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ThéoRèmes (2012) Réfléchir les conversions ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Laurence Devillairs L’histoire de la philosophie : une affaire de conversion ? Henri Gouhier lecteur de Pascal, Descartes et Fénelon ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Laurence Devillairs, « L’histoire de la philosophie : une affaire de conversion ? », ThéoRèmes [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http://theoremes.revues.org/361 ; DOI : 10.4000/theoremes.361 Éditeur : ThéoRèmes http://theoremes.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://theoremes.revues.org/361 Document généré automatiquement le 09 mars 2013. © Tous droits réservés

L’histoire de la philosophie : une affaire de conversion ?

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ThéoRèmes3  (2012)Réfléchir les conversions

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Laurence Devillairs

L’histoire de la philosophie : uneaffaire de conversion ?Henri Gouhier lecteur de Pascal, Descartes etFénelon................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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Référence électroniqueLaurence Devillairs, « L’histoire de la philosophie : une affaire de conversion ? », ThéoRèmes [En ligne], 3 | 2012,mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http://theoremes.revues.org/361 ; DOI :10.4000/theoremes.361

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L’histoire de la philosophie : une affaire de conversion ? 2

ThéoRèmes, 3 | 2012

Laurence Devillairs

L’histoire de la philosophie : une affaire deconversion ?Henri Gouhier lecteur de Pascal, Descartes et Fénelon

Un discours de la méthode1 Henri Gouhier refuse de placer son étude de Pascal sous la juridiction d’une méthode qui lui

serait propre. C’est que ce terme a pour lui un sens très général : la méthode de tout historiende la philosophie consiste simplement à refuser le romancé, les facilités d’interprétation, laréférence à des textes non scientifiquement établis – « etc. », ajoute-t-il, pour souligner à lafois l’évidence de ces préceptes et leur caractère inessentiel.

2 L’originalité de l’historien ne commence qu’avec la vision philosophique qu’il développe del’histoire de la philosophie – vision nécessairement singulière, contrairement à la méthode.Henri Gouhier semble souscrire à la thèse de Bergson selon laquelle à l’origine de touteœuvre se trouve une «  intuition simple », autour de laquelle s’organise concepts et corpusd’un auteur. À cette différence toutefois que l’intuition est pour Gouhier non pas seulementsubjective mais culturelle et collective. Ainsi le concept de conversion lui permet-il deformuler une interprétation renouvelée de Pascal, des Pensées comme de l’ensemble de sesautres écrits, mais aussi du XVIIe siècle, et plus particulièrement des rapports à cette époqueentre philosophie, foi et spiritualité.

3 Cette notion de conversion n’a rien de psychologisant ni de religieux : elle est philosophique,sa fonction s’apparentant à celle attribuée par Kant à l’idée régulatrice, laquelle oriente etsystématise la connaissance  ; ou bien alors, si l’on ose une comparaison plus hardie, elles’apparente à la notion d’« idea » défendue par Panofsky en histoire de l’art [Panofsky 1989].La conversion a donc peu à voir avec la biographie et plus avec une théorie de la connaissance.

4 Le titre choisi par Henri Gouhier, Blaise Pascal. Conversion et apologétique, signifie que laconversion donne son sens à l’apologétique, qu’elle la légitime et la nourrit. Elle en est à lafois le point de départ et le but. Par conséquent, il est tout aussi erroné qu’inutile de chercherà savoir si Pascal fait œuvre de philosophe (ou de théologien) :

Nous ne voyons dans aucun [des écrits de Pascal] l’intention qui tourne la réflexionvers un projet proprement philosophique. Quelle est alors celle qui pousse BlaisePascal à prendre la plume ? […] nous répondons  : défense et illustration de lareligion chrétienne […] : l’apologétique. [Gouhier 1986, p. 15]

5 L’œuvre pascalienne est apologétique, défense et illustration de la révélation chrétienne, de lafoi en l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ, parce qu’elle est avant tout une exhortation à laconversion et sa mise en scène, quasi narrative – pas seulement dans les fragments du discoursde la machine et du pari [Pascal 2010, S680] mais aussi dans les pensées sur le divertissementet jusque dans les preuves historiques de Jésus-Christ [Pascal 2010, S688-738).

6 L’apologétique ne saurait suffire à caractériser le projet pascalien ; Malebranche, pour sa part,cherche également à formuler une apologétique. Mais ses méditations chrétiennes sont toutautant métaphysiques – le terme est ajouté dans l’édition revue, corrigée et augmentée de 1699– alors que chez Pascal, « la volonté d’apologétique est liée à des expériences qui le dispensentde tout recours à la philosophie. Ces expériences ont un nom : le mot “conversion” » [Gouhier1986, p. 15].

7 Répétons-le, car en cela réside l’originalité du commentaire d’Henri Gouhier, le terme n’a riende psychologique. Les idées n’existent certes pas en dehors des philosophes qui leur donnentsens ni de l’époque qui les reçoit et les façonne mais cela ne signifie pas qu’elles sont le produitd’une biographie ou d’un psychisme particulier :

Il n’existe pas une logique abstraite des idées dont nous ne serions que lesinstruments. Il existe surtout des hommes, et la philosophie va là où ils la font aller.

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Il faut s’entendre : « l’histoire du philosophe », cela veut dire : « du philosophedans son temps » […] le temps tel que lui-même le voit. [Gouhier 2005, p. 39]

L’apologétique de la conversion8 Ni méditation ni traité, ni discours ni même apologétique, les Pensées sont, selon Gouhier,

non pas un récit (autobiographique) de conversion mais la constitution de la conversion enconcept, finalité et style :

La finalité de la première partie de son ouvrage [i.e. Misère de l’homme sansDieu] ne ressemble en aucune façon à la conclusion philosophique d’une recherchephilosophique conduite à travers une discussion philosophique. On ne se proposepas de démontrer ou de prouver, mais de créer une situation telle que le lecteurconsente à suivre les démonstrations et à écouter les preuves qui, dans la secondepartie, établiront la vérité de la religion chrétienne. [Gouhier 1980, p. 62].

