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Éthique et santé (2009) 6, 204—207 EXPÉRIENCES PARTAGÉES L’homme—Camembert Camembert-man J.-D. Lalau Service d’endocrinologie—nutrition, hôpital Sud, 80054 Amiens cedex 1, France Disponible sur Internet le 17 avril 2009 MOTS CLÉS Nutrition ; Normes ; Sociologie ; Extériorité Résumé Manger est un acte. Un acte peut être observé, analysé et même se quantifier. C’est ainsi que des disciplines connexes peuvent être convoquées pour dégager attitudes, normes, pratiques... Au premier chef : la sociologie. La question dès lors est posée : entre-t-on dans une dialectique collective/singulière ? © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. KEYWORDS Nutrition; Norms; Sociology; Outside world Summary Eating is an action. An action can be observed, analyzed and even quantified. Thus adjacent disciplines can be combined to identify attitudes, norms, practices. A leader: sociology. The question is thus raised: are we entering into a social/unique dialectic? © 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. L’éthique, c’est penser le « ou bien, ou bien ». L’homme, dans ce choix, et dans ce choix qui pose question, est-il pris dans une dialectique intériorité/extériorité : lui, l’individu/il, l’homme parmi les hommes ? Comme il faut bien une entrée dans la dialectique, d’aucuns prendront délibérément la lorgnette par l’autre bout : ce sera l’homme en tant que corps socialisé. Une entrée, donc. Mais veillons qu’il ne s’agisse pas d’une entrée et d’une sortie (pré- maturée), à la fois. Et pour éclairer notre propos, nous prendrons pour exemple celui du cas de figure le plus banal et du problème de santé le plus fréquent : l’homme qui mange et celui qui est atteint d’une maladie de la nutrition (obésité, diabète et encore anorexie—boulimie). Adresse e-mail : [email protected]. 1765-4629/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.etiqe.2009.01.003

L’homme–Camembert

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thique et santé (2009) 6, 204—207

XPÉRIENCES PARTAGÉES

’homme—Camembert

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J.-D. Lalau

Service d’endocrinologie—nutrition, hôpital Sud, 80054 Amiens cedex 1, France

Disponible sur Internet le 17 avril 2009

MOTS CLÉSNutrition ;Normes ;Sociologie ;Extériorité

Résumé Manger est un acte. Un acte peut être observé, analysé et même se quantifier. C’estainsi que des disciplines connexes peuvent être convoquées pour dégager attitudes, normes,pratiques. . . Au premier chef : la sociologie. La question dès lors est posée : entre-t-on dans unedialectique collective/singulière ?© 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

KEYWORDS Summary Eating is an action. An action can be observed, analyzed and even quantified.

Nutrition;Norms;Sociology;Outside world

Thus adjacent disciplines can be combined to identify attitudes, norms, practices. A leader:sociology. The question is thus raised: are we entering into a social/unique dialectic?© 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

L’éthique, c’est penser le « ou bien, ou bien ». L’homme, dans ce choix, et dans ce choixqui pose question, est-il pris dans une dialectique intériorité/extériorité : lui, l’individu/il,l’homme parmi les hommes ? Comme il faut bien une entrée dans la dialectique, d’aucunsprendront délibérément la lorgnette par l’autre bout : ce sera l’homme en tant que corpssocialisé.

Une entrée, donc. Mais veillons qu’il ne s’agisse pas d’une entrée et d’une sortie (pré-maturée), à la fois. Et pour éclairer notre propos, nous prendrons pour exemple celuidu cas de figure le plus banal et du problème de santé le plus fréquent : l’homme quimange et celui qui est atteint d’une maladie de la nutrition (obésité, diabète et encoreanorexie—boulimie).

Adresse e-mail : [email protected].

765-4629/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.oi:10.1016/j.etiqe.2009.01.003

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La lecon d’anatomie

La société est éminemment concernée par lestenants et les répercussions de l’acte

alimentaire.

