inquiètedecequetuavaispudireoufaire.

Jeluiaiditquej'étaistonangegardien.Vousluiavezvraimentparléenface?

Jemesuismiseàspéculeràtouteallure.SiJosht'avaitvu,s'ilpouvaittedécrireà la police, la police aurait alors une piste et dresserait ton portrait-robot et leferaitpasseràlatélévision.Onfiniraitparteretrouver,parnousretrouver.J'airepenséàJoshavecplusd'attentionpourtenterdelecerner.Ilétaitlâche,

mais je ne le croyais pas malhonnête. Il n'aurait aucune envie d'être considérécommesuspect,maisseferait-ilconnaîtrepourautant?Ilpouvaitaumoinsdonnertataille,décriretavoix.Surlemoment,Joshm'estapparucommemonseulespoir.C'étaitétrangedepenserquemonseulespoirvenaitdequelqu'unquejedétestaisautant.

Onfiniraparmeretrouver,ai-jedit.Vousnepourrezpasmegarderpourtoujours.Tut'esarrêtédepeindre,lefrontplissé.

Àmoinsquevousnemelaissiezpartir?Peut-êtrequevousvouslasserezdetout ça? ai-je tenté d'un ton prétendument désinvolte dans l'idée de tenter unenouvelletactique.Jepeuxvoustrouverdel'aide,del'argent.Monpèreconnaîtdestasdegens,desmédecins,desavocats...Tunem'aspaslaisséefinir.Tut'esremisdeboutd'unbond.Tucroisquec'estcequejeveux?tuasdemandéd'unevoixbrisée.

Puistum'astendutonpinceau.Atoidefairetamain,maintenant.

Letonétaitsansappel,cen'étaitpasuneprière.Tuaspousséleboldepeinturemarronversmoi. J'aivu lesangbattredans laveinede toncou, tamâchoiresecrisper.

Peins-toi.Toutdesuite.

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J'aisecouéimperceptiblementlatête.Non,ai-jemurmuré.

Tuasappuyélepinceausurmapeau.Jeveuxquetudessinessurtamain,tuasditlentementenprononçantchaque

mot.Commemoi.Voyantquejenebougeaispas,tuasrecouvertmamaindelatienneet,lepinceau

coincéentrelepouceetl'index,tuasserrétrèsfort.Mesdoigtssesontrabougriscommedesboutsdechiffon.Àsentiravecquelleforcetumepétrissais,onauraitditquej'étaisduchewing-gum.J'aisentiunegouttedepeinturefroidesurmapeau.

Non,ai-jerépétéentefaisantlâcherprise.J'aitrébuchésurleboldepeinturemarrondontlecontenus'estrépandusurtes

piedsetarecouvertlesmotifsausol.Espècede...

Tuaslevélebras,ravalantle«salope»quiavaitfaillit'échapper.Jemesuisfaitetoutepetite,lesyeuxrivéssurtonpoing,maistuasenvoyévaldinguerlebold'uncoupdepiedetilestallés'écrasercontrelemur.Tuavaisdesyeuxdedingue,tanttuavaisenviedemefrapper,maistum'assouri,dumoinstuasessayé.Onauraitditquetesyeuxlivraientuneluttesansmerciàtonsourire.Lecombatdelacolèrecontrelecontrôledesoi.Tonpoingserrétremblait.

Etsionallaitfaireunebaladeenvoituredemain?tuasdemandéd'untonléger,faussement joyeux, alors que tu avais le regarddur.Ça te permettrait peut-êtred'apprécierlecoin.Sionadelachance,onattraperapeut-êtreunchameau.Tu n'as pas attenduma réponse, tum'as plantée là dans ton atelier, le bol de

peinture renversé répandant son contenu autour de moi. Et je suis restée uncertain temps aumilieu de cettemermarron, tremblant de tousmesmembres,avantdetesuivredanslamaison.Dans les films d'horreur, les tueurs font toujours lemême truc: emmener leur

victimedansunpaysagederêveaprèsunpéripleenvoitureinterminableetavantdelesdépecerdemanièreartistique.Aucunfilmcélèbren'échappeàlarègle,dumoinsceuxquimettentenscèneunmeurtrierperduaumilieudenullepart.J'yaipensé,lelendemaindecefameuxjouroùtuavaisfaillimefrapper,quandtum'asréveillée.

Onpartcapturerunchameau,tum'asdit.J'ai compris qu'il était très tôt en voyant les reflets rosés du ciel pâle et en

sentantlafraîcheur.Jemesuishabilléeetj'aiprissoindeglissermoncouteaudanslapochedemonshort. Je t'aientendut'occuperdans lamaison,puissortir fairetourner lavoiture.Tumenoyaissous lebruit, jen'yétaispashabituée. J'aipris

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mon temps pour me préparer, car j'avais bien conscience de deux choses. Cevoyage en voiture pouvait présenter d'un côté l'opportunité de m'enfuir, et del'autresignifiermadernièreheure.Tuétaisentraindechargerlavoiture,descaissesetdescaissesdenourritureet

dematériel.Nevoulantpasquetupiquesunecrisecommelaveille,j'aidécidédeteparler.

Oùva-t-on?ai-jedemandé.Aumilieudenullepart.J'aicruqu'onyétait.Non,tuasditensecouantlatête.Onestàlalimite.

Jet'airegardéenroulerunecordebienserréequetuasposéesuruneglacièreavantd'enprendreuneautreaveclaquelletuasfaitlamêmechose.

Jenetelaissepasici,tuasajouté.Puis tu as coincé trois énormes jerricans d'eau dans le coffre, que tu as dû

souleveraveceffort.Onpartcombiendetemps?Unejournée,maisdans lebush,onnesait jamais. Ilpourraityavoirune

tempêtedesable,unfeu,n'importequoi.Detoutefaçon,lechameauaurabesoindeboire,tuasditentapotantledernierdesjerricans.

Jecroyaisqu'ilstransportaientdel'eaudansleurbosse.Tuassecouélatête.Delagraisse.Quoi?Ilstransportentdelagraissedansleurbosse,desréservesdeforce.Ilsont

autantbesoindeboirequelesautresanimaux.Tuasessayédefairerentrerunseaudanslecoffre,sanssuccès.Jemesuisvue

gisant là sous tout le reste, tordue,écrasée, suffoquant.Çam'a fait trembler. Jesuisalléeversl'avantdelavoiture,t'obligeantàpencherlatêtedecôtépournepasmeperdredevue.

Cettefois,tuastoutlesiègeavantpourtoi,tuascrié.J'ai ouvert la portière,mais sansmonter. À l'intérieur, il régnait une odeur de

moisi, de saleté, l'odeur rance d'un endroit inhabité. Tout était recouvert d'unemincecouchedepoussière rouge,àcroireque lavoituren'avaitpasétéutiliséedepuiscinquanteans.J'aipaniqué.Etsifinalementj'étaisdanscettemaisonavectoidepuispluslongtempsquejenepensais?Lapoussières'étaitmêmedéposéesurl'emballagefroissédeschocolatsquitraînaientausol.J'enauraispleinmonshort

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endescendantdevoiture,sij'endescendais.Laclefn'étaitpassurlecontact.Jemesuisdemandésielleétaitcachéequelque

partailleurs,enfouiesousunetonnedepoussièreetdoncimpossibleàdistinguer.J'aipassélamainàl'intérieurdel'habitaclepourfarfouillerparmilesobjetsquis'ytrouvaient,danslevagueespoirdeladégotter,lerétroviseurtournédefaçonàvoircequetufaisais.Tuchargeaisdeschosesdanslecoffreavecdesgestesvifs,puistulesretiraispourleurtrouverunmeilleuremplacement.Jet'aientenduchantonneruntrucinforme,pleindegaieté,sinond'excitation.Unefoistonrangementfini,tuesvenumevoir.Avectaboucheettesyeuxqui

souriaient, tu avais à peu près le même air qu'à l'aéroport, trois semainesauparavant. Tu étais presque beau. J'ai regardé immédiatement par terre, j'enétaismaladedepenseràtoidecettefaçon.

Jeneveuxpasyaller,ai-jedit.Pourquoi?Jecroyaisquetuavaisenviedevoird'autreshorizons.Pasavecvous.Pasavectouslestrucsquevousavezmisàl'arrière.

Tut'esappuyéàlavoiture.Onpourraityalleràpied,situveux,maisçanousobligeraitàpartirplusieurs

semaines. Ce qui signifie compter sur les ressources naturelles pour survivre,mangerdeslézardspoursenourriretdesgrenouillespours'hydrater.Tuesprêteàça?J'aisecouélatête.Aucunechanced'évasiondanscecasdefigure.Deplus,enta

compagnie,laperspectivedemarcherdansledésertétaitpirequecellederesteràlamaison.Jemesuisrappelélesconseilsdesprofslorsdesexcursionsscolaires:«Sivousvousperdez,restezoùvousêtes,onvousretrouveraforcément.»J'avaispeut-êtreplusdechanced'êtresecourueenrestantoùj'étais.

Jecroyaisquetuvoulaisattraperunchameau,tuastentéànouveau.Non.Moi,oui.Vousn'avezqu'àyallertoutseul.

Tuasri.Jeveuxtonbeauvisageàportéederegard.

Jen'aipasbougéd'unpouce.Tuassoupiréetj’aivuquetut'efforçaisdesaisirmespensées,undoigttapotantsurlacarrosserie.

Nemedispasquetuastoujourspeurquejetefassedumal?Jen'aipasrépondu,lesyeuxtoujoursbaissés.Tuasfaitletourdelavoiturepour

temettreàcôtédemoi.

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J'ai cruque tu avais compris,maintenant. Je ne te ferai jamais rien, pascommeça.Tut'esaccroupiàmespiedspourvoirmonvisage.

Quellequesoittonopinionsurmoi,toncorpsestàtoi.C'esttoiquidécidesdecequetuenfais.

Vousnem'avezpaslaisséemesuicider.Ça,c'estdifférent.Tun'avaispastoutetatête.Parcequevousm'aviezdroguée!Illefallait.

Aveugléparlesoleil,tuasplissélesyeux.Écoute,jetedemandepardon.Jenem'étaispasrenducomptequetoutça

seraitsidur,tuasajouté.Tu as tourné les yeux vers l'horizon, les sourcils froncés. J'avais envie de te

demanderceque tuentendaispar« toutça»,si tuavais imaginéquem'enleverseraitunjeud'enfant.Maistut'esretournéd'uncoupettum'asfixée.

Jetejurequejeneteferaipasdemal,tuasdit.Qu'est-cequimeprouvequevousnementezpas?Tudoismefaireconfiance.Maintenantquetuvisavecmoi,tuyesunpeu

obligée.Jenesuisobligéeàrien,ai-jemurmuré,évitanttonregard.C'estvrai,tuasreconnud'untonbourru.Maistupourraisparfoisenavoir

envie, tu as ajouté en ramassant une poignée de sable. Surtout quand ça risqued'êtreexcitant.Tuasouvertlamainpourmemontrerlesable.Écoute,jetejuresurçaquejeneteferaijamaisrien.Qu'endis-tu?C'estnuldejurersurdusable.Cesableestplusancienetplusvraiquen'importequoiaumonde.Jet'assure

quec'estlameilleurechosesurlaquellejurer.J'airépriméunpetitrire.Ilestplusvraiquenous,tuasajoutédoucement.

Tu as laissé filer le sable entre tes doigts et tu t'es frotté les mains pour tedébarrasserdureste,puistut'esrelevéenpoussantsurtesbras.

Viens,allonsattraperunchameau,tuasditent'essuyantlefrontavectonT-shirt,quiestdevenuinstantanémentrouge.

Oniraprèsd'uneville?ai-jedemandé.Pasplusprèsqu'ici.

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J'aichasséunemouchequimetournaitautourdelafigure.Maisonverrad'autreschosesdeprès,deschosesplusintéressantes,tuas

expliqué.Unedeuxièmemoucheagrimpésurmongenou,mechatouillantavecsespattes.Vousnemeferezrien,ai-jemurmuré.Relaxe.Jetelejure.

Tum'astenulaportièreet,quandjesuismontée,tum'asremerciéed'unlargesourire,puistul'asrefermée.J'aiétéprisedevertige.J'aidescendumavitreetunetonnedepoussièrem'esttombéedessus.Tuesmontéàtontourettuasdescendutavitreaussi.Jemesuiséloignéedetoi,leplusloinpossiblesansavoiràsauterparlafenêtre.

Je suppose que vous voulez que jemettema ceinture?Àmoins que vouspréfériezm'attacherausiège?Tuashaussélesépaules.N'importequoi.J'aidesmètresdecordedanslecoffresituveux.

Ettuaséclatéderire.C'étaitunsonquis'échappaitrarementdetaboucheetquinet'allaitpas,troprelâchépourtoi.Ilsepeutquecerelâchementt'aitchoquéaussi,cartuyasmisuntermetrèsvite.Tuasrefermélaboucheetregardédanslerétroviseur.Tuasmis le contactet on s'est éloignésde lamaisonen traçantnotrepropre

pistedanslesable.Sentantlasueurmemouillerlespaumes,lanuque,j'aiposélatêtecontrelemontantdelaportièreetj'airespiréàfondlabrisesèchequifilaitparlavitre.Mabouches'estrempliedesable.Lesolétaitaccidenté,j'étaisballottéedetouscôtés.Tuneroulaispourtantpas

vite, d'ailleurs ce ne devait pas être possible sur une terremeuble piquetée debuissons.Dèsquelesrouesrencontraientdusable,ellespatinaient,t'obligeantàaccélérerpournousdégager.Tu t'esmêmearrêtéplusieurs foispourretirer lesherbesquis'étaientfichéesdansleradiateur.J'aieutrèsvitemalàlatête.J'avaisdelapoussièredanslesyeuxetlesoreilles,undésertminiatures'étaitformédansmabouche.J'aitendulamainverslaradio.

Ellenemarchepas,tuasditaussitôt.Jel'aialluméemalgrétout,maisiln'enestsortiqu'unpauvresifflement.

Je te l'avais dit. On va être obligés de chanter. Tu sais chanter? tu asdemandé,sincèrementintéressé.

J'aifaitpartiedelachoraledessixièmespendantsixmois.Vousdevriezlesavoir.

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Tuashaussélesépaules.Jen'aipasétélàtoutaulongdetavie.Ilfallaitbienquejegagnedel'argent.

J'étais parfois ici en train de préparer tout ça, tu as dit en indiquant d'un gesteample les bâtiments qui disparaissaient derrière nous dans un nuage de sabletourbillonnant.

C'estvraimentvousquiavezconstruittoutça?Biensûr,tuasréponduavecfierté.Jenevouscroispas.Ilyavaitforcémentquelquechose,ai-jeditsanspouvoir

m'empêcherdeteregarderavecmépris.Bond'accord,ilyavaitunvieuxbâtimentdeferme.J'aifaitlereste.Comment?Doucement.Commentvoustrouviezl'argentpourlesmatériaux?

Tuassourimystérieusement.Vite.Racontez-moi.

Tuashaussélesépaules.Uneautrefois.

Tuesrevenuàlaroute,scrutantlepaysage.Voussavezdepuiscombiendetemps,jesuisici?ai-jedemandé.J'enaiunevagueidée.

Lavoitureadenouveauétéralentieparunebandedesable.J'aibasculélatêtebrutalementcontreledossier,soudainagacéepartesréponsesévasives.

Ilmesemblequec'estmonvingtetunièmejour,maisjen'ensuispassûre...Jemesuismordulalangueaussitôtenvoyanttonsourireradieux,regrettantsur-

le-champd'enavoirtropdit.Çasefête,tut'esécrié.

J'aidégluti,mesentantbrusquementtoutepetite.Qu'est-cequevousvoulezdire?

Lavoiturearebondisuruneétenduedeterreplusferme.Sentantlechangement,tuasappuyéàfondsurlechampignonettournélevolant,l'arrièredelavoitureestparti de côté dans un hurlement de moteur, les roues luttant pour garderl'adhérenceaveclesol.J'aiétéprojetéecontretoi,cequit'afaitéclaterderire.J'ai vu passer du sable et des touffes d'herbe porc-épic dans une sorte debrouillard,cherchédésespérémentquelquechoseauquelm'accrocher.

Ouaouh!tuascrié.

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Aumomentoùlavoituredérapaitsuruneautrebandedesable,tuastournélevolantdans l'autresens.Cette fois,c'estcontre laportièreque j'aiétéprojetée.J'aipassé lebraspar la vitreouvertepourme tenir aumontant.Desnuagesdepoussièremesontpassésau-dessusde la têteetm'ont fouetté levisage,mais jet'entendais toujours rire. Soudain, tu as tiré le frein à main, faisant s'arrêterbrutalementlavoituredansuneembardée.Quandtuasposélajouesurlevolant,tuavaislesyeuxbrillants.

Qu'est-cequevousfaites?ai-jecrié.Jem'amuse.Jefaislafête!tuasréponduenétudiantlesimmensesétendues

videsquinousentouraient.Personnenevavenirnousdired'arrêter,tuasdit,toutsourires.J'ai regardémoi aussi, remarquant les traces de glissades géantes qu'on avait

laisséesdanslaterreinvioléederrièrenous.Cen'estpasuneraisonpourmetuer,ai-jedit,regrettantaussitôtmesparoles.

Quandj'aitournélatêteverstoi,tuétaispensif,tuavaislesyeuxtristes.C'étaitjustepourtedistraireunpeu.Danscecas,vousauriezmieuxfaitdemelaisserenAngleterre,ai-jeditd'un

tonmauvais.Quandtuasredémarré,plusdoucementcettefois,j'aiobservétesgestes.Tuas

appuyédupiedgauchesurlapédaled'embrayageetenclenchélapremièresurlelevierdevitesseleplusprochedetoi,sanstoucherausecond.Dèsquelavoitures'estmiseenmouvement,tuasappuyésurl'accélérateurdupieddroit.Papaavaitessayédem'apprendreune foisdansun terrainvaguederrièreun supermarché,mais après que je lui ai rayé saMerco contre une clôture, il n'avait plus jamaisvoulu.Tut'esaperçuquej'épiaistesgestes.

Tuveuxapprendre?tuasdemandéenriant.Puistuassecouéimperceptiblementlatêteetdenouveauécrasélechampignon.

Matêteaheurtél'appuie-têteetdusableagiclépartout.Ilm'enesttombésurlesgenouxparlavitre.Quandtuasatteintsoixante-dixkilomètresàl'heure,tum'ascriéde tirer le frein àmain.Les zigzagsde la voituredans le sable te faisaientsouriredemanièrediabolique.Jet'aihurléd'arrêter.

Tirelefreinàmain,alors!Je me suis exécuté et la voiture a décrit aussitôt une courbe serrée. Je suis

pratiquementsûrequ'elleestrestéesurdeuxrouesdurantquelquessecondes.J'aiétéprojetéecontretoiavecuneviolenceinouïe,jen'arrivaismêmeplusàbouger.J'aisentilachaleurdetonépaulemegiflerlefrontettoncorpssesecouersouslesassautsdetonrire.

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Ça faisait plus de deux heures qu'on roulait. J'avais scruté l'horizon en quêted'uneville,enquêteden'importequoiet,pendanttoutcetemps,jen'avaismêmepasvuuneroute.Çasemblaitdinguederouleraussilongtempspourêtreencoreaumilieu de nulle part. Certes, le paysage avait légèrement changé au cours duvoyage,debroussailleux,caillouteuxetplat, ilétaitdevenuplussablonneux,plusrouge.Lestouffesd'herbeporc-épicquiarrivaientauxgenouxavaientfaitplaceàdescarcassesd'arbresnoircis,parfoisàunetachevertesignalantuneucalyptus,etpartoutdesrochersdéchiquetéssedressaientaumilieududéserttellesdeslances.Et puis sont apparus desmonticules qui pointaient leurs doigts rouges biscornusversleciel.

Destermitières,tuasexpliqué.Rienàvoiravec l'Angleterre.L'étédernier,quandonavait faitdeuxheuresde

routeenmettantcapàl'ouest,onavaitatterriaupaysdeGalles,unpaysdifférent.Danscedésert,deuxheuresderoutesignifiaientpénétrerdavantageaucœurdubrasier. Plus on roulait, plus il faisait chaud, plus la terre était rouge et plus jeredoutaisdenejamaisensortir.Tut'esarrêtéàproximitéd'unpetitbouquetd'arbres.Tulesvois?tuasdemandé.Quoi?Eux!Là!tuasditenmemontrantlesarbres.Guettelemomentoùilsvont

bougerlesoreillesettulesverras.J'airegardéetsoudain,j'aivuquelquechosebouger,uneoreille.J'aisuivil'oreille

et découvert une tête affublée d'un long nez et de grands yeux marron qui sefermaientsousl'effetdelachaleur.

Deskangourous,ai-jedit.Tuasacquiescéavecunpetitsourire.

Drôlementsavoureux.Quoi?

Le bras appuyé sur le volant, tu as fait comme si tu tirais dessus de tes deuxdoigtstendus.

Vousn'allezpaslestuer?Sij'enmettaisdansmacuisine,onserégalerait,non?

J'aidégluti.J'ignoraisquetuavaisunearmedanslavoiture,çam'aterrifiée.Tut'es rapprochédemoi, pensantque j'étais bouleverséepar ceque tu avais dit àproposdeskangourous.

T'enfaispas,jenevaispaslestuer.Onacequ'ilfautcommenourriture.

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J'ai tourné les yeux vers les kangourous; le plus proche se léchait les pattesavant.

Ilserafraîchit,tuasexpliqué.Sesvaisseauxsanguinssontsituésjustesouslasurfacedesapeau;ilselèchepourfairebaisserlatempératuredesoncorps.C'estunebonneméthode,hein?Tut'esléchéledosdelamainpourtesterlaméthodesurtoi,maislegoûtdeta

peaut'aarrachéunegrimacequis'esttransforméeensourireencoin.Aumêmeinstant,undeskangourousatendulecoupourattraperunefeuillesurunebranchebasse.

Ilsn'ontpassoif?ai-jedemandé,sentantlasécheressedemapropregorge.Tuassecouélatête.

Ilsn'ontpasbesoind'eau,dumoinspasbeaucoup.Ilss'hydratentgrâceàl'humiditécontenuedanslesarbres.Tu as souri en les regardant avec une expression que je t'avais déjà vue. On

auraitditquetuvoulaisquelquechosedeskangourous,quetuenavaisbesoin.Aurevoir,lesamis,tuasditenredémarrant.

Onaroulésanséchangerunmot.Jetejetaisuncoupd'œildetempsàautreetconstataisquetuscrutaisinlassablementlepaysage,jamaislassédecontemplerlesétenduesdesablequis'étiraientdevantnous.

Commentvoustrouvezvotrechemin?ai-jedemandé.Jesuisladirectionverslaquellelesableaétésoufflépourrepérerdestraces.Voussavezcommentrentrer?

Tuashochélatêted'unairabsent.Évidemment.Commentvousfaites?Laterreracontedeshistoires,ellechante.Jepréfèrelaradio.Non,Gem, jeneplaisantepas.La terreaseschants,que lesAborigènes

connaissent. D'ailleurs, j'en connais certains. Ils sont pareils à des cartes, ilsmontrent le chemin. Ils indiquent les repères dans le paysage. Il y a toute unemusiquedusilence,lamusiquedelaterre.J'aifaitcommesijenet'avaispasentendu,meconcentrantsurl'horizon.Tun'as

plusouvertlabouche.Àvoirtonvisageimpassible,tupouvaisaussibienpenseràla terrequi chantaitqu'àquelquechosedebeaucoupplus sinistre. Jenem'étaisjamais interrogée sur les pensées qui assaillaient les ravisseurs. Cela dit, qui ysongerait?Pensais-tuà ta famille, auxendroitsque tuavaisquittés?Quelleétait

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exactementtonopinionsurmoi?Acettedernièrequestion,monestomacs'estserrécarj'aienvisagélepire.Plus

onroulait,plusjem'inquiétaisdetesréflexionsetplusj'étaistendue.Situmetuaismaintenant, aumilieu de nulle part, personne ne le saurait jamais. Personne neviendraitdéterreruncorpsdanscetteimmensité.Autantchercheruneaiguilledansunebottedefoin.Tut'esarrêtéenfaisantlégèrementdéraperlavoiture.

Des chameaux, tu as dit enmemontrant quelque chose qui ressemblaitdavantageàdespetitestachessurlepare-brisequ'àdesanimauxdegrandetaille.J'ai levé lamain pourme protéger les yeux. Tu t'es penché pour prendre des

jumellesdanslaboîteàgants,quetuaslaisséestombersurmesgenoux.Tuverrasmieuxavecça.

Jelesaiportéesàmesyeux.C'estflou.

Tuastournélamolettesurledessusettut'estrouvéducouptropprèspourquejem'écartedetoi.J'aisentilafaibleodeurdetranspirationquicollaitàtapeau.

Jepeuxlefairemoi-même,ai-jeditenécartantlesjumelles.Jelesairégléesjusqu'àcequel'imagesoitnetteetj'aivucinqchameaux,quatre

grandsetunpluspetit,traverserlentementl'horizonàgrandesenjambées.Aveclabrume de chaleur qui s'élevait derrière eux, on aurait dit des rubans de sabletordusparlevent.

Jenevouscroyaispaspourleschameaux.Ilssontrevenusàl'étatsauvage,tuasdit.Ilsontétéimportés,commetoi,

pourlaconstructiondelavoieferrée.Unevoieferrée?Oui,trèsloind'ici,tuasconfirmé.Etdetoutefaçon,elleestplusoumoins

désaffectée.Commelaplupartdeschosesici.Pourquoi?Touts'enva,larocheestexploitée,lesanimauxsontenvoiededisparition,

mêmelesAborigènesontquittéleslieux.Çarendtouttropsilencieux.Tuentends?Quoi?

Tuascoupélemoteur.Lesilence.

Tut'esprotégélesyeuxpourobserverleschameaux.Vousn'essayezpasd'enattraperun?ai-jedemandé.Ilssonttroploinpourêtrecoursés.Çagalope,tusais.Avecunpeudechance,

la curiosité lespousseraàvenirnousvoir.Oualorsondevra trouverunendroit

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moins sablonneux pour prendre de la vitesse et arriver à les attraper. Il fautattendredevoircequ'ilsfont.

Combiendetemps?Tuashaussélesépaules.Aussilongtempsqu'illefaudra,quelquesheures.Tuasfaim?tuasdemandéen

ouvranttaportière.J'aisecouélatête,mangerétaitladernièredemespréoccupations.Danscecas,jevaispréparerlescordes.

Tu es sorti ouvrir le coffre, dans lequel tu t'es mis à farfouiller. Je me suisretournéesurmonsiègejusteaumomentoùtusortaisunrouleaudecorde.Jemesuisfigée,songeantquejepouvaismeretrouversaucissonnéeavec.Laclefétaitrestéesurlecontact.Jepouvaislefaire,jepouvaisl'atteindre,àconditiond'êtresilencieuse.Jen'avais

qu'àmeglissersurlesiègeconducteurenenjambantlefreinàmain,facile.Aprèsquoi, jedémarrerais à toute vitesseavantque tupuissesm'arrêter, avantmêmequetuterendescomptedequoiquecesoit.Franchement,çanedevaitpasêtresidifficilequeça,conduire. Je l'avaisdéjà fait, jesavaischanger lesvitesses. Je telaisseraisenplandansledésert,jeterouleraismêmedessus,pourquoipas.J'airegardécequetufaisaisdans lerétroviseur.Tuavais latêtebaisséeet tu

déplaçaisdestrucsdanslecoffre.J'ailevélajambedesortequemongenoureposesurlesiège,àcôtédufreinàmain.Jen'avaisplusqu'àétendrelajambedel'autrecôté, puis passer le reste du corps. J'ai enjambé le frein àmain. J'ai progressédoucement, centimètre par centimètre, vers ton siège, sans faire de bruit, si cen'estunpetitgrincement.Laseulechosequej'entendais,c'étaientlesbattementsdemoncœur.Jemesuislaisséeretombersurtonsiègeetj'aiposélesmainssurlevolantmais,mêmeles jambestenduesaumaximum,mespiedsn'atteignaientpaslespédales.Jemesuisavancéeauborddusiège,j'aiavancélamainverslaclef.Silence. J'ai soudain réalisé que je ne t'avais pas entendu t'affairer depuis unmoment.J'aijetéuncoupd'œildanslerétroviseur.Quelque chose a bougé surma droite. J'ai eu le souffle coupé enme rendant

compte de ce que c'était. Sa tête argentée reposait sur le rebord de la vitreouverte,àdixcentimètresdemoi,sinonmoins.Ilmefixaitdesesyeuxd'ambreenpointantlalanguedehors.Ilsentaitl'air,ilmesentait.J'airetirémamainetjemesuisreculéeaussiloinquepossibledanslesiège.Le

serpent s'est arrêté, il a tourné la tête. Il s'apprêtait àme sauter dessus. Je nepouvaispasleregarder.Jesuisrepasséepar-dessuslefreinàmainàtoutevitesse,mais mon pied est resté coincé. Je suis retombée sur mon siège en me tapant

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brutalement la tête et les épaules contre la portière. Jeme suis aussitôt palpéepartout, jen'avaismalnullepart.Le serpentm'avait-ilmordue sansque jem'enrendecompte?Satêtebruneauxrefletsargentésétaittoujourssurlereborddelavitre.C'estalorsquej'aiaperçutesmainsquitenaientleserpentjusteendessousdela

tête.Tonvisageestapparudansl'encadrementàquelquescentimètresdelui.Ilestjoli,non?Jel'aitrouvéàcôtédesroues.Onafaillil'écraser.C'estune

chancequ'onnel'aitpasfait.J'ignoresitut'esaperçudelaterreurquicontinuaitdebrillerdansmesyeux.Ni

situsavaisquejem'étaisglisséederrièrelevolantdansledesseindem'enfuir.Teconnaissant,c'étaitsûrementunefaçonperversedemepunir.

Ilestinoffensif,tuasdit.Enfinpresque,sic'estcequitefaitpeur.Sansdouteleseuldanslecoin.

Pourquoivousl'avezattrapé?Pourtelemontrer.Pourmefairepeur?

Non, tu t'esrécriéavecunregardtendrepour leserpent.Onpourrait lerameneràlamaisoncommeanimaldecompagnie.Tun'asqu'àluidonnerunnom.

Jevaisnullepartaveccetrucdanslavoiture,ai-jedit,lesoufflecourt,lavoixsaccadée.

Danscecas,onleferaadopterparlechameau,tuasditensouriant.Tuasretiré leserpentet je t'aiànouveauentenduremuerdeschosesdans le

coffre, j'espéraisqueleserpentn'yétaitpas.J'aidûdéglutiràplusieursreprisespour empêcher le vomi de remonter dans ma gorge, j'ai pris trois profondesinspirations,aussiprofondesquemelepermettaientlesbattementsaffolésdemoncœuretj'aifermélesyeuxtrèsforts.J'étaisderetouràlamaison,blottiedanslachaleur du placard sèche-linge. J'ai gardé les yeux fermés même quand tu esremontéenvoiture.

Pardonsijet'aifaitpeur,tuasditcalmement.Jevoulaisjustequetulevoies.J'aidéjàoubliéquetun'aimaispaslesserpents.Tuasmislecontact.

Allez,jevaistâcherdemerattraper,tuasajoutéenreprenantlaroute.Tun'asplusrienditpendantuncertaintemps.Latêterenverséecontrel'appuie-

tête,jemesuislaisséeballotteraugrédeseffortsdelavoiturepourtraverserledésert.Des kilomètres éprouvants plus loin, tu as finalement arrêté la voiture. Je t'ai

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entenduclaquertaportièreetouvrirlecoffred'uncoupsec.Quandj'aienfinouvertlesyeux,jen'aivuqueducield'unbleulumineux,uncielsansnuageoùtournaitunoiseaudegrandeenvergure.Jemesuisredresséesurmonsiège.Onétaitquelquepart en hauteur. De la voiture, j'ai vu le désert s'étaler devantmoi comme unecarte, une couverture sans fin, brune, orange et plate,marquée ça et là par lesgribouillisvertsdestouffesd'herbeporc-épic,lesbossesrougeâtresdesrochersetleslongsserpentinsdeslitsdesrivièresasséchées.Lavoitureétaitgaréeaumilieud'unbouquetd'arbresdontlestroncsrougefoncé

étaient parcourus de fourmis. J'ai même entendu des petits oiseaux gazouillerquelquepartau-dessusdematêtecommedesgossesenexcursion.Ilyavaitaussides rochers aux flancs ornés de motifs tourbillonnants et dans les crevassesdesquelspoussaientdesfleursminusculesagitéesparunebriselégère.Comparéàl'immensitéstérilequinousentourait,l'endroitfaisaitfigured'oasis.Tuavaispréparéunpique-niquesous leplusgranddesarbres,àgauchede la

voiture. Tu découpais je ne sais quel fruit, assis sur une couverture écossaiseélimée.Lespépinsjaillissaientsousla lamedetoncouteau.Desmouchessesontposéessurlessandwichsquetuavaispréparéssansquetuleschasses.Unebouteilledevinpétillantétaitplantéedanslesable,unevisionpourlemoins

incongruedanscecontexteetdontjeneparvenaispasàdétachermesyeux.Jesuissortiede lavoitureà l'atmosphèreétouffante,plusattiréepar lapromessed'unebrisequ'autrechose.Tum'asserviunverre,puistut'enesserviunpluspetit.

J'aibienfaitdel'apporter,tuasdit.Pourquoi?Tonvingtetunièmejour!Cen'estpasunjourordinaire,sinontun'enaurais

pasparlé.J'aidenouveauregrettédenepasavoirgardécette informationpourmoi. J'ai

fixéleverrequejetenaisàlamain.Vousavezmisdeladroguededans?

Tuasbud'untraitavecungesteagacé.Jeneleferaiplusjamais,jetel'aidit.

Toutàmonexamenduverre,j'aidûlesecouer,carduvinesttombésurmamain,ilétaitchaud.Àlamaison,mesparentsmettaientl'alcoolsousclefdansunevitrine.Sibienquejedevaismesaoulersurledosdequelqu'und'autreauparcavecmesamis.Maisici,jen'enavaispasenvie.J'aiversélecontenuduverredanslesable,tunousasresservisaussitôt.Puistum'astenduunsandwichdontlepainétaitdurcommedubois,etlatranche

detomateaumilieucomplètementmolle.Surprenantmonregard,tuashausséles

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épaules.C'estcequ'onademieux.Sivousessayezdem'impressionneravecvotrepique-nique,c'estraté.Jesais,tuasditd'untongrave.J'aioubliélesfraises.

TuasretirétonT-shirtpourt'essuyerlefront,tuasdescendutondeuxièmeverred'untraitettut'esallongé,latêteposéesurtonT-shirtplié,lesyeuxfuretantparmiles branches. Quelque chose faisait bouger les feuilles et, à voir tes sourcilsfroncés,tucherchaisàsavoircequec'était.Desgouttesdesueurperlaientsurtontorse,s'attardaientdanslescavitésentretesmuscles.J'aibuunegorgéedevin,onauraitditduthéchaudgazeux.Jesuisalléeprendremonpull-overdanslavoitureet je l'ai posé surma tête. Le soleil tapait à travers les branches, plongeant lepaysagedanslaléthargie.

Écoute,tuasdit.Quoi?Iln'yarien.Maissi.Pasdescentrescommerciauxnidesvoitures,maisd'autreschoses:

desinsectesquibourdonnent,desfourmisquitrottinent,unsouffledeventquifaitgrincer l'arbre, un oiseau «mangeur de miel » qui cavale et les chameaux quiarrivent.

Quoi?Tum'asdésignéleterrainencontrebasd'unsignedetête,avecunpetitsourire

satisfait.Vavoir.

Jemesuis levéepour jeteruncoupd'œilaupaysagemonotone.Effectivement,j'ai vu des petits points flous devenir de plus en plus gros à mesure qu'ilsapprochaientdupieddenotremodestecolline. Jen'avaispasbesoinde jumellespoursavoirquec'étaientleschameaux.

Vous ne pouvez pas les avoir entendus arriver. Il faudrait avoir l'ouïe deSuperman,ai-jeditd'untonméprisant.

QuiteditquejenesuispasSuperman?tuasréponduennemeregardantqued'unœilàcausedusoleil.J'aihaussélesépaules.SivousétiezSuperman,vousm'auriezdéjàsauvée,ai-jeditdoucement.Quiteditquejenel'aipasfait?N'importequivousdiraitquevousnel'avezpasfait.Danscecas,n'importequisetrompe,tuasrépliquéenteredressantsurles

coudes.Detoutefaçon,jenevoispascommentjepourraistesauverpuisquejet'ai

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enlevée.Ilfaudraitquej'aieunepersonnalitémultiple.Cen'estpaslecas?ai-jemurmuré.

J'aimangélesandwichetjemesuisforcéeàboiremonvinpétillant.Profitantdecequeturefermaislesyeuxàcausedusoleiletn'ayantriendemieuxàobserver,jeme suis autorisé un coupd'œil vers ton torse, par curiosité vraiment. Je n'enavaisvudesemblablesquedans lesmagazines. Jemesuisdemandésicen'étaitpas ainsi que tu avais gagné de l'argent, en étant mannequin. J'ai regardémonventrepourévaluercombiendegrasjepouvaisprendreavecunemain.

Net'inquiètepas,tuasditenouvrantunœildecrocodile.Tuesbelle.TuasreposélatêtesurtonT-shirt.Belle,parfaite,tuasajoutédansunmurmure.Qu'est-cequevousensavez?Vousêtesbâticommeuntop-modèle.

Jemesuismorduaussitôtlalangue,regrettantdet'avoirfaitcecompliment.Ouunstrip-teaseur,ouunprostitué,ai-jealorsajouté.Jenevoudraispasquetumetrouvesrépugnant,tuasditavecuneébauchede

sourire.Troptard.

Tuasouvertl'autreœil.Tunemelâcherasdoncjamais?Sivousmedonnezvosclefsdevoiture,jevoustrouveraitouslesattraitsdu

monde.N'ycomptepas,tuasditenrefermantlesyeuxpourretrouvertaposition

initiale.Toutcequetugagnerais,c'estdeteperdreetdemourir.Donnez-moiunechance.Lasemaineprochaine,peut-être.

Tuesrestéencorequelquesminutesallongéàparesser.Avectesyeuxclosettaboucheentrouverte,onauraitpu tecroirepaisible.Unemoucheaatterri sur tajoue,puiselleestdescenduejusqu'àtalèvreinférieureoùelles'estarrêtéepoursenettoyeràtasalive.Quelques instants plus tard, tu as rangé le pique- nique et on a redescendu la

colline, roulantparendroitspresqueà laverticale.Etchaque foisque lavoitureheurtaituncaillou,levolantsemettaitàtournertoutseul.Plusonapprochaitdubasetpluslepaysagerétrécissait.Arrivéeaupied,j'avaisoubliélavueinfiniequi,d'enhaut,s'étaitétaléedevantmoi.Tut'esgaréàl'abridelacolline,maisilfaisaittropchaudpourattendredansla

voiture, alors tu m'as dit de sortir me mettre à l'ombre. Les chameaux ont

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finalement débarqué. On les a regardés approcher à lentes enjambées quand,soudain,ilsontaccéléré,laformedeleurcorpsplusvisibledesecondeenseconde.Ilsavaientdûvraimentsehâter.Tuasprislesjumellespourlesobserver.

Montedanslavoiture!tum'ashurléaussitôt.Ilsnousontvus.Ilsvontchangerdedirectionavantd'arriverici.Onentendaitauloinlemartèlementdessabotssurlesabledur.Viens!tum'ascriéenmefaisantsignedeterejoindre.Viteoujetelaisseici!

C'étaituneproposition tentantemais,bienque j'aie faitsemblantducontraire,j'étais impatiente de voir comment tu allais t'y prendre pour capturer un animalaussigrand.Tuasdémarrésurleschapeauxderouesavantmêmequejerefermemaportière,vérifiantd'uncoupd'œilquej'étaisbienmontée.

Resteassiseetaccroche-toiàquelquechose.L'aiguilleducompteurdevitesseestmontéeenflèchetandisqu'onfonçaità la

poursuite des bêtes, accélérant dès que le sol était plus ferme. Des trucs secognaientdans lecoffre. J'espéraisque le serpentn'yétaitplus,qu'iln'étaitpasbringuebalédanstouslessens,àdeuxdoigtsdericocherversmoiàtoutmoment.J'ai senti les roues patiner et, plus d'une fois, la voiture a fait une violenteembardée.Tuétaisextrêmementconcentré.

C'estdangereux!ai-jecrié.Lavoitureaalorsbondiau-dessusd'unebandedesableet jemesuiscogné la

tête au plafond. Au même moment, tu jetais un coup d'œil aux jumelles quivaldinguaientàl'arrièreavantdes'aplatircontreuneportière.

Peut-êtrepas,tuasditenriant.Tuasécrasélechampignonetjemesuisagrippéesifortàmapoignéequej'enai

eulesdoigtsraides.L'aiguilleducompteurdevitesseestrestéebloquéepileau-dessusdesoixante-dixkilomètresàl'heure.Onétaitpresqueàleurhauteuret,tuavaisraison,ilsavaientbienchangédedirectionavantd'arriverànous.Àprésent,ilsgalopaientàfonddetrainversl'horizon,lecoutendu,latêtebaissée,faisantdesenjambéesdegéant.Jen'avaisjamaisvudechameausauvagedemavieetj'étaiseffrayéedevoirqu'ilsnousdominaientdetouteleurhauteur.Uncoupdesabotaubonmomentetunepattepouvaitparfaitementpasserparlavitreouverte.

Attrapelaperchesurlesiègearrière,tuashurlé.Vite!Jemesuisretournéepourprendrelegrandboutdeboisàl'extrémitéduqueltu

avaisnouéunlasso.J'aiessayédetelefairepasser,maiscen'étaitpasfaciledanscetespacerestreint;ils'estcoincédansl'encadrementdelaportièreetjenesuispasparvenueàlecoulerentrelesdeuxsièges.Tuasjetéuncoupd'œilàlaperche,puisauxchameaux,t'efforçantdecontinueràroulerdroitetàleurhauteur.

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Ilmelafautmaintenant!Jefaiscequejepeux.

Tuastendulebraspourdégagerlapercheet,enlatirant,tut'enesdonnéungrandcoupauvisage.Lavoitureafaituneviolenteembardéesurladroite,versleschameaux.J'aihurlé.Tum'asattrapéeviolemmentparl'épaule.Tais-toi!Tuvasleurfairepeur.

Tuaspassé laperchepar la vitreen la faisantglisser sur tesgenoux, leboutarmédulassopointéversleschameaux.Tulesobservaisattentivement,levisageruisselant de sueur. D'ailleurs, j'étais dans le même état, en dépit de l'air quisoufflait.

Je vais tenterd'attraper la jeune femelle, tuas crié.Cellequi est laplusprochedenous.Tuesd'accordpourconduire?tuasdemandéentepenchantsansattendreparlavitreouverte.

Qu'est-cequevousfaites?Prendslevolant!tum'asordonné.

Jen'avaispasvraimentlechoix.Tun'avaispasplutôtcriétonordrequetuétaisdéjà dangereusement penché à l'extérieur de la voiture, qui s'est mise alors àdévierendirectiondeschameaux.Sielleavaitcontinuésursalancée,tun'auraispastardéàheurterdelatêtel'arrière-traindupremier.J'aiététentéedelalaisserfaire.

Prendslevolantimmédiatement!Je me suis exécutée. J'entendais les chameaux grogner sous l'effort et ta

respirationaussi.J'aiprislevolant,tul'avaisrenduchaudetcollant.Tuasdéplacélepiedgauche vers l'accélérateur au lieude le laisser à côtédu frein, la jambedroiteappuyéecontrelaportière,plusmoyend'arrêterlavoituresibesoinétait.