9 Ce qui motive les développements en apparence « existentiels » du commentateur n’est jamaisune attention à la vie mais toujours à l’œuvre de Pascal, ou plus précisément à son œuvreen tant qu’inséparable de sa volonté de conversion. De même que l’on parle de volonté depuissance [Gouhier 1986, p. 14], il faut pour Pascal parler de « volonté de conversion », à lafois vécue et enseignée. Le fragment S690 des Pensées confirme cette interprétation :

[La religion chrétienne] enseigne donc aux hommes ces deux vérités, et qu'il y aun Dieu dont ils sont capables, et qu'il y a une corruption dans la nature qui lesen rend indignes.

10 Le fragment S708 souligne encore davantage ce mode de la conversion :

Pour moi, j’avoue qu’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe :que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeuxà voir partout le caractère de cette vérité. Car la nature est telle, qu’elle marquepartout un Dieu perdu, et dans l’homme et hors de l’homme.

11 On serait tenté de croire que cette interprétation revient à faire du Mémorial le centre de toutel’œuvre pascalienne [Pascal 2010, S742]. Tel n’est pas le cas puisque la conversion n’est passeulement présente dans une expérience originaire mais dans tous les écrits [Gouhier 1986,p. 151], en tant qu’elle y joue, nous l’avons vu, le rôle d’idée régulatrice. On ajoutera quele concept de conversion est aussi ce qui détermine le statut et la légitimité des opusculesscientifiques de Pascal. On insistera également sur l’exigence de Pascal de formuler – sansdoute le premier en son siècle et plus efficacement que François de Sales – une apologétiquevulgarisée, à la portée « des chrétiens cultivés » et non des seuls théologiens [Gouhier 1986,p.151]. Citons notamment cette affirmation de Gilberte Perrier :

Dans les preuves qu'il devait donner de Dieu et de la religion chrétienne, il nevoulait rien dire qui ne fût à la portée de tous ceux pour lesquelles elles étaientdestinées et où l'homme ne se trouvât intéressé de prendre part. [Perrier 1963, p.25]

12 Et cette précision de Pascal :

La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquelsil faut qu’ils soient toujours présents, qu’à toute heure elle s’assoupit ou s’égare,manque d’avoir tous ses principes présents. Le sentiment n’agit pas ainsi : il agiten un instant et est toujours prêt à agir. [Pascal 2010, S611]

13 Pascal n’appartient ni à l’histoire de la philosophie ni à celle de la théologie spéculative : « dansla perspective de Pascal […] la théologie spéculative, c'est-à-dire celle qui doit avoir recoursà une philosophie, n’a vraiment pas grand intérêt » [Gouhier 1986, p. 151] car elle ne peutexercer aucune causalité sur les passions ; elle est impuissante à substituer à l’indifférence

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religieuse un désir de conversion. Or les passions sont le premier obstacle à la conversion etdonc à la réception du discours apologétique :

[L’homme] a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux, mais il n’apoint de vérité ou constante ou satisfaisante.

Je voudrais donc porter l’homme à désirer d’en trouver et à être prêt et dégagé depassions pour la suivre où il la trouvera, sachant combien sa connaissance s’estobscurcie par les passions. [Pascal 2010, S151]1.

14 Henri Gouhier refuse aux Pensées le statut de philosophie parce que Pascal refuse àla philosophie non seulement la capacité à parvenir au vrai de façon «  constante  » et« satisfaisante » mais aussi de se développer dans un rapport de parfaite autonomie par rapportaux vérités révélées. La philosophie ne dit rien de vrai et quand bien même elle le pourrait,elle serait alors indissociable de la révélation, et ne serait donc plus philosophique :

Pascal ne construit rien qui ressemble à une philosophie. Aucune de ses œuvres,écrites ou envisagées, ne peut être mise sur le même rayon que les Meditationesde Prima Philosophia de Descartes ou que l’Ethica de Spinoza, ni même queL’Action de Maurice Blondel ou Le Phénomène humain de P. Teilhard de Chardin,ouvrages où la finalité apologétique devrait être acquise sans être recherchée, oumême l’autonomie rigoureuse de la philosophie est une conditions de sa valeurapologétique [Gouhier 1986, p. 154].

15 Ajoutons à cette liste de philosophies apologétiques, celle de Fénelon, que Gouhier ne cite pasici mais qu’il étudie dans son ouvrage Fénelon philosophe. En effet, selon l’archevêque deCambrai, rien n’est plus utile ni plus certain que la philosophie pour préparer la conversionet l’union du fini à l’infini divin. L’amour de Dieu se nourrit de sa connaissance rationnelle :« Plus on connaît parfaitement le parfait, plus on est coupable si on ne l’aime pas à proportionde ce qu’on le connaît » [Fénelon 1997, p. 780]. C’est en tant que connu « avec évidence »que l’infini « ravit tout l’amour de la volonté » et fait « disparaître » en elle comme en l’esprit« tout autre » être ou bien [Fénelon 1997, p. 743]. À l’exact opposé de Pascal, Fénelon faitnon de la conversion mais de la philosophie – et exemplairement de la philosophie cartésienne– le fondement le plus efficace de l’apologétique.

Deux conversions antagonistes. Pascal à la lumière deFénelon

16 Appuyer l’histoire des idées à l’Âge classique sur le concept de conversion est « rencontrer »,bien au delà de « l’action dramatique » de Pascal, des Solitaires et religieuses de Port-Royal,« François de Sales, Bérulle, Descartes et Malebranche, Corneille et Racine, sans oublier, biensûr l’auteur de Tartuffe » [Gouhier 1986, p. 8].