Les premiers parce qu’une certaine faillite des représen-tations et le flou des signifiants favorisent un refuge dansdes symptômes se rapportant au corps, les secondes enraison des conséquences socioéconomiques des problèmesde santé, qui peuvent remettre en cause le système desoin et, plus largement encore, la société toute entière.Du coup, les modèles alimentaires sont décortiqués, lescomportements alimentaires scrutés, le corps social dissé-qué pour reconnaître et expliciter les normes et les écartsentre les représentations et les pratiques dûment mesu-rés [1,2]. Le changement des pratiques alimentaires aufil du temps est analysé. Le vocabulaire lui-même évo-lue. Au printemps de la sociologie, par exemple, fleurit lenéologisme de « gastrolastress » (dérivé du « gastrolâtre »rabelaisien, par la combinaison de la gastrolâtrie et dustress) [3].

Atmosphère, atmosphère. . .

Malgré les informations récurrentes, malgré la sensibilisa-tion, malgré les sirènes, les problèmes de santé demeurentet s’amplifient même. Comment faire, comment réagir ? Laréponse est simple : comme pour toute bonne expérience, ilconvient d’abord de sentir l’« atmosphère » et il faut ensuiteobserver correctement. Et alors, que voit-on, à premièrevue ? La partie émergée de l’iceberg : le comportement.Du coup, les choses s’organisent tout autour de lui (commeune « totémisation »). Le comportement devient le véritablepoint de fixation. Et l’oukase politique va tomber : — Il fautchanger les comportements ! Il faut changer les habitudesalimentaires ! Il faut changer les pratiques ! Il faut faireadopter en lieu et place des mauvaises les bonnes pra-tiques ! — Mais, au fait, comment opérer ce changement ?Rien n’est plus simple : il faut changer les mentalités ! Maiscomment cela, vous savez, les difficultés sont grandes, despoches de résistances subsistent ? Que nenni ! Des théra-pies cognitivocomportementales (TCC) viendront à bout desrécalcitrants. Et comme il faut que le programme soit glo-bal (mieux : systémique), il faut à la fois faire la promotionde ce qui marche (les TCC, elles au moins, ont été éva-luées) et abolir dans le même temps ce qui est fumeux, sinonfumiste, j’ai nommé la psychanalyse (ca n’a pas été évalué,ou tout au moins positivement et de toutes les facons ca

ne fonctionne pas tout de suite. Vous vous rendez compte,il faut remonter le cours de la vie et du temps jusqu’à laprime enfance ; qui plus est, jusqu’au transgénérationnel !)Et puis, j’allais l’oublier : il est impératif de changer, maisalors radicalement, et ce, tout de suite, les comportementset les mentalités des médecins ! (Malheureusement, la for-mation médicale ne fait pas l’objet de la même attentioncritique).

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ociologie ou génétique ? L’extériorité ou’extériorité !

a sociologie du comportement alimentaire, bien sûr, estcontextualiser, à mettre en regard de la société, de laédecine contemporaine et de leurs évolutions respectives.r à quoi assistons-nous aujourd’hui ? À une accélérationes processus sociaux. Mais comme le niveau culturel,uant à lui, reste quelque peu à la traîne, il s’ensuit unécalage entre l’expérience sociale de l’acteur (le soi-nant, l’institutionnel, le sujet souffrant) et sa capacité’intégration symbolique, une « carence de sens ». Une telleccélération, pour opérer par raccourci, est caractériséear une révolution biomédicale qui aligne la rationalitéédicale sur la rationalité scientifique et qui fait ainsiu monde une entité homogène. Et nous assistons à unéritable délire de transformation et de production de’homme par l’homme. Pour que le contrôle soit maxi-al, la personne humaine dans sa complexité va êtrerise en tenailles entre le code génétique et le compor-ement, sans que l’interaction entre ces deux bornes soitéellement amenée à la pensée. Et encore, l’analyse estarfois simplifiée, avec non plus une dualité mais un seult même déterminant : on parle de code génétique maisussi « d’encodage des représentations » [4] et c’est alorsn seul registre d’intériorité qui est évoqué. Pourtant,n seul déterminant n’est pas nécessairement une sim-lification. Ainsi, les gènes se logent au plus interne deos cellules mais en réalité et contrairement à l’opinionommune, ils réfèrent à l’extériorité : nous héritons biene nos gènes !

es faits (rien que les faits)

ous glosons, mais les faits sont là. Et bien là. Et ils’imposent à nous. Que vous le vouliez ou non, lestatistiques parlent d’elles-mêmes. La figure de la publi-ation sur l’alimentation « montre clairement que » dansa population il y a tant de poucentage de « frustrés »,ant de pourcent d’« hédonistes », tant de pourcentagee « revanchards » [3]. . . (il n’y a en revanche pas delace dans la boîte de Camembert pour celui qui estrustré la semaine et qui déguste le week-end, ou inver-ement).