Rouleenlignedroite!Je me suis efforcée de ne pas regarder les chameaux car, chaque fois que je

tournais les yeux vers eux, je tournais le volant en même temps. Je me suisconcentréesurlesétenduesdesabledevantmoi.J'aidûfaireunécartpouréviterunbuissond'herbeporc-épicet,cefaisant,j'aifaillit'éjecterparlavitre.

Bonsang!Tuconduisencoreplusmalquemoi!tuasditenriantdanslevent.Tu as enroulé ta jambe droite autour de la gauche afin de pouvoir te pencher

davantage, la perche sortie au maximum, déroulant les mètres de corde quipendaientderrière.Tuavaislacuisseappuyéecontremonbras,sansdoutepourtepermettredegarderl'équilibre.

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Dèsquejeluiaipassélelassoautourdel'encolure,écarte-toi.Lacordevasedévideràtouteblinde,ellepeuttecouperendeux.Jeneplaisantepas.Enmevoyanthisséehorsdemonsiègepar-dessuslelevierdevitesse,lesmains

accrochées solidement au volant, jeme suis demandé comment je pourrais bienm'écarterdequoiquecesoit.Tuasaccéléré,faisanttressauterlavoiture.Tuétaisprêtà lancer,concentré, lecorpstendu,ta jambefortementappuyéecontremonbras.Jeme suis obligéeà respirer.Tuavais lebras levé, sur lepointde lancer ton

lasso. Tu t'es penché encore plus, le torse étiré au maximum, chaque musclecontracté. Si je te poussais, basculerais-tu à l'extérieur? Tu as fait tourner lapercheautourdetatête,deplusenplusvite,deplusenplusfort.Ettuaslancé.J'ai vu le lasso filer vers la têtede la chamelle, la corde sedévidant follement

derrière la perche. L'extrémité a zigzagué en sifflant à travers l'habitacle, mebrûlantlebrasaupassage,imprimantuneprofondemarquerougesurtonventrenu.Quandsoudain, lavoiture s'estmiseàpivoter toute seule. J'ai senti l'arrièrevireràgaucheetj'aifaittoutcequej'aipupourtournerlevolantdansl'autresens.

Laissetomber!tuashurléenretombantsurtonsiège,manquantt'asseoirsurmoi.Et,detamainlibre,tuastournélevolantverslachamelle.Cramponne-toi!

Tonpiedgaucheaquittél'accélérateurpourvenirs'écrasersurlefrein.Pourlecoup,lavoitures'estvraimentmiseàpivoter.J'aivulachamellepasserenunéclairdevant le pare-brise. Je suis retombée lourdement sur mon siège, cherchantdésespérémentquelquechosepourm'agripper,etj'aifermélesyeux.Tuessortidelavoitureenquatrièmevitesse.Lachamellepoussaitcecriaffreux

quiestpropreauxchameaux,ungémissementprofondetdésespérédontledésertrenvoyaitl'écho.Jesuisvenuevoir.Vousl'avezblessée?ai-jedemandé.Quesafierté.

Ellenecessaitdefairedegrandscerclesaveclecou,lesyeuxrévulsésdepeur.J'aitouchésonpelage.

Pauvrechose.Tu lui as rapidement attaché les pattes. Puis tu as sorti le seau du coffre et

soulevé avec un petit grognement un des gros jerricans que tu as coincé sur tacuissepourremplirleseaud'eau.

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Voilà,doucement,majolie,tuasmurmuréàlachamellepourl'inciteràboire.Tu lui as caressé le cou pour la calmer,mais elle n'avait d'yeux que pour son

troupeauquidisparaissaitauloinetellenecessaitdegémir.Elleavouluavancermais,commetuserraislacordeautourdesespattesavant,elleadonnéuncoupdesabotdelapattearrière,memanquantdequelquescentimètres.

Faisattention, tum'asprévenueen surgissantà côtédemoipour lier lachamelleauniveaudesrotules.Passedel'autrecôté.Tuasjetélacordedel'autrecôtédesabosse.Tire!tum'asdit.

J'aitiré.Plusfort.

J'ai tiré encore, la mort dans l'âme. Chaque fois, la chamelle se plaignait entournantversmoidegrandsyeuxdésespérés.Tutiraisaussidetoncôté,sibienqu'elle a fini par avoir les pattes avant ligotées et elle s'est agenouillée dans lesable.

Çasuffit!tum'ascriéavantdetejetersursabosse,pesantdetouttonpoidssur elle, pesant jusqu'à ce que ses pattes plient sous elle et que tu sois certainqu'elleneselèvepas.Puis, rapide comme l'éclair, tu lui as ligoté les pattes arrière au niveau des

rotules,desortequ'ellenepouvaitpluslesétendre.C'estcruel,ai-jedit.Tupréféreraisavoirunehémorragiecérébraleàcaused'uncoupdesabotsur

latête?tuasditengrattantlapattedelachamelle.Onpeutlefairedemanièrepluscruelle,crois-moi.Jet'aicru.Tuconnaissaissansdoutedesmanièrespluscruellesdefairebiendes

choses. Le gémissement de la chamelle s'était amplifié, tant en volume qu'endésespoir;ilétaitdifficiledecroirequ'untelsonprovienned'elleseule,commesiledéserttoutentiers'yétaitmis.Jemesuisdemandésiquelqu'und'autrel'entendait.Le restedu troupeaun'étaitplusdenouveauquedespetitspointsà l'horizon, àpeinevisibles,maisellecontinuaitdetordrelecoudansleurdirection.

Turêves,mafille,situcroisquetuvast'échapper,tuasmurmuré.Àprésent,elleavaittouteslespattesentravéesetelleétaitattachéeàlavoiture,

ilétaitpeuvraisemblablequ'ellepuisses'échapper.J'airegrettéquecenesoitpasle cas, qu'elle n'arrive pas à se libérer de ses liens et retrouve au galop sontroupeauenlesappelantàgrandrenfortdevoixtoutlelongduchemin.

Tum'emmèneraisavectoi?ai-jechuchotécontresonflancchaud.

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J'aifaitletourpourlavoirdeface.Mêmeapeurés,sesyeuxétaientmagnifiques,marronfoncéavecdescilsduveteux.Elleaarrêtéderegardersontroupeaupourmejeteruncoupd'œil.

Tevoilàpiégéetoiaussi,luiai-jedit.Necherchepasàt'enfuir,ilseraaprèstoi.Elleabaissélatêtepourmeregarder.Onauraitditqu'ellemecomprenait.J'ai

hochélatête.Toietmoi,majolie,ai-jemurmuré.

Quandelles'estimmobilisée,tut'esavancéversellepourluiattraperlatête,unesorte de longe à lamain.Dès qu'elle t'a vu, elle a reculé pour t'échapper avec,cettefois,unesortederugissementmonstrueuxetguttural.Tuluiasposélamainsurlecoupourluifairebaisserlatête.

Hé,majolie,tuasmurmuré.Nefaispasça.Lachamelleadétesté,ellesecouaitlatêtedanstouslessensenfaisantunbruit

effroyable,mais tuascontinuéde la tirervers toi, ta forcevenantmêmeàboutd'unchameau.Ellem'ajetéunbrefcoupd'œil,abaissantseslongscilsravissants,puiselles'esttournéeverstoietellet'avomisurlatête.Rienneressembleauvomidechameau,unesubstancegrumeleusemarrontirant

sur le vert, qui sent lamerde de chien, l'égout et la pissemélangés. C'est sansl'ombred'undoutecequej'aisentidepiredansmavie,pirequelespetsdepapa,pirequelecacadebébé,pirequetout.Ettuenavaispleinlatête.Jet'aivuenrecracher,tuenasessuyésurtajoueetretirédetesyeux.Ettoutdesuiteaprès,tut'espenchépourvomiràtontour.Jen'étaispas loinderrière,sibienqu'aupremiereffluve, j'airendumonpique-

nique. Je suis nulle dans ce cas, chaque fois que quelqu'un est malade, je suismaladeaussi.Aupointcettefoisd'avoiràm'accroupirdanslesable,lecoutenduentre les genoux. T'entendre vomir n'a rien arrangé non plus, j'ai cru que je nepourrais plus m'arrêter, j'ai continuémême après que tu as fini. La chamelle acessédegémirjenesaisquand,aumilieudetoutça,elledevaitêtrecontented'elleetsemoquerdenous.Commentluienvouloir?Àmoinsquecesoitlemomentoùellearenoncéàtoutespoirenserendantcomptequesontroupeauétaitpartipourdebonetqu'ilétaitdésormaisinutiledegémir.J'ai roulé sur le sol pour m'adosser contre un arbre. L'odeur de vieux vomi

empuantissait l'air. Les mouches s'en étaient déjà emparées avec unbourdonnementincessant,se laissanttomberdessusavantd'essayerdevenirsurmafigure.Lachaleurn'afaitqu'empirerleschoses,j'avaislatêtequitournait.J'airegardélesétenduesdesablequis'étiraientsurdeskilomètres,maisj'avaisdumal

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àmeconcentrer.Le voyage de retour fut le pire voyage de ma vie, pire que celui que j'avais

effectué,coincéedanslecoffre,que,detoutefaçon,jenemerappelaispas.Mêmeavec les vitres baissées, la puanteur s'est immiscée dans chaque recoin de lavoiture.Etquandlevomiaséchésurnoshabits,l'odeurestdevenuepestilentielle,unmélange de pieds sales et de lait tourné. Et, pour couronner le tout, elle semélangeait à celle des fruits du pique-nique qui s'étaient écrasés sur le siègearrièreàcausedetaconduitesauvage.Onaroulé,latêteàlaportière.Lachamelle trottaitdernièrenous,désormaisdocile.A croirequ'elle t'avait, à

sonmodesteniveau,rendulamonnaiedetapièceets'entrouvaitplusheureuse.J'aiencorevomi,jenesaiscombiendefois,lelongdelaportière,desfiletsdebileblanche.Lelendemain,jet'aitrouvéentraindedresserlachamelledansunenclosfaitde

boisetdecordequetuavaisdûfabriquerpendantlanuit.Tul'avaismontédesortequ'ilsoitcontiguàlaclôtureenfildeferquientouraitlesDifférents.Jemesuisapprochéepourregarder.Tuluiavaisdéjàpasséunelongeautourde

l'encolure,elle-mêmeattachéeàunecorde,et lachamelle tesuivait,pluscalme,presque résignée. Elle avançait, tête baissée, et avait renoncé à gémir. Tu luiparlaisdoucementà l'oreille,despetitsmotsdouxque jenepouvaisentendrenicomprendre.Elleavaitl'aird'apprécier.

Commenttuveuxl'appeler?tuasdemandéquandtut'esaperçuquej'étaislà.Volée,ai-jerépondu.

C'estlepremiermotquim'estvenuàl'esprit.Cen'estpasunnom.Mais c'est ce qu'elle est, non?Volée à son troupeau, ai-je répondu,m'en

voulantd'avoirapportémacontribution.Elleapprendraànousaimer,tuasditdoucement.Tupensaispareilquandtu

esalléecherchertonchataurefuge?C'étaitdifférent.

Tut'esapprochédel'endroitoùj'étaisentirantlachamelleparlacorde.Elleabaissé la têtepourque je lacaresseet tuasposé lamainsurson flancd'unairrêveur.

Ondevraitl'appelerNausea,tuasdit.C'estnul,commenom.Çaluivabien.J'aimisuntempsfouànettoyerlaportièredelavoiture,tuas

réponduenposantsurmoiunregarddouxpluslongtempsquenécessaire.

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Tum'astendulacorde.Tiens,tuneveuxpasessayerdelaguider?

Jesuisentréedoucementdans l'encloset jemesuissaisiede lacorde,évitantainsi de te toucher. J'ai caressé l'encolure de la chamelle dans l'espoir de larassurer,cherchantlesparolesquiluiferaientcomprendrequejeneluivoulaispasdemal.Ellesedressaitau-dessusdemoi,toutenpattesetenmuscles.Ellesentaittoujoursvaguement levomi,mélangéàquelquechosed'autrequi ressemblaitaudésert.Ellesentaitlesable.

Marcheenlignedroite,elletesuivra.J'ai avancé et elle m'a suivie, penchant la tête pour me renifler gentiment

l'épaule.J'aisentiseslèvressurl'encoluredemonT-shirt,sonsoufflechauddansmanuque,lemartèlementdesessabotssurlesolàcôtédemoi.

Tuesdrôlementjolie,jeluiaichuchoté.Elle mastiquait je ne sais quoi en décrivant des cercles avec la mâchoire

inférieure.Sadouceur,sondésirdesesoumettrem'asurprise,difficiledecroirequelaveilleencore,elleétaitunanimalsauvage.

Leprochaintrucqu'onluiapprend,c'estàplonger.Quoi?Às'asseoir.Maintenant,repassedel'autrecôté.

Tum'asreprislacordeettum'aspousséeverslaclôturepourquejemeglissedessous,puistum'asredonnélacorde.

Tiens-labien.Derrièrelaclôture,ellenepourrapastedonnerdecoupdesabot.Aprèsquoi,tuluiasattachéunepatteavantavecunedeuxièmecorde,puistuas

balancécelle-cipardessussabosse.Ilfauttirerensemble,tuasdit.Ellevatrèsvitecomprendre.

Onnes'étaitpasplutôtmisàtirerquelachamellearecommencéàgémir.J'aisecouélatête.Çanemeplaîtpas.Leschameauxfonttoujoursducinéma.

Tu luiascaressé l'encolureen luisusurrantdesmotsgentils,qu'elleaécoutésattentivementenbougeantl'oreille.

Dèsqu'elleaurapigécequ'onattendd'elle,ellelefera.Leschameauxsontcommeça.Jemesuisdemandésitupensaislamêmechosedemoi.J'aicommencéàavoirchaudàlatête,jesuisalléem'allongersurlecanapéen

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rotinde lagalerie. Je t'airegardéobliger inlassablement lachamelleàs'asseoir,puis à se relever. Le soleil tapait mais, à l'abri du toit, la chaleur était moinsoppressante, j'avais les paupières qui se fermaient. Dans cet état de demi-somnolence, j'ai été assaillie par les souvenirs: la tête d'Anna quand elle m'aannoncé qu'elle sortait avec Ben, maman rentrant à la maison avec un sac quivenaitdechezuntraiteur,Joshmefaisantdespropositions.Jet'aientendusifflerunairinforme.J'aiouvertlesyeuxd'uncoupetjemesuis

forcéeàmeredresser,turevenaisversmoi.Tut'esappuyéàunpilierdelagalerieavecunsoupir.Tuavaislesjouesunpeu

rouges,desmèchesquitecollaientaufront.Tut'esrouléunecigarettedonttuasrapidementcollélesbordsd'uncoupdelangue.Cejour-là,j'aiprismontempspourt'observer,m'attardantsurtespommettessaillantes,tamâchoirebiendessinée,tapetitecicatriceettescheveuxunpeulongs.

Jevousaidéjàvu,n'est-cepas?ai-jedit.Aprèslafoisoùj'avaisdixans.Tuastirésurtacigarette.Unflotdebribesdesouvenirstourbillonnaitdansma

tête, levaguesentimentde t'avoir croisédans lequartier,quelquepartauparc,parfois, et autre chose aussi. Jeme suis rappelé à quel point ton visagem'avaitsembléfamilieràl'aéroport.

Pourquoijevousreconnais?Jetel'aidit,jet'aisuivie.Ça,c'estjusteflippant.

Tuashaussélesépaules.Jemesuispenchéeenavant.Mais,moiaussi,jevousreconnais.Etc'estencoreplusflippant.Pourquoi?

Tuassouri.J'habitaispasloin.Oui,maisilyaautrechose.Quandjevousaicroiséàl'aéroport,jesavaisque

jevousavaisdéjàvu.J'avaismalàlatêteàforcederéfléchir.J'aiessuyélatranspirationquimecoulait

surlefrontetjusquedanslecoindesyeux.J'aidécollélescuissesducanapépourmepousserplus loin,versunendroitplusfrais.Tucachais lesoleildetes largesépaules,jevoyaistonT-shirtpendremollementaucreuxdetesreins.Tuastirésurtacigarette.

Jet'airencontréedansleparc,tutesouviens?Vousyétiezsouvent?Toutletemps.Commetulesais,j'aivécuuncertaintempsaunumérounde

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l'alléedesRhododendrons,tuasréponduavecunsourire.Ensuite,j'yaitravaillé.Travaillé?Oui,aprèsquejet'airencontréeetquej'aidécidédemereprendre,j'aitrouvé

unpetitboulotauparc:entretien,bêchage.Jetevoyaisavectescopains.Ilyacombiendetemps?Troisans,peut-être. J'ai fait çapendantdeuxansàpeuprès,demanière

irrégulière.J'aimaisbien.J'airepenséauparc,jemerappelaisprécisémentl'emplacementdesarbres,des

parterresdefleurs,desbancsaussi,ainsiquedesépaisbuissonsàl'abridesquelsonpouvaitfumertranquillement.Jemedemandaisparfoissijeneconnaissaispasmieuxleparcquemamaison.Maisjeneterevoyaispasdutout.Àmoinsque?Vousaviezlescheveuxlongsàl'époque?

Tu as acquiescé avec un petit sourire. Et ça m'est revenu, j'ai revu le jeune,maigre et silencieux, qui s'activait toujours légèrement hors de vue, avec lescheveuxquiluiretombaientsurlafigure,lejeuneabsorbéparsontravaildanslesplates-bandes.

C'étaitvous?Peut-être,àunmomentdonné.OnparlaitdevousavecAnna.Ellevoustrouvaitmignon.

Tuasri.Ettoi,tumetrouvaiscomment?C'étaittoiquejeregardais.

J'ai sentimes jouess'embraser. J'enragederougiraussi facilement. Jemesuisdépêchéederemonter lesgenouxetdeposer la têtedessuspour tecachermonvisage.

C'estvraimentbizarrequevousm'ayezobservéecommeça.Pastoujours.Parfois,c'étaitbon.

Monfardm'aquittéeaussitôt,faisantplaceaumalaisequimetordaitleventre,àla nausée quimontait immanquablement chaque fois que je pensais à ce que tum'avais fait. J'avais envie de savoir ce que tu avais vudans le parc au cours detoutes ces années, j'avais dû faire des trucs idiots.Mais, d'un autre côté, je n'ytenaispasetjen'avaispaslamoindreintentiondeteledemander.Jemesuisreplongéedansmessouvenirsduparc,repensantauxfoisoùj'yétais

allée,d'abordavecmesparents,pratiquement tous lesdimanchespendantunandèsqueletempslepermettait.Papaetmamanlisaientlesjournauxsurunbancetjejouaisauprèsd'eux.Mamanemportaittoujoursdesjouetsàmonintention,mais

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je préférais me promener dans les plates-bandes en inventant des histoires duroyaume des fées. C'était un bon souvenir, un des plus joyeux concernant mesparents.À l'époque,mamann'avaitpasencore reprisunboulotàplein tempsetpapa était plus détendu. Dansma tête, on forme une famille normale heureuse.C'estbon.C'estsansdoutel'annéeoùjet'airencontrépourlapremièrefois.Avais-tu été le témoin de tout ça? Ces rares moments de bonheur familial

faisaient-ilspartiedecequit'avaitattiréenmoi?J'aitournélesyeuxverstoi.Tuétaisentraindetripoterunclouquimenaçaitdetomber,tuessayaisdeleretirer.Jet'airegardélepousserd'avantenarrièrepourglisserundoigtdessous,toutetonattentionmobilisée.Àtevoirpenchécommeça,tusemblaispluspetitquetun'étaisenréalité.Jemesuisrenverséesurledossierducanapéetjemesuisconcentréesurleciel,sibleu,sivide.Cejour-là,pourtant,quelquesnuagesfilaientàtraversleciel,semblablesàdesbarbesàpapa.J'yaicherchédesvisages.Combiendefoisenavais-jefaitautantauparcavecAnna?Ontrouvaittoujoursle

visagedeBendans legrosnuagequi souriaitencoin.Annam'avaitditqu'elleyavaitvuJoshunefoisentraindemeregarder.Aprèscetépisode,jem'étaisméfiéedelui,jeluiavaismêmeparlépouressayer

desavoirs'ilétaitaussitorduquejelepensais.Çan'avaitfaitquel'encourager;ils'estmisàmesuivrepartout,rôdantautourdenotregroupe.Annan'yvoyaitpasd'inconvénient,cequiétaitcurieuxdanslamesureoùiln'échappaitàpersonnequeJoshfaisaitunefixettesurmoi.Ellevoulaitpeut-êtrequejesorteaveclui,defaçonàavoirBenpourelletouteseule.Aufildesnuagesdérivaitunepenséequejetentaisderepousser.J'aiabandonné

lecielpourmeconcentrersurtoi.Maislapenséerefusaitdemequitter.Unjourd'étéoùilfaisaitchaud,presquedeuxansauparavant,auparc,cefameuxsoir.Tuasréussiàpasserledoigtsousleclou,parvenantenfinàleretirer.Joshtraînaitdanslecoincesoir-là,rôdantauxabordsdenotregroupe,telleune

chauve-souris.L'alcoolcoulaitàflotsetpasduléger.Chacunavaitapportédequoiboireeton

avaitmélangéletoutdansunebouteillededeuxlitres.AnnariaitauxéclatsetBenlapelotait,làdevanttoutlemonde.J'aientendusafermetureÉclairdescendre,leclaquementdel'élastiquedesaculotte.JayetBethlesontcharriéssurlefaitqu'ilsallaientperdreleurvirginitéenpublic,maistoutlemondeétaitjalouxenfait.Onaécarté Ben et Anna du cercle des buveurs et le reste du groupe s'est remis àpicoler.Auboutd'uncertaintemps, laconversations'estéteinte, JayetBethontdisparudanslesbuissonset jemesuisretrouvéetouteseuleàcôtédemesdeuxmeilleursamisentrainpratiquementdebaiseràcôtédemoi.

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Mais Josh n'avait pas quitté les lieux, il traînait dans l'ombre derrière. J'aicontinué à boire. J'espérais stupidement qu'Anna et Ben arrêteraient bientôt etqu'on rentrerait ensemble. J'ai jeté un coup d'œil de leur côté et j'ai surpris leregard qu'Anna me lançait par-dessus l'épaule de Ben, j'ai compris aussitôt cequ'elleattendaitdemoi.Alorsjemesuistirée.J'aitraverséleparcentitubantdansl'obscurité,endirectiondelasortie.JenesaispasoùJayetBethétaientpassés,maisjenelesvoyaisnullepart.L'airétait lourdd'uneodeurdeterre.Despetitsmoucheronsmetournicotaientdevantlesyeux.Joshsuivait.Au début, je ne l'ai pas vu,mais àmi-chemin de la sortie j'ai entendu ses pas

hésitantsetrapides,etmêmelefrottementdesonjean.Jemesuisretournéeetjel'aivuvenirversmoi,àquelquesmètresderrière.Ilavaitunsaleregard,commes'il n'avait faitqu'attendre tous cesmoisdemecoincer toute seuleet saouleenplus,poursuivantununiquebut.J'aicommencéàavoirlatêtequitournaitetj'aidûm'appuyeràunarbrepournepastomber.C'estalorsquejemesuisperdue.Quandj'aivoulureprendrel'allée,jemesuis

trompée,etsansm'enrendrecomptetoutdesuitenonplusparcequeJoshs'étaitmis à me parler, à se rapprocher. La seule chose sur laquelle j'arrivais à meconcentrer,c'étaitd'allerplusvite.Ils'estmisàrire,d'unriregras.

Gemma,attends.Jeveuxseulementteparler,disait-il.Jemesuisretrouvéedansunezoneduparcquejenefréquentaispasbeaucoup,

prèsdesfougères,danslefond.Ilyavaitunbassinplusloin,c'esttoutcedontjemesouvenais.Poursortir,ilauraitfalluquejereviennesurmespas,orJoshétaitdansl'alléeetilserapprochait.Ilfaisaittrèssombre,j'avaisdumalàlesituer.

Fouslecamp,Josh,ai-jedit.Uneautrefois.Rentrecheztoi.Maisilestencoretôt.

J'ai jeté un coup d'œil autour de moi, en quête d'une branche ou d'un objetquelconqueàbrandir.J'aiessayédemerappelerl'emplacementdubassin.L'alléeenfaisait-elleletour?Menait-elleailleursensuite?

Allez,Josh,àquoitujoues?ai-jetentéànouveau.Tusaisquejeneveuxpassortiravectoi,ai-jeajoutéd'unevoixtremblante,lagorgeserrée,àdeuxdoigtsdenepluspouvoirparler.Laisse-moitranquille.

Pasquestion.Josh n'était plus qu'à quelques mètres; je devinais le bassin devant moi, les

plantesquipoussaientautoursedressaienttellesdeslances.J'aisentilasoudainehumiditédel'air,lesolplusmeublesousmespieds,j'aientendulebruissementdujean de Josh passant à travers un buisson. J'ai vu sur ma gauche une allée qui

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contournaitlebassin.Jebifurquaisversl'alléequandças'estproduit.J'ai ouvert les yeux d'un seul coup en repensant à quelque chose. Tu étais

toujours en train de tripoter le clou que tu avais presque fini de dégager. J'airegardétondoscourbé,entendutespetitsgrognements.

VousétiezauparclesoirdeJosh?Tuastordulaboucheetonauraitditquetuteramassaissurtoi-même,quetu

courbaislesépaulespar-dessustontorse.J'airefermélesyeuxuneseconde.Jeme rappelais parfaitement le bruit d'échauffourée que j'avais pris pour une

glissadedeJoshdansl'herbe.Soudain,deuxombress'étaientprojetéessurl'alléeàcôtédemoi,unegrandeetunepetite. Jemesuis retournée. Ilyavaitquelqu'und'autre,quelqu'unavecunecapuchegrisfoncé,quifonçaitsurJoshpourl'écarter.J'ai entendu Josh se mettre à hurler quelque chose avant que sa voix ne soitrapidement étouffée par celle de l'autre personne, une voix basse, profonde etpressante.J'aicruqu'ils'agissaitd'undesescopainsbizarresquifaisaitl'imbécile,quil'entraînaitdanslesbuissonspourfumerunjoint,àgrandrenfortdebourrades.Àmoinsqueçan'aitétéBenouJay.Jenemesuispasattardéepoursavoirlefinmotdel'histoire.Jesuispasséeen

trombedevantlebuissonoùJoshavaitdisparuetj'aicourujusqu'àlamaisonsansm'arrêter, jusqu'à ce que j'aie mis la clef dans la serrure et refermé la portederrièremoi.Àforcedemanipulerleclou,ilafiniparpartir.Tul'asfaitsauterdanstamain,

puistum'asjetéuncoupd'œiletj'airéussiàsoutenirtonregard.C'estpourcetteraisonqueJoshestparti?Vousétiezletypeàlacapuche,

n'est-cepas?ai-jedemandé.Tu es retourné au clou dans ta main, puis tu as penché la tête de côté pour

admirer le paysage. Le soleil était en train de se coucher, les derniers rayonsparaientlesDifférentsderefletsdorés.

Qu'est-cequevousluiavezfaitdanslesbuissons?Tum'asregardéeetl'éclairdanstesyeuxm'aindiquéclairementquetusavais

trèsbiendequoijeparlais.Rien.Jen'airienfait,tuasdit.Ilm'alaisséetranquilleaprès.Jesais.

Jemesuispenchéedavantage.J'aivulesgouttesdesueursurtanuque,maisjeneressentaisquefroideur.Jet'airegardéavecdesyeuxincrédules.

Vouspensezm'avoirsauvéedesesgriffes?

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Atonavis?tuasditent'asseyantsurtestalonsdevantmoi,scrutantmonvisagepourdevinermespensées.Tun'esdoncpascontentequej'aieétélà?tuasdemandéenposantlamainsurlecanapé,frôlantmacuisseaupassage.J'aifroncélessourcils,déconcertée.

Etaucasoùtuteledemanderais,tuasditdoucement,c'estàcemoment-là.Àcemoment-là,quoi?Quej'aisupourlapremièrefoisquejetevoulais,qu'ilfallaitquejeteramène

ici.Pasquandtuavaisdixans,maiscefameuxsoir.Àpartirdecemoment-là,j'aitoutfaitenfonctiondetoi,j'aimislesbouchéesdoublespourtoutterminerafindetesauverauplusvite.Le lendemain, jeme suis assisedirectementdans le sableprèsde l'enclos. Tu

t'occupaisde la chamelleavecdouceur.Chaque foisqu'elleacceptaitde fairecequetuattendaisd'elle,tularécompensaisd'unebrasséedefeuillessèches,qu'elleprenaitentreseslèvresdoucesetélastiques.Tunecessaisdeluimurmurerdanslecoudespetitsmotsgentils.Etsiellenet'obéissaitpas,tun'avaisqu'àleverlamaincommepourlafrapper.Lapeurquetuluiinspiraissuffisaitàluifairecomprendrela leçon. Elle s'écartait immédiatement avant de revenir bien vite vers toi, têtebaissée,mastiquantlentement.C'étaientdeuxvolontésquis'affrontaient,saufquelachamelleavaitdéjàrenoncé.Jemesuisallongée,appuyéesur lescoudes; j'avaisdéjà lesbrasbronzés,bien

plusqu'ilsnel'avaientjamaisété,presquedelacouleurdusable.J'aisentiquelquechosechatouillermonpetitdoigt,unegrandefourmiquejen'aimêmepasprislapeine de chasser, malgré ses mandibules impressionnantes. Étonnant, non;quelquessemainesauparavant,jel'auraisécraséesousmonpied.Ellearampésurmesautresdoigtsavantdedisparaîtrequelquepartsousmondos.Jen'aipasbougédecraintedel'écraser.Jet'aiobservétandisquetuincitaislachamelleàvenirverstoienbrandissant

desfeuilles.Lorsqu'elleaétésuffisammentprès,tuasjetéunecordesursondos.Lapremièrefois,elleaeuunmouvementdereculettuaslaissélacordeglisserparterre.Maisàforced'obstination,tuesparvenuàcequ'elles'yhabitue.

Jeladresseàsupporteruneselle,tum'ascrié.Jemesuisredressée.Lachamelleasurprismonmouvementetafaitunécart,la

cordeestretombéeparterreavecunbruitsourd.Vousprojetezdelamonter?ai-jedemandé.Évidemment.

Tu lui as tourné le dos pour t'éloigner en évitant soigneusement tout contactvisuel.Quelquesinstantsaprès,elles'estapprochéedemoi.

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Lejouroùonn'auraplusd'essence,ilfaudraquandmêmepouvoircirculer.Quandonseraàsec?Pasavantlongtemps,maismieuxvautêtrepréparés.Detoutefaçon,cette

grandefillenousserautilepourbiend'autreschosesquenoustransporter.J'aijetéuncoupd'œilauxdépendances,m'attardantsurlebâtimentquijouxtait

tonatelieretdans lequel jen'étaisencore jamaisentrée.Était-ce l'endroitoùtuentreposaisl'essence?Jemesuisvuet'enfermerdanslamaison,arroserlesmursd'essence,mettre le feuà lagalerie,et teregarderteconsumer.Pour laénièmefois,j'aiscrutétesvêtements.Nesachantpasoùtucachaistesclefs,meschancesdem'enfuiroumêmedetebrûlervifétaientprochesdezéro.Cefameuxbâtimentétait verrouillé, j'avais vu le cadenas sur la porte. J'ai tourné les yeux vers lachamelle,verssondossihaut,enmedemandants'ilétaitconfortable.

Vouspourrezlamonterquand?ai-jedemandé.Aujourd'hui?Non! tuasréponduengrattant l'encolurede lachamelle.Aucunechance.

Maisc'esttoujourscommeçaavecleschameaux,onavancepetitpasparpetitpas,unàlafois,jusqu'àcequ'ilssesoumettent.Tuascontinuédeluiapprendreàgarderlacordesurledos,àchaquefoisplus

longtemps.Elles'endébarrassaitfacilement,maisilarrivaitqu'ellelagarde.Sijecomprendsbien,vouslaforcezàvousobéir?Vousbrisezsonâme.Cen'estpasça,tuasditenclaquantlalangueàl'intentiondelachamelle.

Tut'esapprochéd'elledefaceet,cettefois,ellenes'estpasécartéequandtuasjetélacordesursondos.Elleamêmetournésonlongcoupourlarenifler.

Je luiapprendsàmefaireconfiance.Dèsqu'elleyparviendra,dèsqu'ellem'auraaccepté,elleapprécieralasituation.Leschameauxvivententroupeaux,ilsnesesententensécuritéquelorsqu'ilspeuventsuivrequelqu'un,unmeneur,quilesdébarrassedusoucidelapeur.Tu lui parlais sans la quitter des yeux, les deuxmains appuyées sur son flanc,

pesantdetouttonpoidscontreellepourl'encourageràt'accepter.Ellenes'estpasdérobée,elleamêmemangélesfeuillesquetuluiproposais.

Tuesunebonnefille,tuesunebelleetunebonnefille.Voilà,c'estbien.Tu t'es reculé, tu as retiré la corde qui était sur son dos, tu as ramassé une

nouvelle brassée de feuilles et tu as recommencé l'exercice depuis le début. Auboutd'uncertaintemps,tul'asrécompenséepardescaressessurtoutlecorpsenpartantdel'encolurejusqu'auboutdespattesetenrépondantàsesgrognementsdeplaisirpardepetitschuchotements.

Çasuffitpouraujourd'hui,mapoulette,tuasdit.Onreprendrademain.

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Profitant de ce qu'elle avalait une autre brassée de feuilles, tu as élargil'ouverturedanslaclôtureenfildeferquireliaitsonenclosauxDifférents,desortequ'elle puisse passer. Puis tu lui as fait signe d'avancer vers la brèche,l'encourageantàsedirigerverslesrochers.

Vousn'arriverezpasàl'attraper...,ai-jecommencé.Maislachamellet'asuivi,tendantlecoupourtetoucherl'épaule.Tuesrepassé

souslescordesquicouraientautourdesonenclospourrevenirversmoi.Puistut'eslaissétomberparterreàmescôtés,allongédetouttonlongdanslesable,lesyeuxclospour teprotégerdusoleil.Tuétaisassezprès,mais jenemesuispasécartéepourunefois, jepensaistoujoursàlafourmisousmondos.Jenevoulaispasl'écraseretmefairemordre.Etpuis,j'avaischaudetjemanquaisd'énergie.Tuasouvertunœilpourmeregarder.

Onyarrive,tuasditavecunsoupir,petitpasparpetitpas.Quelquesinstantsaprès,tuteredressaisent'essuyantlefront.

Allonschercheràboire,ilfaittropchauddehors.Je t'ai suivi sur la galerie, mais pas dans lamaison. J'avais envie de réfléchir

quelques secondes encore à notre conversation de la veille, je continuais demedemandersic'étaitvraimenttoidansleparccefameuxsoir.Parfois,jetrouvaisqueçatenaitdebout,etparfoisnon.Tuavaislaissélaporteouverteetjet'aientenduboireavidementaurobinetdela

cuisine.Tuesrevenuavecdeuxverres,tum'enastenduun,quej'aipris,maispasbu. J'ai vu tes épaules se contracter quand je l'ai posé par terre avant d'allerm'asseoiraubordducanapé.Tuavaisàpeuprèslamêmetaillequeletypeàlacapuche, mais toutes tes salades sur le fait que tu me connaissais étaient tropénormes,tropdingues.Etpuis, ilrestaitencoretantdechoses invraisemblables.Pourquoi à ce moment-là? Pourquoi m'avoir suivie pendant toutes ces années?Pourquoimoi?

Pourquoivousavezquittél'Australie?ai-jedemandé.Etpourquoiavoirchoisil'Angleterre,enfait?Pas de réponse. Tu as marché lentement jusqu'à un des piliers de la galerie

contrelequeltuasappuyélefront.Tuauraisbienvoulufermerlesyeux,maisjenet'aipaslâché,jevoulaissavoir.

Pourquoi?Tuassecouélatête,serranttonverredanstamain.Soudain,tut'estournévers

moi.J'aireçuunelettre,tuasdit.Çatevacommeça?Quellelettre?ai-jedemandéenvoyanttesarticulationsblanchirautourdu

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verre.Qu'est-cequ'elledisait?Tuasouvertlabouchecommepourdirequelquechose,maistut'escontentéde

prendreunebrusqueinspiration.Jenesaispas...

Tu as hésité, serrant ton verre décidément trop fort. J'ai cru que tu allais lecasser.

Jenesaispascommentellem'aretrouvé.J'aichangédeposition,soudainintéressée.Quivousaretrouvé?

Tuastapéleverrecontrelarambardeetils'estbrisé.Tuasregardélesboutsdeverredanstamainavecdegrandsyeux.

Mamère,OK?tuasmurmuré.Ellem'aretrouvé.Voyant du sang couler sur ton poignet, tu as lâché les bris de verre qui sont

tombésparterreavecuntintementmat,enquatremorceauxégaux.Tuasrefermélamain,maislesangcontinuaitdecouler,ettun'avaispasretrouvétoncalme.Tut'apprêtaisàramasserleverrequandtuassurprismonregard.Tuasreculéenmecachanttamain.Puistut'esdétourné,lesépaulescontractées.Unmotdeplusettuexplosais. J'ai attendu quelques instants avant de reprendre la parole d'une voixmalassurée:

Jecroyaisquevotremèreavaitdisparuaprèsvotrenaissance?C'estvrai,tuasréponduendépliantlesdoigtspourmesurerlesdégâts.Mais

ellem'a retrouvé, je ne sais pas comment. Peu aprèsmes dix-sept ans, ellem'aenvoyéunelettre.

Pourquoi?ai-jedemandédansunsouffle.Laquestionestrestéesuspendueentrenous, tuavais ledosaussi raideque le

piliercontrelequeltuétaisappuyé,rigoureusementimmobile.Ellevoulaitmevoir,ellem'adonnésonadresseàLondres,31aElphington

Street.C'estprèsdechezmoi.Jesais.Alorsvousêtesallélavoir.J'aiessayé.Mafamilled'accueilm'aprêtél'argentduvoyage.Qu'est-cequis'estpassé?Ilsétaientravisdesedébarrasserdemoi.Non,avecvotremère.

Tut'estournéversmoi,levisagetorduparlavagued'émotionscontrelaquelletu

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luttais.Tuveuxvraimentlesavoir?

J'aihochélatête.Tuastraversélagalerieentroisenjambéesetclaquélaportederrière toi. Je t'aientendudéambulerdans lamaisoncommeunours,ouvriruntiroir.J'aiattendu,lesnerfsàfleurdepeau.Tuasrouvertviolemmentlaporte,quiestalléevaldinguercontrelemur,ettum'asfourréquelquechosedanslesmains,uneenveloppe.

Lislalettre,tuasaboyé.J'aiouvertl'enveloppeavecdesmainsquitremblaientsoudainetsortiplusieurs

feuillets,ainsiqu'unephotoquiaatterrisurmesgenoux.Jel'airamassée.C'étaitunevieillephotojaunieauxbordscornés.Dessus,onyvoyaitunefillede

monâge,serrantunbébécontreelle.Elleregardaitl'appareilavecaplomb,commepourdéfierlapersonnequiprenaitlaphoto.Elleavaitdelongscheveuxbrunsetdesyeuxverts,ellemeressemblaitunpeu,j'enaieulesoufflecoupé.Lebébéétaittout petit, bien enveloppé dans une couverture d'hôpital, mais il avait des yeuxcommedeslacsetl'uniquebouclequiornaitsonfrontavaitdesrefletsdorés.Jemesuistournéeverstoi,m'attardantsurlesmèchesblondesquitetombaient

surlesyeux....vous?

Tuasabattulamainsurlepilier,faisanttremblertoutelastructure.Jevoulaisquetulalises!tuasditenramassantlesfeuillessurmesgenoux

d'ungestebrusque.Rends-la-moisitun'enaspasl'intention.Tu as repris la photo aussi, attentif cependant à ne pas la froisser, et tu l'as

glisséedanslapochedetachemise,bientôtsuiviedelalettre.Ellem'aécritpourmedirequ'ellevoulaitvivreavecmoi,queçafaisaittrop

longtempsqu'elleétaitseule,tuasditdoucement,commepourtoi-même.Etques'est-ilpassé?ai-jedemandédansunmurmure.

Tu t'es penché versmoi en ouvrant précautionneusement les doigts et tum'aspris levisagedans tamain. J'ai vu le sangsur tapaume,déjà sec. J'ai voulumedétourner,mais tuas ramenémonvisagevers toi,me forçantà te regarder, j'aisentitesdoigtssurmescheveux.

31aElphingtonStreetétaitunsquat,tuasditensoupirant.Delamerdesurlesmursetdesmoineauxcrevésdanslacheminée.Undealeramanquémecasserlafigurequandj'aisonné.

Etvotremère?ai-jedemandénonsansdifficultéaveclatêtepriseenétau.Ellen'étaitpaslà.Elleavaitquittéleslieuxlasemaineprécédantmonarrivée,

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tuasrépondu,dardant tonregardailleursàcesouvenir. J'aiessayéd'obtenirsanouvelleadresse,maispersonnenevoulaitmeladonner.Personnenevoulaitplusriensavoird'elleaveclesemmerdesdanslesquelleselles'étaitfourrée.J'aitentédemedégager,maistunem'aspaslaisséefaire,tuasmêmeresserré

tonétreinte.Tumeparlaisàdeuxcentimètresduvisage,m'envoyanttonhaleineâcredecigarette.

J'aifinipardégotterunnumérooùlajoindre.J'aigardélepapieroùjel'avaisnotéplusieursjoursavantd'avoirlecrandel'appeler,jeleconnaissaisparcœur.Le jouroù jeme suisdécidé, je suis tombé surunevieillebonne femmequim'ademandé si j'avais de l'argent et qui a prétendu ne pas savoir de qui je parlaisquandjeluiairéponduquejen'enavaispas.Maiscettevoix...Tuasrepristonsouffle.

Onauraitditqu'elleétaitàmoitiémorte,ousaouleoudroguée,lamêmevoixquemonpèreparfois.Tut'esinterrompu.

Jemedemandesouventsic'estbienellequim'arépondu,sic'étaitbiensavoix.Sanstequitterduregard,jemesuislentementdégagée.

J'aicontinuéàlachercherquandmême,tuasreprissansterendrecomptequej'avaisbougé,àessayerdelaretrouverdansjenesaiscombiendesquatsetdefoyers. Merde! Je n'avais jamais vu de neige de ma vie, j'ai détesté ça dès lepremierjour.Jen'avaispasd'argentpourrentrer,jen'avaisrienàfaire,personne,alors...Tut'estu,melâchantfinalement.J'aibougélamâchoiredanstouslessenspour

vérifierqu'ellefonctionnait.Quandjet'airegardé,tuavaislevisagegrave.Tuastendulamainversmajouecommepourlatoucherdenouveau.J’ai secoué la tête.Non.Tonvisage s'est aussitôt crispé, jemesuis rencognée

danslecanapéettuasabattutonpoingsurlecoussinàcôtédemoi,dontnitoinimoinepouvionsdétacherlesyeux.Tamainn'étaitqu'àquelquescentimètresdemacuisse,j'aiconstatéqu'elletremblait.Tuasfiniparlafourrerdanstapoche,puistuesretournéàtonpilierregarderlepaysage.

C'estàcemoment-làquevousêtestombésurmoi?ai-jedemandédoucement.Aprèsquevousn'avezpasretrouvévotremère?Tun'aspas répondu, tuas traversé lagalerieaupasdechargeet tuas sauté

danslesable.Tuasbalancétonpoingdanslepunching-ballpuis,ramassésurtoi-même,tuasfrappéencore.Àchaquecoupdetamainblessée,tugrognais.Soudain,tuasbloquélesacdesdeuxbrasetfiléendirectiondesDifférents.J'aiécoutéle

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balancementrythmiquedupunching-ballquiralentissaitjusqu'àsonarrêtcomplet.Plustard,l'échodusonquej'aientendumonterdesDifférentsétaitpeut-êtretoncri.L'après-miditouchaitàsafin,l'heureoùd'habitudetunourrissaislespoules,ortu

n'étaistoujourspasrentré.J'aiprislaboîtedegrainesetdenoixdanslavérandaetj'aidécidédelefairemoi-même.Pourpénétreràl'intérieurdesDifférents,j'étaisobligéedepasserparl'enclosdelachamelle.C'étaitlapremièrefoisquej'yentraisentonabsence.Ellesereposait,lespattesrepliéessouselle.Àmonarrivée,ellealevélatête.