17 Si l’histoire littéraire et philosophique de la France catholique peut s’écrire à la lumière de ceprisme, c’est en tant qu’il met en jeu le cœur même de la religion chrétienne, à savoir le Dieuprédestinant et l’homme libre en même temps que prédestiné. La question du péché origineldécoule immédiatement de ce point fondamental. Il en résulte, selon Henri Gouhier, un sièclequi mêle morale, piété, ascèse – à quoi l’on peut légitimement ajouter la mystique :

Autrement dit  : considérons les deux grands courant spirituels et théologiques,celui que Pascal illustre au milieu du XVIIe siècle et celui que Fénelon illustre àla fin ; ils ne dessinent pas deux parallèles mais deux lignes divergentes à partird’un certain moment [Gouhier 1986, p. 11].

18 Gouhier va plus loin que Sainte-Beuve, qui ne lit au XVIIe siècle que la seule présence de laspiritualité du salut ; il est aussi plus précis que Brémond qui, tout en révélant l’autre versant dela spiritualité française, celui d’une mystique de l’amour, ne comprend pas que cette dernièrepuisse être partagée par les courants antagonistes du jansénisme et du quiétisme. Il souligne

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certes « la coexistence de deux querelles, celle du pur amour qui concerne la spiritualité, cellede la grâce qui relève de la théologie », mais son concept historiographique de conversion luipermet de montrer comment un même auteur peut développer les deux problématiques.

19 Ainsi Pascal appartient-il au « Premier Port-Royal », celui qui débute en 1638 pour finir avecla mort de Jansénius, un Port-Royal mystique, préoccupé par les questions de l’amour et de laprière, mais aussi au « Second Port-Royal », marqué par les réactions autour de la publicationde l’Augustinus et dominé par une interrogation sur le salut et l’efficacité de la grâce.

20 Avant que naissent les querelles autour du «  jansénisme  », Port-Royal est une école despiritualité comme une autre. Ce sont les débats suscités par l’Augustinus de Jansénius quidonnent naissance à une «  ligne divergente  », un «  Second Port-Royal  », qui se définitclairement comme une « école de théologie ». En schématisant, on peut dire que le « PremierPort-Royal » est celui de Saint-Cyran tandis que le « Second » est celui d’Arnauld et de Nicole.C’est le concept de conversion qui permet de définir avec rigueur cette vocation de Pascal :

Entré dans le ‘Premier Port-Royal’ par sa conversion, le christianisme militant dePascal le fait vivre dans le ‘Second’ où nous le trouvons accompagné d’Arnauldet de Nicole, ayant désormais pour maître à penser, dans sa prière comme dans savie, saint Augustin selon l’Augustinus. [Gouhier 1986, p. 12]

21 Concept augustinien, la conversion est partagé à la fois par les augustiniens jansénistes de Port-Royal et par les augustiniens disciples de François de Sales, comme l’est Fénelon – même sil’augustinisme a dans un camp un sens parfaitement opposé à celui qu’il a dans l’autre camp.Entre l’Explication des maximes des saints et les Pensées se joue en effet un antagonismeessentiel. La mystique fénelonienne, articulée autour de la volonté – volonté divine à laquelles’unir et volonté humaine à expurger de toute préoccupation intéressée –, a pour but de définirl’amour qui est dû à Dieu. Elle affirme que le moi n’est pas haïssable mais insignifiant, et qu’ildoit « se renoncer » pour accéder à un mode d’être véritable parce que totalement abandonnéen Dieu. L’apologétique pascalienne insiste pour sa part sur l’importance de la connaissance,soit strictement entendue comme Sagesse ou Verbe de Dieu, soit définie comme naturelle, etpar conséquent irrémédiablement fausse et impuissante.

22 La spiritualité de Fénelon n’est pas tant celle de l’anéantissement que de l’adoration, commele souligne Henri Gouhier. C’est au contraire dans les Pensées qu’on lit le plus explicitementla nécessité pour l’homme de s’anéantir :

La conversion véritable consiste à s’anéantir devant cet être universel qu’on a irritétant de fois et qui peut vous perdre légitimement à tout heure, à reconnaître qu’onne peut rien sans lui et qu’on n’a rien mérité de lui que sa disgrâce. Elle consisteà connaître qu’il y a une opposition invincible entre Dieu et nous et que sans unmédiateur il ne peut y avoir de commerce. [Pascal 2010, S410]

23 Ce fragment, qui constitue l’objet du Premier chapitre du commentaire de Gouhier, confirmeque la conversion est l’élément non d’une biographie mais d’une théologie de la grâce etd’une spiritualité du salut. Il est indissociable de la notion de chute, lequel permet de montrercomment l’homme a perdu sa nature et par là même l’image de Dieu inscrite en elle :

[...] reprenez [mon cœur], puisque c'est à vous qu’il appartient, comme un tributque je vous dois, puisque votre image y est empreinte. Vous l'y aviez formée,Seigneur, au moment de mon baptême qui est ma seconde naissance ; mais elleest tout effacée. L'idée du monde y est tellement gravée, que la vôtre n’y est plusconnaissable. [Pacal 1963, p. 363]

24 La théologie de la grâce n’est pas spéculative mais « événementielle », le discours s’organisantautour de faits dont la raison seule n’est pas à même de rendre raison : le péché originel, lachute du premier homme et la rédemption par le Christ. On comprend ainsi le rôle centraldu concept de conversion puisque l’apologétique est plus histoire que raisonnement. Dans lalignée de la doctrine augustinienne – et en cela proche à la fois de Jansénius et de Luther2 –,Pascal définit le péché comme étant notre être même et non un accident moral, qui laisserait

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intacte la possibilité pour nous de collaborer au salut voire de le mériter : « Car sans cela quedira-t-on qu’est l’homme ? Tout son état dépend de ce point imperceptible » [Pascal 2010,S574]3.

