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BERTRAND CRAPEZ

L’HÉRITIER DU ROI ARTHUR

ROMAN

ÉDITIONS ZINEDI

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Le Code français de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article L. 122-4) et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 425 et suivants du Code pénal.

Couverture : Henrietta Mulder Carte des royaumes : Valéry Blaise

http://lheritierdarthur.zinedi.com

© Éditions Zinedi, 2016 4, avenue des Trois-Peuples 78180 Montigny-le-Bretonneux – France http://www.zinedi.com [email protected]

Loi n° 49.956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse : juin 2016 ISBN 978-2-84859-145-2 ISBN 978-2-84859-146-9 (version numérique)

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Nous avons tous besoin de rêver, de croire que l’impossible est possible. Mélanie, Mina et William,

merci de m’avoir aidé à devenir un passeur de rêves…

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PERSONNAGES ET LIEUX IMPORTANTS

Adélice : fée polymorphe chargée d’espionner Kadfael. Elle est aux ordres de Morgane. Ancalagon : dragon noir, allié de Björken. Atalante : frère de Merlin, mort depuis fort longtemps dans des conditions mystérieuses. Arthur Pendragon : souverain du royaume de Logres et détenteur d’Excalibur, son épée légendaire. Autour de la Table Ronde, il a commandé aux chevaliers les plus valeureux. Avalon : île où sont accueillis les esprits des hommes et des femmes de grande renommée. Björken : chef Viking brutal et sanguinaire. Brocéliande : royaume de la magie, dirigé par la reine Morgane. Capitale : Kamaylia. Caitlynn : fée polymorphe en mission pour Viviane. Dargo Brisefer : nain bougon et bon vivant. Forgeron itinérant, il espère rencontrer un jour le grand amour. Dorylas : capitaine des centaures de la garde royale de Morgane. Galaad : fils de Viviane (la Dame du Lac) et de Lancelot, qui était le meilleur ami d’Arthur. Galaad a longtemps été considéré comme le chevalier à la pureté inégalée. Graal : objet magique légendaire… L’auteur de ce livre connaît son secret, mais n’espérez pas le découvrir comme cela, sans effort ! Jéhan de Mont-Rouge : ami de Kadfael. Jormungand : dragon d’or qui vit caché dans la cité oubliée de Vieilles-Pierres. Kadfael : fils de Perceval et de Mélusine, élevé par Merlin.

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Logres : royaume des hommes. Capitale : Camaaloth. Mélusine : fée originelle très puissante (une Azura). Sœur de Viviane et de Morgane. Elle seule permet l’accès au Graal. Elle aime Perceval. Merlin : magicien au service des rois de Logres depuis des siècles. Morgane : fée originelle très puissante (une Azura). Sœur de Viviane et de Mélusine, elle est reine de Brocéliande. Elle a favorisé l’accession d’Arthur au trône au détriment de Lancelot. Nym : banshee cruelle et exécutrice des basses œuvres de Viviane. Perceval le Gallois : célèbre chevalier de la Table Ronde, seul homme à avoir pu approcher le Graal. Philibert : lion fabuleux et ami fidèle d’Yvain. Viviane : fée originelle très puissante (une Azura). Sœur de Mélusine et de Morgane, surnommée la Dame du Lac. Elle veut aider son fils Galaad à reconquérir le trône de Logres. Yvain le Chevalier au lion : chevalier d’Arthur, loyal et courageux. Seigneur de Landuc.

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PREMIÈRE PARTIE

D

LA VENGEANCE DE GALAAD

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UN RETOUR INATTENDU

Royaume de Logres, un jour d’été. rois gardes armés, postés en haut des tours de la barbacane d’Uther, surveillaient distraitement les alentours tout en se réchauffant aux premiers rayons du soleil. Ils profitaient

tranquillement de la brise douce et tiède de ce début de journée. Il faisait bon respirer l’air chargé des effluves de fleurs des champs et de pain tout juste sorti du four… La vie était tout de même bien agréable à Camaaloth.

– Demain, j’emmène mon fils à la pêche, dit Herbioc, un vieil arba-létrier au teint hâlé.

– Faudrait déjà que tu apprennes à accrocher correctement un appât à l’hameçon ! répondit en riant l’un de ses équipiers.

– Ouais, montre-lui plutôt comment attraper une truite d’un coup d’arbalète, là il sera épaté ton môme !

Ses compagnons rirent de bon cœur, et Herbioc, lui-même, sourit à la plaisanterie. Ils n’avaient pas totalement tort, les bougres ! La pêche n’avait jamais été son fort, mais il était persévérant.

– C’est ça, riez, bande de manants, riez… Un jour, vous verrez ce que j’attraperai. Et pas besoin de tirer une flèche, je réussirai avec un asticot ! Ce sera à la loyale et mon fils sera fier de moi.

Pensif, il se leva et s’avança à pas lents vers le bord de l’échauguette. L’homme porta son regard vers l’horizon, les yeux dans le vague, un léger sourire aux lèvres. Il posa un pied prudent sur une grosse pierre aux bords friables. Depuis quelque temps, le château et ses fortifications commençaient à accuser le poids des ans. En étant un peu attentif, on pouvait remarquer que çà et là le mortier s’effritait, et des arbustes

T

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montraient le bout de leurs feuilles là où il n’aurait dû y avoir que de solides moellons… Les nuages au loin devenaient menaçants, et un vent frais se fit peu à peu sentir.

Les traits de l’arbalétrier se figèrent soudain, et son corps se tendit imperceptiblement. Portant sa main en visière, il plissa les paupières et scruta le lointain.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’un de ses compagnons. Herbioc ne répondit pas. Intrigués, ses camarades se levèrent comme

un seul homme et le rejoignirent sur le rempart. Ils ne distinguaient rien de particulier, mais comme leur collègue était réputé pour avoir la meilleure vue de toute la garnison, ils regardèrent plus attentivement.

– Un nuage de poussière, là-bas… sur le chemin qui vient de Trondheim, murmura Herbioc, comme si le fait de hausser le ton pouvait estomper la vision ténue de ce qui n’était encore qu’un événement anodin.

Ses deux camarades plissèrent davantage les yeux, essayant de voir par eux-mêmes.

– C’est un chevalier ! s’écria-t-il brusquement. Il est en armure, je distingue son bouclier…

Au même moment, surgissant de nulle part, une nuée de vautours apparut dans le ciel nuageux et survola les gardes à la vitesse de la tempête. Par réflexe, ils se baissèrent et eurent juste le temps de voir les charognards se diriger d’un bloc vers la grande tour où Merlin avait l’habitude de travailler. Surpris et presque apeurés, les trois hommes n’osèrent pas se relever tout de suite. Herbioc, moins impressionnable que les autres, les exhorta pourtant à revenir observer le visiteur.

– Ce ne sont que quelques oiseaux, allons ! Venez par ici plutôt… L’homme qui approchait était bien un chevalier en armure

complète. Tout dans son équipement était de blanc ivoire, de la tête aux pieds. Sa visière était baissée, et il montait un puissant destrier à la robe brumeuse. Le cheval, enveloppé d’un élégant caparaçon de soie couleur sang, galopait à vive allure, ses sabots semblant à peine toucher le sol.

Chose étonnante, un marteau de guerre, et non une épée, pendait au côté du mystérieux cavalier. Mais ce qui était le plus remarquable, c’était le bouclier qu’il portait au bras gauche. L’objet n’offrait pas au regard n’importe quel blason : sur la blancheur de la neige se dessinait une grande croix rouge.

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– Galaad ! C’est le seigneur Galaad ! Ce sont ses couleurs, il est revenu !

Les trois hommes poussèrent des cris de joie. Comme s’il les avait entendus l’acclamer, le visiteur accéléra l’allure et arriva quelques instants plus tard à la hauteur de l’avant-poste fortifié. Il mit son destrier au pas, mais resta impassible face à son comité d’accueil, pendant que sa bête piaffait et caracolait, tout à l’agitation de la course. Au sommet de la tour, les gardes se penchèrent pour saluer comme il se devait celui dont on n’attendait plus le retour.

– Bienvenue, messire. Quelle joie de vous revoir ! – Longue vie au seigneur Galaad ! Vite, allons prévenir le château… Malgré la chaleur de ces salutations, le cavalier gardait le silence. Il

n’avait même pas la courtoisie d’ôter son heaume afin de confirmer, comme il se devait, son identité, son rang et les raisons de sa visite… Herbioc, qui était le plus expérimenté, trouva cette attitude peu conforme aux usages. Qui pouvait bien être cet homme qui arborait tous les signes distinctifs du seigneur Galaad mais ne daignait pas se découvrir ni simplement leur répondre ? S’agirait-il d’un imposteur ?

Comme s’il voulait ménager un effet de surprise, le chevalier à la croix de sang finit par relever lentement sa visière. Les gardes restèrent bouche bée devant le spectacle peu commun qui s’offrait à eux. Le visage aux yeux clos qui se dévoilait était d’une pâleur mortelle et affichait la troublante fixité des masques funéraires. Quel contraste avec la jeunesse et la joie de vivre qui étaient les siennes, bien des années auparavant !

Oui, certes, on pouvait considérer que cet homme avait quelque parenté avec le seigneur Galaad, mais était-ce lui en personne ? Autre-fois avenant et enjoué, il ressemblait plus en cet instant à un cadavre endormi qu’à un homme en pleine possession de ses moyens. Les gardes s’étaient tus et détaillaient avec méfiance cet étrange visiteur qui persistait à garder les yeux fermés. Le soleil ne brillait pourtant pas au point de l’éblouir ! Que signifiait cette mascarade ? Herbioc et ses camarades, de plus en plus nerveux, commencèrent à resserrer l’étreinte de leurs doigts noueux sur la garde des épées et la poignée de leur arbalète.

Soudain, comme mues par des ressorts, les paupières pâles s’ouvrirent d’un coup : des globes oculaires entièrement bleus, sans vie, sans âme, les dévisageaient froidement. Tétanisés par cette vision surnaturelle, les gardes restèrent immobiles, absorbés dans une contemplation malsaine de ce qui n’était plus désormais un chevalier

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de la Table Ronde, mais une engeance diabolique et menaçante. Galaad, ou ce qui en tenait lieu, releva légèrement la tête. Son regard glacial plongea droit dans celui d’Herbioc. Hypnotisé, l’arbalétrier semblait incapable du moindre mouvement, sa volonté totalement soumise à la force mentale de son adversaire. Il fixait intensément le chevalier, sans ciller, comme si sa propre vie en dépendait. Une communication muette s’opéra entre les deux hommes, le temps d’un battement de cœur.

– Oui, maître, dit Herbioc à voix basse, inclinant la tête avec déférence. Pris au piège des yeux diaboliques, il avait involontairement signé

l’arrêt de mort de ses amis. Se retournant sans hâte vers eux, il brandit son arme et, sans hésiter, décocha un trait qui les transperça de part en part. Surpris, ils n’esquissèrent pas le moindre geste de défense ; ils s’écroulèrent sur le sol, mortellement touchés, crachant des filets de sang noirâtre. Herbioc n’eut pas un regard pour les deux victimes. Posant son arme contre le mur comme si de rien n’était, il prit le cor attaché à sa ceinture et le porta à ses lèvres. Il souffla vigoureusement, faisant retentir plusieurs coups brefs. Plus loin d’autres gardes, postés sur les murailles du château, reconnurent le signal et donnèrent aussitôt des ordres pour baisser le pont-levis. Les vieilles chaînes en acier valkyrien commencèrent à grincer, relevant la lourde herse qui protégeait l’accès à Camaaloth.

– Vous pouvez entrer, maître. Le soldat, devenu malgré lui un traître et un renégat, avait parlé

d’une voix monocorde. En vérité, à ce moment-là, Herbioc ne savait même plus qu’il avait une famille. Son esprit envoûté par le regard de Galaad lui avait fait tout oublier, jusqu’à son épouse et son fils. Ses propres yeux étaient devenus, eux aussi, entièrement bleus, exacte-ment comme ceux de son nouveau maître.

L’étrange chevalier esquissa un léger sourire, baissa la visière de son heaume et, éperonnant sa monture, partit au galop vers la forteresse, ignorante du danger qui approchait.

a – Kadfael ! Où es-tu, bon sang ?… Kadfael ! Montre-toi tout de

suite ! Je n’ai pas de temps à perdre avec des enfantillages… Merlin entra dans le laboratoire d’alchimie d’un pas décidé. Il allait

débusquer ce mauvais drôle quoi qu’il lui en coûte. Son âge avancé,

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même pour quelqu’un d’aussi vieux que lui, ne l’empêchait pas d’être déterminé et plein d’énergie. Il ne supportait pas que son apprenti le fasse tourner en bourrique.

Balayant la pièce du regard, il ne distingua d’abord que le capharnaüm habituel : des grimoires, des fioles, des bibliothèques en désordre, des bocaux… mais pas âme qui vive. Le magicien finit par se diriger vers le réduit qu’il lui avait donné pour qu’il puisse mener ses propres expériences à l’abri des regards et des distractions. Là aussi alambics, graines, cailloux, liqueurs et poudres étranges s’égayaient dans tous les sens comme un troupeau de moutons indisciplinés laissés sans surveillance. Mais où était donc passé Kadfael ? Merlin n’avait ni le temps de discuter, ni l’envie de perdre des heures à le chercher à travers tout le château.

– Kadfael, au nom des Anciens, ça suffit ! Montre-toi ! Tu vas finir par être en retard !

– Appelez-moi Kad, s’il vous plaît… Mes amis m’appellent Kad, je préfère…

Merlin, passablement énervé par la tournure prise par les événe-ments, ne chercha pas à repérer d’où venait la voix du jeune homme. Il commençait vraiment à perdre patience…

– J’en ai assez de tes idioties, tu m’entends ? Je ne suis pas ton ami, je suis ton maître ! Et tu t’appelles Kadfael, que ça te plaise ou non, fils de Perceval le Gallois, petit-fils de Pellinor de Listenois. Le roi Arthur en personne t’attend pour faire de toi son écuyer et toi, tu veux le faire attendre ? Et par-dessus le marché tu oses me contrarier ! Moi, le plus puissant magicien du royaume de Logres !

Aucune réponse. Merlin avait beau être habitué aux plaisanteries puériles de Kad, il en avait assez de ces perpétuelles remises en cause de son autorité. L’insolence et la témérité de son apprenti le poussaient à bout. Son caractère acariâtre commençait vraiment à prendre le pas sur sa patience légendaire.

– Montre-toi immédiatement, sinon je lance dans la pièce un sort de révélation, et tu brilleras comme un soleil pendant une semaine ! Tu sais très bien que je vais le faire. Rappelle-toi la dernière fois, on t’a vu une nuit entière à des lieues à la ronde… Tout le monde se moquait de toi et t’appelait ma petite luciole, c’est ça que tu veux ?

La menace eut l’effet escompté. Doucement, l’air commença à se troubler, et une forme humaine apparut peu à peu au milieu de la pièce, là où quelques instants plus tôt l’espace était encore totalement vide. Caché sous une cape imprégnée d’une potion d’invisibilité, Kad

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laissa lentement glisser au sol le tissu magique. L’illusion disparut pour laisser place à un adolescent penaud, même s’il ne pouvait s’empêcher d’esquisser un discret sourire en coin. Insouciance de la jeunesse… Mais la menace de Merlin était bien réelle, il le savait. Et même si celui-ci n’était pas son vrai père, il lui devait néanmoins obéissance. Il était son maître après tout.

Kad était un jeune homme de seize ans. Un peu plus petit que le magicien - qui, lui, était particulièrement grand -, il était mince et élancé. Ses courses effrénées dans les couloirs de la forteresse, son en-traînement aux armes et ses nombreuses escapades à cheval sur les terres du domaine royal lui avaient forgé un corps à la fois svelte et robuste. Ses cheveux blonds retombaient en mèches rebelles devant des yeux verts pétillant de malice. Tout en lui respirait la bonté et l’intelligence. Le garçon n’avait jamais connu sa mère, et son père, parti accomplir une quête dont il n’était jamais revenu, l’avait confié aux bons soins du vieil homme alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Le magicien l’avait dès lors élevé comme son propre fils, lui apprenant tout ce qu’il pouvait lui apprendre, et Kad l’avait toujours aimé comme s’il était son propre père. Pourtant, il étouffait sous le poids de cette autorité qui pouvait se révéler parfois écrasante. Il se demandait quand il pourrait enfin décider par lui-même de ce que serait sa vie…

– Bonté divine ! Comme tu es sale ! Tu t’es encore battu ? s’écria Merlin en voyant ses cheveux pommadés de poussière et ses mains noires comme du charbon.

– Ce n’est pas ce que vous croyez… J’avais besoin d’attraper un cochon pour tester une nouvelle potion. Mais il a déguerpi ventre à terre cet idiot, et j’ai glissé dans la boue…

Kad était un peu vexé que Merlin le considère encore comme un petit garçon bagarreur. C’était fini tout cela, cette époque était révolue. Il se salissait encore mais, selon lui, toujours pour de bonnes raisons… Le magicien souffla et préféra battre en retraite.

– Va dans ta chambre te préparer, je vais demander en cuisine qu’on te monte un baquet d’eau chaude. Tu t’habilles en vitesse et tu files dans la salle du trône. La cérémonie aura lieu dans quelques jours, et le roi doit t’instruire de ce qui t’attend.

– Je sais bien tout cela, mais je vous le répète pour la énième fois, je ne veux pas être chevalier ! Je veux rester ici et devenir alchimiste, comme vous ! Je n’ai aucune envie de partir sur les routes en quête de je ne sais quel objet magique, ou pour secourir une quelconque veuve et ses orphelins. Je ne suis pas fait pour ça, voilà… Je sais que je pourrais

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me rendre utile au château, si seulement on voulait bien m’autoriser à y rester tel que je suis !

– Tu veux être comme moi, mais tu viens suivre mes cours à l’école de magie quand ça te chante ! Hum, quel beau successeur que voilà ! Tu ne seras pas mon héritier ni celui de qui que ce soit d’autre, tu vas devoir trouver ta propre voie, Kadfael. Et cette voie passe par la chevalerie, on en a déjà parlé. Ça ne pourra pas être autrement, et tu le sais.

Le ton sans appel était démenti par les yeux sombres et légèrement embués de Merlin. Une émotion qu’il préférait taire l’étreignit… Son fils adoptif était un brave garçon, plein de cœur et de droiture. Il irait loin s’il arrivait à se discipliner un peu. Mais les ordres du roi étaient clairs : le royaume avait perdu ses plus grands chevaliers au fil des années et, avec eux, sa grandeur et sa force. Une nouvelle génération devait absolument renaître, la pérennité du règne de la Table Ronde en dépendait. Or, Kadfael était le fils d’un de ses plus glorieux héros. Il était donc de son devoir de faire honneur à son rang et à son sang. Tôt ou tard il serait adoubé, le fils de Perceval le savait très bien. Mais il ne comprenait pas pourquoi il était obligé de quitter Merlin pour passer sa vie à manier une épée et se battre à cheval. Il pouvait aussi bien servir son roi en étant alchimiste, druide ou Dieu sait quoi d’autre… Son maître ne voulait pas se lancer à nouveau dans une discussion stérile et sans issue sur ce sujet brûlant. La décision du roi était irrévocable. Il tourna les talons, faisant légèrement voler le bas de son long manteau noir.

– Si tu me cherches, je serai dans ma bibliothèque, j’ai du classe-ment en retard…

Et il repartit aussi vite qu’il était entré. – La barbe, je ne suis plus un gosse, siffla Kad entre ses dents. Il quitta la pièce à contrecœur, prenant volontairement le chemin le

plus long jusqu’à sa chambre. De mauvaise grâce, il traîna les pieds jusqu’à son bain.

Il n’avait vraiment aucune envie de quitter le château. C’était ici qu’il avait grandi, au sein même de la célèbre forteresse de Camaaloth. Elle était devenue légendaire depuis que les ménestrels chantaient les hauts faits des chevaliers de la Table Ronde. Mais pour Kadfael, c’était plus que cela : c’était tout simplement sa maison, et pour rien au monde il n’aurait voulu en partir. Il la connaissait tellement bien qu’il aurait pu retrouver sa chambre les yeux bandés s’il l’avait fallu ! Non, il

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était persuadé qu’un changement d’environnement ne lui serait en rien profitable.

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LE CHEMIN SECRET

ad, qui n’avait aucune idée du drame qui se jouait au même moment à l’extérieur du château, sortit sereinement de sa chambre, propre comme un sou neuf. Il n’avait pas

totalement réussi à démêler sa tignasse rebelle, mais le peigne en dents de baleine offert par Merlin l’avait bien aidé. En revanche, troquer sa tenue habituelle, confortable et pratique, contre une cotte de mailles d’apparat, une tunique plutôt rêche qui le grattait aux pliures et un casque au plumeau fatigué qu’il s’était refusé à mettre, c’était trop pour lui. Il se sentait ridicule. Cliquetant à chaque pas, il avait le sentiment que tous allaient se retourner sur son passage en riant, ça lui semblait évident. Pourtant, il n’en fut rien. Il croisa bien de jeunes lavandières au joli minois, les bras chargés de linge, mais elles étaient si occupées à bavarder qu’elles ne prêtèrent même pas attention au sourire timide que leur adressa le jeune homme. Personne ne s’arrêta pour le dévisager ni lui demander la raison de son accoutrement. Chacun semblait inhabituellement pressé et vaquait à ses occupations avec un air soucieux. Une tension presque palpable régnait dans le château en ce beau jour d’été. On aurait dit une ruche en colère, brutalement tirée de sa torpeur hivernale par quelque visiteur indélicat. Cela n’augurait rien de bon… Des gardes débouchèrent soudain d’un escalier et faillirent le bousculer en remontant en direction de la salle d’armes.

– Attention, gamin, ne traîne pas dans nos pattes ! Kad se poussa prestement sur le côté. Gamin !… Il soupira, résigné.

Même avec sa tenue tintinnabulante, personne ne le prenait au sérieux. Il venait d’avoir seize ans, et on lui parlait encore comme s’il était un enfant. Au mieux, il espérait impressionner Alfred, le vieux matou qui veillait sur les greniers remplis de grains et de souris. À moins que le chat lui-même ne se mette à ricaner en le voyant accoutré de la sorte. Il

K

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soupira à nouveau. Il valait mieux en prendre son parti et faire comme s’il n’avait pas entendu. Après tout il était encore un peu jeune, c’est vrai, et il avait bien l’intention de le rester encore longtemps. Grandir et devenir adulte, cela voulait dire changer de vie, et Kad n’était pas prêt. Sa vie lui convenait très bien comme elle était.

La salle du trône se situait tout en haut du donjon principal, au bout de la haute cour. Il préféra prendre un obscur escalier de service plutôt que d’emprunter l’entrée principale, espérant ainsi être plus discret. Mais une fois en haut, son nez prit soudain l’ascendant sur son cerveau. Au lieu de tourner à droite pour se rendre directement chez son roi, il tourna subitement à gauche : une délicieuse odeur de sucre et de beurre fondu venait de lui rappeler cruellement qu’il n’avait rien mangé à son réveil, trop pressé d’aller courir après un cochon récalcitrant. Alors, sans plus réfléchir, il se dirigea vers les cuisines.

Sur une table encore blanche de farine, la grosse Lucette avait déposé un plat rempli à ras bords de beignets chauds, dégoulinants de miel doré. Elle venait à peine de repartir vers d’autres besognes culi-naires que Kad passa subrepticement la tête par l’embrasure de la porte. La cuisinière était seule. Il l’apercevait de dos, tout au fond de la pièce, en train de préparer une pâte à crêpes. Les autres femmes devaient être en train d’éplucher, râper ou écosser dans une pièce à côté. L’occasion était trop belle ! À pas de loup, en catimini et sur la pointe des pieds, en un mot discrètement, le jeune homme s’avança vers la table. C’était plus que sa gourmandise ne pouvait en supporter… Il tendit lentement la main et s’empara avidement d’un beignet. Il l’enfourna aussitôt n’en faisant qu’une bouchée. Il essayait déjà d’en attraper un autre quand Lucette l’interpella, le faisant vivement sursauter :

– Espèce de vaurien ! Repose ça tout de suite et du balai ! Sors de ma cuisine !

Sous le coup de la surprise, Kad manqua s’étouffer de saisissement et lâcha la pâtisserie qui macula sa belle tenue de grosses taches, grasses et collantes. Le cliquetis de sa tenue l’avait trahi : Lucette se tenait devant lui. Le jeune homme pesta intérieurement contre cette maudite armure.

– Ch’est pas che que vous croyez ! bafouilla-t-il, penaud, la bouche encore pleine.

– Tu n’es qu’un voleur de bas étage, voilà ce que tu es ! tempêta la cuisinière, pourtant habituée aux chapardages de l’apprenti de Merlin.

Elle s’approcha de lui d’un pas décidé, la mine sombre. Elle saisit le torchon qu’elle gardait toujours accroché à sa taille. Kadfael eut un

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léger mouvement de recul : quand la vieille femme était de mauvaise humeur, elle n’hésitait pas à le frapper avec tout ce qui lui tombait sous la main. Mais pas cette fois. Non. Elle s’arrêta à quelques centimètres de lui et, à son grand étonnement, elle entreprit de le débarbouiller vigoureusement.

– Hé, ça fait mal ! – Veux-tu bien te taire, chenapan ! Tu te rends compte que tu vas

m’attirer des ennuis ? Tu t’en rends compte ? Merlin m’a fait promettre de ne rien te donner de salissant aujourd’hui, et regarde un peu de quoi tu as l’air ! Si tu veux qu’on te prenne au sérieux, il va falloir que tu y mettes du tien, sacré nom de nom !

Elle frotta du mieux qu’elle put les traces sur ses vêtements. – Allez, ouste ! Je crois que tu es attendu, n’est-ce pas ? – J’ai encore un peu faim. Je dois voir le roi, c’est vrai. C’est pour ça

que j’ai besoin de forces. Allez, un gâteau, rien qu’un seul… La brave cuisinière souffla, excédée, lançant un œil noir au jeune

effronté. Mais le sourire charmeur de celui-ci eut raison de sa mauvaise humeur. Elle finit par s’avouer vaincue : un petit sablé rond et doré sortit comme par magie de la poche de son tablier et atterrit dans la main tendue de Kad.

– Et si on me demande quoi que ce soit, je dirai que c’est toi qui l’as volé. Maintenant, disparais, c’est compris ?

– Gentille Lucette, un jour je vous revaudrai ça, promis. – C’est ça, file d’ici tout de suite ! Jubilant de sa bonne fortune, Kadfael sortit et se dirigea en sifflotant

vers la salle du trône, hâtant le pas. Le roi Arthur ne lui avait pas donné d’heure précise, mais il savait qu’il devait venir avant midi. Son sou-verain avait beaucoup vieilli ces dernières années et se reposait souvent au calme après sa collation du milieu de journée. Il fallait le ménager.

Merlin lui avait confié qu’Arthur avait été autrefois un homme fort, courageux, redoutable guerrier et fin stratège. Entouré des plus grands chevaliers, il n’avait point d’égal et ne connaissait pas la peur. Le propre père de Kadfael, Perceval le Gallois, faisait partie des hommes qui avaient eu l’honneur de siéger à ses côtés. Mais Arthur pleurait depuis bien trop longtemps la mort de la reine Guenièvre, et l’absence d’héritier, que Merlin ne s’expliquait pas, serait tôt ou tard un pro-blème. Kad avait bien compris que, si le roi insistait pour regarnir les rangs des chevaliers de la Table Ronde, c’était avant tout parce qu’il lui faudrait un jour choisir un successeur parmi tous ces hommes valeureux.

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Il plaignait d’avance le malheureux qui serait ainsi distingué : comment vivre dans l’insouciance quand on préside aux destinées d’un tel royaume ?

Il en était là de ses pensées quand il arriva devant les grandes portes de la salle du trône. Impassibles, deux gardes lourdement armés en barraient l’accès. Les soldats du roi n’étaient pas de mauvais bougres : sous des dehors austères et froids se cachaient des hommes bons et profondément dévoués à leur souverain. Il y avait bien longtemps qu’ils n’avaient pas connu la guerre, ils se percevaient plutôt comme les garants de la paix éternelle sous l’égide de leur bon roi. Kadfael s’adressa à celui qu’il connaissait le mieux :

– Bleiz, laisse-moi passer, le roi m’attend. – Non, Kad, je ne peux pas. Repasse plus tard. Le roi est fatigué et il

a demandé à ne pas être dérangé aujourd’hui, répondit le soldat avec fermeté.

Kad eut une moue de dépit. Quoi ? On l’avait obligé à se laver et à revêtir cette encombrante armure pour rien ? Le roi devait lui parler des devoirs d’un chevalier. Cette discussion était une véritable corvée pour lui, mais c’était la tradition, et il avait bien l’intention de s’en débarrasser au plus vite.

– Très bien, je reviendrai, répondit-il en soupirant. Les deux hommes le regardèrent partir d’un œil morne. Kad fit mine

de s’éloigner, affichant un air contrit et résigné. Néanmoins, il n’avait pas dit son dernier mot. Il voulait s’entretenir avec son roi. Et tout de suite. Il connaissait un passage secret, un tunnel étroit et poussiéreux, qui partait d’une grande chambre vide et donnait directement dans la salle du trône, derrière les grandes tapisseries murales. Arthur le gronderait peut-être d’avoir outrepassé ses ordres, mais il louerait sans doute davantage sa persévérance et son ingéniosité. En tout cas, c’est ce qu’il avait dit la dernière fois que l’apprenti de Merlin avait usé de ce moyen salissant pour lui parler. Le roi aurait-il la même bienveillance aujourd’hui ? Bah, se dit-il, il le saurait bien assez tôt… Il tourna à gauche, remonta un corridor et s’arrêta devant une porte en bois presque invisible dans la pénombre du lieu. Il jeta un regard rapide des deux côtés, s’assurant d’être seul : il n’était pas censé traîner dans cette partie du château, réservée au service du roi. Personne en vue.

Sans hésiter, il ouvrit furtivement la porte et se faufila à l’intérieur, refermant l’huis en silence derrière lui.

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AU FEU !

erlin avait péniblement gravi l’escalier en colimaçon et ses centaines de marches usées. Le souffle un peu court, il arriva enfin au sommet de la haute tour circulaire qui lui

servait à la fois de bibliothèque et de salle de travail. L’espace était immense et les murs entièrement occupés par de larges étagères. Des livres jonchaient le sol ou s’entassaient pêle-mêle sur des tables en bois, ainsi que des grimoires et des feuilles, presque transparentes à force d’être grattées pour être réutilisées. Malgré la forte impression de désordre le magicien y semblait à son aise, et jamais il ne cherchait en vain un document quand par hasard il en avait besoin. Il savait toujours avec une précision étonnante où étaient rangés les rouleaux d’alchimie, les vélins compilant d’antiques formules magiques, ou les simples feuilles volantes sur lesquelles il avait noté à la hâte un secret révélé autrefois par un vieux dragon depuis longtemps oublié des hommes…

Assis à son grand bureau de chêne, il triait un tas de papiers jetés en vrac. C’était pour lui une véritable corvée, n’ayant décidément pas l’âme d’un archiviste… Mais il fallait bien s’y atteler de temps en temps, sinon les rats, la poussière et les toiles d’araignée se chargeraient vite de faire disparaître d’une manière ou d’une autre une formule d’enchantement ou une vieille incantation impossible à retrouver. Son seul plaisir dans cette activité fastidieuse était la solitude qu’elle lui procurait. Il appréciait ce répit, loin des affaires souvent prenantes du royaume.

Un peu las et préoccupé, Merlin reposa un instant le grimoire qu’il étudiait et se plongea dans ses pensées. Il bénissait chaque jour les Anciens d’avoir confié Excalibur aux hommes, l’Épée qui assurait depuis des décennies au royaume d’Arthur une paix sans précédent. Une arme magique dans la main d’un roi légendaire assurait l’unité de ce territoire

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immense, aux provinces si différentes. Hélas, ces dernières années, la santé déclinante d’Arthur commençait sérieusement à inquiéter le vieux magicien. Il savait bien qu’Excalibur pouvait lui assurer une longévité exceptionnelle si le roi en manifestait l’envie, mais il sentait que petit à petit l’homme se murait dans une forteresse de solitude. Depuis la mort de sa femme Guenièvre, il n’était plus le même. Arthur aurait tant souhaité avoir un fils. Un prince. Un héritier. Un nouveau roi à qui il aurait pu sans crainte confier les rênes d’un pouvoir devenu trop lourd pour lui.

Merlin avait compris qu’il devait coûte que coûte protéger le royaume, et d’Arthur lui-même s’il le fallait. Pour cela, il avait tout mis en œuvre pour le convaincre de partir en quête de sang neuf. Il ne devait pas rester seul face aux responsabilités qui lui incombaient. Il fallait aussi remettre de la vie dans ce château assoupi, assister à de nouveaux adoubements pleins de solennité, entendre de nouvelles chansons de geste dans les tavernes des villages, même les plus reculés. La Table Ronde devait à nouveau galvaniser les cœurs et les épées.

En même temps que Logres se mettait à la recherche de ses nouveaux paladins, Merlin avait fait de son mieux pour mettre sur pied une école de magie à Camaaloth. Certes, le titre était un peu exagéré… Il n’avait pas le pouvoir de former de vrais magiciens, car, comme chacun le sait, le don de magie pure est inné et très rare. Mais il avait la possibilité d’offrir à chaque élève un peu doué, et qui s’en donnerait les moyens, les connaissances alchimiques, médicales, ou encore astrales nécessaires pour aider le petit peuple en cas de maladie, de récolte difficile, de querelles entre voisins… De simples druides, voilà ce qu’il faisait d’eux.

Toutes ces dispositions ne visaient pas simplement à assurer l’unité et la pérennité symbolique du royaume ; elles préparaient également une ligne de défense prête à être activée si le besoin s’en faisait sentir. Or, ces derniers temps, des nouvelles inquiétantes lui parvenaient des contrées les plus éloignées : on parlait de retour de la magie sauvage, d’interruption des vols de corbeaux messagers… cette situation le pré-occupait terriblement. Un hiver précoce et particulièrement froid aurait pu éventuellement expliquer l’absence de communication avec certaines villes situées loin vers le nord, mais ce silence assourdissant ne lui disait rien qui vaille.

Les minutes passaient, calmes et studieuses. Pourtant, Merlin sentait s’insinuer à la lisière de sa conscience une présence malveillante et sournoise qui semblait l’épier. Plusieurs fois il interrompit son travail et releva brusquement la tête, balayant la pièce d’un regard sombre,

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cherchant un intrus tapi dans l’ombre. Mais il avait beau chercher, il était seul dans la bibliothèque. Il respira profondément, retrouvant peu à peu son calme. En cas de danger pour le royaume, il savait que l’Épée sacrée aurait irradié intensément, alertant tous ses sens. Néanmoins, le vieil homme n’était pas dupe non plus, il sentait bien que la puissance de l’arme magique déclinait.

Il avait servi de nombreux rois au fil des siècles avec la même loyauté et le même dévouement qu’il accordait au fils d’Uther. Quand l’Épée avait été offerte à Arthur, Merlin avait décidé d’y lier sa propre puissance, s’obligeant ainsi à toujours servir son porteur ou à périr. Aujourd’hui pourtant, il se rendait compte qu’il n’était plus qu’un relais du pouvoir de l’Épée en temps de guerre et un simple conseiller avisé en temps de paix.

Plongé dans ses pensées, il ne fit pas attention à la servante qui était entrée discrètement dans la bibliothèque. Elle se tenait sagement dans un coin, attendant qu’il veuille bien sortir de sa rêverie mélancolique. Merlin finit par la voir. Elle apportait des nouvelles des villes côtières septentrionales. Aussitôt il lui arracha des mains les maigres bouts de papier qui avaient longuement voyagé, accrochés aux pattes grêles des corbeaux messagers. La jeune fille, impressionnée, se tint coite et resta à bonne distance pendant que le maître des lieux prenait connaissance du contenu des feuillets. À mesure de sa lecture, son regard s’assombrissait.

Des drakkars auraient été aperçus croisant au large des côtes. Un village de pêcheurs aurait même été attaqué par des Vikings… Quoi qu’il se passe, l’heure était grave. De toute évidence Excalibur et ses sortilèges n’étaient plus capables de protéger le pays contre les incursions des barbares du Grand Nord…

Il fallait prévenir le roi, et vite ! Envoyer des soldats sur place, mettre bon ordre dans tout cela. Il prendrait lui-même la tête de ces troupes. Il était capital de prouver à tous que Logres était encore un grand royaume qui prenait à cœur de défendre jusqu’au village le plus modeste. Les Vikings ne pouvaient pas s’aventurer impunément sur ses terres ! Ils devraient payer leur audace. Mais la prudence restait de mise : il ne pouvait laisser Arthur seul dans la forteresse, livré à lui-même et à sa mélancolie.

La messagère, qui ne disait mot, attendait toujours ses instructions. Il la congédia d’un geste brusque de la main. Poussant un discret soupir de soulagement, elle détala sans demander son reste. Merlin la regarda à peine quitter la pièce, ne pensant qu’aux nouvelles inquié-tantes qu’il avait sous les yeux. Ses idées bouillonnaient, confuses et

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contradictoires. Rejetant la tête en arrière, les paupières closes, il s’obligea à réfléchir calmement.

Il eut soudain un terrible pressentiment. Sautant brutalement sur ses vieilles jambes, il se rua à la fenêtre. Horreur ! Le ciel d’un perpétuel bleu d’été qui régnait d’habitude sur Camaaloth avait pris une vilaine teinte violacée. Des nuages gonflés de pluie se regroupaient en grappes d’une ampleur terrifiante. Tous les orages et tornades du monde semblaient s’être donné rendez-vous au-dessus du château. Le plus effrayant était les brumes traîtresses avançant contre le vent, comme animées d’une vie propre… elles allaient bientôt totalement recouvrir la forteresse ! Un long frisson parcourut l’échine de Merlin. Mais quelle était cette diablerie ?

Hélas, le vieil homme n’était pas au bout de ses surprises… Se penchant plus avant à la croisée, il aperçut au loin un cavalier tout de blanc vêtu monté sur un palefroi recouvert d’une robe pourpre de mauvais augure. L’animal galopait à bride abattue et s’approchait du château.

Il ne fallut qu’un instant à Merlin pour comprendre ce qui se passait : Camaaloth était attaqué ! Mais non par une armée ordinaire. Ces ennemis qui fondaient soudain sur eux, et surtout ceux qui avaient mis sur pied cette attaque, étaient bien plus dangereux… Une sombre nuée de vautours arriva de nulle part et fondit droit sur sa tour. Ces terribles volatiles au bec plus acéré qu’un poignard, aux serres aiguisées comme le fil d’un rasoir, aux ailes épaisses comme le velours d’une nuit sans lune, semblaient accompagner la mort elle-même, tant leurs cris assourdissants et leur épouvantable apparence auraient pétrifié tout homme assez fou pour leur jeter un regard.

– NON ! hurla le magicien tout en se retournant vers le centre de la pièce, vous ne passerez pas !

Dans un silence de cathédrale, remplissant toute la bibliothèque, une centaine de formes vaporeuses se matérialisèrent en même temps, vision spectrale d’une explosion muette. Une écœurante odeur de pourriture, de charogne et de chairs en décomposition se répandit aussitôt dans l’air : une meute de sluaghs. Ces anciennes fées déchues étaient, selon la légende, tombées depuis des siècles dans les ténèbres les plus profondes. Pire encore : elles étaient devenues des non-mortes aux ordres des Enfers, des êtres d’une cruauté inouïe hantant des corps en perpétuelle putréfaction. Plus dangereuses que des banshees, craintes de tous, et peut-être même de la reine Morgane en personne…

Pendant un instant qui sembla durer une éternité, ces femmes décharnées aux ailes membraneuses jetèrent à Merlin le même regard

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de défi. Nullement impressionné, le magicien était déjà en position de combat. Il n’avait pas l’intention de répondre à cette intrusion autre-ment qu’en se battant !

Comment ? Elles osaient venir le provoquer chez lui ? Que s’imaginaient-elles ? qu’il était devenu faible et sénile ? Eh bien, elles allaient être déçues. Devant l’urgence du péril, Merlin n’avait plus qu’une chose à faire : puiser dans sa nature profonde et faire renaître Myrdhin, fils de Cernunnos, un démon des temps primaires. Il devait renouer, même provisoirement, avec cette part de lui-même tapie dans la pénombre de ses plus anciens souvenirs, masse confuse de cruauté, de violence et de plaisir… Cela seul pouvait lui apporter la toute-puissance d’une armée destructrice et invincible pour lui permettre de vaincre. Il s’était toujours juré de ne l’utiliser que si le royaume de Logres était menacé. Et ce moment tant redouté était arrivé. Un roi vieillissant, une Épée magique affaiblie… Merlin avait besoin de toutes ses forces, même les plus obscures, pour remporter le combat !

Ses yeux s’allumèrent alors comme un brasier sous le vent, lançant des flammes sang et or. Sa bouche se mit à souffler un air si brûlant qu’une tornade se forma et l’enveloppa d’une impénétrable armure tourbillonnante. Emportés par ce maelström, les livres alentour se soulevèrent et commencèrent à tournoyer dans la pièce, se consumant irrémédiablement. Des milliers de cendres incandescentes retombaient sur le magicien et les fées maudites, criblant de minuscules brûlures les vêtements usés du vieil homme. Avant même de compter le premier combattant à terre, la bibliothèque était devenue un effroyable champ de bataille, empuanti par les remugles pestilentiels des sluaghs mêlés à l’odeur du papier carbonisé.

– Tes vieux tours sont inutiles, croassa l’une d’elles. – Tes vieux jours sont révolus, couina une autre. – Arrière, gardiennes des Enfers ! Quoi que vous veniez chercher je

m’en moque. Retournez chez vous, les morts avec les morts ! Peste soit des démons comme vous !

Merlin se sentait maintenant extrêmement puissant, et son envie dévorante de réduire à néant ces femmes répugnantes le faisait presque saliver d’impatience. Le magicien bougon n’avait plus rien d’humain. Son goût du sang, venu du fond des temps, avait pris le pas sur sa sagesse et sa retenue. Ces êtres vils incarnaient la destruction et la mort, il serait leur fin. Le temps des hésitations était révolu.

Dans les ombres dansantes de ce feu démoniaque, Merlin parut soudain gigantesque, les yeux chargés d’éclairs presque phospho-

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rescents. Sans qu’il s’en rende compte, une nouvelle force venue des tréfonds de la terre avait pris possession de son corps. Une étrange aura sombre ceignait désormais son crâne comme une couronne hideuse et démente. La fureur qui coulait dans ses veines décupla. Seul, face à la nuée pourrissante, il se sentait comme un titan devant une poignée de rats. Il n’avait plus qu’une idée en tête : les réduire à néant, les broyer, les pulvériser. Une voix qu’il avait étouffée depuis trop longtemps hurlait du plus profond de ses souvenirs, réclamant son dû : elle voulait se rassasier de la vue de corps désarticulés, elle voulait dévorer toutes ces âmes tourmentées, n’en épargner aucune. Myrdhin s’était réveillé et il était affamé.

Alors, de ses mains craquelées par le feu, qui le consumait de l’intérieur, surgirent des sphères de lave rougeoyante qu’il projeta à toute vitesse vers les harpies infernales. Quelques-unes, frappées à la gorge, tombèrent au sol, à moitié décapitées. Leurs congénères encore indemnes répliquèrent aussitôt en vomissant vers Merlin des flots de mucus acide à travers leurs bouches édentées. Le déluge de venin verdâtre transperça par endroits la barrière de vent qui protégeait le magicien, et les premiers jets finirent par le toucher au visage… Sa peau parcheminée se mit à fondre là où la substance écœurante dégoulinait. Des lambeaux de chair se détachèrent petit à petit, mettant l’os à nu. Pourtant, malgré l’horreur de ses blessures, Merlin ne semblait ressentir aucune douleur, et ses aptitudes au combat ne faiblissaient pas. Tirées de leur long sommeil, les facultés de régénération trans-mises par Cernunnos, le démon à tête de cerf, le protégeaient et le maintenaient en vie : peau, muscles, tendons, tout repoussait à mesure que l’acide les rongeait. Les traits du magicien se faisaient et se défaisaient sans cesse, et dans la lumière mouvante des flammes le visage de la victoire succédait à celui de la mort.

La lutte semblait sans fin. Pour chaque projectile enflammé lancé sur les sluaghs, des dizaines d’entre elles se jetaient dans la bataille, répliquant par des jets de sucs mortels et visqueux. Une fumée âcre et piquante flottait maintenant partout dans l’immense pièce.

L’enfer et ses sbires s’étaient donné rendez-vous à Camaaloth…

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UN FUNESTE DUEL

e glisser dans ce tunnel obscur lui semblait bien plus facile d’habitude. Oui, mais d’habitude Kadfael ne portait pas une armure d’apparat lourde et encombrante. L’air poussiéreux

irritait sa gorge et lui piquait les yeux. Il dut s’arrêter pour souffler et réajuster le fourreau de son arme d’entraînement qui le gênait dans sa progression. Il trouvait ridicule cette tradition de se présenter devant son suzerain vêtu de pied en cap comme un chevalier fraîchement adoubé. Il ne l’était pas encore, que diable ! Cette carapace métallique était-elle vraiment censée l’aider à intégrer pleinement son statut de futur homme lige du roi ? En cet instant, Kad ressentait surtout de l’agacement. Ramper dans cet accoutrement… quelle idée il avait eue là ! Un chevalier n’était pas supposé passer par des trous de souris, songea le garçon, amusé. Il se remit à avancer, dégageant d’une main des toiles d’araignée particulièrement collantes.

Il finit par arriver juste en dessous d’une petite trappe qu’il ouvrit avec précaution. Un mince filet de lumière apparut. Il repoussa délica-tement la plaque de bois et se faufila dans la pièce. Il se tenait maintenant derrière les grandes tentures accrochées le long du mur, au fond de la salle du trône. Il souleva alors légèrement le rideau et resta songeur devant le spectacle qui s’offrait à lui.

Voilà donc ce qu’était devenu le légendaire roi Arthur ?… Un fantôme, pâle, amaigri, flottant dans des vêtements bien larges pour sa faible carcasse. Lui qui avait été le champion des Anciens, légitime détenteur d’Excalibur, l’Épée née dans les forges d’Avalon, il semblait écrasé par une charge trop lourde. La fatigue qui se lisait sur ses traits tirés n’était pas de celles qui s’effacent avec le sommeil, et tout son être dégageait une tristesse et un accablement qui auraient ému le cœur le plus dur.

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Arthur avait perdu la femme qu’il aimait et, avec elle, le goût de vivre. Ce deuil l’avait vieilli prématurément. Ses longs cheveux bruns et sa belle barbe fournie étaient émaillés de nombreux fils d’argent ; à côté de lui Merlin faisait presque figure de jeune homme. Il mangeait à peine, laissant des assiettes toujours pleines que de discrets serviteurs apportaient et rapportaient sans un mot. Quand il arrivait de rares visites protocolaires, il consentait quelques efforts pour recevoir ses hôtes avec courtoisie. Mais en cet instant, ignorant la présence de Kad et se croyant seul, il s’abandonnait à ses souvenirs. Il regardait au loin, absent, tassé contre le dossier d’un trône devenu trop grand. Il semblait chevaucher en rêve avec ses compagnons disparus.

Balayant la pièce des yeux, Kad admira au milieu de la salle la gi-gantesque table de granit clair, lisse et parfaitement circulaire : c’était la fameuse Table Ronde chantée dans tous les récits épiques. Combien d’hommes et de femmes avait-elle fait rêver ! Plus qu’un objet de pouvoir, elle symbolisait la solidarité et l’équité entre les hommes, ligne d’horizon d’un idéal juste. Mais les hommes étaient loin, morts ou disparus, et Arthur vivait aujourd’hui seul parmi ses fantômes.

Kad hésitait sur la conduite à tenir. Finalement, son idée de se pré-senter au roi par surprise ne lui semblait plus si bonne. Il attendit quelques minutes sans parvenir à se décider. En son for intérieur, il savait qu’il était appelé à devenir chevalier, comme son père, Perceval le Gallois, lui qui fut l’un des plus proches amis d’Arthur. Kad avait beaucoup d’estime pour son souverain et il ne voulait à aucun prix le décevoir. Mais il était persuadé qu’il ne pourrait jamais égaler Perceval, et il redoutait plus que tout de décevoir le fils d’Uther, déjà fort affligé.

Il s’apprêtait à rebrousser chemin quand les deux portes battantes de la salle du trône s’ouvrirent violemment, et un vent glacial pénétra. Qui donc se permettait d’entrer ainsi sans s’être fait annoncer ? Kad, par réflexe, se cacha soigneusement entre les plis des tentures. Il pourrait ainsi voir sans être vu… Son intuition lui soufflait qu’il valait mieux être prudent. Une intrusion aussi abrupte dans le sanctuaire royal n’augurait rien de bon.

Le premier son qu’il perçut fut le claquement des sabots sur le sol de pierre. Cette succession de chocs sourds se rapprochant de plus en plus ricochait dans l’air comme autant de menaces. Le bruit cessa, et Kad, dévoré par la curiosité, jeta un œil à travers l’embrasure des rideaux. Un cavalier en armure, visière baissée, se trouvait devant le roi. Chose incroyable, il avait l’outrecuidance de rester à cheval pendant qu’Arthur, encore embrumé de rêveries, le dévisageait vaguement. Les gardes

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n’étaient plus là, volatilisés dans les dédales de la forteresse. Qui pouvait bien être cet inquiétant personnage ?

En l’observant un peu mieux, Kad reconnut le blason peint sur le bouclier. Il en resta bouche bée quand il comprit que l’étrange che-valier n’était autre que Galaad ! Cette vision aurait dû le mettre en joie, pourtant son instinct lui dictait de rester coi, bien caché à l’abri des regards. Ces retrouvailles s’annonçaient peut-être bien différentes de celles qu’il espérait…

Galaad se remit en marche, menant son destrier au pas, ses sabots résonnant dans l’air assoupi de la salle du trône. Il n’eut même pas à baisser la tête tant les proportions de la pièce étaient généreuses. Il se tint bientôt devant Arthur, arrogant et froid.

– Soyez le bienvenu, Chevalier, quelle que soit votre requête. – Ah ! La légendaire courtoisie du roi Arthur, ricana une voix éraillée

qui semblait surgir de nulle part. Galaad sauta au sol sans un bruit malgré sa lourde armure. Au même

moment, une vieille femme se matérialisa comme par enchantement à ses côtés. Surpris, le roi sortit un peu de sa torpeur mélancolique, plus intrigué qu’inquiet. Il ne remarqua pas le blason de son visiteur.

– Qui êtes-vous donc, vous qui semblez me connaître ? Galaad s’approcha de la Table Ronde et ôta son casque. – Comme vous semblez ne pas vouloir nous reconnaître, je vous

présente la fée Viviane, l’une des trois Azuras originelles, encore appelée Dame du Lac, dit-il d’une voix forte. Et surtout, elle est ma mère…

– Et voici Galaad, fils de Lancelot et faucon de ton été, roi usurpateur ! susurra la vieille femme.