Toutdoux,majolie,ai-jeditenm'efforçantdeprendrelesmêmesintonationsquetoi.Elleétaitmonumentale,difficiledenepasenavoirunpeupeur.J'aiempruntéle

passagequitraversaitlesrochersenavançantprudemment.Jemedemandaissituétaistoujoursàl'intérieurdesDifférents.Etdanscecas,où?J'avaisl'impressiond'êtreobservée.J'ai débouché dans la clairière qui bruissait du gazouillis des oiseaux, qui

papotaientcommechaquefindejournée.Unlézardquiseprélassaitsurunrocherareculéprécipitammentdansuncoinsombreaumomentoù j'arrivaisdevant lescages.J'aicommencéparlespoules,gardantlecoqpourlafin.Ilétaitentraindesepavaner,commes'ilsepréparaitaucombat.J'aitirélecouvercled'uncoupsecetdéposélanourriture,lespoulessesontprécipitéesautourdemamain,j'aisentiladoucechaleurdeleurcorps.J'aiadoréleurscaquètements.Ellesm'ontrappelélesdeuxvieillesdamesquejecroisaisparfoisdanslebusenrentrantdulycée,ellesaussi jacassaient, saufque c'était àproposde leurs émissionsde télépréférées.Ellesmemanquaient.Avaient-ellesremarquéquejeneprenaispluslebus?J'aidécidédedonnerunnomàtouteslespoules,lesdeuxgrossesgrisessesont

appeléesEtheletGwen,enhommageauxvieillesdamesdubus, lapetite rouge,Maman,larougedodue,Anna,lagrandeauxplumesorange,Ben(oui,jesais,c'estunnomdegarçonetalors?),lablanchemaladive,Ali-son,commemagrand-mèreetlecoq,Salaud,commetoi.Aprèsavoircaressélespoulesunmoment,j'airefermélecouvercledeleurcage

etjesuisalléeàcelleducoq.Ilpassaitlatêteparlegrillagepouressayerdemedonner des coups de bec. J'ai balancé du sable dans sa direction pour ouvrir leloquet. Ilm'a foncéaussitôtdessus,me lardantdeviolentscoupsdebecdans lamain.J'aireculéenlerepoussantdetoutesmesforces.Jet'aientendurireducôtédesarbresfruitiers;tuétaisadosséàunrocher,les

piedsappuyéscontreletroncd'unarbre,aussiimmobilequelegrèssoustondos.

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Quandilfaitça,ilfautleprendredanstesbrasjusqu'àcequ'ilsecalme.Oubienletenirlatêteenbas.

J'aimeraisbienvousyvoir.Tuashaussélesépaulesettuesvenu.Dèsquetut'esaccroupidevantsacage,

Salaudaessayédetepicoter,sautantenl'air,sespattesgriffueslancéescontreleloquet.

Coqninja,hein?tuasditenmesouriantavantderelevertesmanches.Onvavoirça.Tun'avaispasplutôtpassélamaindanslacagequeSalaudtesautaitdessus.Les

griffesplantéesdanstamain,ilacommencéàt'arracherdespetitsboutsdechairavecsonbec.

Saletédecoq!Tuasessayédeluifairelâcherprise,maisils'estaccrochédeplusbelle.Jeme

suisdétournéepourcacherunpetitsourire.Tuassecouélesmainsentoussensdans l'espoir de le faire tomber, mais Salaud continuait d'enfoncer ses griffescommesi savieendépendait.Soudain, il t'aarrachéungrand lambeaudepeauprès de l'articulation. Tu as essayé de le repousser de l'autre main, seulementSalaudn'enavaitpasfini.Ilpoussaitdescrisstridents,raviducarnage.Tut'esmistoi aussi à crier. J'assistais au combat de deux mâles pour la suprématie de labasse- cour, comme j'en avais vu à la télé dansdes émissions sur la nature. J'aitrouvéqu'il étaitdemondevoirde soutenir lecoqdont j'appréciais chacunedeségratignuresqu'ilt'infligeait.Finalement, tu as réussi à l'attraper par les ailes, le bloquant d'un coup. J'ai

attendu,redoutantquetuneleserresdavantage,quetuobtiennesréparation,pourainsi dire. Mais tu as laissé tomber Salaud dans sa cage, tu lui as balancé sanourriture, refermé le couvercle en vitesse et tu as filé un coupdepieddans legrillage. Salaud a voleté jusqu'au sommet contre lequel il s'est écrasé avant des'effondrerausoldansunedébauchedecouinementsdéments.Dusangcoulaitsurtesmainsettesavant-bras,etlepourtourdeteségratignures

étaitboursouflé.Tuavaisraison,c'estuntueur,tuasditenouvrantdegrandsyeux.Uncoq

avecdegrosproblèmes.Tuassecouélatête,peut-êtreétonnédet'êtrefaitbattreparunautreanimal.

Tuastendulesmainsdevanttoicommelefontlestout-petits.Lesangquicoulaitdel'articulationdéchiréedégoulinaitsurtonpoignet,oùdesplumesétaientrestéescollées. En voulant contenir le saignement, tu n'as fait qu'ouvrir une blessure àl'autremain.

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Aïe,tuasditentournantversmoitesyeuxécarquillés.Tuvasêtreobligéedem'aideràbaignertoutça.J'aifaitcoulerdel'eauenm'assurantqu'elleétaitbrûlante.Assissurleplancher

poussiéreuxdusalon,tuattendaisquejeterapportelabassine.Latempératuredel'eau t'a arraché une grimace et à moi un sourire. Menus plaisirs, petitesrécompenses.Puisjesuisalléechercherlavieilleépongeaveclecôtéabrasifdonttuteservaispourfairelavaisselle.

Cetrucferal'affaire?ai-jedemandéd'untoninnocent.Tuveuxm'arracherlapeau?tuasditenlevantlesyeuxauciel.Inutilede

répondreàlaquestion,tuasalorsajouté.Jel'airapportéequandmêmeetmesuisagenouilléedel'autrecôtédelabassine,

dontl'eaurougissaitàmesurequetutrempaislesmainsdedans.Çanevousfaitpasmal?ai-jedemandé.Si.Commentvousarrivezàgarderlesmainsdansl'eaubouillante?Jesuistêtucommeunebourrique,tuasréponduensouriant.Et,detoute

façon,avoirmalsignifiequ'onguérit.Pastoujours.

Lesangcontinuaitdecoulerenlonguesspiralesquis’enroulaientautourdetesdoigts.

Saletédecoq,tuasmarmonné.Tunet'étaispasencoreoccupédetesbras,ilsétaientcouvertsd'égratignures,

dontcertainesmontaientjusqu'aucoude.Tuasretirélesmainsdelabassineavecun soupir et tu les as posées sur le rebord, elles étaient roses et gonflées,semblablesàdesmarshmallows.

Ilvafalloirquetum'aides,tuasdit.S'ilteplaît?Pourquoijeleferais?ai-jeréponduenterendanttonregard.

Tuasplissélefront.Parceque,sijenepeuxplusmeservirdemesmains,onestfoutus.

Tuassoufflé,exaspéré....etenplusjenepeuxpasmenettoyerlesbrascommeilfaut,tuasajouté,ta

bouchesefendantd'unsourire,tesyeuximplorants.Etçafaitmal,Gem.Tuastendulesmainsdevanttoi,commetul'avaisfaitplustôt.Del'eaurosieest

tombéesurlesol,unegoutteamêmeatterrisurmongenou,avantdeglisserparterreenlaissantunetraînéemarronnassedanssonsillage.

Qu'est-cequej'auraienéchange?ai-jedemandédoucement.

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Tu as regardé la goutte dégouliner de mon genou en réfléchissantsilencieusement.

Qu'est-cequetuveux?Voussavezcequejeveux.Tun'irasnullepart,tuasditenretournanttamaindroitequiabientôtété

parcourue de rigoles de sang mêlé d'eau. Qu'est-ce que tu veux de moi, ici,maintenant?Enrelevantlatête,tescheveuxtesonttombéssurlesyeuxetpourtantlegeste

étaitléger.Tatignassedécoloréeparlesoleilt'arrivaitpresqueàlabouche,tuassoufflésurlesmèchesquitegênaient,maisellessontrestéescolléesàteslèvres.

S'ilteplaît,tuasdit,nemedemanderienconcernantundépartd'ici.Allez,vas-y,jeseraicontentdetefaireplaisir.Tut'espenchéenavant,curieuxcommeunechouette,j'aireculéaussitôt.

Mais d'abord, tu as chuchoté, avant toute chose, tu peuxm'apporter uneserviettedetoilette?Ellessontdansunecaisseàlasalledebains.

Jesais.Jesuisalléeàlasalledebainsetj'aiprisuneserviettedanslacaissemétallique

cabosséequisetrouvaitderrièrelaporte.Enrevenantausalon,j'aipenséàtoutesleschosesque je voulais savoir sur toi,descentaines.Mais te lesdemandermefaisaitl'impressiond'uncrime,d'unesortedetrahison.Jemesuisagenouilléeaveclaserviettesurlesgenouxetj'airéfléchi.J'étaisprêteàteladonnerdèsquetumelademanderais,maistuasposélesbrasdirectementdessus,surmesgenoux.J'aisenti le tissu éponge s'imprégner de sangmêlé d'eau tiède. Ton visage s'en esttrouvé plus près dumien, et j'ai dû fixer tes bras, j'avais les jambes tendues àl'extrême,commeunanimalprêtàbondir.

Je voudrais savoir comment vous avez construit tout ça? ai-je fini pardemander.Oùvousaveztrouvél'argent?Si,commevousleprétendez,c'étaitbienvousdanslesbuissons,ilyatoutescesannées?Etcommentvousêtespassédesbuissonsàça?ai-jeterminéenjetantuncoupd'œilcirculaireautourdelapièce.Pourlapremièrefois,j'airemarquélestoilesd'araignéequipendaientduplafond

et descendaient en volutes le long des rideaux par des fils impalpables, fragilessentiersdevie.

Lave-moi les bras, tu veux bien? tu as demandé en les retournant sur laservietteavecunsignedetêteversl'éponge.Jeteraconteraienmêmetemps.J'aitrempél'épongedansl'eauetjet'airécurélapeauavec,jel'aipasséesurtes

écorchures, lesfaisants'ouvrirdavantage.Chaquefoisqu'unlambeaudepeause

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décollaitpourlaisserlaplaceàuneparcelleplusrose,plustendre,tunepouvaisréprimerunegrimace. J'ai frottéplus fort,desboutsd'épongesont restéscollésauxplaies,tut'esmordulalèvrepourréprimerladouleur.

Jemesuisprocurédel'argentdetasdefaçonsdifférentes,tuasdit.Audébut,j'aivolé,jemedébrouillaispasmalpourpiquerlessacsàmaindanslespubs,parexemple. Mais un jour, je me suis fait prendre par un type qui a menacé dem'envoyerenprison.Tuassurprismonregard,comprenantquesiçane tenaitqu'àmoi, tu iraisen

prisondetoutefaçonundecesjours.Tuasfaitcommesiderienn'était.Àunmoment,j'aimêmefaitlamanche,posémongobeletencartonparterre

commelesautresenmesentantminable.J'aiarrêtédefrotter.

Maisonneconstruitpasunemaisonpareilleavec l'argentqu'ongagneenfaisantlamanche,ai-jeditavecunnouveauregardcirculairesurlapièce.Elle était sommaire, mais sa réalisation avait dû nécessiter plus que quelques

piècesdemonnaie,beaucoupplus.Quoid'autre?ai-jedemandé.J'aivendudestrucs.Quoi?Cequej'avais,tuasréponduavecunegrimaceaccentuéequinedevaitrienà

ladouleurdans tesbras, jene les frottaismêmepas. Jemesuisvendupourcetendroit.

Commeunprostitué?Commequelqu'unquivendsonâme.

Tonvisages'estcrispéàunsouvenirbienprécisquetuasessayédechasserensecouantlatête.

J'aifaitcequetoutlemondefaitenville,tuasajouté,leregardlointain.J'aicouru après l'argent, fait semblant d'être quelqu’un d'autre pourm'en procurer.Plus le temps passait et plus ça devenait facile, mais c'est le piège. Quands'insensibiliserneposeplusdeproblème,onsaitqu'onestentraindesombrer,demourir.Tuascommencéàtetamponner lesbrasavec laservietteenappuyantsur les

écorchurespourarrêterlesaignement.Etpuis,j'aieumonheuredegloire.Prostituédeluxe?mesuis-jemoquée.Presque.J'aitravailléàFantasyland.

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CommepersonnagedeDisney?Je l'aurais fait si onme l'avait demandé, tu as répondu avec un sourire

désabusé.Non,j'aitravaillécommeescorte,cavalierprofessionnel.Jesortaisavecqui voulait de moi dans le personnage de leur choix, James Bond, Brad Pitt,Superman...Tuasattendumaréaction.TuvoisquejepouvaisêtreSuperman.C'estdingue.Oui,maisc'estça, laville,toutlemondeadorefairesemblant,surtoutles

riches.Bref,riendeplusfacilequed'êtrecequelesgensveulentqu'onsoit,deleurdonnerquelquechoseàregarder,d'acquiescerensouriant,deleurdirequ'ilssontsublimes,tuasexpliquéenmedécochantunsourireravageur.Lestroismarchesquimènentàl'argent.Tuassouridenouveau,maiscettefoispasdesourireravageur,maisunpauvre

petitsouriretriste.Etvotreargent,vousl'avezencore?

Tuaslancélesmainsenl'airpourindiquerlamaison.Engloutidansceboisquelquepart,danscettemaison.Qu'enfaired'autre?Sijecomprendsbien,quandvousquitterezcetendroit,vousn'aurezplusrien,

plusd'argent,plusdefamille,plusd'avenir...?Tonsourires'estaussitôtéteint.

Jenequitteraijamaiscetendroit,tuasditentelevant.Lessoinsétaientterminés.Cettenuit, jen'aipasdormi,jem'étaiscouchéeavectropdequestionsentête.

Justeavant l'aube, je t'ai entendumurmurerquelquechose. Je suisalléedans lecouloirsurlapointedespiedscollerl'oreilleàtaporte.Maistun'asplusriendit,tuavaispeut-êtreparlédansunrêve.Lelendemainmatin,jet'aitrouvédanslacuisineinondéedesoleilquientraità

flotsparlafenêtreettecaressaitledos.Tuétaisentraind'imprégnerdesboutsdechiffond'unepâtemarronfoncé,quidégageaituneodeurd'eucalyptusetdeterre.Tuavaislesmainscouvertesdecroûtesettoutesgonflées.Tuassortiunchiffondelabassineenmedemandantdet'aideràl'enroulerautourdetonpoignet.Pendantquejem'exécutais,tuasregardéparlafenêtre,impatientdereprendrejenesaisquelleactivité.

Ilvafairechaudaujourd'hui,tuasdit.Onaurapeut-êtremêmedelapluieundecesjours,sionadelachance,siellecontinueàgrimper.

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Quiça?La pression. Quand l'atmosphère est lourde comme aujourd'hui, ça pète

forcémentàunmomentdonné.J'avais senti la pression, moi aussi. Depuis quelques jours, l'air me paraissait

vivant, il s'accrochait à mes oreilles comme pour y pénétrer, faisait peser sachaleursurmoi.Jemedemandaisparfoissil'airmepousseraitjusqu'enAngleterre,pourpeuquej'attendelesbrasgrandsouverts.Tuasvérifiésij'avaisassezserrélebandage.Bien,tuasmurmuréenouvrantuntiroirdanslequeltuasfarfouillé.Commentvousavezpuapporterlematérieletleboisjusqu'ici?ai-jedemandé.

Tuassortiunepetiteagrafemétallique.J'avaisuncamion.C'esttout?Etdutemps,tuasditenmefaisantsigned'attacherl'agrafesurlebandage,

pourplusdesûreté.Quoid'autre?ai-jedemandéentirantsur l'élastiqueavantd'enfoncer les

extrémitésmétalliquesdanslechiffon.Etjenet'aipaslâchélepoignettantquetunem'aspasregardée.

D'accord,tuasditensoupirant.Ilyaunautreendroit,unecoquillevide,enfait,pastrèsloind'ici,uneanciennemine.J'yaientreposédesaffairesenattendantd'enavoirbesoin.Ensuite,j'aicommencélestravaux,ilyadenombreusesannées,quand l'idéeagermépour lapremière foisdansma tête, avantde savoirque jevoulaist'yemmener.

Onpourraitallervoircettemine?ai-jedemandévivement.Iln'yarienàvoir.Forcémentplusqu'ici.

Tuassecouélatête.Toutaétéforé,enlevé,toutestmort.

Acesmots,jemesuisrecroquevillée.Jeneplaisantepas,Gem.Ilnerestequ'untroudanslepaysage,quiaavalé

toutlereste.C'esthideux.Tuasouvertlaportedonnantsurl'extérieur.Tuviens?

J'ai secoué la tête. Tes paroles avaient fait battre mon cœur plus vite. Si jepouvais récupérer tes clefs, je retrouverais la coquille vide dont tu parlais et, sic'étaitunemine,jetomberaisforcémentsurdesgens,surquelquechose.Pourla

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énièmefois, j'aifouillélacuisinedefondencomble.Plusletempspassaitetplusj'étaispersuadéequetuavaislesclefssurtoi.Jesuisalléedans lapièceà tout faireconsulterquelques livres,maisaucunne

comportaitdecarte,rienpourm'indiqueroùjemetrouvais.J'aijetéuncoupd'œilauxphotographiesdepaysagesetd'Abori-gènesqui,d'aprèscequetuavaisdit,peuplaientjadisledésertdansHistoireduGrandDésertdeSable.J'aicaresséleurvisageenregrettantqu'ilssoientpartis.Grâceaulivresuivant,unguidedelafloreaustralienne, j'aieuuneinspiration.

J'allaispeut-êtrepouvoirme localiseren reconnaissant la végétationducoin.Enfeuilletant le livre, certaines plantes m'ont semblé familières, comme cellesappartenantàlafamilledel'herbeporc-épic.Unelégendedisait:«L'herbeporc-épic domine la végétation de plus de 20 % du territoire australien. On latrouvedanstouslesÉtats,saufenTasmanie.»«Génial,mesuis-jedit,jepourraisêtren'importeoù,saufenTasmanie.»J'aiouvertleplacardoùétaiententreposésuneguitaresanscordeetunballonde

footdégonflésurl'étagèredubas.Jelesaipoussésdecôté,quanduntrucnoiretpleindepattesadétalésousmesyeux,disparaissantdansunrecoinsombre.Àlavuedufild'araignéequipendait,jenemesuispasaventuréeplusloin.Surl'étagèredumilieutraînaitunemachineàcoudresaleplusvieillequemoi.J'ai

tournélarouesur lecôtéenregardant l'aiguillemonteretdescendrelentement.J'auraistantaiméqu'ellecouseparmagieunecartem'indiquantcommentrentrerenAngleterre.J'aiappuyéledoigtsurl'aiguille,elleétaitrouillée,maisleboutétaitencoretrèspointu,surprenantcomptetenudel'aspectvétustedelamachine.J'aifaitbouger l'aiguille jusqu'àcequ'ellecasse,puis je l'ai faitcourir le longdemalignedevie.Jel'aiarrêtéeaumilieudemapaumeenmelançantundéfi.Étais-jeounoncapabledel'enfoncer?Quelledouleurcelaengendrait-il?Quelmalpouvaitvraimentfaireceboutdeferraille?Enentendantlaportedelacuisineclaquer,puistespastraverserlamaison,j'ai

glissél'aiguilledanslapochedemonshort,referméprestementleplacard,jesuisretournéeàlabibliothèque,j'aiprisLesAventuresdeHuckleberryFinnet j'aiattendu.Tuesentré.Tuavaiscessédepuispeudemedemandercequejefaisaisdemontempsettu

n'aspasfaitexceptioncejour-là.Tum'asd'abordregardée,puistut'esmisàfairelescentpas,àtournerenrondcommeunlionencage.Soudain,tuasjetélesmainsenl'aircommepourimplorerjenesaisqueldieu.

Jenepeuxrienfaireavecdesmainscommeça,tuasditd'untonbourru.Tuneveuxpasqu'onaillesepromener?

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J'aiacquiescéenpensantàlamine,etj'aiemportél'aiguille.Tubalançaisaurythmedetespaslevieuxpanierdesupermarchéenplastique

rougemarqué«PropriétédeColes»enlettresdélavées,quetuavaisprissoindeprendreavectoi.Tuasditbonjouràlachamelleentraversantsonencloset,arrivéau pied des rochers, tu t'es arrêté pour examiner la végétation qui poussait enlisière,t'intéressantàunpetitbuissonquiressemblaitàdel'herbeporc-épic.J'airepenséauguidedelafloreaustraliennequej'avaisfeuilletéenmedemandantsilesfeuillesvertestirantsurlegrisquejevoyaisétaientenmesuredemefournirunquelconqueindice.Jet'aidemandécequec'était.

C'estdel'arroche.Çapoussepartout.Dommage,ai-jeditencaressantlesfeuillesenformedediamant.Jepensais

quec'étaituneplanterare.Elleestspéciale,tuasréponduenmelançantunregardenbiais.Tupourrais

écriredesromansdessus.Bienutilisée,elleestdélicieuseencuisine,enplusellesoignelesgonflements,lesmauxdedents,elleaideàladigestion...Tu as ramassé quelques branches ornées deminces feuilles friables que tu as

glisséesdanstonpanier.C'estunedesraresplantesqui,nonseulementpeutsupportertoutleseldela

terre,maiss'entrouvetrèsbien,cequilarendparticulièrementutile.Utilepourquoi?ai-jedemandéenpassantundoigtsurunefeuille.Ça!tuasréponduenmemontranttesmainsbandées.Etjemedisaisqu'on

pourraitenfairepourledîner.J'aiessayéd'arracherlafeuille,maiselles'esteffritéedansmamain.Çan'apasl'airbondutout.Çaal'airmort.Tuentendsça,arroche?tuasditent'adressantàlaplante.Tuesplusmorte

qu'unpavé.Dépêche-toidetesortirdelà!tuasditenriant.Tut'esredressépourmefaireface.

Danscetterégion,leschosesfontsemblantd'êtremortes,Gem,c'estunetactiquedesurvie,alorsque,endessous,ellesbouillonnentdevie.Laplupartdesplantesdudésertsedéveloppentsouslasurfacedelaterre.Tum'asprislafeuilledesmainsettut'estouchélalangueavec.

Leurcomportementressembleunpeuaunôtreenville,ouà lavilleelle-même,morteenapparence,maisfrémissanteàl'intérieur.Tiens,regardeça,tuasditenmemontrantuneracinequipoussaitaucreuxd'unecrevassedansunrocher.Çaneressemblepasàgrand-chose,hein?

Aussimortequelereste.

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Alorsqu'elleestsimplementensommeil,prêteàrenaître,tuasexpliquéentâtantlaracine.Àlaprochainepluie,ellesedévelopperaetfleurira.Puis,quelquessemaines plus tard, elle donnera des fruits, un genre de raisin du désert.Incroyable,non,qu'uneplanterestemuettesilongtemps...?Aulieudepénétreràl'intérieurdesDifférents,tuascontinuéd'enfaireletour.

Aprèsavoir ramasséd'autres feuilles, tu t'esassispar terrecontre le troncgrisd'unarbremassif,tendantlamainderrièretoipourletoucher.

Luis'appellechênedudésert,tuasmurmuré.Leplusimposantdetousetlepluspoignantaussi.Arroche,raisinetchênedudésert,cesnomssimplesrenfermaientforcémentdes

indices.Jelesairépétésàl'infiniafindelesimprimerdansmatête.J'airamasséunefeuilletombéeausol,renduecraquanteparlesoleil,quej'aiglissédansmonshortavecl'aiguille.Jemesuisassiseenfacedetoiet,lorsquej'aipliélesgenoux,j'ai senti l'aiguilleme rentrer imperceptiblement dans la cuisse. J'aimis lamaindansmapochepour tâtersonboutrouilléet,profitantdeceque tucaressais letronc d'arbre, je l'ai triturée. En observant les mouvements de ta glotte, j'aiconstatéqu'elleselevaittelleuneciblequandtuavalais.Tuastendulamainpourattraperquelquesfeuillesbruissantes.

Certainsdisentqu'ilal'espritdudingo,tuaspoursuivi.Oubienqu'ilestunancêtreà la longuechevelureblancheouque,quandlevents'yprête, ilsortsesracinesdeterrepourallersebalader.Mais,poursereproduire,ilfautd'abordqu'ilmeure.Tuasfroissélesfeuillesdanstamainavantdelesfaireroulersoustapaume,à

l'instarduprésentateurd'uneémissiondetélésurlesvégétaux.Tu vois, les cosses qui renferment les graines ne s'ouvrirent que sous la

violenced'unfeu.Aprèslefeu,lesgrainess'éparpillentparlagrâcedeminusculesailes,permettantàlavariétédepoursuivresonextension.Tu as laissé tomber les feuilles par terre pour tapoter le tronc. Tu souriais,

contentquejet'écoute,quejem'intéresse.J'enaivubrûlercommedestorches,tuasreprisdoucement,détruisanttout

danslaconfusion,maisdonnantlavieaussi.Tut'eslaisséretombercontreletronc,dontl'écorcesombreamarquétoncouet

tescheveux.Unpetitscarabéeaatterrisurtonépaule.L'aiguilleétaittellementmicroscopiquequej'avaisdumalàlapalper,j'aiserréle

poingdesortequejesentelatigemétallique.J'airegardétesyeuxmagnifiquesetmaléfiquesensachantpertinemmentcequejevoulaisfaire.Jemesuispenchéeenavantpourmesurer l'espacequinousséparait.Unmètre?Deux?Tuasprismon

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gestepourun regaind'intérêt et tu es reparti deplus belle, souriant commeungosse.

Alors que la plupart des plantesmeurent dans le feu, tu as poursuivi, leschênessurviventenquelquesorte.Ilstirentprofitdesflammes,oudumoinsleursdescendants.

Et les autres plantes? ai-je demandé, cherchant à gagner du temps pourréfléchir.

Le feudétruit toutpour lasurviedeschênes.C'estmalin, trèsprochedel'humain,enfait,attendrequetoutlemondedégagepours'installer.Tuasfermélesyeux,lespaupièresbienserrées, lesbrasenroulésderrièretoi

autourdutronc.J'aiouvertlamainetregardél'aiguillescintillerausoleil.Tuavaislevisagebaignédelumière,çatedonnaitunairparesseux.J'aichoisicemomentpourmepencherverstoi.Mongenouacraquéetjemesuisfigéeàl'arrêt,commeunanimal,maistun'aspasbougé.

Peut-êtrequ'àlafindumonde,ilneresteraplusqueleschênesdudésertetnous,entraindenousdisputerleterritoire,tuasmurmuré.Je n'étais plus qu'à quelques centimètres de toi, tu sentais forcément ma

présence, tu as pourtant gardé les yeux clos. Tu pensais peut-être que j'avaischangéd'avisàtonsujet,qu'aumomentoùtuouvriraislesyeux,jeseraisàcôtédetoi,impatientedefairesetouchernosvisages.Tut'esmêmepassélalanguesurleslèvres,humectantlesgerçuresquilescreusaient,prêt.J'aifaitpivoterl'aiguilleentrelepouceetl'index,leboutpointéverstapaupière,

la main tremblante. Je me suis approchée, retenant ma respiration, m'efforçantd'affermirmamain.J'aiviséetappuyéleboutdel'aiguillesurlapeaudélicatedetapaupière.Tut'esraidiinstantanément.

Ungesteetj'appuie,ai-jedit.Ças'enfonceradirectementdansvotrecerveauenpassantparl'œil.

C'estquoi?tuasdemandéenfronçantlessourcils.L'aiguilledelamachineàcoudre,c'estça?J'aivuteslèvresbougerettut'esmisàrire.Dois-jeenconclurequetum'asépinglé?

J'aienfoncél'aiguilledavantage,pastrop,maisassezpourquetucomprennesmadétermination,pourquetucessesderire.

Je veux vos clefs de voiture. Si vousme les donnezmaintenant, j'arrêted'appuyer,ai-jedit.

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Evidemment, tuveux t’enfuir. J'ai cruqu'onavaitdépassécestade, tuassoupiré.Laisse-moit'accompagner.

Non.Tuasouvertprudemmentl'autreœil,cherchéettrouvélesmiens.Tumourrasdansledésert,Gem.Laisse-moit'accompagner.Pourquoijevousemmènerais?Jeveuxvouséchapper.

Tu as continué de me regarder. Je me suis demandé si tu allais essayer dem'intimider,dememenacerdereprésaillessijenet'obéissaispas.J'aimaintenulapressionsurtapaupière.

Dites-moioùsetrouvelamine.Crois-moi,çanepeutpassepassercommeça,tuasmurmuré.Si.Dites-moioùelleest,oùsontlesgens?

Del'autremain,j'aipalpétachemise,vérifiétespochesdepoitrine,j'aicontinuéavecleshort;tun'asopposéaucunerésistance.Tuappréciaissansdoutedesentirmamainsurtoi,àmoinsquetun’aiespaseulaforcedediscutercejour-là.Toutaufond de la poche gauche, j'ai trouvé une unique clef de voiture, que j'ai serréefermement.Maisquefaireensuite?Fallait-ilt'obligeràm'accompagneràlavoitureengardantl'aiguilleappuyéesurtonœil?Tel'enfoncerpourdebon?Prendremesjambesàmoncou?Pourfinir,c'esttoiquiastrouvélasolution.Dansunnouveléclatderire,tum'as

attrapélebraset,avantquej'aieletempsdedireouf,tuasécartél'aiguille.Cettefois,tumeregardaisdesdeuxyeux,tamainbienserréeautourdemonpoignet.

Nesoispaslamentable,tuasditd'unevoixclairequinetremblaitpas.Situenesvraimentàcepoint,Gem,vas-y.Voisjusqu'oùtupeuxaller.J'étaispartieavantquetu finisses taphrase, laclefbienserréedansmamain,

persuadéequetumerattraperaisendeuxsecondes,quetumejetteraisàterredetesbraspuissants.Jenemesuispasretournée.Dansmacoursefolle,j'aimarchésurunbuissond'arrochedontlesfeuillespointuesm'ontécorchélesjambes.Unebranches'estmêmeprisedansmonshortsansquejem'enrendevraimentcompte.J'aisautépar-dessusunetermitière.Jevoyaistavoituregaréeauloindevanttonatelier, l'avant pointé vers le désert. J'espérais seulement que tu aies laissé desaffairesdanslecoffre,del'eau,delanourriture,del'essence.Jemesuisprécipitéedans l'enclos de la chamelle par la brèche dans le grillage, elle s'est levée pourvenirversmoi,maisjesuispasséedevantsansm'arrêter.

Au revoir,ma jolie, ai-je dit hors d'haleine. Pardon,mais je ne peux past'emmener.

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Ellem'a suivie sur quelquesmètres de sa démarche chaloupée, une enjambéequandilm'enfallaittrois.J'auraisvoululuirendresaliberté,maisjen'avaispasletemps.Arrivéeàlavoiture,j'aienfoncélaclefdanslaserrure.Ellearefusédetourner,

tropdure,àmoinsquejen'aiepaseulabonne.Jel'aitorduedanstouslessensaurisquedelacasserquand,soudain,j'airéaliséquelavoituren'étaitpasferméeàclef. J'ai ouvert la portière qui a grincé bruyamment sur ses gonds en mal delubrification.J'airegardéderrièremoi,erreur.TuavaisquittélesDifférentsetavançaisvers

moi, les bras ballants, balançant le panier rouge, sans te presser. Tu devaismecroireincapabledeconduire,persuadésansdoutequejenepouvaispasm'enfuir.Maisjesavaisquejepouvais.Jemesuisglisséesurlesiègeconducteur,j'aiclaquélaportièreetmis laclefdans lecontact. J'avais lespiedsbeaucouptroploindespédales, le levier pour avancer le siège était coincé par le sable et ne pouvaitremédierauproblème.Jemesuisavancéeleplusaubordpossible,levolantétaitbrûlant, y laisser lesmainsétaitpresque impossible.Pas lemoindresouffled'airdanslavoitureenvahiedechaleur.J'aiessayédemerappeler les instructionsdepapa:tournerlaclefdecontact,enfoncerlapédaled'embrayageetmettreaupointmort. Au pointmort ou en première? Jeme suis retournée pour voir ce que tufaisais;tuavaisaccélérélepasetcriaisquelquechosequejen'aipascompris,tuavaistraversél'enclosdelachamelle.J'aitournélaclef,lavoitureafaitungigantesquebondenavant.Surlemoment,

aveccetteembardée,j'aicruquej'avaisréussi,quejepartais!Quandsoudain,monpiedaglissé,lavoitures'estarrêtée,j'avaiscalé,levolants'estenfoncédansmapoitrine.

Allez!Allez!ai-jehurléentapantdessus.Tun'étaisplusqu'àdixmètres,sansdoutemoins.Allez,bouge!

Toiaussitucriais.J'aiappuyésurlespédalesenmebalançantd'avantenarrière,commepourinciterlavoitureàsemettreenroute.Quelquechosedemouillém'adégouliné le long des joues, de la sueur, des larmes ou du sang pour ce que jesavais.Tutendaislesbrasversmoienungestesuppliant.

PourquoiGemma?tudisais.Pourquoitufaisça?Jesavaispourquoi,parcequec'étaitmaseulechancedequittercetendroitet

quej'ignoraisquandils'enprésenteraituneautre.Jesuisrepasséeaupointmortetj'aitournélaclefdecontact;jemedemandeencorecommentj'aipumerappelertoutça.Àcroirequ'uneGemmadifférente,plusmature,pluslogiqueavaitprisles

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rênes.J'aiappuyésurl'accélérateursansexagéreretlavoituren'apascalé,elles'est contentée de ronronner, de patienter. L'autre jour, j'avais remarquéque tuavaislevélepieddel'embrayageendouceur.Jemesuisappliquéeàfairepareil,appuyantdavantagesurl'accélérateurdel'autrepied.Lemoteurarugi,j'aisaisilevolantdesdeuxmains,enéquilibreauborddusiège.Tuarrivais.Comprenant soudain que j'allais peut-être m'en sortir, tu t'es mis à courir, le

visage tordu par un cri de colère, tu as jeté le panier en plastique rouge sur lavoiture,ilaatterrisurletoitavecuntintementmétallique.Desdébrisdeplantesontdévalé le longdupare-brise.Lavoiture, elle, a continuéde rugir, commeunchientirantsursalaisse,prêteàfiler.J'airelâchél'embrayageenmeforçantàlamodération,àtecopierensomme.Peineperdue,j'aidémarrédansunhurlementdemoteur, laissant une marque de pneu dont mes copains auraient été fiers. J'aipoussé un cri retentissant, je m'étonne d'ailleurs que les équipes parties à marecherchen'aientrienentendu.Toi, en revanche, tu as entendu. J'ai vu ton visage derrière la vitre, unemain

appuyée dessus et l'autre accrochée à la portière, tu avais le regard dur. J'aienfoncélechampignon,lavoitureafaitunbondenavant,lesrouespatinantdanslesable.Tuasplongésurlaportière,cherchantàtâtonslerétroviseurextérieur,tut'yesaccroché.

Gemma,nefaispasça.Tunepeuxpas,tucriaisd'untonferme,sansappel.J'aitournéviolemmentlevolant,maistun'aspaslâchéprise,tuasmêmetirésur

lapoignée,entrouvrant laportière. J'aiabaissé le loquetd'uneclaquesèche.Derage,tuasabattutonpoingsurlavitre.J'aiaccéléréencore,t'obligeantàcouriràcôtédelavoiture,toujourssuspenduaurétro,tutiraismêmedessus,àcroirequetu pensais pouvoir arrêter la voiture de ta seule force. Cette fois, j'ai écrasé lechampignon.Cefutlecoupdegrâce.Tuestombéenarrièredanslapoussièreavecuncri,lerétroestrestépendupardesfils,ballottantcontrelacarrosserie.Jet'aientenduhurlerd'unevoixrauque,désespérée.Etbientôt,jen'aiplusvudevantmoiquel'immensité.J'aitournéendirectiondes

collinesquejevoyaisàl'horizon,lavoitureadérapé,lemoteurahurlé,peinépourentraînerlavoiture.

Jet'ensupplie,net'ensablepas,ai-jemurmuré.J'aifaittournerlemoteurplusvitepourcompensersesefforts.Danslerétro,je

t'aivu,toujourscriant,lesbrastendusversmoi.Tut'esmissoudainàcouriraprèslavoiture,frappantl'airdetespoingscommeundément.

Non!tuashurlé.Tuvasleregretter,Gemma!Tuasarrachétonchapeau,quetuasjetéverslavoiture,puisjet'aivutebaisser

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pourramasserdescailloux,desboutsdebois,toutcequitetombaitsouslamain,quetuasbalancésaussiversl'auto.J'enaisenticertainss'écrasersurlecoffre.Tupoussaisdescrisd'animalsauvage,lescrisdequelqu'unquiaperdutoutcontrôle.J'aiserrélesdentsetcontinuéd'accélérer,maisuncaillouarebondisuruneroue,mefaisant faireuneembardée.D'unrapidecoupd'œildans lerétro, j'aivuque,accroupi, tu visais uniquement les pneus, tu devais sans doute vouloir les faireéclater.J'aicontinuémalgrétoutàm'éloigner,évitanttestirsd'uncoupdevolant.Pasquestionquetum'arrêtes.Lavoiturebringuebalait,heurtantdespierres,desbuissonsd'herbeporc-épic.Je

parvenaismalgrétoutàlaguiderenlignedroite,verslesombresdanslelointainquej'imaginaisêtrelamine.J'auraisdûchangerdevitesse,maisjen'étaispassûrede moi, il me fallait attendre d'être suffisamment loin de chez toi avantd'entreprendrequoi que ce soit. La voituregémissait sous l'effort, tu l'entendaisforcément,et lesgrincementsdésespérésde l'embrayagedevaient tedéchirer lecœur.Plusjeroulaisetplusletriodebâtimentsdiminuait,mêmetasilhouetteafinipar

disparaîtredurétro.Jemesuismisealorsàcrier,maissanssavoircequejedisais.J'avaisréussi!J'étaisdanslanature,seule,sanstoi,sanspersonne,j'étaislibre.J'aihurléenrythmeavecl'auto,filantàtraverslepaysage,jeroulaisdansdurienverstouslespossibles.Detempsàautre,lesrouesmoulinaientdusable,ralentissantmacourse.Dansce

cas, je sollicitais lemoteur pour continuer d'avancer, comme je t'avais vu faire.Chaquefois,lavoitureétaitassezpuissantepourquejepuissemedégager.Sentantsoudain une odeur de brûlé, j'ai changé de vitesse; personne au monde n'avaitjamaisapprisàconduireaussivite.J'aijetéunœilàlajauged'essence,leréservoirétaitàmoitiéplein,l'aiguilleau

milieu,àmoitiévideaussi.Quantà la température, lesnouvellesn'étaientguèreplusfameuses,l'aiguilletressautait,toujoursplusloinverslerouge.J'enaiconcluque le moteur chauffait. La seule chose dont j'étais certaine, c'est que je tebousillaisdéfinitivementtavoiture.Je me suis efforcée de ne pas tenir compte des informations données par le

tableau de bord et j'ai continué de rouler en regardant droit devant moi,concentréesurlesombresquimiroitaientàl'horizon.Lepaysages'étiraitdevantmoiàl'infini,pasdetracesdevéhicule,pasdelignestéléphoniques,rienquiindiquequ'aucunhumain,yaitjamaismislespieds,àpartmoi.J'ai fini par arriver aux ombres, seulement elles n'étaient pas la mine que

j'espérais ni même des collines fertiles, ce n'étaient que des dunes de sable

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sculptées par le vent, consolidées par des bouts de végétation. Je l'avais devinélongtempsavantd'enatteindrelepied,maisj'aicontinuémalgrétoutàroulerdansleur direction. J'ignore pourquoi, j'avais dû trouver ce choix préférable à roulerdans l'absence totale de relief quime cernait.Et puis, j'ai penséque, de l'autrecôté,quelquechosem'attendait.Plusj'approchaisetplusjemerendaiscompteque,vu la hauteur, je ne pourrais pas les escalader. La voiture commençait déjà àpatiner,àseplaindre,menaçantdes'ensableràtoutmoment.Ilnemerestaitplusqu'àlescontourner.J'aivoulum'épongerlefrontaveclebras,maislerésultatfutpire.Malgrélavitregrandeouverte,chaqueparcelledemoncorpsétaitbrûlante,moite, le dos de mon T-shirt était trempé, à croire que j'avais sauté dans unepiscine.J'aipenchélatêteàlaportière,mobilisanttousmeseffortspourfaireavancerla

voiture.Lesolestdevenuplusmeuble,j'aimislagomme,lesrouesontpatiné,meprojetant du sable au visage. Lemoteur peinait franchement cette fois, le sables'accumulait autour des roues. J'ai tourné le volant dans l'autre sens, espéranttrouverplusd'adhérence,erreur.Lesrouessontentréesencontactaveclesablefraîchementretournéenborduredestracesquej'avaislaisséesetsesontarrêtéesnet.J'aifaitpivoterlevolantdansl'autresensànouveau.Pasmieux.J'avaisbeauaccélérer,lavoiturerefusaitdebouger,elles'enfonçaitdanslesable.J'aicontinuédesolliciterlemoteurjusqu'àcequ'ilsenteànouveaulebrûlé.Puisjesuissortiepousserlavoiture,maisellepesaitunetonne.Jem'étaisensablée.Devantmesyeux,lepaysageacommencéàsedéformer,j'avaisl'impressiondele

regarder à travers un rideau d'eau. L'herbe porc-épic avait des contorsionsd'algue.J'aifermélesyeux,maistoutcontinuaitdetourner.Jemesuisappuyéeàlacarrosseriebrûlanteetlaisséeglisserlelongdelaportière.J'avaislestempesquibattaient,lalangueépaisseetsèche.Jemesuisrecroquevilléecontrelepneu.Lapeau de mes bras tirait au contact du caoutchouc chaud, le soleil me brûlait,m'écrasait.Desgouttesdetranspirationdégoulinaientlelongdemesjouessurlepneu.J'aipassélamainsouslavoiture,envisageantdem'yfaufiler.Jerêvaisd'êtreunpetit insectecapabledecreuseruntunneldans lesablechaudversunrecoinfrais.J'avaisbesoind'eau.C'est là que j'ai vomi contre le pneu, pas grand- chose, en fait. J'aurais voulu

vomirplus,maisjen'ysuispasparvenue.J'aiétéprised'untournisgéant.Quandj'airouvertlesyeux,lesoleils'étaitdéplacé,mavisionétaitmoinstrouble.

Jemesuisconcentréesurlestroisarbresàproximité.J'entendaislebruissementdes feuilles sèches frottant les unes contre les autres et le bourdonnement desmouchesquitournaientautourdestroncs.