25 Le péché ne signifie pas simplement imperfection mais perversion. C’est pourquoi lajustification ne peut être qu’extrinsèque et la grâce efficace. Pascal transpose dans le cadred’une théologie de la nature et de la grâce l’allégorie platonicienne de la caverne :

De sorte que nous devons nous considérer comme des criminels dans une prisontoute remplie d’images de leur libérateur, et des instructions nécessaires pour sortirde la servitude ; mais il faut avouer qu’on ne peut apercevoir ces saints caractèressans une lumière surnaturelle. [Pascal 1963, p. 273]

26 Sans cette « lumière surnaturelle », révélant le fait du péché et de la chute, la connaissance desoi n’est qu’ombres et confusions :

destitués de la foi et de grâce (…) cherchant de toute leur lumière tout cequ’ils voient dans la nature qui les peut mener à cette connaissance, ne trouventqu’obscurités et ténèbres. [Pascal 2010, S644 ]

27 Pas plus que la philosophie, la théologie ne peut prétendre formuler un discours vrai sur Dieu –Dieu seul pouvant parler de Dieu [Pascal 2010, S334] ; mais, à la différence de la philosophie,elle peut répéter sur ce point crucial du péché – cette sorte de scène primitive – la Parole deDieu :

Mais, vous n’êtes plus maintenant en l’état où je [Dieu] vous ai formés. J’ai créél’homme saint, innocent, parfait, je l’ai rempli de lumière et d’intelligence […].Mais il n’a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption […], en sortequ’aujourd’hui l’homme est devenu semblable aux bêtes. [Pascal 2010, S182]

28 Les images pascaliennes sont d’une force quasi dérangeante, comme le souligne PhilippeSellier, davantage encore que Gouhier : l’image de Dieu est en l’homme effacée « par la nuit,par la boue, criblée de taches, envahie d’une végétation néfaste que l’homme est convié àarracher, dans une entreprise jubilante et douloureuse qui ne se terminera qu’à la mort » [Sellier2003, p. 191].

29 La conversion est la notion la plus pertinente pour décrire, par le biais d’une théologie quel’on peut qualifier de narrative, cette condition de l’homme. Il n’est ainsi jamais accessoired’étudier le style et l’imaginaire des Pensées, leur narrativité précisément – ce que ne fait pasHenri Gouhier, sans doute trop préoccupé d’inscrire Pascal dans une réflexion philosophiquesur l’Âge classique. La connaissance de la nature humaine dans les Pensées relève pourtantde la dramaturgie :

L’homme ne sait à quel rang se mettre. Il est visiblement égaré et tombé de sonvrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sanssuccès dans les ténèbres impénétrables. [Pascal 2010, S19, nous soulignons]

30 Comme le montre cette fois explicitement Gouhier, notamment dans son ouvrage Fénelonphilosophe, la spiritualité fénelonienne est tout autre ; elle insiste sur le fait que l’homme estpar définition capax Dei, inhabité par l’infini dont il possède une idée « ineffaçable » : « Je nepuis ni l’effacer [la représentation de l’infini], ni l’obscurcir, ni la diminuer, ni la contredire.Elle est en moi, je ne l’y ai pas mise » [Fénelon 1997, p. 617]. Ici, le fait fondateur n’est pasla corruption de l’homme mais la présence en lui de l’idée d’infini :

Il est donc vrai, et je ne me trompe point, que je porte toujours au-dedans de moi,quoique je sois fini, une idée qui représente une chose finie […]. Elle est en moi,elle est plus que moi […]. Elle est en moi, je ne l’y ai pas mise […]. Elle y demeureinvariable lors même que je n’y pense pas […]. Elle ne dépend point de moi, c’estmoi qui dépends d’elle. [Fénelon 1997, p. 616-617]

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31 Plus encore, cette idée n’est pas simple représentation mais présentification, ce qui expliqueque l’on passe, dans la philosophie fénelonienne, de l’idée à la présence de Dieu :

Si ce que j’aperçois est l’infini même immédiatement présent à mon esprit, cetinfini est donc […]. Il faut donc conclure invinciblement que c’est l’être infinimentparfait qui se rend immédiatement présent à moi, quand je le conçois et qu’il estlui-même l’idée que j’ai de lui.[Fénelon 1997, p. 617-618, nous soulignons]

32 La nature de l’homme n’est pas « événementialisée » au sein d’un drame de la chute et del’égarement, mais philosophiquement définie à partir de la présence de l’infini dans le fini :

N’étant rien, du moins n’étant qu’un être emprunté, borné, passager, je tiens del’infini et de l’immuable que je conçois. Par là je ne puis me comprendre moi-même. J’embrasse tout et je ne suis rien. [Fénelon 1997, p. 618]

33 Ce qui surprend dans les passages où Gouhier compare Pascal et Fénelon, et plus encoredans son étude de la philosophie fénelonienne, c’est la disparition complète du concept deconversion. Comment cette notion peut-elle définir les lignes de force de l’Âge classique, deDescartes à Molière, et disparaître lorsqu’il s’agit d’étudier une autre figure de cette époque,Fénelon et non plus Pascal ? Gouhier ne s’explique pas sur ce point  ; c’est un constat quefait son lecteur mais ce n’est pas une réalité que l’auteur justifie. La disparition de ce conceptpourtant heuristique de conversion reste un impensé de l’histoire des idées menée par Gouhier.

34 C’est le rôle que Fénelon assigne à la philosophie qui tient alors lieu de principe à partir duquelorganiser l’étude de son œuvre. Mais l’ouvrage Fénelon philosophe aurait tout aussi bien pus’intituler Fénelon. Apologétique et Philosophie. Pourquoi ne pas inscrire cette étude sousl’égide de la notion de conversion, dans la lignée de celle entreprise sur Pascal ? Pourquoine pas poursuivre par ce moyen l’analyse de l’apologétique classique ? Car il semble bienqu’il y ait chez Fénelon une conversion à la philosophie, et singulièrement à la philosophiecartésienne, ce qui explique la constitution de la philosophie en apologétique. Et qu’en est-ilde Descartes auquel Henri Gouhier a consacré une grande part de son travail ?