À ces mots, Arthur blêmit et demeura interdit. Galaad revenait enfin, au bout de quinze longues années d’absence ! Ce jour aurait dû être une fête, et pourtant le chevalier lui semblait hostile. Ses traits étaient bien les siens, à y regarder de plus près, mais il avait changé, c’était évident. Son ton froid, acerbe, chargé d’amertume, laissait deviner un personnage aigri, qui n’avait qu’une envie : prendre sa revanche. Quant à la femme aux traits changeants qui l’accompagnait, passant du visage ridé d’une mourante au visage lisse et pur d’une jeune femme, ce ne pouvait être que la terrible sœur de Morgane.

Frappé par la dureté des propos, le roi dut se rendre à l’évidence : ces sinistres visages n’étaient pas là pour une visite de courtoisie. Un danger imminent planait sur le château et ses habitants. Arthur pensa

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un instant appeler les gardes, mais il comprit que de simples soldats ne pourraient rien face au péril à venir.

– Galaad, mon noble ami, que t’est-il arrivé ? Je te vois maintenant, tu es si pâle, et tes yeux semblent de glace… Où étais-tu ? As-tu enfin trouvé le Graal ? Tes compagnons, Perceval et Bohort, que sont-ils devenus ? Pourquoi ne sont-ils pas avec toi ?

À ces mots, Kad, toujours caché dans son coin, cessa de respirer un instant, car si ce Galaad semblait inquiétant, il savait aussi ce qui était arrivé à Perceval, ce père qu’il ne connaissait qu’à travers les récits des troubadours.

Galaad ne répondit rien, il s’approcha de la Table Ronde jusqu’à l’effleurer du bout de ses doigts gantés de métal. Il se pencha, observant longuement la surface lisse ; puis il toucha une minuscule entaille dans la pierre, à peine visible à l’œil nu.

– Trop de questions, Arthur, trop de questions… Tu connais la vieille prophétie de Turan le magicien ? Il a vécu il y a fort longtemps, et ses paroles ne peuvent être mises en doute : Le royaume de Logres un jour sera sauvé / Par la venue d’un roi semi-fée.

– Tu n’es pas roi ! répliqua Arthur d’une voix forte et autoritaire. – Pas encore… répondit le fils de Viviane et de Lancelot. Je sais

pourquoi tu tenais tant à avoir le Graal. Je l’ai appris à mes dépens, roi fourbe et égoïste ! Heureusement, ma mère m’a retrouvé, et elle m’a sauvé…

Arthur jeta un regard à Viviane qui caressait doucement l’encolure de la monture de son fils.

– Viviane, Galaad, dites-moi, quel tort vous ai-je fait pour que vous me fassiez pareils reproches ? Je ne comprends pas tes paroles de haine… Viens plutôt prendre la place de ton père, deviens mon bras droit, et je t’aimerai comme un fils.

– La place de mon père ? Tu la lui as volée, tu es assis sur son trône ! s’écria le renégat. Mais tu as raison, aujourd’hui, je viens prendre la place qui est la mienne. Ma mère m’a tout expliqué, Excalibur devait aller à Lancelot, c’est ce qui était prévu, à Lancelot, mon père ! Et tu le sais… Tes manigances ont tout changé quand tu as gagné le cœur de Morgane, tu as volé le pouvoir, le trône, la gloire… Pour en faire quoi ? Dis-moi, pour en faire quoi ? Regarde-toi, tu es devenu pitoyable, tu n’es plus que l’ombre d’un roi. Je ne vois qu’un fantôme qui se croit encore en vie…

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– Et pas l’ombre d’un héritier en vue, comme c’est triste… Tu n’aurais pas dû trahir Morgane ! gloussa Viviane dont les traits rajeunissaient de plus en plus.

Arthur se leva d’un bond, furieux et semblant avoir retrouvé sa vigueur passée.

– Comment peux-tu proférer de telles paroles ? Comment oses-tu ? Galaad, ton père était mon meilleur chevalier, c’était un frère à mes yeux, et il a sacrifié sa vie à la bataille de Camlann pour me sauver ! Alors que toi, qu’as-tu fait de tes amis ? Les as-tu sauvés ?

– Mes amis arrivent. Les tiens… je les ai tués. À ces mots Kad eut envie de hurler et de courir vers Galaad pour le

terrasser. Heureusement, Merlin avait réussi à lui faire comprendre, après toutes ces années de formation, que la colère était le meilleur moyen d’échouer dans ce qu’on entreprend. Le jeune homme prit une profonde inspiration, et il se rendit compte qu’il n’était pas de taille pour se battre contre un tel adversaire. Il n’avait même pas d’épée digne de ce nom, et surtout, Galaad ne devait pas mourir avant d’avoir dit où Perceval reposait. Il lui fallait attendre. Mais en même temps il sentait bien que son vieux roi était en danger. Que faire ? Si Merlin avait été là, il aurait su quoi faire, lui ! Pour l’instant, il valait mieux continuer d’observer sans rien dire.

– Regarde-toi, Galaad, regarde-toi ! Tes yeux de serpent sont la preuve que cette sorcière t’a envoûté, tu dois résister, tu dois la combattre ! s’écria Arthur, furieux par tout ce qu’il venait d’entendre.

– Et toi, regarde ce que je viens faire de ton règne. Logres est à moi, et après ce sera au tour de Brocéliande…

Arthur secoua la tête en signe de refus. Sa main droite glissa lente-ment vers son baudrier et saisit fermement le pommeau d’Excalibur. Une lueur dorée passa fugacement de l’un à l’autre. Galaad, alors tout proche de la Table Ronde, se pencha vers la fissure qui la parcourait. Une larme se forma au coin de son œil droit et coula lentement le long de sa joue pâle. Elle tomba et se glissa dans l’interstice de pierre à peine visible. Aussitôt, toute la surface fut comme prise dans les glaces de l’hiver le plus rude. Trouvant son chemin à travers le granit millénaire, le liquide d’un bleu maléfique s’insinua au cœur du symbole du royaume avec une facilité déconcertante. Le poison implacable de la vengeance et de l’envie s’infiltra profondément avant de geler et se figer. Le temps semblait s’être arrêté, personne n’osait parler, quand soudain la Table Ronde éclata en deux parties égales qui s’écrasèrent au sol dans un odieux fracas, tel un chêne centenaire qu’on abat.

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Abasourdi, Arthur sortit alors de son fourreau une Excalibur presque incandescente. Kad eut le souffle coupé devant tant de splendeur et re-prenait espoir. Son roi n’allait faire qu’une bouchée de ses adversaires, c’était évident !

– Non ! hurla Arthur. Ce n’est pas possible… Les dieux anciens sont à mes côtés, et même si je n’ai plus la force d’antan, je n’entrerai pas dans la nuit sans combattre !

– Tu vis déjà dans les ténèbres, Arthur. Tu le sais, et je le sais… Galaad avait répondu d’une voix très calme qui ne trahissait aucune

émotion. Il laissa le roi venir à lui et n’esquissa même pas le geste de se saisir de son arme. Arthur était dans un état de fureur indescriptible. Brandissant Excalibur au-dessus de sa tête, il allait frapper quand Galaad attrapa son marteau et le tendit dans sa direction. L’arme, très finement ouvragée, faite d’un métal rare et précieux, brillait d’inquiétants reflets bleutés. Des arcs de foudre en jaillirent aussitôt et touchèrent violemment Arthur à la poitrine. Tentant désespérément de résister à l’épouvantable douleur, le champion d’Avalon tenait son épée à deux mains, crispé dans un terrible effort pour résister à l’assaut de cette magie déloyale. Galaad ferma alors un instant les yeux, savourant sa victoire imminente. Quand il les rouvrit, ils brillaient d’un éclat bleuté encore plus intense. Pendant ce combat acharné, la fée Azura s’était tenue en retrait, observant la scène avec une assurance teintée de mépris.

Voyant l’issue du combat proche, elle posa une main sur l’épaule de son fils. Elle se tenait prête à accomplir avec lui l’impardonnable : un régicide. L’arme magique du chevalier-sorcier cracha alors de nouveaux éclairs plus gros et plus brillants qui frappèrent Arthur de plein fouet et la lame de son épée. Sous la violence du choc, Excalibur explosa littéralement dans une gerbe de couleurs, et le roi fut projeté au fond de la salle ! Son corps fumant atterrit avec un bruit sourd juste devant la cachette de Kad, horrifié par ce qu’il venait de voir. Arthur respirait à peine, agonisant. Un filet de sang coulait entre ses lèvres fines. Dans un ultime effort, il tourna la tête vers le jeune homme, le pommeau de l’Épée brisée serré contre sa poitrine.

– Sire, chuchota Kad, n’ayez crainte, je vais vous venger ! – Non, parvint à souffler Arthur. Il est trop tard, jeune fou… Ta mort

ne servirait personne. Je vais partir pour Avalon, mon heure est venue, je le sais… Rejoins Merlin et protège Excalibur, ton roi te l’ordonne…

Ce furent ses derniers mots. Il mourut en héros, sa vaillance n’avait pas faibli. Son adversaire avait été le plus fort, tout simplement.

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Kad se ressaisit et vit Galaad au bout de la pièce serrer sa mère dans ses bras. Mais Viviane déjà se libérait de l’étreinte de son fils et commençait à avancer vers le corps du roi. Alors, sans réfléchir, l’apprenti de Merlin glissa la main sous le rideau pour attraper le pommeau d’Excalibur. C’était la dernière volonté de son roi.

Cependant, une chose étrange se produisit : quand il toucha l’Épée brisée, une sorte de magie bienfaisante le parcourut. Quelques brefs picotements le réchauffèrent et estompèrent un instant sa colère, mais il n’y prêta pas vraiment attention, car il devait filer au plus vite loin de ces meurtriers et appeler Merlin à l’aide. Il s’éclipsa sans un bruit.

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LA FIN DE LA MAGIE

iviane se tenait devant la dépouille du roi. Elle scrutait le sol avec attention, cherchant parmi les morceaux d’Excalibur éparpillés un peu partout l’élément le plus important. La

contrariété se lisait sur son visage : mais où était donc passé le pommeau de l’Épée ? Elle continua frénétiquement ses investigations et finit par soulever le bas des rideaux. Elle découvrit alors la trappe de bois restée légèrement entrouverte après le passage de Kadfael. Surprise, elle se tourna vers son fils, l’interrogeant du regard :

– Gardes ! s’écria Galaad, qui a pu se faufiler par cette trappe ? Bleiz, le soldat qui surveillait le couloir, pénétra dans la salle du

trône. Ses yeux étaient totalement bleus. Il s’avança vers le chevalier félon et répondit d’une voix monocorde :

– Kadfael, l’apprenti de Merlin, Monseigneur. Il connaît tous les passages secrets et tous les recoins de ce château…

– Kadfael… ce nom me dit quelque chose… – Il est le fils du seigneur Perceval. À ce nom, Galaad entra dans une colère terrible : – Je veux ce Kadfael mort ou vif, immédiatement ! La lignée de

Perceval doit s’éteindre aujourd’hui… Partez à sa recherche et rapportez-moi ce qu’il m’a volé !

a Pendant ce temps, Kad courait comme un fou pour rejoindre son

maître. La peur lui donnait des ailes et son esprit bouillonnait de mille

V

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pensées contradictoires. Le roi était mort ! Il n’arrivait pas à le croire… Mais l’heure n’était pas à la réflexion. Il lui fallait s’échapper, et vite !

– Il est là-bas, attrapez-le ! gronda soudain une grosse voix derrière lui.

Il était repéré. À ce cri, une dizaine d’hommes se lancèrent à sa poursuite. Kad prit ses jambes à son cou et se mit à courir encore plus vite. À droite, puis à gauche par une porte dérobée, toujours plus vite… Et ces pas qui se rapprochaient… Il finit par se sentir un peu perdu dans cet entrelacs de couloirs, d’escaliers, de passages plus ou moins obscurs. Il avait l’impression de chercher à sortir d’une prison immense qui brouillait les pistes à plaisir. Il sentit l’angoisse monter, mais, se morigénant, il refusa de se laisser aller à des pensées négatives. Il trouverait forcément un endroit où se cacher !

Après de longues minutes de course éperdue, il avisa un escalier en colimaçon qu’il connaissait bien. Il se faufila dans un recoin sombre sous les marches de pierre. Ça sentait la poussière, la crotte de souris et l’humidité froide… Les lourds pas de ses poursuivants s’étaient tus. Peut-être était-il sauf, au moins provisoirement. Lui qui avait grandi sous le regard bienveillant de ces hommes, il devait à présent tout faire pour leur échapper, quelle ironie !

Bien à l’abri dans cette cachette de fortune, il resta là un long moment, cherchant à mettre un peu d’ordre dans ses pensées sans céder à la panique. Il était assez lucide pour comprendre que tout cela le dépassait et qu’une seule personne était capable de sauver le royaume de Logres : Merlin, son vieux maître qu’il aimait comme un père malgré leurs fréquentes querelles. Il devait le rejoindre, coûte que coûte.

Le jeune homme était sur le point de se relever quand il entendit des pas venir vers lui. Ce ne pouvait pas être un garde, le bruit était trop léger. Il risqua un œil au-dehors : deux enfants arrivaient, se tenant par la main. Ils avaient l’air terrifiés. C’étaient Thibault et Jeanne, deux élèves de l’école de magie. Kad les connaissait bien. Ils étaient frère et sœur et vivaient dans le village de Carduel non loin du château. Ils couraient vite, et allaient passer devant la cachette de l’escalier sans se rendre compte de rien. L’adolescent surgit alors devant eux quand ils passèrent à sa hauteur, les prit chacun par un bras et les tira aussitôt avec lui dans la pénombre.

– Kadfael ! s’écrièrent-ils en chœur. – Où allez-vous comme ça ? Que se passe-t-il ?

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– Les gardes sont devenus fous, ils pourchassent tout le monde, surtout les élèves de l’école.

– Vous allez rester là, dans ce coin sombre, personne ne vous verra, répondit Kad d’une voix rassurante. Vous sortirez du château cette nuit en empruntant le tunnel secret des douves, vous avez compris ?

– Oui, répondit la fillette moins inquiète maintenant qu’un ami s’occupait d’eux.

– Et j’ai ça, continua Thibault en sortant un flacon de verre rempli d’un liquide tourbillonnant. C’est un élixir de brume.

– Tu es sûr qu’il fonctionne ? – Euh… je pense, oui. Enfin, le maître m’a dit qu’on le testerait

demain et… – Demain il n’y aura pas cours, Thibault… Et on n’a pas le temps

pour les essais. Si un garde veut t’attraper toi ou ta sœur, tu jettes la bouteille par terre de toutes tes forces et vous courez au chemin secret sans vous retourner. La brume vous donnera quelques minutes de répit… enfin, j’espère.

– Viens avec nous ! le supplia alors la petite. Nos parents te cacheront dans leur ferme, tu seras en sécurité là-bas.

– Non, je suis désolé… Je dois rejoindre Merlin. Il a peut-être besoin de moi…

– C’est un grand magicien, répliqua Thibault, et tu n’es que son apprenti. Il saura très bien se débrouiller sans toi !

– Non, je dois y aller. Et puis même si on n’est pas bien gros vous et moi, cette cachette est trop étroite. On n’y tient pas tous, si quelqu’un passe on est sûr d’être découvert. Non, faites comme je vous ai dit. Restez là, ne faites pas de bruit, et cette nuit quittez Camaaloth sur la pointe des pieds.

C’est en leur parlant qu’il avait clairement compris où était sa véritable place : aux côtés de Merlin. Il se leva et jeta un dernier regard plein d’affection aux deux petits.

– Bonne chance, chuchota la fillette. Kadfael repartit à pas de loup. Il ne voulait surtout pas attirer

l’attention de qui que ce soit et mettre en danger les enfants. Il savait où il devait se diriger : vers la tour de la bibliothèque, persuadé qu’il serait en sécurité auprès de son vieux maître. Il ignorait que celui-ci vivait, lui aussi, des moments difficiles…

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a Dans la bibliothèque, le combat entre Merlin et les sluaghs durait

depuis un certain temps déjà. Le nombre des assaillantes commençait enfin à diminuer.

– C’est donc tout ce dont vous êtes capables, maudite engeance ? déclara calmement Merlin aux dernières encore debout. Vous avez perdu, vous ne pouvez me vaincre ! Fuyez tant que vous le pouvez encore, parce que ma pitié ne vous sera pas accordée…

– Pauvre fou ! Notre mission n’a jamais été de te vaincre, Ô grand Myrdhin, enfant chéri des rois ! Ton manque de discernement sera ta perte ! répondit une fée déchue dans un dernier souffle avant d’être vaporisée par les coups furieux du magicien.

– Notre mission n’était que de te retenir ici… ricana sa voisine. Merlin refusa de trouver un sens à leurs paroles trompeuses, il

devait au contraire redoubler d’ardeur et ne pas se laisser envahir par le doute. Il se concentra donc le plus possible pour envoyer ses projectiles encore plus vite. Mais soudain, alors qu’il ne restait plus qu’une horrible sluagh devant lui, essoufflée et décharnée, ses ailes déployées dans le dos et qui crachait son poison en vain vers lui, alors qu’il allait la tuer sans hésitation… ses vieilles mains ridées cessèrent de lui obéir. Elles s’étaient tout simplement arrêtées de fonctionner. Merlin les regarda un instant, étonné. Elles étaient rougies par tout ce qu’elles venaient d’accomplir, mais plus rien ne se passait. Sa magie destructrice s’en était allée. Ce n’était pas possible ! Aucune sluagh, aussi puissante fût-elle, n’avait le pouvoir de lui ôter ses pouvoirs !

Il n’y avait qu’une seule explication, mais Merlin refusa ne serait-ce que de l’imaginer. Excalibur ne pouvait avoir été détruite ! Non ! Pourtant, c’était la seule raison plausible… Il savait que cela pouvait arriver. Il comprit alors qu’il venait d’échouer à protéger le royaume. Se sentant soudain épuisé après tous ces siècles de vigilance, sa colère destructrice retomba, il soupira et ferma les yeux pour attendre sa mort dignement. À bout de forces, il finit par tomber lentement à genoux devant son destin. Il savait ce qui l’attendait lui-même aux Enfers… un autre combat en perspective.

Mais chaque chose en son temps. Pour l’instant, le tourbillon de vent qui le protégeait s’évanouissait peu à peu et bientôt seules quelques brindilles dans l’air finirent de se consumer.

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La sluagh cessa son attaque, sachant qu’elle avait gagné et que plus rien ne pressait. Avec des gestes précis et méthodiques, elle dénoua tranquillement un fouet dégoulinant d’un sang rouge sombre attaché à sa ceinture. Des crocs de serpent venimeux étaient fixés au bout de la lanière et laissaient tomber sur le sol des gouttelettes de poison noir. La monstruosité des Enfers avait l’intention de faire souffrir sa victime, elle voulait savourer sa victoire.

– On a toutes rêvé de pouvoir faire ce que je vais t’infliger, et crois-moi, je vais y mettre tout mon cœur… Tu n’as plus aucun pouvoir contre mes sœurs et moi. Ta magie est devenue trop faible, Merlin, car ton heure est venue. Les morts te réclament depuis tellement longtemps… susurra-t-elle d’une voix d’outre-tombe.

L’immonde sluagh s’approcha à pas lents, un sourire triomphant plaqué sur ses lèvres gercées. Arrivée à la hauteur du vieil homme, elle leva lentement son arme de souffrance. Merlin lui lança un dernier regard de défi puis il ferma les yeux, comme résigné. Il savait qu’il avait échoué et il tenait à ce que ses dernières pensées aillent vers Kadfael. Il espérait de tout son cœur que son jeune protégé avait pu prendre la fuite et survivre à cette catastrophe. L’attente de la mort lui sembla durer une éternité…

Mais soudain, au lieu d’entendre claquer le fouet empoisonné, un cri rauque retentit. Merlin ouvrit les yeux : devant lui, la sluagh chan-celante regardait incrédule une lame émoussée la traverser de part en part. Ses yeux injectés de sang ne cessaient de fixer le morceau de métal sanguinolent. Sa colère se retourna alors contre elle-même, comprenant son erreur. Comment avait-elle pu être stupide au point de se laisser surprendre comme cela ? Elle savait qu’à son retour chez elle, le maître des Enfers ne lui pardonnerait pas de sitôt cette erreur de débutante. Son esprit putride continuerait à errer dans le monde des morts, mais plus jamais elle ne pourrait revenir hanter celui des vivants. Ce corps qu’elle habitait ne le pourrait plus. Elle se laissa glisser au sol, s’affaissant sur elle-même, raide morte. Son meurtrier se tenait derrière elle : c’était Kadfael. Il était blême, les yeux exorbités. Il n’avait encore jamais tué qui que ce soit de sa vie.

Le jeune homme et le vieux magicien se regardèrent un instant sans un mot. Kad reprit enfin ses esprits. Il se pencha vers le corps de la sluagh, posa un pied sur le cadavre pour prendre appui et en extirpa sa vieille épée profondément enfoncée dans le dos du monstre. Enfin, il s’approcha de son maître, s’agenouilla et le serra dans ses bras.

– J’étais sur le point de la tuer moi-même, tu sais ? souffla Merlin avec un sourire fatigué. Mais joli coup d’épée, ton père serait fier de toi…

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Kad posa son arme sur le sol et aida le vieil homme à se relever. Ce dernier commençait à retrouver des forces, voir son apprenti lui redonnait du courage. Hélas, ils n’eurent pas le temps de savourer davantage ce moment de répit, car un garde venait d’entrer dans la pièce. Il barrait la sortie, ne leur laissant aucune issue. Ils étaient pris au piège. L’homme était d’une taille colossale, un vrai géant ! De plus, il tenait dans chaque main une hache acérée. Même si Kad avait suivi plus assidûment les cours du maître d’armes, ses compétences à l’épée ne lui auraient servi à rien : en combat singulier il ne tiendrait même pas dix secondes face à un tel adversaire. Mais ce qui impressionnait le plus Merlin et son apprenti, c’était que ses yeux n’avaient plus ni pupille ni iris. Ils étaient entièrement bleus, comme la mort.

– Rendez-vous au nouveau roi ou mourez ! gronda le cerbère d’une voix caverneuse.

– Je suis Merlin, et ton roi n’est pas mon roi. – Alors… la mort pour toi, vieil homme. Le guerrier s’approcha, levant ses armes au-dessus de la tête, le

visage totalement inexpressif. Kad avait déjà ramassé sa vieille lame, se tenant prêt à courir vers cet adversaire qui leur barrait la route.

– Non, recule ! ordonna Merlin. Il est envoûté ! On ne peut rien faire…

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LE PUITS SANS FOND

endant ce temps, dans la salle du trône, Viviane avait retrouvé les traits d’une nymphe innocente. Sa longue chevelure rousse était si légère qu’elle semblait flotter dans les airs, à

peine retenue par une fleur d’iris nouée à quelques cheveux. Ses grands yeux verts rappelaient les marais profonds de Brocéliande, tout comme sa tunique légère et vaporeuse aux reflets liquides. Elle se tenait debout, rayonnant d’une insolente beauté, elle souriait à son fils maintenant assis à la place d’Arthur. Elle devait s’entretenir avec lui. Cela faisait des années qu’elle contenait au fond d’elle-même sa rage impatiente, et aujourd’hui elle pouvait enfin lui parler. Mais elle devait bien peser les mots à employer. Galaad était son enfant, et, l’espace d’un instant, elle le revit comme elle l’avait découvert à sa naissance. Ce jour-là sa peau violacée et fripée formait une enveloppe de chair trop grande pour lui. Il semblait si frêle, si faible, et pourtant, dès ce premier jour, Viviane n’avait pas été abusée : son regard de nouveau-né n’avait rien d’innocent, il était dur et froid. Elle avait tout de suite su qu’un jour il serait un héros, un conquérant. Un roi. Et aujourd’hui, il l’était ! La Dame du Lac hésita un instant, passant le bout de la langue sur ses lèvres humides, puis elle prit sa voix la plus douce et la plus conciliante.

– Je t’ai offert les pouvoirs de l’eau et ce trône. Je t’en prie, tu dois m’aider à reprendre mon royaume, souviens-toi de ta promesse…

– La patience est une vertu, mère. Je ne peux risquer d’échouer. Je dois avant toute chose retrouver le fils de Perceval, détruire les restes d’Excalibur, soumettre Logres à ma volonté, et seulement après, nous porterons le fer contre Brocéliande. Vous serez reine, je vous en ai fait le serment ; nos deux royaumes ne feront plus qu’un et nous dirigerons ce monde, mère et fils, vous et moi. Ensemble.

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Le sourire de Viviane se figea. Ses traits se crispèrent légèrement, et le vert de ses yeux vira au gris, rappelant le regard froid des serpents. Effectivement, la patience n’était pas sa qualité première. La colère, la rancune ou bien encore la jalousie lui étaient bien plus naturelles. Néanmoins, elle préféra ne rien dire, car elle avait confiance en Galaad. Depuis toutes ces années où elle l’avait sauvé du mensonge dans lequel il vivait, où elle l’avait aidé à bâtir son armée, ces années où elle lui avait appris à maîtriser les pouvoirs surnaturels qu’elle lui avait donnés, elle savait qu’il ne la décevrait pas. Elle savait qu’il serait un bon fils et qu’il l’aiderait à se venger de Morgane, sa sœur qui l’avait trahie. Elle savait qu’elle la tuerait de ses propres mains. Colère, rancune et jalousie…

Au même instant une petite fille d’une dizaine d’années, pâle et menue, entra à pas feutrés dans la salle, pieds nus, seulement vêtue d’une légère robe de tulle à la blancheur passée. Elle était suivie d’un guerrier à l’air farouche. Toute son armure de métal et de cuir était noire. Seule la cotte d’armes enfilée sur le haubert apportait une once de lumière. Son blason représentait une tête d’ours blanc de profil. Les nouveaux arrivants semblaient fort mal assortis, on aurait dit qu’un homme des cavernes marchait aux côtés d’une minuscule poupée de porcelaine. Björken le brutal et Nym la douce…

La fillette et l’immense guerrier avancèrent ensemble vers le nouveau roi et mirent tous deux un genou à terre. Aucun n’avait les yeux bleus de l’envoûtement. Ce n’était pas nécessaire, car ils étaient tous les deux intimement convaincus de servir les bons maîtres.

– Vos Majestés, minauda la petite fille. – À vos ordres, gronda le Viking. – Nym, ma douce et mortelle Nym, dit alors Viviane en regardant à

peine la jeune fille, toi et tes sœurs, vous allez prêter main-forte aux hommes de Björken dans les contrées sud et ouest afin de…

– Les Vikings n’ont besoin de personne ! l’interrompit Björken d’un ton cassant.

– En es-tu si sûr, barbare ? répliqua Galaad. Viviane fit mine de ne pas être contrariée par la grossièreté du

Viking. Elle préféra arborer un sourire énigmatique. Mais le regard vipérin qu’elle lança à Nym ne laissait planer aucun doute sur la nécessité de laver l’affront. Viviane était une fée dangereuse, sournoise et terriblement rancunière. Tous ceux qui avaient un jour osé lui manquer de respect n’étaient plus de ce monde pour en témoigner. Elle ne pouvait pas tuer Björken, il lui était trop utile pour l’instant.

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Mais elle pouvait le faire souffrir. Aussitôt qu’elle croisa le regard de sa maîtresse, Nym comprit ce qu’elle devait faire. La fillette était en réalité une redoutable banshee. Elle se leva, se retrouvant alors aussi grande que le Viking agenouillé. Celui-ci ne put s’empêcher d’esquisser un léger sourire. La banshee fit mine de ne rien remarquer ; elle le fixa seulement droit dans les yeux, puis poussa un cri si aigu et si strident que Björken en grimaça de douleur. Il essaya bien de résister, mais n’eut pas d’autre choix que de plaquer ses mains contre ses oreilles pour atténuer la violente douleur qui transperçait ses tympans. Rien n’y fit, le cri s’infiltrait en lui comme un poison pénètre une plaie à vif. Le géant se mit à hurler tandis que du sang coulait de ses oreilles et inondait ses épaules. Les larges fenêtres de la salle du trône commencèrent même à se fendre, et les verres en cristal disposés sur une table au fond de la salle explosèrent tous au même moment. Viviane et Galaad regardaient la scène. Insensibles au sortilège, ils ne manifestaient pas la moindre émotion ni aucun signe de souffrance à entendre ce cri.

– Assez ! ordonna soudain Galaad d’une voix autoritaire. Nym obéit, et le silence revenu sembla, l’espace d’une seconde, aussi

assourdissant que son cri. Le Viking se tut, lui aussi. Il jeta un regard un peu hébété à ses mains rougies par le sang et baissa la tête. Vaincu par une fillette ! Il ne pouvait rien dire en cet instant, mais il se jura de lui faire payer cet affront dès que l’occasion se présenterait. L’obéissance à son roi ne pourrait passer indéfiniment avant la défense de son honneur.

– Tous les deux, vous allez mettre au pas ce royaume, banshees et Vikings ensemble, telle est ma décision, reprit Galaad. Quant à toi, Björken, ose encore contester mes paroles ou celles de ma mère, et Nym te tuera, toi et toute ta famille, suis-je bien clair ?

– Oui, mon roi. – Allez… Banshee et Viking s’inclinèrent devant leurs maîtres et repartirent.

En s’éloignant, Nym ne put s’empêcher de faire une grimace en coin au guerrier encore abasourdi. Il ne répondit rien, mais son œil s’alluma d’une étincelle de haine qui fit comprendre à la petite peste qu’elle paierait tôt ou tard pour cet affront. Nym lui sourit, non par gentillesse, mais par mépris : en combat singulier, elle savait qu’aucun Viking ne pourrait jamais avoir raison d’elle.

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a Kad, cramponné au bras de Merlin, tenait d’une main ferme la

vieille épée devant lui avec le faible espoir de repousser au moins une attaque du garde qui avançait vers eux.

Merlin ne voyait pas comment sortir vivant de ce combat inégal. Il était prêt à mourir quelques instants auparavant, mais depuis que son élève l’avait rejoint, il était empli d’une colère violente et d’un besoin de vengeance impitoyable. Il savait son apprenti courageux, mais il ne ferait pas le poids face au monstre qui leur barrait la route. Sa magie était trop faible pour espérer faire le moindre mal à ce guerrier ensorcelé.

Après leur avoir promis de les tuer avec délectation, le colosse s’avança vers eux. L’une des deux haches était rouge de sang, ce qui signifiait que tout espoir n’était pas perdu, des soldats avaient échappé à l’enchantement et défendaient le château. Mais pour l’heure, Kad et son vieux maître étaient seuls face à cette brute. Merlin tenta le tout pour le tout, il tendit les mains en avant en essayant de canaliser le peu d’énergie qu’il lui restait.

– Recule ! Tu ne veux pas nous faire du mal, non… Ma voix résonne au fond de tes pensées, écoute-moi…

Le guerrier sembla hésiter un instant, l’éclat bleuté de ses yeux s’estompa même un peu. Kad en profita pour se ruer sur lui, l’épée en avant, mais la magie prit fin au même moment, le guerrier retrouva ses esprits, saisit le garçon à la gorge et le jeta à travers la pièce comme s’il s’était agi d’une poupée de chiffon ! Tout de suite après, le colosse tourna son regard vers Merlin et se jeta sur lui comme un tigre sur sa proie, une hache dans chaque main. Son bras droit frappa en premier dans un grand mouvement circulaire, aussitôt suivi du bras gauche. Le magicien, qui n’avait pas été maladroit au maniement des armes dans sa jeunesse et qui avait eu le réflexe de ramasser l’épée rouillée tombée à terre, réussit à parer le coup. Mais il ne recula pas assez vite, et son épaule faillit être tranchée par la deuxième hache. Kad surgit alors en poussant un cri et s’interposa entre l’arme et le vieil homme. Le jeune homme hurla encore plus fort, mais cette fois de douleur : l’acier venait d’entailler très profondément son bras. Heureusement, la cotte de mailles qu’il avait enfilée pour se présenter au roi Arthur, trouée maintenant à cet endroit, avait empêché le membre d’être amputé. Merlin blêmit de rage en voyant le fils de Perceval gravement blessé et

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un genou à terre. Il avait juré au célèbre chevalier de prendre soin de son garçon et comprit qu’il allait manquer à sa parole, que tout était perdu. Non, cela ne pouvait pas finir ainsi ! Il était fou de rage.

– Sais-tu bien à qui tu t’attaques, sac à vin ? Le sais-tu bien, misérable insecte ? Je suis Myrdhin, magicien du roi et fils des Enfers, et cet homme est le fils de Perceval, élu parmi les élus ! Toi, tu n’es rien.

Poussé par l’énergie du désespoir, Merlin n’attendit pas que l’autre lance un nouvel assaut. Il puisa au fond de lui le peu de forces qui lui restaient et fonça sur son adversaire. Il courut presque, brandissant la vieille épée qui venait de tuer une sluagh répugnante. Le magicien poussa un terrible cri sauvage à glacer le sang d’un dragon. L’autre n’eut pas le temps de réagir, et le choc des deux corps fut rude. Sous la violence de la poussée Merlin fit reculer le soldat plusieurs mètres en arrière. Le vieil homme tomba lui-même au sol, épuisé par un tel effort. Il avait l’impression de s’être jeté de son plein gré contre un mur de pierre. Le garde avait reculé certes, il vacilla même un instant, mais il garda son équilibre, et le répit fut bref. Sans attendre il brandit à nouveau ses deux haches dans les airs et avança d’un pas décidé vers ses deux cibles. Malgré la douleur et le sang qui coulait abondamment de son bras, Kad savait que la mort marchait vers lui et son maître. Toujours à terre, il se releva du mieux qu’il put et crispa les mâchoires. Il était prêt à défendre chèrement sa peau, même s’il avait peu de chances d’en réchapper.

– Laisse mon maître tranquille et viens t’attaquer à un adversaire plus costaud… Allez, viens ! Allez !

– Kadfael, non ! Enfuis-toi, je vais… le retenir. – Je ne pars pas sans vous. Si je meurs… sachez que vous servir fut le

plus grand honneur de ma courte vie, maître. Kad se savait perdu, il espérait seulement rejoindre son père et son

roi à Avalon sans avoir à rougir. Il se forçait à regarder la mort en face. Chevalier ou pas, il ne fallait pas que le courage lui fasse défaut, alors il serra les poings et bomba un peu plus le torse. Au nom de son père et de ses illustres ancêtres, il n’avait pas le droit de montrer qu’il avait peur.

Le guerrier semblait hésiter sur qui serait sa première victime : le vieil homme qui n’arrivait pas à se relever ou le jeune blanc-bec qui se vidait de son sang ? Il hésita un instant de trop.

– Hé, grosse brute, viens voir par ici plutôt ! J’ai un cadeau pour toi…

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Qui venait ainsi à leur rescousse ? Le soldat envoûté s’arrêta net et se retourna. Il était tellement grand et fort que Kad ne voyait rien, mais la voix… cette voix ? Non, ce n’était pas possible… Lucette ?

Mais oui, c’était la grosse Lucette, la cuisinière ! Elle était en train de défier le garde. Elle semblait très différente de la brave femme qu’il avait toujours connue. Ses traits étaient durs, et ses yeux brûlaient d’une fureur indescriptible. Kad aurait voulu lui dire de fuir, elle allait se faire tuer inutilement. Puis tout s’enchaîna très vite : le soldat eut à peine le temps d’esquisser un geste que déjà la grosse dame le frappait violemment au visage avec une énorme poêle en fonte. Le choc fut si rude que le soldat décolla littéralement du sol avant de retomber sur le côté, assommé pour quelques heures. Sans un regard pour l’homme qu’elle venait de terrasser, Lucette s’approcha de Merlin, encore à terre, et lui tendit la main pour l’aider à se relever.

– Venez avec moi si vous voulez vivre ! Les autres ne vont pas tarder.

Dans un sursaut de fierté, Merlin rejeta la main tendue et se remit seul sur pied, assez péniblement. Il s’avança vers la cuisinière et la toisa un instant.

– Je me demandais si vous alliez arriver un jour… – Vous… vous savez qui je suis ? demanda Lucette, l’air étonné. Kad les interrompit. – Maître, le roi Arthur est mort ! – Je le sais, mon enfant… Je l’ai senti dans tout mon être. Mais pour

l’instant, nous devons nous enfuir, c’est la seule chose à faire. Kad acquiesça d’un signe de tête déterminé. Son bras le faisait

souffrir, et il n’avait pas envie d’attendre l’arrivée des autres sbires de Galaad au milieu des cadavres de sluaghs et des grimoires carbonisés qui jonchaient le sol de la bibliothèque. Merlin l’encouragea d’un sourire, il avait cru revoir pendant un instant le visage de Perceval quand il était encore un jeune chevalier fougueux et enthousiaste dans la bataille. Il se tourna alors vers Lucette, la jaugea du regard et décida de lui faire confiance… pour le moment.

– Suivez-moi, dit-il d’un ton ferme. Il n’y a pas de temps à perdre. On descend dans les caves, je connais un moyen de nous échapper…

Personne ne prit la peine de lui demander plus de détails. Merlin connaissait mieux que quiconque les chemins dérobés, escaliers secrets et recoins sombres. Heureusement, car sans cela il était très facile de se perdre dans cette forteresse. Il faut dire qu’il avait lui-même dessiné la

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plupart des plans de Camaaloth et supervisé d’un œil strict sa construction bien des années auparavant.

Ils couraient tous les trois depuis déjà un long moment, et Lucette faisait preuve d’une agilité et d’une endurance rarement vues chez une femme de son âge et de sa corpulence généreuse. Kad quant à lui avait de plus en plus mal au bras, même s’il suivait le rythme sans se plaindre.

C’était un véritable labyrinthe de chambres, salles d’armes, escaliers et autres corridors entrelacés. Ils traversèrent de nombreuses pièces. Certaines étaient élégamment meublées, avec parfois de lourdes tapisseries aux murs qui dissimulaient des passages discrets. Le trio s’engouffrait dedans sans un mot, souvent pour ressortir dans d’autres pièces, vides ou encombrées, qui donnaient elles-mêmes sur d’autres corridors où il n’y avait pas âme qui vive, ou seulement quelques domestiques affolés qui fuyaient devant les soldats de Galaad. Kad connaissait, lui aussi, les lieux, mais la seule chose qui occupait son esprit pour l’instant était son bras de plus en plus douloureux. Lucette avait noué un torchon autour de la blessure afin d’éviter que le garçon ne perde trop de sang. Mais des traces ici et là sur le sol ou contre les parois étroites de certains escaliers trahiraient tôt ou tard leur passage.

Soudain, au bout d’un couloir, ils entendirent des bruits de combat. Ils aperçurent une poignée d’hommes restés fidèles au roi, des soldats que Galaad n’avait sans doute pas eu le temps d’envoûter. Ils se battaient contre d’autres gardes, beaucoup plus nombreux et impitoyables.

– Nous devons les aider ! s’écria Kad. – Non ! répondirent en chœur ses deux compagnons. – Ils sont condamnés ! continua son maître. Ils sont braves, mais ce

sont des cadavres en sursis. Mourir avec eux ne servirait à rien. Ils finirent par arriver devant l’entrée des souterrains du château.

Merlin poussa avec peine une vieille porte aux gonds rouillés. Lucette lui prêta main-forte, et le panneau en bois s’ouvrit sans effort. Ils se dirigèrent aussitôt vers un escalier sombre. Merlin saisit une torche éteinte accrochée au mur. Il se concentra du mieux qu’il put, il devait réussir à utiliser le peu de magie qui lui restait. Après un long moment une flammèche commença à doucement crépiter. Merlin éprouva une grande frustration à ne plus pouvoir faire que de la petite magie. Le tissu imbibé d’huile s’enflamma enfin. Merlin se tourna vers la vieille cuisinière :

– J’imagine que pour vous ce n’est pas nécessaire, la plupart des fées voient bien dans le noir, non ?

– Les fées ? s’étonna Kad. Mais de quoi vous parlez ?

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La femme ne répondit rien. Merlin leur fit signe de le suivre. Malgré son âge le vieillard marchait vite dans ce sinueux dédale, obliquant tantôt à droite tantôt à gauche, sans jamais ralentir le pas et sans jamais hésiter ni se tromper. Kadfael essayait de ne pas perdre de vue la torche malgré la poussière qui emplissait ses poumons et les toiles d’araignée qui ne cessaient de se prendre dans ses cheveux. Quelques instants plus tard ils débouchèrent dans un cul-de-sac. Aucune issue en vue.

– Vous vous êtes trompé, maître, faisons vite demi-tour, chuchota Kad. On va trouver un autre chemin.

– Non, c’est ici. Merlin leur montra, à la lueur de la torche, un vieux puits sans

margelle qui se trouvait dans un coin, un simple trou creusé à même le sol.

– Notre salut passera par le puits sans fond, déclara le magicien en s’approchant, sûr de lui.

Kad, méfiant, jeta un œil au-dessus du trou. Les pierres étaient recouvertes d’une mousse verte peu engageante. Il poussa du pied un caillou et le fit tomber dans le vide. Le plouf fut long à venir. On entendait l’eau clapoter au fond. L’ensemble dégageait une odeur putride de vase en décomposition. Kad se demanda si son maître avait encore toute sa raison.

– Mais ce n’est qu’un vieux puits rempli d’eau croupie. On ne peut pas s’échapper par là, voyons…

– Un peu de silence… Laisse-moi donc me concentrer un peu, bougonna Merlin. In fennas amrûn lain, gwannaya lim… In fennas amrûn lain, gwannaya lim !

L’incantation à peine prononcée, une lumière blanche apparut au fond de la cavité, jusqu’à en devenir aveuglante.

– Sautez ! Allez, sautez, vite ! le passage ne va pas tarder à se refermer !

Lucette ne se fit pas prier et sauta sans la moindre hésitation. Kad était, lui, beaucoup moins décidé à plonger dans cette sorte de soupe brillante. Il imaginait très bien l’eau froide qui l’attendait en bas, lumière ou pas. Et il avait déjà perdu tellement de sang qu’il se sentit soudain trop faible pour trouver la force de se jeter ainsi dans le vide.

– Kadfael, saute ! Maintenant ! Ils seront là d’un instant à l’autre ! Aucune réaction. Le magicien savait que ce n’était plus le moment

d’hésiter. Il se plaça alors derrière son apprenti et le poussa. Le jeune

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homme venait enfin de comprendre une leçon que Merlin tentait de lui expliquer depuis des années : la peur est parfois utile, un coup de pied aux fesses souvent salutaire…

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UN NOUVEL ESPOIR

iévreux, Kad se réveilla difficilement. Il sentit qu’il était allongé dans du foin humide et malodorant. Il n’y prêta pas attention tout de suite. Il venait de faire un mauvais rêve

totalement insensé où une sorte de chevalier et une sorcière tuaient son roi, où Merlin manquait de mourir, lui aussi, tout ça pour finale-ment tomber dans un puits arc-en-ciel et… Aïe ! Mais pourquoi avait-il mal au bras ?

Le garçon finit par ouvrir les yeux et comprit qu’il n’avait pas rêvé. Merlin était penché sur lui pour retirer le bandage de fortune autour de son bras blessé. Le torchon de Lucette n’absorbait plus grand-chose ; le tissu, totalement imbibé de sang tiède, collait à la plaie. Le magicien tira dessus avec une extrême précaution, néanmoins son apprenti tressaillit de douleur et ne put réprimer une grimace. Émergeant de sa torpeur, il se demanda où il était.

Il jeta un regard autour de lui, ils se trouvaient dans une vieille grange abandonnée. Un vent froid, désagréable, se faufilait à travers les nombreux interstices des planches fatiguées des murs. De la paille humide jonchait le sol, et Kad réalisa que Merlin avait ôté son manteau et l’avait étalé sur lui pour qu’il ne prenne pas froid, attention qui le toucha beaucoup. Il n’en restait pas moins déboussolé, car il voyait bien qu’il n’était plus à Camaaloth. Il ignorait totalement où le puits sans fond les avait emmenés.

– Où sommes-nous ? – Très loin du château, rassure-toi. – Cette grange… Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? Vous êtes sûr

qu’on y est en sécurité ?

F

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– Oui. Il y a longtemps, le roi Arthur m’avait demandé de préparer un moyen de mettre la reine Guenièvre à l’abri, au cas où… J’avais enchanté le puits dans ce but. Ici on ne risque rien. Rassure-toi, personne ne va nous suivre. Le passage magique s’est refermé juste après notre passage, personne ne sait où nous sommes…

– Et mon bras, est-ce que vous pouvez… ? – Oui, je devrais soigner au plus vite cette vilaine plaie, répondit

Merlin d’une voix blanche. Mais je ne peux pas… je ne peux plus le faire à vrai dire, mes pouvoirs… enfin bref, je dois d’abord aller chercher des plantes assez rares…

– Je peux vous aider ! Laissez-moi le soigner, le coupa la cuisinière qui se tenait en retrait. Je sais comment faire.

Merlin se retourna vivement vers elle et se mit presque en colère : – Bien sûr que vous pouvez le faire, je n’en doute pas ! Mais qui me

dit que vous n’allez pas le tuer plutôt ? – Mais pourquoi Lucette me voudrait du mal, maître ? Vous devez

vous tromper, elle a toujours été gentille avec moi… – Non, il a raison Kad, répondit d’une voix calme la vieille femme. Je

ne suis pas ce que tu crois, mais je ne suis pas non plus ce qu’il croit. – Dans ce cas, commencez plutôt par nous montrer votre vrai

visage ! ordonna Merlin. Dites-nous qui vous êtes, et surtout quels sont vos ordres à propos du fils de Perceval !

– Mon vrai nom est Adélice, et je suis bien une fée… voilà, je vais vous montrer ma véritable apparence. De toute manière, je suis bien contente de savoir que je ne vais plus devoir traîner mes grosses fesses à faire la cuisine à longueur de journée… Je dois bien l’avouer, je déteste ça, c’est juste bon pour les nains !

Kad resta bouche bée devant le spectacle incroyable qui s’offrait à lui en même temps que la cuisinière parlait : la brave Lucette, qu’il avait toujours connue ronde et vieille comme les marmites de sa cuisine, était en train de se métamorphoser en une belle jeune femme d’une vingtaine d’années, grande et rayonnante. La vilaine chenille devenait sous ses yeux un magnifique papillon !

L’espace d’un instant, il oublia totalement sa blessure et se sentit empli d’une sensation qui lui était jusque-là totalement inconnue. Un drôle de frisson lui parcourut l’échine, ses pupilles se dilatèrent, sa respiration s’accéléra un peu. Il venait de tomber amoureux, tout simplement. Il l’ignorait encore et mettrait du temps à l’admettre, mais la fée venait, sans le vouloir, de marquer le cœur du jeune homme au

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fer rouge. Il n’imaginait pas non plus qu’Adélice avait en réalité près de quatre cents ans ! Heureusement, une fée vieillit d’un an quand un homme voit vingt de ses propres années s’écouler.

– Pas de détours, allez à l’essentiel ! s’impatienta Merlin. La fausse Lucette se résigna à dire la vérité, chose peu aisée chez la

plupart des êtres magiques. Sa douce voix émut Kad tant elle était chaude et mélodieuse :

– Je suis une polymorphe. Kad, cela signifie que je suis une fée spécialisée dans les missions d’espionnage, voilà… Mais je ne suis pas une tueuse, ah non ! J’ai été envoyée par la reine Morgane quand sa sœur Mélusine, qui était enceinte, s’est enfuie pour confier son futur enfant à son père, loin de Brocéliande.

– Tu parles de qui là ? de moi ? s’écria Kad. – Oui, répondit Merlin d’une voix sourde. Le roi Arthur devait

t’expliquer tout cela quand tu deviendrais son écuyer… – Mais, maître, il s’agit de ma mère ! C’était une fée ? Ma mère était

une fée, et vous ne me l’avez jamais dit ? J’ai le droit de savoir ce qui lui est arrivé !

– C’est vrai, mais pas tout de suite, répondit Merlin, un peu agacé. Adélice, si c’est bien votre nom, je vous surveille depuis des années, mais je n’étais pas inquiet, car j’avais posé sur Kadfael…

– Kad s’il vous plaît… – … sur Kad, corrigea Merlin, un sceau de protection bien trop

puissant pour vous. Le problème, c’est que ma magie est mourante, alors pourquoi vous ferais-je confiance maintenant ?

Adélice soupira avant de répondre. Elle voulait peser ses mots avec soin. Il était peut-être temps de jouer franc-jeu après tout…

– Ma mission était de surveiller l’enfant de Mélusine, pas de lui faire du mal. Le royaume de Logres vient de subir une attaque effroyable, et je crains que mon propre royaume ne soit lui aussi en danger. Alors, soyons réalistes, Kadfael est plus utile vivant que mort aux vôtres comme aux miens. Je devais donc le protéger. Et je vous rappelle que je n’ai pas sauvé que lui. Vous aussi, je vous ai aidé, Myrdhin…

– Vu comme ça… ça fait plaisir d’être apprécié, soupira Kad. Merlin hésita, puis il s’écarta du jeune blessé toujours allongé sur

son lit de paille. D’un geste de la main, il invita Adélice à s’approcher. – Cela ne veut pas dire que je vous fais confiance, bougonna-t-il

dans sa longue barbe.

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La jolie fée eut un petit sourire contrit, comme pour lui dire qu’elle comprenait sa méfiance. Puis elle avança à pas feutrés et se pencha sur Kad qui la regardait d’un air étonné. Il essayait de retrouver les traits de Lucette cachés derrière cette plastique totalement différente et, il fallait bien le reconnaître, extrêmement séduisante. Mais il se sentait de plus en plus fiévreux et il se demanda soudain s’il n’était pas en train de rêver, ou déjà mort, emporté par une belle créature céleste. Son esprit s’embrouillait de plus en plus, et il préféra se laisser aller. Adélice prit alors doucement son bras et posa un long baiser mouillé sur la blessure déjà purulente.

– Beûrk, c’est répugnant ! s’écria Kad qui n’appréciait pas du tout ce retour à la réalité. On ne peut pas faire autrement ?

– Si tu avais mieux suivi mon enseignement, intervint Merlin, tu saurais qu’elle te donne le baiser de vie. C’est le don le plus précieux qu’une fée puisse te faire. Comme cela, tu y réfléchiras à deux fois si un jour te vient à l’idée d’embrasser une fée, on ne sait jamais où leur bouche a traîné…

Adélice lança un œil noir au magicien qui arborait un sourire en coin. La blessure de Kad commençait à se refermer et, en quelques instants, le bras ne présentait plus qu’une légère trace du coup porté par le colosse qui avait tenté de le tuer. La douleur disparut et la fièvre reflua de son corps. Une incroyable sensation de bien-être se mit à couler dans ses veines, et il oublia un instant toutes les horreurs qu’il venait de vivre. Adélice semblait à l’inverse très éprouvée par son intervention. Merlin s’en rendit compte et il reprit son sérieux.

– Pourquoi ce trouble ? Ne me cachez rien, dites-moi tout. Le ton de Merlin était sans appel : Adélice comprit qu’il ne servirait

à rien de lui mentir. La jeune fée tourna lentement ses grands yeux verts en direction du convalescent qui tentait de se lever de sa couche de paille, puis elle regarda Merlin et déclara :

– D’abord, je crois que Kad a beaucoup de choses à nous raconter… je parlerai ensuite, vous avez ma parole.