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Jemesuis tramée jusqu'aucoffremais,avantde l'ouvrir, j'ai joint lesmainsetprié.Jen'aijamaisvraimentcruenDieumais,surlemoment,jeLuiaitoutpromis,enparticulierd'être lameilleureadoratricedumonde,pourpeuquelecoffreaitrenfermé de l'eau et de la nourriture, plus quelque chose qui m'aiderait à medésensabler.JeVousensupplie,ai-jemurmuré.J'ai trouvé la fermetureetouvert lehayon. Ilyavaitde l'eau,unebouteilleen

plastiquededeuxlitrescouchéesurleflancenpleinmilieu.Jemesuisjetéedessus,j'airetiré lebouchonavecdesdoigts tremblantsetbudirectementaugoulot,delongues rasades d'une eau pourtant chaude. Dans ma précipitation, je me suisaspergé le visage et le cou. J'étais une éponge insatiable, j'ai dû me forcer àm'arrêter.J'auraisbienbuencore,alorsquej'avaisdéjàdescendulamoitiédelabouteille.Lecoffrenecontenaitpasgrand-chosed'autre:uneserviette-éponge,unbidon

d'essenced'après l'odeur,unde tesgrandschapeauxenpeaudebête,desoutilspour réparer la voiture, mais pas de nourriture. Rien d'utile non plus pourdésensablerlavoiture.Finalement,Dieun'existaitpas.Jesuisremontéedanslavoiturepouressayerdelafairedémarrer,maischaque

tour de roue l'enfonçait davantage dans le sable. De frustration, j'ai abattu lespoingssurlevolant.J'aipenséensuitequejeferaismieuxderegarderducôtédesarbres,voirsijenetrouvaispasdesboutsdeboisàglissersouslespneus.Silesrouesavaientprisesurquelquechose,lavoitureconsentiraitpeut-êtreàavancer.Maislesarbresétaienthauts,leursbrancheshorsd'atteinte.J'aivouluarracherunboutd'écorce,elles'estdétachéeparmicroscopiquesfragments.Aumêmemoment,j'aivulesang,dumoinsc'estcequej'aicru,desgouttesde

sangcoagulées,rougerubis,quiperlaientsurletroncdel'arbreàproximité.J'aijetéunrapidecoupd'œilautourdemoi,maisriennipersonnedanslesparages.Onauraitditquel'arbresaignait,j'aigrattél'écorceduboutdel'ongleetlesangestvenuparpetitsboutsfriablesquim'onttachélesdoigts.Jelesaireniflés,çasentaitl'eucalyptus,cen'étaitquedelasève.J'ai entrepris alors d'escalader la dune. À chaque pas, je m'enfonçais dans le

sable, mes muscles me faisaient mal. À mon approche, des petites bestioles seprécipitaientdanslesbuissonsd'herbeporc-épic.Jemesuisarrêtéeausommetdeladune,unemainenvisièrepourembrasserlepaysage.Pasdemine,rienderien,sicen'étaitdusable,toujoursdusable,d'autresrochers,d'autresarbreset,dansle lointain, d'autres ombres de dunes. Aussi loin quemon regard portait, j'étaisseule.J'aiserrémesbrascontremapoitrineetsoufflédessuspourrafraîchirma

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peaubrûlante.Sijemouraissurcettedune,personnen'ensauraitjamaisrien,pasmêmetoi. Jesuisretournéeà lavoituredormirunpeu, il faisaittropchaudpourréfléchir.Àmonréveil,laluneétaitlevée.Allongéesurlesiègearrière,j'airegardésaface

jaune et joufflue, semblable aux grosses boules de fromage que papa recevaitchaqueannéeàNoëlparsontravail.J'yaicherchélevisagedel'homme,lecreuxdesdeuxyeux,lesourirenonchalantendessous,lescratèresquifiguraientlespoilsdebarbe.Laluneétaitamicale,maisdécidémenttroplointaine,baignantdanslelacprofondetclairduciel.Siunastronautel'avaitfouléeaumêmemoment,jesuissûre que je l'aurais vu. Peut-êtrem'aurait-il vue aussi s'il avait regardé vers laterre,ilauraitbienétéleseul.Malgrélaserviettedetoilettequej'avaisétaléesurmoi,j'étaisgelée.Jemesuis

frottélesbras,mapeauétaitroseetpelaitparendroitsàcausedusoleil.Ilfaisaittropfroidpourcontinueràdormir,alorsjemesuisfaufiléeàl'avantparl'espaceentre les deux sièges et je me suis glissée derrière le volant. J'ai récupéré laserviettedetoiletteàl'arrièreetjem'ensuiscouvertlesjambes.J'aitournélaclefdecontactdesortequejepuisseallumerlesphares.Lesable

s'étirait devant moi, gris, fantomatique, illuminé, telle une colonne de lumièreouvrantlavoie.Unevisionquiauraitpus'offriràunmort,letunnelconduisantauparadis. J'ai aperçu du mouvement en lisière du faisceau, un petit rongeur auxlonguesoreilless'attaquaitauxracinesd'unarbre.Ilafixélalumière,aveugléuninstant,puisils'estéloignédansl'obscuritéenbondissant.J'aitournélaclefcomplètementjusqu'àcequelemoteurtousse,puisrugissesous

mes coups d'accélérateur. Le bruit assourdissant a déchiré la nuit silencieuse,quelqu'un devait forcément l'entendre, à part moi. J'ai relâché l'embrayage,ordonnant presque à la voiture d'avancer. Ce qu'elle a fait, du moins un peu.L'espace de quelques secondes, les roues ont bataillé avec le sable, manquantaccrocheravantderetomberdanslessillonsqu'ellesavaientcreusés.

Espèce de truc stupide! ai-je crié en donnant des coups de pied dans lespédales.Lesondemavoixm'afaitsursauter.J'aiposélatêtesurlevolantetfredonnéun

hymneapprisaulycée,maispersonnenel'areprisenchœur.Lesilenceautourdemoiétait tapicommeun loupprêtàbondir. Jemesuisdemandéquipouvaitbienpeuplerl'obscurité.Soudain,jemesuismiseàtrembleretmavisions'esttroublée.J'aimisdutempsavantdecomprendrequejepleurais.J'ai rassemblé tout ce que j'ai pu ramasser de végétaux sansm'égratigner les

mainset je l'aiglissésous les roues,mais toujours impossiblede fairebouger la

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voiture.Lesrouesn'ontfaitquebroyerlesplantesenlesenfonçantprofondémentdanslesable,sansjamaisaccrocher.J'aifaituneautretentativeavecdescailloux,mais le résultat fut pire, les roues se sont enfoncées davantage. S'il y avait euquelqu'unpourpousserlavoiturependantquej'accélérais,j'yseraisarrivée,maistoute seule, c'était sans espoir. Je suis descendue de voiture et j'ai balancé descoupsdepieddanslespneus,sachantquec'étaitpeineperdue.Quandjemesuismiseenroute,lejourselevaitdéjà.J'aiprislabouteilled'eauet

me suis flanqué tonchapeau sur la tête. Ilme tombait sur les yeux, il était tropgrand.Jemedoutaisquej'auraischaudenmarchantdejour,maisjen'avaispaslechoix.Pasquestionderesterdanslavoiture,personnenem'auraitretrouvée.Etdetoutefaçon,ilétaittôt,ilfaisaitencorefrais.Jemesuistraînéepéniblementdansl'immensitésablonneuse,laissantlesdunesà

madroite. J'ai trèsviteeumalauxcuisses.Audébut, jem'efforçaisdemarchervite,afindeparcourirlemaximumdedistanceavantl'arrivéedelachaleur,quiestvenue évidemment. Je m'en suis aperçue au moment où respirer est devenuimpossible,oùj'avaisl'impressiond'avoirdessemellesdeplomb.J'aibaissélatêteetmesuisconcentréesurmespieds,unpieddevantl'autre.Jecommençaisàpuer,l'odeurfétidedetranspirationdelaveillesemêlaitàcelledanslaquellejebaignais.J'aibudel'eau,maisjamaisàsatiété,jemesuisobligéeàmemodérer.Jemarchaisdepuisun certain tempsquand jeme suis renducompteque jene

voyaispasunseularbreàl'horizon;laseulechosequidépassaitdusablecouleurrouille, c'étaient les touffes d'herbe porc-épic. Je me suis arrêtée et je me suisretournéepourembrasser l'immensitédupaysage.Rienquedusableàpertedevue.Commentyretrouverquoiquecesoit?Jemesuisassisesurlesolchaudetj'aicommencéàmebalancer,recroquevilléeenboule.Leslarmessontvenuestrèsviteetjem'ensuisvouludepleurer,degâchertoutecetteeauenlarmes.Desgrainsdesablesesontcollésàmesjoues,irritantmapeau.J'entendaisleventauloinformerdestourbillonsdesable.Ilenpénétraitdansmabouche,ils'encollaitàmesdents,à ma langue. La nature me flagellait, me rongeait comme elle avait rongé lesrochers.J'allaismourir,quellebêtised'avoirespéréarriverquelquepart.Néanmoins, quelque chose m'empêchait de renoncer, pas encore, pas tout de

suite. Je me suis remise debout et je suis repartie en m'efforçant de penser àl'Angleterre.J'imaginaisAnnamarchantàmescôtés,m'incitantàcontinuer.Mais,chaquefoisquejetournaislatêteverselle,elledisparaissait.Enrevanche,savoixrestaitprésente,elles'enroulaitautourdemoitelleunebriselégère.J'ai bu ce qui restait d'eau, j'ai léché le goulot, rainure par rainure, puis j'ai

balancélabouteillederrièremoi.Unpieddevantl'autre.Jenem'ensuispastrop

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maltiréependantuncertaintemps,maislesoleilquimontaitauzénithmetapaitdirectement sur le crâne. J'ai commencé à vaciller, je suis tombée. Je me suisrelevéeet j'aicontinuéàavancer, tramantdespiedsdans lesable. J'ai tendu lesmains devantmoi pour attraper l'air, pourme tirer en avant.Mais la terremeréclamait,ellepiaffaitd'impatienceàl'idéedem'attraper.Jenepouvaispastenirlecoupéternellement.J'aitrébuché,incapabledemerelevercettefois,etj'airampéàquatrepattes.J'aidéchirémonT-shirtenlambeauxetjem'ensuisdébarrassée,j'avaisbesoin

defairequelquechosepouravoirplusfrais,quitteàcequecesoitn'importequoi.Puis j'ai retirémes chaussures,mon short.Ramper en sous-vêtements était plusagréable. J'ai même réussi à me relever et à faire quelques pas, avant dem'effondrer.Allongéesurledos, levisageoffertausoleil, j'aiessayéderespirer.Toutétaitd'unebrillance,d'unblanc,inouïs.Jemesuisretournée,j'avaisbesoindebouger. J'ai glissé les doigts sous l'élastique dema culotte et je l'ai descendue.Quelquesmètresplusloin,j'aidégrafémonsoutien-gorge.J'ai continué de ramper, le sableme griffait la peau,mais c'était supportable.

J'avaismoinschaud.Aprèsdemultiplesefforts,jemesuisrelevée.Jetenaisàpeinedebout. Toutmon corps vacillait,ma tête décrivait des cercles, unemouche estentréedansmanarineenquêted'humidité.Jel'aisentieremonterverslessinus,d'autres sont venues. Elles pullulaient sur mon corps comme si j'étais déjà unecharogne. J'en avais dans les oreilles, la bouche, entre les cuisses. Les chasserm'auraitdemandétropd'énergie.J'aiavancéd'unpas,touts'estmisàtourner.Lecielestdevenurougeetlesablebleu.J'aifermélesyeux,faitunautrepas.Jemesuis concentrée sur ceque je ressentais en foulant le sabledemespiedsnus. Ilétaitchaud,maisnemeblessaitpas.J'aimarchétellequelle,nue,privéedelavueet couverte demouches, cherchantmon chemin à tâtons. Je ne savais plus dansquelledirectionj'allais.Jenesavaisplusgrand-chose,enfait,àpartquej'avançais.Quelquesinstantsplustard,jemesuiseffondrée.Et,cettefois,jen'aipaspume

releverendépitdemesefforts. J'ai rouléàplat ventre, le visageenfouidans lesable.J'auraisvouluêtreunanimal,m'enterreraufinfonddelaterre.J'aicreusédans cet espoir, celui de m'ensevelir, d'atteindre une surface plus fraîche, maistoutemaforces'étaitécouléehorsdemoi,s'étaitasséchée,lesoll'avaitabsorbée.Jesuisrestéeétendue,àmoitiéengloutiesouslesable,j'aifermélesyeuxpourmeprotégerdusoleiletj'aicoulé.Mesorteils sontpartisenpremier,puis ce futau tourdes jambes,du torseet

finalementde la tête, coulésauplusprofondde la terre.Dansmachute, je suispasséeautraversdegrainsdesable,deterre,decailloux,detunnelscreuséspar

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des animaux, de racines d'arbres, de microscopiques insectes foreurs et j'aicontinuéainsijusqu'àcequejedébouchedel'autrecôtédelaterre.Je me suis retrouvée allongée dans mon lit à la maison. J'avais les yeux

hermétiquementclos,mais j'entendaisdesgensparler.Matéléétaitallumée, j'aireconnulavoixd'unprésentateurdejournaltélévisé.

LetempsàLondresaujourd'huiseraextraordinaire,disait-il.Unenouvellevaguedechaleurvafrapperlaville.Macouetteétaittiréejusqu'aucou,jenepouvaispaslarepousser.Onauraitdit

qu'elleétaitcousueàl'oreiller,m'étouffantsousunechapedechaleur.Unepetiteflaquedetranspirations'étaitforméeaucreuxdemesreinsetj'avaislescheveuxcollésparlasueur.J'aisentiuneodeur.Ducafé!Mamanétaità lamaison.J'ai tendul'oreillepour

écoutercequ'ellefaisait.Elleremuaitdestrucsàlacuisineenfredonnantunairidiot.J'aivoulularejoindre,maisimpossibledesortirlesjambesdelacouette,jetapaisinutilementdespiedscontrelebord,j'étaispiégée.J'avaistoujourslesyeuxfermés,commecollés.Jemesuismiseàcrier:

Maman!Viens!Mais elle n'est pas venue, elle a chantonné plus fort. Mais je savais qu'elle

m'entendait,lacuisineétaitcontiguëàmachambreetlesmurspastrèsépais.Jel'aiappeléedenouveau.

Maman!Ausecours!Elleacessésonremue-ménagequelquesinstants,commesiellem'écoutait.Mais

voilà qu'elle mettait la radio, une station qui passait de la musique classique,m'ignorantcomplètement.Jemesuisagitéedanstouslessenspouressayerdemeredresser,desortirdulit,maisjen'avaisdeprisesurrien.Matabledenuitn'étaitpasàsaplacehabituelle,d'ailleursiln'yavaitrienàcôtédemonlit.J'aicontinuéd'appelermamanàl'aide,maiselleamislesonplusfortetj'aicompristoutàcouppourquoiellenevenaitpas.Ellem'avaitcousulespaupières,elleavaitcousumonlit,ellevoulaitm'emprisonner.J'ai senti alors des bras passer au travers dumatelas,me prendre de chaque

côté, se nouer sur mon ventre, des bras puissants, tannés, balafrés jusqu'auxcoudes. Ces bras m'ont tirée, libérée des draps cousus, fait traverser lerembourragedumatelas,leplancherdemachambre,lesfondationsenbétondelamaison,m'onttiréejusqu'àlaterredouceetsombreendessous,contrelaquelleilsm'ontbercée.

Amonréveil, il faisait frais,presquetrop.Deuxventilateursbrassaient l'airde

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partetd'autredulit,j'avaisdeslingesmouilléssurtoutlecorpsetungantsurlefront,quimedégoulinaitsurlesjoues.Jemesuistournéelégèrement,j'airessentiaussitôt des élancements partout, le linge sur mon bras est tombé et j'ai puconstaterl'étateffroyabledemesbrûlures.J'avaislapeaurougevif,couvertedetaches et de cloques. Sans linge dessus, mon bras est redevenu instantanémentbrûlant.Tul'asramasséetremisenplace,prenantsoindel'essorerdélicatementsurlapeau.

Merci,ai-jemurmuréd'unevoixténue,tantj'avaislagorgegonflée.Tun'imaginespasàquelpointcemercim'aétédouloureux.Tuasacquiescéetjet'aivuposerlatêtesurleborddulitàquelquescentimètres

demonbras.Jemesuisrendormie.Quandjemesuisréveilléeladeuxièmefois,tuportaisunetasseàmeslèvres.

Bois,tuasditd'untonpressant.Tudoisboire,toncorpsenabesoin.Je me suis écartée, prise d'une quinte de toux. La douleur a fusé dans mes

membres. À chacun de mes mouvements, j'avais l'impression que ma peau sedéchirait,quedesplaiess'ouvraient.J'étaisallongéenuesousundrapfin,dumoinsc'est ce qu'il m'a semblé.Ma peau était trop endolorie pour que je puisse êtrecatégorique.En revanche, j'ai senti que je n'avais plus les lingesmouillés sur lecorps. J'ai essayéde remuer les jambes,mais j'avais lespiedsattachésau lit enhauteurparunchiffon.J'aitirédessus.

Vousaviezditquevousneleferiezplus,ai-jemurmuré.Tum'asrafraîchilefrontenpressantungantmouillé.

Tuasdegravesbrûlures,tuasdit.J'aiétéobligédetesuréleverlesjambespouréviterqu'ellesgonflent.Etjesaiscequej'aidit.Tut'esapprochépoursouleverledrapetconstaterl'étatdemesjambes.

Jepeuxlesdétachersituveux.Tucicatrisesbien.J'aihochélatête.Tuasprisdoucementmonpieddroitdanstamain,tuasdénoué

le lien, puis reposé mon pied sur le lit et tu as procédé de même avec le piedgauche,puistuasrabattuledrapsurmesjambes.

Tuveuxdeslingesmouillés?tuasdemandé.Tuasmal?J'aihochélatêteunefoisdeplus.Tuessortidelapièceàpasfeutrés,laplante

de tes pieds nus adhérant aux lattes du parquet. Les yeux rivés au plafond, j'aisollicitédifférentespartiesdemoncorpspourvérifieroùj'avaisleplusmaltoutenessayantderetrouverlefildesévénements.Jem'étaiséchappée,j'avaiscouléaufonddusable.Maisensuite?Tu étais venu, j'avais senti tes bras me soulever, tu m'avais bercée en me

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murmurantjenesaisquoi.Tonsouffleavaiteffleurémoncou,tamainétaitsurmonfront. Tum'avais ramassée avec une telle délicatesse, commeune feuille que tuauraisrefusédefroisser.Tum'avaistransportéequelquepart,recroquevilléedanstes bras, quelque part où tum'avais arrosée d'eau. Et après, plus rien. Le noircomplet.Tuesrevenuavecdeslingesquitrempaientdansunebassine.

Tuveuxlefaireoujem'encharge?tuasdemandé.Tuasessoréunlingeettut'apprêtaisàsouleverledrap.

Jeleferai,t'ai-jeinterrompuent'arrachantledrapdesmains.Jel'aisoulevéàmontour,constatantquej’avaislapeaud'unrougeluisantetque,

parendroits,jepelaisconsidérablement.J'aitâtéunecloquesurmapoitrinedontlepourtour semblait humide. Puis j'ai étendu le linge essoré par tes soins sur leszoneslesplusatteintes,lesoulagementaétéimmédiat.Onauraitditque,dèsquelelingeentraitencontactavecmapeau,celle-ciexpirait,pourinspirertoutdesuiteaprès, aspirant l'eau. Atteindre le bas demon corps sans te dévoilerma nuditén'étaitpassansdifficulté,mêmesimaintenantmonanatomienedevaitplusavoirdesecret pour toi, de toute façon. J'ai frissonnéau souvenir de ce voyagedans tesbras.Comment t'y étais-tu pris pourme toucher alors que j'étais nue?Aurais-jeassezdecouragepourteledemander?Auboutdequelquesinstants,j'aicessédemepasserlelingesurlecorpsetjeme

suisrallongéesurl'oreiller.Çafaitcombiendetempsquejesuisici?ai-jedemandé.Danscetétat?

Un jour ou deux. Il en faudra encore quelques- uns avant de guérircomplètement.C'estunechancequejet'aietrouvéeàcemoment-là.

Commentvousavezfait?J'aisuivitestraces.Facile,tuasréponduenenfonçantlescoudesauborddu

lit,tropprèsàmongoût.Seulementbougermefaisaittropmal.Tuasprislatasseremplied'eauettume

l'astendue.J'aiprislachamelle.Commentça?

-Jel'aimontée,tuasditavecunpetitsourire.Ellegalopevite.J'aipassélalanguesurunpetittrucsecquej'avaisauxcommissuresdeslèvreset

jet'ailaissém'abreuver.Tutesentirasbientôtmieux,tuasditdoucement.Avecunpeudechance,tu

n'aurasmêmepasdecicatrice.

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L'eaum'apicotélefonddelagorge,j'enaibuencoreunpeu.Pourunefois,ellen'était pas marron ni pleine de sable, c'était du champagne excellent dont lesdernièresgouttesm'ontaspergélecou.Soudain,j'airepenséàlavoitureensablée.

Onestrevenuscomment?Audébut, je t'ai portéeet, ensuite, je t'ai installée sur la chamelle.Ona

marchédenuit.Tum'asmontrélatasse.Tuenveuxencore?

J'aisecouélatête.Etlavoiture?Jenel'aipasvue.Turevenaisversmoiquandjet'airetrouvée.Versvous...?

Tuasacquiescé.J'enaidéduitquelavoitureétaitcoincéequelquepartouqu'elleétaitmorte,

puisqueturevenaisàlamaison.Lamaison?Oui,tuasrenchériavecuneébauchedesourire.Tumerevenais.

Effectivement,jemesuisrapidementsentiemieux.Lelendemain,tum'asapportédesnoixetquelquesbaiesaugoûtamer.Lesnoix,elles,étaientsucréesetfriables,lesunescommelesautresneressemblaientàriendecequejeconnaissais,maisjeles aimangées quandmême. Après quoi, j'ai passé lamain sous lematelas à larecherchedemoncouteau;ilyétaittoujours.J'aicomptélesencochesdanslebois.Vingt-cinqjours.Maiscombienavaientpassédepuisladernière?J'enaifaitquatreautres.Le jour suivant, après avoir creusé la trentième, je me suis inquiétée de mes

règles:pourquoinelesavais-jetoujourspas?Jem'étaispeut-êtreasséchéecommelepaysagequim'entourait,moncorpsréclamanttoutel'humiditédisponible.Jemesuis levéeethabillée.Aucontactdu tissu,mapeaubrûléea tiraillé. J'ai

serrélesdentsetsuissortieàcloche-piedsurlagalerie.Mêmelecontactduboissurlaplantedemespiedsétaitdouloureux,mêmeceluiduT-shirtsurmapeau,j'aimarchéenletenantécarté.

Tuauraisdûresternue,tuasditenmevoyant.Tuauraiseumoinsmal.J'ailâchémonT-shirt.Çavatrèsbien.Tiens,tuasditenmetendanttonverre.

J'airegardélefonddeliquide.

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¾Jevaism'enchercher,ai-jeréponduenallantàlacuisine.Unefoismonverreservi,jesuissortieparlaportedelacuisine,del'autrecôté

delamaisonparrapportàl'endroitoùtutetrouvais.Jemesuisadosséeaumurenm'appliquantàresteràl'ombre.Delà,jevoyaislachamelle.Ellesereposaitdansuncoinde l'enclos, la têtebaissée,son licoupendantmollementsursesoreilles.Elle avait l'air d'une incroyable docilité, à croire que tu avais aspiré toute sonimpétuosité.J'aimismamainenvisièrepourscruterl'horizonàlarecherchedesgrandes ombres des dunes, ces collines que j'avais prises pour lamine. Commeellessemblaientloin.Je me suis laissée glisser sur la caisse devant la porte, prenant soudain

consciencedelaréalité.J'avaisjusque-làtoujoursgardéunelueurd'espoir,l'espoirquejeparviendraisà

m'échapper.Maisj'aibrusquementcomprisquelquechose:cettevuequis'étiraitàl'infinidevantmoi,c'étaitmavieetelles'arrêtaitlà.Àmoinsquetumereconduisesdansuneville,c'esttoutcequis'offriraitdésormaisàmesyeux.Plusdeparents,plusd'amis,plusdelycée,plusdeLondres.Rienquetoietledésert.J'aifaitroulerlegobeletsurmonfrontetléchéunegouttequicoulaitsurlaparoi,

laissant ma langue se repaître de la fraîcheur. Peut-être t'aurais-je un jour àl'usure. Peut-être me ramènerais-tu. On avait bien vu le cas de filles enlevéeslibéréesdesannéesplustard,d'autressecourues.Maisdanscombiendetemps?J'aisentidumouvementsurmagauche.Tutetenaispenchésouslafenêtredemachambre,prèsducoindelamaison,les

bras souplesmais tendus vers quelque chose, et tu n'arrêtais pas de sauter, enarrière,decôté.Jemesuisapprochée.Tuessayaisd'attraperunserpent,letorseétiréaumaximum,prêtàt'écarteràlamoindremenace.Leserpentavaitlatêtedressée,iltedéfiait,onauraitdituneparadeamoureuse.Maistuasétérapidecommel'éclair,tuluiassautédessuset,troublé,leserpent

s'estlaisséprendre.D'ungestepreste,tuluiastournélatête,ils'esttortillédansdevainseffortspourtemontrersagrandegueulerose,maistapoigneétaitsolide.Tu l'as ramassé et tenu devant toi. J'ai vu tes lèvres bouger, tu lui parlais àquelquescentimètresàpeinedescrochets.Puistuespartiaveclui.Tu es passé devant moi sans t'arrêter pour aller directement à la deuxième

dépendancedanslaquelletuesentréàreculons.Leserpentessayaitdes'enroulerautourdetonpoignetquandtuasdisparuàl'intérieur.J'aisomnolésur lecanapédusalon,nemeréveillantqu'aveclechangementde

lumière, lorsqu'elle est passéedublanc éblouissant à l'or éteint. J'ai observéunrayon de soleil traverser les lattes foncées du plancher en les parant de reflets

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cuivrés.Aprèsquoi,j'aifaitletourdelamaison,tun'étaisnullepart.J'aichangédevêtements,j'avaistrouvédansunplacarddel'entréeunT-shirttailleXXLrouléenbouleavecsurledevantl'inscription:«Sauvezlaplanète,pasvous.»Ilétaitassezgrandpournepas frotter contre les brûlures. Puis je suis retournée à la caissedevantlaportedelacuisineetj'aiattendu.Unecolonnedefourmisestpasséesurmeschevilleset,trèshautdansleciel,un

oiseauapousséuncristrident.Alachaleur,mapeautiraillait.J'airelevémonT-shirt surmanuquepour laprotégeret j'ai étendu les jambes.Peuaprès, je suisalléemebaladerducôtéde ladépendanceoùtuétaisentré.Enapprochant, j'airemarquéquetuavais laissélaporteentrouverte, lecadenaspendait,défait.J'aiscrutél'intérieur,maisjen'airéussiàdistinguerquedesombresdansl'obscurité.Aucun bruit neme parvenait. J'ai poussé la porte pour faire entrer le soleil. Lapièceétaitrempliedecartonssoigneusementempilés,partagésaumilieuparuneallée.

Ty?ai-jeappelé.Pasderéponse.J'aitendul'oreilleetcruentendreunlégerbruissementquelque

part,derrièrelescartons.Ty?C'estvous?

Je suis entrée. J'ai apprécié la fraîcheur de la pièce sur ma peau. Je me suisavancéeencoreunpeupour lirecequiétaitécrit sur lescartons:«aliments (enboîte),aliments (séchés),outils,cablesélectrics...» le toutaucrayon,en lettresfiliformes,tonécriture,forcément.Tuavaisuneorthographedéplorable.Jemesuisretournée vers lamaison, tout était figé dans une immobilité parfaite, on auraitplutôtditundécordethéâtrequ'unlieuhabité.J'ailaissétraînermondoigtsurlescartons, ramassant de la poussière au passage. «Médicaments, couvertures,gants... » Je les ai suivis jusqu'au bout de l'allée. C'était instructif de voir cesprovisions, ce que tu avais jugé nécessaire à notre survie. «Cordes, outils,fournitures pour jardin, couture, hygiène féminine», tu avais pensé à tout. Plusj'avançais et plus les bruissements s'amplifiaient. Des bruissements feutrés,hésitants,quiévoquaientplusunanimalquetoi.

Ilyaquelqu'un?ai-jeànouveaudemandé.Ty?L'allée débouchait sur un espace plus vaste auquel j'ai accédé enme faufilant

entre les cartons.Lesbruissements se sontamplifiésencore, j'avais l'impressiond'en être cernée. Je me suis retournée. Du sol au plafond et de chaque côtés'alignaientdespilesdecoffres,certainsenverre,d'autresengrillage.J'aisaisidesmouvementsfurtifsàl'intérieur.Desanimaux?Quelsanimaux?Jemesuispenchéepourvoir.

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Desyeuxmicroscopiquesmefixaient,unserpentnoirenroulésurlui-mêmealevéparesseusementlatêteetunearaignéedelatailledemamainadétaléàl'autreboutdesacage.J'aireculéverslescartons,respiréprofondémentetexaminélescages depuis cette distance,m'assurant que les portes étaient bien fermées.Unscorpion a levé la queue avec un bruitmenaçant. J'ai soudain eu les jambes encoton. Iln'yavaitpasmoinsdevingtcages.Laplupartétaientoccupéespardesserpents, des araignées et de rares scorpions. D'autres semblaient vides. Quefaisaient toutes cesbestiolesdans cettepièce?Pourquoinem'enavais-tu jamaisparlé? Mon regard s'est arrêté sur un serpent de couleur foncée aux refletsargentésetilm'asembléreconnaîtreceluiquetuavaiscapturélematinmême.Ilmeregardait,laqueueagitéedetremblementscolériques,lalanguepointanthorsdesagueule,telleunedague.Je me suis obligée à respirer. Les portes des cages étaient closes, tout était

fermé, les bestioles ne risquaient pas de s'approcher de moi. Je continuaisnéanmoins de les entendre grattouiller, agiter leur queue, onduler, mon cœur aflanché.Jemesuiscalméeetjesuisrepartiedansl'autresens,enmetenantauxcartons,«fourniturespourjardin,couvertures,alcole...»À«alcole»,jemesuisarrêtée.Étiréesurlapointedespieds,j'airegardélehaut

ducarton,leScotchs'étaitdécolléetnetenaitplusgrand-chose.J'aijetéuncoupd'œilàlaporte,prêteàbondiràl'extérieuraucasoùilprendraitl'idéeàunedesbestioles de venir dans le coin. J'ai tiré le carton vers moi et j'ai entendu untintementdebouteilles.J'aiécartélesbordset,aprèsuneprofondeinspiration,j'aiplongé une main tremblante à l'intérieur, inquiète de ce que le carton pouvaitcontenir en dehors des bouteilles, persuadée que de petites pattes allaient megrimpersurlesdoigts.J'aiattrapélapremièrebouteillequivenaitenéternuantàcausedelapoussière.Unlitrederhum.Dequoifairedesdégâts,dequoiassommerl'undenousdeux,

au propre comme au figuré. Je suis sortie de la pièce, la bouteille sous le bras,soulagéed'êtredehors.J'airepoussélaporteenlalaissantentrebâilléecommejel'avaistrouvée,lecadenasdéfait.Àmi-chemindelamaison,jemesuisarrêtéepourvoiroùétaitlachamelle,ellen'étaitpasdanssonenclos,niaupieddesDifférents.Peut-être était-elle passée de l'autre côté. Le soleil commençait à descendre,recouvrant toute chose des lueurs roses du couchant. Il ne tarderait pas à fairenuit.Je suis allée directement dansma chambre et j'ai caché la bouteille sousmon

oreiller.Puisjemesuisassise,l'oreilleauxaguets.Hormislescraquementsduboisquisedéformaitaveclereculdelachaleur,pasunson.J'airefaitletourdetoutes

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lespiècespourvérifiersi tuyétais,puis jesuissortiesur lagalerie.Lesoleiladisparuàl'horizonet,enunriendetemps(c'étaittoujourssirapide),ilafaitnuit.J'ai regardé, les yeux à demi fermés, la lumière se dissiper, le sable changer decouleur,passerduvioletaugrisetdugrisaunoir.Jedistinguaisencorelaplupartdeschosesquientouraientlamaison,lesdépendances,laremorque,lesDifférents.Ilnemanquaitquetasilhouetteetcelledelachamelle.Jenesavaispasallumerlegroupeélectrogène,alorsjesuisalléechercherune

lanternedanslavéranda.J'aidévissélapartierenfléeenverrecommejet'avaisvufaireetj'aireniflélamècheencoton.Ellesentaitlaparaffine,tuavaisdûremplirleréservoirrécemment,jel'aialluméeetj'airevisséleverre.Lumière!Jen'étaispaspeufièred'avoirréussi.J'aitournélamolettesurlecôté

pouraugmenterlaflammeetjesuisalléeausalon.Assise sur le canapé, j'ai tripoté un trou dans le tissu d'où s'échappait le

rembourrage. J'avais le corps tendu, à l'affût du moindre bruit. Je me suisvaguementdemandésitout jusqu'icin'avaitpasconduitàcet instantultime,situn'allaispasfinalementassouvirtonfantasmeabsoluetmetuer.Tuattendaispeut-être qu'il fasse complètement noir pour passer à l'action. J'ai tendu l'oreille,guettanttespassurlagalerie,tatouxdansl'obscurité.Sionavaitétédansunfilmd'horreur, le téléphone aurait sonné et quelqu'un m'aurait annoncé que tum'observais,tapiàl'extérieur.Maisjem'inquiétaisparailleurspouruneraisonradicalementdifférente.Jeme

demandaiss'ilnet'étaitpasarrivéquelquechose.Arrêtetesâneries!mesuis-jedittoutfort.

J'aiattenducequim'aparuuneéternitéavantderetournerdansmachambreàlalueurdelalanterne.J'aifermélaporteetpoussélacommodederrière.J'ailaisséles rideaux ouverts afin d'épier d'éventuelles ombres, mais la lune n'était pasencore levée et tout était plongédansune obscurité plus densequed'ordinaire.Assisesurlelit,unoreillerglissédansledos,labouteillederhumdanslesbras,j'aiobservé les visages fantomatiques, déchiquetés, tordus, que la lanterne dessinaitsur lemur. J'ai pris la bouteille par le goulot et essayéde calculer l'angle selonlequellalancersibesoinétait.Jel'aiposéesurmonfrontpourimaginerlaviolencedu coup, sentir son poids. J'ai passé ensuite un certain temps à dévisser, puis àrevisserlebouchon,àsentirlerhumetj'enaifinalementbuunegorgée.Jel'aitrouvéamer,âpre,maisaprèstoutescessoiréesauparcavecmescopains,

j'étaishabituéeauxalcoolsforts.Àl'époque,j'arrivaisàmepersuaderqu'unalcoolétaitbon,histoiredepouvoircontinueràboire.J'aireprisunegorgéequim'abrûlé legosieravec la forced'uncoupdesoleil,

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internecettefois.Àlatroisième,j'aitordulenezcommelesacteursdanslesfilms.Commetouteslesnuits,ledésertétaitimmobile,silencieux,d'unsilencedemort.C'estdinguecequelesilenceabsoluad'effrayant,àquelpointilpeutprendrelatêtepourpeuqu'onluienlaisseleloisir.ALondres,j'étaishabituéeauxbruitsdelanuit,auxklaxons,auxcris,àlarumeurd'unegrandeville.Lanuit,Londresjacassecommeunepie.À l'inversedudésert qui rampait autourdemoi, tel un serpent,furtif,silencieux,mortelettroptranquillepourjamaispouvoirfermerlesyeux.Lesdentsserréesautourdugoulot,j'aicontinuéàboirejusqu'àcequelapiècese

metteàtourner,quejecessedemedemandersimadernièreheureétaitarrivéeetsijereverraisunjourautrechosequecetendroit.Auboutducompte,j'aicessédeguetterlesombresderrièrelafenêtre,dem'enfairepourl'obscuritéetlesilence.Jemesuisrappelépourquoimescopainsaimaienttantsesaouler,pouroublier,

pourlamerveilleuseignorancedel'avenir.C'estunbruitdegrattementquim'aréveillée.J'aiouvertlesyeux,lacommode

bougeait,quelqu'unpoussaitderrière laporte,essayaitd'entrer. J'ai tentédemeredresser, j'avais lamoitiéducorpshorsdu lit, labouteilleencoreà lamain. Jen'avaispasfinilerhummais,àenjugerparl'humiditédanslaquellejebaignaisetl'odeurd'alcoolquiflottaitdansl'air,laplupartducontenus'étaitrépandusurlesdraps.J'aiavancéàtâtonslelongdulit,legoulotdelabouteillebienserrédanslamain,prêteàlalancer.Lacommodea faitunécartet j'aivu tonbrasbalafrépasserpar laporte. J'ai

baissélabouteillejustequandtuteglissaisdanslapièceparl'interstice.J'aireculéenmefaisanttoutepetite,tropfaible,tropsaouleencore,pouragirautrement.Lalumière grise de l'aube pointait, il était tôt. Tu m'as jeté un coup d'œil, tu asremarquélabouteille,froncélenezàcausedel'odeur.Jemesuisdétournéepournepasvoirtonvisagechiffonné.

Jesuisalléchercherquelquechose,tuasdit.Çam'aprisplusdetempsqueprévu.Tuasvoulumesoulever,maisjet'aidonnédescoupsdebouteillesurlapoitrine

entehurlantdemelaissertranquille.Tuesrestéaupieddulitàmeregarder.Auboutdequelques instants, tum'aspris labouteilledesmainset tuas rabattu ledrapsurmoi.

Jevaispréparerlepetitdéjeuner,tuasdit.Jemesuisrendormie.C'estsurlagalerie,tuasindiqué.

J'aisecouélatête,ladouleurmevrillaitlestempes.Marcheraussiloincematin-làmesemblaitaussipeuprobablequem'évader,maisj'étaisconscientequ'ilfallait

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quejemange.Allez,laisse-moiteporter.

J'ai secouéànouveau la tête,mais tesbras étaientdéjà autourdemoi, tumesoulevais. J'ai fermé les yeux, j'avais la tête qui tournait,mal au cœur. Tum'asportée comme tu portais les plantes que tu ramassais, délicatement, les brasécartés de façon à ce que j'y sois bien. Je me suis sentie aussi légère que lesplantes.Aumomentoùtum'asdéposéesurlecanapédelagalerie,j'airemarquéquetu

avaislesyeuxrougesetfatigués,soulignésdegrandscernessombres.Maisl'aubequi se levait faisait briller ta peau, comme tout d'ailleurs ce fameux matin. Lalumière filtrait à travers lepaysageet faisait étinceler le sable commedu sucrepétillant.Pasmoi,enrevanche.J'avaisplutôtl'impressiondem'effacer,commesilemonde

m'avait déjà oubliée. En regardant le sablemiroiter, je me suis demandé si madisparition faisait l'actualité. Intéressait-elle encore quelqu'un? Je savais que lesjournaux laissaient tomber ce genre d'histoire lorsqu'aucun élément nouveau nesurvenait.Or,paslemoindrechangementencequimeconcernait,sicen'étaitlesensduvent.Çafaisaitunmoisquej'étaisdanscettemaison.Merecherchait-onencore?Mes

parents s'y consacraient-ils vraiment, de toute façon? Ils ont toujours été trèsperspicaces.«Bonsensdesaffaires»sontlesquatremotspréférésdepapa.Alorspeut-êtreseposait-ilcettequestion:merechercherrelevait-ilencoredubonsensdesaffaires?Etais-jeun investissement judicieux?Sur lemoment, jen'auraispasplacéuncentimesurmoi.Tum'as apporté une assiette de petits fruits jaunes enmemontrant comment

aspirerlapulpeenenfonçantlesonglesdedans.J'aiessayé.Audébut,j'aitrouvélefruitacidemais,plus jemastiquais,plusc'étaitsucré. J'avaisdespépinsplein lesgencivesetlesdents.Tuenasmangéunaussi.

Alors,tuasfaitconnaissanceavecleslascarsdanslaremise?Ausouvenirdetouscesyeuxfixéssurmoi,cesécailles,cespattes,j'aifrissonné.Pourquoivouslesavez?ai-jedemandé.Pournotresurvie,tuasréponduenreprenantunfruit.

Jet'aidonnél'assiette, j'étaistropbarbouilléepourenmangerdavantage,bienque j'en aie eu envie. Tu as sucé l'intérieurdu fruit, puis tu as retiré lespépinscoincésdanstesdents.

Grâceàeux,jevaispouvoirfabriquerdel'anti-venin.J'aisecouélatête.

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Toutcequ'onobtientd'unserpent,c'estduvenin,pasdel'anti-venin.Tuassouri.

Tuesaussi intelligentequetuenasl'air,grossemaligne.Jen'enai jamaisdouté,tuasditenmelançantunregardpresquefier.N'empêche,tuasraison,tuasajoutéenrecrachantlespépinsparterre.Ilssonttousvenimeux.Onobtientl'anti-venin grâce à un individu immunisé. Voilà encore pourquoi on avait besoin de lachamelle.Bientôt,jerecueillerailepoisondemespensionnairesetjel'injecteraiàlachamelle,puis je luiprélèverai sesanticorps, son immunité. Je filtrerai le toutpourfabriquerdel'anti-venin,dumoinsc'estmonprojet.Çaprendradutempsetjenesaistoujourspassijeréussirai,maisj'essaieraiquandmême.Decettefaçon,onenauratoujourssouslamain.Jemesuisrembrunie.Lachamellenevapasêtremalade?Non,elleestimmunisée,commelaplupartdesanimauxdelarégion.Nous,

humains,sommeslesplusfaibles.Tuasretirélapeaud'unfruitetgrignotélapulpe.

Maiscequ'ilfaudraitd'abordfaire,c'estcommenceràsedésensibiliser.Ens'injectantunetoutepetitedosedepoisondanslesystème,onaugmentesapropreimmunité.

Vousnem'injecterezriendutout.Tuashaussélesépaules.Tupeuxlefairetoi-même,cen'estpasdifficile.Ilsuffitdetepincerlapeauet

d'introduireunpeudevenin.Jelefaissansarrêt.Etsijerefuse.Danscecas,tucoursunrisque.Lequel?Lerisquedemourir,d'êtreparalysée.Lepoison,cen'estpastrèsdrôle,tuas

ditenmeregardantavecunpetitsourire.Maistulesaissansdoutedéjà,avectoutlerhumquetuasbuhiersoir.Labouteilledevaitnousdurerunan.J'aiévitétonregard,c'était lapremièrefoisquetuparlaisdurhum.Tendue, je

mesuispréparéeàsubirtacolèrepouravoirfouillédanstesprovisions.Maistuaschassél'incidentd'unhaussementd'épaules.

N'importequelenvironnementcomportesesrisques,tuasmurmuré.Ilsseressemblenttousfinalement,poison,blessures,maladies,laseuledifférence,c'estcequilesprovoque.Enville,cesontlesgens,alorsqu'icic'estlaterre.Jesaiscequejepréfère.

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J'aidenouveaueulatêtequitournait.Jen'arrêtaispasderepenserauxbestiolesquiattendaientdansleurcagedemetueroudemesauveràl'aidedeleurvenin.

Çafaitcombiendetempsquevouslesavez?Tuasreposétonfruitettut'esessuyélesmainssurlesgenoux.J'encapturedepuisqu'onestarrivés.Jelesaipresquetous,ilenrestecertains

quimedonnentdufilàretordre.Ilm'enmanqueencoredeux.Ilssonttousvenimeux?

Tuasacquiescé.Biensûr,sinon jene lesauraispas.Tousnesontpasmortels,mais ilvaut

mieuxnepassefairemordre.Pourquoiçanevousestjamaisarrivé?J'aiétémordu,maisriendegrave.J'aiapprisàlesconnaître,jesaiscomment

ilsfonctionnent.Lesanimauxsontmoinsdangereuxquandonlescomprend.Tuaspoussél'assiettedefruitsversmoi.