La conversion cartésienne35 À notre connaissance, il n’est fait aucune mention ni usage du concept de conversion dans

les études concernant Descartes. Et pourtant, que sont les œuvres cartésiennes sinon lamise en scène d’une conversion  : conversion d’une physique empirique et finaliste à unephysique mathématique et mécanique, conversion d’une appréhension moraliste des passionsà leur conception physiologique, conversion d’une présentation aristotélico-thomiste de laphilosophie, par syllogisme et disputationes, à sa présentation par « principes » et « notionsprimitives » ?

36 C’est sans doute dans les Méditations que cette prégnance du modèle de la conversion est laplus évidente, puisque l’on passe d’une adhésion sans réserve à une théorie empirique de laconnaissance à la défense d’une connaissance d’« entendement pur », ce qui conduit à voirtoutes choses, soi-même comme le monde extérieur, les corps comme le corps propre, de façonradicalement différente, sans possibilité de conciliation avec ses anciennes croyances.

37 On ne peut donc qu’être surpris de voir Henri Gouhier ne faire aucun usage de son concepthistoriographique de conversion. Il insiste pourtant sur le fait que la philosophie de Descartesse présente comme « un volonté de rupture » :

Ce n’est pas là un trait de caractère qui s’expliquerait par la psychologie duphilosophe. Cette volonté exprime à la fois l’homme qui crée sa philosophie et laphilosophie qui, par choc en retour, crée l’homme. Disons en gros : une philosophieest toujours un complexe d’intentions en même temps qu’un système d’idées  ;l’intention de rompre avec le passé de la philosophie est inscrite dans les idées dontDescartes perçoit la nouveauté en découvrant leur vérité. [Gouhier 1980, p. 38]

38 Prenons pour exemple le Cogito. À partir de la profération du «  Je suis, j’existe  »4, laconnaissance de soi s’organise comme conversion. Si je définissais auparavant l’homme

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comme un « animal raisonnable » et l’âme comme un « souffle », dont les fonctions sontautant végétatives qu’intellectives, suivant en cela les préceptes d’Aristote repris par Thomasd’Aquin, je découvre à présent que l’âme n’a pas d’autre attribut que celui de penser et qu’ellese connaît comme substance, sans aucune référence au corps :

C’est pourquoi je considérerai derechef ce que je croyais être avant que j’entrassedans ces dernières pensées  ; et de mes anciennes opinions je retrancherai toutce qui peut être combattu par les raisons que j’ai tantôt alléguées, en sorte qu’ilne demeure précisément rien que ce qui est entièrement indubitable. Qu’est-cedonc que j’ai cru être ci-devant ? Sans difficulté, j’ai pensé que j’étais un homme.[Descartes 1996, AT IX, 20]

39 La méditation est en soi conversion, découverte d’une vérité jusqu’à lors méconnue en mêmetemps que rupture radicale avec les opinions anciennes :

Je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain ;je ne suis point un air délié et pénétrant, répandu dans tous ces membres ; je nesuis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindreet imaginer, puisque j’ai supposé que tout cela n’était rien, et que, sans changercette supposition, je trouve que je ne laisse pas d’être certain que je suis quelquechose. [Descartes 1996, AT IX, 21]

40 Il en va de même pour la connaissance des objets du monde : rien ne différencie, par exemple,des passants dans la rue de fantômes ou d’automates. Je regarde

d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manquepas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire ;et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux,qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que parressorts ? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par laseule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mesyeux. [Descartes 1996, AT IX, 25]

41 C’est également une conversion qui permet au narrateur de sortir de l’impasse où il se trouvaitaprès la référence, dans la première Méditation, à l’« opinion ancienne » (vetus opinio) d’unDieu tout-puissant et bon :

Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certain opinion [vetusopinio], qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que jesuis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucuneterre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu,et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses ? [Descartes 1996, AT,IX, 17]

42 Ce n’est qu’au terme d’une conversion à l’idée claire et distincte du Dieu infini et parfait qu’estrejetée la possibilité d’un tel « trucage » épistémologique :

(…) Dieu, dis-je, duquel l’idée est en moi, c’est-à-dire qui possède toutes ceshautes perfections (…), qui n’est sujet à aucun défaut, et qui n’a rien de toutesles choses qui marquent quelque imperfection. D’où il est assez évident qu’il nepeut être trompeur [patet illum fallacem essem non posse], puisque la lumièrenaturelle nous enseigne que la tromperie dépend nécessairement de quelque défaut.[Descartes 1996, AT, IX, 41 (lat. VII, 52)]

43 Henri Gouhier parle à ce sujet de « devoir de véracité » [Gouhier 1987, p. 250]. Aucun devoirne s’imposant à la volonté indifférente du Dieu cartésien5, on préférera parler d’isomorphie,sur fond toutefois de non univocité entre le fini et l’infini, entre la puissance intellective del’homme et la puissance créatrice de Dieu : « il n’y a point de doute que Dieu n’ait la puissance

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de produire toutes les choses que je suis capable de concevoir » [Descartes 1996, AT, IX, 57(lat. VII, 71)]

44 Méditer ou se convertir, la première activité impliquant l’autre, est indissociable de l’acte dephilosopher :

[…] touchant les questions qui appartiennent à la métaphysique, la principaledifficulté est de concevoir clairement et distinctement les premières notions.Car, encore que de leur nature elles ne soient pas moins claires, et même quesouvent elles soient plus claires que celles des géomètres, néanmoins, d’autantqu’elles semblent ne s’accorder pas avec plusieurs préjugés que nous avonsreçus par les sens, et auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, ellesne sont parfaitement comprises que par ceux qui sont fort attentifs [attentis &meditantibus] et qui s’étudient à détacher, autant qu’ils peuvent, leur esprit ducommerce des sens ; c’est pourquoi, si on les proposait toutes seules, elles seraientaisément niées [Descartes 1996, AT, IX, 122]

45 La forme méditative doit pouvoir mener à la conversion non seulement de soi mais aussidu lecteur. Ce n’est pas seulement le Cogito qui est un acte performatif de langage mais lesMéditations toutes entières, puisque les lire est faire exister pour soi la conversion racontéepar Descartes :