L’apprenti du magicien écarquilla les yeux devant le regard soutenu de ses deux compagnons d’infortune. Il comprit qu’il allait devoir leur raconter tout ce qu’il avait vu. Ils avaient le droit de savoir, mais une voix au fond de lui le suppliait d’oublier tout cela et de faire comme si rien ne s’était passé, comme si le monde des adultes ne le regardait pas encore, qu’il avait le temps… Puis il pensa à son père, à sa mère, à son roi. Il ferma les yeux un instant et prit une profonde inspiration. Il était temps de grandir.

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– Asseyons-nous, dit-il d’une voix mal assurée. Je vais vous dire tout ce que je sais…

Merlin alluma un maigre feu dans un coin, la neige commençait à tomber et le froid s’insinuait dans leur abri de fortune. L’hiver arrivait bien trop tôt, le magicien n’y comprenait rien, mais son esprit était rempli de problèmes bien plus urgents à régler. Kad put enfin raconter tout ce dont il se souvenait. Il parla longtemps, essayant de n’oublier aucun détail, aussi infime fût-il. Merlin l’y aida en lui demandant de fermer les yeux et de dérouler sa journée lentement depuis le moment où il avait quitté le laboratoire.

Plus son récit avançait, plus la mine de ses compagnons s’assombrissait. Même s’il subsistait encore de grandes zones d’ombre, ils avaient bien compris que plus rien ne serait comme avant, que le monde qu’ils avaient connu n’existerait bientôt plus s’ils n’agissaient pas rapidement. Mais ce soir-là aucun d’eux ne se sentait capable d’entreprendre quoi que ce soit : Kad était dépassé par la situation, Merlin se sentait trop faible sans ses pouvoirs, et Adélice désemparée de ne pouvoir prévenir Brocéliande du danger qui approchait. Le jeune homme trouva soudain trop pesant le silence dans lequel ils étaient tous plongés. Il essaya de remonter le moral de son vieux maître qu’il voyait désespéré et sortit d’une poche sous sa chemise le pommeau brisé d’Excalibur.

– Regardez, maître, regardez ! Tout n’est pas perdu ! Il nous reste le pommeau, il suffit de reforger Excalibur, et tout redeviendra comme avant ! Tenez, prenez-le !

Merlin, les mains tendues vers les maigres flammes qui le ré-chauffaient à peine, refusa de saisir l’objet et répondit :

– Excalibur était unique, vivante ! Elle est définitivement morte avec son porteur…

– Mais il suffit d’en trouver un autre ! Allez, sacrebleu ! je suis sûr que vous en connaissez des chevaliers capables de brandir une épée comme ça, non ? Partons en quête d’un nouveau porteur, et tout rentrera dans l’ordre, s’enthousiasma Kad d’une voix un peu forcée, car il refusait de voir Merlin si abattu.

– Mais non ! Ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval un porteur digne d’Excalibur, ou quel que soit son nom… Je n’en ai rencontré que deux dans ma longue vie, figure-toi, et pas de chance pour nous, ils sont morts tous les deux ! C’étaient Lancelot et Arthur… Alors, comment on fait selon toi, dis-moi ? Comment on fait ? Moi, je n’en ai aucune idée…

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Merlin ne voulait pas s’emporter contre Kad, il savait que le jeune homme s’était montré très courageux depuis le retour de Galaad et qu’il ne cherchait qu’à bien faire. Mais justement cela le jetait dans un abîme de perplexité. Le royaume de Logres était tombé sans même avoir pu se défendre.

– À ce propos… se risqua Adélice, j’ai promis de vous parler de ce que j’ai vu…

Merlin lui lança un regard morne, il croyait déjà savoir ce qu’il allait entendre et cela ne lui plaisait pas du tout.

– Laissez-moi deviner : je parie que, comme par hasard, votre reine Morgane se verrait bien protectrice de l’Épée, c’est ça ? C’est bien ça votre idée ?

– Cessez donc vos enfantillages, Merlin ! Non, pas du tout. Je ne suis pas censée vous l’apprendre, mais je l’aime bien ce garçon.

À ce mot de garçon Kad retroussa son nez, il espérait que cette belle fille le voie différemment, alors, imperceptiblement, il ne put s’empêcher de bomber un peu le torse.

- Autant vous le dire : tout à l’heure, j’ai identifié son sang pour le soigner. J’y ai trouvé sa nature humaine et sa nature féerique, c’est logique quand on sait qui sont ses parents. Mais j’ai aussi senti une sorte de magie à l’état brut que je n’avais jamais rencontrée avant… une magie différente, pure en quelque sorte.

– Quoi ? s’écria Merlin. Attention, on ne parle pas de magie pure sauf si… Alors il se retourna vivement vers Kad : est-ce que tu as ressenti un phénomène particulier quand tu as pris l’Épée des mains du roi ?

– Euh… Oui, maintenant que vous le dites, ça m’a fait bizarre un instant. J’ai ressenti une sorte de fourmillement dans la main, c’était comme une sensation… rassurante. Mais j’étais plutôt pressé de vous rejoindre, alors je n’ai pas eu le temps d’y prêter vraiment attention. Pourquoi, j’ai raté quelque chose ?

– Merlin, je crois bien que tout n’est pas perdu. Votre apprenti EST le nouveau porteur ! s’esclaffa Adélice.

– Hé ! Je vous jure, je n’ai fait qu’obéir au roi, c’est tout… Kad refusait qu’on l’accuse d’avoir mal agi. Au fond de lui

commençait à germer une idée, et cela l’inquiétait. Il ne se sentait pas prêt, il voulait venger son père, oui, mais ça ?… porter l’Épée de pouvoir ? Non !… Il n’était pas la bonne personne, il le sentait au fond

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de ses tripes. C’était la mission d’un homme plus mûr, plus fort, plus courageux…

Merlin de son côté n’en revenait pas de ce qu’il venait d’apprendre. Il ne savait pas quoi répondre et se contenta de secouer la tête en signe d’incrédulité. Il releva lentement les yeux et porta son regard vers son jeune apprenti. Comment allait-il pouvoir l’aider à accomplir son destin s’il était lui-même à peine capable d’embraser une allumette ?

Mais surtout, malgré sa longue vie et son immense savoir, Merlin ignorait totalement comment Excalibur avait été créée et comment ils allaient s’y prendre pour la faire renaître.

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DARGO BRISEFER

e lendemain matin nul coq n’annonça le lever du soleil. Heureusement, Merlin avait l’habitude de se lever très tôt. Adélice était déjà debout, elle aussi, et Kadfael dormait pro-

fondément. Le vieil homme hésita puis, finalement, se décida à le réveiller, lui tapotant doucement l’épaule. Il aurait bien aimé le laisser dormir encore, mais il savait que la journée allait être longue.

Le garçon ouvrit les yeux sans rien dire, le regard un peu embrumé. Il mit quelques instants avant de se rappeler où il était. Lorsque les événements de la veille lui revinrent en mémoire, il se leva d’un bond et courut à la porte de la vieille grange abandonnée. Sa blessure au bras ne lui faisait presque plus mal. D’ailleurs on ne voyait plus sur la peau qu’une cicatrice discrète qui finirait par disparaître avec le temps. Il ouvrit la porte en grand, un vent frais et revigorant s’engouffra à l’intérieur. Le soleil commençait à poindre derrière les montagnes et dissipait le brouillard épais qui enveloppait la forêt alentour. Au loin, à flanc de coteau, un village s’éveillait sous les premiers rayons de l’aurore. Des flocons de neige s’étaient mis à tomber en abondance dès l’aube. Les collines environnantes, d’habitude couvertes de champs cultivés, prés et forêts aux couleurs vives, offraient au regard une vision uniforme, froide et blanche.

Merlin avait préparé cette destination de secours des années aupa-ravant sur ordre d’Arthur ; il voulait pouvoir mettre la reine Guenièvre à l’abri en cas d’urgence. Il avait donc enchanté le puits sans fond dans ce but. Il avait aussi pensé à y cacher un petit coffre, enterré au fond de la grange, le tout soigneusement recouvert d’une meule de foin. Dedans se trouvaient de longs manteaux de laine et une bourse remplie d’or. Au cas où… Le vieux magicien avait toujours été quelqu’un de prévoyant. Il regrettait seulement de ne pas y avoir joint une flasque de vin qui

L

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aurait été la bienvenue par ce froid. Merlin, Kad et Adélice s’habillèrent chaudement et, laissant derrière eux la grange délabrée, se mirent en route vers le village qu’on devinait grâce à de lointaines et fugaces volutes de fumée. L’endroit n’était peut-être qu’à quelques lieues de là, mais la neige allait beaucoup les ralentir.

Les trois voyageurs, bien encapuchonnés, marchaient depuis plusieurs heures mais progressaient lentement. Il gelait à pierre fendre, la fatigue augmentait, et ils s’enfonçaient de plus en plus profondément dans la poudre blanche. Seule Adélice se déplaçait avec grâce et légèreté, car une fée ne pèse pas plus lourd qu’une plume de colibri. Le froid commençait cependant à émousser ses sens, et son nez rougi lui donnait un air comique qu’elle n’aurait pas du tout apprécié si elle avait pu se voir.

– Merlin, où allons-nous ? demanda-t-elle soudain, d’un ton boudeur. Je voudrais bien m’asseoir devant un bon feu de cheminée et manger quelque chose de chaud.

– Ah ! Les bonnes tartes de Lucette, rêva à voix haute Kad, elles me manquent un peu…

Adélice lui lança un regard noir. Plus jamais elle ne ferait la cuisine pour qui que ce soit, elle avait été très claire sur ce sujet. Kad pesta en silence contre lui-même. Elle n’était pas près de s’intéresser à lui s’il se montrait aussi balourd.

– Nous sommes en sécurité, très loin de Camaaloth. Nous sommes dans le comté de Landuc, sur les terres du seigneur Yvain, expliqua Merlin. Nous allons lui demander son aide, le Chevalier au lion a toujours été l’un des plus fidèles serviteurs du roi Arthur. Quand il apprendra la trahison de Galaad, il nous apportera tout son soutien, je n’en doute pas. Mais son château est trop loin à pied, il nous faudrait marcher une semaine, au moins. Nous aurons besoin de montures et d’une charrette. On ne peut plus perdre de temps, car l’heure est grave.

– Oui, mais n’oublions pas le repas chaud, répondit la fée. – Et le feu de cheminée ! J’ai les pieds gelés… ajouta Kad. Merlin leva les yeux au ciel et poussa un léger soupir. Il dut

admettre que ses compagnons de route n’avaient pas entièrement tort. Ils reprirent la route.

Quelques heures plus tard, les trois aventuriers entrèrent enfin dans le village d’Urval. Ils avaient marché longtemps et n’étaient pas mécontents d’arriver. Le bourg était plus étendu qu’ils ne l’avaient cru avant d’y arriver et les rues étaient désertes. Le temps empirait et un vent froid s’était levé. De nombreuses maisons paraissaient vides,

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comme abandonnées à la hâte. Merlin hésitait à frapper aux portes pour demander sa route. Il préférait ne pas trop attirer l’attention. Galaad et ses sbires étaient très loin, mais son instinct le poussait à être méfiant et à ne pas dévoiler son identité à qui que ce soit avant d’être certain qu’ils étaient en sécurité. Ils continuèrent à avancer, le regard un peu perdu dans la tempête de neige…

Soudain une vieille femme apparut comme un fantôme au détour d’un chemin de terre. Malgré le vent et les flocons blancs, elle poussait vaillamment une brouette en mauvais état, pleine de pommes blettes, aussi ridées que leur propriétaire. Elle s’en retournait vers sa ferme et elle avait l’intention de donner les fruits à ses cochons. Merlin lui trouva un air honnête, il l’aborda.

– Oh là ! vieille dame, moi et mes… enfants, nous avons besoin de chevaux. Pouvez-vous m’indiquer…

– Vieille dame ? Qui c’est que vous traitez de vieille dame ? J’ai à peine quarante ans, espèce de vieux bouc ! Quand on a une barbe de deux cents ans et qu’on veut un renseignement, on évite de se montrer grossier !

Merlin rougit et balbutia des mots d’excuse. La fatigue lui avait fait perdre ses célèbres talents de diplomate. Heureusement, Kad vint à sa rescousse.

– Faut pas lui en vouloir, M’dame ! C’est notre papi en fait. Il est très, très vieux, vous le voyez bien. Et il perd un peu la tête ces derniers temps, il reconnaît plus bien les gens, moi par exemple il croit que je suis un grand guerrier… on doit l’emmener voir un sage pour le guérir, c’est pour ça qu’on a besoin de chevaux, vous comprenez ?

La colère de la fermière disparut aussi vite qu’elle était venue. Le jeune garçon avait l’air sincère. Et surtout, son regard pétillant lui disait qu’elle pouvait lui faire confiance.

– Allons, vous êtes de braves enfants de vous occuper comme ça de ce vieux sénile… (au mot sénile Merlin roula de gros yeux au ciel, mais il eut l’intelligence de ne pas répondre.) Remontez cette rue, celle-là, à votre droite. Vous arriverez sur une place. Au fond à gauche, vous trouverez l’échoppe du maréchal-ferrant. De temps en temps il a des chevaux à louer. Voilà, c’est tout ce que je sais…

Sur ces mots, elle saisit les poignées de sa brouette et reprit sa route. Merlin, Kad et Adélice échangèrent un regard entendu et se mirent en route dans la direction indiquée.

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a L’homme était grand et très costaud. Il frappait vite et fort avec sa

grosse masse grise de cendres une longue épée rougie qu’il venait de sortir du feu. Quand il vit le rideau de la porte d’entrée laisser passer Merlin, il soupira et enfonça la pièce brûlante dans un grand seau d’eau froide. Le grésillement et la vapeur d’eau plurent beaucoup à Kadfael qui avait toujours été fasciné par ce métier difficile et exigeant. L’homme semblait méfiant. Il pensait que les étrangers étaient toujours source d’ennuis et il espérait être vite débarrassé de ceux-là.

– Bien le bonjour. Nous avons besoin de chevaux. Nous avons de quoi payer et…

– Je n’ai plus rien, ni chevaux, ni carriole, ni charrette, rien. Gardez votre or et repartez d’où vous venez.

Le forgeron n’avait même pas pris la peine d’arrêter de travailler et de les regarder pour répondre. Il voulait juste qu’ils fichent le camp de chez lui.

– Alors aiguise-moi ceci ! Adélice, très discrète depuis leur arrivée à Urval, avait décidé qu’il

était temps qu’elle prenne les choses en main. Les deux autres se tournèrent vers elle, étonnés. Elle venait de sortir de sa botte une dague étroite et effilée et la tendait au maréchal-ferrant. Ce dernier, en voyant la lame, ouvrit de grands yeux. Il fit un pas en arrière et balbutia :

– C’est une lame d’onyx ! Il ne sert à rien de… à rien de… – Tu as raison, il ne sert à rien de l’aiguiser. Et tu sais que ceux qui

possèdent ces lames sont réputés pour être… des assassins ? – Oui, je le sais, mais… je vous jure, je ne voulais pas vous offenser.

Par pitié, ne me tuez pas… Le regard d’Adélice était maintenant si dur qu’on aurait cru que ses

yeux étaient faits de la même pierre que sa dague. Merlin et Kad la regardaient sans rien dire, impressionnés, eux aussi. À cet instant, ils souhaitèrent toujours garder la jeune femme comme alliée et ne jamais s’en faire une ennemie.

– Te tuer ? Non… enfin, cela dépend : nous cherchons des chevaux. Où peut-on en trouver par ici ?

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a Le Hérisson malchanceux, c’était là leur dernière chance malgré son

nom, d’après les dires du maréchal-ferrant. C’était une auberge, la seule à des lieues alentour. Elle se situait à l’autre bout du village, près des lavoirs et du moulin à eau. Parfois le tavernier gardait dans son écurie de vieux roncins rhumatiques achetés trois fois rien, montures qu’il revendait à prix d’or au plus offrant, ou au moins regardant sur la marchandise. Le maréchal-ferrant avait dit tout ce qu’il savait, la fée l’avait remercié du bout des lèvres et les trois voyageurs étaient repartis plutôt satisfaits.

– Adélice ? C’est vrai ce que tu as dit ? Ta dague est réservée aux assassins ? Dans la grange, tu nous as dit que tu n’étais pas ce genre de personne…

– C’est même l’arme favorite des assassins royaux de la reine Morgane, ajouta Merlin d’un ton méfiant.

En entendant ces mots, la jeune fée s’arrêta et regarda ses deux compagnons. Ses yeux brillaient d’une tristesse contenue.

– Cette dague n’est pas à moi. – Pourquoi la gardez-vous alors ? La question de Merlin était pleine de bon sens. Adélice aurait bien

aimé leur dire que cette dague avait d’abord une valeur sentimentale. Mais elle ne pouvait pas le faire. Elle n’en avait jamais parlé à personne et elle espérait ne jamais devoir le faire. Elle se contenta de leur répondre :

– Je ne suis pas un assassin si c’est ce que vous voulez savoir, mais je dois la garder. Je vous en prie, vous devez me faire confiance.

Le ton de sa voix était empli à la fois de mélancolie et de froideur. Le vieux magicien et son apprenti ne savaient pas qu’en penser. Ils échangèrent un regard, puis reprirent la route, silencieux.

La jeune femme n’avait pas le cœur de leur dire que cette dague était le seul souvenir qui lui restait de Caitlynn, sa sœur jumelle. Même si elles ne s’étaient pas toujours bien entendues et qu’elles s’étaient quittées en très mauvais termes, Adélice devait garder cette arme, aussi effrayante fût-elle.

Le trio finit par arriver en vue du Hérisson malchanceux. L’auberge semblait être le seul endroit encore en vie. En s’approchant, ils aperçurent un petit homme, aussi haut que large, à la barbe rousse,

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longue et tressée, enfilée dans un anneau d’or à son extrémité. Kad, fasciné par cet étrange individu, s’arrêta et l’observa.

– C’est un nain, lui dit tout bas Merlin. Ne le dévisage pas ainsi, c’est impoli.

– Et ils sont très susceptibles ! ajouta Adélice avec un air de méfiance. Ce n’est pas le moment de nous attirer des ennuis supplémentaires…

Un nain ? Kad n’en revenait pas. Un véritable nain de la race ancienne des nains des montagnes ! Les légendes disaient qu’ils étaient aussi forts que des aurochs sauvages et aussi entêtés que des vieilles bourriques…

Le jeune homme, perdu dans ses pensées, écouta à peine les recommandations de ses compagnons. Il n’avait jamais vu de nain à Camaaloth. Merlin lui avait pourtant déjà parlé du peuple des Petites Gens. Il disait qu’ils avaient disparu pour la plupart depuis fort longtemps. Les derniers représentants de cette race vivaient loin d’ici, au-delà d’une chaîne de montagnes infranchissables. Les nains étaient connus pour être avant tout des mineurs, des forgerons, des orfèvres ou des guerriers, fiers et redoutables. Du moins était-ce ce que l’on disait d’eux dans les fables. Kad fouilla dans sa mémoire et il revit alors défiler les longues heures d’étude passées avec son maître. Il aurait dû être plus assidu, car ses pensées étaient confuses… Il se souvenait juste que les nains avaient connu leur âge d’or, ils étaient alors nombreux et puissants. Et comme le temps finit toujours par éroder les plus hautes montagnes, les guerres et les rivalités avaient fini par avoir raison de ce peuple. Kad n’avait jamais vu un nain de ses propres yeux. Merlin avait eu beau l’instruire sérieusement, il avait fini par croire que ces gens étaient comme les dragons, des êtres imaginaires qui n’avaient jamais existé que dans les contes des temps anciens. Une simple histoire inventée pour impressionner les enfants…

Quoi qu’il en soit, celui-là ne remarqua même pas les voyageurs. Le visage en sueur malgré le froid, il s’échinait à dételer deux mules ré-calcitrantes d’une vieille charrette recouverte d’une toile sur laquelle on pouvait lire : « Dargo Brisefer Père & Fils, forgerons ». Il voulait rentrer ses bêtes dans l’écurie accolée à l’auberge et il avait hâte de finir avant la nuit pour aller boire une bière bien méritée. Kad se demanda s’il était le fils ou le père de la famille Brisefer.

Les trois compagnons entrèrent dans l’auberge. L’établissement était modeste, certes, mais il y faisait chaud, grâce à la flambée qui crépitait dans la grande cheminée au fond de la salle, et la douce odeur de viande et d’épices qui flottait dans l’air suffisait grandement à leur bonheur. Kad fut surtout intrigué par les nombreuses têtes d’animaux

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empaillés accrochées aux murs. Cerf, lion des montagnes, sanglier, mais aussi sirène, loup-garou, troll… Il ne les reconnut pas toutes, et certaines ne semblaient pas authentiques, mais plutôt fabriquées de toutes pièces. Un petit homme rond comme un tonneau, aux cheveux gras et au regard de fouine, trottina vers eux. C’était l’aubergiste. Kad se dit que cet individu exhibait des trophées rares alors qu’il n’avait pas du tout l’allure d’un chasseur de monstres. Il revendiquait des exploits qui n’étaient pas les siens, c’était évident… Merlin avait lui aussi une mauvaise impression, mais mieux valait ne pas chercher querelle à un homme qui pouvait les aider. Adélice, pour sa part, fit la moue en regardant le tablier de l’aubergiste maculé de taches de gras. Elle nota aussi une odeur aigre de sueur qui venait certainement des aisselles mouillées qu’on devinait sous sa chemise en gros drap. Elle se contenta de reculer un peu afin d’être moins incommodée par les effluves désagréables. Néanmoins elle ne dit rien, préférant ignorer ce laisser-aller dans la tenue. Ils n’avaient pas le choix, cette auberge était la seule du village. Il leur fallait des chevaux, et ils avaient une faim de loup.

– Bienvenue, voyageurs ! lança l’homme, se passant la langue sur la lèvre inférieure par réflexe. Vous avez faim ? Installez-vous donc près de la cheminée, je vous apporte de quoi manger tout de suite…

– Merci, répondit Merlin. Le magicien était trop heureux de s’asseoir et pouvoir se reposer

enfin. Avec la perte de la quasi-totalité de ses pouvoirs, et à cause de cette longue marche sous la neige, son dos et ses reins le faisaient horriblement souffrir. Il ne s’était jamais senti aussi vulnérable, et cela l’agaçait profondément. Mais il n’en montra rien.

– Merlin ! Moi, je pense que… commença à dire Adélice. – Taisez-vous, malheureuse, la coupa sèchement le vieux magicien.

Personne ne doit savoir qui nous sommes… La fée se renfrogna. Il y avait bien quelques rares clients attablés de-

ci de-là, mais personne n’avait fait attention aux nouveaux venus. Seul l’aubergiste, qui arrivait avec un plateau de fromages, du pain et un pichet de vin, avait entendu, mais il fit mine de rien. Pourtant, ce nom était connu dans tout le royaume… Il allait repartir quand Merlin le saisit fermement par le poignet et le fixa droit dans les yeux. L’aubergiste sursauta et resta muet de stupeur. Il savait qu’il ne fallait surtout pas contrarier un magicien. Et encore moins celui-là…

– Nous cherchons des chevaux, en avez-vous ?

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– Ah non, messire, plus un seul depuis des semaines, je suis désolé… répondit l’aubergiste d’une voix blanche. Il n’y a que les mules d’un nain, mais je sais pas si… enfin, non, je…

– Alors trouvez-nous trois chambres confortables pour la nuit, le coupa Merlin, assez dépité.

– Bien… bien sûr, messire, je m’en occupe, bafouilla l’aubergiste. Il m’en reste plein, il n’y aura que le nain en plus de vous cette nuit.

– Je veux une chambre loin de la sienne ! Adélice n’avait pu réprimer ce cri du cœur. Elle appréciait

modérément la présence du forgeron itinérant. Les trois autres la regardèrent d’un air interrogateur. La fée s’empourpra légèrement. Elle dut expliquer qu’elle avait le sommeil léger et qu’elle ne supporterait pas d’entendre des ronflements dignes d’un ours.

– Bien sûr, bien sûr ! Je comprends… glapit le gros homme. Et il repartit prestement vaquer à ses occupations, l’air visiblement

soulagé de ne pas avoir été transformé en crapaud ou en quelque autre bête gluante et répugnante. Les trois voyageurs attaquèrent enfin leur repas, ils avaient tellement faim qu’ils trouvèrent tous les plats délicieux.

Entre-temps, Dargo Brisefer était lui aussi entré dans l’auberge et s’était installé à une table près d’eux. Il avalait tout ce que l’aubergiste lui servait en éclusant sans discontinuer de grandes chopes remplies de bière brune. Après une dizaine de pintes, sa présence fut de moins en moins discrète.

– Tavernier ! TAVERNIER ! Par Kroûm, viens donc remplir la chope de l’honnête forgeron que… hips… que je suis… éructait-il péniblement à intervalles réguliers.

Fier de lui, il rotait bruyamment pour faire honneur à la réputation de soûlards invétérés des nains. Kad le regardait du coin de l’œil, amusé. Adélice était outrée. Merlin, quant à lui, l’observait en réfléchissant.

– Il faut qu’il nous emmène au château de Landuc dès demain, déclara tout à coup le magicien. C’est la seule solution.

Ses compagnons le regardèrent d’un air dubitatif. Cet individu ne semblait pas d’humeur à discuter mais seulement à boire jusqu’à plus soif. Merlin ignora leurs réticences. Il se leva, arborant son plus beau sourire, et alla s’asseoir à la table de sieur Dargo Brisefer. Le vieux magicien commanda au tavernier une nouvelle tournée de bières brunes. Kad et Adélice, dévorés par la curiosité, tendaient une oreille indiscrète vers les deux hommes, espérant surprendre une parcelle de

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leur conversation. En vain. De leur table ils n’entendaient pas grand-chose. Voyant revenir Merlin vers eux avec une mine sombre, ils comprirent tout de suite que la négociation avait tourné court.

– Maudits soient les nains et leur entêtement ! siffla le vieil homme entre ses dents, à peine assis.

– Il refuse ? Quel dommage… Adélice avait posé la question par simple politesse, car au fond

d’elle-même elle était soulagée de ne pas devoir voyager avec un être qui semblait durablement en froid avec l’eau et le savon.

– Il refuse mon or et il refuse d’aller vers le nord, car la guerre peut soi-disant survenir à tout instant. Il n’ira que vers l’est… Maudits soient les nains !

– Quelle guerre ? Galaad ne peut pas déjà être ici, nous sommes partis seulement hier ! s’étonna Kad.

– Tu as raison. Je n’en sais rien… Cet individu, en plus d’être un lâche et un ivrogne, est peut-être aussi un fieffé menteur.

Le vieil homme se tourna vers la cheminée et finit de ruminer sa colère en regardant les flammes danser dans l’âtre. Kad se cala dans son siège et réfléchit sérieusement au problème. Persuadé qu’il y avait un moyen de faire changer d’avis Dargo Brisefer, il essayait d’échafauder un stratagème. Tout d’un coup lui vint une idée lumineuse. Il avança vers la fée pour lui parler, mais si brusquement que son nez toucha par mégarde ses longs cheveux blonds qu’elle venait de dénouer. Un parfum de chèvrefeuille et d’orchidée sauvage l’enivra subitement ; il ne put s’empêcher de fermer les yeux et de se laisser porter par cet instant délicieux qui troublait ses sens.

– Hum, hum… Au lieu de conter fleurette à mes cheveux, tu ne voulais pas me dire quelque chose plutôt ?

Kad redressa vivement la tête et piqua un fard en voyant Adélice le taquiner, un sourire espiègle en coin. Il se racla la gorge pour essayer de retrouver une contenance :

– Adélice, dis-moi… Tu es une polymorphe, tu es donc capable de prendre n’importe quelle apparence, c’est bien ça ?

– Oui, pratiquement, répondit la jeune fille redevenue méfiante. Mais je n’en ai que l’apparence, attention ! J’aurais beau ressembler à un dragon, je n’en aurais ni la taille, ni la force…

– Je ne voyais pas si gros, rassure-toi…. Kad ne put réprimer un sourire malicieux. Il se pencha vers sa voisine

et il parla bas, loin des oreilles indiscrètes. Merlin ne fit même pas

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attention à leur manège, il préférait rester dans son coin à ressasser de sombres pensées pleines d’amertume. Le lendemain, il serait de nouveau plein d’énergie et de force, mais à cet instant précis, il était las de tout. Il se sentait vraiment trop vieux pour vivre encore ce genre de vie aventureuse. Quand Kad eut fini d’expliquer son plan, Adélice s’écria :

– Non ! – C’est la seule solution, ça va marcher, crois-moi ! – Tu as beau être un futur chevalier, je te jure que si ça rate, je fais

revenir Lucette et elle va te flanquer une fessée mémorable, comme quand tu étais gamin !

Kad blêmit légèrement, se sentant tout à coup nettement moins sûr de lui.

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RUSE ET TRAHISON

e village d’Urval baignait dans une nuit froide et neigeuse. Les rues étaient vides depuis bien longtemps, aucune chandelle, aucun feu de cheminée n’annonçait le moindre

signe d’activité dans les maisons. Le vent sifflait entre les branches endormies des arbres efflanqués faisant tourbillonner sans cesse des milliers de flocons. Seul le hululement lointain d’un hibou solitaire apportait une once de vie dans cette sinistre obscurité. Si un voyageur était arrivé à ce moment-là, il n’aurait guère trouvé l’endroit accueillant. Il aurait même pu se croire arrivé par mégarde dans un village abandonné. Mais s’il avait marché plus avant et qu’il s’était rendu du côté du Hérisson malchanceux, là il aurait carrément pu penser qu’il se trouvait dans un hameau hanté, tant les bruits sourds et puissants qui en provenaient étaient inquiétants… et n’avaient surtout rien d’humain. Ce pauvre voyageur se serait dit, avant de fuir, que l’animal qui les produisait devait être énorme, et certainement très dangereux. De quelle espèce s’agissait-il ? Mystère… Même un chasseur aguerri n’aurait su dire précisément si c’était le cri d’un sanglier, le meuglement d’un troll, le rire d’une hyène ou les trois à la fois… La réalité était pourtant bien plus incroyable : c’était un nain qui ronflait.

Au même moment, à l’étage, une ombre se faufilait lentement dans le couloir, silencieuse. En catimini. Elle s’arrêta devant la chambre d’où provenaient les fameux bruits inquiétants : la chambre de Dargo. Le nain avait tellement bu et mangé ce soir-là qu’il dormait profondément… très profondément… si profondément que ses propres ronflements, qui ressemblaient à des cris d’animaux féroces, ne le réveillaient même pas. En revanche le restant des occupants de l’auberge et les éventuels voyageurs dans la rue profitaient pleinement de son concert caco-phonique. La porte de la chambre s’ouvrit lentement ; un petit être se

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faufila et entra. La pièce sentait les pieds, la bière et la sueur. Un faible reflet de lune éclairait doucement le lit et son occupant. Le visiteur sortit de la pénombre et s’approcha à pas de loup. Le lit tremblait à chaque prise d’air par la bouche ouverte et baveuse du gros nain. Une bulle sortait même par l’une de ses narines, gonflant et se dégonflant au rythme de sa respiration…

– Dargo Brisefer ! Réveille-toi tout de suite, espèce de grosse barrique à bière !

Dargo se réveilla en sursaut. Hein ? Quoi ? Ce n’était pas possible ! Il aurait reconnu cette voix rocailleuse entre mille.

– Maman ?… C’est toi ? Il se releva sur un coude, les yeux embrumés par la fatigue, la

digestion lourde et les vapeurs d’alcool. Mais oui, c’était bien sa mère ! Elle était là, debout au pied du lit, les poings sur les hanches. Une petite bonne femme ronde avec une poitrine énorme et des poils sous le menton, comme une vraie naine…

En réalité ce n’était pas elle, mais Adélice. La jeune femme appréciait très moyennement d’avoir dû prendre les traits de ce qui symbolisait à ses yeux le contraire de la beauté. Mais elle avait un rôle à jouer et elle devait réussir à prouver à Kad qu’elle était indispensable au groupe. Elle répondit sur un ton plus bourru :

– Bien sûr que c’est moi ! – Mais tu es à des centaines de lieues d’ici ! Je… Je… – Je suis dans ton rêve, espèce de gros crétin ! Je suis venue jusque

dans ta tête d’ivrogne pour te dire que tu m’as beaucoup déçue… – Je dors ? Ah d’accord… C’est pour ça… Mais qu’est-ce que j’ai fait

de mal maman ? Dis-moi ! La voix empâtée par le sommeil et l’alcool, le pauvre Dargo n’y voyait

que du feu. Adélice, de son côté, commençait à se prendre au jeu. – Demain, tu vas aider les voyageurs qui t’ont demandé de l’aide. Tu

dois les emmener au château de Landuc, tu m’as bien entendue ? Ne cherche pas à comprendre, tu vas le faire, et puis c’est tout !

– Mais… ? Bon, d’accord, d’accord, je ferai ce que tu me dis… soupira le pauvre nain, à moitié réveillé.

– Ah oui, autre chose encore : dorénavant, tu vas prendre un bain tous les jours et moins boire, espèce de sanglier mal élevé ! ne put s’empêcher d’ajouter Adélice, à présent ravie de jouer ce rôle de mère autoritaire.

– Mais tu m’as toujours dit que la sueur était le parfum des nains !

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Dargo était sur le coup réellement indigné à l’idée de devoir se laver aussi souvent.

– Ne discute pas les ordres de ta mère ! Maintenant, rendors-toi ! Dargo avait toujours eu peur de sa mère quand elle était en colère. Il

ne demanda donc pas son reste et se rendormit aussitôt. Sans un bruit, Adélice reprit sa forme originelle et observa un instant le forgeron. Enfin, la jeune fée, doutant des chances de réussite de l’idée de Kad, recula à pas lents et repartit dans l’ombre de la nuit.

Pourvu qu’il n’ait pas oublié demain matin, pensa-t-elle en refermant la porte derrière elle.

Déjà, le concert des ronflements avait repris de plus belle…

a Le lendemain, Merlin fut surpris d’apprendre que Dargo Brisefer

avait changé d’avis et qu’il acceptait de les emmener au château d’Yvain. Il préféra ne pas poser de questions, se disant que les nains étaient décidément d’étranges personnes et qu’il fallait profiter de cette aubaine sans chercher à comprendre. Il ordonna à Adélice et Kad de ne pas révéler leur véritable identité. Le forgeron devait ignorer qui ils étaient et ce qu’ils comptaient faire. Il leur fallait se montrer méfiants tant qu’ils ne seraient pas totalement en sécurité.

Au petit matin, tout le monde embarqua tant bien que mal dans la vieille charrette en bois remplie d’outils en tout genre. Des montures seules auraient mis quelques heures pour rejoindre le château de Landuc, mais dans ces conditions, le voyage allait durer deux jours. Personne pourtant ne s’en plaignit, car sans cette charrette, ils auraient dû marcher beaucoup plus longtemps dans des conditions épouvan-tables. Ils prirent donc place de bonne grâce.

La première journée, il neigea sans discontinuer. Merlin, Kad et Adélice passèrent leur temps recroquevillés sous la toile de la charrette, se serrant du mieux qu’ils pouvaient, pour rester au sec. Frigorifiée, l’espionne de Morgane trouva bien agréable de se blottir contre Kad, ravi de cette aubaine. Ils en profitèrent pour discuter de tout et de rien. À plusieurs reprises, le vieux magicien leur demanda de se taire et de le laisser dormir. Dargo ne voulut jamais lâcher les rênes et resta seul le plus possible, insensible au froid comme tous les gens de son espèce. Il n’adressa pratiquement pas la parole à ses nouveaux compagnons, prétextant qu’il devait réfléchir. La réalité était qu’il avait simplement

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trop mal à la tête pour discuter. Il était victime du phénomène bien connu chez les hommes et les nains sous le nom ô combien poétique de gueule de bois carabinée… Bien entendu, les autres se gardèrent de lui demander s’il avait bien dormi.

Le deuxième jour, après avoir monté un bivouac de fortune, Kad voulut assouvir sa curiosité : que faisait un nain aussi loin de chez lui ? Dargo, enfin remis de sa cuite, se révéla être un homme (enfin, un nain…) sociable et content d’avoir un peu de compagnie. C’est pourquoi il ne se fit pas prier pour répondre. Il commença en leur expliquant que deux années auparavant l’hiver avait été particulièrement rude dans la lointaine vallée d’où il venait. Le gel et le froid avaient provoqué l’arrêt de toute activité, et le gibier était devenu plus rare dans les bois. La voix rocailleuse du brave forgeron devint plus hésitante. En évoquant ces souvenirs douloureux, Dargo semblait les revivre, et il ne put retenir quelques sanglots nostalgiques. Néanmoins parler lui faisait aussi du bien. Il s’arrêta pour reprendre son souffle, puis il reprit :

– Une nuit, les loups sont descendus de la montagne par meutes entières. Poussés par la faim, ils ont attaqué les fermes isolées et ils ont emporté de nombreuses têtes de bétail. Nos chasseurs n’étaient pas assez nombreux pour les repousser. Mais le plus dur n’était pas passé, les choses ont empiré avec le printemps. Du jour au lendemain, le froid glacial a laissé la place à une chaleur étouffante. On n’avait pas connu des températures pareilles depuis des lustres. La terre des champs est devenue sèche comme un gosier sans bière, les cultures n’ont presque pas poussé… Plus personne n’avait d’argent pour faire travailler le forgeron que je suis. Alors ma mère a fini par me pousser à partir parce que je ne trouverais jamais de femme qui veuille de moi si je restais sans le sou. Et puis… sans une épouse, elle ne connaîtrait jamais ses petits-enfants. Il faut savoir que, pour ma mère, ne pas être grand-mère c’est pas du tout envisageable. Ma mère… eh bien c’est ma mère, on va dire que quand elle a décidé quelque chose, c’est pas négociable, voilà ! Je suis donc parti et depuis je sillonne les routes en quête d’un travail et d’une fiancée…

– Et vous allez réussir ? Enfin, je veux dire… bafouilla Adélice, attendrie malgré elle.

– Pour être franc, je dois bien avouer que j’ai plus de courage à me battre contre un ours que quand il faut… Enfin, vous voyez, je suis tellement timide que je n’ose pas parler aux dames. Alors pour me donner du courage, je bois un coup. Mais comme il me faut beaucoup de courage, je dois boire beaucoup… Et finalement, je suis toujours fin soûl avant de pouvoir leur offrir une chopine.

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– Des fleurs, mon ami, des fleurs ! J’ai lu quelque part que ça se faisait pour aborder une dame, le coupa Merlin avec un sourire compatissant. Et comme ça vous ne seriez pas ivre tout de suite…

– Des fleurs ? Mais je ne veux pas épouser une chèvre, moi ! Par Kroûm, pour plaire à une naine, croyez-moi, il vaut mieux lui offrir une bière… Ma mère, elle aurait jamais accepté d’épouser mon père sans ça, vous pouvez me croire !

Cette phrase pleine de sagesse naine mit fin à l’échange. Et ce fut la seule véritable conversation qu’ils eurent pendant ce long, long, long et monotone voyage…

Les mules du nain n’avançaient pas bien vite. Adélice, qui n’était pas très patiente, finit par s’en plaindre à voix haute. Les animaux sem-blèrent comprendre : susceptibles, ils marchèrent avec encore moins d’empressement. Dargo demanda à la fée de bien vouloir se taire et laisser ses braves fifilles tranquilles… Vexée, Adélice se renfrogna dans un coin de la charrette et ne dit plus un mot.

Ainsi, hormis les révélations de Dargo sur l’art de la séduction chez les nains, l’anecdote sur les mules et les bavardages incessants de Kad et Adélice, les deux jours que dura ce voyage semblèrent bien mornes à Merlin, qui fut soulagé en apercevant les fortifications de Landuc.

Enfin arrivés aux abords du château, les trois voyageurs descendirent avec joie de la charrette. Ils avaient hâte de se dégourdir les jambes. Ils remercièrent le nain bougon pour son aide et se dirigèrent vers la herse qui commençait déjà à s’ouvrir pour leur laisser le passage. Dargo prit Merlin à part avant qu’il ne rejoigne les autres :

– Dites… Je ne sais pas comment vous avez fait pour la convaincre de vous aider, mais… si vous revoyez ma mère, vous lui direz que je veux qu’elle me laisse dormir en paix dorénavant.

Merlin, pris au dépourvu par de pareils mots d’adieu, ne sut que répondre. Il était décidément bien étrange ce nain, se dit-il.

a Le tavernier du Hérisson malchanceux attendait depuis longtemps

sur le pas de la porte de son établissement malgré le vent vif. La neige avait cessé de tomber dans la nuit, et le garçon de salle déblayait les congères qui obstruaient le passage devant l’entrée de l’auberge. Le petit homme bedonnant avait insisté pour que ce soit toujours propre

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et dégagé, car il attendait de la visite. Il répétait cette phrase en boucle depuis qu’était partie la charrette du nain ivrogne la veille.

Il avait l’air un peu inquiet et scrutait sans cesse les routes et les chemins qui débouchaient devant chez lui. Il attendait bien quelqu’un, cela ne faisait aucun doute. Emmitouflé dans un gros manteau de laine rapiécé, le gros homme au teint gras et cireux frissonnait, non pas à cause du froid auquel il s’était habitué, mais taraudé par sa mauvaise conscience. Il avait toujours eu mauvais fond depuis qu’il était enfant. Il le savait et le vivait plutôt bien. Il fallait des gens de toutes sortes dans le monde, et son destin n’était pas d’être un héros. Il s’accom-modait de ce qu’il était : un homme lâche, cupide et fourbe. Mais il se demandait quand même si cette fois il n’était pas allé trop loin. Alors, comme pour se rassurer et se convaincre d’avoir fait ce qu’il fallait, il sortit de sa poche un vieux morceau de parchemin roulé, jauni par le temps. Il le déroula pour la énième fois et relut la phrase qu’il connaissait par cœur désormais :

« Récompense de 1000 pièces d’or pour quiconque aidera à la capture de Merlin, magicien et enchanteur, MORT ou VIF, recherché pour avoir lâchement assassiné Arthur Pendragon, roi de Logres. »

Il était trop tard pour faire marche arrière de toute façon, alors autant essayer d’en tirer un bon bénéfice. Quand il avait entendu le nom du magicien dans son auberge, il avait fait semblant de rien. Mais le soir même, il avait envoyé un corbeau à Camaaloth. La récompense était trop belle pour la laisser à un autre moins scrupuleux. Personne n’imaginait que Merlin ait pu tuer le roi Arthur, sa loyauté envers les rois de Logres était légendaire. Mais le nouveau roi disait que c’était la vérité, et beaucoup faisaient mine de le croire…

Quelqu’un allait forcément venir, tôt ou tard. Il lui fallait juste être patient et scruter les routes qui menaient jusqu’à lui. Pour mille pièces d’or, il voulait bien continuer à attendre dans le froid en grelottant le temps qu’il faudrait.

Malgré sa vigilance, il ne la vit pas arriver. Alors qu’un instant auparavant il n’y avait personne, Nym, la banshee favorite de Viviane, se tenait devant l’aubergiste. Ce dernier ne put s’empêcher de sursauter en la voyant surgie de nulle part. Il savait qui elle était, car son aspect était connu de tous : petite poupée au teint de porcelaine, portant toujours la même robe de tulle vieilli, les pieds nus.

– J’ai reçu ton corbeau, fit-elle avec une moue méprisante. Je suis venue aussi vite que j’ai pu. Où sont-ils ? Réponds !

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Le sang du tavernier se glaça à l’idée de contrarier cette petite peste tristement célèbre pour sa cruauté impitoyable. Il bafouilla :

– Je suis désolé… Ils sont partis hier matin… La banshee poussa aussitôt un cri de rage qui manqua de faire ex-

ploser les tympans du traître. – Mais je sais où ils sont allés ! ajouta-t-il aussitôt, tentant en vain

de couvrir le cri démoniaque. Elle s’arrêta pour écouter ce que cet homme abject avait à dire. Il

reprit son souffle un instant, puis il parla. Il avait entendu que Merlin et ses compagnons avaient l’intention de se rendre à la forteresse de Landuc chez le seigneur Yvain. Nym parut très satisfaite de cette information.

– Depuis le temps que je les cherche… Tu auras ta récompense, tavernier, sitôt que nous les aurons entre nos mains. Mais d’ici là, pas un mot. À personne !

Le ton était sans appel, et si le gros homme eût de loin préféré être payé tout de suite et ne plus jamais entendre parler de cette histoire, il n’osa pas contrarier la visiteuse. Il tenait trop à la vie.

Nym, en un clin d’œil, se métamorphosa en un grand faucon blanc. Les banshees, en effet, peuvent prendre la forme d’un rapace, et Nym, depuis longtemps, avait porté son choix sur cet oiseau rapide et mortel. Elle s’envola aussitôt dans un bruissement d’ailes.

Vite, aller prévenir Björken et ses troupes de Vikings sanguinaires ! Le château de Landuc devait tomber coûte que coûte.

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« TU DÉFENDRAS TOUS LES FAIBLES… »

a forteresse de Landuc était au moins aussi impressionnante et massive que celle de Camaaloth. Émergeant d’une forêt de sapins, elle était plantée en haut d’une colline de granit.

Quatre grandes tours, aux toits pointus recouverts de tuiles en forme d’écailles, dominaient chacune un angle du château, garni d’étroits mâchicoulis. D’imposants créneaux se découpaient sur le pourtour des chemins de ronde des hautes murailles de pierres. Le pied des remparts s’enfonçait dans d’énormes quartiers de rocs, qui dévalaient jusqu’au fond de douves remplies d’une eau sombre et glaciale. À intervalles réguliers, sur la surface plane et glissante des courtines, on devinait les fentes étroites des discrètes meurtrières. Le brouillard, fréquent dans la région, rendait l’endroit encore plus inquiétant : les contours estompés du château rappelaient sans hésiter un gigantesque dragon de pierre et de fer endormi sur un sommet rocheux.

Les trois voyageurs avancèrent sur le pont-levis qui s’était baissé sitôt que Merlin s’était présenté aux gardes de la barbacane. La lourde herse d’acier remontait lentement dans un terrible cliquetis métallique de chaînes tirées avec peine.

Partout on voyait des hommes équipés pour la guerre. Les nombreux archers perchés en hauteur semblaient sur le qui-vive pendant que d’autres, arbalétriers, hallebardiers ou lanciers fourbissaient leurs armes et leurs équipements avec soin, le visage fermé. Hormis des chevaux qui piaffaient dans les écuries, tout était étrangement calme. Mais ils n’étaient pas dupes, la tension était palpable.

Déjà la nouvelle du retour de Merlin circulait dans toutes les bouches, et l’espoir renaissait dans le cœur des hommes. Tous les regards se tournaient maintenant vers le petit groupe. Quelques hourras

L

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fusèrent même au passage du magicien et de ses deux compagnons. Le vieil homme, un peu étonné, continua sa route sans rien dire. Il lui fallait parler au seigneur Yvain de toute urgence.

Ils pénétrèrent dans le donjon central. Presque aussitôt, les portes de la salle d’audience s’ouvrirent devant eux. Merlin entra sans hésiter, mais Kad et Adélice eurent un mouvement de recul. Un lion immense, plus grand qu’un cheval, se tenait assis devant eux et semblait vouloir leur barrer l’entrée.

– Avancez, voyons, ce n’est que Philibert, le lion d’Yvain, déclara Merlin en passant à côté du fauve qui restait immobile. Vous n’avez donc jamais entendu parler du fameux lion à la fontaine ?

Tout le monde connaissait l’histoire, évidemment : bien des années auparavant, alors qu’il était un jeune chevalier en quête d’aventures, Yvain avait découvert une fontaine magique à côté de laquelle un lion se battait contre une vouivre, un serpent cracheur de feu, fourbe et cruel. Le lion était en mauvaise posture, et Yvain avait choisi de le sauver en tranchant net la tête du monstre. Depuis ce jour, Philibert veillait nuit et jour sur l’homme qui l’avait sauvé, désormais lié à lui pour la vie.

Un chevalier en armure brillante, haut de taille et au visage souriant, s’avança vers eux. C’était le seigneur du château, Yvain le Chevalier au lion en personne.

– Merlin ! Mon ami, vous êtes en vie ! Mes prières n’ont pas été vaines.

Le vieil homme sourit et avança vers son hôte. Il se sentait enfin en lieu sûr, entouré d’hommes loyaux et dévoués.

– Seigneur Yvain, vous ne savez pas à quel point je suis heureux de vous revoir, commença Merlin. Hélas, ce n’est pas une visite de courtoisie. J’ai une bien triste nouvelle à vous annoncer : le roi Arthur… est mort.

– Oui, depuis plus d’un an, répondit Yvain. Cela nous le savons déjà…

– C’est Galaad qui l’a trahi ! s’écria aussitôt Kad qui avait vu de ses propres yeux périr son souverain.

– Un an, dites-vous ? Mais quelle est cette diablerie ? s’emporta Merlin. Ce n’est pas possible !

– Nous nous sommes enfuis il y a deux jours à peine… murmura Adélice, troublée.

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– Maître, demanda soudain Kad, votre passage magique, le puits sans fond, pour combien de personnes l’aviez-vous prévu ?

Merlin le regarda d’un air étonné, puis il ferma les yeux en gri-maçant : il avait compris son erreur. Le passage n’avait été conçu que pour la reine et un garde du corps, or ils étaient trois à l’avoir emprunté. Il parla à voix basse, comme à lui-même :

– Nous avons dû nous égarer dans les couloirs du temps… Nous étions plus nombreux que prévu et quand on ne respecte pas un sortilège à la lettre, la magie peut se révéler imprévisible. La situation est pire que ce je pensais.

– J’ai perdu un an de ma vie à cause de vous… soupira Adélice. – Et moi, j’ai dix-sept ans ! dit Kad en regardant sa voisine. Presque

ton âge… – Non, tu es encore très loin du compte. Très, très loin… La jeune fée, épuisée par les deux jours en charrette, était vraiment

de mauvaise humeur et Kad venait d’en faire les frais. Son sourire se figea, et il se tut. Leur complicité du voyage était loin de suffire pour la séduire, il venait de le comprendre. Souvent, fée varie… dit le dicton.

Compatissant, Yvain comprit que ses hôtes avaient besoin de manger et de se reposer. Il ordonna à ses serviteurs de préparer un repas en leur honneur. En attendant, ses invités prirent un peu de repos dans leurs chambres et purent changer leurs habits pour des nouveaux, propres et de meilleure qualité. Quelques instants plus tard ils rejoignirent Yvain autour d’un excellent repas. Un feu de cheminée réchauffait la grande salle. À peine assis, et une fois le pain et le sel partagés avec le seigneur du château, Merlin demanda :

– Seigneur Yvain, vous l’avez compris, nous ne savons rien. Que s’est-il passé depuis la mort du roi ?

– Le peu que j’ai pu apprendre ces derniers mois, je vais vous le dire, répondit gravement Yvain. Mon ancien frère d’armes, Galaad, est devenu un roi sorcier. Il a trahi Arthur, mais c’est vous qui êtes accusé de ce crime. Galaad s’est approprié le royaume et mène bataille contre tous ceux qui lui résistent… Landuc finira par être attaqué, ce n’est qu’une question de temps. Mais faire tomber ma forteresse ne sera pas chose aisée, je peux vous le jurer.