Allez,mange,tuasditensouriant.Sinononpourraitcroirequetuaslagueuledebois.Après ça, tu as été vraiment gentil avec moi, renouvelant inlassablement les

lingesmouillés,t'occupantdemoicommejamaismamann'enauraitrêvé,préparantcequetuimaginaiscommemesplatspréférés,dumoinstuessayais(jereconnaisqu'ilnedevaitpasêtrefaciledefairedelaglacequandlepremiercongélateurétaitàdescentainesdekilomètres).Par ailleurs, tu m'observais sans arrêt, comme pour me jauger, comme si tu

voulaisdevinercequej'étaissusceptibled'accepter,cequetupouvaisfaireoudiresanstropmecontrarier.J'aitrèsviteapprécié,commencéàtesterteslimitesettum'aslaisséefaire.Lelendemain,j'ainourrilespoulesettum'asaccompagnée,prétextantlasource

àvérifier.Al'entréedel'enclosdelachamelle,j'airalentipourquetupuissesmerattraper, puis marcher à mon allure. Tu m'as jeté un coup d'œil de côté pourvérifiersijen'yvoyaispasd'inconvénient.

Vousdevezmehaïr,ai-jedit.Commentça?Vousdevezmehaïrhorriblementpourvousmoquerquejemeure,sinonvous

melaisseriezpartir.Tu t'es tourné versmoi avec une telle brusquerie que tu as trébuché sur une

pierre.-Jeressensexactementlecontraire.

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Alorspourquoinepasmelaisserpartir?Voussavezquec'estcequejeveux.Tun'asrienditl'espacedequelquespas.

Jet'ailaisséepartir,tuasditdoucement.Tuasfaillimourir.C'estlafautedevotrevoituremerdiqueetjenesaispasmerepérerdansle

bush.Alorsquevous,si.Sivousnemedétestiezpas,vousmereconduiriezdansuneville,vousmelaisseriezpartir.

Nerecommencepasavecça,s'ilteplaît.N'empêche,c'estvrai,non?Sivouslevouliez,vouspourriezmelaisserpartir

maisvousnevoulezpas.Conclusion,vousmedétestez.J'aiaplatiunbuissonsousmachaussure.Tut'esbaissépourleredresser.Leschosesnesontpasaussisimples.Ellespourraientl'être.

Jemesuisarrêtée.Tuasfinideredresserlaplante,tul'ascontournéeettut'esapprochédemoid'unedémarcheempruntée.

Donne-toi un peu de temps, Gemma. Quelques mois pour apprendre àappréciertoutça,ensuite...

Ensuitequoi?Ensuite,vousmelaisserezpartir?Jenevouscroispas.Crois-moi,s'ilteplaît,pourunefois,tuasditentendantlesbrasversmoi

commepourmesupplier.Queferez-vousalors?ai-jedemandé,lesmainssurleshanches,dansl'espoir

de paraître plus grande que je n'étais, alors que le haut dema tête t'arrivait àl'épaule.Tuassoupiré.

OK,tuasmurmuré.Accorde-moisixmois,sixmoisàpeine.C'estletempsqu'iltefaut.Ensuite,aprèscessixmois,situcontinuesdedétesterlavieici,alorsjeteramènerai,jetelejure.Jet'emmèneraimêmedansuneville.

Jenevouscroistoujourspas.Donne-moiunechance.

J'aicontinuédeteregarder.Auboutdequelquessecondes,tuasbaissélesyeuxetenfoncélesmainsdanstespoches.

Jeneplaisantepas,tuasditd'unevoixlégèrementbrisée.C'estquoi,sixmoispourtoi,maintenant?Qu'est-cequetuasàperdre?tuasdemandéendonnantdescoupsdepieddanslesable.Le son morne de ta chaussure frappant le sol était le seul bruit audible. J'ai

essuyé la transpiration qui me coulait sur le front, hésitant toujours à te faireconfiance. Qui croirait un ravisseur de toute façon?Qu'avais-tu fait jusqu'ici qui

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m'inciteàtecroire?Mêmesivousêtessérieux,mêmesivousmeramenezdansuneville,quime

ditquevousnerecommencerezpasavecuneautrefille?t'ai-jedéfié.Tut'espassélamaindanslescheveux.¾Iln'yaurapasd'autrefille.Sanstoi,jevivraiseulici.

Vousêtesrépugnant.Tuassursauté.Jemesuisavancéeverstoi.

Vousessayezdeme flatterpourque jemeplieàvotrevolonté,c'estunemanie.Ilyatoujoursuneautrefille.Qu'est-cequ'onditdeschiensdéjà?Unefoisqu'ilsontprisgoûtàtuer...

Jenesuispasuntueur.Maisvousêtesunchien.

Tum'as regardée avec de grands yeux. Tu avais tout alors du chien espérantqu'onluijetteunos,espérantquelquechosequejenepourraisjamaistedonner.

Jet'aime,tuasditsimplement,sansciller,attendantquejemepénètredetadéclaration.Maistadéclarationarebondisurmoi,j'airefusédem'yattarder.

Vousêtesunsalaud,ai-jeditenrepartant.Cetteterreveutquetusois ici, tuasditdansmondos,élevant lavoixà

mesurequejem'éloignais.Jeteveuxici.Çanetefaitdoncrien?Jemesuisretournée,incrédule.

Vousnepensezquandmêmepasquejemesouciedevousaprèscequevousavezfait?Vousn'êtespasatteintàcepoint?

Laterreetmoi,onabesoindetoi.Toutcedontvousavezbesoin,c'estd'aide.

Tu m'as dévisagée, bouche bée, et j'ai vu tes yeux se remplir de larmes. J'aisecouélatête,refusantdemelaisserprendre.

Çanetientpaslaroute,j'aiditdoucement,pluspourmoiquepourtoi.Tuasvoulumecontrediremaisj'aicontinuéàparlersansteprêterattention,je

n'avaispluspeur:Çavoustrouble,n'est-cepas?Danscetenvironnement,jenepourraijamais

vouséchapper,àmoinsquevousmeraccompagniezdansuneville.Cen'estpascequejeveux.Moisi.

Tuasfaitunbondenarrièrecommesijet'avaisagresséphysiquementaveccesdeuxmotsettut'esempresséd'évitermonregard,visiblementgênédetaréaction.

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Vousn'êtesplusaussicostaud,ondirait,ai-jemurmuré.Je t'ai tourné le dos et je me suis dirigée rapidement vers les Différents, je

commençaisàtrembler.J'étaisencorefragile,réduiteenpresqueautantdemiettesquetoi.Jenevoulaispastevoir,d'ailleurstunem'aspassuivie,tuesrestéoùtuétais, tête baissée. J'ai traversé les rochers en trébuchant, me félicitant d'êtreseule. Je savais plus ou moins comment te prendre quand tu étais dur, à quoim'attendre.Maisdanscetétat,jel'ignorais.Cefameuxsoir,tuasétésilencieux,pensif.Tuasfaittremperdeslingespourmes

brûluresdansunmélangedeplantesqui leuradonnéuneodeurd'hôpital.Aprèsdîner, tu as regardé l'obscurité au-dehors, debout devant l'évier, le corps tendu,comme un chasseur à l'affût. La lanterne dessinait des ombres sur ta peau. J'aidébarrassé la table et je te rapportais les assiettesquand tu t'es retournéet tum'asattrapéeparlepoignet,j'aifaillitoutfairetomber.

Jeneplaisantaispastoutàl'heure.Jelepensaisvraiment,tuasdit.Accordesixmoisàcetendroit,s'ilteplaît.Tupeuxattendresixmois?Jemesuisdégagéeetj'aireculé,laissantlesassiettessurleplandetravail.Une

rideprofondebarraittonfront,creusantunsillonau-dessusdetesyeuxbrillants.Dis,tupeux?

J'airetrouvél'intensitéquit'étaitsiparticulière,tonsérieux.J'auraisputecroiresituavaisétéquelqu'und'autre,jen'auraispashésitéuninstant.J'aibougélatête,pasvraimentunassentimentmaispasunrefusnonplus.

Troismois,ai-jedit.Quatre,tuasajouté,levisagecrispé.Maisjet'ensupplie,n'essaiepasde

t'enfuir.Pastouteseule,pasavantquejet'emmène.Tuneconnaispasencorelebush.Tuasprislesassiettesetfinidedéroulerlebandagequientouraittamaindroite

avantd'ouvrirlerobinet.Poursurvivresurcetteterre,ilfautl'aimeretçademandedutemps.Pourle

moment,tuasbesoindemoi.Jesais.

Tum'asdévisagée,aussisurprisquejel'étaisparcequejevenaisdedire.Maisj'avaiseffectivementbesoindetoi,n'est-cepas?J'avaisessayédem'échapperparmespropresmoyensetj'avaiséchoué.Tut'estournéverslafenêtreavecunsoupir.

Dansquatremois,situveuxtoujourst'enaller,jeteconduiraiàl'entréed'uneville,maisnem'obligepasàt'accompagner.

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Aucunechance,ai-jedit,lessourcilsfroncés.Commesijepouvaist'obligeràfairequelquechosecontretavolonté.Tuascommencélavaisselle, lesépaulesbasses, lesmainsplongéesdansl'eau.

J'aivu tonpoulsbattredans toncou,petiteparcelledevie sous tapeau tannée,seméedetachesderousseurjusqu'auxclavicules.

Jenevouslivreraipasàlapolice,sic'estcedontvousavezpeur,ai-jeditsansréfléchir.Vousn'aurezqu'àmerelâcheretdisparaîtredansledésert.Jediraiquejenemerappellepas,quej'aieuuneinsolation,quejesuisamnésiqueoun'importequoi.Jenesauraimêmeplusvotrenom.Tonregardm'aeffleurée,maisj'aivuqu'ilétaitpleindetristesse,quetuétaisà

deuxdoigtsdepleurer.Cettenuit-là,leventasoufflé.Couchéedansmonlit, jel'entendaissouleverles

grains de sable et les projeter contre lesmurs en bois, contre les fenêtres, lesprojeter vers moi, tel un déluge de feu. Ou de pluie. Si je fermais les yeux, jepouvaispresqueimaginerlebruitdelapluieanglaise,tombantàversecommeenhiver,détrempantlesjardinsetleschamps,faisantmonterleniveaudelaTamiseetdescaniveauxautourdelamaison.J'avaisoubliélebruitréconfortantdelapluiequifrappelecarreau,lesentimentdesécuritéqu'ilprocure.Tuétaisparti te coucheravantmoi.Tuavais été terriblement silencieux, sans

douteavais-tuperdutesillusionsàmonsujet.L'aventuredetesrêvesnes'étaitpasdérouléecommetul'avaisimaginé.Commençais-tuàavoirdesregrets?Àpenserquetut'étaistrompédefille?Tuvenaispeut-êtredeterendrecomptequej'étaisquelqu'un d'ordinaire et non d'extraordinaire, que je t'avais déçu comme jedécevaisàpeuprèstoutlemonde.Jemesuisretournéeetj'aifrappémonoreiller,énervéeden'êtretoujourspasendormie,deruminercespensées.Soudain, je t'aientenducrier.Uncriquiadéchiré lesilenceetm'a faitbondir

dansmonlit,lecrid'unanimalauxabois,quivenaitduplusprofonddetonêtre.Jen'avaisrienentendud'aussifortdepuisdesjours.J'aid'abordpenséquequelqu'uns'étaitintroduitdanslamaisonpourmesauver

etqu'ilsedébarrassaitdetoienpremier,teplantantuncouteaudansledos.Maisc'étaituneidéeidiote,personnenevoleausecoursdequiconquedecettefaçon,àpart dans les films. Et pas dans le désert en tout cas. Ici, les sauveteursarriveraientpar avionet nousnoieraientd'abord sous lebruit et la lumière.Onentendraitquelqu'unveniràdeskilomètres.J'ai guettémalgré tout les sons au-dehors, des pas sur la galerie.Mais aucun

chahutattestantdelaprésenced'uninconnu.Iln'yavaitquemoi,quetoi,tescris.Parfois,tuhurlaisquelquechose,maisimpossibledecomprendrecequetudisais

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et,detempsàautre,onauraitditquetupleurais.Jemesuislevée,arméedemoncouteau,etjemesuisdirigéelentementverslaportesurlapointedespieds,sansun bruit. J'ai profité de ce que tu criais à nouveau pour actionner la poignée,masquant ainsi le grincement de la porte. Je suis sortie dans le couloir, aucunesilhouetteà l'horizon,personne.Tescris retentissaientplus fortencore, leursonrauque résonnait dans toute la maison. Ta porte était entrouverte, je me suispenchéepourécouter.Durant quelques secondes, voire une minute, ce fut le silence, j'en ai eu les

oreillesquitintaient.Puis jet'aientendusangloter,dessanglotsquisontdevenustrèsviteincontrôlables,désespérés,commesouventceuxdesenfants.J'aijetéuncoup d'œil à la pièce plongée dans l'obscurité par l'entrebâillement de la porte.Quelque chose était secouée de tremblements sur ton lit, toi. Aucun autremouvementnullepart.J'aiouvertlaporteengrand.

Ty?Tuascontinuédesangloter.Jemesuisapprochée.Unraidelumièrevenudela

fenêtreéclairaittonvisagebaignédelarmes.Tuavaislesyeuxfermés,serrés.Jemesuisavancée.

Ty?Vousêtesréveillé?Tupétrissais de tes poings le pull-over qui te servait d'oreiller. Tondrap avait

glissé,tondosétaitvisible,sedétachantsurlematelasnu.Étirédetouttonlong,tusemblais trop grand pour ce lit. Tu avais un dos droit, d'une longueur inouïe,semblableautroncd'unarbre.Mais,cettefois,iltremblaitcommeunefeuille.J'ai laissé la porte grande ouverte derrière moi et inspecté la chambre. La

fenêtreétaitferméeetrienn'indiquaitquequelqu'unsoitentré.Tuavaiscriédanstonsommeil.Levisageenfouidanstonpull-over,tupleuraismoinsfort.Jesuisrestéedevant

ton lit à te regarder sangloter comme j'avais sangloté en arrivant dans cettemaison, sans bruit, désespérément, comme si tu ne devais plus jamais t'arrêter.C'estbizarre,maisj'aipresqueeuenviedepleurermoiaussi.J'aisecouélatête.Tuétaisuntypeduretdangereux,tujouaispeut-êtrelacomédie.Tuasremontésoudainlesgenouxcontrelapoitrineettut'esmisàtebalancer.

Tescrisontrecommencé,meperçantlesoreilles.Jemesuisapprochée,jedevaisles faire cesser. Sans réfléchir à ce que je faisais, jeme suis penchée et je t'aisecouéparl'épaule.Tuavaislapeaumoite,brûlante.Tu as ouvert les yeux d'un coup,mais tu nem'as pas vue d'emblée, tu voyais

quelqu'und'autre.Tum'asécartéeettuasreculélelongdumatelasjusqu'àcequetutecognesaumur.Tuavaislesyeuxfous,quiallaientetvenaientd'uncôtéetde

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l'autrecommecherchantàsefixer.Tut'esmisàmurmurer:Nem'emmenezpas,tudisais.Jevousensupplie,laissez-moi.

Jemesuisefforcéedecroisertonregardetdefaireensortequ'ilnequittepaslemien.

C'estGemma,ai-jedit.Jenevousemmènenullepart.Calmez-vous.Gemma?

At'entendre,onauraitditquemonnomnet'évoquaitpasgrand-chose.Tuastirétondrapsurtoi.

Ty,vousrêvez,ai-jedit.Maistun'écoutaispas.Tuasrampéversmoiettut'esaccrochéàmonT-shirt.

J'aireculé.Ty,arrêtez!ai-jeditentetapantsurlesmains,enterepoussant,maistuétais

l'imagemêmedudésespoir.Nem'emmenezpas,tudisaisd'unevoixd'enfantpleinedesanglots.C'estlà

quemamanétait,mesarbres,mesétoiles.Jeneveuxpaspartir.Tu as jeté tes bras autour dema taille et tu l'as serrée, pleurant contremon

ventre.Tuavaislesyeuxgrandsouverts,maistunemevoyaistoujourspas.Tumetrituraisledos,tiraissurmonT-shirt.Jet'aitouchélescheveuxettessanglotssesontunpeucalmés.

C'estGemma,ai-jedit.Réveillez-vous.J'aisentiteslarmessurmonventre,tesmainsaccrochéesfermementàmataille

pour m'empêcher de partir. Je t'ai laissé ainsi jusqu'à ce que tu cessescomplètementdepleurer.

Jenesaispasoùjesuis,tuasmurmuré.Vousêtesici,dansledésert.Iln'yapersonned'autre.

Tut'esessuyélesyeuxsurmonT-shirt,puistulesaslevéssurmoi.Cettefoistum'asreconnue.Touttonvisages'estdétendu.

Gemma,tuasdit.J'aihochélatête.Merci.Vousrêviez.Jevousairéveillé.Merci.

Tuasfiniparmelâcherettut'esassisentailleur,leregardrivéausol, jouantavectespouces,sansdoutegêné.

Àquoivousrêviez?ai-jedemandé.Tuassecouélatêtepouréluderlaquestion.Maisjesuisrestée,j'aiattendu.Le

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boisautourdenouscraquaitetleventsecouaitletoitdetôle.Tuasjetéuncoupd'œilverslafenêtrecommepourvérifierqu'ellen'avaitpasbougé.

Lefoyerpourenfants,tuasditdoucement.Levoyageenfourgon,ledépartdubush.Tuasregardélecielnoirau-dehors,lesétoiles.Jemesuisditquejepouvaispeut-

êtredevinerlalignedroitedel'horizonquiséparaitlamassesombredelaterreducielgrisâtre.Tut'espassélamainsurlevisageensoupirant.

Tumeprendssûrementpourunmalade.Jet'aidévisagé,recroquevillésurtoi-même.Onfaittousdesrêves.

Tesgrandsyeuxbrillaientdansl'obscuritécommeceuxd'unanimalnocturne,unanimalenmald'adoption.

Turêvesdequoi?tuasmurmuré.Dechezmoi.DeLondres?

Tuassoupesélenomquelquesinstantsenquêtedusensqu'ilavaitpourtoi.CommenttupeuxrêverdeLondres?tuasditavecunnouveauregardversla

fenêtre.Commentsefait-ilquetuaimestantcetendroit?Jesupposequ'onaimeceàquoionesthabitué.Non,tuasditensecouantlatête.Ondevraitaimerlesendroitsquiontbesoin

d'êtreaimés,pourmieuxlessauver.Tun'asplusrienditpendantunlongmoment,turéfléchissais,leregardperduau-

dehors.J'airegagnédoucementlaporte.Pardon,tuasmurmuré.

Quandjemesuislevée,tachambreétaitvide.Jesuisalléenourrirlespoules.Àmonretour,lachamelles'estapprochéedemoid'unpaslourd.Jeluiaigrattélesoreilles,tirésurlespoilsdouxàl'intérieurcommetum'avaismontréqu'elleaimait.Elleaposésonmuflesurmonbras.

Ilvategarder,tusais,luiai-jechuchoté.Quandjeseraipartiedansquelquesmois,ilnetelibérerapas.Je lui ai caressé la joue, aussi douce que celle d'un ours en peluche. Elle

mastiquaitendécrivantdescercles,seslèvresélastiquesfrottantcontremamain.Commentsefait-ilquetusoissigentille?Tudevraisêtresauvage,pirequelui,

ai-jedit.J'aitouchéseslongscilsravissantsduboutdudoigt,lafaisantciller.Jemesuiséloignée,maisellem'asuivie,àquelquesmètresàpeine.J'aimarché

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enrondavec,dansmonsillage,ledouxbruitdesessabots.Jemesuisarrêtéeettournéeverselle,désireused'essayerquelquechose.

Assise!ai-jeditenlevantlebrascommejet'avaisvufaire.Ellearâlépourlaforme,puiselleaplongéenavant,ramenantsespattessous

elle.Entouchantlesol,elleasoulevéunnuagedepoussière.C'estbien,majolie.

Jemesuisagenouilléeprèsd'elle,desortequ'onavaitlamêmetaille,sonmufleénormeetsesdentsgâtéesàhauteurd'yeux.Elledégageaituneodeurtenacederenfermé. Elle a tourné la tête vers les dépendances, fermant les yeux pour seprotégerdu soleil. J'ai changédepositionpourposer lebrasautourde savasteencoluremuscléeetelleaappuyésoncoucontremahanche.Danscetteposition,j'auraispumeglissersursondos,enfourchersabosseetlamonter.Onauraitpus'enfuiraugalopverslesoleil.J'aiposélajouecontresafourrureetj'aifermélesyeuxaussi.Desboulesdefeu

ontdanséderrièremespaupières.Surlemoment,àcetinstantprécis,celasuffisaitàmonbonheur.Tuaspassélajournéedanstonatelier.J'aiattendulemilieudel'après-midipour

avoirlecouragedeterendrevisite.Tut'étaismontrésousunjoursidifférentlanuitprécédente,presquevulnérable.J'étaiscurieusedesavoircommenttuallaistecomporteravecmoilelendemain.Laportedel'atelierétaitentrebâillée,jel'aipoussée.Lalumièreentraitàflotsdanslapièceoùrégnaitunechaleursuffocante,j'aimis

quelques secondes à m'habituer à tant de clarté. Les rideaux qui pendaientautrefois à la fenêtre avaient été arrachés et gisaient en boule au sol. Le soleilinondaitl'atelier,j'aivuquelesmursquelconquesavaientétérecouvertsdepointsdecouleursvivesetdetourbillonszébrésdebandesrouges,noiresetmarron.Desfeuilles,dusable,desbranchesavaientétéappliquéssurlapeinture,desortequelesmurs avaient une texture. Si je reculais pour avoir une vision d'ensemble, jedevinaisdesmotifs.Lavaguedepointsjaunesquitraversaitlesoldeboutenboutfigurait sansdoutedu sable, et les cerclesbleus sur lemurd'en facedespointsd'eau. La pièce avait un air de nature quim'a rappelé une histoire quemamanm'avaitlue,ilyalongtemps,unehistoiredechambred'enfantquisetransformeenjungle.Trônantaumilieudelapièce,deboutsuruntabouretenbois,lecorpsrenversé

enarrière,tupeignaisleplafond,vêtud'unminceshortdéchiréquiteremontaitsurlescuisses.Tapeauavaitlamêmeteintequelemurderrièretoi,terredesienne.Aprèsavoir tracédesmilliersdepetitspointsorangeau-dessusde ta tête, tuas

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comblé l'espacequi les séparait pardes sortesde volutesblanchesà l'aided'unautrepinceau,repêchéderrièretonoreille.Tunet'esarrêtéqu'unefoisàcourtdepeinture.Tu t'es retourné et j'ai vu que tu avais le torse luisant de sueur, maculé de

peinturemarron.J'aicherchésurtonvisagelesvestigesdel'angoissequetuavaisressentie la veille, mais tu avais l'air détendu et heureux. Tu es descendu dutabouretpourmerejoindre.

Tuaimesmapeinture?Qu'est-cequ'ellereprésente?Toutcequinousentoure,lebush,tuasréponduavecunsourire.Jen'aipas

encoreterminé.Lemoindreboutdemurferapartiedel'ensemble,etmoiaussi.Pourquoi?Jeveuximmortalisercettebeauté,établirlecontact.Jeveuxquetuvoiesles

chosestellesqu'ellessontavant...avantquetut'enailles,tuasditavecdesyeuxbrillants.Jemesuisretournéepourembrasserlescouleurs,lestourbillons,lesdifférentes

matières qui m'entouraient, m'attardant sur une poignée de points blancsphosphorescentsqui sedétachaientsurun fondnoirdansuncoinduplafond.Onauraitditdesétoiles,minusculesbillesdelumièresmiroitantes.Était-cecequetuavaisvoulureprésenter?Tut'esapprochéencoreetj'airemarquéquetuavaislesépaulesetlamoitiésupérieuredutorsepiquetéesdegrainsdesable.J'aiavancélamainpourtoucher,tapeauétaitcommelaterredubush,rugueuseetchaude.

Çanevousdémangepas?Cen'estquelapremièrecouche.Quandceserasec,jetracerailesmotifs.Quelsmotifs?

Ma perplexité t'a fait sourire. Tum'as pris lamain et tu l'as tenue contre tapoitrine.

Lesmotifsdubush,tuasexpliquéenindiquantlapièced'unsignedetête.Attendslecoucherdusoleil,tuverrastoutelapièceprendrevie.

Commentça?Tuverras.

Sous ma paume, j’ai senti les battements sourds de ton cœur, je me suisempressée de retirermamain, toi aussi. Tu l'as passée alors dans tes cheveux,provoquantundélugedesablequetuasfaitexprèsd'amplifierensecouantlatête.

Tempêtedesable, tuasditen faisantdanser tesmèchesdorées,voler lesable.

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Jet'aisuivijusqu'àlaporte,unpeuétourdieparcequejevenaisdevoir.Tum'asrepris lamain,maispour laposersurtondoscette fois.Soustapeauchaudeethumide,tesvertèbress'étiraientcommentautantderacines.

Jepeuxmepeindreledevantducorps,maisj'aibesoindequelquechosepouratteindreledos.J'airetiréprécipitammentmamain.

Jeneveuxpasvouspeindre.Tun'auraspasàlefaire,tuasréponduenmefaisantface.Prèsdubassindes

Différents,tuverrasdelonguesfeuilles.Tum'enrapporteraisune?Etpendantquetuyes,prends-moidelamousse.Tuesrentrédanslapièce,melaissantsurleseuiltestermonéquilibreenfaisant

basculerd'avantenarrièrelacaisseenboisquiservaitdemarche.Reviensaucoucherdusoleil,tuascriéderrièremoi.Jeseraiprêt.

TuasfermélaporteetjesuispartiemollementendirectiondesDifférents,meberçant de l'illusion que je n'accédais pas vraiment à ta demande. Jem'arrêtaisfréquemment pour regarder quelque chose, faisant semblant de trouver dans lapetitefleurmauvequejeremarquaisdanslesablelaraisondemapromenade.Enrevanche,pourtraverserl'herbehaute,j'aiaccélérélepas,tapantparterreavecunbâton,commejet'avaisvufaire,pouréloignerlesserpents.Arrivée au bassin, je me suis penchée pour passer sous la branche de

l'eucalyptus,puis jemesuis frayéuncheminle longde l'eau.J'ai trempélamaindedans,appréciantlasoudainefraîcheursurmapeau.Jesuisparvenuedevantlerocherqui surplombait lebassinetdans lacrevasseduquel j'allais trouverde lamousse. J'entendais des bestioles bruire autour de moi, mais je ne me suis paséloignée. J'étais étrangement calme, appréciant l'indolence qui se dégageait del'endroitl'après-midi.Lerocherétaitfraisetabritédusoleil,jemesuisassiseuninstant,mesmolletsnuscontrelapierre.Auboutd'unmoment,jemesuismiseenquêtedemousse,enfonçantlesdoigtsdanslacrevassesombred'oùj'airamenéunetouffe.Puisj'aiattenduqu'unearaignéeminusculefinissedetraversermamain.En faisant le tour du bassin dans l'autre sens, j'ai aperçu les feuilles dont tu

m'avais parlé, de longues feuilles juteuses, qui semblaient incongrues dans cetenvironnement cerné de végétation aride. J'ai arraché une feuille à sa tige,provoquantunemontéedesèveblanche,quejemesuisempresséedestopper.Surlecheminduretour,jemesuisarrêtéeauxcagesdespoules.Salaudétaità

l'autreboutdelasiennemais,dèsqu'ilm'aentendueluiparler,ils'estapprochéensepavanant.Puisilapassélebecparlegrillageetarrachéunboutdelafeuillequejevenaisderamasser.

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Tynevapasêtrecontent,l'ai-jegrondé.MaisSalaudn'enavaitrienàfaire,ilagonfléfièrementsesplumesetrecrachéle

bout de feuille. J'ai fait une pause à côté de sa cage, bercée par lesmurmuresdésapprobateursdespoules.Bientôt,lesgrenouillesontentaméleurschamailleriesàgrandrenfortdecoassementsrauques,quisontallésens'amplifiant jusqu'àuncrescendofrénétique.Puislesoleilaamorcésadescente.C'étaitl'heure.Jesuisretournéeàl'atelier

sansmepresser.J'ai poussé la porte, les lueurs orangées du couchant rasaient lesmurs que tu

venaisdepeindre.Lalumières'accrochaitauxgrainsdesable,lesfaisantmiroiter.Toutautourdemoin'étaitquecouleuretéclat,presquetroppourêtreapprécié.Tuavaistravailléviteàtransformerl'espace.Tutetenaisaucentredelapièceettoncorps, peint comme le reste, reflétait également la lumière. Seul ton dos étaitvierge. Il flottait dans l'air une odeur forte d'herbe, semblable à celle de tescigarettes,uneodeurlourdeetenivrante.Tuesvenuversmoiprendrelafeuille.Tuétaisentièrementnu,maisjenel'aipas

remarqué toutde suite car tuavais le corps recouvertdepeinture,de sable,defleursetde feuilles.Peintureetmatièresqui t'habillaientcommedesvêtements.Tonvisageaffichaituneteinterougeclairavec,disséminéspartout,despoints,desvolutes,orangeetjaunes,ettuavaisleslèvresmarronfoncé.Tesjambesétaientenduitesd'unesubstancegrisequirappelaitlegranit.Tonpénisétaitpeintennoirdans une zone où dominaient les verts, les mauves et des applications de tigesgrises. Jeme suis écartée instantanément, les yeux rivés sur tespiedspeints enocre-brun et ornés de tourbillons blancs qui dessinaient des veines. J'ai reculéjusqu'à laporte,hésitantà rester.Tuavais l'aird'un foudanscetaccoutrement,maistuétaismagnifiqueaussi.

C'estcequejevoulaistemontrer,tuasexpliqué.Labeautédecepaysagedonttufaispartie,ilfautquetulesaches.Aumilieudetoutcetorange,tesyeuxbrillaientd'unbleuinouï,presquedéplacé

tantilsrappelaientlamer.Tu t'es agenouillé à côté d'un bol dans lequel tu as écrasé des pétales rouges

auxquelstuasajoutédel'eaupourobtenirlaconsistancevoulue.Puistuastrempélatouffedemoussedanslebolettul'asappliquéesurtondos,partoutoùtamainpouvait aller. De la peinture a dégouliné sur le sol en longues rigolessanguinolentes.J'aijetéunregardautourdemoi:pasdecordepourm'attacher,pasd'arme.La

porte était ouverte, je pouvais m'enfuir à tout moment, mais je n'en avais

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curieusementpasenvie.Lalumièredéclinevite,tuasdit.

Tu t'es saiside la feuilledont tuas trempé la tigeépaissedansunesubstancenoire friable, t'assurant qu'elle en était bien recouverte. Puis tu as tenté dedessinerdesmotifssurtondoset,neparvenantpasàgagnerl'emplacementvoulu,tuassoupiré.

Tumepeindraislesmotifsdudosavecça?tuasdemandéenmetendantlafeuille.

Jeneveuxpas,ai-jeréponduenrepoussanttamain.Maislalumièrebaisse.Jevoudraisavoirterminéavantlecoucherdusoleil

pourquetuvoiesl'ensemble,tuasinsistéd'untonferme,impatient.Tum'asprislamainettul'astenuedélicatementdanslatienne,chaudeetsèche,

maculantmes doigts de peinture, le rouge et le noir dessinant un bleu surmonarticulation.

S'ilteplaît,tuasdemandédoucement.Faisçapourmoi.Jeteramènerai,jetel'aipromis.Tes yeux brillaient à la lumière, tu m'as serré la main plus fort. Je me suis

dégagéeetj'aiprislafeuille.Agenouilléederrièretoi,j'aitrempél'extrémitédanslapâtenoire.

Qu'est-cequejedessine?N'importequoi,cequet'inspirecetendroit.

Mamaintremblaitunpeuetunepetitegouttedepeintureesttombéesurmongenou. Le bout de la tige était acéré, je l'ai appliqué sur ta peau, enfoncélégèrement pour dessiner un point, tu as sursauté. Un rayon de soleil est venufrapperdirectementtondos,mavues'esttroublée.

Jenevoisrien.Fais-leaujugé.

J'ai trempé à nouveau la tige dans le bol et tracé une ligne droite entre tesomoplates,t'égratignantlégèrementpourfairetenirlapâtenoire.Aprèsquoi,j'aipeint une touffe d'herbe porc-épic, puis un bonhomme avec un cercle irrégulierpourlatête.Jeluiaiajoutédesyeuxquej'aicoloriésetdesflammesenguisedecheveux.Etjeluiaifaitunpetitcœurnoiraumilieuducorps.Tum'astouchélegenou.

Tuasterminé?Presque.

Puisj'aidessinéunoiseauquisurvolaittonomoplateetpourfinir,unsoleilàla

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basedetanuquedontlesrayonséclairaientletout.Tut'esretournépourmefaireface,nosgenouxsesonttouchés,tonvisageàmoinsdecinquantecentimètresdumien.

Tun'enveuxpas?tuasdemandéentrempantledoigtdansuneflaqued'argilerougeaveclaquelletuastracéunelignesurmonfront.Jepourraistepeindre,tuasajouté en étalant l'argile sur ma joue. En ocre rouge, ça intensifie tout, tu asmurmuré.Tu m'as repris la feuille des mains vers laquelle tu as voulu m'attirer en me

prenantparlanuque,maisjemesuisdégagéeaussitôt.Non,ai-jedit.

Tuashaussé lesépaules, le regard triste.Puis tum'aspris lamainànouveaupourmerelever,jen'aipasopposéderésistanceettum'asguidéejusqu'aucentredelapièce.

Maintenant,onattend,tuasdit.Quoi?Lesoleil.

Tum'as faitm'allonger sur un lit de sable et de feuilles, en pleinmilieu de ladébauche de peinture et de couleur. Le soleil qui entrait à flots par la fenêtrebrillaitintensément,j'avaisdumalàgarderlesyeuxouverts.Etl'odeurdefeuille,d'herbe,deterre,cetteodeurfraîcheétaitplusprégnanteencoreàcetendroit.

Regardedececôté-ci,tuasditentournantlatêteverslemurdufond.Jet'aiimité.Aveclesoleilderrièremoi,jemerendaiscomptequelesrayonsen

accrochant lestourbillonset lespointsplusclairs, lesrendaienttridimensionnels.Tuaspuisédansunpetittasdefeuillessèchesàproximitéettuenasécrasédanstapaume,puistuasrécupérétonpapieràcigarettesousunepierre,prélevéunepetitecendresurunautretas,quetuasmélangéeauxfeuillesettuasrépartiletoutsurlepapier.Unefoislacigaretteroulée,tul'ascolléed'uncoupdelangue.Quand tu l'as allumée, j'ai senti denouveau cette odeurde feuilles dudésert entrain de brûler, lourde, aux arômes d'herbes, l'odeur qui imprégnait l'atelier cejour-là.Tuastirélonguementdessus,puistumel'aspassée.Onauraitditunpetitarbreenfeuquiseconsumaitentremesdoigts.Jel'aifait

rouler, observant l'extrémité incandescente. Cette fois, j'ai tiré dessus, je medemandepourquoi.J'étaissansdouteplusdétenduequed'habitude,l'espoirquetumelibèresétaitplusgrand.Cesfeuilles,aucontrairedutabac,nebrûlaientpaslagorgeetn'étaientpasnonplusaussifortesquel'herbe.Ungoûtsubtiletvégétalm'a bientôt envahi la bouche et je me suis surprise à expirer calmement, lesépaulesdétendues.

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Tu t'esallongésur lescoudes.Àmesureque le soleil secouchait, lescouleursprenaientdesrefletschatoyants.Unevaguederougeasubmergélapièce,faisantmiroiterleszonessombresdutableau.Lesraisdelumièrequiontsoudainfrappélesolont illuminélesmillionsdepointsetdepétalesdefleurqui le jonchaient.Lesrouges,lesorangesetlesrosesautourdenoussesontenflammés,àtelpointquej'aieu l'impressiondemetrouveraumilieud'unbrasierouplutôtducoucherdesoleillui-même.

Tunetrouvespasqu'onsecroiraitaucentredelaterre,danslamatièreenfusion?tuaschuchoté.J'aisentilachaleurdansmondos,monT-shirtmecollaitàlapeau.J'aiclignédes

paupières pour chasser lamasse informe des couleurs. Des lignes noires et desformesontdansédevantmesyeux,semblablesàdesflammèches.Puis lesoleilaplongéencoreetc'esttoncorpspeintqu'ilaatteintcettefois, leparantdemillerefletsdorés.J'aisenti lacaressedusoleilàmontoursurmapeauquiaprisunéclat soyeux entre le rose et l'orangé. La pièce tout entière baignait dans lalumière.Tum'asregardée,tesyeuxbleusflottantdansunemerd'or.Etj'airemarquéles

petitesempreintesd'animauxquitraversaienttajoue,enjambaienttacicatriceetgrimpaientà l'assautdetescheveux.Tum'aseffleuré lebrasd'unemain légère,couvertedesable,tum'ascaresséduboutdesdoigtsàl'endroitoùlesoleilfrappaitmapeau,làoùelleétaitsichaude.

Lalumièrevientdetoi.Tubrillesdel'intérieur,tuasdit.J'aitournélatêtepourtenterd'embrasserlapièced'unseulcoupd'œil.J'avaisla

têtequitournaitunpeu.Etait-ceàcausedetoutescescouleurs,delalumièreoubiendetacigarette?Jenesaispas.Tonœuvreétaitsidifférentedestableauxquej'avais vus avecmaman, tellement plus réelle d'une certaine façon. Et oui, je lereconnais,elleétaitbelle,d'unebeautésauvage.J'aisentitesdoigtsdessinerdesmotifs,descercles,despoints,surmonbras.Désormais,leurcontactnemefaisaitpluspeur.Enunclind'œil,lesoleilasoudainplongéderrièrelafenêtreetlescouleursse

sontévanouies.Tum'asrepassélacigarette.Lesombresontcommencéàenvahirlesmurs.On est restés où on était jusqu'à ce que les couleurs aient totalementdisparu. Je t'ai tendu la cigarette. Dans la pièce gagnée par l'obscurité, il étaitdifficiledediscernerlesobjetsausol.Jemesuislevéeetjesuisalléeverslaporteentrébuchant.

Attends,jevaist'aider,tuasditenmeprenantparlebras.Tumarchaisavecassurance,guidépartesyeuxdechat.Surleseuil,j'aisentila

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fraîcheurdusoirmepincerlapeau.J'aiserrémesbrasautourdemapoitrine,tuesrentrédanslapiècerécupérertesvêtements.Tum'astendulepullenlainetrouéquetuportaiscematin-là.

Mets-le.Tuauraspluschaud.En l'enfilant, j'ai été envahie par ton odeur: transpiration, eucalyptus et terre.

Sur la peau nue demes bras, la laine grattait. Quand jeme suis retournée, j'aiconstaté que tu avais remis ton short. Tum'as repris le bras et, tamain tenantfermementmoncoude,tum'asmontrélavoie.Lesétoilesétaientdéjàvisiblesdanslecielgrispâle.Lalunedessinaitunsourire

enbiais.Jet'ailaissémeguider,ensilence,leseulsonaudibleétaitlemartèlementdemeschaussuresetceluidetespiedsnussurlesable.Loin,trèsloin,unanimalapousséunhurlementàvousglacerlessangs,semblableàceluid'unfantôme.

Undingo,tuaschuchoté.Des milliers de pensées agitaient mon esprit, des milliers d'émotions me

traversaient. Je sentais tamainautourdemoncoudemeguider sans faillir.Uneinfime partie de moi s'en est réjouie. J'ai secoué la tête, perplexe, refusant del'admettre.Maisc'étaitvrai,n'est-cepas? J'étaisen trainde t'accepteret jemesuis demandé où ça nous mènerait si je m'y abandonnais, si je répondais à lapressiondetamain.

Tuasfaim?tuasdemandé.J'aisecouélatêteetmesuisarrêtéepourcontemplerleciel.C'étaitagréablede

sonderlanoirceurcéleste,aprèstantdecouleurs,c'étaitmêmereposant.J'aienviederesterdehorsuninstant.Seule?Oui.Jevaistechercherunecouverture.

Tu es parti en direction de la maison, j'ai regardé ton dos disparaître dansl'obscurité.Jemesuisfrottélesbras,surpriseparlefroid.Enm'aventurantunpeuplusloin,j'aidécouvertunepetiteparcelledesablesansherbesnicaillouxetjem'ysuisassise.Lesableétaitencorechaud,j'yaienfouilesmainsetsentilachaleuremmagasinéeparlesgrainssepropageràmoncorps.J'yaienfoncélespoignets.Un deuxième hurlement a résonné au loin et, cette fois, celui d'un autre espritplaintifdelanuitluiarépondu.J'ailevélesyeuxverslesétoilesquicontinuaientd'apparaître,peuplantlecielcommesic'étaitl'heuredepointe.Cequidevaitêtrele cas chez les étoiles. Ellesme semblaient aussi nombreuses que les grains desableautourdemoi.J'aienfouilesmainsplusprofondémentencore,justequandlesgrillonsentamaientleurchœurboiteuxderrièremoi.

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J'aisuqueturevenaisauxvibrationsdetespas.Tuavaisunecouverturegriseautourdesépaulesetuneautresurlebras.Tun'avaispasretirélesablesurtoncorps,quantàlapeinture,autourdetabouche,tesyeuxetsurtesbras,elles'étaitdélayée.Tum'asenveloppéedanslacouverture,puistum'astenduunetasse.Qu'est-cequec'est?Del'eauetdesherbes,çatetiendrachaud.Jen'aipasfroid.Attendsunpeu.

Uneodeurdethéportéeparlavapeurm'estmontéejusqu'aunez.Impossibledeboiretoutdesuitecarc'étaittropchaud,maistenirlatasseentremesmainsmeprocurait déjà une sensation de bien-être. Je me suis penchée pour inhaler leparfum de bush qui s'en dégageait et je l'ai gardé en moi pour contempler lesétoiles.Tuaslevélesyeuxtoiaussi,scrutantlecielcommesitulisaisunecarte,hochantlatêtedetempsàautrepouruneraisoninconnue.

Tuastoutcequ'iltefaut?tuasdemandé.Tuasamorcéunmouvement,celuiderentreràlamaison,maistuashésité.Tu

t'es attardéun instant, attendantque jedisequelque chose, dans l'espoir que jedisequelquechose.Tut'esmisàjouernerveusementavectesdoigts.J'aicapitulé.

Qu'est-cequevousvoyezlà-haut?ai-jedemandéenlançantlesmainsversleciel.Tum'asouriavecreconnaissance.

Jevoiscequetuveux.Vousconnaissezlesformations?Les constellations? tu as corrigé en haussant les épaules. Je connais les

miennes.Commentça?

Tut'esaccroupiàcôtédemoisansattendre.Jeconnaismesimages,desvisages,ladispositionduterrain,n'importequoi.Si

turegardes lesétoilesuncertaintemps,elles finissentparteracontercequetuveuxsavoir,commentallerquelquepart,letemps,l'heure,deshistoires...Tun'asplusfaitminedepartir,derentreràlamaison,tut'esassisàcôtédemoi

ettuasenfouitesmainsdanslesable.Voyantquej'yavaisenfouimeschaussuresaussi,tuassourietfaitdemême.JemesuisrappeléalorstouteslesfoisoùAnnaetmoiavionsdormiensemble,blottiessouslamêmecouette.Çameparaissaitàdesannées-lumière.

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Onestrestéssansriendire,cernésparlespapillonsdenuit.J'aitendulamainpourenattraperun,jel'aisentivoleteràl'intérieurdemonpoingfermé.Quandjel'ailibéré,ilestrestésurmapaume,assommé.Ilétaitdelacouleurdemapeau,cuivré. Le clair de lune éclairait le dessin délicat de ses ailes, une sorte detourbillonpâle.Ilavaitdetoutespetitesantennesvelues.Ils'estmisàbougerlespattes et ça m'a chatouillée. Comment quelque chose d'aussi fragile pouvait-ilsurvivre?J'aisecouélamain,lepapillons'estaffalédanslesable.Jel'aipousséetils'estenvolédeguingois,prêtànoustournicoterdenouveauautour.