La catégorisation s’égrène. . .

Il faut simplement l’accorder plus finement qu’au tempsù l’on coupait de manière un peu fruste les gens en deux,vec l’appartenance soit à une personnalité de type A,u genre jeune cadre dynamique et donc svelte, soit àne autre de type B, celle de l’empâté parce qu’introvertit apathique (mais pas nécessairement antipathique). La

ouvelle classification, forcément plus sophistiquée, feraes clones par le jeu du « copier/coller », le modèletant d’ailleurs le même que pour la mutation géné-ique, la publication ayant un « effet fondateur ». Elle feraate.
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e la rive sociologique à la dérive

lle peut faire trace aussi, ou même cicatrice. En témoigneette brochure qui aborde la « typologie des diabétiques deype 2 » et qui présente « cinq groupes de patients homo-ènes » : les « gourmands repentis », les « inconscients risqueout », les « victimes révoltées », les « stoïques résistantsu régime » et les « angoissés en souffrance ». Belle bro-hette ! Pour le gril. . . Il est vrai que la brochure est éditéear un laboratoire pharmaceutique (par pudeur nous taironse nom, mais nous déplorons que la brochure soit présentéeous l’égide de responsables de la diabétologie, y comprise. . . l’éducation thérapeutique). Ainsi présenté, le « sujet »iabétique ne peut pas ne pas être malade, mal dans sonssiette ! Ne doit-il pas être sous médicament (à moins qu’ile soit observé « non observant ») ?

L’homme est ainsi fait comme un rat de laboratoire.

a valse hésitation

e sociologue peut, plus normalement, hésiter entre laompartimentation et la généralisation simplificatrice. Parxemple, dans un même chapitre distinguant plusieursethos » du mangeur, la déclaration est faite que « nousommes tous des gastrolastress » [3]. La déclaration, aveces mots adéquats, a valeur de vérité. Elle est la véritéême, on ne peut pas ne pas y souscrire parce que le

aisonnement est sans faille. Le monde entier n’est-il pasréoccupé par ce qu’il va manger, que ce soit le cas de celuiui ne mange pas à sa faim ou de celui qui est repu dans nosociétés de consommation ? Mais le tout est de savoir si c’estour survivre, ou seulement pour la cerise sur le gâteau.u encore parce que cela nourrit certains médias, qui vontaver les auditeurs et les lecteurs en popularisant les thèmesrécités. Le tout, en définitive, est de savoir quelle fonctione la nutrition est interrogée ; si l’on présente le camembertn son entier, ou en parts individuelles.

ais où est le sens ?

ue le lecteur veuille bien ne pas se méprendre. Notre pro-os n’est pas de tirer à boulets rouges sur une disciplineu demeurant estimable. Nous reconnaissons bien volon-iers que nous avons même une certaine affection poura sociologie. Car les sociologues ont l’art et la manièree lire finement le sens et la portée des phénomènest autres mouvements collectifs. L’épidémiologiste four-it la pâte — les chiffres — que le sociologue va pouvoiralaxer à l’envi pour mettre des catégories en relief.

n revanche nous sommes gênés quand des sociologuesont de l’ethnopsychologie, quand ils ont l’inconscience de’inconscient. Et nous sommes encore plus gêné quand, dansa quête de compréhension des tenants et aboutissants dea vie, les sociologues sont surtout ou même exclusivementonsultés, parce que l’alimentation est tout autant affaire

’affect que de social et parce que la société est toututant une foule d’individus qu’un groupe noyant parfois’individu par effet de masse. Il n’y a donc pas de raisonour que les choses soient vues seulement selon un principe’extériorité, surtout pour des sujets aussi sensibles que

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J.-D. Lalau

eux de la nutrition (à moins que l’on parle d’alimentation)u de l’amour (sauf si on ne parle que de sexe).