– Est-ce qu’il a envoyé des troupes vers Brocéliande ? Adélice n’avait pas pu s’empêcher de poser cette question. Elle était

inquiète pour son peuple. Yvain la fixa un instant. Puis il se leva brusquement et, sortant son épée du fourreau, dit, l’air menaçant :

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– Madame, êtes-vous une fée ? Car, si tel est le cas, je vais devoir vous faire passer de vie à trépas !

Adélice bondit prestement sur ses pieds. Elle sortit aussitôt la dague cachée dans sa botte et la tint fermement devant elle, bien décidée à se défendre. Kad se leva et se plaça devant Adélice, faisant face à Yvain, les bras tendus vers lui pour lui signifier qu’il n’était pas son ennemi mais qu’il ne laisserait personne faire du mal à la jeune femme. Merlin s’interposa à son tour avec autorité et obligea Yvain à se rasseoir :

– Voyons, seigneur Yvain, est-ce ainsi qu’on reçoit dans votre maison ? Cette jeune fille est venue ici sous ma protection et elle le restera ! Pourquoi les fées seraient-elles vos ennemies ? Nos royaumes ont toujours vécu en bonne intelligence…

Yvain rangea son épée à contrecœur et tout le monde se rassit. – Pardonnez-moi. J’ai pensé qu’elle était une espionne… Il est vrai

que vous ignorez ce qui s’est passé depuis votre départ. Galaad attaque son propre royaume avec l’aide de hordes de banshees et de sluaghs.

– Viviane… murmura Merlin. – Ce n’est pas tout, et cela ne va pas vous plaire… Je ne sais pas

comment il les a convaincus, mais Galaad dirige aussi des milliers de Vikings. Ils le suivent de leur plein gré, sans envoûtement. Vous nous aviez toujours assuré que plus personne ne pourrait jamais les unir dans la guerre.

– Les Vikings ? s’étonna Merlin, semblant se parler à lui-même. Il a donc une armée. Non, ce n’est pas possible ! Ces barbares ne vivent qu’en clans indépendants, seul Thor avait su les réunir sous une même bannière, mais ce roi est mort depuis bien longtemps… Comment Galaad a-t-il pu accomplir ce prodige ?

– Mais peu importe, reprit Yvain, chassons ces mauvaises pensées de nos têtes, vous êtes là maintenant, et l’espoir marche dans vos pas. Votre pouvoir va rétablir l’équilibre, vous êtes le plus puissant magicien de Logres. Plus rien ne peut nous arriver… Nous allons nous débarrasser d’eux et retrouver la paix dans le royaume.

– Détrompez-vous mon ami, détrompez-vous… Le sourire d’Yvain se figea. Il fixa Merlin d’un air incrédule. Que se

passait-il ? Quel était le problème ? Le vieil homme regarda le preux chevalier dans les yeux et inspira profondément. Enfin, il parla. Il raconta tout ce qui s’était passé le jour fatal de leur départ : l’attaque des sluaghs, le retour de Galaad et de sa mère la fée Viviane, leur félonie, les pouvoirs surnaturels du fils de Lancelot, la destruction de la Table Ronde et d’Excalibur, l’agonie du roi, les origines de Kad et son

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courage en protégeant la poignée de l’Épée, l’affaiblissement de la magie de Merlin, le rôle joué par Adélice, leur fuite plus longue que prévu… Tous, affligés, écoutaient en silence, découvrant ou revivant ces heures sombres. Finalement, bien après que Merlin eut fini de parler, Yvain se tourna vers Kad et lui posa une main paternelle sur l’épaule :

– Fils, j’ai tout de suite su qui tu étais en te voyant. Car, même si j’ai quitté Camaaloth avant ta naissance, j’étais ami avec ton père, et tu lui ressembles beaucoup.

– Plus que vous ne croyez, Yvain, plus que vous ne croyez… reprit Merlin. Je ne vous ai pas encore tout raconté à vrai dire. Sachez que si Perceval a pu approcher le Graal dans sa vie, son fils est à n’en pas douter le nouveau porteur de l’Épée des rois, car, même brisée, Excalibur lui a répondu.

À ces mots, les yeux d’Yvain s’écarquillèrent. Aussitôt il se leva et sortit de nouveau son épée du fourreau.

– Incroyable ! Alors dans ce cas, fils de héros et futur héros toi-même, viens et agenouille-toi devant moi.

Kad, se demandant s’il devait obéir, lança un regard interrogateur à Merlin. Le vieil homme le rassura d’un geste de la main. Alors l’adolescent se sentit en confiance et obtempéra. Il posa un genou à terre devant Yvain le Chevalier au lion. Celui-ci avait décidé d’adouber Kadfael sans plus tarder. Le fils de Perceval, petit-fils de Pellinor de Listenois, allait devenir un vrai chevalier. Telle était sa destinée…

Le valeureux seigneur pensait à cet instant que si le jeune homme devant lui était le dernier à accéder à cet honneur, alors il était heureux que ce soit le fils de Perceval, son ami de toujours. Il leva le bras et posa le plat de son épée sur l’épaule droite de Kad. Celui-ci demeurait tête baissée, la mine humble. Le moment était solennel, tout le monde retenait son souffle. Alors Yvain prononça les paroles de circonstance :

Jure devant moi que tu défendras tous les faibles, Jure d’aimer ton royaume et de ne pas le trahir, Jure de ne jamais fuir devant l’ennemi, Jure de respecter tes maîtres et de bien traiter tes vassaux, Jure de ne pas manquer à tes alliés, Jure de ne jamais mentir et d’être fidèle à ta parole, Jure de toujours défendre le droit et le bien contre l’injustice et le mal, Jure devant moi, Jure devant mon épée ! – Je le jure, répondit Kad d’une voix émue mais ferme, et je jure de

rendre justice à mon père, à mon maître et à mon roi.

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Yvain leva lentement son épée et la posa sur l’autre épaule de Kad. – Je te fais chevalier et, sauf si tu manques à ta parole, tu le resteras

et seras reconnu comme tel jusqu’à la fin de tes jours. – Bravo ! Youhou ! C’était Adélice… Elle était si heureuse qu’elle s’était même mise à

applaudir. Les trois hommes la regardèrent, médusés. La jeune fée comprit alors que ce n’était peut-être pas dans les usages et qu’elle avait dû confondre avec les vœux d’un mariage. Elle cessa de frapper dans ses mains. Cela aurait pu être pire, elle aurait pu crier Vive la mariée !… Cette idée la fit sourire et elle lança un clin d’œil complice au nouveau chevalier Kadfael, ravi.

Yvain déclara à Kad que le soir même il le ferait armer et équiper, car un chevalier sans armure, sans épée et sans monture n’était guère présentable…

Le repas reprit son cours, et chacun se montra plus détendu à mesure que le temps passait. Adélice finit même par expliquer pourquoi elle avait applaudi. Merlin accepta, devant l’insistance d’Yvain, de puiser dans ses souvenirs et narrer quelques exploits des chevaliers d’autrefois. Le Chevalier au lion pour sa part, trop heureux de pouvoir parler au fils de Perceval, profita de l’occasion pour lui expliquer comment il avait rencontré son père pour la première fois à Camaaloth, à la cour du roi, bien des années auparavant. Perceval était alors un jeune Gallois un peu niais et têtu comme un nain : il avait décidé d’obtenir sa première armure sur le corps du chevalier Vermeil qui venait d’offenser la reine. Tout le monde avait eu peur pour lui, mais le félon n’avait pas tenu longtemps face au jeune chevalier tout juste adoubé par Arthur lui-même. Le duel avait été assez peu orthodoxe, mais Perceval avait gagné, c’était là l’essentiel. Comme il ignorait comment enlever l’armure de la dépouille encore chaude, il avait envisagé sérieusement de la découper en morceaux… Heureusement, Yvain et Gauvain étaient venus à son secours et ils étaient devenus amis ce jour-là. Kad écoutait cette histoire avec un plaisir non dissimulé, tout ce qu’il pouvait apprendre sur son père l’aidait à mieux le connaître.

Mais le jeune homme ne réalisait pas encore très bien ce qui venait de lui arriver. Quelques jours plus tôt il faisait des pieds et des mains pour ne pas devenir écuyer, et le voilà devenu chevalier ! Lui qui n’avait jamais connu d’aventure d’aucune sorte dans sa vie, il avait vu le roi mourir sous ses yeux, récupéré ce qui restait d’Excalibur, tué une sluagh déchaînée, été sauvé par une fée à la fois magnifique et intimidante, rencontré un nain, voyagé dans le temps… Pour la première fois de sa vie, il se dit que son père aurait certainement été fier de lui.

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Mais soudain la porte s’ouvrit en grand, laissant entrer un soldat essoufflé qui, sans plus de cérémonie, apostropha Yvain :

– Monseigneur, un corbeau vient d’arriver. Les Vikings attaquent. Le village d’Urval est en flammes. À cette heure, ils se dirigent droit vers le château…

– Combien de temps avant de les avoir à portée de flèches ? – Ils forcent l’allure malgré la neige… Demain à l’aube, nous serons

assiégés. Presque au même moment, le capitaine Doylon, fidèle bras droit

d’Yvain dans toutes ses batailles, arriva précipitamment pour prendre ses ordres. Le Chevalier au lion ordonna de sonner le branle-bas de combat. Tout le monde devait être à son poste, prêt à se battre jusqu’à la mort. Chaque soldat était bien conscient qu’ils allaient subir un assaut d’envergure. Le combat serait terrible, les Vikings étant connus pour être des adversaires redoutables qui ne faisaient pas de prison-niers. Vaincre ou périr, ils n’avaient pas d’autre choix… Une fois Doylon parti, Yvain se tourna vers Merlin et lui demanda :

– Que décidez-vous ? Landuc peut tenir longtemps, mais pas éter-nellement, je le crains…

Merlin ne savait que répondre. Il hésitait sur la décision à prendre : fallait-il risquer de rester dans un château assiégé qui, tôt ou tard, finirait par tomber ? ou fuir tout de suite ? Mais fuir où ? Il venait à peine d’arriver et n’avait pas eu le temps d’échafauder une nouvelle stratégie. Il espérait pouvoir souffler quelques jours au moins, le temps d’examiner calmement la situation et prendre une décision mûrement réfléchie. Il avait toujours détesté agir dans la précipitation. Mais lui et ses compagnons n’avaient plus beaucoup de temps et ils n’avaient nulle part où aller. Ni alliés. Ni amis… Il sembla à Merlin que la chance leur tournait le dos une fois encore. Il entendait presque le destin rire de son malheur.

Kad, de son côté, était prêt à se battre. Il se sentait étrangement calme malgré la situation. Il ne voulait pas mourir, non, mais il était un chevalier maintenant, et ce n’étaient pas de vaines paroles qu’il avait prononcées. Il avait juré de faire preuve de courage. Il était le fils d’un héros, il devait s’en montrer digne. Quitte à mourir, il voulait se battre aux côtés de ce seigneur qui avait le cœur d’un roi. Il était sur le point d’annoncer sa décision à Merlin quand Adélice le prit de court :

– Merlin, écoutez-moi, je vous en prie… Jamais nous ne pourrons vaincre Galaad si nous restons ici. Jamais nous ne trouverons le moyen de reforger l’Épée si nous mourons ici. Morgane, ma reine, peut vous

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aider. Brocéliande n’est qu’à quelques jours. C’est un lieu plus sûr que ce royaume pour l’instant perdu… Morgane est une Azura, vous savez ce que cela signifie, elle trouvera forcément une solution. Écoutez mon conseil, partons tant que nous le pouvons.

La jeune fée avait parlé de manière noble et digne. Les trois autres l’avaient écoutée avec une grande attention. Les traits de Merlin pourtant restaient crispés. Il ne faisait pas vraiment confiance à Morgane, mais les paroles d’Adélice étaient pleines de sagesse, il le savait. Avaient-ils d’autre choix que de se tourner vers la reine des fées ? Tous autour de lui se taisaient, attendant sa décision.

– Seigneur Yvain, dit-il enfin, Adélice a raison, nous devons partir. Joignez votre épée à notre quête, venez avec nous.

– Je comprends et je suis honoré par votre demande, répondit calmement Yvain, mais je dois rester. Je vais tenir mon château et ma cité le plus longtemps possible. Pour vous, je provoquerai nos assaillants, je les pousserai à croire que vous êtes ici et que je possède Excalibur. Je vais vous donner le temps qu’il vous manque pour mener à bien votre tâche…

– Non ! s’écria Kad, c’est une folie ! Dans ce cas, je reste avec vous pour me battre à vos côtés. Votre bannière est mienne, mon épée est vôtre.

– Kadfael, écoute bien ce que je vais te dire, répondit Yvain grave-ment. C’est mon devoir et un honneur de vous aider. Toi, ton devoir est ailleurs. Dès que vous serez prêts, Philibert, mon valeureux lion, vous emmènera loin d’ici, jusqu’à la lisière de la forêt du Ponant. Puis il reviendra se battre à mes côtés. Ayez confiance, je n’ai pas monture plus rapide et plus sûre. Nous nous reverrons si tel est notre destin.

a Cela faisait trois jours que Björken n’avait pas dormi, organisant le

siège de la forteresse de Landuc, donnant des ordres d’attaque ou de repli, assaut après assaut. Cela faisait trois jours que le général viking se battait au milieu de la mêlée, couvert de sang et de poussière, haran-guant ses troupes, encourageant les gestes téméraires, houspillant les hommes trop timorés. Il se battait comme un fauve affamé, hurlant et écumant.

Mais cela faisait aussi trois jours que rien ne se passait comme prévu.

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Les Vikings étaient persuadés en arrivant devant le château que la victoire serait facile, évidente, acquise d’avance. Ils s’étaient trompés, ce n’était pas le cas. Pourtant, ils volaient de succès en succès depuis que le nouveau roi les avait envoyés soumettre toutes les forteresses rebelles du royaume. Rien ni personne ne leur avait jamais résisté. Habituellement, un seul assaut, tel un raz-de-marée, suffisait à faire plier les places fortes indociles. Une seule vague dévastatrice, puissante et mortelle, et toute volonté de résistance disparaissait, les braves mouraient, les murs s’écroulaient…

Mais pour la première fois depuis qu’ils se battaient pour Galaad, ils avaient beau attaquer, attaquer encore, venir et revenir à la charge, Landuc ne voulait pas tomber. Ceux qui leur faisaient face ne semblaient même pas avoir peur. Ils étaient comme eux, ils dansaient avec la mort au lieu de la redouter. C’était bien la première fois que leur vague de violence était arrêtée par une telle muraille de courage.

En fait, les Vikings ignoraient, avant d’arriver, que leurs adversaires étaient dirigés, eux aussi, par un général hors du commun : Yvain le Chevalier au lion en personne. Et le courage de ces hommes valait au moins l’arrogance des Vikings. Alors les combats devinrent terribles, d’une intensité inouïe. Dès qu’une brèche s’ouvrait au prix de nombreuses vies de part et d’autre, aussitôt les hommes de Landuc repoussaient la vague ennemie et colmataient la muraille.

Yvain, seigneur exceptionnel, était sur tous les fronts. Il galvanisait ses hommes en accomplissant maintes prouesses dignes d’être chantées par les ménestrels. Dès le premier jour, il avait même osé provoquer ouvertement Björken en exhibant en haut d’une tour de guet ce qui semblait être le pommeau d’Excalibur, expliquant que jamais Galaad ne l’aurait. Björken avait alors hurlé de rage et juré qu’il ferait rendre gorge à cet insolent, il en faisait maintenant une affaire personnelle. Il interdit formellement à ses soldats de toucher au chevalier : il le voulait pour lui. Rien que pour lui.

Pendant ce temps le siège de la forteresse avait un témoin de marque : Nym la banshee en personne. L’âme damnée de Viviane se tenait en retrait de la bataille, cachée derrière un rideau d’arbres de la forêt environnante. Elle attendait que les murs de Landuc tombent enfin. Pour l’instant, elle pestait plus contre Björken que contre Yvain : si cet imbécile de général viking s’était dispensé d’arriver en brûlant tout sur son passage, le château ne se serait douté de rien et il aurait été pris par surprise.

Malheureusement, les assauts répétés des troupes de Galaad sem-blaient lentement porter leurs fruits, alors que la fatigue gagnait peu à

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peu les soldats d’Yvain. La banshee s’impatientait et décida d’aller voir d’un peu plus haut. Elle prit la forme du faucon blanc et s’envola à tire-d’aile.

Elle aurait pu, grâce à son cri puissant, aider les Vikings et fendre les pierres des murailles en s’approchant suffisamment près. Mais elle refusait de participer aux combats, estimant que c’était trop dangereux pour elle. En effet, sous sa forme humaine une banshee peut crier, elle est presque indestructible, mais il suffit d’un homme sourd pour l’attraper et faire d’elle sa prisonnière. Et sous sa forme animale ce n’était guère mieux : elle était mortelle comme un vrai faucon. Or les archers étaient toujours aux aguets et, par principe, ils se méfiaient des rapaces. Elle n’aurait pas eu le temps de se poser qu’elle aurait été transpercée de centaines de flèches. Elle devait donc rester à distance des combats.

Haut dans le ciel, elle observait le tumulte. Soudain, un mouvement inhabituel attira son regard perçant. Rapide comme l’éclair, surgit de la forêt le terrible Philibert, le lion d’Yvain. Il courait si vite qu’il réussit à rejoindre le château en bondissant sur un créneau après avoir grimpé l’à-pic de la paroi rocheuse en s’accrochant avec ses puissantes griffes. Il prit même le temps, sur le chemin, de déchiqueter entre ses dents deux Vikings qui montaient sur une échelle d’assaut. Aussitôt les hommes d’Yvain poussèrent ensemble la même clameur, et le lion rugit si fort qu’un instant Nym crut voir Björken lui-même faire un pas en arrière… Elle pesta, se disant que le château n’était pas près de tomber face à un tel monstre.

Quelque chose d’autre la tracassait néanmoins, elle ne savait pas encore de quoi il s’agissait, mais ses sens restaient en alerte.

Tout à coup elle réalisa qu’elle n’avait pas vu le lion depuis le début du siège. Pourquoi ? Pourquoi n’était-il pas au cœur de la bataille depuis le début ? Où était-il ?

Nym oublia les combats qui faisaient rage et scruta l’horizon pour tenter de comprendre d’où venait l’animal légendaire. Elle distingua alors la forêt du Ponant et, au-delà, les Montagnes Blanches. Soudain elle comprit : le lion avait aidé Merlin et ses amis à fuir loin d’ici avant de revenir auprès de son maître. C’était tellement évident. Yvain n’avait pas le fameux pommeau, c’était une ruse. Il avait gagné du temps pour couvrir la fuite de ses amis. Les fugitifs n’étaient plus dans la forteresse, ils étaient en chemin pour Brocéliande.

Dans un premier temps, Nym pensa prévenir Viviane, ou Björken. Mais après réflexion, elle se ravisa : sa propre gloire serait encore plus

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grande si c’était elle qui rapportait la tête du fils de Perceval et le reste d’Excalibur.

Sa décision était prise. Sans un regard vers la bataille devenue inutile, elle obliqua vers l’est, vers les Montagnes Blanches qui scintillaient comme un appel.

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LES ANCIENS

e soleil brillait faiblement à travers les branches chargées d’une neige légère et poudreuse. Quelques rares oiseaux piaillaient dans le lointain, et un vent frais soufflait par à-

coups entre les grands sapins efflanqués. Les voyageurs avançaient d’un bon pas dans l’air frisquet, protégés par la capuche de leur longue cape en laine.

Ils avaient dû s’équiper à la hâte avant de quitter le seigneur Yvain ; celui-ci leur avait conseillé de ne pas s’alourdir inutilement. Kad ne portait donc pas d’armure mais des habits chauds en grosse toile. Seule l’épée d’acier valkyrien que lui avait offerte le maître de Landuc trahissait son identité de chevalier. Adélice, sous sa cape ouverte, portait une simple tunique légère et un pantalon en cuir fauve. Elle souriait au vent, heureuse de communier avec les éléments. Elle avait besoin de ce contact avec la nature pour être en totale harmonie avec elle-même. C’était sans doute un effet de sa nature féerique. L’arc en bois de frêne finement ciselé qu’elle arborait dans le dos, ainsi que le carquois rempli de flèches et la dague cachée dans sa botte ne laissaient planer aucun doute sur sa détermination en cas de danger.

Les trois compagnons cheminaient cahin-caha depuis des heures, progressant lentement dans les gigantesques bois du Ponant. Merlin marchait en tête, essayant d’ignorer ses rhumatismes douloureux. La cavalcade sur le lion n’avait rien arrangé à ses maux de dos. L’animal était si pressé de retourner se battre aux côtés de son maître qu’il n’avait pas ménagé ses passagers, traversant des rivières à la nage, gravissant des ravins tortueux, bondissant et retombant au moindre obstacle… Merlin regrettait de n’avoir jamais pris le temps de domestiquer une chimère, c’eût été une monture plus agréable. Mais chaque fois qu’il avait rencontré ce genre de créatures, il les avait tuées

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et avait détruit leurs œufs… Kad, de son côté, demeurait pensif depuis le départ de Philibert. Tout était allé si vite ces derniers jours, et de nombreuses questions emplissaient maintenant son esprit. Il voulait savoir.

– Il est temps que vous me parliez tous les deux, vous ne croyez pas ? Il avait parlé d’une voix calme et déterminée. Il n’était plus un

adolescent craintif et écervelé, il voulait être pris au sérieux doréna-vant. Merlin et Adélice s’arrêtèrent en même temps. Aucun des deux n’eut l’air vraiment étonné.

– Tu as raison. Faisons une pause près de ces arbustes, là-bas… répondit Merlin, secrètement ravi de cet arrêt.

Il pourrait enfin se reposer, mais il allait devoir aussi remuer les fragments d’un passé qui lui était douloureux. Une fois qu’ils furent installés de la manière la moins inconfortable possible, le vieux magicien reprit la parole :

– Kadfael… Kad, tu as le droit de savoir. Je n’ai pas toutes les réponses, mais je vais te dire ce que je sais. Écoute attentivement, car ceci est connu de peu d’hommes. En tout cas, de peu d’hommes encore en vie…

Le jeune chevalier ne dit rien, retenant son souffle tant il était impatient. Adélice aussi était très intéressée, masquant sa curiosité en grignotant quelques baies sucrées accrochées aux branches épineuses des ronciers aux alentours.

– Si je vis depuis fort longtemps, c’est que les magiciens ne sont pas totalement humains, tu as dû le comprendre tout seul… Mon père s’appelait Cernunnos. C’était un démon du premier cercle… et ma mère une jeune humaine, fraîche et innocente. Il existe de nombreuses créatures très différentes aux Enfers, tu sais. Elles ne sont pas toutes dangereuses comme on l’entend. Mon père appartenait à la caste la plus puissante, la plus instruite mais aussi la plus imprévisible. Il n’aurait jamais dû séduire une simple humaine, mais il n’avait pas su résister à ce pouvoir si précieux que seuls les vivants possèdent : l’amour. Quand les maîtres de Cernunnos ont appris qu’il avait enfanté, prenant le risque d’offrir ainsi ses pouvoirs et créer un ennemi potentiel, ils se sont saisis de lui, l’ont crucifié sur du bois sacré puis plongé dans un trou empli d’une poix qui brûlera pendant des millénaires… En grandissant j’ai commis bien des erreurs, j’étais un jeune sot. Mais j’ai au moins compris une chose : que mon seul devoir serait d’aider le royaume de Logres en toutes circonstances. Dès lors, j’ai mis mes pouvoirs infernaux au service des hommes les plus droits et les plus valeureux…

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– Vous êtes un… démon ? le coupa Kad, plus intrigué que réellement inquiet.

– À moitié seulement. Et mon père ayant trahi les siens par amour pour ma mère, je ne serai jamais mauvais, rassure-toi… Pas dans ce bas monde en tout cas.

Merlin émit un petit rire forcé, comme s’il voulait se convaincre lui-même qu’il serait à jamais immunisé contre le mal qui couvait en son sein. Un mal éternel qu’il gardait enchaîné au fond de son âme, comme une bête monstrueuse dont on ne peut se débarrasser mais qu’on ne peut laisser vagabonder en liberté… Il reprit son récit :

– Brocéliande, l’autre grand royaume, fut, il y a longtemps… très, très longtemps, comprends-moi bien, le territoire des elfes de la nuit. Aujourd’hui, on les appelle les Anciens. Nul ne sait d’où ils viennent… d’un autre monde peut-être, je l’ignore, et peu importe, on ne le saura jamais… Ils sont venus protéger ce monde, puis ils sont repartis. Mais avant cela, ils ont donné naissance aux Azuras, trois fées extrêmement puissantes. Bien plus puissantes que les autres êtres de magie. Plus puissantes que moi.

– Morgane, Viviane et Mélusine… ta mère, dit à voix basse Adélice. Kad écarquilla les yeux, mais il ne prononça pas un mot. Merlin ne

releva pas et continua : – Ces héritières des elfes avaient pour mission de préserver

l’harmonie entre leur monde et celui des hommes. Mais les fées ont leur propre notion du bien et du mal, elles agissent parfois de manière étrange…

– Les fées sont des êtres libres, Merlin ! s’indigna Adélice. – Oui, oui, petite fée aux multiples visages, je le sais bien. J’ai fini par

le comprendre… Et j’ai compris aussi qu’elles ne peuvent s’empêcher de tomber amoureuses des hommes d’exception… Or les Azuras avaient ordre de donner Excalibur, l’Épée du pouvoir, à l’homme qui s’en montrerait digne. C’était le cadeau des elfes de la nuit aux hommes. Mais deux champions sont apparus en même temps. Ce n’était pas prévu.

– Lancelot et Arthur… souffla Kad. – Exact. J’ai toujours cru qu’Arthur était le seul élu. Mais il y avait

aussi Lancelot, je l’ai compris bien après… Ce grand chevalier n’a jamais évoqué sa liaison avec Viviane, et c’est tout à son honneur. La Dame du Lac voulait lui donner l’Épée, c’est ce que Galaad a dit au roi avant de l’assassiner… Pourtant, Lancelot a fait preuve d’une loyauté sans faille, il a reconnu Arthur comme son roi légitime quand celui-ci a reçu

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Excalibur des mains de Morgane. Il n’a jamais disputé le pouvoir au fils d’Uther, jamais. Par contre, j’ignore ce qui s’est passé exactement entre Arthur et Morgane, le roi ne m’en a jamais parlé, mais leur relation s’est nettement dégradée par la suite.

– Je ne le sais pas non plus, répondit Adélice qui sentait bien que le magicien attendait d’elle des éclaircissements. Mais ce n’est pas difficile à comprendre, Morgane s’est mise à détester votre roi quand il a épousé Guenièvre…

– Tu veux dire que Morgane était tombée amoureuse d’Arthur et qu’elle était jalouse, c’est ça ? s’écria Kad. Mais c’est une manie chez les fées de tomber amoureuses des chevaliers ! Viviane avec Lancelot, Mélusine avec mon père, Morgane avec le roi !

– Rassure-toi, avec moi il n’y a aucun risque que cela arrive… La réplique était cinglante. Adélice se sentait blessée, vexée que

l’on considère ses semblables comme des êtres écervelés. Kad se rendit compte de sa maladresse et bafouilla des mots d’excuse.

– Oui, sourit Merlin, oui tu as raison, mon jeune apprenti. Les Anciens pensaient peut-être que si les Azuras avaient un penchant pour les héros, cela faciliterait l’entente entre les deux royaumes…

– Bravo aux Anciens, c’est très réussi ! Donc si j’ai bien compris, deux fées défendent chacune leur champion, l’une gagne, la perdante finit par se venger. Mais comment Galaad est-il devenu aussi puissant ? C’est sa mère qui lui a donné un marteau magique et ses pouvoirs ? Et que viennent faire mes parents dans cette histoire ?

– Non, Viviane est une fée des rivières et des lacs, elle n’a pu lui apprendre ce qu’elle ignore, répondit Adélice.

Merlin prit soudain un air soucieux, comme absorbé par de noires pensées. Il cherchait visiblement ce qu’il devait dire au jeune chevalier. Il attendit un moment, puis il reprit :

– J’ai une petite idée à propos de l’arme et des pouvoirs de Galaad. Cela expliquerait bien des choses, mais… c’est tout simplement impossible ! Morgane aura peut-être des réponses…

– Et mon père ? ma mère ? Dites-moi, je vous en prie ! Quelle est leur histoire ? insista Kad, déçu de ne pas avoir plus d’explications.

– Ton père était le seul homme capable de trouver le Graal, répondit le magicien.

– Et ta mère était l’Azura chargée de protéger le Graal… compléta Adélice.

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– Le Graal, le Graal, le Graal… ! Est-ce que quelqu’un peut enfin me dire ce que c’est ?

– Personne ne le sait, c’est un secret connu des Azuras uniquement, répondit Adélice.

– Notre amie a raison, avoua Merlin, un peu dépité. Je sais seule-ment que c’est un artefact magique très puissant. J’ignore si c’est une arme, un savoir, ou les deux à la fois, ou même autre chose… Mais alors qu’Arthur était encore un jeune roi, Morgane est venue en personne à Camaaloth pour lui révéler le pouvoir du Graal. Le roi a toujours refusé de m’en dire plus, mais à partir de ce jour, il n’a eu de cesse d’envoyer ses meilleurs chevaliers à la recherche de l’artefact magique. Perceval faisait partie de ces hommes…

– Et au lieu de rapporter le Graal au roi, mon père est revenu avec un enfant… moi… c’est ça ?

– Plus ou moins… Il aurait dû réussir, mais Morgane a ordonné à Mélusine de le faire échouer une première fois, révéla alors Adélice. Morgane n’aimerait pas que je t’en parle, mais j’estime que tu as le droit de savoir. Morgane était furieuse que Perceval puisse utiliser le Graal dans l’intérêt du roi Arthur. Elle voulait empêcher cela… Quand Mélusine est revenue à la cour, Morgane a tout de suite compris qu’elle était enceinte de Perceval. Elle lui a ordonné d’abandonner l’enfant sous peine de bannissement. Ta mère, courageusement, a refusé et elle s’est enfuie. Morgane s’est doutée que Mélusine allait te confier à ton père, là où tu serais en sécurité. Kadfael, tu es un semi-fée, cela signifie que tu as peut-être en toi des pouvoirs féeriques… On n’a plus jamais revu ta mère depuis. Cela fait plus de quinze ans.

– Ni moi mon père… Mais je dois le venger, j’en ai fait le serment. – Et c’est pour cela que nous allons demander aide et conseils auprès

de Morgane. Arthur est mort, Viviane veut le royaume de Brocéliande, j’espère que cela fera de nous des alliés, au moins de circonstance… Il faut repartir maintenant, la route est encore longue, conclut Merlin.

Il voulut quand même profiter de ces derniers moments de répit pour soulager encore un peu son dos, faisant semblant de réajuster son chapeau avant de se lever. Adélice, malgré son indifférence affichée, avait bien remarqué que cette longue marche fatiguait le magicien. Elle s’éloigna, quelques instants et revint vers Merlin avec un grand bâton de bois d’if sec et noueux. Kad remarqua le manège, mais se garda bien d’émettre une quelconque remarque. Elle tendit le bâton à Merlin qui le prit sans un mot, même si son regard envers la jeune femme était plein de gratitude. Il se releva avec dignité en s’appuyant sur le grand

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morceau de bois et se remit en marche. Kad lança un clin d’œil discret à Adélice qui lui sourit en retour. Elle n’était plus fâchée contre lui.

– Avec ça, vous faites nettement plus magicien ! dit-elle. – Succès garanti auprès des petites fées des bois, maître, croyez-

moi ! Merlin leva les yeux au ciel, préférant garder le silence…

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LES BRIGANDS

ela faisait déjà plusieurs heures qu’ils avaient repris la route. Le soleil avait cédé la place à de gros nuages gris, hauts dans le ciel. La neige avait disparu progressivement, remplacée

par quelques gouttes de pluie collante. Un vent sifflant s’était levé et soufflait maintenant par bourrasques. Les trois voyageurs semblaient perdus dans leurs pensées, avançant en silence à travers les grandes étendues forestières qui semblaient infinies. Adélice regardait avec mélancolie les fougères étoilées qui poussaient à l’ombre de frênes et charmes de haute taille. Ce décor végétal lui rappelait la forêt des Murmures qui se trouvait au cœur de Brocéliande. Elle souhaitait plus que tout pouvoir un jour arpenter de nouveau les chemins de son royaume. Merlin avait fini par accepter d’y aller, mais la route était encore longue, et les dangers nombreux. La fée avait envie de compagnie tout à coup, un besoin de ne plus être seule. Elle hâta le pas pour rejoindre Merlin en tête. Elle s’approcha et marcha à ses côtés, un long moment sans dire un mot. Enfin, elle se jeta à l’eau :

– Myrdhin, pourquoi vous faites-vous appeler Merlin si ce n’est pas le nom que vous a choisi votre mère ?

– Hum… Je n’aime pas beaucoup parler de ces choses-là. Je dirai simplement qu’un jour j’ai commis une faute… très grave. Alors, quand Excalibur a été donnée aux hommes, je me suis lié à cette Épée, comme pour me racheter, et ça a été une renaissance… et un nouveau nom.

– Il reste en vous de grands pouvoirs, je peux les sentir, s’étonna la fée.

– Oui, il reste ceux de ma nature démoniaque, brutaux et incontrô-lables. Je n’en veux pas. Mon humanité n’y survivrait sans doute pas s’ils revenaient de manière permanente… Quant aux autres, ils sont

C

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très affaiblis, ils ne se nourrissent que de ma nature humaine, or je suis très vieux à présent. J’ai beau essayer, je ne sais plus faire grand-chose. Vu mon âge, il est trop tard pour que je puisse renouveler cette magie-là, je le crains…

– Je peux peut-être vous aider… faites-moi confiance et mangez ça. Adélice sortit d’une bourse en cuir deux minuscules baies rouge

sombre. Elle les tenait dans le creux de sa main tendue vers Merlin. Celui-ci s’arrêta et ses yeux sombres fixèrent longuement ce cadeau mystérieux. Il hésitait à s’en saisir, comme s’il savait ce que cela signifiait. Finalement il se décida à n’en prendre qu’une seule, tout en disant :

– Je sais ce que c’est : ce sont des graines d’échoeurante. Elles sont très rares… Elles peuvent redonner aux fées vigueur et force en cas de danger. Vous devriez en garder une pour vous, c’est plus prudent. Je ne sais pas si elle pourra m’aider à regagner ma magie perdue, mais je mesure la valeur de votre geste. Merci.

Merlin avala la graine et grimaça, ce qui fit rire Adélice : – Oui, elles sont rares et précieuses, c’est vrai, mais elles sont aussi

vraiment infectes ! J’espère qu’avec le temps cela vous aidera à retrouver un peu de vos pouvoirs…

– Hé, regardez là-bas, il y a de la fumée derrière ce talus ! s’écria Kad.

Tous les trois avancèrent prudemment vers les volutes grises, ils voulaient savoir ce qui se passait mais devaient rester sur leurs gardes. Arrivés en haut, ils découvrirent un chemin de terre qui serpentait à travers la forêt, un sentier depuis longtemps abandonné.

Dans un fossé assez profond, ils comprirent que ce qui finissait de se consumer c’étaient les restes d’une vieille charrette. Le morceau de toile qui n’avait pas brûlé traînait à terre, percé de flèches de fortune. Les malheureux voyageurs avaient dû tomber sur une horde de brigands. Ces êtres malfaisants avaient toujours existé dans le royaume, mais depuis la mort d’Arthur, les forêts étaient devenues de véritables coupe-gorge. Ils avancèrent, dans l’espoir de retrouver un survivant. Seuls quelques cadavres de bandits gisaient sur la terre battue du sentier.

– Au moins les voyageurs attaqués se seront défendus jusqu’au bout, ceux-là l’ont appris à leurs dépens…

Joignant le geste à la parole, Adélice lança un regard de mépris vers les corps allongés. Tout à coup, Kad oublia la prudence et hâta le pas, se mettant presque à courir. Quelque chose au loin avait attiré son

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attention. Il courut plus vite, sans prendre garde aux branches qui lui griffaient le visage, aux ronces qui lui égratignaient les jambes, aux racines qui le faisaient trébucher. Il ramassa le grand morceau de tissu qui avait attiré son attention et poussa un cri déchirant. La fée arriva aussitôt, suivie de peu par Merlin, incapable de courir à son âge.

– Que se passe-t-il ? demanda-t-il très inquiet. – Regardez ce qui est écrit, répondit Adélice qui venait de comprendre. Sur la partie restée intacte, on pouvait lire « Dargo Brise ». Kad

pestait de rage. Il se disait que c’était à cause de lui si le brave nain était mort. C’est lui qui avait imaginé la ruse pour le forcer à les emmener à Landuc, et voilà le résultat : le forgeron avait été attaqué et tué par des brutes sans pitié.

Merlin s’approcha de son ancien apprenti. Celui-ci restait age-nouillé, les yeux brillants de colère. Le vieil homme comprenait ce qu’il ressentait ; il posa doucement une main sur son épaule pour lui signifier que ce n’était pas sa faute. Adélice, qui avait pour habitude de ne pas se fier aux apparences, voulut en avoir le cœur net. Elle fit le tour de la charrette brûlée, lentement, inspectant chaque détail. Puis elle se mit à chercher et à fureter dans tous les fourrés aux alentours, mais Dargo Brisefer, nain et forgeron de son état, ne s’y trouvait pas. La jeune femme repéra soudain des traces de fuite sur le sol.

– Ne l’enterrez pas trop vite, dit-elle à voix basse. Il est encore en vie, je pense… Par ici, suivez-moi !

Merlin et Kad hâtèrent le pas pour rejoindre la fée. Elle s’était déjà éloignée pour suivre les indices ténus que seule une espionne expéri-mentée savait déceler. Cette partie de la forêt comptait de nombreuses bosses et talus. Le ciel gris avait jeté sur la forêt une semi-obscurité qui n’aidait pas au repérage des traces, mais Adélice faisait de son mieux pour ne pas perdre de temps. S’il était encore en vie, Dargo était en danger. Elle avait toujours méprisé les nains, mais elle éprouvait une certaine tendresse pour celui qu’elle avait dû berner.

Au bout de quelques minutes ils entendirent des cris de lutte pro-venant de derrière une grande butte. Ils se faufilèrent entre de gros arbres aux pieds noyés dans un entrelacs de petites fleurs orangées. Faisant fi de toute prudence, Kad et Adélice sortirent leurs armes, prêts à se battre. Heureusement Merlin les retint d’un geste :

– Attendez ! On ne peut pas se jeter dans la gueule du loup, comme ça, sans réfléchir.

Il avança alors seul, au ras du sol. Il jeta un œil à la dérobée, puis revint vers les autres, l’air soucieux.

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– Ils ont coincé Dargo contre une paroi rocheuse, ils sont encore trois sur lui…

– On n’a pas un instant à perdre dans ce cas, j’y vais ! décida aussitôt Kad, l’épée hors du fourreau.

– Non, lui ordonna Merlin. Laisse-moi faire. On peut le sauver sans risquer d’être tué. J’ai une idée.

Le magicien se redressa et se tint alors bien droit, il ferma les yeux et, tendant sa main droite devant lui, se mit à faire une incantation :

– Ignis venit… Ignis venit… Ignis venit hic et nunc ! Sa main s’embrasa peu à peu d’un feu chaud et doré. Merlin ne

ressentait aucune douleur et sa peau ne brûlait pas. Il avança alors d’un pas résolu jusqu’au sommet du tertre et parla d’une voix forte et auto-ritaire pour être entendu des hors-la-loi :

– Fuyez, brigands, fuyez, misérables canailles ! Je suis Merlin, magicien des flammes vengeresses ! Regardez ma main ! Elle est prête à cracher le feu de la justice ! Fuyez, je vous l’ordonne, ou vous périrez dans d’atroces souffrances !

Le discours fit son effet : les trois filous s’arrêtèrent net dès les premiers mots et regardèrent médusés le vieil homme qui s’approchait d’eux, la main en feu. Ils connaissaient le nom de Merlin et ses pouvoirs infinis. Une véritable frayeur s’empara d’eux. Le plan fonctionnait à merveille.

Derrière eux, Dargo, un genou à terre, respirait avec peine. Il était blessé et exténué de s’être battu contre autant d’adversaires pendant si longtemps. Il tenait vaille que vaille dans une main sa grosse masse de forgeron, mais il sentait qu’elle glissait inexorablement entre ses doigts fatigués. Lui-même ne tiendrait plus très longtemps, il le savait. Il parvint néanmoins à regarder celui qui venait le sauver.

– Lui ? C’est Merlin que j’ai charrié comme une barrique dans ma charrette ?… ricana-t-il tout bas. Hé bien, ils sont cuits ces malotrus !

C’était aussi ce que pensaient les trois hors-la-loi au même instant. Leurs haches et leurs lances ne pourraient rien contre un magicien. Mais alors qu’ils allaient détaler comme des lapins, un terrible orage éclata et un torrent d’eau s’abattit sur le champ de bataille. De grosses gouttes éclataient sur les branchages environnants. Le bruit de la pluie assourdissait la voix de Merlin et les brigands virent le feu de sa main s’éteindre sous les trombes d’eau. Un vrai magicien ne perdrait pas ses pouvoirs pour si peu…

– C’est un imposteur ! Tuons-le et prenons son or !

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– Ouais, attrapons-le, à mort ! Adélice avait tout de suite compris dans quelle situation périlleuse

ils se trouvaient. Alors elle prit les choses en main. – Kad, vite ! Prends ton épée et grimpe sur mes épaules ! – Quoi ? bafouilla l’autre, totalement pris au dépourvu. – On n’a pas le temps, bon sang ! Fais ce que je te dis. Grimpe et

accroche-toi ! Kad s’exécuta. Ce fut plus facile à faire qu’il ne l’aurait cru, car,

malgré son aspect fragile et délicat, Adélice était une jeune femme athlétique et aguerrie à ce genre de situation. De son côté, Merlin tenait devant lui son bâton et s’apprêtait à défendre chèrement sa peau. Il était très en colère, non pas contre les brigands, mais contre lui-même. Voir son feu s’éteindre à cause de quelques gouttes de pluie, c’était une véritable humiliation… Les trois hommes arrivaient déjà sur lui quand ils s’arrêtèrent net. Ils firent même lentement un pas en arrière. Puis un autre, tenant leurs armes devant eux, comme pour mieux se défendre… Merlin eut un léger sourire satisfait et il dit :

– Alors, on a peur d’un vieil homme ? Bande de lâches ! Il n’eut pas le temps d’en dire plus, car il fut bousculé dans le dos

par un ours qui semblait pressé de passer. Merlin roula sur le côté sans se faire mal. Il releva la tête et comprit : un énorme grizzli courait vers les bandits de grand chemin en poussant des cris assourdissants. Et Kad chevauchait cette bête furieuse, son épée tournoyant dans les airs. Le jeune homme parlait d’une voix grave et forte pour impressionner encore plus ses adversaires. Ces derniers l’étaient, à n’en pas douter.

– Je suis le chevalier Kadfael, et vous allez devoir nous rendre des comptes à moi et à ma… monture !

Futée la petite fée… pensa Merlin. Adélice, car c’était elle le gros ours, ne laissa pas le temps aux malandrins de se ressaisir et fonça droit dans leur direction en poussant des cris à glacer le sang. Deux d’entre eux jetèrent leurs armes au sol et prirent aussitôt leurs jambes à leur cou. Mais le dernier, plus téméraire, jeta par défi sa lance pointue et blessa gravement l’animal. Celui-ci se cabra sur ses pattes arrière, désarçonnant Kad comme s’il s’était agi d’un simple fétu de paille. Puis il se rua sur son agresseur qui comprit trop tard son erreur : Adélice, folle de rage et de douleur, le lacéra mortellement et, d’un coup de patte, envoya son corps rouler plus bas.

Le plantigrade respirait à grand-peine et s’affaissa sur lui-même, la lance fichée dans son épaule. Adélice redevint une fée avec difficulté, refusant de mourir sous cette forme animale. Mais la métamorphose

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l’avait totalement épuisée. Avant de fermer les yeux, elle eut juste le temps de voir Merlin et Kad se précipiter vers elle. Elle ne pouvait déjà plus entendre ce qu’ils lui disaient.

Elle sombra, inconsciente. Son cœur battait de plus en plus faible-ment et finit par s’arrêter tout à fait.

a La jeune femme avait l’impression de vivre depuis un temps infini

dans une douce volupté féerique et lumineuse. Elle ne ressentait rien d’autre qu’une chaude sensation de bien-être. Parfois elle entendait prononcer son nom, mais elle retombait aussitôt dans un profond sommeil apaisant… Elle aimait le son de ces voix, mais elle n’avait pas envie de leur répondre. Elle voulait rester où elle était, en train de flotter… flotter… flotter… Elle avait le sentiment d’avoir toujours vécu dans ce monde qui lui rappelait Brocéliande, un monde où tout n’est que calme et plénitude… Puis, un jour, elle entendit une voix différente et rocailleuse, beaucoup plus forte que les autres et, pour tout dire, en totale dissonance avec la sérénité ambiante :

– Bon, c’est à mon tour d’essayer maintenant ! Poussez-vous ! Et là, ce fut la fin du calme, de la volupté et de la douceur. Pire : tout

devint noir et froid. Adélice ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle avait l’impression qu’on la relevait. Mais qui osait la déranger ainsi, elle qui dormait profondément du sommeil de la terre ? Puis il lui sembla qu’on l’obligeait à boire quelque chose. On lui ouvrait même la bouche de force. Mais… mais c’était inadmissible !

Le choc qu’elle ressentit fut indescriptible : sa gorge, ses poumons, sa tête, jusqu’à la pointe de ses pieds, tout se mit à brûler en elle… Une coulée de lave semblait s’insinuer lentement dans ses entrailles, consu-mant tout sur son passage. La même voix rocailleuse et désagréable résonna de nouveau :

– Vous allez voir, la bière naine, ça vous réveillerait un mort… Quoi ? Avait-elle bien entendu les mots bière et naine ? Que

venaient faire des mots aussi laids dans son monde de douceur ? Au même instant, le rideau noir se déchira : Adélice ouvrit les yeux. Un peu d’abord, puis presque aussitôt en grand. En très grand ! Le regard exorbité, elle n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait que, déjà, elle était prise de quintes de toux à réveiller un troll. Kad, Merlin et Dargo étaient là tous les trois, à son chevet, souriants. Ils venaient de

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la réveiller en lui faisant boire une mixture abjecte. Le nain ajouta doctement :

– Bon, là, elle va vomir. Ça fait toujours ça la première fois… En tout cas pour moi c’est ce qui s’est passé quand mon père m’en a fait boire. Il faut dire que j’avais quatre ou cinq ans à l’époque…

Adélice écarquilla encore plus les yeux, offusquée qu’on puisse imaginer d’elle qu’elle se livre à une démonstration aussi dégoûtante. Elle voulait parler, mais sa gorge se contracta. Dargo avait raison, elle allait vomir. Non… Non !… NON !… Trop tard.

Elle vomit, vomit, vomit… elle vomit tellement qu’elle crut que son corps allait mourir une deuxième fois. Ses compagnons s’étaient reculés et se tenaient prudemment à l’écart. Heureusement, les fées sont des êtres raffinés et endurants. Pour Adélice, c’était seulement à moitié vrai…

Une heure plus tard elle était enfin remise de son douloureux réveil. Merlin lui expliqua qu’elle était restée dans le coma plusieurs jours. Dargo précisa avec un gros clin d’œil que c’était le petit Kad qui avait été le plus inquiet, ce que le jeune homme nia farouchement de manière un peu gauche. Adélice prit spontanément la main du jeune homme dans la sienne, comme pour lui dire qu’il n’avait plus de raison de s’inquiéter. Elle apprit qu’après le combat contre les brigands, Merlin lui avait fait avaler en urgence la dernière graine d’échoeurante qu’elle gardait dans sa bourse en cuir. Sa blessure s’était guérie, mais elle ne se réveillait pas. Alors Dargo avait eu l’idée du réveil nain… La convalescente oublia toute envie de protester ; au contraire, elle regarda longuement ses trois compagnons, émue et reconnaissante.

– Vous m’avez sauvée. Vous avez veillé sur moi. Vous vous êtes inquiétés pour moi… et jamais je ne pourrai oublier ce qu’est un réveil nain ! Personne ne m’avait jamais autant donné. Merci à vous trois.

– Et moi, je vous remercie tous d’être venus sauver ma vieille caboche, répondit le nain. Surtout vous, madame la fée qui se change en ce qu’elle veut… Mais attention ! dit-il soudain avec un faux air sérieux en fronçant sa barbe. Attention ! Si vous ne voulez pas que je vous appelle maman la bonne fée, vous voudrez bien à l’avenir me laisser dormir tranquille !

Adélice rougit de honte. Ainsi, Dargo avait découvert la supercherie de l’auberge. Ses trois compagnons éclatèrent de rire et cette joie communicative finit par la faire rire, elle aussi… Elle mangea avec appétit un repas léger autour d’un bon feu, goûtant pour la première

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fois l’agréable sensation d’être entourée d’amis et non de simples alliés de circonstance.

a Ils reprirent la route le lendemain matin au lever du soleil. Ils avaient

encore un long chemin à parcourir. Dargo avait décidé de partir avec eux, soutenant qu’il avait une dette envers eux pour lui avoir sauvé la vie. Il devait les accompagner, c’était une question d’honneur.

Pendant la semaine où Adélice était restée inconsciente, Merlin, Kad et lui s’étaient longuement parlé. Le nain avait dû rebrousser chemin devant les armées vikings, et il avait fini par se perdre dans les bois du Ponant. Hélas, à cause des brigands, tout son matériel avait brûlé, ses tonneaux de bière avaient été volés et ses mules s’étaient enfuies… Il ne lui restait que sa masse de forgeron, mais c’était le principal avait-il expliqué, car elle avait une grande valeur à ses yeux : elle lui venait de son père, qui la tenait lui-même de son père, qui la tenait lui-même de son père, qui la tenait lui-même…

Merlin était ravi d’avoir ce nouveau compagnon à leurs côtés, car l’élément naturel des nains, ce sont les mines, mais aussi les montagnes. Or ils allaient bientôt arriver sur les contreforts des Montagnes Blanches, la neige serait de nouveau là, et mieux valait avoir un guide expérimenté pour trouver son chemin dans les méandres sinueux des lacets et des corniches étroites. Dargo était donc parti en repérage quelques jours auparavant et il était revenu confiant :

– J’ai trouvé un chemin tellement sûr que je pourrais l’emprunter avec un fût de bière et les yeux bandés !

Merlin s’était bien gardé de demander s’il parlait de porter le fût sur le dos, ou s’il le transportait dans son estomac… Kad n’avait pas eu cette délicatesse et il lui avait posé clairement la question. Dargo l’avait d’abord regardé d’un air incrédule avant d’éclater d’un grand rire, se disant que, décidément, ce gamin avait du cran.