Cepapillonestprécoce,tuasdit.D'habitude,onnelesvoitpasavantplusieurssemaines.Tuaseudelachance.Tuassourietdespetitesridessesont forméesautourdetesyeux. Jemesuis

détournée,j'avaistropenviedesoutenirtonregard,maisj'étaisconscientequejenedevaispas.Parmilesétoiles,certainesclignotaientetd'autresnon.J'aientendule cri aigu des chauves-souris dont les ailes battaient sans bruit tandis qu'ellestraversaient lecieldevelours.Sur lemoment, j'aieu l'impressionqu'onétait lesdeuxseulssurvivantssurterre.Etcen'estpaspourdireunebanalité,c'étaitvrai.Les seuls bruits qui nous parvenaient étaient le chant des grillons, le cri deschauves-souris, le souffle lointainduvent frappant le sableetplus loinencore lehurlement d'un dingo. Pas de Klaxon, pas de train, pas de signal sonore pourpassagepiétons,pasdetondeuseàgazon,pasd'avion,pasdesirène,pasd'alarme,riend'humain.Si, à cet instant précis, tum'avais racontéque tum'avais sauvéed'unecatastrophenucléaire,jet'auraispeut-êtrecru.Tu t'es allongé dans le sable, la tête tournée vers les étoiles. A te voir aussi

silencieuxetimmobile,jemesuisdemandésitudormaisoumêmesituétaismort.Jet'aipousséduboutdudoigt.

Quoi?tuasdemandéavecuneébauchedesourire.Jeréfléchissaisauxétoiles.Etalors?Jesuisfrappéquetoutsoitàlafoiséterneletéphémère.Qu'est-cequevousvoulezdire?

Tuasrépondu,lesyeuxtournésverslecielnocturne:L'étoilequisetrouveàmadroiteparexemplescintillecommeunefolle,mais

pour combien de temps? Une heure, deux heures ou les prochains millionsd'années?Etnous,combiendetempsonvaresterassisdanslesable?Unmomentoubienlerestedenotrevie?Inutiledetedirecequejepréférerais...J'aiignorétaremarqueetmesuisconcentréesurlesétoiles.

Jevoussignalequec'estmoiquisuisvenuem'asseoirici,vousm'avezsuivie.Tut'esredressésurlescoudes.

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Tuveuxquejem'enaille?Tonvisageétaitàquelquescentimètresdumien,j'auraispumepencherverstoi

outoiversmoi,onauraitpus'embrasser.Tum'asregardéeetj'aisentitonsoufflechaudauparfumd'herbeseposersurmapeau.Tuasentrouvertleslèvres,sèchesauxcommissures, ellesavaientbesoind'êtrehydratées. J'ai avancé lamainpourretirerunfragmentdepeinturerestécolléàtabarbenaissante.Tuasretenumesdoigtsprisonnierscontretajoue.Jemesuisfigée,sentantàlafoislachaleurdetamainet lepicotementdespoilsdebarbecontremapeau.Àquoi jepensais? J'aitournélesyeuxverslesétoiles.Tum'aslaisséereprendremamain.

J'aienviederesterassiseici,ai-jeditd'unevoixtremblante.Vouspouvezfairecequevousvoulez.

J'aienviederester.J'aicontinuédesonderleciel,jenemefaisaispasassezconfiancepourterendre

ton regard. Je me suis attardée sur une poignée d'étoiles étincelantes quiplongeaientversl'horizon.Onauraitditunepetitevilledelumièresclignotantesàlaquelleonauraitaccédéparuneautoroutefaiteelleaussid'étoilesscintillantes.Tuassurprismonregard.

LesSoeurs,tuasdit.C'estcommeçaquelesAborigèneslesappellent.Pourquoi?

Tut'esassis,surprisdeconstaterquej'avaisenviedeparler.Cesétoilesétaientautrefoisdebellesfemmes,lespremièresàfoulerlebush.

Àmesurequ'ellesparcouraientlepays,lesarbres,lesfleurspoussaientdansleursillage,lesrocherssortaientdeterre.Unerivières'estrempliesousleurspasmais,alorsqu'elless'ybaignaient,unespritmâlequilesobservaitdécidadelesprendrepourfemmes.Ilpartitalorsàleurpoursuiteetelless'enfuirentversleciel,leseulendroitquileursemblaitsûr.Ellessechangèrentenétoiles,maisilcontinuadelespourchasser,transforméàsontourenétoileettoujoursaprèselles.Tuaspointédudoigtuneétoileparticulièrementbrillante.Ilestlà.

Puistuastracéunelignereliantl'étoileenquestionauxSœurs.Tu le vois? tu as demandé. II continue de les suivre, de les traquer

éternellement,maisilnelesrattrapejamais.J'aisoudainfrissonné.LesSœursnepeuventdoncjamaisluiéchapper?Exact,tuasréponduenrefermantlespansdelacouverturesurmesépaules.

Maisellesnesefontjamaisattrapernonplus.Ilrestetoujoursderrièreellesàles

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regarder,àlesdésirer.Illestraquetoutautourdumonde.Tupourraisl'avoirvuàLondressituavaisregardé.

OnnevoitpaslesétoilesàLondres,ai-jedit.Tut'eslaisséretombersurlesable.

Peut-êtrepas,maisilestquandmêmelà.Derrièrelesnuages,derrièreleslumières,ilguette.Ons'estattardés,moibuvantlethéquetum'avaisapportéettoimeracontant

deshistoiresd'étoiles.Tuavaisraisonàproposduthé,j'avaisl'impressionqu'ilserépandait dans tout mon corps pour me réchauffer. Tu m'as demandé si j'avaisenvied'unfeudebois,maisj'aisecouélatête,jenevoulaispasquequelquechosevienneparasiter lespectacle lumineuxau-dessusdenos têtes.Tum'asdécrit lesimagesquetuvoyaisdansleciel.Ledoigtpointéversunepetitepoignéed'étoiles,tuasprétenduqu'ils'agissaitdesDifférents,puisplusloindesdépendancesetdelamaison.Etenfintuasdécrétéquenousétionsdeuxétoilesauxnuancesbleutées.J'aiforcél'obscuritépouressayerdedistinguercequetumedécrivais,maisjen'aivuquedesétoiles.

Est-cequetuvoisLondreslà-haut?tuasdemandé.Commentça?Est-cequetuvoislaville?Sasilhouette?Lesponts?Tulesretrouvesdansles

étoiles?J'aiscrutéleciel,lesétoilesétaientnombreusesetilenapparaissaitdenouvelles

àchaqueseconde, troppourdistinguerclairementquoiquecesoit. J'aisuiviunerangéed'étoilespourtenterd'ytrouverlaformedeBigBencommetuavaistrouvécelledesDifférents.Tut'esretournéettum'asregardée.

C'estdrôle,tunetrouvespas,deregarderlecieletd'yvoirunevilleetderegarderLondresetd'yvoirunpaysage,tuasditdoucement.Jemesuistournéeverstoienfronçantlessourcils.Commentça,unpaysage?Toutestendessous,tuasexpliquéentefrottantlementon,pensif.Laterre,la

vie,sontsous lebéton,prêtesàcrever letrottoirpourprendre lecontrôlede lavilleàtoutmoment.Laviesouslesmorts.

Londresneselimitepasàdubéton,ai-jedit.Peut-être,tuasconcédé,tesyeuxbrillantdanslenoir.Maissansleshumains,

la nature reprendrait ses droits. Il faudrait à peine quelques centaines d'annéespourqu'elletriompheànouveau.Onestéphémères.

Maisiln'empêchequ'onestlà.Onnepeutignorerleshumains,lesbâtiments,

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l'art,toutcequifaituneville.Onnepeutpasleretirer,sinonilneresteraitplus...Au souvenir de ce que j'avais laissé derrièremoi, jeme suis interrompue. J'ai

repensé au trajet du bus à impériale que je prenais pour aller au lycée, et quipassaitdevantlesmuséesetlesgrillesduparc.Jemesuisrappelélesdeuxvieillesdamesassisesenfacedemoi,quidiscutaientdeleurfeuilletonpréféré.Àl'idéedecequidevaitsepasseractuellementàLondres,j'aiserrémesgenouxfortscontremapoitrine.Lescoursavaientdûrependre,AnnaetBendevaientêtrerentrésdevacances, l'été était terminé, les feuilles des arbres devaient virer au brun etjoncherlacour,lechauffagen'étaitsansdoutepasencoreallumédanslescouloirsetlehallimmensedevaitêtreglacé,endébutdematinée.Est-cequejemanquaisàquel- qu'un? Est-ce qu'on rassemblait desmessages àmon intention?Ou tout lemondeavait-ildéjàabandonné?J'aiécrasémabouchecontremesgenoux,maisleslarmes coulaient déjà sur mes joues. J'ai baissé la tête pour que tu ne lesremarquespas,tut'esrelevémalgrétoutettut'esrapprochédemoi.Tu as posé tamain surmondos secoué de tremblements, elle était chaude et

solide.Tu as raison, tu asmurmuré, ton souffle surma nuque. Peut-être y a-t-il

parfoisdebonneschosesdansuneville,debelleschoses.Ettum'asattiréeverstoi,avectantdedélicatesse,meprenantparlesépaules

pourmeguider.Jemesuisretrouvéecontretoidansunmouvementquim'aparusedéroulerauralenti.Tuas refermé lachaleurde tesbrasautourdemoi, tiré lespans de la couverture,m'enveloppant d'une obscurité douillette. J'ai repensé aupapillonque j'avaisattrapé,ensécuritéetpourtantpiégédans l'obscuritédemamain.

Jetedemandepardon,tuasdit.Jenevoulaispastefairedelapeine.Toi aussi, tu tremblais. Tu m'as serrée plus fort encore contre ton corps

frissonnant,contrelesable,laterre,lapeinturedontilétaitrecouvert.Jemesuislaisséengloutirpartesbrasavec,pourunefois,ledésird'êtrepayéederetour.Tonparfum de terrem'a submergée. Tum'as essuyé les joues, chassant la peinturehumideversmescheveux.Jesuisrestéeblottiedanslachaleurdetoncorps,souslescouvertures,semblableàuninvertébrédanssacoquille.Tesbrasautourdemoiétaient solides comme des rocs. J'ai senti tes lèvres caresser mes cheveux, tonsoufflechaudsurmesoreilles. Jemesuis raidie,mais sansm'écarter,pesant lesmotsquejem'apprêtaisàtedire.

SionétaitàLondresavanttoutça,meconnaissantcommevousmeconnaissezmaintenant,vousmevoleriezquandmême?Tuesrestésilencieuxunlongmoment,toncorpstenduàmescôtés.

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¾ Oui,tuasmurmuréenrepoussantmescheveuxderrièremesoreilles.Jenepourraijamaisrenonceràtoi.Tuasramenélescouverturesautourdemoi,tesmainschaudesetsèchessurmes

épaules, ma peau. Quelques instants plus tard, tu t'es rallongé sur le sable,m'entraînantavectoi.Jen'avaisplusl'énergiedem'opposeràtoietpuistoncorpsétaitbrûlant.Tut'escalédanslesableetjesuisrestéeavectoi,majouecontretapoitrine.Jet'aisentitedétendre,t'alanguir.Jemesuiscaléedanslesableàmontour, ilétaitencorechaud,mêmeàcetteheuretardive.Unemainautourdemesépaules, l'autre dans mes cheveux, tu m'as chuchoté des histoires relatant lacréationdudésert,chantéparlesespritsdubush.Tum'asexpliquéquetoutétaitintimement lié, que lemonde quim'entourait tenait en équilibre sur une aile depapillon. J'ai fermé les yeuxetme suis laissébercerpar ta voix, dont le rythmecoulaitcommeunerivière.J'aisentiànouveauteslèvreseffleurermonfront,ellesétaientdoucesetnon sèches.Et tesbrasm'ontattiréeplus fort contre toi, plusprofondémentdanslaterre.Etons'estendormiscommeça.C'est la fraîcheur d'une lumière rosée qui m'a réveillée, l'aube. Avant même

d'ouvrir les yeux, j'ai su que tu étais parti à l'absence de ta chaleur. Elle m'amanqué.J'aiétirélebrasversl'endroitoùtuavaisdormi,ilétaitencoretiède.Tun'étaispeut-êtrepaslevédepuislongtemps,lesableavaitgardétatempérature.Laformedetoncorpsyétaitdécoupée,j'aisuividuboutdesdoigtslescreuxlaisséspartatête,teslargesépaules,tondos,tesjambes.Lesableyétaitduretcompact.Destracesdepeintureétaientvisiblessurlesgrains.Jemesuisemmitoufléedans lescouvertures, repoussant la fraîcheurdumatin.

Maislalumièreétaitdéjàtropvive,derrièremespaupièresferméesbrillaitunfeuorange. Jeme suis redressée, j'avais du sable partout. Le vent avait dû soufflerpendantlanuit,maisbizarrement,jenem'enétaispasaperçue.Jemesuissecouéepour me débarrasser du sable. Ce faisant, j'ai distingué une rangée de caillouxmenantàuneétendueplusmeuble,quelquesmètresplusloin,jel'aisuivie.Des mots étaient tracés dans le sable: « Parti capturer un serpent. À tout à

l'heure.Tyx»Jemesuisagenouilléeetj'aieffacélexduboutdesdoigts,puisjel'airéécrit.Tu

nesemblaispasletypeàlaisserdesx,desbaisers,danslesable.Àcettepensée,monestomacs'estserrémaispasdepeurcettefois.Jeme suis relevée. J'étais engourdie, il fallait que jebouge. J'ai tourné la tête

verslamaisonenbois,maisjen'avaispasenvied'yaller.Pasmaintenant.Cedontj'avaisfollementenvie,c'étaientdetesbraspuissantsautourdemoi.Jedésiraista

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chaleur.Jemesuisfrictionnée.Lesgenssontpeut-êtrecommelesinsectes,attirésparlachaleur,avidesd'infrarouges.

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J'ai laissémon regard errer à travers le paysage en quête de la chaleur d'unhumain,d'unhumainenparticulier.Jeme suis frotté les yeux, incrédule; je faisais l'idiote.Mais je n'y comprenais

rien.D'uncôté, jevoulaisêtreavectoiet,de l'autre, jene levoulaispas.Çanetenaitpasdebout.Sansmêmeréfléchir,jesuispartieendirectiondesDifférents.Al'enclosdelachamelle,jemesuisarrêtée.Ellesereposait,l'airendormi.Jel'ai

grattéeentrelesyeuxetj'aisentisescilsfrottercontremonpoignetquandelleafermélespaupières.Jemesuisassiseàcôtéd'elleet,fourrageantdanssonpelagepoussiéreux et chaud, j'ai regardé le soleil se lever dans un ciel gris-rose. Lamatinée était magnifique, immobile. De très loin, j'ai entendu les cris stridentsd'une volée d'oiseaux qui arrivaient aux Différents pour leur bain dumatin. J'airetiré mes chaussures et enfoncé les doigts de pieds dans le sable. Je me suisefforcée de ne pas bouger, deme détendre en pensant à la chamelle, à la bellejournée,maisj'avaisenviedeteretrouver.J'aimarchépiedsnus,surlapointedespiedspouréviterlesplantespiquantes,en

m'amusant à ne les poser que sur les cailloux pour faire le tour des Différents.Bientôt, j'aiaperçudesempreintesdans lesable, tesempreintes. J'aimis lepieddanslapremière,ellel'acomplètementenglobé.J'ai laissé glisser mamain sur les rochers, sur les arbres, en les contournant

lentement.Àmesureque j'avançais, laparoidesrochersdevenaitplusrugueuse.J'aicaressélesvagueslaisséespard'ancienscoursd'eau.Unoiseaunoiracroasséduhautd'unarbreàmonapproche,uncrid'alarmediscordantdansl'immobilitédulieu.L'oiseauprévenaitpeut-êtresescopainsde l'arrivéed'unhumainmaladroitquitraversaitsonterritoireentrébuchant.J'ai continué de marcher et j'ai aperçu un rocher à la forme découpée qui

dépassait de la base des Différents et m'empêchait de voir de l'autre côté. Enrevanche,jepouvaisenfaireletourenposantlepiedsurdegrandespierrespoliesqui formaient une sorte de sentier.Unemain posée sur la paroi du rocher pourgarderl'équilibre,j'aisautéd'unepierresurl'autre.Labrusquefraîcheursousmespieds était agréable. De toutes petites fleurs blanches semblables à desmargueritessauvagespoussaiententrelespierres.J'avais presque terminé le tour de la partie découpée du rocher quand j'ai

entendudumouvementdel'autrecôté,ungrognement,unautre.Puislesilence.Cene pouvait être que toi. Jeme suis arrêtée, accrochée fermement au rocher, larespiration soudain haletante. Fallait-il que je continue de faire le tour et memontrer?Oubienquej'attendeenécoutant?J'aitendul'oreilleàl'affûtdumoindre

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detesbruits.J'aisurprisunbruissementparmidesfeuilles,unjuronétouffé,puisànouveau le silence. Bien agrippée au rocher, je me suis haussée de quelquescentimètrespourvoirdel'autrecôté.

Gemma?Tavoixm'atellementsurprisequej'aifaillitomber,maisjemesuisrattrapéeet

j'aiavancéàdécouvert.Tuétaisdeboutfaceàmoi,lesbrastendus.L'espaced'uneseconde,j'aicruquetum'avaisattenduedanscetteposition,pourmeserrercontretoi,m'enveloppercommetul'avaisfaitlanuitprécédente.Lesoleilfrappaittapoitrine,faisantmiroitertapeau.Jerêvaisdecourirverstoi,

maisquelquechosedanstesyeuxm'aretenue.Oùsontteschaussures?tuaschuchoté.

J'aifroncélessourcils,perplexe.Puisçam'estrevenu.Leserpent.

Tuasacquiescé.-J'allaisl'avoir,maisjet'aientenduearriver.Jenem'attendaispasàcequetume

suives,tuasditavecunregarddoux,intrigué.Tuassouri.

Pasdeproblème,tuaschuchotéànouveau.Ceserpentn'estpasagressif,iln'aurapasenviedetemordre.Maistunedoispasbouger.Resteoùtues,nevienspassurlesable.D'accord?

Tuessûr?ai-jedemandéd'unevoixdontj'aidissimulélesoudaintremblemententoussant.Jeferaispeut-êtremieuxderentreràlamaison?

Non,ilvautmieuxqueturestesimmobile.Ilestquelquepart,pastrèsloin.Jene veux pas qu'il soit distrait par tesmouvements. Assieds-toi sur ce rocher, nebougepasetregarde.Jevaiscontinueràlechercher,tuasditenrepoussantunemèche de cheveux qui te tombait sur les yeux. Ne t'inquiète pas, Gem, j'en aiattrapédescentainescommelui.J'aifaitcequetum'asdit,jemesuisagenouilléeprudemmentsurlerocher.Tuas

marchélentemententedéplaçantcommeuncrabe,avançantd'abordunpiedpourtâtersoigneusementlesableavantdebasculerleresteducorps.

Qu'est-cequetufais?C'estunserpentquisecache,ils'enfouitdanslesablepourqu'onnelevoie

pas.Ilestcraintifetintelligent.Saproievientàlui,iln'apasbesoindechasser.Tu te rapprochais demoi quand le bout d'une queue noire a jailli d'un tas de

feuillessèchesaupieddurocheroùjemetrouvais.J'aireculé.Ilestlà,ai-jechuchoté.

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Nebougepas.Moncorpss'esttenduversuneseulevolonté,retournerencourantàlamaison.

J'airegardéd'oùémergeaitlaqueueduserpent.Letasdefeuillesétaitaucentred'unmonticuledesablemeuble,souslequelilsedissimulait.Tuasfaitunpasdansmadirectionàdemiaccroupi,telunninja, lesyeuxfixéssur lepetittasdesabledevantmoi.

Toutvabien.Ilmeregarde,ilsaitquejesuislamenace,tuasdit.Tuasprogresséversluijusqu'àenêtreàmoinsd'unmètre.Leserpentalevéla

tête, sedébarrassantde son camouflage. J'ai faillim'étouffer, il était àpeuprèslongcommemonbras,delamêmecouleurquelesableavecdesanneauxjaunessur tout lecorps. Il s'estbalancésurplaceen teregardant.Tu t'es figé,sans lequitterdesyeux,chacundesdeuxattendantdevoircequel'autreallaitfaire.

Faisattention,ai-jechuchoté.Àcesmots,tuaslevélesyeuxversmoi.Leserpentasurpristonregardetilena

profité pour s'enfuir.Malheureusement, sa seule issue passait par le rocher surlequel j'étais assise. Je l'ai vu onduler rapidement vers moi, sa face plate, laprotubérancetriangulairedesa tête,sa languepointanthorsdesagueuleenunmouvementincessant.Profitantdecequ'ils'intéressaitàmoi,tuassaisitachancepouravancerverslui.Maisilasentilesvibrationsdetespasetils'estretourné,dardantsa languepour localiser l'ennemi.Unefoisrepéré, ils'estdressé,prêtàattaquer. Tu t'es arrêté, les bras tendus, à quelques centimètres à peine. Il tesuffisaitd'unseulgeste.Le serpentahésité,auxaguets.Tuallaisbondir sur luiquandilnousasurpristous lesdeuxenfaisantvolte-face,avantderepartirversmoien traversant le sabledansunedébauched'ondulations.Tu t'es jeté sur lui,l'attrapantparlaqueue,maisilt'aglisséentrelesmainsavecfacilitéetilafinidetraverserlabandedesableenbalançantsoncorpsdedroiteetdegauche.

Ilessaiedes'échapper,tuascriéalorsqueleserpentserapprochait.Nebougepas.Resteexactementoùtues.Ilapeur.Maisjen'aipaspum'empêcher.Leserpentn'étaitqu'àquelquescentimètres,sa

têteoscillantlégèrement,salanguerosedardanthorsdesagueule.J'aireculéetbondivers lehautdurocher,enessayantdemehisserenhaut.J'avaisuneprisepourmonpieddroit.Maisleserpentaprislamêmedirection,j'aisentisoncorpslourdetgraspasser

surmonpiedgauche.J'aitournélatêteethurlé,etj'aiperdul'équilibre.Monpiedadérapésurlaparoi,j'aiessayédemeretenir,del'empêcherdeglisserplusbas.Leserpentazigzaguéàviveallureendirectiond'unecrevasseaupieddurocher,pas assez vite malheureusement. Une seconde plus tard, mon pied s'écrasait

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brutalement sur sa queue. Il s'est tourné alors versmoi et j'ai vu ses énormescrochetstriangulaires,sagueulelargementouverte,quimemettaientengarde.Jemesuisarc-boutéenarrièrepourtenterdeluiéchapper,maisiln'apasappréciéquejebougeetilaplantésescrochetsdansmajambe.Puisiladisparudanslacrevassedurocher.Tum'asrejointeenunclind'œil.

Ilt'amordue?tuasdemandéenmeprenantlajambe.J'aivuqu'ilattaquait.Tum'astenulajambedélicatementettul'aspalpéedehautenbasjusqu'àceque

tutrouvescequetucherchais.Deuxpetiteségratignuresau-dessusdelacheville,legenrequej'auraispumefaireenmefrottantcontreuneépine.Tuaspassélepoucedessusetsurlepourtour.Puistum'asregardée.

J'aibesoindetonT-shirt,tuasdit.Quoi?Pourquoi?C'esttonT-shirtoumonshort,tuchoisis.Ilfautquej'empêcheleveninde

remonterlelongdetajambe.J'aisurprisunelueurgravedanstesyeuxbleus.PrendsmonT-shirt.Net'inquiètepas,tuasmurmuré.Jesaiscequ'ilfautfaire.J'aidel'anti-venin.

Tuastentéunsourire,maisilmanquaitdesincérité.Jenepouvaistequitterdesyeux, toujourssous lechocsansdoute.Tuesvenuprestement t'asseoirderrièremoidefaçonàcequejepuissem'appuyercontretoi.

Allez,tonT-shirt,tuasditentirantsurlebas.J'aicroisélesbrasetl'aifaitpasserau-dessusmatête.Tut'enessaisiaussitôt.

J'aicachémonsoutien-gorgesousmesbras,maispasune fois tun'as tourné lesyeuxversmapoitrine,trouvantaucontraireunlongboutdeboisquetuasappliquécontremacheville.

Tiens-lecommeça,tuasdit.J'aiappuyéleboutdeboiscontremajambependantquetudéchiraismonT-shirt

parlemilieu.Puistum'enasentourérapidementlajambeenserrantfort,desortequeleboutdeboisnepuissepasbouger.

Jenesensrien,ai-jedit.Tuessûrqu'ilm'amordue?Oui,tuasréponduenfronçantlessourcils.Siçasetrouve,iln'apascraché

sonvenin.Ilnerestequ'àl'espérer.Maissiunebestioles'étaitacharnéesurmoidecettefaçon...Denouveaucesourireforcéquandtun'aspaspufinirtaphrase.Tum'asprisla

tête entre tes mains, l'air soudain grave et tu m'as caressé la joue du bout du

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pouce.Apartirdemaintenant,tudoismediretoutcequeturessens:malàlatête,

malaucœur,engourdissement,impressionbizarre,n'importequoi.C'estimportant.Desgouttesdesueurperlaientàtonfront,j'aitendulamainpourlesessuyer.D'accord.Mais,pourl'instant,jevaisbien.

Parfait, tu as dit en me prenant la main. Mais tu dois rester calme etimmobile,nebougepastrop.Qu'ilyaitounonduvenindansta jambe, il fauttedétendre.J'aiacquiescé.Jen'aimaispaslagravitédanstavoix.J'aijetéuncoupd'œilàma

jambebandée.Ilmesemblaitquemachevillecommençaitàs'engourdir.J'aifermélesyeuxetmesuisefforcéedenepascéderàlapanique.

Gardelajambeaussidroiteetimmobilequepossible,tuasditavantdeglisserdélicatementunbrassousmesgenouxetl'autresousmesépaules.Tut'esrelevélentementpourmesoulever.Tum'astenuelégèrementécartéede

toi, aussi à plat quepossible, aussi stablequepossible. Je voyais tesmuscles setordresousl'effort.

Jeteramèneàlamaison,tuasdit.Tuasmarchévite,évitantsoigneusementlescaillouxetlestouffesd'herbeporc-

épicenchemin.Tuasfaitlagrimaceenposantlepiedsuruntasdebrindilles.Jenelaisserairient'arriver,tuaschuchoté.

Tu es passé rapidement devant la chamelle, ta respiration est devenuelaborieuse,tesmusclestremblaientsousl'effortquenécessitaitdemeporterainsi.J'aifermélesyeuxpourmeprotégerdusoleil,j'aitrouvélalumièredouloureuse.J'aitournélatêteverstoi,posélefrontcontretontorse.

Qu'est-cequinevapas?tuasmurmuré.J'aientendulesmotsrésonnerdanstapoitrine.

Jecommenceàavoirmalàlatête.Tuaslaissééchapperunebrèveexpirationavantdeteremettreenroute.Jevaisarrangerça.Jetelepromets.Maisnepaniquepas.

Je n'ai rien dit alors qu'une douleur sourde envahissait ma cheville et gagnaittoutemajambe,unedouleursurlaquellejemesuisconcentrée.Tuaspasséleseuilàreculonsettum'astransportéesansattendreàlacuisine

oùtum'asallongéedélicatementsurlatable.Tuasdisparuquelquesinstantsetjet'aientenduouvrirleplacarddel'entréeavecfracas.Lalumièrequientraitàflotspar la portem'éblouissait, j'ai tourné la tête vers lesmeubles de cuisine. Tu esrevenuavecdes serviettes, tuenasprisuneque tuas rouléeenboule sousma

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tête.Commenttutesens?Unpeubizarre.Bizarrecomment?Justebizarre.Commesij'avaisattrapélagrippe.

Tuasdégluti.Quoid'autre?Tuasmalàlacheville?Elleestengourdie?

J'aihochélatête.Unpeu.

Tuastâtémonpouls,poséledosdelamainsurmonfrontetpalpélazoneautourde ma cheville. Puis tu as déplié une autre serviette que tu as étalée sur mapoitrine.

Je devrais aller te chercher un T-shirt, non? tu as demandé, les sourcilsfroncés.

Quoi?Tuasindiquémonsoutien-gorgeenrougissantlégèrement.

Jenevoudraispasquetusoismalàl'aise,tuasditenhaussantunsourcilavecunnouveausourireforcé.Etilfautaussiquejemeconcentre.Tu es parti me chercher un T-shirt. Par la porte ouverte, j'ai entendu le cri

stridentd'unoiseaudeproiequidécrivaitdescerclestrèshautdansleciel,maisc'esttout.Jemesuistâtélehautdelajambe.Lamorsuredeceserpentétait-ellevraiment dangereuse? Je n'arrivais pas à savoir si le ton badin sur lequel tumeparlais signifiait que tu ne craignais rien ou que tu essayais au contraire demasquertapeur.Tuesrevenurapidement,tum'astenduleT-shirtetaidéepourquejel'enfilesans

tropbougerlajambe.Tuesrepartichercheruneboîtemétallique,danslaquelletuasprisunebandeVelpoque tuasenrouléeautourdema jambepar-dessus leT-shirtdéchiré.J'étaisbandéedupiedàlahanche,tuasmêmeretournémonshortpouratteindrelehautdelacuisse.Mapeauafrémiaucontactdetesdoigts.Tuastirésurlabandepourt'assurerqu'elleétaitbienserrée.

Jen'arrivepasàcroirequej'aiétéaussibête,tuasmarmonné.Commentça?Jet'ailaisséetefairemordreparunserpent,non?

Tuasposélaboîtemétalliqueparterreettuasfouillédedanssansménagement,faisanttomberpansements,bandesetgantsenlatexsurlesol.

J'auraisdûcapturerceserpentbienavant.Aumoinsj'auraispuessayerdete

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désensibiliser à son venin.Mais comme je neme fais jamais mordre, j'espéraisque...jepensaisqu'onauraitletempspourtoutça...Tesmotssesontéteintssurtes lèvrescartuavaistrouvécequetucherchais.

Quandtuasouvertlamain,j'aivuuneclefdanstapaumequitremblait.Tuétaispâleenterelevant,commelanuitoùtuavaisfaitlecauchemar.J'aiavancélamain,soudainprisedudésirdetetoucherlevisage.

J'aivolédel'anti-venindansunlaboderecherche,tuasexpliqué.Çavaaller.Tu es allé au tiroir fermé à clef près de l'évier et tu l'as ouvert. Tu as fouillé

dedans, tondosmasquant lecontenu.Tuassortiplusieurs flaconsenverreainsiqu'unepocheenplastiqueremplied'unliquideclair,quetuasposéssurleplandetravail. Tu as sorti ensuite une lanière en caoutchouc et quelque chose quiressemblaitàuneaiguille,puistuesrevenuversmoienlaissantletiroirouvert.Tum'aprislebrasettul'astapotéàlarecherchedelaveine.J'aitournélesyeuxverslesflaconsenverre,c'étaientceuxquej'avaisvusdisposésdevanttoisurlatabledelacuisine.

Tusaiscequetufais?ai-jemurmuré.Biensûr,tuasréponduentemassantlefront.Çavaaller.Ceserpentn'est

pasaussidangereuxqu'ilyparaîtdetoutefaçon...Ilestdangereuxcomment?Jepeuxm'ensortir.

Tuasserrélalanièreencaoutchoucautourdemonbras,au-dessusdelaveine.Regardeailleurs,tuasrecommandé.

J'aitournélesyeuxversletiroirouvert.J'aientenduuncraquementquandtuasouvertquelquechose,sentil'aiguillepiquermonbras,puisunesecoussequandtuas fixé la poche en plastique et enfin le relâchement de la lanière quand tu l'asdéfaite.Leliquideaenvahimesveines.

Qu'est-cequec'est?ai-jedemandé,lesyeuxtoujourstournésversletiroir.Unesolutionsaline,quivientaussidulaboderecherche.Jel'aimélangéeà

l'anti-venin de la vipère de lamort. Il va passer dans tes veines directement, tudevraiscommenceràtesentirmieux.Jemesuistournéeverstoi,réalisantcequetuvenaisdedire.Vipèredelamort?Lesurnomdel'acantophisestplusméchantquesonvenin.

J'airegardélapocheenplastiquedontlecontenuétaitentraindeseviderdansmoncorps,letubefichédansmonbras.

Commenttuasapprisàfairetoutça?

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Tut'esdétourné.Jemesuisentraînésurmoi.

Tuastapotélapochepourvérifierqueleliquides'écoulaitàlabonnevitesse.Etmaintenant?Maintenant,onattend.Combiendetemps?Environvingtminutes,quelapochesevide.Etensuite?Ensuiteonverra.

Tuastiréunechaisedesouslatableenlafaisantraclersurlesolettut'esassisàcôtédemoi.Tuaspasséundoigtsurl'aiguilleenfoncéedansmonbras.

J'iraimieuxaprèsça?ai-jedemandéenmontrantlapoche.Plusoumoins.

J'aivulasueurànouveauperleràtonfrontetlesangbattrerapidementàtestempes.

Tuesinquiet,n'est-cepas?ai-jechuchoté.Tuassecouélatête.

Non,tuasrépondud'unevoixhaletante,unsourirefigéauxlèvres.Çavaaller.J'aiunautreflacond'anti-veninsinécessaire.Maistun'enauraspasbesoin.Détends-toietattends.Maistun'arrivaispasàmefixer,tuavaismêmeunpetitticaucoindesyeux,que

tuasessayédefairecesserenappuyantdessus.Tuasexpirélentement,àdessein.Qu'est-cequivam'arriver?ai-jechuchoté.Qu'est-cequetumecaches?

J'aisentimarespirations'accélérer,magorgeseserrer.Rien,tut'esempresséderépondre.Nepaniquepas,c'estladernièrechoseà

faire.Quandonpanique,lesangcirculeplusviteetleveninremonted'autantplusvite,tuasexpliquéenmemassantlesmusclesducou.Détends-toi,tuasmurmuré.Mais jen'arrivaispasàmecalmer,pascomplètement. Jen'arrêtaispasdeme

direquej'allaismourirdanslebush,surunetabledecuisine,aumilieudemilliardsdegrainsdesable.Marespirations'estencoreaccélérée,tuasposélamainsurmabouchepourmefairetaire.

Net’inquiètepas,toutvabien,tum'asrépétéinlassablementenmecaressantlescheveux.Ilnet'arriverarien.J'ai fermé les yeuxetderrièremespaupières, j'ai vudunoir.C'était peut-être

tout ce que j'allais voir d'ici peu. L'engourdissement qui gagnaitma jambe allaitprendrepossessiondemoncorps,puisdemonespritetceseraitlafin.Moncœur

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cesseraitdebattre,remplacéparunengourdissementéternel.Jereposeraissousle sable, avec des grains au-dessous, au-dessus et autour de moi. Je me suisagrippéeàlatable,égratignantleboistendredemesongles.

Calme-toi,tuasmurmuré.J'avais déjà réfléchi à la mort des milliers de fois. Mais je l'avais imaginée

violente, douloureuse et infligée par toi, pas unemort par engourdissement, unemortclinique.

Tunemourraspas,tuasmurmuré.Ilfautjusteattendredevoircequivasepasser.Jesuislàetjesaiscommentfairepourt'aider.Nepaniquepas,tuasditenmecaressantlevisage.Gem,jenelaisseraijamaisrient'arriver.Tuasrepoussélesmèchesdecheveuxquelatranspirationcollaitàmonfront.Tuesbrûlante,tuasmurmuré.Tropbrûlante.

Lamoitiéduliquidedelapocheétaitpasséedansmoncorps,maisjecontinuaisde sentir une douleur sourde dans le bas de la jambe. Était-ce à cause de lamorsureduserpentouparceque lebandageétait tropserré?Tuas reprismonpouls.

Tuasenviedevomir?tuasdemandé.Pasvraiment.Tuasmalauventre?Non.

Tuasréfléchi,deuxdoigtsposéssurlabouche,puistuasexaminémajambeavecattention.

Tuastoujoursmal?Oui.

Il me semblait que la douleur enserrait maintenant mon genou et qu'elleremontait lentementdansmacuisse. J'ai tendu lamainpour toucher l'endroitoùj'avaismal.

C'estici,ai-jedit.Tu as fermé les yeuxune seconde, ton tic est revenu. Tu as appuyé lamain à

l'endroit que je venais de te montrer et tu as fait courir tes doigts jusqu'à macheville.

Levenincirculevite,tuaschuchoté,sansdoutepourtoi.Tajambeesttoutegonflée.Tuasjetéuncoupd'œilàlapochedeliquideettul'aspenchéepourvoircequi

restaitdesolution.Jemetsledeuxièmeflacon.

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Je t'ai observé tandis que tu aspirais l'anti-venin à l'aide d'une aiguille, puisl'injectaisdanslapocheavantderemuerletout.

Çavatedonneruncoupdefouet,tuasditavecunsourirequiressemblaitd'avantageàunegrimace.

C'estledernier,n'est-cepas?ai-jedemandé.Tuasacquiescé,levisagetendu.Çadevraitsuffire.

Tu as amorcé le geste dem'éponger le front,mais je t'ai pris lamain. Il fautcroirequejen'avaispasenvied'êtreseule,niquetulesoisnonplus.Tuasouvertdegrandsyeuxensentantmamaindanslatienne,degrandsyeuxquim'ontdévorélevisage,lesjoues,labouche,sesontattardéssurmoncou,commesij'étaisleplusbeauspectaclequetuaiesjamaisvu.Surlemoment,cequej'aisuscitéentoim'atransportée.

Tuaslatêtequitourne?Unpeu.J'ail'impressiondeflotter.

Jet'aiserrélamainplusfortdansl'espoirquetumetransmettesdetaforce.Tuas soutenu mon regard, tes yeux étaient pleins de questions et de réflexionssuscitéesparcesquestions.

L'anti-venindevraitfairesoneffet,jenecomprendspaspourquoicen'estpaslecas.

Çaprendpeut-êtredutemps.Peut-être.

J'aisentilatensiondanstamain.Tuasjetéuncoupd'œilàlapoche,puistut'eslevérapidementettuesalléteposteràcôtédelaporteouverte.Lefroidaenvahiaussitôt mes doigts. J'ai cligné des yeux, les contours des placards de cuisineétaient flous, d'ailleurs tout l'était plus ou moins. Je flottais dans une sorte debrouillardautourduqueltufaisaislescentpas.

Qu'est-cequisepasse?ai-jedemandé.Tuasécraséleflacondanstamainavecunsoupir.

Laseuleexplicationquejevoisestquel'anti-veninnefaitpassoneffet.J'aipeurdel'avoirentreposédansunendroittropchaud.

Cequisignifie?Tuesrevenuversmoientrébuchantsurletabouret.Tuasposéunemainmoite

surmonépaule.Cequisignifiequ'onaunchoix.Quelchoix?

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Soitonreste icietongère leproblème, j'aid'autresproduitsnaturelsquipourraienttesoulager,soit...

Soitquoi?Tut'esessuyélefrontduplatdelamain.Soitonrentre.Onrentreoù?Qu'est-cequetuveuxdire?

Tuasrepristarespirationdefaçonsaccadée.Ilyauneminepastrèsloind'ici,dontjet'aiparléunefois,tuasexpliqué

lentement,lesyeuxfixéssurlesplacardsdecuisine,refusantdepenseràcequetudisais. Ils ont une infirmerie, on pourrait stopper la progression du venin. Jepourraisteramenerlà-basavantque...

Pourquoituferaisça?jet'aiinterrompu.Jecroyaisquetunevoulaispasmelaisserpartir.

C'estvrai,tuasditd'unevoixbrisée.Jet'airegardémeregarderetj'aivumonvisageserefléterendoubledanstes

yeux.Tuavaisditquatremois?mesuis-jeétonnée.

Tuasdûravalertesémotionsavantdepouvoirparler.C'esttoiquidécides.Jeferaicequetuvoudrasmaintenant.Tuavaisditquelavillelaplusprocheétaitàdescentainesdekilomètres?Laville,oui.Etalors...?L'endroitoùjeveuxt'emmener,c'estlamine,cen'estguèrequ'ungrandtrou

avecunepoignéed'hommes.Maisilyauneinfirmerieetunepisted'atterrissage.Onpeutnousaider.

C'estloin?Assez,tuasréponduavecunsouriretriste.Maisjeconnaisunraccourci.

Puistut'esànouveaudétourné,mecachanttonvisagetorturé.Tumeramèneraisvraiment?ai-jemurmuré.

Une douleur soudaine m'a traversé le ventre et j'ai laissé échapper ungémissement.Tuashochélatête.

Jepréparelachamelle,tuasditenmecaressantlesjoues.J'aiposélesmainsàplatsurlasurfacedouceetfraîchedelatableenattendant

quetureviennes.Lapochedeliquidevideetdégonfléereposait,détachéedemonbras.Direqu'unpeuplustôtjemarchaissurlesable,impatientedeteretrouveret

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que,maintenant,jefixaisleplafonddelacuisine,lecorpsenvahidevenin.J'avaisenviedefermerlesyeuxetj'aibienfaillilefaire.Ilauraitététellementsimpledesombrerdanslebrouillardquimenaçaitdem'engloutir.Jemesuisconcentréesurla douleur qui tordait mon ventre en t'écoutant appeler la chamelle. J'ignoraiscommenttuallaismesortirdelànisituleferaisvraiment.Lapièces'estmiseàtourneretj'aisentilanauséemonter,jemesuistournéedecôtépourcracher.J'aiposélamainsurmapoitrine,moncœurbattaitàtoutrompre,unpeuplusetilallaitbrisermescôtes.Jemesuisefforcéederespirerpluslentementet,pourcefaire,j'aiessayédelocalisermoncœur.Agaucheouàdroite?Onavaitapprislecœurenclasse.Jemesuistâtéeunpeupartout,maisilmesemblaitquemapoitrinen'étaitqu'un cœur, que mon corps tout entier battait de plus en plus vite. J'avais toutbonnementl'impressionquej'allaisexploser.J'aitournélesyeuxverslesplacardsdanslebutdereportermonattentionsur

autrechosequelamort.Jemesuisattardéesurletiroirouvertd'oùs'échappaientlespapiersque tuavais remuésaucoursde tes recherches. J'ai clignédesyeuxpourmieux voir et j'ai aperçu, dépassant despapiers, la photodubébé et de lajeunefillequej'avaisvueauparavant.

Gem?Ausondetavoix,jesuisrevenueàlaréalitéensursautant.Tupassaislaporte,

lesbraschargésdematériauxquetuaslaisséstomberparterreavecfracas,unfracasquiarésonnédanstoutelapièce.Tuesvenuversmoiet,surprenantmonregard,tuesalléchercherlaphotodansletiroir.J'enaieuunbrefaperçuavantquetunelaglissesdanslapochearrièredetonshort,leslongscheveuxdetamèreettoi,sipetit.Avantderefermerletiroir,tuashésité,puistuyasprisautrechose.

Jel'aifaitepourtoi,tuasditd'untonbourruenmefourrantl'objetdanslesmains.Unboutdequelquechosegrossièrement taillé,multicoloreet froid,unebague

faitedansuneseuleetmêmepierre,unebaguemagnifique.Ellefaisaitmiroiterdesrefletsvertémeraudeetrougesangsurmapeauet,prisdanslamatière,depetitséclatsdorésaccrochaientlalumière.Jenepouvaisendétachermesyeux.

Pourquoi?ai-jedemandé.Tun'aspasréponduàmaquestion.Tut'escontentéd'effleurerlabagueenme

regardantdefaçonpénétrante,lesyeuxpleinsdequestionsinexprimées.Tum'asretournélamainpourvérifiermonpoulsdetesdeuxdoigtsposéssurmaveine.Tuavais les mains moites de transpiration et, de mon côté, j'étais deux fois plusbrûlantequequelquesinstantsauparavant.