L’homme, ce singulier, est nécessairementpluriel également, à travers son histoire, mais iln’est tout de même pas d’abord ou seulement

pluriel !

l n’y a qu’un soleil

ais pour entendre un autre son de cloche, il faut constam-ent passer, sinon d’un camp, d’un champ, que dis-je,u chant d’une sirène à un(e) autre — chacun ne pouvantroduire dans sa communauté scientifique que le discoursttendu selon les canons qui lui sont propres et rien d’autre.ans l’anorexie, par exemple, l’observation d’une pressione la société sur le mode alimentaire individuel est unehose, celle de la pression parentale ou familiale en est uneutre et celle d’un tissu de sens dans une histoire familialeransgénérationnelle en est encore une autre.

(Et je pense à vous et à votre anorexie, Laure. Saurez-ous, voudrez-vous, avec l’aide de votre psychothérapeute,aisser affleurer les fêlures originelles qui sont les vôtres,êlures d’autant moins visibles qu’elles sont anciennes dansotre famille ? Car il n’est pas possible d’en faire tablease, tant il est vrai que c’est à la table familiale que lesaines les plus fortes peuvent se nouer ? Oui, je pense àous dont la maman nous donne un cas d’école de doubleontrainte, quand elle vous dit : « Méfie-toi des gens à quie te confie ». . .)

’avatar du « psychosocial »

u coup, pour appréhender l’ensemble des préoccupations,ociologie et psychologie sont mises bout à bout. C’est ainsiue pourra être développée l’analyse des complicationspsychosociales » de l’obésité ou du diabète. Mais comme

a suture est plus ou moins bien faite, du coup aussi, on neait plus trop s’il s’agit encore du regard de la « socio » sur’aspect « psy » (et en définitive de la « socio » à toutes lesauces, de la « sauciologie » !) et/ou de la visée réciproquenous devons nous interroger de la même facon sur les rap-orts entre le « bio » et l’éthique, dans la formulation etes visées d’une « bioéthique »). Finalement, tout bien pesé,l semble que ce soit la somme des deux divisée ensuiteelon son plein et juste milieu qui est prise en considéra-ion. Mais un milieu inatteignable dans cette arithmétiquen peu folle. . .

a dissolution de l’homme

mniprésente dans le discours médiatique, la sociologiefface progressivement l’individu de son espace privé.

’individu : cette donnée anthropologique qui donne sensla vie, qui est le socle ontologique de la vie même, est

ésormais une réalité cachée, déniée. L’individu n’est plusisible que sur la place publique, où il est en réalité col-ectivement divisible, soluble même dans le petit n figurant

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le nombre de « sujets » de l’étude. Curieux paradoxe, à uneépoque d’individualisme forcené.

Du pré carré à la grand-place, la jointure del’individu et du corps social est bel et bien

béante !

Le futur du singulier

Le thérapeute traite, non pas l’homme dans sa généralité,« mais Callias, ou Socrate, ou quelque autre individu ainsidésigné, qui se trouve être, en même temps homme » [5]et ce, pour un changement souhaité. Or le changement,

le seul, le vrai, l’authentique changement est le change-ment anticipé avec une préoccupation éthique, qui fait dupatient un sujet avec un projet existentiel. Sinon, sanscette préoccupation, le contrôle social pourra se voir aucontraire renforcé. Or la réflexion éthique pose pour obliga-

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ion première que le sujet « se procure une idée des effetsointains » [6].

S’il n’y a pas d’anticipation d’un futur possible et ouvert,l n’y aura pas de réel changement. Ce sera juste une évo-ution par adaptation de nécessité. Et ce, dans l’après-oup. . .

éférences

1] Poulain J-P. Manger aujourd’hui, attitudes, normes et pratiques.Toulouse: Éd. Privat; 2002.

2] Poulain J-P. Sociologie de l’alimentation. Paris: PUF; 2002.3] Corbeau J-P, Poulain J-P. Penser l’alimentation. Entre imaginaire

et rationalité. Toulouse: Éd. Privat; 2002.4] Dortier JF. L’univers des représentations ou l’imaginaire de la

grenouille. Sciences humaines 2008;128.5] Aristote. Métaphysique [Tricot J, Trans.]. Paris: Vrin; 2000 [A, 1,

981a].6] Jonas H. Le principe responsabilité. Paris: Flammarion; 2001.

« Champs ».