La fin du voyage se déroula sans incident notable. Aucun brigand, aucun Viking, aucune méchante sorcière ne troubla la traversée de la forêt. Merlin gardait un silence prudent, mais il se sentait intérieu-rement soulagé, songeant que la chance leur souriait peut-être de nouveau.

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COMME UN OISEAU SANS AILES…

es quatre voyageurs formaient dorénavant une petite compagnie soudée et loyale. Ils arpentaient depuis plusieurs jours des sentes escarpées qui longeaient les hautes parois

rocheuses des montagnes. Il faisait très froid et les flocons tombaient dru, ce qui réduisait encore leur visibilité. Une grande prudence était de mise. Il leur fallait traverser cette chaîne montagneuse et, leurs provisions n’étant pas éternelles, ils ne devaient pas perdre de temps. Mais ils avançaient avec peine, car la neige était épaisse et leurs bottes s’y enfonçaient profondément, ce qui les fatiguait beaucoup. Merlin prenait fermement appui sur son bâton du mieux qu’il pouvait pour ne pas trébucher. Depuis qu’il avait pris la graine d’échoeurante, il n’avait pas l’impression d’avoir réellement renoué avec la magie, mais au moins son dos et ses jambes ne lui faisaient plus mal. Seule Adélice avançait sans aucune difficulté. On aurait dit qu’elle flottait sur la surface neigeuse, ses pieds allant jusqu’à refuser de simplement marquer de leur empreinte la poudre blanche. Privilège des fées… Ses compa-gnons commençaient à regretter de ne pas être, eux aussi, de nature féerique.

Pourtant, depuis quelques heures, Adélice semblait soucieuse. Quelque chose l’inquiétait, elle n’aurait su dire pourquoi, mais son instinct lui dictait de rester sur ses gardes. Kad quant à lui essayait de faire le vide et de regarder où il posait les pieds. Il ne pouvait néanmoins s’empêcher de ressasser les mêmes idées. Ses parents occupaient toutes ses pensées. Sa mère, surtout. Cette fée puissante bannie de son propre royaume à cause de lui. Cette mère dont il ignorait tout, jusqu’à son nom, quelques jours plus tôt… Mélusine. Il marchait le long de la paroi rocheuse et, distraitement, donna un coup

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de pied dans un caillou qui tomba en contrebas, faisant voler un peu de neige au passage. Dargo le sortit de sa rêverie en bougonnant :

– Fais pas ça, mon gars. Des fois il suffit de pas grand-chose pour déclencher une avalanche.

Kad le regarda stupéfait, il n’avait jamais voyagé à travers des montagnes enneigées et il ne comprenait pas de quoi il parlait.

– Une avalanche ? Qu’est-ce que c’est ? – Tout ce que je souhaite, c’est que le Jötunheim ne s’amuse pas à te

l’apprendre aujourd’hui… Oh ! non, par Kroûm, tu peux me croire ! Une avalanche, tu n’as pas vraiment envie de savoir ce que c’est… même les géants de glace en ont peur, alors quand je te dis : laisse ces cailloux tranquilles, crois-moi, il faut les laisser tranquilles…

Kad préféra ne pas savoir de quoi parlait son compagnon à courtes jambes. S’il disait de ne pas le faire, il le croyait et il ne recommença pas. De toute manière la luminosité diminuait et continuer à avancer dans ces conditions devenait difficile. Le hurlement d’un loup déchira au loin le silence de la nuit froide. C’était là un bon signal : il était temps de chercher un endroit sûr pour bivouaquer et faire un feu de camp.

Ils finirent par trouver une sorte de renfoncement dans la paroi rocheuse, assez large pour les héberger tous. Ils décidèrent d’y installer leur campement de fortune jusqu’au lendemain matin. Il faisait déjà presque nuit noire. Avec le petit bois précieusement emporté avec eux, ils allumèrent avec peine quelques flammes tremblantes. Le vent froid et violent ne permettait guère de faire mieux. C’était insuffisant pour vraiment s’y réchauffer, mais au moins pouvait-on cuire les rongeurs chassés en forêt ; Merlin les gardait précieusement dans la sacoche en cuir qu’il avait pensé à prendre à Landuc. Les quatre compagnons avaient besoin de reprendre des forces pour continuer et s’ils ne mangeaient pas, ils n’auraient aucune chance de sortir vivants de ces montagnes.

Ils s’étaient tous installés autour du feu, emmitouflés dans leurs manteaux, capuches rabaissées sur les yeux. Ils finissaient leur maigre repas, lentement, pour faire durer un peu le plaisir et donner ainsi à leur ventre l’impression d’avoir mangé à satiété. Soudain, malgré le vent qui hurlait en rafales, Adélice crut entendre quelque chose et tendit l’oreille. Kad et Dargo ne se rendirent compte de rien, trop occupés à nettoyer les derniers os qu’ils n’avaient pas encore cassés pour en sucer les quelques lampées de moelle salée. Seul Merlin avait remarqué et il s’adressa à voix basse à la fée :

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– Que se passe-t-il ? – Je ne sais pas… j’ai dû me tromper. Probablement… Pourtant, elle n’en était pas totalement convaincue. Elle n’entendait

plus que le vent siffler dans les interstices rocheux. De son côté, Merlin se tranquillisa et se roula en boule pour garder le plus de chaleur possible. Il commençait à s’endormir, tout comme Kad et Dargo chacun dans leur coin, quand Adélice, l’oreille de nouveau aux aguets, se redressa et cria :

– Un faucon, j’ai entendu un faucon… C’est peut-être une banshee ! Réveillez-vous !

Tous se levèrent d’un bond. Kad avait bien compris que quelque chose de très mauvais pour eux se préparait, même s’il n’avait aucune idée de ce qu’était une banshee. Le vent sembla redoubler au même moment, et ils durent se coller contre la paroi pour éviter du mieux possible les gifles glaciales des tourbillons neigeux. La tempête de neige ayant redoublé, on ne distinguait presque plus le bord de la corniche à côté. Ils tendaient l’oreille, mais n’entendirent rien. En tout cas rien de surnaturel ou de magique… Ils attendirent comme cela de longues minutes, silencieux, tous leurs sens en éveil.

Adélice commençait à se demander si elle n’avait pas rêvé quand, au milieu des flocons qui tombaient par milliers, une forme spectrale se découpa progressivement dans la pénombre de la nuit. Ils la virent en même temps et par réflexe retinrent leur souffle. Mais c’était inutile, ils le savaient. La forme approchait à pas lents, comme si elle glissait sur la neige à la manière d’une fée. Elle s’arrêta à quelques mètres, semblant sortie tout droit d’un cauchemar. Nym, la banshee de Viviane, légère-ment luminescente, se tenait devant eux. Robe blanche et pieds nus dans la neige, fragile poupée de porcelaine au sourire carnassier…

– C’est un fantôme ? risqua Dargo, une pointe d’inquiétude dans la voix. J’aime pas trop ça, les fantômes…

Personne ne lui répondit parce que personne, même Adélice, ne savait exactement ce qu’étaient les banshees. Nym regarda Kad, le transperçant de son regard froid. Sa petite voix aigrelette retentit nettement aux oreilles des aventuriers, malgré le vent mordant.

– Kadfael… Je te retrouve enfin ! Tu as volé mes maîtres, pauvre inconscient. Rends-moi Excalibur, et je promets de te tuer sans souffrance inutile… Allez ! Plus vite que ça, j’attends !

Kad se contenta de fixer la créature de la Dame du Lac droit dans les yeux. Il savait qu’elle ne mentait pas, le ton de sa voix était glacial et sinistre : elle avait bien l’intention de tous les tuer. Les quatre amis

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avaient parcouru un long chemin depuis Camaaloth, leur voyage ne pouvait pas s’arrêter là ! Il avait promis à Yvain de venger son père, son roi et son royaume. Tant qu’il respirerait, il avait bien l’intention de tenir parole. Le jeune homme ne répondit rien, mais il lui fallait vite trouver une solution. Avec calme, il réfléchit à la situation périlleuse dans laquelle il se trouvait et il finit par dégainer lentement son épée. Il la tenait à deux mains et la tendit au-dessus de sa tête, prêt à parer une attaque. La poignée d’Excalibur restait bien cachée au fond d’une poche secrète de sa tunique. Il n’avait pas l’intention de l’abandonner aussi facilement à cette engeance maléfique, non ! Ses compagnons étaient dans le même état d’esprit. Personne n’entrerait dans les ténèbres sans combattre, c’était une question d’honneur. Adélice fut la plus prompte néanmoins : refusant de laisser son adversaire attaquer en premier, elle saisit une flèche de son carquois et arma son arc.

– Qu’est-ce qu’elle attend, la fée domestique ? ricana la banshee. Vas-y, tire. Tu sembles totalement ignorer ce dont je suis capable…

Adélice ne se le fit pas répéter, elle tira vite et droit. Nym n’esquissa pas le moindre geste de recul et la flèche tranchante toucha le cœur. Mais au lieu de le transpercer, la pointe en acier ricocha.

– Je suis invincible, petite idiote ! Aucune arme ne peut m’atteindre. À mon tour maintenant…

Mais déjà Dargo essayait de courir vers Nym en brandissant sa grosse masse noircie par le feu des forges. Il courait vraiment vite pour un être aussi petit et aussi gros. Il poussa un cri de rage effrayant. Mais celui de la banshee le fut encore plus. Le son tonna comme l’orage et les aventuriers hurlèrent tous de douleur. Dargo s’arrêta net, il lui fallait battre en retraite et reculer. Le cri était si puissant qu’il déviait même la chute des flocons qui semblaient vouloir repartir vers le ciel. Kad baissa son arme, les oreilles en sang. Adélice et Dargo tombèrent à genoux, les mains plaquées sur leur crâne. Ils hurlaient, tant la douleur était insoutenable.

Merlin, lui, se tenait encore debout au milieu d’eux, les yeux fermés, les traits tendus. Il savait que cet adversaire serait sans pitié, alors il essayait de prononcer une formule magique qui pourrait, si ce n’était les sauver, au moins leur faire gagner du temps… Sa concentration devint extrême, il lui fallait réussir à aller jusqu’au bout de la phrase rituelle… Soudain, un dôme translucide et rougeoyant apparut et engloba les quatre compagnons. Cela ressemblait à une grosse bulle de savon très fragile. Merlin avait réussi à créer un bouclier protecteur, capable d’absorber une bonne partie du cri de Nym. Sa magie revenait, enfin ! Mais le vieil homme devait prononcer la formule en per-

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manence, il ne devait surtout pas s’arrêter sous peine de voir le dôme disparaître. Les autres purent souffler un peu mais, conscients du court répit qui leur était accordé, ils devaient agir sans perdre de temps. Et ce cri semblait ne jamais vouloir cesser…

Enfin, la petite fille aux pieds nus se tut. Nym savait qu’elle les tenait à sa merci. Elle voulait savourer cet instant. Cruelle comme toutes ses congénères, elle désirait les entendre la supplier de les épargner. Jamais elle ne le ferait, elle jubilait simplement à l’idée de voir leurs regards terrifiés avant de leur porter le coup de grâce. Mais par-dessus tout, elle allait prendre son temps, car elle voulait se venger. Elle les cherchait depuis plus d’un an et elle se disait qu’elle avait mérité de les voir agoniser lentement.

De son côté Merlin, épuisé d’avoir fourni un effort si intense, n’en pouvait plus. Il finit par tomber au sol, épuisé, le souffle court. Le dôme fragile se troua alors en de nombreux endroits avant de disparaître totalement. Nym sourit de toutes ses minuscules dents jaunâtres. Elle avait gagné, il ne lui restait plus qu’à aller ramasser le fruit de sa victoire sur le corps du fils de Perceval, une fois qu’ils seraient tous devenus de tristes cadavres. Elle observa ses victimes étendues sur le sol, gémissantes. Elle les regardait comme une araignée regarderait de pauvres mouches épuisées qui n’en pourraient plus de se débattre dans sa toile collante. La fillette ouvrit la bouche et poussa un ultime cri, encore plus strident et plus puissant que le précédent. Mais il fut si fort qu’une partie de la montagne de neige accumulée sur la paroi au-dessus d’eux se fissura soudain, craqua, glissa et s’écroula d’un coup dans un énorme bruit sourd. Nym s’était montrée imprudente, trop sûre d’elle-même. Ses cris répétés avaient fragilisé la lourde masse neigeuse, et, sans que personne n’ait le temps de réagir, tous furent en un instant engloutis sous une gigantesque avalanche, lourde et impitoyable.

Les dernières coulées de neige avaient fini de glisser. Le vent était retombé et la lune s’était levée, éclairant la scène d’une faible lumière bleutée. Rien n’indiquait qu’un affrontement violent venait d’avoir lieu à cet endroit. Il n’y avait plus ni bivouac, ni feu de camp, ni magicien, ni chevalier, ni banshee… Plus rien ni personne. Tout avait été enseveli profondément dans un tombeau de neige.

Alors que tout espoir de revoir des survivants de la catastrophe semblait vain, des mains finirent par émerger ici et là du tapis blanc qui recouvrait ce qui était encore, peu de temps auparavant, une corniche à flanc de montagne. Kad, Adélice, et bientôt Dargo, tentaient péniblement de remonter à la surface. À peine dégagé de son linceul de

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glace, le jeune chevalier repéra la main de Merlin qui bougeait dans la neige. Avec Dargo, ils creusèrent aussi vite qu’ils pouvaient. Ils par-vinrent finalement à extirper le vieux magicien, non sans peine. À moitié inconscient, Merlin aurait été trop faible pour réussir à sortir de là tout seul. Dargo et Kad venaient de lui sauver la vie, comme il avait sauvé les leurs un peu plus tôt.

– Tu voulais savoir ? Eh bien, une avalanche, c’est ça… bougonna le nain.

Les deux amis se regardèrent en silence. Le chevalier hocha grave-ment la tête. Il aurait aimé ne jamais avoir posé la question. Ils essayaient de reprendre leur souffle, réalisant qu’ils avaient échappé de peu à une mort affreuse. La jeune fée quant à elle, sans blessure apparente, se releva plus loin avec beaucoup de peine. Kad vint l’aider, mais Adélice semblait presque ne pas le reconnaître. Il la serra dans ses bras pour l’aider à se réchauffer et elle se blottit un instant contre lui. Le chevalier retira de ses longs cheveux la neige qui y restait et posa brièvement son front contre le sien, tellement heureux de la revoir en vie. Puis il retourna voir Merlin, laissant son amie qui avait du mal à retrouver ses esprits, encore sous le choc de ce qui venait de se passer. Celle-ci fit quelques pas hésitants, sans but, l’air hagard. Elle avait besoin de temps… Étaient-ils libérés de leur tourmenteur ? Le danger était-il vraiment parti ?

Ils voulaient le croire, car ils étaient tous sortis vivants de la neige et Nym ne réapparaissait pas. Elle avait disparu, totalement engloutie par ce qu’elle avait provoqué. Punie par sa propre cruauté. Dargo poussa un soupir de soulagement, se disant que ce n’était que justice. Chacun reprenait peu à peu ses esprits, il ne neigeait presque plus et de nombreuses étoiles éclairaient doucement la montagne. Un silence apaisant régnait de nouveau. Quand soudain…

– Là-bas, regardez ! Adélice fut la première à voir ce qu’ils redoutaient tous. Elle tendait

le doigt vers un monticule blanc en train de bouger lentement. Le bout d’un index apparut à la surface, grattant la neige poudreuse qui recouvrait tout. Nym n’était pas morte…

Merlin fouilla désespérément dans la neige pour retrouver son bâton avant que les cris ne reprennent. Nym ne commettrait pas la même erreur deux fois, elle ne leur laisserait aucun répit, il le savait bien. Kad se mit à creuser avec le magicien de toutes ses forces ! Vite ! Mais même avec le bâton, le vieux magicien ne se sentait pas de taille à recommencer le sort qui les avait sauvés quelques minutes auparavant. Grâce à Adélice, il avait retrouvé un lien avec la magie, mais face à un

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tel adversaire, il se savait totalement dépassé, impuissant. De son côté, la petite fille blafarde s’extirpait déjà de sa prison de neige avec une facilité déconcertante. Elle serait sur pied d’un instant à l’autre. C’était maintenant ou jamais ! Par réflexe Adélice saisit son arc et elle encocha à nouveau une flèche, prête à tirer. Mais contre toute attente, ce fut le nain le plus rapide. Furieux d’avoir failli perdre ses tympans, Dargo Brisefer n’était plus le simple forgeron qu’il avait toujours été, non ! Il venait de retrouver au fin fond de son sang l’esprit guerrier de son peuple : brutal, rapide et impitoyable. Une rage implacable brillait à cet instant dans ses yeux noirs. Sans hésiter, il courut vers la banshee, debout à présent. Cette dernière ouvrait déjà la bouche pour crier. Dargo leva sa masse grise et frappa de toutes ses forces la petite furie. Nym se croyait invincible, mais au dernier moment elle comprit son erreur en voyant de près l’outil du forgeron s’abattre sur elle. Elle leva aussitôt les bras devant son visage, comme pour se protéger. Le choc fut si violent qu’on entendit ses os se briser net. Alors elle regarda, horrifiée, son bras désarticulé qui pendait tristement, sans vie. Elle recula de quelques pas, se rapprochant sans le savoir du bord de la corniche qui donnait sur le vide. Elle regarda Dargo et balbutia :

– Comment… ? Où as-tu eu cette… ? Son adversaire n’avait nullement l’intention de la laisser parler. Sans

l’ombre d’une hésitation, il avança vers elle et lui donna un violent coup de pied dans la poitrine. La poussée en arrière fut si brutale qu’elle tomba sans un bruit dans le vide abyssal. Alors, effrayée peut-être pour la première fois de son existence, Nym commit dans sa chute une erreur fatale : elle se transforma par réflexe en un magnifique faucon blanc. Un magnifique faucon blanc… avec une aile brisée. L’infâme créature poussa un cri de désespoir, comprenant trop tard qu’elle ne pourrait éviter la mort. Elle s’écrasa contre les rochers au pied de la montagne, dans la pénombre, loin en contrebas.

Et c’est ainsi que disparut définitivement Nym, la redoutable tueuse de la fée Viviane. Une banshee presque invincible…

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« VIENS DORMIR PRÈS DE MOI… »

près une nuit aussi éprouvante, nos aventuriers avaient hâte de quitter ces montagnes, ne sachant pas si d’autres sbires de Viviane ou de Galaad étaient à leurs trousses.

Mais ce qui était sûr maintenant, c’était qu’ils étaient des fugitifs recherchés et que le roi sorcier et sa mère voulaient récupérer Excalibur ou ce qu’il en restait. Merlin se dit que la ruse d’Yvain avait fait long feu et se demanda si le valeureux seigneur de Landuc avait réussi à sauver sa forteresse et sa cité, ou tout du moins sa vie. Il préféra taire ses craintes. Kad y pensait aussi, mais il voulait croire que rien ne pouvait arriver au Chevalier au lion. Quoi qu’il en soit, il leur fallait quitter au plus vite le royaume de Logres. Ils avaient besoin d’être en sécurité et de trouver de nouveaux alliés.

Ils reprirent la route dès les premiers rayons du soleil. Ils avaient tous cru leur dernière heure arrivée face à la redoutable banshee, mais Dargo s’était révélé un compagnon plein de ressources. Il avait bien mérité sa place aux côtés des autres, même si lui-même n’en revenait pas encore de ce qu’il avait fait. Kad décréta qu’il avait l’étoffe d’un vrai chevalier, ce qui fit rire et rosir de plaisir le forgeron sous sa grosse barbe rousse. Adélice ajouta qu’il avait aussi gagné un nouveau titre de gloire à écrire sur sa future charrette : « Dargo Brisefer, forgeron et tueur de banshee ». Ils trouvèrent tous que c’était une excellente idée.

Merlin, lui aussi de très bonne humeur, se plut à distraire la petite troupe en racontant des récits fabuleux qui les passionnèrent et leur firent oublier un temps la monotonie du voyage. Il connaissait d’innom-brables légendes des temps oubliés. Des histoires où les dragons volaient en liberté et où les elfes dominaient encore ce monde avant de partir par-delà les mers, des histoires de batailles entre les hommes et les nains, où les héros se battaient avec des haches et des épées

A

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magiques… Tous étaient ravis de l’écouter, et si certains faits semblaient exagérés pour tenir l’auditoire en haleine, le temps s’écoulait plus vite. Après plusieurs heures de marche, le magicien déclara :

– Mes amis, nous serons bientôt en vue de l’Aronde, frontière entre le royaume des hommes et le royaume des fées. C’est un fleuve paisible, mais il n’y a pas de pont pour le traverser, je le crains…

– Nous trouverons peut-être un village de pêcheurs accueillants, suggéra Kad. On y louera un bateau et on traversera…

Le soulagement se lisait sur tous les visages. Seul Dargo avait l’air un peu contrarié. Merlin, observateur, s’en rendit tout de suite compte et l’apostropha :

– Que se passe-t-il, maître nain ? Ne me dites pas que vous n’êtes jamais monté sur un bateau…

– Non ! Bien sûr que j’ai déjà navigué… Mais je déteste ça, voilà ! Je ne sais pas nager. Aucun forgeron digne de ce nom ne sait nager d’ailleurs. Autant d’eau, moi ça me fait froid dans le dos…

– Tout ira bien, vous verrez, chercha à le rassurer Merlin. Mais dites-moi, je voulais vous parler d’une chose qui m’intrigue depuis hier. La banshee qui nous a attaqués a dit qu’elle n’avait peur d’aucune arme, et pourtant la vôtre l’a gravement blessée… D’où vient votre masse ?

Dargo Brisefer n’en avait jamais parlé à qui que ce soit. Ce n’était pourtant pas un bien grand secret, mais les nains vivaient depuis tellement longtemps repliés sur eux-mêmes qu’il leur était devenu difficile de se livrer à des gens d’autres peuples. Le forgeron réfléchit un instant sur la réponse à donner. Finalement, il se dit qu’il avait lié son destin à celui de ses nouveaux compagnons, alors il se décida à leur faire confiance.

– Bien, bien… je vais vous dire ce que je sais. C’était il y a longtemps… J’avais un ancêtre, Frolïn Brisefer. Il creusait dans les mines de Bôfdur, loin vers les montagnes du Nord. C’était un nain courageux et travailleur. Hélas, un jour la montagne s’est écroulée, et les mines ont été totalement englouties en un instant. Personne n’en a réchappé. Quand on a retrouvé le corps de Frolïn, longtemps après, il tenait encore serré contre lui un bloc de minerai inconnu. Sa femme, une naine pleine de sagesse, décréta alors que son fils, et ses fils après lui, ne descendraient plus dans les mines, mais deviendraient forgerons. Ensuite, pour sceller cette promesse, elle a fait fondre le minerai de son mari pour en produire cette masse… Et depuis nous nous la trans-

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mettons de père en fils. Voilà, vous connaissez l’histoire de ma famille et de ma masse de forgeron.

Merlin avait écouté avec grande attention ce récit. Il semblait perdu dans ses pensées, quand il demanda soudain à examiner l’objet. Dargo ne comprenait pas bien pourquoi, mais il ne dit rien et lui tendit sa masse sans crainte, il savait que Merlin ne pouvait pas l’abîmer, elle était d’une robustesse sans égale. D’apparence, c’était une masse assez banale, sans aucune fioriture. Elle était composée d’un gros bloc de métal noirci et poussiéreux et d’un solide manche en bois. C’était un simple outil de forgeron. Mais Merlin eut l’air surpris en la prenant, car, malgré sa taille assez imposante, la masse était anormalement légère. Il la posa alors au sol et ses compagnons, curieux, se rassem-blèrent autour de lui.

– Adélice, votre dague, s’il vous plaît, demanda-t-il. Sans discuter la fée retira l’arme cachée dans sa botte. Merlin s’en

saisit et commença à gratter avec vigueur un côté du bloc de métal. Dargo voulut protester, mais il vit alors apparaître sous la couche de crasse noire un morceau de matière blanche vaguement lumineuse.

– Du mithril ! Votre masse est un pur bloc de mithril, je m’en doutais ! s’exclama le magicien. C’est un métal extrêmement rare et puissant… et surtout fatal aux banshees. C’est une information pré-cieuse, dont personne ne se doutait jusqu’à présent.

– Par Kroûm et par ma barbe, répondit Dargo, on ne m’avait jamais dit ça ! J’ai toujours cru que ma masse était noire à l’intérieur comme à l’extérieur…

– Le secret a dû se perdre avec le temps, avança Kad. Et vu son utili-sation, elle s’est assombrie très rapidement.

– En tout cas méfiez-vous, reprit Merlin. Elle a une valeur inesti-mable, protégez-la.

– Mithril ou pas, cette masse n’a pas de prix à mes yeux, conclut Dargo en la glissant avec précaution dans sa grosse ceinture de cuir usé.

a Le lendemain, l’Aronde apparut au loin derrière un rideau d’arbres.

La neige avait disparu, le chemin qui descendait vers le cours d’eau était agréable, et l’air doux redonnait de la vigueur aux voyageurs qui en avaient assez, à part Dargo, de marcher dans le froid des montagnes. L’Aronde était un large fleuve, calme et placide, comme l’avait annoncé

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Merlin. Ses eaux profondes brillaient sous les rayons du soleil, et Kad pensa que cela annonçait la fin du pouvoir des Vikings et des Montagnes Blanches. Les quatre compagnons arrivèrent enfin sur la rive occidentale du fleuve. Celui-ci était bordé de part et d’autre d’un sable fin et blond qui donna tout de suite envie aux voyageurs de se reposer un moment.

– Je crois bien reconnaître l’endroit, dit Adélice qui se sentait revigorée. Il n’y a aucun village de pêcheurs par ici. À mon avis on n’a pas trop le choix, il nous faut un radeau. Je peux m’occuper d’aller chercher du bois.

– Un radeau ? s’écria Dargo, légèrement inquiet. Posons-nous d’abord et mangeons quelque chose avant de risquer nos vies comme ça, sans raison…

Le pauvre nain rêvait de se trouver à cet instant dans une taverne à boire des chopes de bière brune plutôt que de penser à traverser une rivière sur un frêle esquif.

– L’endroit semble sûr, reconnut Merlin. Nous devons manger. Je vais essayer d’attraper du poisson, Dargo va s’occuper du feu, Adélice de quoi fabriquer le radeau, et toi, Kad, tu vas nous chercher un lapin, ou ce que tu trouveras, mais par pitié, ne nous ramène pas d’écureuil ni de hérisson, c’est indigeste.

– Mais de la viande quand même ! insista Dargo. Surtout pas de légumes, je suis allergique…

Adélice et Kad échangèrent un sourire complice et s’éloignèrent vers le bois.

Merlin se tenait assis au bord de l’eau, surveillant du coin de l’œil une canne à pêche de fortune posée à côté de lui. Au même moment Dargo commençait à allumer un feu de camp avec le petit bois ramassé aux alentours. L’idée de manger le mettait de si bonne humeur qu’il fredonnait un vieil air traditionnel qui parlait surtout, pour résumer, de jus de viande mélangé à de la bière tiède et mousseuse.

– Un peu moins de bruit ! souffla Merlin en se tournant vers Dargo qui chantait de plus en plus fort.

Le nain haussa les épaules et maugréa entre ses dents que le bonhomme ne connaissait vraiment rien aux bonnes choses. Le vieux magicien avait à peine repris sa patiente activité qu’un gros bruit sourd résonna dans son dos. Il se retourna de nouveau en soufflant de colère, quand il vit Dargo allongé sur un lit de feuilles et ronflant aussi fort qu’une famille d’ours réunis.

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Dépité, Merlin reprit sa position normale, pestant contre les nains, les tavernes, la bière, les grillades… bref, il pestait contre la culture naine dans son ensemble. C’est alors qu’une femme à demi nue surgit des eaux de la rivière, juste devant lui. Ses longs cheveux mouillés coulaient en cascade sur sa poitrine laiteuse. L’eau lui arrivait à la taille. Merlin pensa d’abord s’enfuir, il savait qui elle était. Mais elle était si belle, son regard était si pénétrant qu’il en fut troublé et il hésita une seconde de trop. Il oublia alors totalement pourquoi il devait fuir. La jeune femme se mit à chanter d’une voix très mélodieuse et, en un instant, plus rien d’autre ne comptait. Merlin se sentait comme le beau jeune homme qu’il avait été des siècles auparavant, naïf et insouciant. Deux autres femmes aussi belles et aussi envoûtantes sortirent des eaux de l’Aronde et se mirent à chanter à l’unisson :

Viens dormir près de moi, Viens dans notre royaume… Prends-moi dans tes bras, Tu sentiras les doux arômes… De notre tendre amour Avec nous, pour toujours… Rejoins-nous Merlin Rejoins-nous jusqu’au matin… Dargo dormait profondément. Merlin se leva et sans hésiter avança

lentement dans l’eau, les mains tendues en avant. Le regard vide, n’écoutant plus que les voix hypnotiques, il voulait s’abandonner aux flots mortels de l’Aronde. L’eau lui arrivait désormais aux genoux. Il ne voyait rien d’autre que les yeux violets de la femme qui lui souriait tendrement et qui susurrait pour lui de si belles paroles… et il ne prêta pas attention aux énormes queues de poisson, noires et luisantes, qui battaient la surface de l’eau en rythme derrière les créatures envoûtantes.

– Merlin ! MERLIN ! Sortez de l’eau, tout de suite ! Ce sont des sirènes !

Le vieil homme entendit au loin la voix de Kadfael. Laisse-moi tranquille, voulut-il lui dire, je suis assez grand pour savoir ce que je fais. Va donc te trouver tes propres conquêtes amoureuses ! Mais ces mots ne franchirent pas ses lèvres. Ensorcelé par le chant hypnotique et la beauté des femmes-poissons, il s’enfonçait plus avant dans les eaux sombres et mortifères.

Ce furent pourtant les cris du jeune homme qui le sauvèrent, car le charme se brisa quand Merlin jeta un œil derrière lui. Il vit d’abord Adélice qui filait comme le vent vers lui, tout en s’apprêtant à décocher une flèche, Kad à ses côtés, l’épée hors du fourreau. Le vieux magicien

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sortit alors de sa torpeur. Ses yeux voyaient de nouveau la réalité : devant lui se tenaient trois créatures aux visages ridés, aux yeux injectés de sang et aux corps violacés et décharnés. Des sirènes ! Envoûteuses perfides des rivières aux ordres de la fée Viviane. Il n’eut pas le temps de réagir que déjà sa promise à l’haleine putride l’avait saisi aux bras et l’entraînait avec elle au fond des eaux froides du fleuve. Il eut beau se débattre, la sirène était plus forte que lui. Il sombra et disparut sous les flots.

Les deux autres ensorceleuses n’eurent pas le temps de les suivre : l’une fut transpercée de plusieurs flèches en un clin d’œil tandis que l’autre vit sa grande nageoire coupée en deux par la puissante épée du chevalier. Elles moururent en même temps.

Kad ne prit pas la peine de s’arrêter, il plongea aussitôt au plus profond de l’eau à la recherche de Merlin. Il n’avait pas parcouru tout ce chemin pour voir son maître et père spirituel disparaître aussi près du but ! Une rage sourde qu’il n’avait jamais ressentie l’envahissait tandis qu’il s’enfonçait plus profondément dans l’étendue liquide, froide et obscure. Rien ne le détournerait de sa tâche, il vaincrait ou mourrait.

Au bout d’un long moment plus aucune bulle d’air ne remontait, plus rien ne troublait la surface calme de l’eau.

– Kad ! KAD ! hurlait maintenant Adélice, restée sur la rive, impuissante.

Les cris parvinrent enfin à sortir Dargo de son sommeil : – Hum… Hein ? Quoi ? On mange ? Il se frotta les yeux et vit la jeune fée en train de pleurer, agenouillée

près d’une eau rouge de sang. Elle était toute seule, se tenant la tête à deux mains, et cet instant sembla durer une éternité… Soudain Adélice poussa un cri d’horreur : la tête de la sirène qui avait enlevé Merlin sortit lentement des flots, les cheveux poisseux, le regard vide. Et Kad ne revenait pas ! Ce monstre l’avait tué, à coup sûr ! Son cœur se mit à battre à tout rompre et elle comprit qu’elle était tombée amoureuse du fils de Perceval. Elle vivait à ses côtés depuis tant d’années, c’était sa mission, mais son attachement envers lui allait bien au-delà de ce qu’une fée espionne était en droit d’éprouver. Elle n’avait jamais voulu se l’avouer, elle savait que cet amour ne lui aurait jamais été pardonné par Morgane. Mais en cet instant, sa peine et sa rage étaient trop puissantes pour continuer à se mentir. Elle aimait ce jeune homme, et celle qui venait de le tuer approchait.

Ses yeux féeriques avaient perdu tout éclat, ils n’étaient plus que des sphères sombres remplies de haine. Elle sauta sur ses deux pieds et

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dégaina sa dague, prête à découper la sirène en morceaux, quand elle vit Kad surgir des eaux à son tour. Il tenait la tête du monstre fichée sur la pointe de son épée. De l’autre bras, il tenait fermement Merlin qui semblait très éprouvé par cette aventure. Kad était en vie, c’était tout ce qui comptait pour Adélice. Elle courut vers lui, des larmes de joie plein les yeux. Kad jeta son arme ensanglantée sur la berge et la serra fort dans ses bras, sentant leurs deux cœurs battre à l’unisson. Il se détendit enfin. Il pouvait relâcher toute la tension qui tétanisait ses muscles.

Le garçon insouciant de dix-sept ans avait bel et bien disparu. Il laissait place à un homme fort, un chevalier accompli. Ses amis comprirent qu’il n’était pas le porteur de l’Épée par hasard… cela ne faisait plus aucun doute, il était le digne fils de Perceval le Gallois, homme-lige loyal du puissant seigneur Yvain et serviteur du royaume éternel de Logres.

Lui-même le comprenait et l’acceptait enfin. Il savait aussi qu’il était encore loin d’être prêt à accomplir ce qu’il avait juré à Yvain : rendre justice à son roi et à son père.

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MORGANE

a traversée du fleuve s’était déroulée sans incident notable. Adélice était douée, l’embarcation qu’elle avait fabriquée était robuste et étanche. Mais Dargo se sentait quand même

nettement mieux depuis qu’il avait retrouvé la terre ferme sous ses pieds. La plupart des nains, contrairement à la croyance populaire, sont d’excellents nageurs, pour la simple et bonne raison qu’il n’est pas rare, dans les mines profondes, de devoir traverser des lacs souterrains, des nappes si proches du toit de la grotte qu’il est impossible d’y glisser la moindre barque. Nager est donc l’une des premières choses que les enfants de mineurs doivent apprendre. Mais Dargo était forgeron, fils de forgeron, et les activités aquatiques ne faisaient pas partie de son éducation. Et comme il ne buvait jamais d’eau et ne se lavait que fort épisodiquement, il avait contracté une forme d’aquaphobie. Il avait donc effectué toute la traversée en fermant les yeux et en serrant fort sa précieuse masse contre lui : s’il avait péri, au moins l’aurait-il eue à ses côtés jusqu’au bout.

Les quatre voyageurs étaient on ne peut plus soulagés d’être enfin arrivés dans le royaume magique de Brocéliande. La rive orientale était aussi déserte que l’autre rive, et le sable semblait être le même. Apparemment rien ne distinguait les deux bords du fleuve. Mais en étant un peu attentif, on notait d’infimes différences qui indiquaient clairement que l’on était désormais au royaume de la magie. Le vent ne sifflait pas, il semblait chuchoter à l’oreille dans une langue étrange et douce. Les couleurs des plantes étaient plus vives, plus chaudes, les fleurs dégageaient des parfums plus épicés et plus envoûtants. Les papillons dansaient avec les abeilles…

Adélice ouvrait la marche et, pour la première fois depuis plus de quinze ans qu’elle était partie en mission à Camaaloth sur ordre de

L

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Morgane, elle se sentait détendue et heureuse. Elle rentrait enfin chez elle. Pour combien de temps ? Elle l’ignorait. Ce retour ne pourrait pas être définitif, elle devait aider ses nouveaux amis à accomplir une mission devenue aussi la sienne. Les aider, c’était protéger Brocéliande de Galaad et de Viviane. Mais pour l’instant, elle refusait d’y penser. Elle voulait simplement profiter du moment présent et retrouver sa terre natale aux côtés de Kad. Merlin lui avait demandé de les conduire le plus vite possible à Kamaylia, le palais de Morgane. Adélice allait donc les guider hors des chemins connus, espérant de cette manière ne pas faire trop de mauvaises rencontres qui les auraient ralentis.

Ils marchaient depuis des heures, quand, provenant d’un champ de coquelicots verts, ils entendirent un bruit sourd de galop venir dans leur direction. Les fourrés s’agitaient devant eux, puis sur leur droite, et sur leur gauche ! Pas moyen d’échapper à ce qui arrivait. Des cavaliers seraient sur eux dans un instant, c’était inévitable. La seule question qui les taraudait était : amis ou ennemis ?

Le quatuor se savait cerné. Ils se regroupèrent aussitôt, dos à dos. Chacun sortit son arme favorite : masse, épée, arc ou bâton. Presque au même moment, une trentaine d’étranges cavaliers jaillirent de toutes parts, vifs et silencieux. On n’entendait que le fracas des sabots qui claquaient sur le sol. Il n’y avait que des hommes, torse nu, visage glabre encadré de longs cheveux soigneusement tressés. L’air menaçant, ils avaient tous en main une épée de métal étincelant. Kad mit quelques secondes à réaliser que ces hommes n’étaient pas de vrais hommes. En réalité, ils n’avaient pas de monture, car ils étaient leurs propres montures. C’étaient des centaures. Il n’en avait jamais vu de sa vie et les regardait incrédule. Mais il n’avait pas le temps de rêvasser davantage et il se ressaisit promptement.

Les hommes-chevaux commençaient déjà à encercler le petit groupe, leurs épées pointées en avant. Les voyageurs étaient en nette infériorité numérique. Étrangers en ces lieux, ils ne venaient pas pour se battre mais pour demander aide et assistance. Adélice rangea lentement son arc dans son dos, Merlin enfonça son bâton fermement dans le sol et fit signe aux autres de baisser leurs armes. Il savait qui étaient ces soldats : la garde personnelle de la reine Morgane. L’un d’entre eux, qui se différenciait des autres par sa carrure encore plus impressionnante et par ses nombreux tatouages aux épaules, avança de quelques pas vers eux.

– Halte là ! Notre royaume ne peut plus et ne veut plus accueillir de nouveaux réfugiés. Repartez d’où vous venez, ce sera mon seul avertissement.

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Malgré la dureté des mots, le centaure avait parlé calmement, laissant percer une certaine lassitude dans la voix. Ce genre de rencontre devait lui être devenu trop familière, certainement. Le magicien prit la parole :

– Je suis Merlin, dit-il d’une voix forte et assurée, magicien au service du roi Arthur. Nous venons voir la reine Morgane. Capitaine Dorylas, veuillez nous laisser passer…

Surpris d’entendre son nom dans la bouche de ce vieux bonhomme en guenilles, le centaure eut un sursaut de colère.

– Le roi Arthur est mort depuis longtemps, répliqua-t-il. On dit que Merlin brûle aux Enfers et je ne vous ai jamais vu, vieillard.

– Mais je ne suis pas encore mort, sacré nom d’une pipe ! Et si je sais qui vous êtes, c’est que je vous ai déjà rencontré, capitaine. C’était au palais même de la reine si vous voulez tout savoir, il y a fort longtemps. Vous n’étiez alors qu’un enfant.

– On ne devrait pas dire un poney dans son cas ? ne put s’empêcher de chuchoter Dargo, goguenard.

Kad lui lança un œil noir, la situation était déjà assez difficile, nul besoin d’en rajouter.

– Vous n’êtes qu’un imposteur ! Gardes, saisissez-vous d’eux ! Merlin s’attendait à cette réaction et s’y était préparé. Depuis la

rencontre avec la terrible Nym dans les montagnes, il avait compris qu’il retrouverait plus facilement ses pouvoirs en utilisant un objet de transfert. Un bâton, par exemple. C’est pourquoi il leva le sien et le tint fermement devant lui.

Les centaures n’eurent pas le temps de faire un pas de plus que déjà le sommet du bâton du magicien s’illuminait et lançait un éclat aveuglant tout autour des voyageurs. Merlin savait très bien que le peuple des hommes-chevaux, malgré sa force et son courage hors du commun, avait toujours eu une peur atavique du feu et de la clarté éblouissante en général. Leurs yeux ne pouvaient le supporter. Les soldats de Dorylas, aveuglés, durent reculer. Seul le capitaine garda sa position, protégeant ses yeux derrière son bras puissant. Il grimaça de douleur. Merlin et ses compagnons restèrent sans bouger, attendant fébrilement la suite des événements.

– Je… Je crois bien que la rumeur de votre mort était infondée, finit par reconnaître le chef des centaures quand ses yeux purent voir de nouveau. Nous allons vous escorter jusqu’à notre reine. Suivez-nous…

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Leurs yeux encore douloureux, les gardes reculèrent vivement pour laisser passer Merlin. Ils n’avaient aucune envie d’irriter de nouveau le magicien. Dargo sourit, se disant en son for intérieur que ce n’est pas un nain qui se serait laissé impressionner par un peu de lumière…

a Un palais féerique n’avait rien à voir avec une forteresse humaine.

Tout était plus beau, plus brillant, plus grand, plus éthéré. Les tours, les murs, les toits… chaque bâtiment semblait fait de lumière. Pierre blanche, marbre, cristal, bois d’ébène et bien d’autres matières pré-cieuses se mêlaient harmonieusement dans un subtil entrelacs de clarté et de pénombre.

La troupe des centaures et les quatre compagnons traversèrent un pont de lumière violette, de la même matière que le dôme qu’avait créé Merlin pour les protéger de la banshee dans les montagnes. Dargo hésita à poser le pied sur ce pont magique, doutant de sa solidité. Adélice l’assura qu’il pouvait y aller sans risque, mais il préféra quand même frapper le sol avec sa masse pour vérifier par lui-même. Satisfait du résultat, il finit par suivre les autres sans plus y penser. Ils avancèrent tous ensemble jusqu’au palais et entrèrent dans la demeure de la reine Morgane.

Devant eux, les immenses portes dorées de la salle du trône s’ouvrirent en grand. Dorylas précédait les voyageurs, faisant claquer ses sabots sur les dalles de marbre clair. Merlin et Adélice avançaient tête baissée, car ils connaissaient les règles protocolaires dans ce genre de visite. Kad regardait tout autour de lui, étonné de tant de richesses et de luxe. Seul Dargo faisait grise mine, car ils avaient dû laisser leurs armes avant d’entrer. Il avait rechigné à se séparer de sa masse en mithril, mais les gardes s’étaient montrés inflexibles. Même Merlin avait dû abandonner son bâton, bien qu’il eût tenté de les amadouer en prétextant que cela aidait le pauvre vieillard qu’il était à marcher… La ruse n’avait pas fonctionné.

Assise sur son trône de verre, impassible, la reine Morgane, femme d’une grande beauté aux longs cheveux d’onyx, les regardait approcher. Le capitaine posa un genou à terre et attendit.

– Encore des réfugiés ? Capitaine, nous ne pouvons recueillir tous ces malheureux…

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Effectivement, depuis leur départ précipité de Landuc, les voyageurs s’étaient plus occupés de sauver leur vie que de prendre soin de leurs tenues. Leurs visages étaient sales, leurs habits poussiéreux et déchirés en de nombreux endroits. Ils étaient méconnaissables.

– Majesté, commença le centaure, je vous amène le magicien Merlin et…

– Myrdhin est mort, capitaine ! Le vieil homme releva alors la tête et fixa Morgane ostensiblement.

La reine eut un léger sursaut en croisant son regard, car elle venait de comprendre sa méprise. Sans perdre un instant, elle ordonna à tous les gardes de sortir, elle savait que des choses confidentielles allaient être dites. Enfin, elle se tourna vers Adélice qu’elle venait de reconnaître, elle aussi.

– Adélice, tu peux disposer. Nous parlerons plus tard. La jeune fée fut assez désappointée de se voir congédiée aussi vite,

elle ne s’y attendait pas. Elle espérait au moins pouvoir assister à l’entrevue et ne parvenait pas à faire demi-tour.

– Elle ne partira pas, votre Majesté. Je lui dois beaucoup et je la veux à mes côtés.

Kad, qui jusque-là était resté discret, venait de parler d’une voix assurée. Il avança vers la reine et posa un genou à terre devant elle, tout en la fixant droit dans les yeux.

– Comment osez-vous me contredire ? Qui êtes-vous ? s’écria la souveraine.

– Je suis l’objet de sa mission, Reine Morgane. Je suis Kadfael, fils de Perceval le Gallois et de Mélusine, la fée Azura. Pardonnez ma tenue, votre Majesté. Je ne suis peut-être guère présentable à vos yeux, mais je suis bien un jeune chevalier qui a juré de venger son roi, son père et son royaume. Et surtout, je suis le nouveau porteur d’Excalibur… ou du moins ce qu’il en reste. Le temps des espions est fini, votre Majesté, le temps de l’amitié et de l’entraide entre les hommes et les fées doit revenir. Nous sommes venus jusqu’ici, bravant la mort à chaque pas, parce que nous avons besoin de votre aide.

Kad se releva alors et se tint bien droit devant la reine, il lui parlerait dorénavant d’égal à égal.

Tout le monde le regarda avec étonnement. Il venait de s’exprimer comme un chevalier puissant et sûr de son bon droit. Merlin reprit alors la parole et expliqua en détail tout ce qui leur était arrivé depuis

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le retour funeste de Galaad à Camaaloth. La reine des fées ne semblait pas vraiment surprise. Quand le vieil homme eut fini, elle lui demanda :

– La guerre est aux portes de mon royaume, chaque jour des rapports indiquent que les Vikings avancent leurs troupes vers la frontière, as-tu une solution à m’apporter ? Qu’attends-tu de moi ? Qu’attendez-vous tous de moi ?

– Nous attendons d’abord des réponses, répondit Merlin. Je vais aider du mieux que je pourrai le porteur de l’Épée, tout comme votre fée polymorphe et ce brave forgeron tueur de banshee vont le faire aussi… Mais il nous faut des réponses sincères de votre part. Il n’est plus temps de jouer, Reine Morgane, il n’est plus temps ! Je sais que vous avez joué un rôle dans toute cette histoire, je sens que vous aussi êtes responsable de cette tragédie… Parlez, Morgane, dites ce que vous savez où votre royaume sombrera comme a sombré celui d’Arthur. Vous le savez, et je le sais.

Les autres se lançaient des regards en coin sans rien dire. Comment la reine allait-elle réagir à des propos aussi durs ? Les yeux de Morgane avaient pris une teinte sombre et inquiétante, ce qui n’augurait rien de bon. Néanmoins, l’Azura savait au fond d’elle-même que le magicien avait raison. Elle avait juste peur de parler, car cela impliquait d’avouer des fautes tues depuis trop longtemps. Elle réfléchit longuement pour trouver une échappatoire, mais elle avait conscience de ne plus avoir le choix.

– Très bien… Je vais vous dire ce que voulez savoir. Mais sache, Merlin, que, toi aussi, tu as une part de responsabilité. L’arme que possède Galaad, c’est Mjöllnir, le marteau de Thor, le roi sorcier.

– C’est impossible ! s’écria Merlin. Je me suis débarrassé de ce fléau maudit bien avant la naissance des Azuras et des fées !

– Tu l’as jeté dans le Störjon, le lac le plus profond des Terres Gelées, oui, c’est vrai. Mais tu ne l’as pas détruit. Mjöllnir est tombé dans l’oubli, disparu pendant des siècles et des siècles… Pourtant, Viviane a fini par avoir vent de ce qui était devenu une légende oubliée. Elle y a cru, alors elle l’a cherché patiemment, méthodiquement… et elle l’a trouvé.

– Il est trop tard pour se lancer des reproches. Le plus important, c’est de savoir comment vaincre Galaad. Et surtout comment reforger Excalibur, intervint Kad.

– Je l’ignore, répondit Morgane. Seul le Graal pourrait le dire. – Le Graal peut nous aider ? Alors, est-ce que vous allez enfin nous

dire quel est son pouvoir ? s’écria le magicien.

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– Tout ce que je sais, c’est que celui qui le trouve peut réparer une injustice…

– Vous ne nous dites pas tout, je le sens, insista Merlin. – Tu as raison. Il est temps que j’avoue… Il y a bien longtemps, je

suis tombée amoureuse d’un jeune homme exceptionnel : Arthur Pendragon. Il était pur, il était parfait. Il était l’élu à mes yeux, Excalibur devait lui être donnée. Viviane se fourvoyait avec son Lancelot, je le savais. Elle gardait l’Épée, alors je la lui ai prise, et j’ai fait d’Arthur un roi… Le souverain du royaume des hommes ! Mais cet ingrat a rejeté mon amour. Il a choisi… une simple humaine, qui avait soi-disant du sang de fée dans les veines. Guenièvre. Alors… alors…

– Alors, vous vous êtes vengée en ensorcelant l’épouse d’Arthur, c’est bien ça ? continua Merlin. Je comprends, tout est clair à présent. Vous ne pouviez vous attaquer au porteur d’Excalibur, alors c’est Guenièvre qui a subi votre colère. Vous lui avez jeté un sort pour la rendre stérile. C’est ainsi qu’Arthur n’a jamais pu avoir d’héritier… Ensuite, vous n’avez pas pu vous empêcher d’aller narguer le pauvre homme en lui disant que seul le Graal annulerait cette injustice, Graal que personne ne pouvait trouver !

– C’est exact, répondit Morgane d’une voix blanche. J’étais per-suadée qu’aucun de ses chevaliers n’en serait jamais capable… À l’époque j’étais aveuglée par la jalousie et la colère, je… je regrette ce que j’ai fait.

– Mais vous vous êtes trompée, reprit Kad. Mon père pouvait trouver le Graal, et sa mission c’était de souhaiter un héritier pour le roi.

– Oui, mais je l’ai fait échouer en envoyant ta mère le détourner de sa quête…

– Vous vous rendez bien compte, Morgane, rugit soudain Merlin, que votre jalousie a entraîné notre monde dans le chaos ? Le royaume s’est retrouvé sans héritier. Viviane s’est vengée de vous en tuant Arthur et en mettant son fils à sa place, vous vous en rendez compte aujourd’hui ? C’est vous qui avez tué Arthur en agissant comme vous l’avez fait !

Un silence de plomb s’abattit dans la grande salle. Les yeux de Merlin étaient noirs de colère et semblaient presque lancer des éclairs. Arthur avait toujours été pour lui comme un fils, et il regardait enfin droit dans les yeux la source de tous leurs malheurs. Morgane soutint son regard quelques instants, le visage livide comme celui d’un fantôme à moitié disparu… Puis elle ferma les yeux, et deux larmes noires coulèrent sur ses joues d’albâtre. Adélice n’en revenait pas, pour la première fois de sa vie, elle voyait sa reine pleurer !