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Maintenant, écoute-moi bien, tu as dit d'un ton plus ferme, contrôlant ànouveautavoix.J'aiunplan.Jemesuisconcentréesurtoi,maislescontoursdetonvisagedevenaientflous.Tu

asramasséquelquechoseparterreet j'aicilléenmerendantcomptedecequec'était.Unelonguesciemétalliquedontlesdentsacéréesétaientrouillées.

Qu'est-cequetuvasfaireavecça?ai-jedemandéentâtantmajambebandée.Net'inquiètepas,tum'asrassuréeensurprenantmongeste.Tajambene

risquerien.Enrevanchelespiedsdecelle-ci,oui,tuasajoutéenhochantlatêtepourdésignerlatable,unpetitsourireauxlèvres.Tuasprisd'autresbandesdanslaboîtemétalliqueettulesasdéroulées.Puistu

enasposéuneentraversdemonventreettuasreculécommepourmemesurer.Etmaintenant?ai-jedemandé.Jevaist'attacheràlatableetensuiteàlachamelle.Etaprès,onmarchera

jusqu'àlavoitureetjelaferaidémarrer.Lesraisonsdes'opposeràceprojetnemanquaientpas,j'aichoisilavoiture.Tunelaretrouverasjamais.Si.

Jemesuisrappeléladernièreimagequej'avaisd'elle,coincéesousdestonnesdesable.

Tunepourraspaslafairedémarrer,elleestensablée.Tuashaussélesépaules.

Jem'endoutais.Jeneveuxpasmourirenpleindésert,ai-jemurmuré.

Mais je ne pense pas que tu m'aies entendue, tu t'agitais dans la pièce,remplissantunecaissedeflaconsdeverre,debouteillesd'eau,denourriture.Puisd'unseuletmêmemouvementrapide,tum'assoulevéeetreposéedoucementsurlesol.

Justeletempsdeluicouperlespieds,tuasditavecunsourired'excuse.Une bouffée d'air est passée entre les lattes du plancher, faisant virevolter la

poussièrequim'achatouillélesnarines.Armédelascie,tuasentreprisdecouperlepremierpied.J'aisentilesolvibrertandisquelascietourbillonnait.Lepremierpiedesttombé,tut'esattaquéaussitôtausecond.Tutravaillaisvite,maisj'auraisvouluquecesoitplusviteencore.Enmoinsdequelquesminutes,latablesanspiedsreposaitàcôtédemoi.Tum'as

soulevéeettum'asm'allongéedessus,puistum'yasattachéeàl'aidedelabandeprisedanslaboîte.

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C'esttropchaud,tropserré,mesuis-jeplainte.Tum'astamponnélevisageavecuneserviette,quetuasétaléeensuitesurmoi.

Puistuesallémechercherunverred'eauquetum'asobligéeàboire.Tun'aspasfinid'avoirchaud,tuasdit.

J'ai crié quand tu m'as transportée à l'extérieur sur ma civière improvisée.Chaquefoisquetufaisaisunpas,jerebondissaisetmonventresecontractait.J'aifermé les yeux pour me protéger du soleil, tiré la serviette sur mon visage.Dessous,marespirationétaitlourdeetchaude,j'avaislesjouesenfeu.Toutmoncorpss'estarc-boutéquandtum'asdéposéesurlesable.Lachamellea

plongéenavantpours'agenouilleràmescôtés, je l'aientenduemastiqueret j'aisentilachaleurqu'elledégageait.J'aitendulamainpourluicaresserleventre.Tuattachais quelque chose de l'autre côté, sans doute la caisse que tu venais deremplir.Tuasjetéunecordepar-dessussabosseetentraversdemoncorps,puistul'aspasséeautourdelatable,defaçonàfixerlacivièreauflancdelachamelle.Tuastirévigoureusementsurcettecordedesortequejemeretrouveallongéelelongdelachamelle.J'aiétéassaillieparl'odeurdevieillepoussièredesonpelageetj'aientendudistinctementlesgargouillisquimontaientdesonventre.J'aiappuyélebrascontresonflancetunpetitinsecteasautéd'entresespoilssurmapeau.Tuasordonnéàlachamelledeselever,provoquantenelleunelongueplainte,

quiestpartiedesprofondeursdesoncorpsetm'anoyéesoussongrondement.Detrès loin, je t'ai entendu lui prodiguer des encouragements, la presser des'exécuter. Elle a basculé en arrière pour déplier ses pattes avant et je n'ai pureteniruncri,lamainagrippéeàsonpelage.Maisquandelleafaitdemêmeavecles pattes arrière, la douleur a été plus vive encore. Parmiracle, la civière estrestée à l'horizontale, tandis que je gisais sur le dos, ficelée solidement à lachamelle,telleunegrossesacoche.

Tiensbon,Gem,tuasditenposanttamainsurmonépaule.Turisquesd'avoirunpeumal.Lachamelleafaitquelquespashésitantsetj'aifaitappelàtoutmoncourage,me

tenantsolidementàlatable.Moncorpsaglisséd'avantenarrièreetunedouleuraiguëm'atranspercéedepartenpart.Etonestpartis.Unefoislancée,lachamelleaoublié lepoidsqu'ellesupportaitetelleatrottésansdifficulté.J'airepoussé laservietteetvuque tumarchaisàviveallureàcôtédenous,une longedansunemainetunlongbâtondansl'autre.Tucouraispresqueenfaitpourcompenserlesgrandesenjambéesdelachamelle.Tontorsenuruisselaitdesueur,quiemportaitlesderniersvestigesdepeinture.

Plusvite!Encoreplusvite!tucriais.

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Tesparolessonnaientcommeunepetitechansonrythméeparlebruitsourddessabots de la chamelle. Les sons ont commencé à se mélanger dans ma tête, àdevenirdeplusenpluscotonneux...Jemesuisefforcéederespirerlentement,demeconcentrersurmarespiration

plutôtquesur lescrampesquime tordaient leventre.La lumièremebrûlait lesyeux,m'aveuglait.J'aitirélaserviettesurmonvisage.Tuavaisglisséunebouteilled'eaudechaquecôté.J'aipenchélatêtepourmerafraîchirlajoueàleurcontact,maisbientôtellesontétéaussichaudesquemoi.J'entendaislebruissementsonorede l'eau dans mes oreilles. À chaque enjambée de la chamelle, tout mon corpstressautaitdansuneexplosiondedouleuretlesangtambourinaitàmestempes.Àunmomentdonné,tuasfaitralentirlachamellepourmeglisserquelquechose

danslabouche.Mâcheça,tuasdit.Tuaurasmoinsmal.

C'étaitmoucommeduchewing-gummais legoûtavait l'amertumedes feuilles.J'ai sentiunparfumde terreenvahirmesnarinesetmaboucheaétéprised'unengourdissementsoudain.J'étaisbercéeparlebruitdel'eaudanslesbouteilles,lemartèlementdessabotsdelachamelleettarespirationhaletante.J'aientendulevrombissementd'unemouchequelquepartsur laserviette.Lachaleurmefaisaitsuffoquer,jerespiraisfaiblement.Ilmesemblequejemesuisendormie.J'étaisàLondres,jemarchaisdansmarueparunechaudejournéedeprintemps.

Sur la pelouse du voisin, des gosses barbotaient dans une pataugeoire. J'aicontourné lamaison par le côté, j'ai sauté par-dessus la barrière et j'aimarchéjusqu'à la fenêtredemachambre.Ensecouant légèrement le loquetdans lebonsens,onarrivaitàouvrirlafenêtre.Mais,cettefois,çan'apasmarché.J'aipoussésurleventailpourleforcer,envain.Derage,j'aiabattulepoingsurlavitrequis'est lézardée. Je me suis léché la main, vérifiant que je n'avais pas ramasséd'éclatsdeverre.Puisj'aiplongéleregardàl'intérieurdelachambre.

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Unefillettededixansauxcheveuxauburnetauxyeuxvertsétaitdansmonlit.Elleavaitmêmemonlapinroseglissécontreelle.Elleserraitconvulsivementlescouvertures autour de son visage etme fixait avec des yeux grands comme dessoucoupes.Voyantque je l'observais,ellea jetéuncoupd'œilvers laportepourévaluer la distance qu'elle avait à parcourir. C'était jouable. Elle n'en était qu'àcinqmètresetàdixencorede lacuisine.Ellea tendu lamainvers l'interphone,maisjesavaisdéjàcequiallaitsepasser.Entendantlamain,elleafrôléleverred'eauquiétaitsursatabledenuitetilesttombé.Elles'apprêtaitàhurlerquandj'aimisundoigtsurmaboucheetsecouélatête.

Non,ai-jeditsilencieusement.Cen'estquemoi.Elle s'est arrêtée, bouche bée, et m'a regardée comme si j'étais une

extraterrestre. Je lui ai fait un petit sourire et j'ai pris quelque chose dans mapoche,unnidd'oiseauquej'aiplacésurlereborddesafenêtre.C'estalorsquej'aicomprisquej'étaistoiposantlenidd'oiseauetmoiregardant

au-dehors,j'étaisnousdeux.J'aisentidesgouttesmartelermonfront,laserviettemecollaitàlapeau.Jeme

suisobligéeàouvrir lesyeuxet j'aisorti lamaindesouslaserviette.Del'eauacoulé surmon bras, j'ai cru que je rêvais toujours. J'ai retiré la serviette et untorrentfraisaruisselésurmesjoues,mabouche,mefrappantauvisage.J'ailéchélesgouttes.Lecielétaitgrisetlatempératureavaitfranchementbaissé,jepouvaisrespirer.Moncorpsremuaitplusqu'auparavantcarlachamelleavaitaccélérélepas.J'ai

tournélatête,ladouleurm'atranspercélanuque,j'aihurlé.Tucouraisàlonguesenjambéespourresterànotrehauteurenmejetantconstammentdesregards.Tuasvuquejeteregardais.J'aivoulutedemanderdepuiscombiendetempsonétaitpartis,maisj'avaisdesdifficultésàparler,magorgeétaitserrée.

Onn'estplustrèsloin,tuasdit,horsd'haleine.J'aiobservélesgouttesd'eauquitombaientplusdrues.Tut'esmisàtournersur

toi-même,lesbrastendus,sanscesserdecourir.Lapluie!tut'esécriéensouriant.Tufaispleurerleciel.

Tuasclaquélalangueetdonnéunpetitcoupdebâtonsurlespattesarrièredelachamelle,qui s'estmisecette foisàgaloperetmoiàglisserplusvited'avantenarrière.Unegrimacededouleuratordumonvisage,c'était lapremièrefoisquej'avais de nouveaumal depuis que tum'avais donné les feuilles àmâcher. Tu assurprismagrimaceetfaitralentirlachamelle.J'aipenchélatêtepourvoiroùonallait. On n'était plus très loin d'un groupe d'arbres et de rochers. Il s'est mis

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soudainàpleuvoiràverse.Avecledélugequitombait,laservietteadhéraitàmapeau.Desrigolesd'eauruisselaientlelongdetontorse,fonçaienttescheveux.Tulesasrejetésenarrière,m'arrosantcopieusement.

Ilvafalloirattendrequeçapasse,tuasdithorsd'haleine.Lapluie faisaitunbruitd'applaudissementsminusculesouplutôtderoulements

detambourfeutrésentombantsurlesable.Jemesuisefforcéedereportermonattentionsurcebruitplutôtquesurladouleurquiempiraitdansmajambe.J'avaisdenouveaudescrampesd'estomacterribles,maisonétaitarrivésauxarbres.Enquelquesminutes, tu as fait s'agenouiller la chamelle et tu l'as débarrassée desprovisions.Puistuasconstruitunabridefortuneàl'aided'unebâche,decordesetdebranchages,souslequeltum'astransportéedélicatement.Tum'asallongéesurunecouverture,tuasretirélaserviettehumide,quetuasremplacéeparquelquechosedechaudetsec,ettut'esaccroupiàcôtédemoi.

Tuesfiévreuse,tuasdit.Tu as ajusté les bâches entre les arbres afin d'empêcher la pluie de nous

atteindredecôté.J'aisentilepoidsdeladeuxièmecouverturequetuasposéesurmoi. Mes paupières étaient sèches et lourdes. L'espace d'une seconde, il m'asembléentendreletonnerre,ungrondementsourdvenuduciel.Tuasdéplacématêtedesortequ'ellereposesurtesgenoux.

Ouvrelesyeux,tuasdit.Resteavecmoi.J'ai essayé en ayant l'impression de devoirmobiliser tous lesmuscles demon

visage pour les entrouvrir, mais j'y suis parvenue. J'ai vu ta tête à l'envers, taboucheàhauteurdemesyeuxetinversement.

Parle-moi,tuasdit.On aurait dit que ma gorge se fermait, comme si ma peau avait enflé, la

changeantenunboutdechairsolide.J'aipristamain.Continuedemeregarderalors.Continuedem'écouter,tuasditenvérifiant

l'étatdu tempsd'uncoupd'œilvers leciel.Cen'estpasunorageàproprementparler, uniquement les répercussions d'un autre qui a éclaté près de la côte. Ilpasseratrèsvite,heureusement.J'ai froncé les sourcils, songeant qu'il ne pleuvait jamais dans le désert. Tu as

déchiffrémonexpression.Entempsnormal,ilnepleutpas,tuasmurmuré.Seulementquandlebesoinse

faitsentir.Amesurequetuparlais,tonvisageperdaitsescontours.Tesyeuxnageaientdans

uneflaquedepeaubrune.J'aiouvertlabouchepouravoirplusd'airetunegouttedepluieesttombéededans.Tuasrepoussélesmècheshumidesquimecollaientau

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visage.Jevaisteraconterunehistoiredepluie,tuasditenmefaisantboireunpeu.

J'aifaillim'étrangleretrendrel'eau.Tuasbuunpeuaussiavantdecontinuer.Danslebush, lapluieestsacrée.Elleaplusdevaleurquel'argentoules

pierres.Lapluie,c'estlavie.Tuasappuyéduboutdesdoigtssurmestempeset,grâceàcetteinfimepression,

j'aiputeregarderplusfacilement,garderlesyeuxouverts.Quandlapluietombesurcepays,ellesemélangeausableetteintlesrivières

enrouge.Lelitdecertainesd'entreelles,secdepuisdesmois,charriedenouveaudesflotsrougesangquidessinentdesveinesdanslesable,dessinentlavie.C'estcommesilepaysrenaissaitetinsufflaitunnouveausouffleàtoutechose.Tuastendulamainsouslapluiedel'autrecôtédelabâchepuistul'asécrasée

sur le sable. J'ai vu ensuite qu'elle était maculée d'argile rouge. Tu m'en asbarbouillélefront,lesjoues,laboucheetj'aisentilesgrainsdesablesurmapeau,sentil'odeurdeterremétalliquequedégageaitlapluie,safraîcheur.Jenesauraisdirepourquoi,maisçam'aaidéeàresteréveillée.

Quandlapluietombesurlebush,desanimauxquiavaientdisparudepuisdesmois,voiredesannées,sortentdeterre,desplantes,desfleursàracines.Tum'aspassélamainsurlevisage,j'aisentitesonglescourtstambourinersur

mapeau,commelapluie,pourm'empêcherdem'endormir.Quandtut'esremisàparler, c'était en chuchotant pour m'obliger à tendre l'oreille de sorte que tesparolesneseperdentpasdanslemartèlementdelapluie.

Quandlapluietombe,latraditionveutquelesfemmesdansentauborddesrivièresrougesencrue.Ettandisqu'ellesdansent,dusangcoulelelongdeleursjambes, le sang de la pluie et le leur. Dans le bush, la terre n'est pas seule àsaigner,nousaussi.Tesdoigtssontpasséssurmeslèvres,ylaissantleurgoûtsalé.Ungraindesable

s'estglissédansmabouche.Tuascontinuéd'étalerl'argilerougesurmoncou,mesclavicules,lafaisantpénétrer.Unegouttedepluieesttombéesurmonfront,elleaemportél'argilerougeavecellelelongdemajoue.J'avaisl'impressiond'êtreundeces arbres que j'avais vus saigner lorsque je m'étais perdue dans les dunes desable,d'avoirlapeauveinéedesèverouge.J'aientenduunnouveaugrondementlointain,commesilaterres'ouvraitquelque

partau loinpouravaler jene saisquoi.Tuas tourné la têteaussitôtdanscettedirection avant de vérifier d'un coup d'œil que les bâches étaient solidementarrimées.

Alorstucomprends,grâceàlapluie,ledésertchange,tuasmurmuré.Tout

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autourdenous,lesplantespoussent,lesinsectess'accouplent,c'estleretourdelavie.Ton visage s'est changé en un tourbillon. Tu as continué de parler,mais je ne

t'entendaisplus.Teslèvresn'étaientquedeuxchenillesquigigotaientaumilieudetonvisage.Quantàmoi,jeglissais,mapeaulourdeetgonfléecommecelled'unverdeterre,unedouleursourdedanstouslesmuscles.J'avaismoiaussibesoindelapluiepourrenaître.Etpuistum'asrallongéesurlacivière,serrantaumaximumbandesetcorde.La

douleurm'a vrillé le ventre, j'avais l'impression que quelqu'un avait introduit samainàl'intérieurdemesentraillesetlestordaitdanstouslessens.

Ouvrelesyeux,tudisais.Ouvre-les.Tes cheveux pendaient devant ton visage, me dégouttant sur le nez. Tu as

ordonnéàlachamelledeseleveretelleapousséungrondementsemblableàceluidutonnerreensignedeprotestation.Tuluiasdonnéunlégercoupdebâtonetelleabasculé,dépliantd'abordsespattesavant,puislespattesarrière.

Allez,majolie,onyva,tuascrié.Ilpleuvaittoujours,maisàpeine,desgouttesd'arrosoir.J'aiouvertlaboucheet

sentil'eausurmalangue,mesdents.Jecroisbienquejedoisàlaseulepluiedenepas avoir renoncé. Chaque goutte était en quelque sorte unmédicament quimesoignait, me permettait de rester consciente. La pluie tombait et la chamellegalopait.Auboutd'uncertaintemps,jenesauraisdirecombien,onestarrivésàlavoiture.

Tuasfaitasseoirlachamellesouslepetitbosquetvoisinettum'asdétachée.Puistuasentraînélachamelleplusloin.J'aientendulemoteurhurlertandisquetuessayaisdefairebougerlavoitureet

lachamelleseplaindre.Jeluttaisdésespérémentpourgarderlesyeuxouverts.J'airegardé lecielquiavaitretrouvésesteintesgris-bleuet lesarbressur lesquelscoulaienttoujoursdesveinesdesang.Desinsectess'yabreuvaientdesèverouge.J'avaisdesmouchespartout.Leparfumdeterremouilléeestmontéàmesnarines.Le moteur rugissait pour désensabler la voiture, je t'ai entendu crier sur lachamelle,puisunbâtonsebriser.Tuesrevenuavecdel'eauetdescouvertures.Tum'asfaitboiresanscesserde

meparler,maistesparolesfaisaientcommeunbruitdefond,celuiduventheurtantlesable,oudesparasitesàlaradio.Puistum'aspris lebrasetenfoncéquelquechose de pointu dedans. Du liquide s'est rué dansmes veines. Après l'injection,j'étaisunpeuplusréveillée.

Letempspresse,tudisais.

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Tum'assoulevéeettransportéeàlavoiture.Tuavaisletorsemaculéd'huile,depoussière et de transpiration, et tu sentais l'essence. La voiture attendait, lemoteurtournantauralenti.Tut'esarrêtéunesecondeavantdem'yinstaller.

Tuveuxluidireaurevoir?tuasdemandé.D'unclaquementde langue, tuas fait revenir lachamelleversnous.Sagrosse

têteestapparuejusteau-dessusdemonvisage,ellem'areniflélajoue.Ellen'avaitplussonlicou.J'aitouchésatruffeveloutée,maisn'aiperçulasensationdedouceurqu'aprèsavoirretirémamain.

Voilà,c'estfini,tuasmurmuré.Commenttuvaslaretrouver?ai-jeessayédedemander.Commentellevate

retrouver?Tun'aspas répondu. Jenepensepasque tuaies compris ceque jedisais.De

toutefaçon,turegardaislachamelle,lesyeuxlégèrementembués.Aurevoir,majolie,tuasditdoucement.

Tuasclaquélalangueetlachamellet'arépondud'ungrommellement,avantdereculer.Tum'asdéposéesur le siègearrière, ledosappuyécontre lavitred'enface afin que ma jambe reste allongée. Tu as refermé la portière et je t'ai vucaresserl'encoluredelachamelleunedernièrefoisenpassantdevantelle.Lepiedappuyéàfondsurl'accélérateur,tuasfaittournerlemoteur, lesroues

ontpatinédanslesable.J'airegardélachamellealorsqu'ons'éloignait.Elles'estmiseàtrotter,puisàcourir,puisàgaloperlelongdelavoiture.J'aiappuyélajouecontre la vitre et lui ai envoyé des pensées. Je ne voulais pas qu'elle soitabandonnée, de nouveau livrée à elle-même. Comment allait-elle retrouver sontroupeau?Teretrouver?Tuas finiparprendrede lavitesseetellea trébuchédans lesableenvoulant

garderl'allure,puisellearalentietsasilhouetten'acessédes'amenuiserderrièrenous.On prenait de la distance, je l'ai vue alors renverser la tête en arrière etpousserunlonggémissement.J'auraisbienfaitpareilsij'enavaiseul'énergie.Jenel'aipasquittéedesyeuxjusqu'àcequ'ellenesoitplusqu'unpointminusculedanslelointain,unpointtoujourstournéversnous.

Aurevoir,ai-jemurmuré.Lavoituresautaitetdérapaitsurlesolinégal,soulevantdescaillouxquivenaient

heurterlepare-brise.Jem'agrippaisausiège,lecorpstendu.Àchaqueembardée,uneondededouleurmeparcouraitlesmuscles.

Tiensbon,tuasdit.Mais c'était difficile. Quelques instants plus tard, mes paupières se sont

referméesetj'aieul'impressiondem'enfoncerdanslesiège.Leveninparcourait

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moncorpsenm'empoisonnant sans fairedebruit. J'ai fait bougermesmembresraides et engourdis, rêvant que mes pieds poussaient à travers la portière ets'enfonçaientdans lesable,quemapeause transformaitenécorcesombre,mesbrasenbranchesetmesdoigtsenfeuillesaudouxbruissement.J'avaisvaguementconsciencedequelquechosequitremblait.J'étaisballottéede

touscôtés,maisj'ignoraisparquellemagie.Lemouvementétaitincessant.Quelquechosemeparlait,levent,lesableoujenesaisquoi,ilm'appelaitparmonnom.

Gemma...Gem,iladit.Onestpresquearrivés.Mais mon corps ne réagissait plus. J'ai tenté d'ouvrir les yeux, plus rien ne

fonctionnait.Ma peau était rigide,mes doigts s'agitaient dans la brise. Puis j'aisentitamainsurmajoue,fraîcheetsèche.

Réveille-toi,Gem,tudisais.Réveille-toi,jet'ensupplie.Jemesuisappliquéeàmobilisermonvisage,chaquemuscledemonfrontet,cette

fois,j'ysuisarrivée.J'aientrouvertlesyeux,àpeineunefente.Maisc'étaittoutcedont j'avais besoin, je t'ai vu. Tu étais retourné sur ton siège, une main sur levolant,l'autresurmajoue,etderrièretoi,j'aiaperçuàtraverslepare-briseunegigantesquemontagnedeterre.

Lamine,tuasdit.Tum'asglisséuneautrerationdefeuillessouplesdans labouche,plusamères

quelesprécédentes.Mâche,tuasdit.Net'endorspas.

Tut'esretournéverslevolant,etsoudain,lavoituren'aplustressautéautant.Onroulaitsurunchemindeterrefréquemmentempruntéàlasurfacedure.Quandtuasaccélérédansunnuagedepoussière,matêteaheurté lavitre.Comparéà laconduite sur sol chaotique à laquelle j'étais habituée, j'avais l'impression que lavoiturevolait.Enapprochantdelamine,j'aiaperçudescamionsénormescirculerausommetet,àcôté,destours,desréservoirsmétalliquesetj'enpasse.Aupieds'alignaientd'autresbâtimentsau-dessusdesquelslecielétaitblancdepoussière.Partout ailleurs, la poussière était rouge,mais d'autres couleurs étaient visiblesaussi, lesbruns, lesblancs, lesoranges, lesnoirsdes tasdepierre.Maispasunarbre.J'aimâchélesfeuilles,laboucheenvahieparleurgoûtd'antiseptiqueamer.Jeme

suis obligée à garder les yeux ouverts. J'avais rêvé de ce moment pendant dessemaines,decepremieraperçudelavieendehorsdetamaisondudésert.Maissur le moment, rien ne m'a semblé réel. Bâtiments, poteaux télégraphiques,camions et gravats se confondaient enunemêmemasse rougederrière la vitre.Toutsemblaitbrûlantetcarbonisé.

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Tuasbifurquéendirectiondesbâtimentsenfaisantpatinerlesroues.Laviolenceavec laquelle tu as tourném'a envoyé une décharge douloureuse dans l'épaule.J'avaisl'impressiond'avoirdufildeferbarbelésouslapeau.Tuaslongéuneruebordéedepetitsbâtimentscarrésenfaisantrugirlemoteur.Desmaisons?J'avaisdeplusenplusdemalàrespirer.Ilfaisaitbeaucouppluschaudquedansledésert,l'air y semblait plus épais, alourdi par la poussière de la mine. Mes yeux ontcommencéàsefermer.Tu t'es engagé dans une allée au bout de laquelle s'élevait un autre bâtiment

rudimentairedeformecarrée.Ladouleurm'afaithoqueter.J'aifermélesyeuxetappuyélajouecontrelavitrefraîche.Chaquerespirationétaitpluslaborieusequelaprécédente.Tuasbondihorsde lavoituresansprendre lapeinedecouper lecontact.Tuashurléquelquechoseendirectiondubâtiment,maisj'ignorequoi.Jeperdais insensiblement l'ouïe. Tout était plus lent, plus silencieux autour demoi.Moncorpsfermaitboutique.J'étaisentouréed'ouate,plusrienn'étaitréel.J'aientenduhurleruneautrevoix,puislaportièrecontrelaquellej'étaisappuyée

s'estouverteetjesuistombéeenarrière.Tesbrasétaientlàpourmerattraper.Onaposéquelquechosesurmonnezetmabouche.J'aisentiuneodeurd'hôpitalet,soudain,j'aipumieuxrespirer.Tuétaispenchésurmoi,tumesoulevais,maisjenetesentaisplus,sicen'étaittonbrasquifrôlaitleboutdemesdoigts.Tu m'as conduite dans une pièce et allongée sur une table. Un homme s'est

approchédemoi,jel'aivuquandilasoulevémapaupière.Ilaparléaussi,puisilm'a enfoncéquelque chosedans lebras.De très loin, j'ai été traverséeparunetoutepetitepointededouleur.Puisonm'aposéunmasquesurlevisageetj'aipurespirerdenouveau.Ensuite,onarouléàtouteallure.Jevoyaislecielparlavitre,ilétaitbleustrié

despremièreslueursorangéesducouchant.Tut'esarrêtédansuneembardée.La portière s'est ouverte, tu me soulevais à nouveau. Tu courais, mon corps

ballottantentretesbras,mais jen'avaisplusmal. J’entendaisvaguementdetrèsloinleclaquementdetespiedssurletarmacetunautrebruitaussi,ungrondementrythmique,untonnerremécanique.Quelqu'unenblancnousattendait.

Nom?Age?ai-jeentenduunefemmedemanderdetrès loin,commesielleparlaitdepuisunautremonde.Tu m'as transportée à l'intérieur de l'avion, allongée sur quelque chose de

moelleux, puis tu as commencé à t'éloigner. Je t'ai saisi la main, enserrantfermementtesdoigts,refusantdete lâcher. Jenevoulaispasêtreabandonnéeàdesinconnus.J'ailevélesyeuxettrouvélestiens.Tuashésité,lancéuncoupd'œildehorsendirectiondutarmacetau-delàversl'étenduedeterrerougedénuéede

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relief,puistuesrevenuàmoi.Tuashochéinsensiblementlatêteent'asseyant.Tut'esmisalorsàmeparler,j'ignorecequetudisais,maistesyeuxétaientremplisdelarmes.Puisl'avionplongeait,heurtaitlapisteetj'étaissortiesurunchariot,pousséeà

travers lapiste. Il faisaitnuit,maisdes lumièresclignotaientdans le lointain.Lemasquem'aétéretiré.Tucouraisàcôtédemoi,commetuavaiscourusurlesableàcôtédelachamelle.Cettefois,tumetenaisfermementlamainsansmequitterdesyeux.J'aipassélesportescoulissantesd'unbâtiment.Puisonaétéstoppésparunhommeencostumequiteposaitdesquestionsente

poussantenarrière.Tucriais enmemontrantdudoigt.Alors tum'as regardée,regardée vraiment avec des yeux désespérés qui voulaient quelque chose,l'obtenaient peut-être. Des yeux gagnés par les larmes à mesure qu'ils medétaillaient, s'attardant sur mon visage, mes yeux, mes jambes. J'ai essayé deparler,maisimpossible.Tut'esretournéversl'hommeencostumeettuluiashurléquelquechoseàtontour,puistut'esprécipitéversmoi,tut'espenchéettum'ascaressélevisage.

Aurevoir,Gem,tuasmurmuré.Tuvast'ensortir.Tuaseffleurélabagueàmondoigtetcommencéàt'éloigner.Non.J'aisecouélatête.Non.Jemesuisaccrochéeàtoi,àtoncoude,àtapeauet,avectoutelaforcequime

restait,jet'aitiréversmoi,attiréàmoiettum'aslaisséefaire.Tut'escourbésansopposer de résistance et, soudain, tu as été tout près. Je t'ai touché le bras, letorse,enquêtedetachaleur.J'aiglissélamainderrièretanuque.Puis,dansunderniersursaut, j'ai inclinétonvisagevers lemienetsoulevéma

tête pour venir à ta rencontre, ta peau à quelques centimètres de lamienne, tabouche si proche. Mes lèvres sont entrées en contact avec ta joue au goût depoussière,desel,desueur.J'aisentilarâpedetabarbe,jemesuisimprégnéedeton souffle, de ton parfum acide d'eucalyptus. Tes lèvres étaient douces surmapeau.Quandsoudain,ont'atiréenarrière,retenu,etjemesuislaisséeretombersur

l'oreiller.Jet'aicherché,j'aitrouvétesyeuxjustequandj'étaisemmenée,tongoûtdeseltoujourssurmabouche.Tun'aspaspleuré,pasbougé,tuesrestélà,telunroc,àmeregardertandisque

lepersonneldel'hôpitalsepressaitautourdetoi.J'aivoululeverlamain,vouluteremercier,maisjenepouvaisqueregarderalorsquemacivièrepassaitàreculonsuneportebattante.Lesbordsenplastiquemesontretombéssur lesbras, jemesuisredresséepourcontinuerdetevoir.Tuaslevélamainàtabouche,ouvertles

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doigtsettum'assouffléquelquechose.Onauraitditunbaiser,maisdesgrainsdesablesontrestéssuspendusenl'airavantdechuter.Puislaportebattantes'estreferméeetdesdoigtsplusfroidsquelestiensm'ont

palpélevisageetunautremasqueaétéposésurmabouche.Unmasquedontleslanièresenplastiquem'ontpincélesjoues.Respirerestdevenutoutdesuiteplusfacile,maisàquoibon,lemondeaplongédanslenoirdetoutefaçon.J'aicoulé.Toutestdevenufroid,sombreetterriblementlointain.Autourdemoi,

le ronronnement indistinct de machines, le bruit monotone et distant d'uneconversation...

Maisquiestcettefille?Elleestentraindenouslâcher...Transportez-laensoinsintensifs...

Puisplusrien.Uneforteodeurd'hôpital,desdrapsraidesencontactavecmapeau,lourdssur

mapoitrine,destubesfichésdansmesbras,unemachinequifaisaitdesbipsetenafaitdeplusenplusrapidesquandj'aivoululalocaliser.Ilfaisaitfroid.J'étaismoinsengourdie, mais je souffrais davantage. Je me sentais vide. J'étais cernée parquatremursflous,sansfenêtre.Dèsquej'enfixaisun,j'avaisl'impressionquelesautresserefermaientsurmoi.

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Lapièceétaitmicroscopiqueettun'étaispasdedans.J'étaisseule.Àunmomentdonné,j'aisentidesdoigtsfroidsenroulerquelquechoseautourde

monbras.OùestTy?ai-jedemandé.Qui?aréponduunevoixdefemmeplustrèsjeune.OùestTy?

Lesdoigtsontcessédes'agiter.Unsoupir.Désormais, vous n'avez plus de raisons de vous inquiéter de lui, a dit

doucementlavoix.Ilestparti.Partioùça?

Lesdoigtsontglisséjusqu'àmonpoignet,ilsontappuyédessus,leboutenétaitglacé.

Vosparentsarrivent.J'aidormi.J'avais du sang entre les jambes,mes règles étaient finalement arrivées, avec

quelquessemainesderetard.Ilparaîtquelapeurpeutempêcherleurapparition.Jesuisrestéecommej'étais,tropcotonneusepouravoirhontedevoirl'infirmièrechangerlesdraps.Jemesuisrendormieavecledésirderêver.C'estlavoixstridentedemamanquej'aientendueenpremier,ellerésonnaitle

longducouloiretserapprochaitdemoi.Onestvenusaussivitequ'onapu,disaitmaman.Oùest-elle?

Sestalonsclaquaientàviveallure,serapprochaient,deplusenplussonores.La voix de papa derrière était plus calme, il discutait avec une troisième

personne.Elleesttombéedanslecomasuiteàunempoisonnementauvenindisaitla

personneenquestion.Ellevasesentirbizarrependantquelquetemps.Puissoudain, ilsonttousétédansmachambre,maman,papaetunmédecinen

blouse blanche. Il y avait un policier en faction devant la porte. Maman s'estagrippée à moi, je suffoquais contre son gilet inondé d'un parfum coûteux. Ellesanglotaitsurmonépaule,papaétaitdeboutderrièreelle,ilparlaitetsouriait.Toutsonvisages'enesttrouvéplisséetçam'atroubléeparcequ'ilnesouriait jamaisaussilargement.Entoutcas,dansmonsouvenir,pasàmoi.Puistoutlemondes'estmisàparler,àposerdesquestions,àmedévisager.Monregardallaitdemamanàpapaaumédecin.Tropdebruit.Jevoyaisleurbouches'ouvriretsefermer,maisje

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necomprenaisrienàcequ'ilsdisaient.J'aisecouélatête.Alorspresquetousenmêmetemps,ilssesonttusetm'ontfixéeavecespoir,dans

l'attented'uneréactiondemapart.Mamans'estécartéepourexaminermonvisage.J'aiouvertlabouche,carj'avais

vraiment envie de leur parler. Une part considérable de moi-même était siheureusede lesrevoirque j'enauraiséclatéensanglots.Mais jenepouvaispaspleurer,niparler,riennesortait.Jenepouvaismêmepastendrelesbraspourlesétreindre,passurlemoment,pastoutdesuite.Mamans'estrattrapéepourmoiendéversantdestorrentsdelarmes,m'inondant

lecou.Oh,Gemma,tuasdûvivredeschosesépouvantable,a-t-ellesangloté.Mais

maintenant nous sommes là. Je te promets que tout ira bien. Tu n'as plus àt'inquiéter,tuesensécurité.Ilyavaitquelquechosedebizarredanscequ'elledisait,commesielleessayait

deseconvaincreelle-même.J'aitentédeluisourire,j'aivraimentessayé.Chaquemuscledemonvisageétaitdouloureuxetj'avaismalàlatête,derrièrelefront.Lalumièredanslachambreétaittropvive.J'aidûfermerlesyeux.Mamanestrevenueplustardtouteseule.Elleavaitles

yeux rougeset fatigués.Elleavait changédechemisier, lenouveauétait couleurpêche,ilvenaitd'êtrerepasséetsentaitbon.

Onn'auraitjamaisdûvenirtousensemble,a-t-elledit.Tuasdûtrouverçadifficileaprèsavoirétéseulesilongtemps,àpart...Ellenepouvaitserésoudreàdiretonnom,toutsonvisagesecrispaitdechagrin

chaquefoisqu'ellepensaitàtoi.J'aihochélatêteensigned'assentimentetelleapoursuivi:

Lesmédecinsm'ontexpliquécombienilétaitdifficileparfoisdeseréadapteràlavraievie.Jesaisquejenepeuxpastedemanderde...Elle luttait contre une émotion que je n'ai pas pu déchiffrer. J'ai froncé les

sourcils.Je ne saismême pas ce qu'il t'a fait subir, a-t-ellemurmuré. Je te trouve

différente.Surce,elleaétéobligéedesedétourneretj'aivuqu'ellesemordillaitlalèvre.

Elles'estrepriseaprèsuneprofondeinspiration.Tune peux pas imaginer commenous avons été inquiets,Gemma, a-t-elle

murmuré.Onpensaitneplusjamais...quetune...Deslarmesontruisselédenouveausursonvisage,faisantcoulersonmascara.

Dansunevieantérieure,elleenauraitétémortifiée.J'airegardélesrigolesnoires

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dévaler ses joues.Elle a tendu lamain pour prendre lamienne et je l'ai laisséefaire.Elleavait lesdoigtsfroidsetfins, lesongles longs.Elleaeffleurélabaguequetum'avaisdonnée.Jemesuisraidieenvoyantqu'ellelafaisaittournerautourdemondoigt,envoyantsescouleursbriller.

C'estnouveau,cettebague?a-t-elledemandé.J'aiacquiescé.

Jel'aiachetéedansuneboutiquepaschère.Elleestfausse,ai-jementi.Ellenemeditrien.

Unsilences'estinstallé.Mamansemordillaitlalèvre.Elleafiniparserenversersursachaiseensetordantlesmains.J'aiglissélamiennesousledrapetretirélabague.Mamanmeregardaitavecattention,levisagemarquéparl'inquiétude.

L'infirmièreditquetuasdemandédesesnouvelles,a-t-elledit.Jem'interrogeais...Jesais,c'estcompréhensible.

Elles'estpenchéepourmecaresserlevisage.Maistun'asplusbesoindet'interrogerdutout,machérie,tun'asplusbesoin

depenseràlui.Commentça?Ilaétéarrêté,Gemma,a-t-ellemurmuré.Ils'estrendu.Lapolicevabientôt

teréclamerunedéposition.Etsijerefuse?Illefaut,c'estcequ'ilyademieuxàfaire,a-t-elleditenmebordant.Dèsque

tuaurasfaittadéposition,lapoliceseraenmesuredel'inculper.Etilneresteraplusqu'àboucler cemonstre.C'est ceque tu veux, non?a-t-elledemandéd'unevoixhésitante.J'aisecouélatête.Cen'estpasunmonstre,ai-jeditdoucement.

Mamans'estraidieetellem'adécochéunregardperçant.Cethommeestlemalabsolu,a-t-ellecraché.Pourquelleautreraisont'aurait-il

enlevéeànous?Jenesaispas,ai-jemurmuré.Maisiln'estpasça.Jeneparvenaispasàtrouverlemotjuste.Mamanestdevenuepâle,ellem'adévisagée,leslèvrespincées.

Quet'a-t-ilfaitsubirpourqueturaisonnesdecettefaçon?a-t-elledit.Le lendemain, j'ai eu la visitededeuxpoliciers, unhommeminceetune jeune

femme.Les deux tenaient leur casquette à lamain, des casquettes debase-ball,

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tellementplus sportquecellesdespoliciersanglais,et ilsétaientenchemisette.Mesparentssontrestésaufonddelapièce.Unmédecinétaitégalementprésent.Tousavaientlesyeuxtournésversmoietmejaugeaient.J'avaisl'impressiond'êtredansunepiècedethéâtreoùchacunattendaitquejedisemontexte.Lepolicierasortiunblocetils'estpenchésurmoi,assezprèspourquejeremarquelaverruequ'ilavaitaumenton.

Nous avons bien conscience des difficultés que ça représente pour vous,mademoiselleToombs,a-t-ilditd'unevoixnasillardeetaiguëquim'afaitledétesterinstantanément.Lesvictimestraversentsouventunepériodedesilenceetdedéni.Vosparentsdisentquevousnevousêtespasbeaucoupexpriméesurl'épreuvequevousaveztraversée.Jenevoudraispasinsister,mais...J'ai gardé le silence. Il s'est arrêté pour jeter un coup d'œil àmaman. Elle a

hochélatêtepourl'inviteràpoursuivre.Ilsetrouve,mademoiselleToombs,Gemma,quenousmaintenonsengardeà

vueunhommedontnousavonstoutlieudecroirequ'ilestvotreravisseur.Or,nousavonsbesoindevotredépositionpourleconfirmer.

Quiest-ce?ai-jedemandéencommençantàsecouerlatête.Lepolicieraconsultésesnotes.

Leprévenus'appelleTylerMacFarlane,unmètrequatre-vingt-sept,cheveuxblonds,yeuxbleus,petitecicatricesurle...Monestomacs'est retournéausenspropredu termeet j'aidûmesaisirde la

cuvettepourvomir.Lapolicen'apaslâchélemorceau,revenantàlachargetouslesjoursavecses

questionsformuléeschaquefoisdefaçondifférente.Parlez-nousdel'hommequevousavezrencontréàl'aéroport.Vousa-t-ilemmenéecontrevotrevolonté?A-t-ilfaitusagedelaforce?Dedrogues?

Jenepouvaispastenirindéfiniment.Ilfallaitquejeparle.Mamanétaittoujoursprésente à côté demoi, àmepresser de le faire.Aubout d'unmoment, onm'amontrédesphotos,certainesdetoi,d'autresd'inconnus.

Est-celui?medemandait-oninlassablementenfaisantdéfilerlesphotos.Ilsnerenonçaientpas.Tuétaissifacileàrepérer,leseulhommedanslesyeux

duquelbrillaitunfeu.Leseulquejepouvaisvraimentregarder.Acroirequetufixaisl'objectifàmon

intention,quetusavaisquej'auraisplustardàétudiercesphotos,enquêtedetoi.

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Tuavaisl'airfier,aussifierqu'onpuissel'êtrecontrelemursaled'uncommissariatde police. Tu avais une coupure sous l'œil que je ne te connaissais pas. J'auraisvoulugarderlaphoto,maisl'inspecteurl'aévidemmentrangéeaveclesautresdansuneenveloppekraft.Tout ce cirque a continué deux jours encore, mais j'ai fini par leur filer leur

déposition.Illefallait.Le temps se confondait en une ronde de piqûres et d'interrogatoires. J'étais

devenue propriété publique. On aurait dit que n'importe qui pouvait me posern'importequellequestion,sansaucunelimite.La jeunefemmepolicierm'amêmedemandésionavaitcouchéensemble.

A-t-ilexigéquevouslecaressiez?J'aisecouélatête.

Jamais.Vousêtessûre?

J'ai parlé à des psychologues, des thérapeutes, des consultants, des médecinsspécialistesdececioudecela.Uneinfirmièremefaisaituneprisedesangtouslesjours.Unmédecinvérifiaitquemoncœurn'étaitpassujetauxpalpitations.J'aiétésoignée pour les traumatismes. Personne ne me laissait tranquille, surtout lespsychologues.Un après-midi, une femme aux cheveux courts, en tailleur bleu marine, s'est

assise à côté demon lit. Le jour touchait à sa fin et j'attendais le cliquetis quiannonçaitlechariotdudîner.

JesuisledocteurDonovan,a-t-elleannoncé.Jesuispsychiatre.Jen'aipasbesoind'unautrepsy.Jecomprends,a-t-elledit.

Cependant,ellen'estpaspartie,elles'estpenchéesurmondossieraccrochéauboutdulitetelles'estmiseàlefeuilleter.