Ce qui a été la cause pourquoi j’ai plutôt écrit des Méditations que des disputesou des questions, comme font les philosophes, ou bien des théorèmes ou desproblèmes, comme les géomètres, afin de témoigner par là que je n’ai écrit quepour ceux qui se voudront donner la peine de méditer avec moi sérieusement etconsidérer les choses avec attention. [Descartes 1996, AT, IX, 122]

46 Pour un philosophe qui rejette le formalisme stérile et confus de la rhétorique, les Méditationsreprésentent toutefois dans ce domaine un tour de force, puisque la simple « exposition de lavérité » [Descartes à Vatier (22 février 1638) 1996, AT, I, 561] suffit non pas seulement àenseigner mais à convertir le lecteur : « Je ne conseillerai jamais à personne de le lire [monlivre] sinon à ceux qui voudront avec moi méditer sérieusement. » [Descartes 1996, AT VII,9-10] La rhétorique de la philosophie cartésienne est de n’en avoir aucune :

C’est la vérité qui persuade : prouver aux autres ce dont je me suis persuadé […] ;persuader aux autres ce que je me suis prouvé à moi-même, disait le Discours.Cependant, lorsqu’il s’agit de questions délicates comme celle de l’existence deDieu, autrement dit  : lorsque abducere mentem a sensibus exige une obstinéerigueur, voici que le philosophe ne paraît plus tout à fait aussi sûr du postulatoptimiste qui fait de sibi persuadere la seule condition d’aliis persuadere. Cettehésitation ne réintroduit-elle pas dans la philosophie le problème auquel les Grecsont répondu par l’invention de la rhétorique ? Oui, mais dans une philosophie quiexclut la rhétorique. [Gouhier 1987, p. 104, « une philosophie sans rhétorique »] 6

47 À peine entrepris, l’exercice méditatif de conversion paraît devoir échouer – et avec lui lapossibilité pour tout lecteur de Descartes de devenir cartésien. La première Méditation pourraiten effet avoir aussi été la dernière : la douleur ressentie à se défaire de ses anciennes certitudesest trop pénible, le prix à payer pour sa conversion trop élevé. Le jeu n’en vaut pas la chandelle,la vérité ne mérite pas la peine que l’on éprouve à la chercher. Car nous ne voulons pas tant lavérité que le confort – même s’il est celui de l’illusion et de la paresse. La méditation met enœuvre une inquiétude7 contraire à la vie et opposé à notre aspiration à la tranquillité :

Mais ce dessein est si pénible et laborieux, et une certaine paresse m’entraîneinsensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu’un esclavequi jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence àsoupçonner que sa liberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé, et conspireavec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe

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insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions, et j’appréhende de meréveiller de cet assoupissement. [Descartes 996, AT, IX, 17]

48 C’est encore par une conversion que l’on est conduit à penser l’impensable, à considérercomme unis ce que la méditation a demandé de distinguer  : le corps et l’âme. C’est là unexercice quasi contre nature, contradictoire pour le métaphysicien : poser à la fois la distinctionet l’union substantielle, et « comme [le] mélange de l’esprit avec le corps » [Descartes 1996,AT, IX, 64].

49 Car si je souffre, si je ressens la faim, la soif, si je vois des couleurs et sens des odeurs, c’estbien qu’étant une chose qui pense, je ressens aussi ce qui affecte mon corps. J’en conclus quece corps par lequel j’ai toutes ces sensations m’est « propre » et que je ne peux en être séparécomme je suis séparé des autres corps : « je ressentais en lui et pour lui tous mes appétits ettoutes mes affections » [Descartes 1996, AT, IX, 60]. Ce qui affecte mon corps m’affecte toutentier ; je n’ai pas seulement une idée intellectuelle de la douleur « comme un pilote aperçoitpar la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau », je la ressens comme mienne :

La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc. jene suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais,outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé,que je compose comme un seul tout avec lui. [Descartes 1996, AT, IX, 64]

50 Ce « mélange » du corporel et du spirituel est pour ainsi dire hors champ – hors du champ dela métaphysique. Pour le comprendre, il ne faut pas le penser :

D’où vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurssens, ne doutent point que l’âme ne meuve le corps, et que le corps n’agisse surl’âme ; mais ils considèrent l’un et l’autre comme une seule chose, c'est-à-dire, ilsconçoivent leur union. [Descartes à Élisabeth (28 juin 1643), AT, III, 693]

51 Le philosophe n’est certes pas fou, il ne va pas jusqu’à mettre en doute les réalités les plusimmédiates de la vie quotidienne ( par exemple, qu’il est là, en robe de chambre, près du feu, entrain d’écrire les Méditations), mais il est néanmoins philosophe, et ne pense donc pas commetout le monde : ce qui est pour lui évident, l’existence de soi comme esprit, est le plus difficileà admettre pour le reste des hommes et ce qui est pour eux le plus certain, l’union de l’espritet du corps, est pour lui à peine intelligible.

52 Descartes ne demande pas, dans une sorte de palinodie qui serait affolante, de mettre le corpslà où la métaphysique avait mis la pensée  : il ne s’agit pas de dire que je suis un corps,que rien n’est évident que ce qui se rapporte au corps, que les sens et la sensation donnentla réalité des choses. Il n’est aucunement question de réhabiliter la philosophie empiriste,aristotélicienne, contre laquelle la méditation a lutté. Descartes ne fait qu’ajouter aux notionsde la métaphysique les évidences de la vie. Il légitime à côté du domaine de la philosophiecelui de l’existence de tous les jours.

53 Résoudre le problème que l’union de l’âme et du corps pose à la métaphysique, cefait «  en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant deméditer » [Descartes à Élisabeth (28 juin 1643), AT, III, 693].