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– J’ai honte, Merlin, oui j’ai honte ! dit-elle entre deux sanglots. Mais je n’ai jamais, jamais cessé de l’aimer, vous m’entendez ? Quand il est mort, c’est moi qui ai emmené son âme à Avalon et je lui ai tout avoué. Mais il est trop tard maintenant…

– Majesté, réparons ce qui peut l’être… reprit Kad d’une voix confiante. Dites-nous où est le Graal, ou comment on peut le trouver. Tout n’est pas encore perdu.

– Mélusine, ta mère… Elle est la seule à pouvoir t’y mener. Je ne sais pas où elle se cache, mais toi tu le sais.

– Moi ? Non, je l’ignore ! Adélice savait que Morgane avait raison. Elle s’approcha de Kad et

lui expliqua qu’étant lui-même à moitié fée, son sang était toujours en lien avec ses parents. Un être puissant comme une Azura avait le pouvoir de lire dans ce sang et d’y retrouver tout ce qu’il voulait. Kad regarda Merlin, il avait besoin de son conseil. Le magicien, qui avait retrouvé son calme, hésita tout d’abord sur la conduite à tenir, puis il s’adressa à Morgane :

– Si vous lisez dans le sang de Kadfael, jurez-vous de ne rien lui cacher ? Jurez-vous de ne pas poursuivre Mélusine si vous apprenez où elle se trouve ?

Sans hésiter la reine Morgane jura. Elle n’avait qu’une envie, racheter sa faute et réparer le mal qu’elle avait fait. Sa sincérité était évidente, le timbre de sa voix était pur et honnête. Alors Kad accepta. Il devait donner librement un peu de son sang pour que la magie puisse opérer.

Adélice sortit la dague cachée dans sa botte et lui entailla légère-ment la main. Le chevalier regarda la fine blessure qui commençait à rougir, puis il s’avança vers la reine, la paume tendue en avant. Elle le regarda s’approcher avec un sourire teinté d’amertume. Elle saisit délicatement son bras et posa ses lèvres sur la main qui saignait. Elle se redressa, les lèvres rouge vif, et garda les yeux fermés.

La vision s’imposa à elle avec une telle violence qu’elle eut l’impression d’avoir été frappée. L’image fugace d’un homme surgit, un roi guerrier, à la couronne solaire. Il était très grand et fort, juché sur une monture inconnue. Il allait lancer une bataille, l’esprit de Morgane crut voir se découper dans la brume de ses songes la masse colossale et lointaine d’une forteresse. Les formes s’estompaient déjà, elle entraperçut le temps d’un éclair une Excalibur scintillant dans la nuit, brandie devant une armée improbable qui écumait de rage. Puis tout disparut, comme si son regard voyageait désormais dans le temps et l’espace. De sombres créatures apparaissaient ici et là puis retournaient

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dans les ténèbres boueuses. Enfin, elle devina une maison d’aspect modeste au milieu des bois et ressentit la présence d’une fée et d’un chevalier à l’âme errante. Elle chercha à entrer dans le logis, mais une force puissante l’en empêcha. La vision s’estompa alors définitivement, et l’esprit de Morgane se raccrocha de nouveau à l’instant présent. La reine ouvrit les yeux, ils étaient devenus presque blancs.

– Ton sang a répondu à mon appel, Kadfael. J’ai promis de ne rien te cacher, alors sache que si Excalibur t’a reconnu, ce n’est pas toi qui la reforgeras et qui défieras Galaad. Il te ressemble, mais il est plus fort que toi et plus âgé…

– Merlin, j’ai un frère ? – Pas que je sache, non… – Tu es bien un semi-fée, reprit Morgane, capable de grandes choses

si tu réussis un jour à trouver ton pouvoir. – Et ma mère ? Où est ma mère ? – Elle est auprès de ton père, mais il est très faible… – Mon père est en vie ? Merlin, vous entendez ? Mon père est vivant !

Où sont-ils, dites-moi, où sont-ils ? implora le jeune homme qui ne s’attendait pas à pareille nouvelle.

– Très loin d’ici, vers l’est. Ils se cachent des regards dans la forêt de Mormale, au-delà des Marais du silence. Je ne puis t’en dire davantage.

Kadfael n’avait qu’une envie, c’était de hurler sa joie. Ses parents étaient en vie ! Pour l’instant, rien d’autre n’importait. Le Graal, réparer l’Épée et trouver un hypothétique grand frère, il aurait le temps d’y penser plus tard. Pour l’heure, ses parents l’attendaient quelque part, et il n’allait pas tarder à les retrouver, cela ne faisait aucun doute pour lui.

Seule Adélice semblait soucieuse, car elle avait entendu des rumeurs inquiétantes qui couraient depuis longtemps sur ces contrées lointaines. Il ne serait pas facile de s’y rendre, et il leur faudrait du temps pour réaliser un voyage aussi périlleux. Merlin pensait la même chose, son instinct lui disait que ce ne serait pas simple. Il n’avait pas tort, car c’est à ce moment précis, ironie du sort, que le capitaine Dorylas entra avec fracas. Malgré l’injonction de la reine de ne pas les déranger, il traversa la salle du trône au galop et s’agenouilla :

– Morgane, ma reine ! Les Vikings envahissent Brocéliande. Notre armée est submergée.

– Quoi ? rugit l’Azura.

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– Ils utilisent des dragons de givre et des trolls de guerre, continua le capitaine, essoufflé. Ils seront bientôt là. Nous devons nous replier et vous emmener dans un lieu sûr…

– Non ! Il est temps d’affronter notre destin, capitaine. Nous allons nous battre, et ici même ! Le temps des chevaliers et des fées n’est pas encore révolu…

Morgane venait de répondre sur un ton à la fois plein de rage et de plaisir, les yeux braqués sur ceux de Kad. Ce dernier était tout à fait d’accord avec la reine, et un sourire féroce se dessina lentement sur son visage.

Il était temps que la peur change de camp…

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DEUXIÈME PARTIE

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CHEVALIERS ET FÉES

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UNE NOUVELLE APPRENTIE

n silence glacial régnait dans la forteresse de Camaaloth depuis des mois. Longtemps lieu de vie, le château ressemblait désormais à un tombeau étouffant où l’on osait à

peine chuchoter. Soldats, serviteurs, chambrières, garçons d’écurie, cuisinières… tous étaient devenus de serviles esclaves aux yeux intégralement bleus. Galaad n’avait rien à craindre, les milliers d’âmes qui vivaient là le servaient sans poser de questions. La forteresse n’empêchait plus le malheur de pénétrer, car elle l’abritait déjà en son sein.

Seul un homme marchait bruyamment dans les méandres laby-rinthiques du château. Le frottement des lourdes pièces de métal et de cuir bouilli de son armure résonnait dans les couloirs déserts. Ce n’était ni un soldat de Camaaloth, ni un serviteur. Non. Il n’y avait qu’un Viking pour faire ainsi trembler le sol. Il n’y avait qu’un Viking pour susciter autant d’effroi… Les portes battantes de la salle du trône s’ouvrirent en grinçant. La silhouette massive d’un géant en armes apparut : Björken était de retour à Camaaloth.

Le général de Galaad attendit un instant, l’air hautain et sûr de lui. Il entra d’un pas lourd et régulier. Il avait gardé la démarche d’un conquérant à qui rien ne résiste. Pourtant, malgré sa taille imposante, son armure noire et sa cape bordée d’une chaude fourrure blanche, il n’avait plus la même prestance que la première fois qu’il était venu avec Nym, l’âme damnée de Viviane. Il poussa un soupir à peine perceptible puis retira son heaume. Quiconque l’aurait vu à cet instant eût été saisi d’effroi. Son visage présentait de profondes lacérations de part en part, et quelques morceaux de chair pendaient encore par endroits, suintant le long de ses joues balafrées. La peau semblait

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même avoir été déchiquetée par les dents d’un animal sauvage. On aurait dit que Björken portait un masque tant il était devenu hideux. Sa lèvre supérieure, à moitié fendue, se tordait dans un rictus de méchanceté. Mais surtout, le fier Viking était devenu borgne. Le bandeau noir sur son œil droit ne parvenait pas à cacher la paupière mal couturée recouvrant une orbite vide. Ses habits, d’une saleté repoussante, étaient en lambeaux. Même la tête d’ours blanc brodée sur sa cotte d’armes avait perdu de sa superbe : recousu à de nombreux endroits, le fameux blason faisait triste mine, comme s’il avait été piétiné par une horde de trolls… Le corps entier du chef de guerre semblait avoir enduré mille tourments. S’il avait survécu à une bataille d’une rare violence, c’est que cet homme appartenait à cette race de guerriers que rien ne peut abattre, capables de tout repousser, même la mort. Pourtant, le pire restait à venir : il devait faire son rapport au roi. Et il savait que ce qu’il allait annoncer ne plairait pas.

Le nouveau roi de Logres, assis sur le trône usurpé, le regardait venir, les bras croisés et le visage fermé. La fée Viviane, sa mère, se tenait debout à ses côtés. Plus belle que jamais, elle semblait rayonner d’une aura surnaturelle, et en même temps quelque chose de trouble et d’inquiétant se dégageait d’elle. Le Viking préféra ne pas lui prêter attention. Il posa un genou à terre, tout en fixant les yeux totalement bleus du souverain régicide. Galaad fit mine de ne pas remarquer l’aspect effroyable de son général. Seules comptaient les victoires, peu lui importait le prix à payer pour les obtenir.

– Björken, as-tu réussi ? – Landuc est tombé, Monseigneur, comme vous me l’avez ordonné… – Mais encore ? intervint Viviane, pressante. Qu’en est-il du fils de

Perceval ? Et l’Épée, l’as-tu récupérée ? Où est la poignée d’Excalibur ? Je ne la vois pas.

Le Viking regarda la Dame du Lac de son œil valide et soupira, redoutant à l’avance les reproches dont on l’accablerait. Il répondit de sa voix caverneuse :

– Nous avons échoué. Les fugitifs n’étaient pas dans la forteresse. Ils n’y sont peut-être jamais allés, nous n’en savons rien. Le seigneur Yvain nous a bernés et il a réussi à prendre la fuite avec son lion monstrueux. Votre banshee elle-même a disparu… Morte, je présume. Elle a peut-être découvert quelque chose, mais elle n’est jamais revenue en parler. Ou alors elle s’est enfuie. Je n’ai jamais eu confiance en cette furie…

Viviane allait s’emporter, mais un geste de Galaad la fit taire instan-tanément. Prudente, elle préféra obéir. Le roi regarda alors longuement

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Björken, comme s’il remarquait enfin que quelque chose n’allait pas dans l’apparence de son soldat. L’ombre d’un sourire se dessina le long de ses lèvres fines.

– Quand je vois ton visage, je comprends que tu as croisé person-nellement Philibert, le lion d’Yvain. Ce qui m’étonne, c’est que tu sois encore en vie… Peu d’hommes ont eu ta chance.

– Je ne suis pas un lâche, Monseigneur ! s’emporta aussitôt Björken, outré qu’on puisse imaginer qu’il devait sa survie à la fuite. La bataille a été beaucoup plus rude que prévu, j’ai perdu la moitié de mes hommes… Yvain est un adversaire redoutable, il a mené cette bataille comme un roi ! Enfin, je veux dire…

Galaad se leva d’un bond et cria, l’index tendu vers l’insolent : – Un homme sans armée ne pourra jamais être roi ! Je suis le roi, ne

l’oublie jamais ! Lui, ce n’est qu’un vestige du passé, un simple… souvenir. Il doit probablement se terrer dans un trou, comme le misérable gueux qu’il a toujours été.

Viviane ne partageait pas l’optimisme de son fils. Elle était trop consciente du danger que représentait un adversaire comme Yvain pour ne pas le mettre en garde :

– Mon fils, tu ne peux pas le laisser en vie, c’est trop risqué. Yvain est une menace pour nous. Beaucoup le voient encore comme le successeur légitime d’Arthur… Il faut le traquer et nous en débarrasser une bonne fois pour toutes.

Galaad se tourna à moitié vers sa mère et ne répondit pas tout de suite, semblant pour une fois hésiter sur la décision à prendre. Elle avait peut-être vu juste, il ne pouvait le nier.

– Soit, comme toujours vous devez avoir raison, mère. J’ai repoussé ce moment trop longtemps. Yvain est le dernier grand chevalier de l’ordre ancien, le dernier homme-lige d’Arthur… Il ne faut pas le laisser organiser une rébellion. Mais les Vikings ne sont plus assez nombreux pour le traquer et en même temps seconder les troupes envoyées contre Brocéliande. Cet adversaire sera donc leur priorité. Les autres devront tenir jusqu’à l’arrivée des renforts.

– Mon roi, répondit Björken, si mes guerriers ne peuvent participer à l’assaut contre Brocéliande, je crains que les dragonniers et les trolls ne soient pas en nombre suffisant… Des renforts arrivent des Terres Gelées, mais ils ne seront pas là avant des semaines !

– Galaad, mon fils, tu n’aurais pas dû laisser repartir les sluaghs. Rappelle-les, tu as besoin d’elles.

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Le conseil de Viviane était judicieux ; les fées non-mortes aux puissants pouvoirs s’étaient révélées redoutablement efficaces dans la conquête du royaume de Logres. Elles avaient retenu Merlin assez longtemps pour qu’il ne puisse pas aider Arthur. Après cela, nombre de forteresses étaient tombées grâce à elles, et beaucoup d’hommes cou-rageux avaient péri sous leurs coups. Elles avaient obéi aveuglément à tous les ordres de Galaad, sans jamais discuter. Mais le roi sorcier n’était pas leur vrai maître. Les sluaghs, engeance putride, appartenaient exclusivement aux Enfers et Galaad ne pouvait disposer d’elles qu’une année entière. Une seule année, et pas un jour de plus. Tel était le pacte qu’il avait passé avec le Gardien des âmes. Leur temps d’obéissance était révolu…

– Non, finit-il par répondre. Il est des promesses qu’il vaut mieux ne pas trahir. Je les ai libérées de mon service, j’y étais tenu. Mais n’ayez crainte, nous ferons tomber Brocéliande. Nous vaincrons ce royaume. Tôt ou tard.

– Mais plus le temps passe plus l’Épée nous échappe, insista Viviane, bien décidée à ne pas perdre de vue ce qui était essentiel à ses yeux. Tant que le dernier fragment existera, ton règne sera en péril. Pour l’instant personne ne peut s’opposer à toi et te vaincre, ni Yvain, ni Morgane, ni qui que ce soit, mes visions ne m’ont jamais trahie sur ce point. Mais je ressens toujours une menace, tapie dans l’ombre. Je ne parviens pas à voir clairement l’avenir, mais crois-moi, Excalibur doit disparaître.

– Que proposez-vous dans ce cas ? demanda Galaad, légèrement tendu, car les prophéties de sa mère ne manquaient jamais de justesse.

– Je n’ai pas fondé tous mes espoirs en Nym, répondit la fée des eaux sur un ton énigmatique. Je savais que ma banshee pouvait échouer, alors…

Elle laissa sa phrase en suspens et se tourna vers un recoin mal éclairé de la grande salle. Elle reprit d’une voix autoritaire :

– Montre-toi et laisse le roi te contempler. Aussitôt, comme sortie de nulle part, une silhouette féminine se

découpa dans la pénombre. Elle avança, sans un bruit, comme un félin marche à pas feutrés vers sa proie. Une belle jeune femme d’une vingtaine d’années, blonde, aux yeux vert malachite entra dans la lumière et s’agenouilla avec grâce et humilité devant Galaad. Elle releva lentement la tête, et les yeux bleus de glace du roi fixèrent un long moment les yeux presque phosphorescents de la fée. Viviane les

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observa sans rien dire, consciente de l’effet que produisait sa nouvelle protégée sur son fils.

– Qui est cette jeune fille ? finit par demander le régicide. En quoi est-elle plus dangereuse que votre banshee disparue ?

– Je te présente Caitlynn, dit Viviane en souriant, la sœur jumelle d’Adélice, la fée polymorphe aux ordres de Morgane, et surtout puissante alliée de Merlin et du fils de Perceval.

– Très bien ! s’exclama Galaad. Oui… Oui, très bonne idée, mère. Le roi sorcier eut un sourire glaçant, plein d’une cruauté à peine

contenue. Il comprenait que la situation venait de basculer très nettement à son avantage.

La fausse Adélice lui renvoya le même sourire carnassier. La lueur de sournoiserie qui brillait dans ses yeux ne laissait planer aucun doute sur sa détermination à faire le mal.

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LES FÉAUX

Kamaylia, palais de la reine Morgane. argo se tenait debout avec ses compagnons dans la salle du trône de Kamaylia, l’immense palais de la reine de Brocéliande. Contrairement aux autres, il ne voulait pas

prendre part à la discussion qui ne l’intéressait que moyennement. Les affaires de magie en général ne plaisaient guère aux nains, et Dargo ne faisait pas exception. Les gens de son peuple estimaient, à raison peut-être, que pour faire vivre les siens un bon outil valait mieux qu’une baguette magique. Il était bien d’accord avec cette vision des choses. De fil en aiguille, ses pensées bifurquèrent vers le sujet sensible de son existence : il était grand temps de fonder une famille. Sa propre mère lui avait conseillé de partir dans ce but. Or, pour l’instant, du côté des conquêtes amoureuses, ce n’était pas une franche réussite. Il avait bien conscience que sa masse en mithril devrait revenir à son fils un jour, encore fallait-il que ce fils naisse ! Il devait donc rencontrer une naine qui veuille bien de lui. Mais le forgeron pouvait se montrer exigeant parfois, voire difficile. Dans ses rêves, il imaginait une épouse qui ne soit pas trop vilaine. Pas trop poilue, non plus… Et aussi une épouse qui ne crie pas tout le temps… Bref, il cherchait une femme qui ne ressemble pas à sa propre mère, mais si quelqu’un le lui avait dit, il aurait nié farouchement et se serait mis en colère.

C’est pourquoi, perdu dans ses pensées, Dargo, forgeron et tueur de banshee, fit à peine attention quand le chef des centaures arriva dans la pièce en criant :

– Morgane, ma reine ! Les Vikings envahissent Brocéliande. Notre armée est submergée… Ils utilisent des dragons de givre et des trolls de

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guerre. Ils seront bientôt là ! Nous devons nous replier et vous emmener dans un lieu sûr…

À ces mots, Dargo se réveilla totalement et s’écria : – Quoi ? Fuir ? Heureusement, la reine Morgane semblait de son avis, ce qui lui fit

bien plaisir. – Non ! Il est temps d’affronter notre destin, capitaine. Nous allons

nous battre, et ici même ! Le temps des chevaliers et des fées n’est pas encore révolu…

– Ni celui des nains ! Dargo avait laissé échapper sa joie, ravi à l’idée que la discussion fût

enfin terminée et qu’il pourrait se dégourdir les jambes. Les nains ne sont pas réputés pour leur patience…

Morgane ordonna au capitaine Dorylas d’évacuer tous ceux qui ne pouvaient pas se battre : jeunes centaures, vieux gnomes, fées cuisi-nières, farfadets, lutins des jardins, korrigans troubadours… Tout ce petit monde devait s’enfuir par les tunnels secrets qui menaient vers les grottes du Caillou-qui-bique, beaucoup plus loin vers le sud. C’était une ancienne place forte cachée sous des monts rocheux, mise en place par les nains du temps de leur splendeur sur les Terres de l’Ouest. Cette époque était tombée dans les sables de l’oubli depuis longtemps. Morgane l’avait transformée en refuge où abriter les siens en cas de danger. Les heures sombres qui s’annonçaient prouvaient la pertinence de cette précaution.

Pendant ce temps, les troupes des centaures et des fées guerrières reçurent l’ordre de se poster sur les fortifications de la ville et de repousser en priorité les dragons de givre quand ils arriveraient. La reine déclara qu’elle mettrait elle-même un terme à l’invasion des trolls. Au même moment ces monstres traversaient la forêt des Murmures. Les bois s’étendaient sur des dizaines de lieues entre le château et l’endroit où Merlin et ses compagnons avaient été pris en charge par Dorylas. Il n’y avait donc pas un instant à perdre.

Adélice et Dargo voulaient se rendre utiles, et Morgane leur conseilla de suivre son capitaine pour l’aider à défendre le château. Le centaure étant déjà reparti au trot, les deux amis durent courir pour suivre le rythme rapide de l’homme-cheval. Kad voulut les suivre, mais la reine l’arrêta d’un geste. Elle avait besoin de lui et de Merlin pour accomplir une autre tâche. Le jeune homme obtempéra, il n’avait pas le choix. Il espérait seulement qu’il n’arriverait rien de fâcheux à celle

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qu’il aimait en secret. Il comprit à cet instant qu’il allait devoir parler à la jeune femme tôt ou tard. Mais ce n’était pas le bon moment…

Le vieux magicien devina vite que le but de Morgane était tout autre : elle voulait faire la démonstration de sa force pour s’assurer que le royaume des hommes n’envisage jamais de s’en prendre à Brocéliande. Même si Kad n’était pas celui qui frapperait Galaad et deviendrait roi de Logres, il n’en était pas moins le porteur actuel de l’Épée. Morgane ne savait pas bien à quel jeu étrange s’amusait le destin avec ce garçon, mais celui-ci témoignerait de tout ce qu’il verrait, et c’était tout ce qui comptait pour elle. Parfois, une reine se doit de ne pas trop s’encombrer de scrupules pour préserver son royaume.

– Je veux voir les féaux et leur flûte magique dans la Serre Rouge, immédiatement !

Les suivantes de Morgane ne se le firent pas répéter et partirent aussitôt transmettre ses ordres. Puis la reine fit signe à ses deux invités de la suivre. Kad savait que la situation était critique ; bien sûr, il aurait préféré partir à la recherche de ses parents sur-le-champ mais, pour l’heure, il ne pouvait se soustraire à son devoir et son sort ne serait pas différent de celui de Morgane et des siens. En traversant les nom-breuses salles du palais, toutes plus somptueuses les unes que les autres, Merlin se doutait de ce que pensait son ancien apprenti, maintenant chevalier au cœur pur.

– Les ennemis de nos ennemis sont nos amis, tu l’as bien compris… – Oui, maître, mais dites-moi… qu’est-ce qu’un féal ? chuchota Kad.

Et est-ce que c’est vraiment le bon moment pour jouer de la flûte ? – Oh ! oui, mon cher neveu, répondit Morgane à qui rien

n’échappait. C’est même le moment idéal. Entre, et tu auras les réponses à tes questions.

La fée Azura s’arrêta devant deux monumentales portes de bois, recouvertes d’un métal rare et précieux. Kad se dit qu’il faudrait au moins quatre hommes pour les ouvrir. Morgane se contenta de lever ses mains d’albâtre, et d’une simple poussée les deux battants s’ouvrirent sans un bruit. Le jeune chevalier n’eut pas vraiment le temps de s’extasier sur ce prodige que déjà son regard était attiré par autre chose. Ils venaient d’entrer dans une serre immense, si lumineuse avec ses nombreuses fenêtres qu’il lui sembla être dans un parc.

Le garçon n’était pas au bout de ses surprises… Trois arbres majestueux se tenaient au milieu. Leurs branches étaient couvertes de milliers de minuscules fleurs rouges. Les troncs noueux et craquelés

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semblaient si vieux qu’on eût dit qu’ils étaient déjà là à la naissance du monde. Mais l’attention de Kad fut surtout attirée par le fait que devant les arbres étaient disposés trois sièges en or richement décorés, tous dignes de rois ou de déesses. Merlin, de son côté, commençait à comprendre.

– Par les Anciens, vous allez utiliser les veilleurs ? Et vous nous voulez à vos côtés, vous en êtes bien sûre ? Je pensais que seuls ceux qui avaient prêté serment d’allégeance à Brocéliande en étaient dignes…

– Vous avez raison, Merlin, mais c’est ma décision. Par les épreuves traversées et vos actes de bravoure, vous avez déjà prouvé tous les deux que vous en êtes dignes. Kadfael, regarde ces hommes venir : ce sont eux, les féaux.

Kad se sentait un peu perdu, même s’il avait compris qu’il allait devoir se montrer à la hauteur de la tâche que lui confierait la reine. Quelle qu’elle soit…

Trois jeunes éphèbes à peine vêtus avançaient vers eux, pieds nus sur le sol moussu, des fleurs blanches dans les cheveux. Sans un mot, ils se placèrent chacun devant un arbre. Ces jeunes hommes avaient en main une syrinx de cristal, une flûte de Pan si fine qu’elle aurait pu se briser au moindre souffle de vent.

– Les féaux… reprit Morgane. Ce sont des hommes-fées, très difficiles à obtenir. Ils sont… fragiles.

– Mais… c’est-à-dire que… balbutia Kad un peu étonné. – Assieds-toi sur le siège devant toi et laisse-toi aller, tu vas

comprendre. Le ton de la reine des fées étant ferme, il n’osa pas protester et

s’assit. Un féal se plaça devant lui et, sans vraiment regarder le jeune chevalier, se mit à souffler délicatement dans sa flûte. Le son qui en sortit était si pur et si cristallin qu’en un instant Kad fut comme envoûté. Il avait l’impression d’entendre la voix mélodieuse d’un enfant touché par la grâce du ciel. Il se sentit submergé par une douce indolence, comme si son esprit quittait son corps pour s’envoler vers des cieux sans nuages. Il finit par jeter un œil vers les deux autres. Comme lui, Morgane et Merlin étaient assis, et un féal jouait pour chacun d’eux de son instrument magique. Chaque musicien dévoilait lentement sa propre mélopée, et pourtant toutes les notes se mêlaient dans une seule et même harmonie céleste.

– Ne sois pas surpris. Je peux communiquer avec toi et Merlin par ton esprit dorénavant. Privilège de la magie des féaux…

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Kad se sentait si bien qu’entendre Morgane chuchoter dans sa tête le surprit à peine. Il aurait bien voulu répondre, mais seule l’Azura semblait capable de le faire.

– Ton corps va rester ici, en sécurité, pendant que ton esprit dirigera une armée entière. Détends-toi et quand tu seras prêt, bats-toi pour Brocéliande et Logres de nouveau alliés, comme au temps jadis.

Ces mots pleins de solennité rappelèrent à Kad qu’il ne devait pas perdre de vue la bataille à venir. Il n’eut pas le temps de réfléchir davantage que la magie des féaux se révéla enfin pleinement. Ce fut comme une explosion silencieuse dans son esprit : toutes ses pensées volèrent en éclats et sa conscience se scinda en milliers de particules autonomes. La musique des féaux venait de prendre le contrôle de son esprit et il ne se sentait plus maître de lui-même.

– Maintenant ! cria soudain Morgane. Aussitôt, sans rien pouvoir faire, Kad sentit son esprit migrer hors

de son corps. Il eut l’impression d’être arraché de force à lui-même et il se vit assis dans son grand fauteuil, le regard dans le vide. Sa conscience fila à toute vitesse par les fenêtres grandes ouvertes.

– Laisse-toi faire, lui chuchota Morgane dans son esprit égaré. Les féaux vont te guider jusqu’aux veilleurs. Tu seras leur général et tu vas les aider à repousser nos ennemis. Merlin et moi allons faire de même. Bonne chance à toi, semi-fée.

Quelques instants plus tard, l’esprit du jeune chevalier survolait les solides remparts du château aux pierres claires. Après un moment de surprise, Kad retrouva sa sérénité dans ce drôle de voyage. Il était à Brocéliande, il ne devait donc s’étonner de rien. Puis il se rendit compte qu’il n’avait aucune idée de ce qu’étaient ces fameux veilleurs qu’il allait devoir diriger. Il repensa à cette conversation à Camaaloth où Merlin lui avait dit qu’il lui faudrait un jour trouver sa propre voie, son propre chemin. Tout cela lui semblait si loin désormais. Et surtout, il n’avait pas imaginé sa destinée de cette manière : devenir un chef de guerre sous la forme d’un fantôme ! Cependant, une chose au moins était sûre : Morgane comptait sur lui pour repousser les trolls.

a Dargo et Adélice venaient d’arriver sur les larges remparts. Des

centaines de fées et de centaures se mettaient en position avec leurs arcs, leurs épées, leurs haches, leurs lances… tout serait bon pour

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repousser la vague des dragons du froid. Adélice était en train de placer son carquois à ses pieds quand elle releva soudain la tête et scruta le ciel.

– C’est étrange… dit-elle à voix basse. – Quoi ? Ils arrivent déjà ? demanda sur un ton bourru Dargo qui

devait se mettre sur la pointe des pieds pour voir ce qui se passait par-delà le muret.

– Non, c’est Kad. J’ai cru ressentir sa présence au-dessus de nous. – Je ne comprends rien à ce que tu dis, et cela ne m’intéressera pas

tant que je n’aurai pas pu boire une bonne bière avant le combat. – Je te l’ai dit et redit, il n’y en a pas, on ne fait pas de bière chez les

fées, c’est comme ça. Tu vas devoir t’y habituer. On est plutôt spécia-lisées en tisanes et en infusions…

– Hé ben, par mes aïeux et par Kroûm, tisanes et infusions, vous avez le sens de la fête chez vous ! Mais moi, j’ai quand même tué une vilaine banshee, je vais peut-être mourir pour votre cité, alors j’estime qu’une chopine ça n’aurait pas été du luxe, voilà.

– Si cela peut te consoler, je me suis laissé dire que les dragonniers vikings ont toujours sur eux une flasque de Janlhyn, une bière du Grand Nord. Il paraît que c’est utile pour se réchauffer quand ils sont très haut dans le ciel…

– Quoi ! Par ma barbe, de la vraie Janlhyn ? Et pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt, charmante petite fée ? Je n’en ai jamais goûté, c’est merveilleux ! Alors vivement qu’elles arrivent ces grandes asperges volantes, et en nombre suffisant pardi ! C’est que j’ai soif, moi… Je me sens d’humeur à étrangler un dragon d’or à moi tout seul ! s’esclaffa Dargo, soudain de très bonne humeur.

– Rien que ça ! Je ne savais pas les nains aussi courageux, parce qu’il paraît que les dragons d’or, ce sont les plus gros et les plus dangereux de tous… et tout cela pour de la bière ?

– Pour un tonneau de bière, je veux bien affronter Galaad en personne, juste avec ma masse, Madame je sais tout !

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LA BATAILLE DES GÉANTS

algré l’absence des troupes de Björken, mobilisées aux quatre coins du royaume de Logres pour tenter de dé-busquer le seigneur Yvain, les troupes de Galaad envoyées

pour conquérir Brocéliande étaient nombreuses et impressionnantes. Un millier de trolls et de Vikings chevauchant des dragons de givre avançaient à vive allure vers Kamaylia depuis qu’ils avaient passé la frontière. Les meutes de loups-garous et les nombreux clans d’ours blancs qui s’étaient portés à leur rencontre avaient été balayés sans l’ombre d’une chance. Les compagnies d’amazones archères, descendues des Collines de cendres, juchées sur leurs chevaux blancs, n’avaient guère fait mieux, tout comme les guerriers centaures des Plaines sauvages. La plupart d’entre eux étaient morts ou en fuite. La rage de vaincre de l’armée de Galaad avait pris les défenses du royaume féerique au dépourvu, rien ne semblait pouvoir l’arrêter.

Brocéliande était pourtant le territoire le plus puissant des Terres de l’Ouest. Ses troupes, nombreuses, avaient les moyens de repousser ces envahisseurs. Mais le royaume féerique avait vécu dans une paix confortable bien trop longtemps. Il n’avait pas connu la guerre depuis les dernières grandes conquêtes naines, plusieurs siècles auparavant. Et même dans ces moments terribles, Logres n’avait jamais failli à sa parole et s’était toujours montré un allié loyal et indéfectible. Mais cette fois, les hommes ne se battaient pas à leurs côtés, personne n’était venu à leur secours. Pire : les habitants de ce pays, trop naïfs ou inconscients, n’avaient jamais connu pour la plupart la violence réelle des combats à mort. Rien ne les avait jamais préparés à un tel carnage.

Les seigneurs des différents peuples que comptait le royaume de la magie s’étaient jetés dans la bataille séparément, sans se concerter. Trop confiants, ils avaient décidé de faire cavalier seul pour repousser

M

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les troupes de Galaad, chacun persuadé d’agir au mieux des intérêts des siens. Chacun persuadé de valoir mieux que son voisin. Chacun persuadé qu’une victoire leur vaudrait une reconnaissance éternelle de la part des autres… Hélas, aucun peuple ne pourrait s’enorgueillir d’avoir gagné, car presque tous avaient échoué.

Seule l’armée de Kamaylia restait comme la dernière grande force capable de s’opposer à une victoire de Galaad.

Les trolls étaient environ sept cents, chiffre incroyable quand on sait que ces êtres-là sont en général incapables de s’entendre ne serait-ce qu’avec un seul de leurs semblables, ou même simplement de lui dire bonjour… Ils venaient tous des zones les plus reculées et les plus sauvages des Terres Gelées, mythique royaume viking que l’on croyait depuis longtemps disparu. Les trolls avaient une réputation de force et de cruauté hors du commun. C’était à ce moment-là bien en dessous de la vérité. Les rares loups-garous, amazones, centaures ou ours qui avaient pu leur échapper, aussi courageux fussent-ils, avaient tous connu la peur de leur vie face à un seul de ces monstres. Grands comme des arbres, la peau squameuse et épaisse comme celle d’un crocodile, ils ne portaient qu’un maigre pagne de cuir fatigué qu’ils ne prenaient jamais la peine de changer… Les trolls étaient des géants d’une force incroyable mais aussi d’une balourdise bien connue. Ceux-là avaient tous le regard bleu de l’envoûtement. Ils étaient soumis à la volonté toute puissante de Galaad. De cette manière ils étaient mieux organisés et plus cohérents dans leur action de guerre, ce qui les rendait extrêmement efficaces, dangereux et impitoyables.

Si les trolls étaient les maîtres des terres, les dragons de givre dominaient les airs. Ils étaient redoutables, car leur souffle de glace mortelle était capable de tuer un ennemi sur place ou de geler une rivière pour permettre à des troupes de traverser… De couleur uni-formément bleu sombre, ils étaient assez petits pour des dragons, mais robustes et rapides. Cette espèce n’avait que deux pattes arrière et une longue queue qui leur servait à se diriger dans les airs. Leurs grandes ailes membraneuses leur permettaient de voler longtemps sans se fatiguer, ils pouvaient même marcher à vive allure en prenant appui sur leurs articulations si leur maître exigeait un combat au sol. Depuis la nuit des temps le dragon de givre était l’animal de combat des Vikings. Ces guerriers les dressaient dès la naissance et prenaient soin d’eux jusqu’à leur mort. Certaines légendes allaient jusqu’à dire qu’ils couvaient eux-mêmes leur œuf de dragon au cas où la mère viendrait à mourir avant l’éclosion. Si quelqu’un maltraitait son animal ou le tuait de manière injustifiée, alors son village était en droit de le condamner

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à mort. C’était le seul cas où la loi autorisait un Viking à en tuer un autre du même clan.

Les dragonniers et leurs montures n’étaient qu’une centaine en tout. Pendant que les trolls mettaient les troupes au sol en déroute, ils attaquèrent les deux cents aigles royaux de Morgane qui fondaient sur eux. Ils étaient dirigés par le fameux Ihiel, seigneur des Vents, géant parmi les géants. En effet, les dragons étaient bien plus petits que les rapaces à l’envergure incroyable. Mais si les aigles avaient l’élégance, la noblesse et la force, leurs adversaires avaient la ruse, la glace et la cruauté.

Ces nobles oiseaux n’avaient jamais combattu d’ennemis déloyaux, ils croyaient en l’honneur dans le combat et par principe respectaient leurs adversaires, quels qu’ils soient. Cette erreur leur fut fatale. Les dragonniers, habiles archers, commencèrent par crever les yeux de tous ceux qui passaient à portée de leurs flèches acérées. Les aigles ne comprirent pas tout de suite ce qui leur arrivait. Surpris et incrédules, ils se désorganisèrent, poussant des cris stridents d’indignation. Pourtant ils se ressaisirent vite et se battirent du mieux qu’ils purent, avec courage. Ihiel, lui-même, tua une dizaine d’adversaires, les broyant dans ses énormes serres, leur arrachant la tête avec son bec puissant et tranchant. Mais aveuglé, les yeux en sang, il finit par s’écraser dans une plaine en contrebas, le corps transpercé de centaines de flèches, les ailes figées par la glace perfide des dragons. Alors, pour la première fois de leur histoire, les maîtres des cieux de Brocéliande n’eurent pas d’autre choix que d’écouter leur instinct de survie et de prendre la fuite. Ils craignaient d’être exterminés.

Il ne restait plus aux troupes de Galaad qu’à traverser l’immense forêt des Murmures avant d’atteindre le cœur du royaume, le palais de Morgane. La forteresse était réputée imprenable. Les dragonniers ne pouvaient prêter main-forte aux trolls dans cette zone difficile d’accès pour eux, et les géants s’étaient déjà enfoncés dans la forêt obscure peuplée d’arbres gigantesques. Ils volèrent donc directement vers les murailles de Kamaylia pour affaiblir le plus possible les défenses du château avant l’arrivée des trolls. Ainsi, ces derniers ne tomberaient pas sous les flèches impitoyables des archers. Ils pourraient détruire les solides murailles avec leurs masses de pierre et leurs poings de fer.

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En survolant la forêt des Murmures, Kad se rendit compte que de nombreux arbres de la forêt dégageaient une lumière particulière, impossible à voir pour un simple mortel, mais flagrante quand on n’était plus qu’un pur esprit comme lui en cet instant. Ces arbres étaient les fameux veilleurs, les gardiens de la forêt. C’étaient des chênes, des hêtres, des bouleaux, mais aussi des séquoias, des eucalyptus ou des cyprès, tous grands et forts. Il y en avait des centaines qui brillaient parmi les centaines de milliers d’autres qui formaient la vieille forêt. Mais ce n’étaient pas des arbres ordinaires, non. Endormis, ils ressemblaient à n’importe quel arbre, calme et paisible. Mais si la puissante magie des féaux agissait sur eux, ils se réveillaient pour devenir de puissantes machines de guerre. Kad avait compris ce qui allait se passer sans avoir besoin que Morgane le lui explique. Il entra sans hésiter dans la conscience endormie de ces géants de bois et de feuilles et passa de l’un à l’autre avec une facilité déconcertante pour les aider à sortir de leur torpeur ancestrale. Il sentit alors couler en lui un pouvoir sans limites. À tous, il donna l’ordre de le suivre et, en un instant, une centaine de géants, tous différents, arrachèrent leurs racines tentaculaires du sol dans un énorme fracas pour avancer d’un même pas. Le jeune chevalier fraîche-ment adoubé était devenu le général d’une armée.

De leur côté, Morgane et Merlin vivaient la même expérience du réveil des veilleurs et, si eux savaient à quoi s’attendre, ils goûtèrent avec autant de plaisir que leur jeune compagnon la prise de contrôle d’êtres aussi puissants.

– Merlin, Kadfael, nous devons faire vite, le pouvoir des féaux ne durera pas très longtemps, murmura soudain Morgane d’une voix presque suppliante. Je vous en prie, empêchez les trolls de passer, aidez-moi à défendre Brocéliande…

Au même instant Kad comprit pourquoi Morgane semblait si inquiète : la forêt devant lui sembla soudain prise de tremblements violents, les arbres étaient secoués, les plus jeunes arrachés ou écrasés par paquets. Les trolls arrivaient.

Ils apparurent tous en même temps sur une ligne de front qui semblait infinie. Ils ne prirent même pas la peine de s’arrêter pour jauger des forces adverses et foncèrent tous en un seul et même mouvement. Kad, animé d’une colère sourde devant les monstres du régicide, garda son sang-froid.

– À l’attaque ! cria-t-il à sa centaine de guerriers. La bataille des géants pouvait commencer.

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a Sur les remparts de Kamaylia, la situation s’avérerait difficile aussi

pour les défenseurs du château. Ils en étaient conscients. Cela faisait un bon moment qu’ils attendaient depuis qu’un aigle, gravement blessé, s’était écrasé mourant dans la grande cour du château.

Les dragons de givre et les Vikings étaient connus pour être les maîtres des attaques surprises. Ils savaient quand attaquer et quand se replier, ne faisant plus qu’un au cœur de la bataille. C’est pour cela que fées et centaures scrutaient le ciel avec une certaine anxiété. Ils ne voulaient pas se laisser surprendre et mourir avant d’avoir pu montrer leur détermination à défendre leur royaume. Mais le ciel était lourd et bas, la pluie commençait à tomber, réduisant d’autant la visibilité. C’était le temps idéal pour une attaque. L’attente leur semblait insoutenable…

Les Vikings sur leurs sombres montures surgirent enfin, juste au-dessus de la ville fortifiée. Les gros nuages noirs les avaient dissimulés le plus longtemps possible. Ils s’étaient mis d’accord bien avant d’attaquer : ils fonceraient tous ensemble, en piqué. Ils voulaient créer l’effet de surprise qui anéantirait toute possibilité de réplique sérieuse du château. En effet, quand une centaine de dragons de givre agissait de manière coordonnée, cela laissait peu de chance au château assiégé de repousser l’attaque. Heureusement, Adélice était sur le qui-vive et elle avait une vue perçante. Elle fut la première à être intriguée par un léger trouble au milieu de la noirceur des nuages. Elle comprit tout de suite ce qui se tramait.

– Boucliers en l’air, maintenant ! hurla-t-elle. L’ordre fut entendu et suivi sur toute la longueur des remparts à une

vitesse fulgurante. Les soldats de Brocéliande levèrent immédiatement leurs boucliers au-dessus d’eux. Les êtres féeriques ont des réflexes bien plus rapides que les humains dans pareille situation, ce qui leur permit d’éviter un véritable massacre. Les assaillants n’étaient encore que des points dans le ciel que de longs jets de glace tombaient sur les remparts, accompagnés de flèches tirées par les dragonniers, archers adroits quelle que soit leur position. Certains défenseurs furent touchés, la glace faisant exploser des boucliers et les flèches trouvant parfois des failles dans les armures.

Aussitôt le capitaine Dorylas réagit, donnant l’ordre aux archers d’abattre en priorité les dragons qui passeraient à leur portée. La

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plupart des assaillants arrivèrent sur les murailles au ras des têtes des défenseurs. Les flèches et les lances jaillirent alors en continu de part et d’autre, mais les dragons étaient trop rapides. Ils revinrent à la charge, crachant une glace mortelle pour ceux qui avaient perdu leur bouclier. Adélice, au milieu des autres fées, tirait sans discontinuer, parvenant parfois à toucher un animal dans l’œil ou dans la gueule, obligeant de cette manière le dragonnier à se poser et à continuer le combat au sol.

C’était alors l’occasion pour Dargo de montrer son talent dans le maniement de sa masse exceptionnelle. Un Viking imprudent en fit les frais, ignorant manifestement que les nains étaient insensibles à la glace. Cette étourderie lui coûta cher, car au lieu de descendre de sa monture blessée et de se battre lui-même, il préféra ordonner à son dragon de cracher sur Dargo pendant qu’il regardait ailleurs pour tirer ses dernières flèches, toujours juché sur le dos écailleux. Mal lui en prit : le nain reçut le froid mortel comme une légère brise d’été et, sitôt à la hauteur de l’animal, abaissa violemment sa masse sur son crâne allongé. La bête mourut et s’affaissa sur elle-même. Le Viking, désarçonné, tomba au sol. Mais Dargo avait frappé un peu trop fort, les nains n’étant pas connus pour faire preuve de modération. Son arme s’était coincée dans la cervelle jaune et visqueuse du monstre. Il pesta, commença à l’agiter dans tous les sens pour l’en extirper, les nains n’étant pas non plus connus pour leur patience… Et il ne fit pas attention au dragonnier qui s’était relevé derrière lui et qui déjà sortait une longue épée de son fourreau. Le forgeron, à force de tirer sur sa masse coincée, réussit enfin à l’extirper et la brandit au-dessus de sa tête, dégoulinante de matière gluante, un sourire victorieux aux lèvres… Il se retourna enfin et quelle ne fut pas sa surprise de voir le Viking au sol, mort de deux flèches dans le dos ! Il leva les yeux et vit au loin Adélice, l’arc à la main, qui lui lançait un clin d’œil complice.

– Je ne suis pas d’accord, il compte quand même pour moi, bou-gonna Dargo. Quand je le fouillerai, sa bière sera ma bière, pas la tienne !

Adélice leva les yeux au ciel, poussa un soupir et reprit le cours de la bataille.

Après plusieurs heures de combat acharné, les dragons avaient tué un grand nombre de défenseurs. Il fallait envisager une autre stratégie, car la situation devenait vraiment inquiétante. Les dragonniers s’étaient regroupés à basse altitude en un tas assez compact. Ils étaient encore une cinquantaine et se rendraient bientôt maîtres des murailles, faisant cracher leurs montures à un rythme soutenu sur tout adversaire encore en vie. Adélice et Dargo étaient épuisés, les munitions commençaient à manquer. Pour une fois, le nain se mit à réfléchir. Il cherchait une idée

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pour repousser ses ennemis, quand soudain, en regardant le sol, son regard s’illumina : il se saisit aussitôt de grandes chaînes d’acier qui traînaient par terre, abandonnées au milieu des combattants.

– Adélice, j’ai une idée ! Va me chercher le chef des poneys ! La fée le regarda d’un drôle d’air mais ne répliqua pas et alla

chercher Dorylas. Dargo expliqua son plan au centaure qui semblait un brin dubitatif.

– Je n’aime pas ça, finit-il par répondre. Mais bon, pourquoi pas ? Si ça réussit tant mieux, et si ça rate, on ne perd qu’un nain dans l’affaire !

Malgré la gravité de la situation, Dorylas ne put s’empêcher de rire de bon cœur à sa plaisanterie. Depuis son arrivée, Dargo n’avait cessé de l’appeler mon petit poney ou mon gentil saucisson, et étonnamment cette fois le tueur de banshee ne semblait guère goûter cette note d’humour à son encontre.

– Si ça marche, répondit-il d’un air pincé, toutes les Janlhyn sont à moi !

– Les… quoi ? demanda Dorylas, perplexe. – Rien, laissez tomber, répondit Adélice, le sourire aux lèvres. Je

vous expliquerai. Dargo noua ensemble toutes les chaînes qu’il avait trouvées, il en

saisit une extrémité et l’attacha à un gros anneau scellé dans un mur du château. Une fois que ce fut fait, Dorylas, qui était particulièrement fort, saisit le nain sans ménagement par le fond de son pantalon.

– Prêt, maître nain ? Dargo n’eut pas le temps de répondre que déjà le bras puissant du

centaure le lançait à une vitesse prodigieuse dans les airs en direction du groupe de dragonniers.

L’effet de surprise fut total. Le nain courageux tenait fermement la grosse chaîne d’une main,

son arme en mithril de l’autre. Avec une adresse extraordinaire, il réussit à atterrir sur le dos d’un dragon. Sans laisser le temps au Viking de réagir, il lui fracassa le crâne d’un violent coup de masse. Sans s’arrêter, il sauta sur l’aile gauche de l’animal et il bondit sur la bête juste à côté de lui. Le premier dragon, sentant le danger derrière lui, tourna la tête et instinctivement cracha son froid mortel. Mais déjà Dargo renouvelait l’opération sur les animaux voisins, tirant toujours sa lourde chaîne derrière lui. La confusion chez les dragonniers était totale. Jamais ils n’avaient envisagé pareille situation : se faire aborder par un nain volant, c’était du jamais vu !

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Les dragons de givre se blessaient mutuellement en se crachant dessus, et Dargo allait sauter sur son vingtième monstre volant quand il s’aperçut que le dragonnier l’attendait, une longue dague effilée à la main. Le nain passa alors à la seconde partie de son plan : il sauta, non pas sur l’aile de l’animal, mais il s’accrocha à une de ses pattes arrière et noua la chaîne autour de celle-ci, tout en tirant le plus fort possible. Le dragon, déséquilibré par ce chargement imprévu, piqua vers le sol. Au même moment, une dizaine de centaures tiraient sur l’autre extrémité de la chaîne que le nain avait fixée au mur plus bas. C’est ainsi que la moitié des monstres volants, pris au piège, chutèrent lourdement, emportés par le poids de leurs congénères eux aussi emprisonnés par la chaîne en acier.

Tout alla alors très vite. Les dragons s’écrasèrent au sol et se blessèrent gravement pour la plupart. Les centaures furieux et armés de longues épées venaient achever montures et Vikings empêtrés sous le poids des mourants et des cadavres. Quant à ceux qui avaient échappé au plan redoutable de Dargo et qui volaient encore, ils avaient été distraits par ce spectacle inquiétant et n’eurent pas le temps de trouver une idée pour sauver leurs camarades tombés. En effet, les puissantes flèches des archers ne leur laissèrent aucune chance de se ressaisir. Adélice tua personnellement dix hommes, chacun d’une flèche dans l’œil. Son adresse et sa rage de vaincre faisaient d’elle un adversaire si redoutable que même Björken aurait hésité à l’affronter à ce moment-là.

Seuls deux dragonniers réussirent à prendre la fuite à l’issue de cette bataille mémorable. Ils devraient rendre compte de leur défaite à Camaaloth.

a De son côté Kad avait beaucoup souffert, comme ses amis. Sa

propre bataille dura, elle aussi, plusieurs heures et fut terriblement éprouvante. Les combats furent d’une rare violence. Chaque coup porté ébranlait le sol, le choc sourd des masses de pierre contre le bois des troncs faisait voler dans les airs des éclats tranchants qui rebondissaient sur le corps des combattants. Les trolls avaient beau être extrêmement forts et agiles, les veilleurs étaient dirigés par un chevalier implacable et méthodique, n’hésitant pas à sacrifier parfois un soldat affaibli pour faire tomber un groupe entier d’adversaires. Les veilleurs étaient moins nombreux que leurs adversaires, mais ils ne

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ressentaient aucune douleur. On pouvait les débiter en petit bois qu’ils continuaient à avancer, à rouler, à écraser tout ce qui se trouvait devant eux. Kad avait vite compris que la meilleure réponse à la cruauté des trolls était de les aveugler. Cette stratégie fut réellement décisive pour l’issue de la bataille. Tous les arbres guerriers commencèrent par jeter en avant leurs branches les plus solides et les plus tranchantes dans les globes bleus. Malgré l’envoûtement de Galaad et leur nature profonde qui ne favorisaient pas la réflexion, les trolls finirent par comprendre le plan de leur adversaire et décidèrent d’arracher le plus de branches possible pour ne plus se battre que contre des troncs nus.

Le véritable danger survint quand un troll plus rusé, ou plus sournois, que les autres, brandit soudain une gigantesque torche enflammée. Il réussit à embraser le feuillage d’une dizaine de veilleurs avant que Kad ne réussisse à le faire mourir d’étouffement sous le poids de deux gros platanes. Les arbres avaient peur du feu, c’était leur seule faiblesse. Ils voulaient donc fuir pour chercher de l’eau, mais le jeune chevalier dut se montrer inflexible : ceux qui brûlaient devaient se jeter sur les trolls et ainsi les blesser, quitte à périr dans les flammes. Kad avait l’impression de ressentir toutes les souffrances subies, il payait de sa personne, ou du moins de son âme, cette effroyable bataille. Les trolls finirent par tous mourir, jusqu’au dernier : l’enchantement de Galaad les obligeait à se sacrifier quand tout sembla perdu.