Voussavezcequ'estlesyndromedeStockholm?a-t-elledemandé.Jen'aipasrépondu.Ellem'ajetéuncoupd'œilavantdenoterquelquechosedans

sondossierpersonnel.OnestatteintdusyndromedeStockholmlorsqu'onnouedesrelationsavec

sonravisseur,a-t-elleexpliquéencontinuantd'écrire.Celapeutseproduirecommeunmécanismedesurvie,onsesentalorsplusensécuritéavecsonravisseursions'entendbienaveclui,parexemple.Oubiensionsemetàressentirdelapitiépourlui. Il a été lui-même une victime à unmoment donné de sa vie et on souhaitecompenser le tort qu'il a subi, on cherche à le comprendre. Il existe d'autres

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raisons:onestpeut-êtretrèsisoléaveclui,onveutcontinuerdevivreoubienons'ennuie à mourir, ou encore il vous donne l'impression d'être spéciale, d'êtreaimée...

Jenevoispasoùvousvoulezenvenir,l'ai-jeinterrompue.Maisdetoutefaçon,cen'estpascequejeressens.

Jen'ai pasdit ça. Jemedemandais simplement si vousenaviezentenduparler.Ellem'aregardéeavecattention,unsourcillevé.J'attendaisqu'ellepoursuive,un

brinintéressée.Quoiqu'ilaitfait,a-t-ellecontinuédoucement,quoiqueM.MacFarlaneaitfait

oudit,vousavezconsciencequ'ils'estmalconduit,n'est-cepas,Gemma?Ondiraitmamère.Est-cesimal?

Voyantquejenerépondaispas,elleapousséunprofondsoupiretsortiunlivredesaserviette.

Onvouslaisserabientôtsortir,a-t-elledit.Maislesmédecinsnecesserontdevouspresserdequestionsjusqu'àcequevouscompreniez,jusqu'àcequevousvousrendiezcomptedecequeM.MacFarlaneafait...JesaisquecequeTyafaitestmal,l'ai-jecoupée.Jelesavais,non?Maisc'étaitpresquecommesiunepartdemoinevoulaitpas

croireledocteurDonovan.Cettepart-làcomprenaitpourquoituavaisfaitcequetuavais fait. Or il est difficile de haïr quelqu'un une fois qu'on l'a compris. J'étaistirailléeentredemultiplessentiments.LedocteurDonovanm'aregardéenonsansgentillesse.Ilsepeutquevousayezbesoind'aidepourfaireletridansvospensées.

Jen'airiendit,j'aigardélesyeuxfixéssurlemurgrispâle.Elleaposélelivresur la table de chevet, il était question du syndrome de Stockholm sur lacouverture.Jeneluiaipasaccordéd'autreintérêt.

Ilvafalloiràunmomentdonnéquevousparliezàquelqu'un,Gemma,m'apresséeledocteurDonovan.Quevousdémêliezcequevousressentezréellement,cequiestvraidecequinel'estpas.Ellealaissétombersacartesurlatabledechevet.Jel'aipriseetrangéedansle

tiroir à côté de ta bague. Puis, après son départ, j'ai regardé le plafond enremontant les couvertures, j'avais soudain froid. Jeme sentais nue, comme si jem'étaisdébarrasséedemapeaudans ledésert,à l'instardesserpentsquand ilsmuent.Commesij'avaisabandonnéunepartiedemonêtrequelquepartderrière

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moi.Jemesuisdemandésiont'interrogeaitaussi.J'aifrissonnéettirélescouvertures

par-dessusmatête,appréciantl'obscuritéqu'ellesmeprocuraient.Papaetmamansesontoccupésdesjournalistes,ilsontfaitdesapparitionsaux

journaux télévisés et ont répondu aux interviews, ce dont je leur étaisreconnaissante.Surlemoment,l'idéed'unecamérabraquéesurmoisuffisaitàmefairesuffoquer.J'aiprofitédecequ'ilsétaientàuneconférencedepressepoursortirdemonlit

et faire quelques pas dansma chambre-prison afin deme dégourdir les jambes.Cellequiavaitétévictimedelamorsureétaittoujoursraideetdouloureuse,maisj'étaiscontentedepouvoirlabouger.Puis je suis sortiedans lecouloirpourvoir jusqu'où jepouvaisaller sansavoir

mal.Peut-êtrejusqu'àlasortie?Surmonpassage,j'aicroisédeuxpatientsâgésquim'ont dévisagée, ils savaient qui j'étais. Leurs regards appuyés ont failli merenvoyerillicodansmachambre.Àcroirequej'étaiscélèbre.J'aidéglutietforcémesjambesàcontinuerd'avancer.J'aiprislecheminduhalldel'hôpital,celuidesportesbattantesenplastiquepar

lesquellesjet'avaisvupourladernièrefois.J'aipoussésurlesportesenquestionetjesuispassée.Unefemmeenceinteattendaitàlaréception.Ellem'adévisagéeaussi, mais j'ai fait comme si je ne la voyais pas. J'ai marché jusqu'aux portescoulissantes qui donnaient sur la sortie. Elles se sont ouvertes dans unronronnementmécanique. Dehors, il faisait chaud et le soleil brillait, la lumièreexcessivem'afaitclignerdesyeux.Ilyavaitdesvoitures,desréverbèresetdesgenset,ausommetdesarbresfeuillus,desoiseauxquigazouillaient.Devantmesyeux,leparkingdéroulaitsontapisdemacadamet,au-delà,s'étendaitl'immensitéplateetrouge.J'aiavancé.Presqueimmédiatementuneinfirmièreasurgiàcôtédemoietm'a

retenueparlebras.Vousn'êtespasencoreautoriséeàsortir,a-t-ellemurmuré.

Elle m'a fait pivoter sur moi-même et m'a ramenée à ma chambre, mamicroscopiquechambre,qui ressemblait à s'yméprendreàunecelluledeprisonavecsesmursépaisetsonabsencedelumière.L'infirmièrem'afaitmettreaulitetm'abordéebienserrée.Mamanestrevenueplustard,arméed'unsacenplastiqueremplidecoupuresde

pressesoigneusementdécoupées.Jenesaispassituterendscompteduretentissementqu'aeutadisparition.

Lemondeentier sait qui tu es, a-t-elledit enposant le sac surmon lit avantde

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fouillerdedans.Etencore,cenesontque lesarticlesque j'aigardésdepuisquenousavonsquittél'Angleterre.J'enaibienplusàlamaison.Jem'étaisdit...Elles'estinterrompuepourtrouverlesbonsmots.

Jem'étaisditquetuauraispeut-êtreenviederattrapertonretard,devoiràquelpointlesgenssesontintéressésàtoi.J'ai tiré le sac à moi, senti son poids sur mes jambes. J'ai sorti une poignée

d'articlesetlapremièrechosequim'afrappée,c'estlaphoto.Madernièrephotodeclasseavaitétéagrandieet figuraitenpremièrepagede l'Australian.Onm'yvoyaitlescheveuxattachésenqueue-de-cheval,avecmonchemisierd'uniforme,lecolbienfermé.Jedétestaiscettephoto,jel'avaistoujoursdétestée.J'aiparcourud'autresarticles,tousouàpeuprèsétaientillustrésparlamêmephoto.

Pourquoileuras-tudonnécettephoto?ai-jedemandé.Mamanl'aregardéeenfronçantlessourcils.Tuesjoliedessus.J'ail'airjeune.Lapoliceavaitbesoind'unephotorécente,machérie.Fallait-ilvraimentquecesoitunephotodeclasse?

J'aipenséàtoi,quelquepartdansunecellule.Avais-tuvulaphotoenlisantcesarticles?J'enaiparcourudesextraits:GemmaToombs,lajeunefilledeseizeansenlevéeàl'aéroportdeBangkok,aété

admisedansunhôpitald'unerégionreculéedel'Ouestdel'Australie,ilsembleraitquesonravisseurl'yaitaccompagnée...LesparentsdeGemmaToombs,dévorésd'inquiétude,affrètentunavionpourse

rendreauchevetdeleurfille...Surlaphotoquiillustraitl'article,onvoyaitmamanlevisagemarbrédelarmes,

papa la tenant par les épaules et, derrière eux,Anna tournant des yeux anxieuxversl'objectif.Lesarticlessesuivaientetseressemblaient, tousdisaientàpeuprès lamême

chose.J'aisurvolélesgrostitres.Gemmaretrouvée!GemmaToombslibéréeduvagabonddudésert!Est-celevisaged'unmonstre?Jemesuisarrêtéesurcedernier.Ildataitdujournaldelaveilleettuyfigurais

dessinéaucrayon,autribunal,têtebaissée,menottesauxpoignets,tesyeuxbleusnonreproduits.Jemesuismiseenquêtedesdétails,lejournalindiquaitquec'étaittapremièreauditionetqu'elleavaitduréàpeinequelquesminutes.Tuétaisrestétêtebaisséetouteladuréeetn'avaisprononcéquedeuxmots:«Noncoupable».

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J'airegardémaman.Jesais,a-t-elleditensecouantlatête.Ildoitêtrefou,c'estindéfendable.La

policeadestémoins,despreuvesgrâceàlavidéodel'aéroport,plustoi,biensûr.Commentose-t-ilenvisagerdeplaidernoncoupable?Elleasecouéànouveaulatêted'unairagacé.Çaprouvesimplementquecetypeestfou.Iladitautrechose?

Rien pour l'instant. Nous devrons attendre le procès,mais la police estpersuadéequ'ilprétendraquetul'assuividetonpleingré,quetuvoulaisêtreaveclui.Elle s'est interrompuebrutalement, se demandant si elle avait trop parlé.Elle

ignoraitcommentj'allaisréagiretj'aivuàsonregardqu'ellenesavaitpasàquois'entenirsurlebouleversementounonquetuprovoquaisenmoi.Jeluiaisouripourlaremercier,pouressayerdelarassurer.Tuasraison,c'estdingue,ai-jeconsentidoucement.

Elles'estmisealorsàs'agiter,àrangerlesarticlesavantmêmequej'aiefinideleslire.

Ça tediraitderentreràLondres jusqu'auprocès?a-t-elledemandé.Onpourraitsepréparercorrectement.Tuaspeut-êtreenvied'avoirunpeudetempspouryvoirclair,pourretrouvertesamis?J'aiacquiescéd'unairabsent.

J'aijusteenviequecesoitterminé,ai-jedit.Pourdebon.OnauraitprisunecorrespondanceàPerthpourLondres.Puisonauraitattenduà

la maison le jour du procès. Pendant ce temps, la police aurait rassemblé despreuvescontretoietj'auraisaffinémadéposition.Jeseraisretournéeenclassesij'avaisestimépouvoirlefaire,toutencontinuantàparleràdespsys.Àentendremaman,c'étaitd'unesimplicitéenfantine.

D'iciquelquesmois, laviedeviendraplus facile,a-t-elledit.Tuverras, leschosessetasseront.Jen'avaispasréussiàobtenirgrand-choseteconcernant.Tuétaisincarcérédans

unétablissementhautementsécurisé,quelquepartàPerth,seuldansunecellule.Ont'avaitrefusédesortirsouscautionettuneparlaisàpersonne.Voilààpeuprèstoutcequelapolicepouvaitapparemmentmedire.J'aiprislesiègecontrelehublotsurlevolpourPerth.L'avionétaitpetit,ilavait

été spécialement affrété pour nous, toute la carlingue a bringuebalé quand lesrouesontquittélapiste.C'étaitétranged'êtrelesseulspassagers.Apparemment,

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le gouvernement britannique payait les frais. J'ai demandé un verre d'eau àl'hôtessequimel'aapportéinstantanément.J'ai appuyé la main contre la vitre en plastique tandis que l'avion prenait de

l'altitude.Papam'aprisl'autremainetl'aserréefort,j'aisentilecontactfroiddesonallianceenor.IlmeparlaitdelavieunefoisderetouràLondres,demesamisquiavaientenvoyédesmessagesdesympathieetattendaientdemerevoir,d'AnnaetBen.

Tupourraispeut-êtrelesinviteràlamaison?a-t-ilproposé.Organiserunesoirée?Sentantqu'ilattendaituneréponse,j'aihochélatête.Jen'écoutaispasvraiment,

j'avais simplement envie qu'il cesse de me poser des questions, aussi bienintentionnées soient-elles. J'ai fermé les yeux enme rendant compte soudain dequelque chose. Personne n'arrivait à me déchiffrer, personne n'avait la moindreidée de ce que je pensais. C'était comme si j'évoluais dans unmonde parallèle,sujette à des réflexions et des émotions que personne ne comprenait. À part toipeut-être,etencore,jen'enétaispascertaine.J'aiappuyélatêtecontrelehublotetl'aisentitressautercontrematempe.J'ai

regardé le paysage défiler plus bas. Depuis le ciel, le désert offrait toute unevariétédecouleurs,unemyriadedebruns,de rougesetd'oranges; lit blancdesrivières etmarais salants asséchés; ondulations de serpent d'un fleuve aux eauxsombres;noirceurcalcinée;tourbillons,cercles,lignesettextures;microscopiquespointsdesarbres;tachesobscuresdesrochers.Letoutrévélantunmotifsansfin.Traverser ces centaines de kilomètres, cesmilliards de grains de sable, toute

cette vie, a pris deux heures. Depuis le ciel, d'une altitude pareille, le bushressemblait à un tableau, un des tiens, à ton corps quand tu l'avais peint. Enplissantlesyeux,j'arrivaispresqueàimaginerquec'étaittoiquit'étirais,immense,sousmespieds.C'est alors que j'ai compris ce que tu faisais toute la sainte journée dans ton

atelieraufinfonddudésert.Tupeignaislebushtelqu'ilapparaîtduciel,telqu'unoiseau le verrait, ou un esprit, oumoi, tes tourbillons, tes points et tes cerclesdessinantsesmotifs.Les journalistes nous attendaient. Ils s'étaient débrouillés pour savoir qu'on

devait changer de terminal, savaient qu'on avait trois heures d'attente avant deprendre notre vol. Ils se sont précipités sur nous, nous ont encerclés, les flashscrépitaientdetoutesparts.

Gemma!Gemma!criaient-ils.Tupourraisnousdireunmot?Ilss'adressaientàmoicommesionseconnaissait,commesij'étaisunelycéenne

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deleurquartier.Papaaessayédefaireécran,delesrepousser,maisilsontinsisté.Mêmelesgens

qui circulaient dans l'aéroport, les autres passagers, les chauffeurs de taxi, lesemployés des cafétérias, me connaissaient. J'en ai vu qui prenaient des photos,c'était ridicule. Pour finir, maman a retiré sa veste et m'a dissimulé le visagedessous.Papas'estmisencolère,encolèrepourlui.Ilmesemblemêmequ'iladità quelqu'un d'aller se faire foutre. Ça m'a surprise et je me suis arrêtée unesecondepourledévisager.Àcetinstantprécis,iltenaitvraimentàmoi,ilvoulaitabsolumentquejesoisensécurité.Ilm'aserréecontreluipourqu'onpuissepasserdevantuneéquipedetélé.Maisilétaitclairquejen'étaisplusunelycéenneanonyme,j'étaisdevenueune

célébrité.Monvisagefaisaitvendredesmillionsdejournaux.Ilincitaitlesgensàmettre les nouvelles à la radio. Mais avec cette veste sur ma tête et tous ceshommes en blouson de cuir qui me hurlaient dessus, j'avais plutôt l'impressiond'êtreunecriminelle.Onauraitditdessangsuesréclamantlemoindredétaildecequi s'était passé entre nous dans le désert, réclamant tout sans exception. Tum'avaisrenduecélèbre,Ty,tuavaisrendulemondeentieramoureuxdemoietjedétestaisça.Ona réussià rejoindre le terminaldesvols internationauxoùnousattendaient

d'autres journalistes, lapolice, des curieux,dansunedébauchede lumièreetdebruit.Marespirations'estaccélérée,jen'arrêtaispasdepenseràl'énormeavionquiattendaitsurlapisted'envoldemeramenerenAngleterre,verslefroid,laville,la grisaille, qui attendait de m'éloigner de toi. J'ai senti la transpiration medégoulinerlelongducorpsaupointquemesvêtementsmecollaientàlapeau.Jenepouvaispaspartir.Jemesuisarrachéedesbrasdemesparentsetj'aipris

mesjambesàmoncou.Mamanm'arattrapéeparlamanchedemoncardigan,maisjemesuislibérée, lalaissantavecunemanchevide.J'aidépassélesjournalistes,leursflashsetleurbruit,lesboutiques,lesautrespassagerssansm'arrêteretj'aicourudirectementauxtoilettes.J'aitrouvéunecabinevide,tiréleloquetetdonnéuncoupdepieddanslaportepourm'assurerqu'elleétaitbienfermée.Puisjemesuisassisesurlesiège,latêteappuyéecontrelerouleaudepapier,la

bouche écrasée dessus pour m'empêcher de pleurer, de hurler et de réduirel'endroitenmiettes.J'avaisl'odeurdecraiedupapierauxfaussesessencesdefleurpleinlesnarines.Etjesuisrestéecommeça.Jenepouvaispaslesaffronter,aucund'eux.Tousexigeaientdesréponsesquejen'étaispasprêteàdonner.Mamanm'aretrouvée.Elles'estpostéederrièrelaportedelacabine,sespieds

chaussésderougetournésendedans.

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Gemma? a-t-elle appelé d'une voix faible et tremblante. Allez,ma chérie,ouvre.Personnenevaentrer,j'aidemandéàtonpèredebloquerlaportepourquenoussoyonsseules.Elleestrestéeàlamêmeplacetrèslongtempsavantquejetireleloquet.Elleest

entrée etm'a serrée dans ses bras, bizarrement parce que j'étais assise sur lecouvercledestoilettesetelleaccroupieàcôtédemoi,danslasaleté,lesboutsdepapier et les vieilles gouttes d'urine. Ellem'a attirée sur ses genoux, et pour lapremière fois depuis son arrivée, je lui ai rendu son étreinte.Elle s'est appuyéecontre lacuvetteetm'acouvertedesaveste. Jemesuisalors interrogée;cettemèrequimeserraitsifortneressemblaitpasàcellequetum'avaisdécrite.Pourlapremièrefois,jemesuisdemandésileshistoiresquetum'avaisracontéesdansledésert étaient bien vraies, toutes ces conversations que tu avais soi-disantentendues, au cours desquelles mes parents envisageaient de déménager etévoquaientladéceptionquejeleurcausais.N'étaient-cequedesmensonges?Mamanm'acaressélescheveux.

Jenepeuxpasrentrer,ai-jemurmuréaucreuxdesonépaule.Pas toutdesuite.Jenepeuxpaspartir.

Tun'yespasobligée,a-t-elleditenmeberçant,matêtecontresapoitrine,sesbrasserrésautourdemoi.Tun'esplusobligéedefairequelquechosequetuneveuxpas,plusmaintenant.Etj'aipleuré.Personnen'aditunmotaucoursdutrajetentaxiquinousramenaitenville.Je

suis restée blottie dans les bras de maman, la tête bourdonnante. Je meremémoraisceque tum'avais racontésurmavie, lorsque tuavaisprétenduquemesparentssefichaientcomplètementdemoi,qu'ilsn'étaientintéressésquepareuxetparl'argent,qu'ilsavaientl'intentiondedéménager.Tuétaissiconvaincant.J'aidûmeforceràfairelevidedansmatête,jenesaispascequej'auraisfaitsi

jem'étaisremiseàpenser.J'auraissansdoutesautédutaxienmarcheetjeseraismorte.Papaétaitentraindevoircommentrécupérernosbagagesetcherchaitunendroitoùnousinstaller.Jemesuisconcentréesurlebétonquidéfilaitderrièrelavitre,lestrottoirs,lesbâtiments,unarbreesseulé,surlesvestigesduparfumsucréquimontaitduchemisierdemaman.Lechauffeurs'estarrêtédevantungrouped'immeublesgrisfoncé.

Résidence-hôtel, a-t-il grogné. C'est tout neuf. Personne ne sait que ça aouvert,a-t-ilajoutédansl'attented'unpourboire.On est entrés, une expression impassible masquait ce qui m'agitait

intérieurement.Mamanasortilacléetonatraversélehall,tandisquepapafaisait

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leguide.J'avaislesjambesquitremblaientenmontantl'escalier,aidéedemaman.Unefoisàl'intérieurdel'appartement,j'aiflippé.J'aiclaquélaporteetattrapéle

premiertrucquimetombaitsouslamain,unelampe,etjel'aibalancéecontrelemur beige qui venait d'être peint. Le pied en porcelaine a explosé en millemorceauxquisesontéparpillésunpeupartout.Aprèsc'estunvasequej'aiprisetbalancé.Mamanabaissé latêtepourseprotégeretelleacommencéàavancerversmoi,lesyeuxagrandisparlechoc.Maisj'aisaisicequivenaitensuiteetl'aibrandi dans sa direction avant qu'elle réussisse à me stopper. C'était un petitventilateurélectrique,toujoursbranché,dontlespalestournaient.Lefilétaittendusurmesbras,j'étaisprêteàlejeteraussi.

Qu'est-cequinevapas?a-t-elledemandésansmequitterdesyeux.J'aisecouélatêteetleslarmesontcommencéàroulersurmesjoues.

Dis-moiquelquechose,ai-jemurmuré.C'estvraiquevousvouliezdéménagersansmoi?Vousenavezparléavecpapa?

Quoi?aditmamandontlessourcilsontfaitunbond.Non,biensûrquenon.Quit'aditça?

Jedétestetoutça,ai-jecriéd'unevoixbrisée.Mêmelui,jeledéteste.Etunénormesanglotestmontédemapoitrine.Etsurlemoment,c'étaitvrai,jet'envoulaisdetout.Dem'avoirrenduesinulle

où que j'aille, deme faire perdremon self-control. Je te détestais de toutes lesémotionsquimetraversaient,dutrouble,demefairesoudaindouterdetout.Jetedétestaisd'avoirmismavie sensdessusdessousetde l'avoir ensuite réduiteenmiettes,demeretrouveràmenacermamèreavecunventilateurenmarcheenluihurlantdessus.Mais j'avais une autre raison de te détester. À cemoment précis et à chaque

instantdepuisquetum'avaisquittée,jenepensaisqu'àtoi.Jetevoulaisdanscetappartement, je voulais tes bras autour de moi, ton visage auprès du mien, jevoulaistonparfum.Etjesavaisquejenepouvaispas,quejenedevaispas.Cequejedétestaisleplus,c'étaitmonincertitudeàtonsujet.Tum'avaisenlevée,tuavaismismavieendangeretpourtantjet'aimais,dumoinsjelecroyais.Riendetoutçanetenaitdebout.Un grognement de frustration est monté de ma gorge. Maman a avancé

prudemment.C'estnormald'êtretroublée,a-t-ellemurmuré.Lesgensquicomptentpour

nousnesontpastoujoursceuxquidevraient.Elleafroncélessourcils,sedemandantsielleavaitditcequ'ilfallait.Unsonvenuduplusprofonddemagorgeestsortialorsd'entremesdents.

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Nemedisrien,ai-jegrondé.Plusunmot!J'aiarrachéleventilateurdesaprisesanscesserdelebrandirentrenouspour

l'empêcherd'approcheretjel'aipousséverselle.Mamanafaitunbondenarrièreetatrébuchésurlatablebasse.

Maisenfin,Gemma,jet'aime,a-t-ellemurmuré.Et j'ai jeté le ventilateurqui a suivi lamêmedirectionque la lampe, sespales

tournaientencorequandilaheurtélemur.OnestrestésàPerthdanscetappartement,malgrélesobjetsquej'avaisbrisés.Il resteencoreunmoisavant leprocèsbienque la courait étéd'accordpour

juger ton cas en priorité. Par ailleurs, la résidence-hôtel ne pouvait refuser lasommequepapaleuraproposéepournepasébruiterl'affaire.Jepassepartoutessortesd'émotions.Certainsjours,jemeréjouisdetesavoir

ici,danslamêmeville,toutprès.Etd'autres,lamêmepenséemeremplitd'effroi.Maisquoiqu'ilarrive, jepenseà toidans tacellule toutes lesnuits.Monventrecontinuedeseserrerchaquefoisquemaman,enouvrantlafenêtre,faitpénétrerleparfumdeseucalyptus.Larésidence-hôtelressembleunpeuàuneprisonaussiavecsesmursgrisetson

aspectpropret,etparcequejenepeuxpasm'enéloignersansquequelqu'unmeprenne en photo. J'observe la ville de la fenêtre, les immeubles en béton, lesvoitures,leshommesencostume.J'imaginelaterrerougeendessousattendantsonheure, la terre que tu aimes. Je l'imagine renaître un jour. Puis mes penséesreviennent au désert, aux grands espaces déroulant leurs motifs colorés. Sesétenduessansfinmemanquent.L'inspecteurenchargedemondossierestdéjàvenumevoirdeuxfois.Etaprès

l'incident du ventilateur, maman a rappelé le docteur Donovan. Je la voispratiquementtouslesjoursetjenevoispasd'inconvénientàluiparler.Ellenemepoussepastropdansmesretranchements,ellemelaissem'exprimerquandj'enaienvie,quandjepeux.Enfait,c'estledocteurDonovanquiasuggéréquej'écrive.Ellen'aévidemment

pasproposéquecesoitàtoi,biensûrquenon.Ellem'aprêtéunordinateuretm'aconseilléd'écrire.

Sivousneparvenezpasàparlerdecequevousavezvécu,écrivez-le,a-t-elledit.Couchezvospensées,commevousl'entendez,pourquoipassouslaformed'unjournal, ce que vous trouverez le plus facile. Il faut que vous essayiez decomprendrel'énormitédecequivousestarrivé.Etj'essaye,çanefaitpasl'ombred'undoute, j'adoreraiscomprendre.Or,pour

moi,laseulefaçond'yparvenirestdet'écrirecejournal,cettelettre.Aprèstout,tu

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étaislaseulepersonnedansledésertavecmoi,laseuleàsavoircequis'estpassé.Et ils'estbienpasséquelquechose,n'est-cepas?Quelquechosed'étrangeetdefort,quelquechosequejen'oublieraijamais,mêmesijem'yemploiecorpsetâme.LedocteurDonovanpensequejesuisatteintedusyndromedeStockholm,comme

toutlemonde.Jefaisunepeurbleueàmamanchaquefoisquejedisquelquechosedepositifà tonsujet.Parexemple,quetun'espasaussimauvaisque lesgens lepensent,ouquetuneterésumespasauportraitquelesjournauxdressentdetoi.Et quand c'est au docteur Donovan que je dis ce genre de choses, elle prendquantitédenotesenhochantlatêted'unairentendu.Alors, j'ai cessé de les dire. À la place, j'abonde dans le sens des autres, je

prétends que tu es vraiment un monstre, un type fichu, que je ne ressens riend'autrepourtoiquedelahaine.Jevaisdanslesensdecequelapolicesouhaiteque je déclare et j'ai rédigé la déposition qu'on attendait de moi. J'aimerais ycroire.J'aimerais être amnésique pour oublier à quoi tu ressembles. J'aimerais me

réjouir que tu prennes dix ou quinze ans de prison. J'aimerais croire ce que lesjournaux écrivent ou ce que mes parents, voire le docteur Donovan, disent. Jecomprendsd'oùilspartenttous.Moiaussi,j'aisouhaitétamort.Et regardons les choses face, tum'as bien enlevée,mais tum'as sauvé la vie

aussi.Etentrelesdeux,tum'asfaitconnaîtreunendroitdifférentetmagnifique,que jenepourrai jamaism'arracherde l'esprit.Pasplusque toid'ailleurs, tuesinscritenmoiàjamais.Jeviensdem'arrêterquelquesinstantspourfaireletourdujardinquisetrouveà

l'arrièredelarésidence.Pasvraimentunjardin,maisplutôtunecourpavéeavecdesplantesenpotetquelquesbuissons.Jemesuisassiseparterreetj'aiobservélesgratte-cielautourdemoi.Jesentaispresquetaprésence,quelquepartenville,pastrèsloin.J'entendaistapetitetoux.Tupensaisàmoiaussi.J'aifermélesyeuxpouressayerd'imaginercommentceserait.Aurai-jepeurquandjetereverraioubienserai-jeaniméed’unautresentiment?Tuserasenchaîné,tesbraspuissantsimmobilisés.Tunepourraspasmefairede

malnime toucher.Tes yeux supplieront-ils oubienplongeront-ils dans lesmiensavec colère? Comment as-tu été traité dans ta prison? Tes cauchemars sont-ilsrevenus?Cequiestcertain,c'estque,laprochainefoisquenousnousverrons,laloinousséparera.Jepensaisque,arrivéeàcestadedemalettre,jecomprendraisquelquechose.Je

saurais pourquoi tout ceci est arrivé, pourquoi tu as fait irruption dans ma vie,pourquoi tum'as choisie. Parfois, jeme dis que tu es peut-être tout simplement

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aussiravagéquetul'étaislapremièrefoisquejet'aivudansleparc.Etparfois,jerepenseàtonprojetdevivredans ledésertbrûlantaumilieudetantdebeauté,d'infinité,etjemedemandes'ilauraitmarché.Pourrésumer,jenesaissurtoutpasquoipenser.Maiscouchertoutçasur lepapierestuneactivitéensoi.Quand j'écris lesoir

dans mon lit, j'entends presque l'écho du vent qui souffle sur le sable ou lesgémissements des murs en bois qui m'entouraient. Je sens presque l'odeur depoussièredelachamelle,j'ailegoûtamerdel'arrochesurlalangue.Etdansmesrêves, tes mains chaudes sont sur mes épaules, tes murmures charrient deshistoiresetsonnentcommelebruissementdel'herbeporc-épic.Jeportetoujourstabague, tusais, lanuitquandpersonnenemevoit.Àprésent,elleestdansmapoche.Jelacacheraitoutàl'heureavantquelesinspecteursdébarquentcetaprès-midi.Ilsveulentdiscuterdemontémoignageauprocès.Etjeferaispeut-êtremieuxd'y

réfléchir. Seulement, je ne sais pas exactement quelle en sera la teneur. Cettejournée au tribunal pourra se terminer de deux façons différentes, mais ellecommenceradelamême.Ce seraun lundimatin, justeavantneufheures.Lapresse sera sur lepiedde

guerre. J'arriverai prise en sandwich entre papa et maman, tête baissée, et jedevrai jouer des coudes pour traverser la foule des journalistes et des badauds.Certains tenteront dem'agripper, d'autresme brandiront unmicro sous le nez.Mamanmeserreralamaintellementfortquejesentiraisesongless'enfoncerdansmapeau.Papaseraencostumeetmamanaurachoisiunetenuenoiresobrepourmoi.Enpénétrantdanslepalaisdejustice,lebruitcesserainstantanément.Legrand

hall,sesgensenuniforme,encostume,ferontcommeuncapitonautourdenous.OnretrouveraM. Samuels, le procureur, quime demandera si j'ai eu l'occasion derelire ma déposition. Puis il introduira mes parents dans la salle d'audienceprincipale et j'entendrai une certaine agitation et des bruits de conversationquelques instantsencoreavantque laporte se refermederrièreeux. J'attendraialorsseuleàl'extérieursurunsiègeglacialencuir,seuleavecmespensées.Après un laps de temps, quim'aura semblé interminable, la porte s'ouvrira de

nouveauetceseraàmontourdetémoigner.L'atmosphèreseratenduecommeuntrampoline prêt à me faire rebondir. Tout le monde me dévisagera, sachantpourtantquec'estimpoli.L'illustrateurjudiciairecommenceramonportrait,maisjen'auraid'yeuxquepouruneseulepersonne.Tu seras assis dans le box des accusés, tes mains puissantes menottées, ton

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regardcherchant lemien,tesyeuxcommedes lacs, implorantmonaide.Alors jeprendraimadécision.Puisjemedétournerai.Etlaprocéduresedérouleracommeilsedoit.Onmedemanderad'énoncermon

nom,monâge,monadresse.Puisleschosescommencerontàdevenirintéressantesquandjedevraidécriredansquellescirconstancesjet'airencontré.Dansunpremiercasde figure, jediraià lacourexactementcequ'elleaenvie

d'entendre.Àsavoirquetum'assuivie,quetum'astraquéedepuismonplusjeuneâge.QuetuesvenuenAngleterrepourretrouvertamèreetquecesontl'alcool,ladrogueetmoiquetuastrouvésàlaplace.Quetuescomplètementasocial,quetunourrissaisdesidéesillusoiresconcernantledésertetmeconcernant,moi,donttuimaginaisquej'étaistaseuleéchappatoire.Puisl'avocatm'interrogerasurcequiestarrivéàl'aéroportet jeluirépondrai

que tum'as droguée, que tum'as volée, fourrée dans le coffre d'une voiture etretenuecontremavolonté.Jeluiparleraideslonguesnuitssolitairesdanslapetitebicoqueenbois,de lafoisoù jem'étaisenferméedans lasalledebains,pensantque tu allaisme tuer. De tes crises de colère, de ton caractère instable, de tesmensonges,delaforceaveclaquelletum'empoignaisdetempsàautre,mefaisantmonterleslarmesauxyeuxetrougirlapeau.Etpasunefois,jeneteregarderai.Jediraicequ'onattenddemoi.Oui,c'estunmonstre.Oui,ilm'akidnappée.

Et le jugeabattrasonpetitmarteauetprononceraunepeinedequinzeansouplusàtonencontreettout,absolumenttout,seraenfinterminé.Maisilyauneautrehypothèse.Jepourraisraconterunehistoireà lacour,direqu'ons'estrencontrésdansun

parc,ilyadesannées,alorsquej'avaisdixans,ettoipresquedix-neuf.Jet'avaistrouvé sous des massifs de rhododendrons, lové parmi le feuillage, les boutonsrosesdesfleurs,justeau-dessusdetatête.Direqu'onétaitdevenusamis,quetum'avaisparlé,protégée,sauvéedesgriffesdeJoshHolmes.M. Samuels tentera évidemment dem'interrompre, le visage congestionné, les

yeuxexorbitéspar lasurprise. Il sepeutmêmequ'ildiseau jugeque lacournepeut s'appuyer sur mon témoignage, que je souffre toujours du syndrome deStockholm.Mais je seraiparfaitementcalme,capabled'expliquerclairementquenon.Jemesuisrenseignée,jesaisexactementcequ'ilfautdirepourlesameneràmecroire.Par conséquent, le juge me laissera poursuivre, quelques instants. Puis, je les

cueillerai tousen leurannonçantqu'onest tombésamoureux l'unde l'autre.Pasdansledésert,biensûr,maisensebaladantdanslesruesetlesparcsdeLondres,

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ilyadeuxans,alorsquej'avaisquatorzeansetressemblaistantàtamère.Lasalled'audiencebruisserademillemurmures.Maman fondraprobablement

en larmes. J'auraidumalà laregarderaprès ladéclarationque je feraiensuite,alorsjem'enabstiendrai.Jeteregarderaietj'annonceraiquejevoulaisfuguer.Tuhocheras imperceptiblement la tête, tesyeuxànouveaupleinsdevie.Et je

détailleraileplanqu'onavaitéchafaudé.Tu connaissais l'endroit idéal où s'enfuir, un endroit vide de gens, de

constructions.Unendroitauboutdumondecouvertd'uneterrerougesangoùlaviedormaitenattendantderenaître.L'endroitoùdisparaître,oùseperdreetseretrouver.«Jet'yemmènerai»,tuavaisdit.Etjepourraisprétendrequej'avaisaccepté.J'ailesmainsquitremblentenécrivantcequiprécède,mesjouesruissellentde

larmes,brouillantl'écrandel'ordinateur.J'aimalàlapoitrineàvouloirréprimermessanglots,carilsetrouvequequelquechosemetaraude,quelquechoseauquelj'aidumalàpenser.Jenepeuxpastesauvercommeça,Ty.Cequetuas faitn'estpas le trucgénialquetu imaginais.Tum'aséloignéede

tout, de mes parents, de mes amis, de ma vie. Tu m'as emmenée à la chaleur,exposéeausable,àlapoussièreetàl'isolement.Ettuauraisvouluquejet'aime.Etc'estprécisémentcequiestleplusduràavaler.Car,effectivement,jet'aiaiméou,dumoins,j'aiaiméjenesaisquoidudésert.Maisjet'aiégalementhaï,jenepeuxpasl'oublier.Dehors,ilfaitnuit,j'entendslesbranchesdesarbresfrottercontrelafenêtre,on

croiraitdesdoigts.Jeremontelesdrapssurmoi,alorsquejen'aipasfroidetjefixel'obscurité à l'extérieur. Tu sais, peut-être que si on s'était rencontrésnormalement, un jour peut-être, je dis bien peut-être, les choses auraient étédifférentes. Je t'auraispeut-êtreaimé, tuétais siparticulier, si sauvage.Quantàl'aube, ta peau nue brillait au soleil, tu étais magnifique. T'enfermer dans unecellulerevientàécraserunoiseauavecunchard'assaut.Mais que puis-je faire d'autre à part plaider ma cause auprès de toi? À part

couchersurlepapiermonhistoire,notrehistoire,afindet'ouvrirlesyeuxsurcequetuasfait,tefairecomprendreàquelpointcen'estpasjuste,cen'estpasbien.Quandj'entreraidanslasalled'audience,jedirailavérité,mavérité.Quetum'as

beletbienenlevée,biensûr.Quetum'asdroguéeetquetuétaissujetàdessautesd'humeur.Jenecacheraipaslemonstrequetupeuxêtreparfois.Mais je parlerai également de ton autre visage, celui que j'ai découvert en

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t'entendantparlerdoucementà lachamelle,entevoyantmanipulerdélicatementlesfeuillesd'arroche,necueillantquecedonttuavaisbesoin.J'expliqueraiquetum'as sauvé la vie par deux fois, que tu as choisi la prison plutôt queme laissermourir.Carc'estcequetuasdécidé,n'est-cepas?Aumomentoùleserpentm'amordue, tusavaisquec'était fichu.Etquand je t'aidemandéde resteravecmoidansl'avion,tuasaccepté,conscientquetusignaistareddition.Cedontjetesuisprofondémentreconnaissante,Ty,ne teméprendspassurmoi.Maismoiaussi jet'aiabandonnémavieunefois,àl'aéroportdeBangkoketjen'avaispaslechoix.Le juge te condamnera, je ne peux pas l'empêcher. Mais mon témoignage

contribuerapeut-êtreaufaitqu'ont'envoiedansunendroitprèsdetaterrechérie,dansunepièceavecfenêtrecettefois.Quisait?Peut-êtrequecettelettret'aideraaussi; j'aimerais que tu comprennesque la personneque j'ai entrevue courant àcôté de la chamelle pour me sauver la vie est la personne que tu peux choisird'être.Jenepeuxpastesauvercommetuaimeraisquejelefasse.Enrevanche,jepeuxtedirecequejeressens,cen'estpasbeaucoup,maistupeuxytrouverunenouvellechance.C'est toiquim'asparléde cesplantesqui semettaient en sommeilpendant la

sécheresse,quiattendaientlapluie,àmoitiémortessousterre.Tudisaisqu'ellespouvaientattendredesannéess'illefallait,qu'ellesmanquaientsedétruireavantderepousser.Seulement,dèslespremièresgouttesdepluie,ellesétendaientleursracines,ellestraversaientlaterreetlesable,pouratteindrelasurfacedusol.Cesplantesontunenouvellechance.Un jour, tu seras libéré de ta cellule vide et austère, tu retourneras aux

Différents,sansmoi,ettusentirasànouveaulapluie.Et,cettefois,tuirasverslesoleilendroiteligne,j'ensuiscertaine.Mes paupières sont lourdes,mais je redoute dem'endormir à cause d'un rêve

récurrentdontjenet'aiencorejamaisparlé.Dans le rêve, je creuse un trou aumilieu des Différents et quand il est assez

profondpouryplanterunarbre,jeplongelesmainsàl'intérieuretretirelabaguequetum'asofferte.Lalumièrequifiltreautraversdessineunarc-en-cielsurmapeau. Mais je retire mes mains en laissant la bague au fond du trou et je larecouvredeterre,jel'enfouisàsaplace,làd'oùellevient.Ensuite,jemereposecontreunarbreàl'écorcerugueuse.Lesoleilestentrain

desecoucher,sescouleursmiroitantess'effilochentdansleciel,ilmeréchauffelesjoues.Etjemeréveille.Ilest4h07,l'aubenevapastarderàselever.Uneodeurpuissanted'eucalyptus

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flotte dans la pièce, elle passe sous la fenêtre, pénètre à l'intérieur de mespoumons.Dansuninstant,quandjeseraiprête,j'éteindraicetordinateuretceseraterminé,j'auraifinimalettre.Unepartdemoi-mêmerefusedecesserdet'écrire,maisillefaut.Pournousdeux.Aurevoir,Ty,Gemma.

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Toutcommeledésertestformédemillionsdegrainsdesableséparés,jemedoisderemercierindividuellementtousceuxquiontcontribuéàlanaissancedeLettreà mon ravisseur. Sans leur aide, ce livre se résumerait aujourd'hui à quelquespenséespoussiéreuses.Ceromanacommencésonpéripleentantqu'élémentdemondoctorat. Jesuis

intimement convaincue que Tracy Brain et Julia Green sont les meilleuresdirectricesdedoctorataumondeetque,sanselles, l'histoiredeGemman'auraitjamaisvulejour.Cesdeuxfemmesdegénie,ainsiquelaBathSpaUniversitydontellesfontpartie,méritentdesremerciementsparticuliers.J'aimerais également remercier la foi qui a animé deux autres femmes

merveilleuses,ImogenCooperetLindaDavis,monéditriceetmonagent.Imogenpourm'avoirsoutenueaucoursdecesannées«ensablées»etLindapouravoirsauté à bord de la montagne russe à quatre roues motrices qu'est devenue lapublicationdeLettreàmonravisseur.MerciaussiauxéquipesdeChickenHouse,deGreeneetdeHeatonpourleurappui.Ilestparailleursungroupepluslargesanslequelcelivren'auraitjamaispuse

faire:mafamilleetmesamis.Merciànombred'entrevouspourm'avoirconfiévosremarques surmespremiers jets, corrigémonorthographedéplorable, supportéquejepassedesheuresaccrochéeàl'ordinateuret,d'unemanièregénérale,pourm'avoir apporté amour et soutien. Maman, papa et Barb, je vous aime et vousremercie.Ettoi,SimonRead,mercipourtapatienceinfiniepleined'amouretpouravoirtrouvéunefindifférente.Etmerciaussiauxamisquiontludesébauchesetontétévictimesd'effetssecondairesdusàLettreàmonravisseur.J'ainomméHemWijewardene,CamMcCulloch,KristenWheeler,RomaArnott,SueAlexander,HanAlexander, Dan Burrows, Emily Stanley, Grant Phillips et le pointilleux DerekNiemann.Je ne connaissais pas la plupart des détails du roman avant de commencer à

l'écrire, alorsmerci à tous ceux quim'ont aidée à ne pasm'égarer!Merci auxdocteursAtkinsetGarrettquim'ontapportéleuraidedansledomainemédical,etàNickTuckerdansledomainejudiciaire.Merciàtousceuxquim'ontpermisdedécrireledésert:VieWidman,WayneDesmond,JohnetHelenMarkham,ainsiqueTonyetElaineBarnettquim'ontguidésàtraversl'Ouestaustralien;àPhilipGeepoursesconseilsenchameau;TedEdwards,enpapillon;RogerMichaelLoweetBrianBush, en serpents venimeux etRobBamkinpourm'avoir procuréquantitéd'informationsconcernantleGrandDésertdeSableetseshabitantsd'origine.Et enfin, je remercie le bush lui-même, avec une mention très spéciale aux

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propriétaires d'origine du Grand Désert de Sable et plus particulièrement aupeupleWalmajarri.Lesdésertsaustralienssontsourcedespiritualité,debeautéetd'inspiration,etparmilesécosystèmeslesplusfragilesaumonde.CommediraitTy:«Cetteterreabesoind'amouretbesoind'êtresauvée.»