54 La méditation conduit jusqu’à son point de rupture, jusqu’à sa rencontre avec l’ordre de la vieet de l’union de l’âme au corps. Cette conversion là se fait en dehors de l’exercice méditatif,voire contre lui. D’une certaine façon, c’est notre cartésianisme qui peut faire ici obstacle ennous empêchant de laisser à cette union sa place et sa vérité propre. Or, on n’est jamais aussicartésien que lorsqu’on ne l’est plus et que l’on s’abandonne à «  la relâche des sens et aurepos de l’esprit », en employant que « fort peu d’heures, par an » aux pensées « qui occupentl’esprit seul ».

55 Comment Henri Gouhier, pourtant si attentif à la lettre du texte cartésien, et parmi lescommentateurs sans doute celui qui a le plus cherché à en restituer l’esprit et non les impasses,les insuffisances ou les contradictions, peut-il ne pas voir que c’est son propre conceptde conversion qui permet de lire autrement, c’est-à-dire avec justesse, le projet même desMéditations ? Avec ce terme, il avait forgé un outil de l’histoire de la philosophie et des idées

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convaincant et novateur et il n’en fait aucun usage là où il paraît le plus convaincant et la plusnovateur, à savoir ni chez Pascal, ni même chez Fénelon mais bien chez Descartes.

Un concept pertinent et pourtant abandonné56 Comment expliquer cet usage si restreint du concept de conversion8  ? Nous tenterons de

formuler une hypothèse. Le but philosophique de Gouhier est, dans un premier temps, d’asseoiret de légitimer la distinction entre foi et raison, métaphysique et théologie. Puis, dans un secondtemps, de montrer comment certains auteurs ont soit refusé (Pascal) soit assuré l’unité de cesdifférents domaines (Fénelon et Descartes). Selon lui, ce n’est qu’en préservant l’autonomiede la raison que l’on peut assurer son alliance avec la foi. Par conséquent, une grande partiede son travail de commentateur de Descartes et de Fénelon est avant tout de montrer que lamétaphysique qu’ils formulent n’est pas le simple « bricolage » de thèses empruntées à lathéologie.

57 Sa démarche et ses interprétations sont en cela parfaitement contraires à celles de Gilson,pour qui la métaphysique de Descartes n’a pour fonction que de légitimer ses thèsesscientifiques : « […] la réflexion métaphysique de Descartes […] s’explique en effet par lebesoin qu’éprouvait Descartes de donner à sa physique un fondement métaphysique » [Gilson1913, p. 160]. La métaphysique n’est que la servante de la physique, seul domaine du savoiroù Descartes se révèle réellement cartésien, c'est-à-dire original :

Sans doute, le dessein fondamental de Descartes était […] de poser les principesmétaphysiques de sa physique, mais il était surtout de faire accepter cette physiqueen en faisant accepter les fondements. Or, pour arriver à ce but, il fallait queDescartes en vînt à prouver que la physique nouvelle était étroitement liée auxpositions essentielles de la métaphysique traditionnelle. [Gilson 1913, p. 175]

58 Cette « métaphysique traditionnelle » n’est que l’assemblage plus ou moins heureux des thèsestraditionnelles de la métaphysique des théologiens, notamment de Thomas d’Aquin et deSuàrez. La métaphysique cartésienne n’est donc que le résultat d’un bricolage, parfois précaire,souvent incohérent, de thèses métaphysiques empruntées à la théologie.

59 En aucun cas, la préoccupation philosophique de Descartes n’est chrétienne, Dieu possédantpour attributs uniquement ceux que la physique mécaniste réclame : « […] l’essence du Dieude Descartes est largement déterminée par sa fonction philosophique, qui est de créer et depréserver le monde mécaniste de la science, tel que Descartes lui-même le conçoit »9.

60 La réponse que Gouhier apporte au commentaire gilsonien consiste à montrer la systématicitéet l’originalité de la métaphysique cartésienne. Mais cette volonté de rendre à la philosophiece qui lui appartient, chez Descartes ainsi que chez un théologien mystique comme Fénelon,l’amène sans doute à exagérer cette indépendance et par conséquent à faire jouer au concept deconversion un rôle uniquement au sein d’une pensée a-philosophique, celle de Pascal, et à luirefuser une quelconque pertinence lorsqu’il est question de philosophies, celles de Descarteset de son disciple Fénelon.

61 L’insistance de Gouhier à séparer les ordres sert à mieux démontrer, par la suite, non leurconfusion (comme le fait Gilson, pour qui la métaphysique n’est souvent qu’une théologie quine s’avoue pas) mais leur unité. Ce n’est qu’en reconnaissant l’autonomie de la philosophiequ’il est possible de définir avec rigueur la relation qu’elle noue avec la foi et la spiritualité.Tout le travail de frontières qu’il entreprend vise à démontrer la dépendance réciproque desdifférents domaines du savoir : Descartes est ainsi le plus sûr des apologistes et sa philosophieest incontestablement chrétienne10.

62 Heidegger a causé du tort non seulement à Descartes mais à l’histoire de la métaphysique enaffirmant que Dieu en philosophie ne peut être celui que l’on prie et devant qui l’on « tombe àgenoux plein de crainte » [Heidegger 1968, p. 308] ; la lecture attentive que Gouhier proposede l’œuvre cartésienne demande au contraire d’affirmer que le Dieu de la philosophie est aussiet nécessairement celui que l’on « prie et devant lequel on tombe à genoux » plein d’amour :

Le Dieu de sa philosophie et le Dieu des Chrétiens ; aujourd’hui il nous est peut-être difficile de réaliser cette idée de Descartes, parce que nous avons lu trop de

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pages où l’on oppose le Dieu de Descartes et le Dieu de Pascal ; c’est à nous deles oublier ; ce qui importe, ce n’est pas ce que nous pensons du Dieu cartésien,c’est ce que Descartes en pensait : pour lui, c’est le Dieu d’amour et de charité ; lecartésianisme est par excellence la philosophie qui fait aimer Dieu, puisqu’elle lefait connaître et qu’elle est tout entière suspendue à cette connaissance ; on peutdire, bien que le mot n’y soit pas, qu’elle est aux yeux de Descartes la philosophiechrétienne, celle qui a pour parrains saint Paul et Saint Jean. [Gouhier 1972, p.209]11

63 La thématique de la conversion renvoie ainsi, selon Gouhier, à la réalisation d’une idée par unphilosophe mais aussi à la découverte et analyse de cette idée par l’historien de la philosophie :concept philosophique en même temps que méthode historiographique, la conversion permetd’unir projet de l’auteur et point de vue du commentateur. La tâche de l’historien de laphilosophie consiste à mettre au jour les choix fondamentaux qui ont présidé à la constitutiond’une œuvre et qui se sont exprimés en elle. D’une certaine façon, il s’agit pour lui de seconvertir à la conversion originaire du philosophe, d’en retrouver le sens et la singularité pardelà ou en deçà de tous les anachronismes, partis-pris et erreurs d’interprétation.