Alors, les veilleurs qui avaient survécu purent enfin chercher à s’enraciner de nouveau pour se soigner et se rendormir du sommeil de la terre… Ils repartirent tous dans des directions différentes afin de se répartir le plus possible sur l’immense territoire de la forêt des Murmures. Une fois qu’ils auraient retrouvé assez d’espace pour étaler leurs branches, et un sol suffisamment meuble pour pouvoir glisser sans trop de difficulté leurs racines tentaculaires, ils se rendormiraient d’un repos bien mérité, sans savoir si Brocéliande les appellerait de nouveau un jour…

Kad ouvrit brusquement les yeux : il se trouvait dans la Serre Rouge, assis au pied de l’un des grands arbres. Il avait réintégré son corps et en ressentit un certain soulagement. Les souffrances éprouvées au combat s’estompaient enfin de son esprit. Mais il comprit que la victoire avait coûté plus qu’il ne l’imaginait : le jeune musicien devant lui n’était plus qu’un vieillard décharné allongé sur le sol, le visage gravement brûlé, les membres disloqués. Kad poussa un cri et voulut se lever précipi-tamment pour l’aider. Mais, épuisé par toute la tension accumulée en lui pendant la bataille, son corps refusa de tenir debout, et il retomba lourdement sur son siège, impuissant. De toute manière, il était trop

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tard. Le féal mourut sous ses yeux et se transforma en un petit tas de cendres grises… qu’un léger souffle de vent dispersa sans un bruit.

Le chevalier lança un regard éperdu autour de lui et vit Morgane et Merlin se lever lentement de leur siège, le visage marqué. Néanmoins leurs féaux étaient encore en vie, même si eux aussi avaient beaucoup vieilli, marqués par la violence des combats. Les deux hommes-fées, devenus de tristes vieillards chétifs, s’éloignèrent lentement et quittèrent en silence la Serre Rouge.

– Je comprends ta tristesse, dit Morgane d’une voix douce et bien-veillante. Je ne t’avais pas tout dit, je le regrette… Les féaux sont des êtres éphémères. Leur pouvoir est grand, mais il peut aussi se révéler mortel pour eux. Ces hommes-fées ont accompli leur devoir en connaissance de cause, ce n’est pas ta faute…

– Je l’ai quand même tué, répondit Kad, la voix nouée par l’émotion. La rage de vaincre m’a aveuglé…

– La leçon est douloureuse, mais elle était nécessaire, déclara Merlin d’une voix enrouée. Une victoire a toujours un prix, ne l’oublie jamais.

– Oui, maître… – Si cela peut te rassurer, il n’est pas vraiment mort, reprit la reine

des fées. Ton féal renaîtra de ses cendres. – C’est vrai, dit Merlin, mais cela va prendre du temps, Morgane.

Priez les Anciens que le roi usurpateur ne lance une nouvelle attaque contre vous trop rapidement ; vos veilleurs ne pourront plus vous protéger avant longtemps.

– Je le sais, hélas, répondit-elle avec inquiétude. C’est pourquoi, sitôt que vous aurez recouvré vos forces, vous devrez partir trouver le Graal. Tant qu’un nouveau champion ne brandira pas Excalibur et n’aura pas vaincu Galaad, Brocéliande sera en grand danger.

– Un nouveau champion, une nouvelle épée… soupira Kad, doutant soudain de pouvoir mener à bien une telle mission.

– Nous réussirons, car notre quête est juste, ajouta Merlin d’un ton sans appel. Fais-moi confiance, tu es un chevalier au cœur pur…

– Galaad l’était aussi, le mit néanmoins en garde Morgane. Sois prudent. On ne doit jamais faire le mal au nom du bien.

– Je n’oublierai pas de sitôt cette leçon, votre Majesté… Le jeune homme commençait à comprendre ce qu’impliquait un

grand pouvoir. Il se sentait surtout épuisé et n’avait plus qu’une envie : revoir au plus vite Adélice et Dargo. Il espérait de tout son cœur qu’ils étaient encore en vie. Ses compagnons étaient pour l’heure ce qui

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ressemblait le plus à une famille à ses yeux, et il avait grand besoin d’être avec eux tous. Il voulait surtout sentir la présence réconfortante de la belle Adélice.

a – Excuses acceptées, dragonnier… Galaad tenait fermement à la gorge, d’une seule main, l’un des deux

Vikings rescapés de la bataille de Kamaylia. Les pieds du soldat ne touchaient plus le sol, tant était grande la force de l’assassin d’Arthur. Les doigts se refermèrent sans effort comme s’il s’était agi d’une simple brindille, l’homme mourut en un instant. Toujours d’une seule main le roi sorcier jeta le corps sans vie loin de lui, comme un déchet dont il voulait se débarrasser.

L’autre Viking ne disait mot et restait agenouillé devant le trône. Il savait que dans son monde l’échec ne pouvait être toléré, alors il attendait humblement la mort méritée. Le fils de Lancelot s’avançait vers lui, mais Viviane le retint par le bras.

– Attends, ne le tue pas tout de suite. Je dois savoir avant… Galaad planta son regard de glace dans celui de sa mère. Il semblait

plus intrigué que contrarié que Viviane osât le contredire. Puis il comprit ses intentions, recula et la laissa faire. La fée s’approcha doucement et posa sa main, doigts écartés, sur la tête blonde et hirsute du Viking. Ses phalanges se crispèrent de plus en plus. Le soldat commença à gémir, faiblement au début, puis de plus en plus fort. La souffrance finit par devenir insoutenable, mais il ne fit rien pour s’y soustraire. Il obéirait jusqu’au bout, c’était une question d’honneur.

Björken et la fausse Adélice observaient la scène silencieusement, en retrait. Quand Viviane retira sa main, l’homme s’effondra mort, le visage grimaçant de douleur pour l’éternité. La Dame du Lac semblait très satisfaite de ce qu’elle avait découvert :

– J’ai puisé dans ses souvenirs enfouis. J’ai vu la bataille. Ils sont à Brocéliande, j’ai vu leur propre Adélice se battre dans les rangs de Morgane. Si elle y est, le rejeton de Perceval doit s’y trouver aussi.

Alors elle se tourna vers sa jeune protégée et lui donna ses ordres : – Caitlynn, à toi de jouer maintenant ! Björken va t’emmener lui-

même là-bas, je ne veux prendre aucun risque. Tu dois les retrouver, tu sais ce que tu as à faire, mais n’oublie pas : le fils de Perceval n’est pas ta priorité. Seule compte l’Épée. N’agis que lorsque tu sauras tout ce

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qu’il faut savoir. Tu ne devras pas te dévoiler avant d’être certaine que l’Épée ne sera plus une menace.

– Je ne vous décevrai pas, votre Majesté, répondit d’une voix douce la fausse Adélice, trop heureuse d’avoir enfin, après toutes ces années, l’occasion de se venger de sa sœur jumelle.

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SEIGNEUR KADFAEL

a cité féerique avait retrouvé son calme habituel. Les stigmates des violents combats avaient disparu des remparts. Les corps des fées et des centaures mais aussi ceux des

Vikings avaient été enterrés selon les rites sacrés de Brocéliande. Une fois morts, personne ne pouvait plus juger les actes des défunts,

personne n’avait le droit d’estimer la qualité de leurs âmes : lumineuses, grises ou noires, elles iraient là où les guiderait leur destin. Seul Dargo s’était fait remarquer en réclamant de prendre aux Vikings leurs flasques de Janlhyn, outré qu’on puisse se débarrasser d’un aussi bon breuvage… Personne n’avait osé lui dire que cela allait à l’encontre des traditions établies, tous ayant conscience que c’était son courage qui avait fait pencher la victoire du bon côté. Le courage et le sacrifice des aigles royaux et des veilleurs n’étaient pas oubliés non plus. Quand la paix reviendrait, on érigerait aux quatre coins de la ville de gigantesques statues, afin de rendre hommage à la mémoire des disparus qui avaient tout fait pour défendre le royaume.

Mais ce temps n’était pas encore venu. Une grande partie de la population resterait encore de longs mois cachée dans les galeries souterraines du Caillou-qui-bique. Ainsi en avaient décidé d’un commun accord la reine et ses officiers. Une nouvelle attaque des troupes de Galaad n’était pas à exclure dans un avenir proche, il valait mieux se montrer prudent. De plus, les derniers messages des principaux clans qui s’étaient battus étaient très inquiétants : les pertes trop nombreuses fragilisaient grandement le royaume, morcelé en territoires livrés désormais à eux-mêmes. Morgane savait qu’elle mettrait beaucoup de temps à recréer une unité forte autour d’elle. La victoire contre les trolls et les dragonniers lui assurait seulement un répit, mais ne signifiait en aucun cas la fin de la guerre.

L

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Kad, de son côté, aurait souhaité reprendre la route tout de suite après avoir repoussé l’armée de Galaad. Il voulait retrouver ses parents, évidemment. Mais il n’en était pas encore capable. Il lui fallait reprendre des forces, tout comme Merlin, Dargo et Adélice qui avaient, eux aussi, mené de rudes combats.

Et puis Merlin voulait profiter de l’occasion pour effectuer des recherches dans les archives secrètes de Kamaylia. Il n’espérait pas vraiment découvrir l’emplacement du Graal, mais il pensait qu’il trouverait peut-être des informations utiles à propos d’Excalibur, de Viviane, des banshees ou des Vikings… La reine Morgane lui avait donné son plein accord, il avait le droit de chercher tout ce qu’il voulait, rien ne lui serait refusé. La seule condition pour accéder aux secrets enfouis de Brocéliande était que Merlin soit toujours accompagné de Cimayn, la fée bibliothécaire. Celle-ci connaissait mieux que personne les recoins les plus reculés des nombreuses salles affectées aux cartes, grimoires et autres parchemins accumulés là depuis des siècles. Cette archiviste avait donc ordre d’aider Merlin dans ses recherches, même si celui-ci n’était pas dupe : Morgane ne pouvait laisser un étranger faire des recherches dans ce trésor sans surveillance. Mais au moins la fée connaissait bien son travail, et même s’il ne trouva finalement rien d’utile sur le Graal ou sur la manière de réparer Excalibur, il put néanmoins enrichir ses connaissances sur les dragons, les sluaghs et le monde viking.

Kad soupçonnait aussi son vieux maître de ne pas être insensible au charme de Cimayn. Le chevalier ne pouvait pas lui donner tort : malgré l’aspect austère requis par sa fonction, il émanait de cette jeune femme au visage tendre et fin un magnétisme qui ne pouvait laisser personne indifférent… À chaque fois qu’il voyait Merlin de bonne humeur en train de discuter avec la jolie fée, il ressentait aussitôt un certain trouble qui ressemblait étrangement à celui qu’il éprouvait en présence d’Adélice. Ce sentiment devenait même trop intense parfois et il avait de plus en plus de mal à le dissimuler. Quand en sortant de la Serre Rouge il avait revu son amie, deux gardes de la reine le soutenaient pour l’aider à marcher, tant il était affaibli par le combat qu’il venait de mener à la tête des veilleurs. Adélice avait alors couru vers lui et l’avait serré dans ses bras, émue et heureuse de le retrouver sain et sauf. Le cœur du jeune homme s’était mis à battre très fort, mais il n’avait pas eu le courage de lui parler, et il le regrettait. Elle l’avait obligé à se reposer et à avaler une graine d’échoeurante sur les conseils de Morgane. Il était un semi-fée, son organisme avait besoin de ce genre de remède pour retrouver des forces. Il avait obéi sans protester.

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Pire : depuis deux jours, il ne l’avait plus revue. Sa tendre amie avait été retenue pour diverses raisons : établir des comptes-rendus détaillés de sa longue mission de surveillance à la reine, aider les futures fées combattantes à mieux comprendre la nature de leurs ennemis, sluaghs, banshees, Vikings, qu’elle avait pu observer de près… Dargo, mala-droitement, avait plaisanté en disant qu’elle avait peut-être un ancien fiancé à retrouver. Kad en fut si troublé qu’il manqua de tomber en entendant ces propos, et son compagnon eut juste le temps de le rattraper, bafouillant aussitôt que parfois il disait des bêtises plus grosses que lui… Le jeune chevalier était amoureux, même Dargo s’en était rendu compte, mais il n’était pas le meilleur conseiller dans ce genre d’affaires. Il se contenta de lui donner une grande tape dans le dos en riant, ajoutant qu’il ferait mieux d’offrir une bonne bière à la demoiselle plutôt que de ruminer dans son coin. Cela eut au moins le mérite de rendre le sourire à Kad, touché par la sollicitude un peu gauche mais sincère de son ami.

Le groupe repartirait dans quelques jours, Kad le savait. Il avait besoin de se dégourdir les jambes et de voir s’il avait totalement recouvré ses forces pour le long voyage qui les attendait. Il sentait que la graine d’échoeurante faisait effet et, malgré les conseils de Merlin de ne pas brusquer sa convalescence, il sortit du palais d’un pas décidé. Dargo avait proposé de l’accompagner, mais il avait poliment refusé. Il avait une idée derrière la tête et craignait que les manières un peu rustiques du forgeron ne posent problème. Ce dernier n’en avait pas pris ombrage, préférant finalement aller se prélasser dans la salle des gardes où il passait son temps à boire ses prises de guerre. Dorylas venait parfois lui tenir compagnie dès qu’il en avait l’occasion et il lui arrivait même de vider une chopine de Janlhyn avec lui, quand il n’était pas en service. Tous les deux avaient combattu ensemble, ils étaient dorénavant des frères d’armes et, qu’on soit nain ou centaure, ces choses-là comptent bien plus que les différences de races.

Kad avait enfilé des vêtements légers, gardant seulement son épée à la ceinture. Les restes d’Excalibur ne le quittaient pas non plus, toujours cachés dans une petite poche en cuir glissée sous sa chemise. Il marchait d’un bon pas, rassuré de voir que son corps semblait complètement remis. Il n’avançait pas au hasard néanmoins, il savait où aller depuis que Dorylas lui avait parlé des nombreux réfugiés humains qui avaient fui la tyrannie de Galaad. La cité les avait accueillis et logés, pour la plupart, dans le quartier de la vieille ville. Beaucoup d’entre eux étaient partis avec les êtres féeriques se réfugier au Caillou-qui-bique, mais il espérait bien que quelques-uns seraient

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restés. Il voulait rencontrer au moins un habitant de Logres. Il ne savait pas bien pourquoi, mais il sentait que c’était ce qu’il devait faire. C’était donc là qu’il se rendait, après avoir demandé plusieurs fois son chemin aux gardes qu’il croisait.

Kamaylia était beaucoup plus vaste qu’il ne l’imaginait quand il était arrivé quelques jours auparavant. En effet, ce n’était pas que le palais fortifié de la reine Morgane. C’était aussi et surtout une ville immense, ceinte de hautes murailles que tout le monde espérait inexpugnables. Située au cœur de Brocéliande, la cité était à la croisée de nombreuses routes qui drainaient tous les jours des marchands débonnaires, des érudits en quête de savoirs, des pèlerins de la magie, des vendeurs d’épices lointaines, des marchands d’armes des autres mondes, des porteurs de nouvelles trop délicates à transmettre par corbeaux… Habituellement les rues étaient animées, les gens se pressaient dans les échoppes nombreuses de ce vieux quartier. Des rires et des chants résonnaient toujours, se mêlant aux discussions joyeuses du marché des Arcs-en-ciel, en référence aux nombreux vendeurs de couleurs en tout genre. Mais depuis le départ des habitants, les rues restaient désertes et silencieuses, la plupart des boutiques gardant porte close.

Kad marchait depuis un long moment déjà, déçu de ne pas avoir rencontré âme qui vive. Il était sur le point de rebrousser chemin quand, sorti de nulle part, un homme d’une trentaine d’années se planta devant lui. Il était grand et fort, ses habits de cuir, sales et déchirés par endroits. Il portait une vieille épée émoussée au côté droit. Ses cheveux bruns ébouriffés lui donnaient un air sauvage qui aurait pu être inquiétant, s’il n’avait pas eu en même temps le regard noble des gens honnêtes. Kad pensa mettre la main sur la garde de son épée, plus intrigué qu’inquiet, mais il n’en fit rien. Cet homme semblait avoir traversé des épreuves douloureuses, son regard triste ne pouvait pas le cacher. Néanmoins il gardait au fond des yeux une lueur de bonté qu’aucun sortilège n’aurait jamais pu imiter. C’était le premier humain que Kad rencontrait à Brocéliande, il lui fallait donc se montrer courtois. L’étranger avança vers le chevalier et, chose surprenante, posa un genou à terre en signe de soumission. Kad recula légèrement d’un pas, ne s’attendant pas à une telle marque de déférence.

– Je m’appelle Jéhan de Mont-Rouge, et mon épée est vôtre, seigneur Kadfael.

– Je ne suis qu’un simple chevalier, pas du tout un seigneur, non ! Mon ami, relevez-vous, je vous en prie.

Kad lui tendit la main droite pour l’aider à se relever. L’homme hésita puis saisit vigoureusement la main tendue et se redressa de

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toute sa hauteur. Kad avait beau être grand, Jéhan le dépassait d’au moins une tête.

– Comment savez-vous qui je suis ? – Les rumeurs vont bon train depuis votre arrivée. Vous êtes quand

même le fils d’un héros et d’une puissante fée, vous avez dirigé une troupe d’arbres magiques et vous avez vaincu une armée de trolls. Nous savons tous qui vous êtes, pardi ! Vous êtes bien plus qu’un chevalier… vous êtes le porteur d’Excalibur, l’Épée des rois. Un jour vous chasserez le félon et vous serez mon roi.

Ces derniers mots mirent Kad dans un certain embarras. Il ne s’était jamais projeté comme un héros, et même si ce Jéhan semblait bien renseigné, il se trompait sur un point important : il ne serait jamais roi, ce n’était pas lui qui terrasserait Galaad. Il allait le lui dire, mais son nouvel ami ne lui en laissa pas le temps.

– Suivez-moi, je dois vous présenter à quelqu’un. Sans rien ajouter, l’homme se dirigea vers une ruelle que le chevalier

n’avait pas remarquée. Il accepta de le suivre, intrigué par cette rencontre, mais désireux d’en savoir davantage. Sans un mot les deux hommes marchèrent longtemps, traversant un dédale de venelles étroites et sinueuses pour déboucher finalement sur une placette ombragée. En son centre l’eau cristalline d’un bassin en granit reflétait la lente course de quelques nuages effilochés. Des petites maisons bordaient l’endroit, mais une seule semblait encore habitée. Sur le seuil une vieille femme se tenait debout. Habillée de manière simple mais recherchée, le port de tête altier et le regard pénétrant, on devinait chez elle le haut lignage de la vieille noblesse des provinces maritimes.

– Permettez-moi de vous présenter Élisée de Mont-Rouge, ma mère. Kad s’inclina humblement devant elle, tout en prononçant les

paroles d’usage. La dame ne répondit rien tout d’abord, puis elle s’approcha du jeune homme et lui prit les deux mains. Elle se pencha légèrement, comme pour mieux les examiner. Kad n’osa rien dire, un peu déstabilisé par cette entrée en matière… Puis elle relâcha son étreinte et leva vers lui un regard bienveillant. Elle recula lentement et dit d’une voix ténue :

– Pardonnez ces manières, mais je devais savoir. Entrez maintenant, venez prendre quelque repos. Nous avons à parler.

La maison était modeste. Ils s’assirent tous les trois autour de la table en bois, seul meuble présent dans la pièce. Jéhan commença par expliquer à son invité que sa mère et lui venaient de la province des Flandres-Hautes. Ils avaient dû fuir leur château en flammes plusieurs

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mois auparavant. Son père, le baron de Mont-Rouge, ainsi que tous ses frères avaient été tués en se battant contre les Vikings du Grand Nord. Le vieux seigneur du château était mort dans ses bras. Dans son dernier souffle, il avait fait promettre à son fils rescapé de veiller sur sa mère, précisant qu’elle seule pourrait le libérer de son serment pour aider à la reconquête du royaume de Logres.

– En prenant vos mains, ajouta alors sa mère, j’ai su ce que je voulais savoir. Ma famille a toujours eu un peu de pouvoir féerique dans le sang. Je suis capable de lire la vérité dans la peau de ceux que je touche… Et je peux le dire enfin à mon fils, vous êtes digne de la quête que les dieux vous ont assignée.

– Non, attendez ! se récria Kad. Je n’ai pas le droit de vous laisser dans l’erreur, je ne suis pas celui que vous attendez, la prophétie de la reine Morgane est claire à ce sujet. C’est un autre que moi qui pourra brandir Excalibur et combattre Galaad. Or j’ignore qui il est…

– Je sais ce que vous a dit Morgane, chevalier Kadfael, reprit douce-ment la vieille Élisée. Je l’ai entendue clairement en lisant en vous. Je n’ai pas le pouvoir de contester la parole d’une Azura, certes non… Mais tout comme les énigmes, je sais que les prophéties cachent parfois plus qu’elles ne dévoilent. Personne ne sait encore quelle sera vraiment votre destinée, même pas vous… Je libère donc dès aujourd’hui mon fils de son serment de me protéger, il devra dorénavant vous servir, je le lui ordonne, tout comme le lui aurait ordonné son père, mon époux regretté…

Jéhan remercia sa mère et jura à Kadfaël de l’aider à reconquérir le royaume de Logres. Le jeune chevalier écouta avec attention ces paroles d’engagement, soulagé de savoir que son peuple ne baissait pas les bras et restait vaillant dans ces moments difficiles. Son nouvel allié l’observait, il attendait ses ordres.

– Avez-vous des nouvelles des provinces du royaume ? Savez-vous si des châteaux résistent encore ?

– Hélas non, répondit Jéhan, la voix soudain pleine de colère. Des troupes éparses essaient de s’organiser ici et là, mais les corbeaux messagers sont tués systématiquement, aucune résistance ne peut s’organiser. Le dernier château à être tombé est la forteresse de Landuc. Il a été abattu pierre par pierre, les Vikings se sont acharnés à tout détruire, paraît-il…

– Quoi ? s’écria Kad. Landuc ? Qu’en est-il du seigneur Yvain ? Dites-moi tout !

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– Le message ne disait rien à son sujet, je suis désolé… Je ne sais rien de plus.

Le jeune chevalier sentit bouillir en lui une rage violente. Yvain ne pouvait pas être mort, c’était impossible ! Pourtant Jéhan avait raison, la disparition des corbeaux messagers posait un véritable problème. Sans moyen de communication avec les derniers soldats fidèles à Arthur, l’héritier légitime, quel qu’il soit, n’aurait aucune chance de pouvoir défier les armées de Galaad. Élisée de Mont-Rouge et son fils le regardaient sans rien oser ajouter. Le fils de Perceval devait prendre une décision, et lui seul pouvait dire ce qu’il fallait faire. Il finit par reprendre la parole.

– Jéhan de Mont-Rouge, vous êtes un homme loyal et courageux, je ne veux pas vous mentir : nous sommes dans une situation extrême-ment grave. Nous mourrons certainement pour la plupart, c’est vrai… Mais si comme moi vous avez vraiment à cœur de venger votre roi et votre famille, si au plus profond de vous, vous voulez sauver notre royaume, alors j’accepte votre aide. Je ne puis faire de vous un chevalier, et pourtant vous allez devoir accomplir des prouesses dignes d’un héros pour mener à bien la tâche que je vais vous confier.

– Sur ma vie et mon honneur, je jure de tout faire pour ne pas vous décevoir ! rugit alors Jéhan. Parlez, je vous en supplie !

– Nous aurons besoin de toutes les troupes encore en vie dissé-minées sur le royaume de Logres. Je vais demander à la reine Morgane de vous adjoindre des renforts. Vous allez devoir parcourir clandestine-ment les provinces de Logres et faire passer le message suivant : Tenez-vous prêts, un nouveau roi va venir. Peu importe le nom de ce roi, pour l’heure les gens doivent garder espoir, il le faut ! Sinon, tout cela ne servira à rien. Il nous faudra une armée, tôt ou tard…

Jéhan poussa un cri de joie. Sa mère détourna la tête discrètement pour ne pas montrer ses larmes ; elle savait qu’elle avait fait le bon choix, même si elle craignait pour la vie de son fils. Kad ne partageait pas tout à fait cette allégresse : la perspective d’envoyer son nouvel ami vers une mort plus que probable ne l’enchantait guère.

a Quelques jours plus tard, Kad, Merlin, Adélice et Dargo étaient

prêts à repartir. Ce matin-là le soleil était à peine levé que déjà Morgane et Dorylas les attendaient dans la cour haute du château.

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Jéhan aussi était là, habillé de propre, avec une nouvelle armure de cuir bouilli, une épée tranchante et effilée à la ceinture. Il se tenait en retrait. Kad s’approcha et lui serra les mains en signe d’amitié et d’encouragement. À peine venaient-ils de se rencontrer que leurs routes se séparaient déjà, et il se demandait s’il reverrait un jour Jéhan. Merlin, de son côté, approuvait le plan du jeune chevalier, il fallait redonner de l’espoir au peuple des hommes. Chercher les derniers opposants à Galaad le tyran et les réunir sous une même bannière, l’idée était judicieuse. La reine Morgane était d’accord, mais elle avait aussi mis en garde Kadfael et ses compagnons : cette mission clan-destine serait extrêmement dangereuse. C’est pourquoi elle avait demandé à Dorylas de choisir un groupe de trois polymorphes aguerries pour prendre soin du messager de Kadfael. Adélice les avait personnellement instruites des dangers qu’elles pouvaient rencontrer là-bas. Sur les routes, pour ne pas éveiller les soupçons des Vikings et des nombreux espions du roi sorcier, ces guerrières prendraient la forme d’innocentes vieilles couturières allant de village en village, en quête de travail.

Morgane s’approcha de Kad et de ses compagnons. – Mes amis, leur dit-elle, la voix nouée par l’émotion, votre voyage

sera périlleux. Si vous vous écartez ne serait-ce qu’un instant du chemin de votre quête, tout sera perdu. N’oubliez pas que l’Épée est votre seule priorité.

Puis, se tournant de côté, elle fit un signe de la main. Aussitôt trois magnifiques licornes sortirent des écuries royales et approchèrent. Quelles créatures incroyables ! Imprégnées de magie pure, elles étaient les seuls êtres féeriques à ne jamais connaître ni la fatigue ni la faim, pouvant courir des semaines sans jamais s’arrêter. Quelques gorgées d’eau par jour leur suffisaient pour tout repas. De plus leur robe aux reflets de nuit, leur crinière soyeuse et leur longue corne torsadée surgissant de leur front en faisaient des êtres rares qui inspiraient crainte et respect.

– Vous allez avoir besoin de montures rapides et sûres comme celles-ci, reprit la reine. Je suis heureuse de vous les confier, car je sais que vos vies seront ainsi moins exposées. Les licornes noires sont les plus redoutables, elles se battront pour vous en cas de besoin.

– Merci bien, répondit Kad un peu étonné par leur nombre. Mais, c’est-à-dire que…

– Avec tout votre respect, Madame la fée, intervint alors Dargo en se raclant la gorge, nous sommes quatre. Et par Kroûm, je ne vois là que trois chèvres, ma foi bien étranges…

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Morgane ne répondit rien, se contentant de regarder Merlin d’un air embarrassé. Ce n’était pas à elle de répondre à cette question délicate… Le magicien poussa un long soupir, puis il finit par prendre la parole :

– Mes amis… Je ne peux pas chevaucher de licorne, cela m’est interdit.

– Pourquoi ? demanda Kad, étonné. – Les licornes ne peuvent emmener que ceux qui ont un cœur pur,

voilà… répondit le vieil homme que cette discussion mettait mal à l’aise.

– Comment ça ? s’écria Dargo. C’est parce que votre paternel était un peu porté sur la méchanceté que vous n’avez pas le droit, c’est ça ? C’est honteux, moi je dis que c’est du racisme anti-démon !

– Non, le coupa Merlin d’une voix forte. Non, ce n’est pas ça, maître nain… Mon âme n’est pas pure, tout simplement. Et que je sois le fils de Cernunnos n’a rien à voir là-dedans. C’est de ma faute et rien d’autre. Ce n’est pas le bon moment pour vous expliquer, mais Morgane n’y est pour rien, la magie a aussi ses règles, c’est ainsi.

– Quelle solution envisagez-vous alors, ma reine ? Nous avons grand besoin de Merlin si nous voulons réussir, fit remarquer Adélice qui n’osait s’adresser à Morgane avec la même franchise que ses compagnons.

– Dorylas, mon fidèle capitaine, vous accompagnera et il emmènera Merlin sur son dos. De cette manière son épée sera vôtre. Ce ne sera pas inutile, je le crains…

Le centaure resta de marbre, ne trahissant aucune émotion à cette nouvelle. Il obéirait à sa reine jusqu’à son dernier souffle, telle était la raison de vivre des gardes royaux : Servir pour mourir, mourir pour servir.

Alors, sans plus de cérémonie, ils firent tous leurs adieux à la reine Morgane. Chacun monta sur sa monture et ils partirent sans plus attendre au grand galop. Le danger était partout, il n’y avait plus un instant à perdre.

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FLEURS SAUVAGES ET MARAIS CARNIVORES

epuis deux jours, des prairies aux couleurs d’arc-en-ciel et des champs de fleurs sauvages défilaient avec une certaine monotonie sous le regard morne de nos aventuriers. Ils

n’avaient pas croisé le moindre village, pas la moindre habitation depuis qu’ils étaient partis. Comme si cela ne suffisait pas, de lourds nuages gris flottaient au-dessus d’eux, même si la pluie promise se faisait attendre. La journée allait bientôt toucher à sa fin, et rien ne semblait pouvoir arrêter les licornes et le centaure. Ils galopaient depuis leur départ de Kamaylia et ne montraient aucun signe de fatigue. Mais ce n’était pas le cas pour leurs passagers. Même Adélice commençait à vouloir souffler un peu, malgré sa nature féerique qui lui assurait une endurance hors du commun. Dargo, quant à lui, avait le mal de mer à force d’être ballotté de droite à gauche comme un sac de marchandises.

– Une petite pause ne serait pas de refus, finit-il par dire. J’ai soif et j’ai mal au cœur. Et je ne pense pas que ma biquette apprécierait que je lui vomisse dessus…

– Je suis d’accord avec notre ami, renchérit Merlin. Nous n’avons pas tous votre endurance… et la nuit tombera bientôt.

– Patience ! Nous allons faire une halte à Michtrôal, un village de trixies. Ce n’est plus très loin d’ici…

Dorylas avait répondu sans même ralentir l’allure, pas du tout essoufflé par cette course folle. Il semblait si sûr de ce qu’il avançait que plus personne n’osa se plaindre.

Finalement, une heure plus tard, ils débouchèrent sur un chemin de terre au milieu de nulle part. Trois fillettes, légèrement vêtues, dansaient une ronde en riant aux éclats. Dès qu’elles les aperçurent, elles leur

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firent signe de la main, pas du tout intimidées par cette étrange cara-vane. Les montures ralentirent et s’arrêtèrent.

– Dorylas, on est arrivé ? demanda Kad, intrigué par cette rencontre. Je ne vois rien dans les parages…

– Moi non plus, ajouta le vieux magicien. Mais nous sommes dans le royaume de Brocéliande, beaucoup de choses sont invisibles aux yeux des non-initiés…

– Et que font ces demoiselles toutes seules sur ce chemin ? insista Dargo. Tout cela ne me semble pas normal…

– Ce sont des trixies, chuchota Adélice. Laissons faire Dorylas… Le centaure ne répondit pas à leurs questions, il demanda seule-

ment à Merlin de descendre de son dos, puis il s’approcha des petites créatures. Elles le regardaient sans montrer la moindre appréhension, car les trixies sont des êtres confiants par nature.

– Je suis Dorylas, capitaine de la garde royale. Au nom de la reine Morgane, nous demandons le gîte et le couvert pour cette nuit. Veuillez nous mener auprès de votre chef de clan.

Elles lui répondirent par un simple sourire et s’effacèrent pour les laisser passer. Kad n’en crut pas ses yeux : la vaste prairie fleurie devant lui laissa apparaître soudain un village entier qui semblait surgi du néant. Le sort d’invisibilité qui recouvrait les habitations s’estompait pour leur permettre d’entrer dans Michtrôal. Adélice sourit en voyant l’air ébahi de ses compagnons.

– Elles sont inoffensives, mais elles savent se protéger. Avancez sans crainte, dit alors Dorylas aux autres.

– Leur magie de la dissimulation est impressionnante… murmura Merlin, se parlant à lui-même.

– Voilà ce qu’il faudrait à Kamaylia, dit la jolie fée à Kad avec un sourire espiègle. Cela éviterait bien des batailles si nos ennemis ne pouvaient pas nous trouver…

Le village de Michtrôal ne comptait qu’une dizaine de maisons de pierres blanches aux toits de chaume. Les trixies étaient des êtres à part, souvent confondus à tort avec les fées. En effet elles étaient beaucoup plus fragiles et plus innocentes, ignorant la jalousie, le mensonge et la guerre. Elles avaient longtemps vécu près des hommes, parfois même au sein de leurs maisons, y apportant santé et prospérité. Mais les temps avaient changé, et depuis elles avaient migré vers le royaume de Brocéliande, vivant à part dans le calme et la paix. Elles avaient accepté Morgane comme souveraine sans la moindre hésitation.

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Une trixie n’ayant qu’une parole, les voyageurs qui se revendiquaient de la reine devaient être accueillis avec courtoisie et hospitalité.

Celles qu’ils croisèrent leur indiquèrent toutes une maison bleue qui semblait encore plus petite que les autres. Kad se demanda si tous tien-draient dans un espace aussi restreint. Ça ne pouvait manifestement pas être la maison de leur chef… Mais une fois dedans, il comprit que de nouveau ses sens avaient été trompés : c’était plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur ! Une grande table, recouverte de mets délicieux et odorants, était dressée. À son extrémité était assise une jeune femme à la chevelure cuivrée et aux yeux verts et rieurs. Elle leur sourit et les invita à prendre place à ses côtés.

– Je suis Lili Rose et je dirige cette communauté, dit-elle d’une voix claire et enjouée. Je suis très heureuse de recevoir une aussi noble assemblée sous mon toit. Approchez, je vous en prie ! Mangeons d’abord, j’ai fait préparer ce repas en votre honneur. Et si vous le désirez, ensuite vous me parlerez de ce qui guide vos pas dans cette partie du monde.

Les voyageurs la remercièrent chaleureusement et ne se firent pas prier pour se restaurer, enfin assis sur des sièges moelleux et confortables… Une fois le repas terminé, Merlin décida de révéler à Lili Rose qui ils étaient et quel était le but de leur voyage : atteindre la forêt de Mormale pour espérer trouver le Graal, et peut-être ainsi sauver Excalibur et le royaume de Logres…

– Vous ne comptez pas traverser les Marais du silence, j’espère ? demanda alors la jeune trixie, la voix pleine d’inquiétude.

– Nous n’avons guère le choix, répondit Dorylas. Le temps nous manque.

– Même si nous sommes isolées du monde, les rumeurs qui nous arrivent sont très inquiétantes, insista Lili Rose. Il paraît qu’une puissante fée des eaux y a jeté un maléfice.

– Viviane… siffla Adélice entre ses dents. – Quel genre de maléfice ? demanda Kad, intrigué. – Personne ne le sait ici, mais le bruit court que les marais répon-

draient maintenant au sinistre nom de Tourbières de chair… je n’en sais guère plus.

– Vous savez, ma p’tite dame, s’esclaffa alors Dargo, si on devait écouter toutes les rumeurs, alors par exemple tout le monde croirait que les nains sont des ivrognes invétérés… Eh bien c’est faux ! Nous ne le sommes pas tous.

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– Les rumeurs ont souvent un fond de vérité, maître nain… objecta le magicien, malicieux.

– Merlin, et si c’était vrai ? demanda alors le jeune chevalier qui prenait au sérieux la menace. Si c’était un piège de Viviane ? N’avons-nous pas d’autres routes possibles ?

– Par le Sud, nous mettrions des semaines à escalader les cimes enneigées des monts alpiniens, et je ne pourrais vous suivre… répondit Dorylas, la voix tendue par cette sombre perspective. Un centaure n’a pas l’agilité d’un homme.

– Et par le Nord, renchérit Adélice, ce serait aussi long, et il faudrait traverser les immenses Vieilles-Forêts. C’était le territoire des loups-garous, alliés à la reine Morgane. Mais depuis qu’ils ont perdu la plupart de leurs chefs contre les trolls, les survivants se sont séparés en clans hostiles.

– Sans compter que nous serions au milieu de ce territoire pendant la pleine lune… ajouta Merlin, laissant la fin de sa phrase en suspens.

– Et alors… ? – Crois-moi, mon gars, répondit Dargo, la mine grave, ce n’est pas

une bonne idée de passer par là. Si on est poursuivi par une meute affamée, on y passera tous, héros ou pas.

– Alors nous n’avons pas le choix, conclut Kad d’un ton ferme. Quelle que soit la route, nous serons en danger. Soit. Dans ce cas, autant prendre le chemin le plus court. Nous traverserons donc ces marais, coûte que coûte.

Tout le monde tomba d’accord sur la justesse de ces propos, même Lili Rose dut l’admettre et se rangea à son avis. La trixie promit de leur fournir toute l’aide qu’ils désiraient. Merlin lui sourit et répondit qu’une bonne nuit de sommeil dans un lit douillet serait la meilleure chose qu’elle puisse leur procurer. La jeune femme fit aussitôt préparer les plus belles chambres de sa grande maison…

a Le lendemain matin, les cinq voyageurs firent leurs adieux aux

trixies, leurs besaces remplies de victuailles pour la route. Ils devaient se montrer extrêmement prudents, ayant tous en tête les mises en garde de Lili Rose.

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Ils avançaient depuis plusieurs heures et les grandes plaines ensoleillées avaient cédé la place à des paysages brumeux et humides. Personne ne semblait avoir remarqué deux formes ailées, haut dans le ciel, cachées dans la grisaille des nuages. Aucun parmi eux ne savait qu’en fait ils étaient suivis depuis leur départ du palais de Morgane… La brume s’épaississait, et les licornes ne couraient plus depuis longtemps, il leur fallait avancer avec prudence. Le sol mouillé devenait mou, presque spongieux. Sans bien s’en rendre compte, ils avaient pénétré dans les Marais du silence comme on entre dans une grotte sombre et suintante où tout semble disparaître : la lumière, les sons, l’air…

Ils déambulaient à présent dans une véritable purée de pois. On y voyait à peine à quelques pas. Tout le monde avait dû mettre pied à terre, hormis Adélice qui ne pesait pas plus qu’une plume sur sa monture. Les licornes marchaient avec une extrême précaution, le sol était devenu si fragile qu’il tremblait au moindre effleurement de sabot. Dorylas ouvrait la marche, Merlin à ses côtés. La jeune fée était la dernière, se retournant sans cesse pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis. Un étrange pressentiment lui nouait le ventre. Son instinct lui dictait de rester sur ses gardes. Les marécages tout autour d’eux for-maient une vaste région où quelques saules pleureurs ici et là tendaient leurs branches spectrales vers les voyageurs, avant de brusquement disparaître derrière l’épais rideau de brume.

– Merlin, dit soudain Dargo d’assez mauvaise humeur, vous ne pourriez pas un peu allumer votre bâton, histoire qu’on y voie plus clair dans ce brouillard qui sent mauvais comme un troll ?

– C’est vrai, renchérit Kad, on distingue à peine la terre des étangs, je n’ai pas très envie de faire un plongeon dans ces eaux saumâtres.

– Mauvaise idée, répondit Dorylas dans un souffle, trop occupé à regarder où il marchait pour parler davantage.

– Dorylas a raison, trancha Merlin. On attirerait l’attention sur nous. On ignore quelles créatures vivent ici…

– L’eau est partout, dans le sol comme dans l’air, expliqua Adélice. Nous sommes dans l’univers de Viviane ici, nous devons nous méfier de tout. Vos yeux ne sont pas vos seuls sens : écoutez, sentez, goûtez l’air ! Le danger est peut-être déjà là…

– Charmant pays, vraiment ! bougonna Dargo dans sa barbe. Si un jour j’ai des enfants et qu’ils me demandent Papa, c’est comment le pays des fées ? je leur dirai la vérité : il faut se battre pour trouver un peu de bière, c’est humide et ça sent la grenouille morte !

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Le nain avait à peine fini de râler qu’ils entendirent tous distincte-ment un bruit d’ailes s’élever au-dessus de leurs têtes. D’après la force du son émis, l’oiseau devait être énorme…

– Dragon ! hurla soudain Dorylas. Surgit alors devant eux la masse d’un dragon de givre, tout écumant.

Il s’était posé et leur barrait la route. La brume était si épaisse qu’on ne voyait briller que l’éclat de ses grands yeux sans paupières. Ce devait être un rescapé de la bataille qui s’était perdu, loin des siens. Il fallait donc absolument l’empêcher d’aller les avertir, sinon leur quête s’achèverait plus vite que prévu. Le dragon avança à pas lents vers eux en prenant appui sur ses ailes avant. On ne voyait pas le visage du dragonnier, son casque lui enveloppait toute la tête. Mais ses intentions ne laissaient planer aucun doute : il était là pour se battre. Kad se rua en avant aux côtés de Dorylas et tous les deux levèrent leurs boucliers au moment même où le dragon lançait un puissant trait de givre dans leur direction. Il fallait tenir bon.

– Dargo ! cria Kad, on a besoin de toi ! Pendant ce temps, un dragon plus grand et plus sombre que le

premier avait surgi des airs derrière la troupe de voyageurs et, rapide comme l’éclair, avait saisi dans ses puissantes griffes la malheureuse Adélice. Sa licorne se débattit et tenta d’encorner son adversaire, mais le monstre lui brisa le crâne d’un seul coup de mâchoires. La jeune fée, totalement prise au dépourvu, eut juste le temps de crier avant d’être emportée sans ménagement par la créature ailée montée par un Viking de haute stature. Elle écarquilla les yeux en voyant la sinistre tête d’ours blanc brodée sur sa cotte d’armes : son ravisseur n’était autre que le terrible Björken. Elle ne l’avait jamais rencontré en personne, mais son blason ne laissait planer aucun doute, elle avait affaire à l’un des plus impitoyables chefs de guerre de Galaad. Le visage hideux du Viking, qu’on devinait sous sa coiffe de métal noir, laissa apparaître fugacement un sourire de contentement. Sa mission se déroulait selon le plan prévu. Mais ce maudit nain faillit tout faire échouer. Il pesta de rage, car Dargo, qui était le plus proche d’Adélice, s’était rué vers le dragon qui repartait déjà à tire-d’aile et avait lancé sa précieuse masse en mithril de toutes ses forces. La bête, violemment touchée, poussa un cri épouvantable. Le dragon perdit de l’altitude et descendit presque au ras du sol, puis il reprit son envol et disparut bel et bien. Dargo crut un instant le voir lâcher sa proie. Il courut aussi vite qu’il put et trouva Adélice un peu plus loin, l’air éprouvé mais saine et sauve, étendue dans l’herbe mouillée, à côté de la masse en mithril. Le brave nain poussa alors un rire tonitruant et aida la fée à se relever.

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– Merci… souffla-t-elle, visiblement encore sous le choc. – Dargo ! Vite ! On a besoin de toi ici ! entendirent-ils à travers

l’épais brouillard des marais. Sans perdre une minute, ils s’élancèrent vers leurs compagnons, se

guidant au son de leurs voix. Le jeune chevalier et le centaure pro-tégeaient Merlin et la licorne de Kad derrière leurs boucliers du mieux qu’ils pouvaient. Mais les jets de glace étaient de plus en plus puissants. Il leur fallait des renforts, ils n’allaient pas pouvoir tenir très longtemps. Dargo étant insensible à la glace, il était le nain de la situation. En attendant, ils reculaient pas à pas, alors que le dragon avançait vers eux en crachant la mort. Celui-ci n’était plus qu’à une dizaine de mètres.

À peine arrivé, Dargo comprit ce qu’il fallait faire et se précipita vers leur ennemi. Il était encore assez loin quand soudain, la bête cessa de cracher du givre et se mit à hurler de colère et de douleur. Tout le monde recula prudemment, profitant de ce répit pour se regrouper et essayer de comprendre cet événement inattendu. Était-ce une nouvelle ruse, un nouveau piège ? Personne ne comprenait ce qui se passait, tant la brume était épaisse à cet endroit. Seuls les cris de rage du dragon et les bruits d’une lutte titanesque dans les eaux poisseuses du marais résonnaient dans la tourbière.

– Merlin, que se passe-t-il ? cria alors Kad. Montrez-nous à quoi nous avons affaire !

Le magicien optait maintenant lui aussi pour l’efficacité. Il mar-monna quelques mots et leva son bâton devant lui. L’objet se mit à briller d’une puissante lumière claire qui rayonna autour d’eux. Le spectacle qui s’offrit à leurs yeux était cauchemardesque et tous en eurent le souffle coupé. Un gigantesque tentacule végétal violacé, parsemé de ventouses collantes, était sorti de l’eau pour s’enrouler autour de la bête et du dragonnier. L’horrible chose avait déjà brisé les deux ailes du dragon ; le Viking tentait de fuir et appelait à l’aide, mais ses jambes étaient solidement tenues par son redoutable adversaire. Le tentacule resserrait de plus en plus son étreinte emportant inexorable-ment ses deux victimes vers le fond du marais.

– Il faut l’aider ! s’écria Kad, levant son épée en avançant. – Non ! lui ordonna Dorylas, le retenant fermement par le bras. Il

est trop tard. Le centaure avait raison : l’homme et sa monture volante, étouffés

dans les redoutables anneaux du tentacule, sombraient déjà dans les flots sombres et boueux. Les aventuriers se tenaient serrés les uns

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contre les autres, cherchant du regard une direction à prendre en urgence qui les éloignerait de ce monstre. Le dragon disparut tout à fait, seules quelques grosses bulles d’eau rougie remontèrent à la surface avec un glouglou sinistre.

– Merlin, par ma barbe, qu’est-ce que c’est que cette horrible bestiole ? s’écria Dargo, un peu affolé. Je ne suis peut-être pas aussi savant que vous, mais je sais quand même que les krakens et les pieuvres, on n’en trouve que dans la mer.

– Ce n’est ni un kraken ni une pieuvre, maître nain, répondit Merlin assez bas. C’est un népenthès géant, une plante carnivore très vorace. Un cadeau de Viviane au royaume de sa sœur Morgane, j’imagine… Que personne ne froisse les roseaux autour de nous !

– Pourquoi ? s’étonna Adélice d’un air faussement naïf. – Parce qu’il y a fort à craindre que ce soient de longs poils qui

descendent directement dans la gueule de ces monstres. Dès qu’on les touche, ils savent qu’une proie est à portée et ils lancent leurs tentacules… Reculons tous avec précaution.

– Comment ça, ces monstres ? demanda Kad. Vous voulez dire que… Le jeune homme n’eut pas besoin de finir sa phrase. Merlin venait

de donner plus de puissance à son sort de lumière, et toute la zone s’illumina. Ils comprirent alors dans quel piège ils venaient de tomber. De nombreux tentacules géants battaient les airs tout autour d’eux, à quelques dizaines de mètres à peine chacun.

– Je crois que pour les poils c’est trop tard… ne put s’empêcher de dire Dargo, sarcastique.

Ils étaient encerclés. Ils ne pouvaient plus fuir et, sous le sol mouvant qui recouvrait le lac souterrain, ils sentaient bien que d’autres monstruosités aquatiques grattaient la terre meuble. Leur îlot spongieux serait bientôt leur tombeau s’ils ne trouvaient pas très vite une solution.

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LE LUTIN VERT

a situation devenait critique. Le petit groupe avait déjà essayé à plusieurs reprises de se frayer un passage entre les tentacules végétaux des redoutables népenthès géants. Ils se

battirent contre eux avec un grand courage à chaque fois. Mais ce fut peine perdue, cela n’avait même fait qu’aggraver les choses, car les deux licornes qui restaient furent happées l’une après l’autre en essayant de défendre les voyageurs. Adélice avait choisi de les achever d’une flèche adroitement tirée avant qu’elles ne soient englouties et dévorées vivantes. Dorylas l’avait remerciée pour ce qu’il avait inter-prété comme un geste de pitié à l’égard de ses lointaines cousines magiques… À chaque fois la jolie fée s’était parée d’une mine attristée, alors qu’en réalité elle jubilait d’avoir pu abattre des licornes. Ce genre de cible était un privilège rare, il ne fallait surtout pas bouder son plaisir, se disait-elle.

En réalité le plan de Viviane s’était déroulé comme prévu : l’échange des deux sœurs avait eu lieu, et ce au nez et à la barbe de Dargo qui n’y avait vu que du feu, malheureusement. En effet, pendant l’attaque du premier népenthès géant, Björken avait bien attrapé Adélice et son double maléfique avait tout simplement pris sa place en sautant à terre. Cette dernière était déterminée à mener à bien sa mission d’infiltration, spécialité des fées polymorphes. Pour l’heure, elle espérait surtout qu’Ancalagon, le dragon noir du général de Galaad, ne soit pas trop gravement blessé et qu’il puisse transporter la vraie Adélice jusqu’à Camaaloth. La Dame du Lac l’attendait avec impatience pour l’interroger personnellement.

Kad ni personne d’autre n’avait remarqué la supercherie, il n’avait d’ailleurs aucune raison de se méfier de la jeune fée. Il avait plus urgent à régler : sous ses pieds, les vibrations étaient de plus en plus fortes.

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Les sols tremblants des tourbières allaient laisser passer d’un instant à l’autre de nouveaux tentacules, et alors ce serait la fin. Seul un miracle pourrait les sauver : un dragon d’or, un géant de pierre, une tornade, un tremblement de terre… bref, quelque chose de terriblement puissant ! Mais rien de tel ne se produisit. Non. Mais ce qui se passa fut plus incroyable encore !

– Vous semblez être en difficulté… De l’aide, peut-être ? Le Pripi Yiyi est un endroit très dangereux pour des étrangers…

En entendant cette voix nasillarde, tous sursautèrent et se tournèrent vers le nouveau venu surgi de nulle part. Un petit bonhomme aux cheveux blanchâtres et clairsemés se tenait parmi eux, sans que personne ne l’ait entendu arriver ou n’ait pu voir comment il avait fait pour se faufiler au milieu des tentacules déchaînés. Il semblait très vieux et son teint verdâtre ne faisait qu’accentuer cette impression. Mais ce qui frappa d’abord les voyageurs, c’était sa taille : il était minuscule, à peine de la taille d’un lutin. Néanmoins, malgré ses gros yeux globuleux et sa tête qui rappelait celle d’un crapaud-buffle, il émanait de cet être minuscule une force et un calme qui inspiraient confiance.

Il habitait peut-être dans les parages, se dit Kad, car il n’avait aucun bagage et ne portait qu’une vieille tunique en tissu épais qui descendait jusqu’à ses pieds nus. Merlin, très méfiant de nature, leva son bâton devant lui et dit sur un ton menaçant :

– Qui êtes-vous ? Ami ou ennemi ? – Mon nom est Crimathann, et le temps presse si vous voulez sauver

vos vies, répondit le lutin vert, guère impressionné par Merlin ni par aucun de ses compagnons.