64 La question n’est pas de savoir comment s’approprier un texte ; elle concerne au contrairela nécessité de s’y acculturer, d’abandonner l’histoire ultérieure de la philosophie pour seconsacrer à la cohérence des choix effectués par un philosophe. Lire Descartes au prismede Pascal ne peut ainsi conduire qu’à la création d’artefacts interprétatifs accommodants oubrillants mais sans aucun lien avec la réalité de l’œuvre cartésienne – ni d’ailleurs avec cellede Pascal. Il convient donc de rejoindre Descartes malgré voire contre les commentaires quien ont été faits, de se convertir à son cartésianisme et non à celui de ses interprètes. La notionde conversion ne renvoie pas à l’exercice aussi classique qu’inintéressant du Descartes, sa vie,son œuvre mais elle relève d’une exigence déontologique ou, si l’on ose dire, d’une moralede l’interprétation.

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Notes

1 Voir Gouhier 1980, p. 60-62 : « La conversion, certes, est un don de Dieu ; du moins dépend-il deshommes de préparer le terrain : là est la mission de l’apologétique […]. La question n’est pas ici desavoir quelle peut être pour nous la leçon de Pascal, mais quelle leçon Pascal entendait donner à sescontemporains ».2 « Les semi-pélagiens errent en disant in communi ce qui n’est vrai que in particulari, et les calvinistesen disant in particulari ce qui est vrai in communi (ce me semble) » [Pascal 2010, S 645]. Voir Michon2008 : « Il nous semble qu’en réalité la position d’Augustin ou Thomas diffère moins de celle de Calvinque celle de Molina : en effet, du point de vue de la damnation, Thomas considère un Dieu qui laissefaire contrairement à Calvin qui considère un Dieu qui induit à agir mais l’on parvient à une identiqueconclusion dans les deux cas, à savoir que si Dieu veut que je me sauve, je vais me sauver ; si Dieu nele veut pas, j’irai en enfer, porté par la volonté de Dieu (Calvin) par la concupiscence (Augustin), parle défaut de la grâce (Thomas) ».3 Voir aussi S164 : « Chose étonnante cependant que le mystère le plus éloigné de notre connaissance,qui est celui de la transmission du péché, soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucuneconnaissance de nous-mêmes »4 « Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois enmon esprit ; Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse verum »,[Descartes 1996, AT IX, 19 ; VII, 25]5 « Que les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et endépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C’est, en effet, parler de Dieu commed’un Jupiter ou d’un Saturne, et l’assujettir au Styx et aux Destinées, que de dire que ces vérités sontindépendantes de lui. […] Dieu a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en sonroyaume » [Descartes à Mersennes (15 avril 1630) 1996. AT I, 146].6 Ce qui nous paraît en réalité appeler la rhétorique et en tenir lieu dans la philosophie cartésienne estl’acte de méditer : il n’est pas la simple reproduction de l’ordre des raisons ni la mise en œuvre de l’uneou l’autre des façons de démontrer, à savoir l’analyse ou la synthèse ; il est en soi un autre « ordre »,constitué de la persuasion par soi-même comme de la persuasion à d’autres.7 « L’âme catholique est pendant tout le XVIIe siècle une âme inquiète » [Gouhier1943, p. 123]8 H. Gouhier donne toutefois pour titre Les Conversions de Maine de Biran à un ouvrage publié en 1947.9 « […] the essence of the Cartesian God was largely determined by this philosophical function, whichwas to create and to preserve the mechanical world of science as Descartes himself conceived it » [Gilson1941, p. 87]10 Difficile de contredire cette interprétation d’H. Gouhier, puisque Descartes lui-même définit sontravail comme celui d’un « philosophe chrétien » [Descartes 1996, AT IX, 5]11 On peut donner encore davantage raison à Gouhier en relevant que le mot y est, adossé à celui dephilosophe. Voir Descartes 1996, AT IX, 5.

Pour citer cet article

Référence électronique

Laurence Devillairs, « L’histoire de la philosophie : une affaire de conversion ? », ThéoRèmes[En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http://theoremes.revues.org/361 ; DOI : 10.4000/theoremes.361

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Résumé

 Ni notion psychologique, ni catégorie religieuse, la conversion est, dans le commentaired’Henri Gouhier, un concept d’histoire de la philosophie, dont la pertinence consiste à la fois àsouligner la singularité d’une œuvre et à restituer la culture de l’époque étudiée. Troisième voie

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entre le personnel et le collectif, entre l’original et le galvaudé, la conversion inscrit un auteurdans son temps tout en révélant sa force d’innovation. C’est dans son analyse des Pensées, etplus largement de Pascal, que Gouhier donne la preuve du caractère heuristique de cette thèse,sans laquelle le projet d’un philosophe, les choix qu’il accomplit, les modèles qu’il réfute ouadopte, resteraient incompréhensibles. On ne peut ainsi qu’être étonné de voir ce concept deconversion disparaître lorsqu’il s’agit pour le commentateur d’étudier les œuvres de Fénelonet de Descartes, où la conversion semble pourtant jouer un rôle prégnant et significatif.

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Mots-clés :  Conversion, Histoire, Henri Gouhier, François Fénelon, Blaise Pascal,René Descartes, Histoire de la philosophie, Philosophie de la religion