– Merci d’être venu à notre secours, dit alors Kad qui ne voulait pas vexer la seule personne peut-être capable de les aider. Comment peut-on échapper à ces créatures ?

– Vous n’aurez pas besoin de votre épée, donnez-la-moi. L’étrange Crimathann tendit alors vers Kad une main dotée de trois

gros doigts griffus. Le garçon hésita. Il regarda Merlin, cherchant conseil. Si ce lutin était réellement un ennemi et leur voulait du mal, il n’avait pas à se donner cette peine, les népenthès géants seraient bientôt sur eux. Lentement, il tendit sa lourde épée en acier valkyrien et la lui donna. Le lutin la saisit avec une aisance assez déconcertante et dit aux autres, un doigt tendu vers l’est :

– Rejoignez-moi là-bas à mon signal.

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Dargo voulut lui demander des précisions sur ce signal, mais il était trop tard. Le petit être à tête de crapaud disparut en un instant pour réapparaître aussitôt plus loin, au pied de l’un des tentacules, dans la direction désignée. Le monstre n’eut pas le temps de sentir la présence du lutin que déjà celui-ci brandissait l’épée de Kad et réussissait, avec une force inouïe, à trancher entièrement le robuste bras du népenthès géant. Le tentacule s’effondra aussitôt dans les flots dans un bruit assourdissant, faisant gicler des tonnes d’eau verdâtre de part et d’autre. Kad, Merlin, Dargo, Adélice et Dorylas en restèrent bouche bée.

Crimathann leur fit signe et les voyageurs se mirent à courir vers lui sans chercher à comprendre. Les autres tentacules n’allaient pas tarder à réagir s’ils traînaient en route. Leur vie dépendait de ce lutin, il serait temps de réfléchir plus tard…

a Enfin hors de danger, ils marchaient tous en file indienne, suivant le

drôle de petit bonhomme verdâtre. Crimathann les emmenait se reposer chez lui pour la nuit. Il leur avait demandé de ne prononcer aucun mot durant le trajet et de surtout bien marcher dans ses pas s’ils ne voulaient pas risquer à nouveau de faire de mauvaises rencontres. Tout le monde avait obtempéré sans broncher, ils avaient bien conscience que dans ces marais leur salut passait par Crimathann. Plongé dans ses pensées, Kad comprenait que les Tourbières de chair étaient bien plus étendues et plus variées que ce qu’il croyait au début. Leur guide les emmenait à présent vers une zone légèrement en altitude, suffisamment haute pour que la brume ait presque disparu, ainsi que les grandes étendues d’eau mortelle. La flore d’origine aussi semblait avoir repris le dessus, il y avait bien plus de fougères à cet endroit. On commençait même à croiser des arbres semi-aquatiques comme des palétuviers ou encore des kapokiers aux grosses racines veineuses courant à la surface humide des sols. Mais la route était encore longue…

Ils finirent par arriver devant une modeste maison en terre ocre, accolée à une colline où la végétation se faisait plus rare. De près comme de loin le logis ne semblait pas bien grand pour des hommes et des fées de taille normale, alors pour un centaure, il n’était même pas envisageable d’y rentrer ne serait-ce qu’une patte. De toute manière le problème ne se posa pas ; sitôt arrivé devant la porte toute ronde de sa maison, Crimathann s’adressa à Dorylas et à Adélice :

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– Centaure et fée, vous serez de garde cette nuit, vous devrez vous relayer. Chevalier et magicien, entrez, nous devons parler.

L’espionne de Galaad était sur le point d’exprimer son désaccord, car elle voulait pouvoir fureter à sa guise, mais elle se ravisa. Il était inutile d’attirer l’attention sur elle, sa mission ne faisait que commencer, elle ne devait surtout pas éveiller les soupçons. Elle attendrait la nuit pour aviser… Dargo, vexé d’avoir été oublié, ne savait où aller, et il le fit savoir vertement, alors que les trois autres entraient dans la maison :

– Hum, hum ! dit-il en se raclant la gorge. Si vous aviez une petite bière, ou quelque chose dans le genre, histoire que je m’occupe un peu…

Crimathann s’arrêta un instant, se retourna et dit dans un sourire : – Je possède la meilleure bière des Tourbières, maître nain. Il doit

m’en rester un tonneau ou deux, allez voir dans le cellier derrière la maison.

La joie de Dargo faisait vraiment plaisir à voir, et quand il partit en courant chercher son trésor, Merlin et Kad ne purent s’empêcher de rire. La tension qu’ils avaient tous éprouvée ces dernières heures retombait enfin. Il était temps pour eux de se détendre, ils se sentirent soudain totalement épuisés. Une fois à l’intérieur, Crimathann put enfin assouvir la curiosité de Merlin qui brûlait de pouvoir l’interroger.

– Je suis un leprechaun, si c’est ce que vous vous demandez, commença le petit homme. Ou un féal raté, si vous préférez…

– Comment ça ? s’étonna Kad. Ne le prenez pas mal, mais vous ne leur ressemblez pas vraiment.

– Je sais, répondit Crimathann avec un sourire énigmatique. La naissance des féaux est compliquée. Je n’ai pas pu en devenir un, c’est le destin qui l’a voulu. Je suis moins puissant qu’eux, mais je vivrai plus longtemps, hé hé hé !

Le rire clair de Crimathann mit Kad mal à l’aise. Il ne pouvait s’empêcher de penser au féal qui avait disparu par sa faute pendant la bataille de la forêt des Murmures. Le leprechaun s’en rendit compte et redevint sérieux.

– Je sais qui tu es, jeune Kadfael, fils de Perceval et de Mélusine l’Azura. Tu veux reforger l’épée. C’est un projet… ambitieux. Tu t’es vaillamment comporté contre les ennemis de la reine Morgane. Mais tu as appris que la victoire est parfois plus amère que la défaite…

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– Comment savez-vous tout cela ? demanda Merlin, redevenu soudain méfiant. Tout Brocéliande est-il donc au courant de notre mission ?

– Rassurez-vous, répondit d’une voix douce le leprechaun. J’entends beaucoup de choses, car j’ai des amis utiles. Mais à personne je ne peux ni ne veux parler de ce que je sais. Je suis au service de Brocéliande, et seuls ces marais m’intéressent.

– Des amis ? Quels amis ? Je pensais que vous étiez le seul à habiter dans ce charmant coin de nature, ne put s’empêcher de rétorquer le vieux magicien, un peu agacé de ne pas avoir de réponse claire.

– Demain, vous les verrez. Demain, ils vous aideront à traverser les mortelles tourbières… Maintenant il faut manger. Il me reste un peu de soupe de racines pour vous et vos compagnons. Vous verrez, c’est moins mauvais que ça en a l’air…

Tous mangèrent de bon appétit puis prirent un repos bien mérité. Une lune montante éclairait d’un pâle éclat la modeste maison du

leprechaun. Tout semblait endormi et paisible. Dorylas montait la garde d’un côté de la maison, et la fausse Adélice était censée surveiller la porte d’entrée. Mais elle était là parce qu’elle avait une autre mission, la seule qui comptait à ses yeux : récupérer le pommeau d’Excalibur. Elle se dit que c’était le moment idéal pour agir : elle allait se faufiler dans la maison, voler l’objet et fuir dans les marais. Personne ne pourrait la suivre dans ce dangereux dédale, même pas cet affreux lutin vert. Elle entra en catimini et vit au fond de la pièce principale Merlin et Kad profondément endormis sur une jonchée de paille. Elle regarda tout autour d’elle afin d’habituer ses yeux à la pénombre. Seul un rai de lumière lunaire passait à travers l’étroite fenêtre de la cuisine, et elle prit garde de ne pas le traverser.

Mais soudain, juste devant elle, deux yeux phosphorescents se mirent à briller dans le noir, semblant la fixer. Deux petites lumières posées sur un vieux meuble en bois… Crimathann ! La fée s’arrêta net, se plaquant le plus possible contre un mur afin de se fondre dans l’obscurité profonde. Elle ne pouvait pas risquer de réveiller Kad, elle devait tout faire pour ne pas dévoiler la supercherie.

– Que faites-vous ici ? murmura soudain une voix nasillarde. – Je… je voulais vérifier que tout allait bien ici, répondit à voix basse

la jeune femme. – Tout allait bien avant que vous n’entriez, Adélice… Mais la

question est plutôt : est-ce que tout va bien pour vous ? – Je ne comprends pas… Oui, je vais très bien, merci.

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– Vous n’êtes pas celle que vous semblez être, mais vous n’êtes pas non plus celle que vous croyez être.

– Alors qui suis-je ? demanda crânement l’espionne qui ne goûtait pas ce petit jeu.

– Une jeune femme qui a un rôle important à jouer dans cette histoire… et, pour commencer, qui va reprendre son tour de garde dehors.

Que faire ? Cette sale petite fouine semblait savoir qui elle était, alors pourquoi ne disait-il rien aux autres ? Devait-elle le tuer avant qu’il ne donne l’alarme ? Non, c’était trop risqué. Elle préféra ne pas chercher à comprendre, les lutins étant des êtres souvent rusés et fourbes. Celui-ci travaillait peut-être pour Viviane… Dans ce cas, elle ne risquait rien. Dans le doute, elle sortit reprendre son poste, se jurant de se montrer plus prudente quand elle essaierait de nouveau de dérober le pommeau d’Excalibur. Elle n’avait pas le droit d’échouer si elle tenait à la vie…

a Le lendemain, tout le monde avait l’air reposé, hormis Dargo qui

avait effectivement fait connaissance la veille avec les tonneaux de bière du leprechaun… Sans qu’on lui demande rien, il expliqua que le breuvage lui laissait comme une sensation collante entre les dents. Crimathann lui expliqua que c’était peut-être dû au mucus de limaci-forme qu’il devait utiliser pour brasser la bière, le houblon ne poussant pas très bien dans la région.

– Du mucus de quoi ? demanda le nain soudain devenu soupçonneux sur ce qu’il avait bu sans hésiter la veille.

– De la bave de chenille ! rétorqua aussitôt la fausse Adélice, moqueuse. Ça peut surtout expliquer ton haleine de troll ce matin. Tu empestes tellement que tu pourrais tuer un dragon rien qu’en lui soufflant dans le nez !

La jeune fée ne put s’empêcher de rire devant la mine dépitée de Dargo. Kad s’étonna de la réflexion de son amie et lui dit qu’il l’avait connue plus agréable. Elle se renfrogna, consciente d’avoir peut-être commis une erreur, elle devrait se montrer plus prudente à l’avenir. Elle connaissait encore mal la nature des relations entre la vraie Adélice et les autres membres du groupe, elle devait donc faire attention à ne pas commettre d’impair avant d’avoir pu neutraliser

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définitivement le projet de reforger Excalibur. Néanmoins, tout le monde oublia rapidement cet incident, sauf Dargo qui pendant un instant aurait juré que quelqu’un d’autre avait parlé à la place de son amie. Ses mots l’avaient blessé, mais il finit, lui aussi, par ne plus y penser.

– Crimathann, nous devons gagner la forêt de Mormale, déclara Merlin, pressé de reprendre la route.

– Je sais, répondit le leprechaun. Je peux vous aider. Crimathann leva la tête vers les arbres les plus proches et se mit à

siffloter de manière presque imperceptible. Aussitôt un papillon aux ailes multicolores vint à sa rencontre et se posa sur son bras. Il chuchota à l’oreille de l’insecte quelques phrases inintelligibles pour le commun des mortels. L’insecte reprit son envol et partit loin dans le ciel.

– Un papillon va pouvoir nous aider ? demanda Dorylas, un peu sceptique. Je ne doute pas de vos pouvoirs, mais…

– Patience, capitaine Dorylas, patience, répondit Crimathann. Suivez-moi.

Le petit homme se mit en route d’un bon pas sur le chemin qui descendait vers les sinistres tourbières. Les autres le suivirent sans pro-noncer une parole. Au bout d’un certain temps il sortit d’une bourse en cuir une très belle pierre translucide aux reflets violets.

– Merlin, vous ne le savez pas encore, mais cette pierre vous sera utile à vous ou à l’un de vos amis. Prenez-la. Elle vous éclairera quand vous serez dans les ténèbres.

Merlin remercia le leprechaun, mais il ne put lui tirer un mot de plus à propos de cette mise en garde énigmatique. Il rangea néanmoins avec soin la pierre violette, conscient que ce que disait un être comme Crimathann ne devait pas être pris à la légère. Ils arrivèrent aux abords des étangs brumeux, et tous avaient le cœur serré de devoir de nouveau risquer leur vie au milieu des tentacules carnivores. Crimathann s’arrêta et leur dit :

– Ici se séparent nos chemins. Vous ne reviendrez pas tous en vie de cette aventure, ainsi va le destin. Mais vous ne devrez jamais céder au désespoir. Vous allez suivre mes amis jusqu’à la lisière de la forêt, ils vous protégeront mieux que vos armes. Adieu. Que la chance soit toujours votre alliée !

Crimathann disparut alors comme par enchantement, laissant les cinq compagnons un peu abattus par ce départ. Mais cela ne dura pas, car déjà les amis du leprechaun arrivaient. Il s’agissait en réalité d’une

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vingtaine de papillons gigantesques, grands chacun comme Ancalagon, le dragon noir de Björken. Leurs ailes multicolores battaient à un rythme incroyable, et tout ce qui se trouvait face à elles était comme soufflé par un violent ouragan. De cette manière, les papillons dissi-paient sur leur passage toute trace de brume aveuglante.

– Je crois que j’ai compris, s’écria soudain Kad. Venez, et surtout restons bien groupés.

À peine eurent-ils posé le pied sur le sol meuble et tremblant des tourbières que deux tentacules s’élevaient déjà dans les airs, prêts à saisir tout ce qui passerait à leur portée. Mais ils n’en firent rien. En effet, les insectes géants, parfaitement coordonnés, se placèrent en rond autour du petit groupe, battant frénétiquement des ailes dans la direction des népenthès. Kad et les autres se mirent en marche, et leur escorte volante avança avec eux, tout en gardant une certaine distance. Les bourrasques de vent créées par les battements d’ailes étaient si terribles qu’aucun monstre n’avait la force d’approcher des voyageurs. Les papillons avaient le pouvoir de les tenir éloignés, les repoussant avec une telle énergie que certains tentacules s’effondraient sous la poussée des vents déchaînés.

À la fin de la journée, les voyageurs réalisèrent avec soulagement que la brume se dissipait enfin. Bientôt ils virent apparaître les premiers arbres de l’orée du bois. Grâce à Crimathann et à ses drôles d’amis, ils avaient réussi à traverser les dangereux marécages. Pourtant, s’ils avaient su échapper de justesse aux monstres aquatiques de Viviane, ils sentaient bien qu’ils n’étaient pas au bout de leurs peines.

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LE CHOC DES TITANS

endant ce temps, la véritable Adélice était toujours en vie, mais sa situation n’était guère enviable. Elle était même en grand danger, prisonnière de Björken lui-même.

Dargo avait failli la libérer en frappant l’aile d’Ancalagon, le grand dragon noir du Viking. Il était sérieusement blessé : la masse en mithril avait fracturé l’ulna, un os essentiel de l’aile. L’animal perdait beaucoup de sang par sa plaie ouverte et il souffrait. Son maître se montrait pourtant intraitable avec lui, Ancalagon devait voler, coûte que coûte ! Alors la bête faisait comme elle pouvait, tenant dans les airs avec difficulté. C’est pourquoi, au lieu de rentrer directement à Camaaloth, le Viking avait dû se poser régulièrement pour que sa monture puisse souffler un peu et boire, ce qui l’aidait beaucoup. Björken était furieux et triste à la fois, car ce n’était pas un animal comme les autres : il crachait le froid comme un dragon de givre et il était presque aussi grand et fort qu’un dragon d’or. Un dragon d’exception pour un guerrier d’exception…

Le soldat de Galaad avait installé Adélice derrière lui, solidement attachée à la selle pour éviter de la voir sauter en plein vol. Depuis son rapt, la jeune fée pestait de s’être ainsi fait attraper. Elle avait pourtant eu un mauvais pressentiment dès qu’ils étaient entrés dans les Marais du silence. Elle aurait bien aimé pouvoir se transformer en quelque chose de plus gros ou de plus fin, histoire de glisser à travers ses entraves ou de dévorer le guerrier juste devant elle… Mais Viviane avait bien fait les choses, ses liens étaient ensorcelés et son don de méta-morphose ne pouvait agir. Et comble de l’horreur, le Viking l’avait bâillonnée, elle qui aurait adoré hurler sa rage ! Son ravisseur ne voulait prendre aucun risque. Il volait au ras des arbres : si l’ulna venait à se briser net en plein vol Ancalagon tomberait comme une pierre et il

P

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savait que lui-même ne survivrait pas à la chute. Mais le problème était qu’à cette basse altitude, il fallait trouver des voies désertes, personne ne devait les voir, et surtout pas les archers de Morgane qui auraient été trop heureux de les abattre sans sommation. Ils étaient des cibles de choix en territoire hostile.

Björken se sentit soulagé quand il vit apparaître au loin les méandres sinueux de l’Aronde, le large fleuve qui séparait Logres de Brocéliande. Une fois cette frontière passée, il savait qu’il n’aurait plus rien à craindre. C’étaient les terres du roi Galaad désormais. Mais au même moment, peut-être parce que lui aussi avait vu le cours d’eau, Ancalagon se mit à battre des ailes de manière désordonnée, son équi-libre devenant de plus en plus précaire. La perte de sang s’accentuait, tombant au sol comme une fine pluie rouge. Son maître saisit fermement les rênes pour l’obliger à se calmer et à reprendre sa route, mais il était évident qu’il ne pourrait se dispenser d’un nouvel arrêt.

Adélice comprit que lorsqu’elle aurait quitté son royaume, ses chances de survie seraient réduites à néant. Alors, de désespoir, elle se mit à crier comme elle put sous son bâillon. Cela amusa Björken qui savait la victoire proche, il se retourna et arracha brusquement le foulard noué sur la bouche de la fée.

– Mes amis vont vous retrouver, vous feriez mieux de me libérer tout de suite ! hurla-t-elle.

– Ah oui ? répondit le Viking d’un ton railleur. Mais pour te retrou-ver, il faudrait déjà qu’ils sachent que tu as disparu, tu ne crois pas ?

– Ils le savent, vous mentez ! – Je n’ai pas de raison de te mentir, tu es déjà morte à mes yeux…

Mais dis-moi, petite fée, j’ai appris que tu avais une sœur jumelle, Caitlynn, c’est bien ça ? Viviane a raison, vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau.

Adélice en resta bouche bée. Comment ce monstre répugnant savait-il tout cela ? C’était impossible ! Effectivement, elle avait eu une sœur jumelle, il y a bien longtemps, aussi semblable qu’elle d’aspect, mais foncièrement plus mauvaise et plus égoïste de caractère. Les deux sœurs ne s’étaient jamais entendues. La dernière fois qu’elles s’étaient vues, elles s’étaient même quittées de manière très violente. C’était peu de temps avant que Morgane ne l’envoie en mission à Camaaloth pour retrouver l’enfant de Mélusine. Elle n’avait plus jamais revu sa jumelle et elle avait fini par apprendre sa disparition dans un naufrage en mer. On lui avait même dit qu’elle était morte. Pourquoi lui parlait-il de ce

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fantôme du passé ? Pourquoi ? À moins que… C’est alors qu’elle comprit. Tout devenait clair. Elle ferma les yeux un instant avant de parler.

– Elle est en vie, et elle a prêté allégeance à Viviane, c’est ça ? Et maintenant…

– Maintenant, elle se balade avec tes amis, et bientôt elle les tuera tous ! répondit Björken dans un grand éclat de rire propre à glacer le sang. Accroche-toi, ma jolie, on va atterrir !

Ancalagon se posa tant bien que mal sur la rive sablonneuse de l’Aronde. Björken avait choisi de s’arrêter du côté de Brocéliande. Les arbres qui s’y trouvaient masqueraient plus facilement leur présence. Il mit pied à terre puis porta Adélice et la déposa à l’ombre d’un vieux saule pleureur. Il la força à boire, car il ne voulait pas rapporter une prise en mauvais état. Ensuite il saisit une sacoche abîmée, accrochée à sa selle plate et en sortit une fiole de verre. Elle contenait un onguent qu’il appliqua avec précaution sur la blessure de son dragon. L’animal ressentit aussitôt un certain soulagement. Une fois les soins donnés, Björken l’emmena boire au fleuve, regardant avec attention des deux côtés de la rive pour être certain de ne pas être surpris par une attaque ennemie. Il s’accroupit et attendit que son dragon ait bu.

Ancalagon avait à peine commencé à se désaltérer que Björken se redressa, son œil valide aux aguets. Bien plus loin en amont, en face, du côté de Logres, un homme sur une monture approchait de la rive. Aussitôt le Viking courut vers Adélice et lui remit le bâillon, il ne fallait pas qu’elle puisse donner l’alerte. Elle résista du mieux qu’elle pouvait, mais en pure perte. Il était deux fois plus grand et plus fort qu’elle, et il lui avait pris sa dague d’onyx qu’elle glissait toujours dans sa botte. Sa traîtresse de sœur avait dû l’informer de cette cachette. Cette idée la rendit encore plus folle de rage.

Björken remit son casque et revint vers le bord. Il regarda avec plus d’attention, cherchant à voir qui était ce voyageur. Soudain il comprit : l’homme ne montait pas un cheval, mais un lion gigantesque. C’étaient le seigneur Yvain et son lion Philibert. Le chevalier était trop loin, il ne pouvait pas voir le dragon et son maître sous les grands feuillages qui masquaient leur présence. Björken enrageait : ses meilleurs pisteurs étaient aux trousses de cet homme partout dans le royaume, lui-même avait une revanche à prendre, et il savait qu’il ne pouvait se battre, sa mission était prioritaire. Il ne pouvait pas prendre de risque, le roi Galaad ne le lui pardonnerait pas.

Il continua d’observer les faits et gestes du chevalier, il n’avait pas vraiment le choix. Yvain était loin, Björken ne voyait pas ce qu’il faisait précisément, le seigneur de Landuc semblait simplement attendre au

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bord de l’eau, juché sur son lion. Tout à coup le Viking vit près de la rive émerger des femmes à demi nues. Yvain était en train d’être envoûté par des sirènes…

– Non ! hurla-t-il, hors de lui. Il n’en est pas question ! Arrêtez ! Cet homme est à moi, vous m’entendez ? À moi !

Adélice le regarda d’un air étonné, car, de là où elle était, elle ne voyait strictement rien. Elle se demanda si son ravisseur n’était pas devenu fou. Au loin, les sirènes finirent par entendre les cris, l’une d’elles se contenta de se retourner et de faire une grimace de défi à Björken.

– Vous ne me priverez pas de ma revanche, maudites sorcières… Ancalagon ! Mon dragon, je sais que tu es faible, mais fais-le pour moi, fais-le pour ton maître, je te l’ordonne : crache ton givre, empêche-les de me voler ce qui me revient !

Ancalagon jeta un instant à son maître un regard las, semblant supplier quelques instants de répit supplémentaires. Mais il lui devait une obéissance absolue, alors, d’un pas pesant, il avança bravement vers l’eau, et de toutes ses forces, il souffla le plus longtemps possible en direction des sirènes. Tout l’air environnant se refroidit en un instant, la glace se propagea à la vitesse du vent et frappa les fées putrides comme un raz-de-marée engloutit des falaises de granit. Ce fut rapide, bruyant et brutal. Quand le souffle mortel s’arrêta, le fleuve était gelé d’une rive à l’autre, de Björken à Yvain.

Le chevalier sortit aussitôt de sa torpeur. Il se souvenait juste s’être avancé au bord de l’eau pour se désaltérer, puis tout était devenu flou… Philibert poussa un puissant rugissement en direction du Viking. Tout d’abord, Yvain vit les corps émergés des sirènes à demi congelés, puis il aperçut au loin Björken, le terrible adversaire qui lui avait pris Landuc, son château.

– Mon ami, dit-il en sortant son épée, traverse ce pont périlleux et allons venger notre honneur ! En avant !

Le lion n’hésita pas une seconde, il sauta sur la glace du fleuve et se mit à courir. Quand il passa à pleine vitesse près des sirènes, Yvain, d’un même mouvement ample et précis, trancha les têtes des trois monstres avec sa longue épée étincelante. Elles retombèrent un peu plus loin, emportées par l’élan, avec le son écœurant de fruits blets s’écrasant au sol. Des geysers de sang noir jaillirent des trous sombres qui remplaçaient les crânes disparus. Les corps mutilés se tenaient droits, figés dans la glace, comme si l’enfant d’un géant s’était cruelle-ment amusé avec ses poupées de chiffon.

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Toujours galopant à dos de lion, Yvain se rapprochait de Björken. Son armure et son bouclier étincelaient dans les reflets du soleil sur le fleuve gelé. On aurait dit la mort en personne souriant devant un vieillard, sûre de sa victoire et de son bon droit. Le Viking ne partageait pas cette certitude. Peut-être avait-il peur pour la première fois de son intrépide vie ? Un bref passage de ses mains sur les cicatrices qui couturaient son visage lui rappela, si besoin était, que le duel à mort qui l’attendait serait l’un des grands combats de sa vie. Le plus grand sans doute. Inspirant à pleins poumons, il détacha de sa ceinture son énorme fléau d’armes, aux deux lourdes sphères d’acier et aux pointes acérées. Il connaissait la cruauté et la sauvagerie des attaques léonines pour les avoir déjà subies lors de leur dernière rencontre. Mais cette fois, la querelle serait vidée comme un furoncle débarrassé de son pus nauséabond. Son honneur l’exigeait. Il baissa alors la visière de son casque et s’avança aux côtés d’Ancalagon. Celui-ci, bien que blessé et affaibli, était encore suffisamment puissant pour affronter Philibert, à n’en pas douter.

Yvain mit pied à terre, refusant de frapper un adversaire sans monture, aussi fort soit-il. Björken apprécia le geste. Cela confirmait que l’homme avait le sens de l’honneur. Pour autant, nulle intention de l’épargner ne lui traversa l’esprit.

Le grand saurien, en revanche, n’avait pas été dressé pour se montrer chevaleresque, mais pour tuer et gagner. Aussi, avant qu’aucun des deux combattants n’ait eu le temps de prononcer une seule parole, le terrible dragon noir surgit de derrière son maître et cracha autant de givre qu’il put. Aussitôt Yvain leva son bouclier, tentant de les protéger, lui et Philibert. Le choc fut si violent que le chevalier faillit tomber à la renverse. Heureusement pour lui, le monstre presque exsangue, chancelant sous l’effort, dut se rendre à l’évidence : il était bien trop épuisé pour figer qui que ce soit dans une glace mortelle.

Constatant, résigné, la faiblesse de son allié, Björken ne perdit pas un instant et contre-attaqua immédiatement. Il se jeta violemment sur Yvain, faisant tournoyer son fléau au-dessus de sa tête. Le choc contre le bouclier fut terrible. Des fragments de bois se détachèrent et quelques éclisses vinrent même se ficher dans le visage du Viking. Momentanément aveuglé, celui-ci ne prit pas garde au coup d’épée d’Yvain qui lui entailla sauvagement la cuisse. Habitué qu’il était à ce genre de blessure, il sentit à peine la douleur, se contentant d’arracher les éclats de bois enfoncés dans sa paupière encore valide.

Le combat reprit de plus belle. À la formidable puissance de l’un répondait la rage aveugle de l’autre. Épée, fléau, bouclier, dents, griffes,

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glace et souffles s’entrechoquaient et se mêlaient avec violence, chaque coup faisant naître des gerbes d’étincelles qui rougeoyaient dans le ciel clair. Quelle pouvait être l’issue d’un tel affrontement où des dieux et des titans semblaient tournoyer en une sanglante danse macabre ?

Les quatre adversaires se battaient depuis un bon moment et tous commençaient à fatiguer. Ils piétinaient dans une mare de terre, d’herbes et de sang, froide et humide, provoquant à chaque pas un son lugubre et spongieux. Les deux bêtes, la respiration lourde, se tournaient autour, l’œil aux aguets. Elles prenaient leur temps pour reprendre haleine et trouver le moment propice à une attaque décisive. Philibert fut le plus prompt à ce jeu, il se rua tout à coup en avant et bondit sur le dos d’Ancalagon. Il déchiqueta l’aile blessée avec ardeur, usant sans répit de ses crocs longs et coupants comme des rasoirs. Fou de douleur, le dragon se redressa, faisant rouler son assaillant sur le sol. Le terrible lion allait revenir à l’attaque quand le monstre écailleux, enragé, parvint à tirer de ses glandes cryogéniques un ultime jet de givre. Philibert échappa à la mort de peu, se jetant sur le côté au dernier moment. Pourtant, il fut touché. Sa longue queue majestueuse resta collée au sol, figée dans un énorme bloc de glace aux reflets d’argent. Rugissant de colère, le lion fit de son mieux pour se libérer, tirant dans tous les sens. Mais rien à faire ! Il était bel et bien prisonnier et à la merci d’Ancalagon. Ce dernier comprit que son adversaire était enfin vulnérable. C’était maintenant qu’il fallait lui porter le coup de grâce. Il se mit à tourner très lentement autour de sa proie, se réjouissant par avance de son succès.

Yvain, ferraillant toujours avec vigueur contre Björken, se rendit compte que son ami était en bien fâcheuse posture. Tout en repoussant le Viking du mieux qu’il put, il courut vers le lion et sans hésiter lui trancha net la queue d’un seul coup puissant. Se sentant libéré, Philibert bondit sur Ancalagon qui, surpris, vacilla sur ses membres déjà très affaiblis par son hémorragie et par la rudesse du combat. Le lion ne lui laissa aucun répit, aucune chance. Il écrasa l’énorme tête de l’animal entre ses deux immenses pattes griffues, crevant simultané-ment les terribles yeux noirs tout en plantant ses crocs acérés dans la peau écailleuse du dragon. Et d’un dernier et formidable claquement de mâchoire, il l’égorgea, arrachant entre ses dents un bloc de chair sombre et sanguinolente. La victoire était sans appel : un morceau de trachée pendouillait tristement entre les crocs du lion comme un trophée incontestable. Ancalagon s’effondra sur lui-même dans un dernier râle.

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Yvain, le visage gris de fatigue, chancela sur ses jambes. Il était rompu. Les coups, la peur, le sang, toute cette violence, avaient eu raison de sa résistance légendaire. Alors qu’il tentait de rassembler ses dernières forces pour affronter Björken, il remarqua, dans un sursaut de lucidité, qu’Adélice était ligotée à un arbre, non loin du champ de bataille. Il jeta un regard chargé de colère au Viking qui suait à grosses gouttes sous son armure.

– Où sont ses compagnons ? cria-t-il. Qu’en avez-vous fait ? Philibert, détache-la ! Tout de suite !

Le Viking n’avait aucune intention de répondre. Pourtant, en contemplant, dépité, son dragon gisant dans une mare de sang, il comprit que ses chances de victoire s’amenuisaient dangereusement. Sans prendre le temps de la réflexion, il se rua alors sur Yvain avec la rage du désespoir. Bien qu’exténué, le Chevalier au lion était encore vigoureux. Au moins autant que le guerrier nordique. Repoussant violemment cet assaut, il esquiva encore une fois le fléau et réussit enfin à toucher mortellement son ennemi. L’épée du chevalier d’Arthur pénétra dans le ventre de Björken et s’y enfonça presque jusqu’à la garde. Stupéfait, le Viking regardait sans y croire le métal qui lui traversait le corps. Il essaya bien de parler, mais de gros bouillons de sang écarlate sortirent de sa bouche tordue en un rictus hideux. Titubant, il recula de quelques pas hésitants et arriva sans s’en rendre compte tout près de la glace qui recouvrait le fleuve. Ses efforts pour conserver sa stabilité furent vains. Il tomba en arrière de toute sa hauteur, l’épée toujours plantée dans le ventre. Dans un bruit sourd, l’épaisse couche de glace se fissura sous le choc. Björken ne bougeait plus, étendu de tout son long sur la surface froide. L’épée d’Yvain saillant de son corps telle une Excalibur fichée dans un rocher d’entrailles sanguinolentes, le farouche guerrier était vaincu. Yvain, épuisé, poussa un soupir de soulagement en voyant son adversaire défait. Il reprit son souffle puis se dirigea péniblement vers Adélice que Philibert venait de délivrer et tenta de la réconforter, malgré ses propres blessures.

– N’ayez crainte, Adélice, vous êtes en sécurité maintenant. Je vous en prie, dites-moi vite si…

Ses mots restèrent comme suspendus dans les airs. Sa propre épée, qu’il avait laissée plantée dans le ventre de Björken, venait de le trans-percer dans le dos. Adélice poussa un cri et l’aida à s’allonger sur le sol. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle vit Björken, comme revenu d’entre les morts, debout sur la glace fissurée ! Il avait réussi à se relever et, avec une force surhumaine, avait retiré la lame de son corps

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pour ensuite la lancer sur le brave chevalier. Déjà Philibert courait dans sa direction pour le venger, quand la jeune fée le rappela :

– Non, Philibert ! Il est à moi… L’animal obéit et s’arrêta net. Le Viking au visage détruit, presque

éviscéré, ne bougeait pas, incapable de faire le moindre geste. Du sang coulait de toute son armure, et de son œil unique il regardait la fée d’un air de défi. Il se mit à rire avec difficulté, crachant des caillots rouge sombre. Alors, sans la moindre hésitation, Adélice saisit promptement un poignard glissé à la ceinture d’Yvain et le projeta sur son adversaire avec une précision redoutable. La lame se ficha profondément dans la gorge du guerrier et le rire dément s’arrêta aussitôt. Le Viking tomba une seconde fois de toute sa hauteur, mais cette fois la glace se brisa sous le poids. Dans une gerbe d’éclaboussures, Björken disparut définitivement du monde des vivants et sombra dans les profondeurs obscures et froides de l’Aronde. Son corps boursouflé de cicatrices irait nourrir les poissons pendant les mois à venir, seules les dernières sirènes maléfiques seraient là pour le pleurer.

Yvain, sentant sa fin proche, rassemblait toute sa lucidité pour adresser quelques mots à Kadfael par l’intermédiaire d’Adélice. Il savait qu’elle serait son fidèle messager. La jeune femme, très émue, serrait le chevalier dans ses bras et versait des larmes de compassion sur son pauvre corps meurtri.

– Ne pleurez pas, Adélice, retrouvez Kadfael et dites-lui que… je ne pourrai pas être à ses côtés, je suis désolé… Il tient à vous, je l’ai tout de suite lu dans son regard.

– Je l’aime aussi, répondit-elle, des sanglots dans la voix. – Alors… allez le retrouver. Prenez Philibert, il vous protégera tous

les deux mieux que je n’aurais pu le faire… Adieu, ma chère enfant… Ce furent ses derniers mots. Yvain le Chevalier au lion n’était plus.

Détendu et paisible dans la mort, il semblait simplement dormir. Plus jamais son noble regard ne se porterait sur quiconque. Son destin tragique était écrit depuis la naissance du monde dans les étoiles du temps. Il ne servirait à rien de s’appesantir sur son sort. Il avait payé son tribut pour préserver la paix dans les Terres de l’Ouest.

Adélice pleura longtemps, tenant tout contre elle la fière tête du chevalier. Philibert, triste et compatissant, s’approcha et, posant son gros mufle contre le visage de son ancien maître, feula doucement en signe de deuil. Il renifla longuement la fée, puis s’éloigna pour lécher ses propres blessures. Elle devait partir sans attendre, elle le savait. Les sbires de Viviane pouvaient surgir à tout moment, et de toute façon

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elle devait impérativement rejoindre Kad afin de lui révéler l’imposture de sa dangereuse sœur Caitlynn.

Balayant d’un dernier regard le champ de bataille, elle avisa sur le sol le morceau de queue de Philibert qu’Yvain avait dû sectionner pour libérer son ami. Ne pouvant se résoudre à laisser pareille relique tomber dans des mains peu scrupuleuses, elle la ramassa et la glissa soigneusement à sa taille. Il était hors de question qu’une partie de Philibert pourrisse en ce lieu maudit. Ensuite elle récupéra sa dague d’onyx noir que Björken avait glissée dans l’une des sacoches encore accrochées au cadavre fumant d’Ancalagon. Enfin, elle prit le corps d’Yvain et le disposa soigneusement sur le dos du lion. Sa dépouille ne pouvait rester sans sépulture, offerte à toutes les profanations. Adélice voulait l’enterrer au royaume de Logres, la terre qu’il avait défendue toute sa vie avec courage et honneur. Elle savait que l’âme du chevalier serait emmenée par un esprit féerique à Avalon, et cette pensée la consola et lui redonna un peu de courage. Elle traversa le fleuve gelé, Philibert à ses côtés. Elle chercha un endroit calme et, au pied d’un frêne vigoureux, enterra Yvain du mieux qu’elle put. Après avoir accompli cette triste besogne, les deux compagnons revinrent sur leurs pas en direction de Brocéliande. La glace du fleuve était souillée de sang écarlate, et, même après son dégel, l’Aronde garderait longtemps cette couleur. Les siècles à venir la connaîtraient dorénavant sous le nom de Rivière pourpre.

Adélice finit par sécher ses larmes et grimpa sur le dos du lion qui partit à vive allure à travers les terres féeriques. La jeune femme et l’animal fabuleux devaient retrouver leurs compagnons avant qu’il ne soit trop tard.

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LA FORÊT DE MORMALE

l faisait bon vivre dans les sous-bois de la grande forêt de Mormale. Les premiers rayons du soleil dardaient à travers les branches encore humides de rosée diffusant une lumière

chaude et tamisée. L’air était doux, et les oiseaux à peine éveillés chantaient avec entrain.

Caitlynn, même si elle refusait de l’admettre, appréciait l’endroit. Kadfael avait bien essayé de lui parler à plusieurs reprises, mais il avait ressenti à chaque fois une certaine froideur de sa part et il avait préféré ne pas insister. La jeune femme marchait devant, aux côtés de Dorylas, elle aimait sentir le parfum des fougères sauvages, les caresses de la brise légère sur sa peau. Le groupe avait quitté Kamaylia depuis bientôt deux semaines, et la traversée difficile à travers les Tourbières de chair lui semblait n’être déjà plus qu’un mauvais souvenir. Caitlynn savait qu’elle avait une mission à accomplir, mais elle avait décidé de se laisser plus de temps. Elle devait mieux connaître les autres pour être sûre de ne pas échouer de nouveau ou de se faire prendre bêtement. La seule chose qui la dérangeait vraiment était ce qu’avait dit cet horrible petit bonhomme vert : Vous n’êtes pas celle que vous semblez être, mais vous n’êtes pas non plus celle que vous croyez être. Ces mots tournaient en boucle dans sa tête et elle essayait en vain de leur trouver un sens. Pourtant elle refusait de tomber dans ce piège sémantique, elle savait très bien qui elle était : une voleuse payée pour exercer ses talents, rien d’autre. Elle devait seulement mieux incarner cette sœur qu’elle avait toujours enviée, et qu’elle avait fini par haïr depuis ce funeste jour où… Non, elle ne voulait plus y penser, cela lui faisait encore trop mal après toutes ces années. Aujourd’hui, elle tenait enfin sa revanche. Aujourd’hui, elle lui avait volé son identité, sa gloire, ses amis. Elle n’avait pas voulu la regarder dans les yeux quand Björken l’avait

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enlevée dans les marais, elle avait sauté prestement. Elle ressentait au fond d’elle-même une once de remords, mais elle la chassa très vite. Adélice lui avait tout pris, elle ne lui devait rien.

Les cinq aventuriers avaient marché toute la nuit, pressés d’arriver et craignant de tomber dans d’autres pièges tendus par leurs ennemis. Kad, malgré son empressement à retrouver ses parents, proposa de faire une halte, plus que nécessaire. Tous furent d’accord : en cas de nouveau danger, chacun devait être en état de se battre, ou de fuir s’il le fallait. Et surtout, on ignorait où se cachaient Mélusine et Perceval. La forêt de Mormale était immense et il valait mieux ne pas courir à l’aveuglette le ventre vide.

La fée et le centaure partirent exercer leurs talents de chasseurs pour enrichir les dernières provisions données par Lili Rose. Une heure plus tard, ils s’en revinrent enfin vers leur campement. La légère fumée blanche du feu que Dargo avait réussi à allumer leur indiquait la direction du retour. Caitlynn avait plusieurs lapins accrochés à sa ceinture, elle était aussi bonne archère que la véritable Adélice. Son compagnon portait sur son épaule un sanglier qu’il avait attrapé à mains nues. Dorylas semblait soucieux et ne disait plus rien depuis un bon moment. Manifestement il voulait parler, mais il ne savait pas comment s’y prendre. Fine observatrice, elle s’en rendit compte, ce qui la fit sourire. Ces derniers temps, elle commençait malgré elle à s’attacher à ce guerrier à la fois fort comme un roc et timide comme une jouvencelle.

– Capitaine, qu’est-ce qui vous rend si songeur ? demanda-t-elle d’une voix douce et caressante.

– Moi ? Rien… Enfin, c’est-à-dire… commença par bredouiller le fier centaure, plus habitué à se battre qu’à parler.

– Je vous promets que je ne le répéterai à personne, allez, dites-moi votre secret ! insista la jeune femme, enjôleuse.

– Eh bien… c’est à propos de votre sœur. Je voulais vous en parler depuis un moment déjà…

– Ma sœur ? Vous connaissiez… Caitlynn ? bafouilla-t-elle, une pointe d’inquiétude dans la voix.

– Non, pas personnellement, non. Mais… mon frère, oui. Le capitaine Horsibas, vous le connaissiez bien.

– Ah oui ? répondit-elle sans réfléchir. – Mais… voyons ! Vous avez longtemps travaillé sous ses ordres,

non ? Il me parlait souvent de vous, de votre efficacité dans vos missions…

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– Mais oui, bien sûr, suis-je bête ! Mon ancien capitaine, excusez-moi, avec la fatigue des derniers jours, j’oublie tout. Et comment va-t-il ?

Le Centaure la regarda, étonné. – Personne ne vous a rien dit ? Votre sœur l’a tué ! Caitlynn blêmit en entendant cela. Oui, maintenant elle voyait très

bien qui était le capitaine Horsibas : c’était lui qui l’avait pourchassée jusqu’à ce qu’elle et ses complices parviennent à lui régler son compte. Elle devait manœuvrer finement si elle ne voulait pas être démasquée.

– Vous savez que ma sœur a péri en mer avec des pirates, votre frère a donc obtenu justice, capitaine.

– Peut-être, mais on n’a jamais retrouvé son corps… Je suis désolé de vous parler de tout cela, vraiment ! J’imagine qu’avoir une sœur renégate doit être une souffrance pour vous…

– Dites ce que vous avez à dire, et qu’on en finisse ! le coupa Caitlynn d’un ton froid.

– Bien… Mon frère et ses hommes étaient chargés de la retrouver. Elle était très dangereuse, mais ça vous le savez, vous étiez présente le jour où…

– Allez à l’essentiel, je vous prie ! – Eh bien, si par malheur elle était encore en vie, je n’aurais pas le

choix, je suis désolé, mais il faudrait que je la tue. Je le dois à mon frère. Caitlynn se sentait triste de la tournure prise par la conversation.

Elle espérait au départ, inconsciemment, que son compagnon allait, avec un peu de balourdise peut-être, lui tenir des propos doux ou charmants. Des mots inutiles, mais qui lui auraient quand même réchauffé le cœur… Qu’est-ce qu’elle pouvait être idiote ! Elle ne devrait jamais oublier sa place et son rôle si elle voulait rester en vie. Les autres l’aimaient bien parce qu’elle n’était pas elle-même, voilà la seule vérité qui comptait. Elle ferma les yeux un instant, elle ne devait pas montrer que cela l’affectait. Elle n’avait pas le choix, ce serait Dorylas qu’elle tuerait en premier si les événements venaient à mal tourner.

– Merci de votre franchise, capitaine, dit-elle enfin. Si c’est le cas, soyez sur vos gardes, j’espère que vous ne tomberez pas vous-même dans un piège… ma sœur est… était quelqu’un de rusé.

Dorylas ne répondit rien. Ils furent tous deux soulagés de pouvoir mettre un terme à cette discussion en apercevant au loin Dargo. Celui-ci était en train de souffler sur son feu, trop faible encore pour

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permettre de cuire quoi que ce soit. Merlin et Kadfael discutaient, assis au pied d’un grand chêne d’où pendaient quelques toiles d’araignée. Dorylas s’étonna un instant de ne pas les avoir remarquées quand il avait laissé là ses compagnons. Il oublia cela très vite et alla déposer le sanglier aux pieds de son nouvel ami, tueur de banshee mais aussi cuisinier, pressé de dévorer de la viande bien cuite. En voyant toute cette nourriture comme tombée du ciel, Dargo laissa éclater sa joie en lui promettant de lui payer une chopine à la prochaine taverne. Le centaure sourit mais se garda bien de lui dire la vérité, à savoir que les auberges n’existaient pas dans cette partie du monde et que s’il y en avait une, il aurait peut-être du mal à y entrer, un centaure n’ayant pas la taille d’un nain. Il ne voulait pas lui gâcher son plaisir.

– Merlin, nous serons bientôt arrivés, je le sens, s’enthousiasmait le jeune chevalier. Mes parents ne sont plus très loin, tout va bientôt s’arranger pour nous, nous ne serons plus seuls.

– Que les Anciens t’entendent mon garçon… Mais la forêt de Mormale est un territoire vaste et inconnu de nous. Si tes parents y sont vraiment, nous allons devoir nous armer de patience.

– Vous savez, j’ai bien réfléchi aux paroles de Morgane et à celles de la mère de Jéhan. Je suis le porteur, mais ce n’est pas moi qui vais brandir Excalibur…

– À quoi penses-tu ? – Je pense avoir trouvé la réponse à cette énigme. Il me ressemble,

mais il est plus grand et plus fort. Celui qui va chasser Galaad, le roi félon, c’est forcément mon père, c’est évident ! Je m’en veux de ne pas y avoir pensé plus tôt…

– Oui, peut-être… mais ne nous emballons pas trop vite si tu veux bien. On ne sait pas ce qui s’est passé pour ton père ces dernières années, n’oublie pas qu’il n’est jamais revenu et que Galaad dit l’avoir tué.

– Il a menti, c’est évident ! Il est en vie, je le sais, s’emporta alors Kad. Mon père ira interroger le Graal, et nous reforgerons Excalibur.

– Une épée ne fait pas une armée… – Mon père demandera l’aide de Brocéliande au nom des anciennes

alliances. Quant à Jéhan il réussira de son côté, j’en suis certain, à trouver un nombre suffisant d’hommes courageux.

– Effectivement, vu ainsi, ton plan a l’air simple… Mais des hommes, il lui en faudra beaucoup ! ricana la fausse Adélice qui s’était approchée de Kad sans bruit.

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Le jeune homme sursauta légèrement, car il ne l’avait pas entendue arriver. Merlin et Caitlynn sourirent devant la mine surprise du fier chevalier plein de rêves. Kad répondit seulement qu’il fallait faire confiance aux hommes et aux femmes de Logres. Au fond de lui il était attristé par l’attitude d’Adélice ces derniers temps, il ne la reconnaissait plus. Soit elle l’ignorait, soit elle se moquait de lui. Qu’avait-il bien pu se passer depuis qu’ils avaient traversé les Tourbières de chair ? Lui-même ne se sentait plus vraiment attiré par elle… Bah, il se faisait des idées pensa-t-il, ils étaient tous préoccupés par leur mission, et la fatigue les gagnait.

Mais tout à coup, quelque chose mit leurs sens en alerte. Merlin, Caitlynn et Dorylas levèrent la tête en même temps : tous les arbres environnants étaient maintenant recouverts de gigantesques toiles d’araignée. Pourquoi ne s’en étaient-ils pas rendu compte plus tôt ?

– Merlin, derrière vous ! cria soudain le centaure. Un monstre ! Le vieux magicien eut à peine le temps de se retourner qu’il crut

voir glisser le long d’un épais fil translucide une araignée répugnante et velue, orange et noire, et dont l’abdomen était aussi gros qu’un nain ! Et elle n’était pas venue seule : des dizaines de ses congénères descendaient à présent des arbres ! Caitlynn saisit aussitôt son arc, mais avant qu’elle ait pu encocher une flèche, une énorme Arachné lui tomba sur la tête, et ses grosses pattes poilues aux extrémités acérées essayaient de lui arracher les yeux. La jeune fille sortit la dague de sa botte et donna de furieux coups au-dessus de sa tête.

Merlin voulait l’aider, mais un autre monstre cracha du fil gluant sur son bâton et le lui arracha des mains. Alors, paniqué, il puisa au fond de son esprit le peu de magie qui pouvait encore s’y trouver, et il se mit à invoquer un cercle de flammes autour de lui. Hélas, le seul résultat fut de commencer à brûler le bas de sa cape et de sa robe grise.

– Dargo, viens vite ! cria aussitôt Kad, on a un gros problème ! – Ils deviennent tous fous ! Le nain, se sentant soulevé dans les airs, ne put en dire davantage.

Dorylas venait d’attraper son ami par la barbe, l’épée sortie du fourreau, et il s’apprêtait à le frapper sans la moindre hésitation. Il n’était pas devenu soudain un renégat, non. La vérité était que ni le centaure, ni Merlin, ni la jeune fée ne voyaient rien de tout cela. Ils avaient été empoisonnés à leur insu, et alors que la forêt avait gardé son aspect paisible et rassurant pour Kad et Dargo, eux ne voyaient plus que des araignées monstrueuses qui les attaquaient et cherchaient à les dévorer vivants… Ils étaient en fait victimes d’un puissant maléfice

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d’illusion. Dorylas était persuadé en cet instant de tenir l’une de ces créatures à la place de Dargo, et il avait bien l’intention de l’ouvrir en deux. Heureusement, le nain n’était pas aussi facile que cela à tuer, il envoya un violent coup de pied au visage de son ami et, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, grimpa sur son dos et s’accrocha à lui de toutes ses forces. Il réussit à passer son bras puissant sous la gorge du centaure qui, malgré toute son énergie, ne put l’empêcher de lentement l’étrangler et lui faire perdre peu à peu connaissance. Dargo ne voulait surtout pas blesser le centaure, mais il ne pouvait pas non plus se laisser découper en rondelles…

Pendant ce temps Kad cherchait à maîtriser Merlin qui se débattait comme un fou contre des chimères invisibles, le bas de sa robe grignoté par des flammes. Dès qu’il réussit à le plaquer au sol, ce qui ne fut pas simple, il versa sur lui toute l’eau de sa gourde et empêcha ainsi le vieux magicien de brûler vif. Mais alors que le jeune chevalier essayait de reprendre son souffle, il vit la fausse Adélice courir vers lui, la dague à la main, en criant :

– Maudite bestiole, je vais te saigner à mort ! Kad ne dut son salut qu’à son agilité en reculant très vite, et la lame

ne passa qu’à quelques centimètres de son visage. Cependant Merlin, sorti de sa torpeur, se releva et attrapa le fils de Perceval dans le dos. Il le prenait aussi pour un monstre. Caitlynn se rua vers Kad, l’arme en avant.

– Adélice ! Arrête, c’est moi, Kadfael, arrête ! Et là, comme par enchantement, la fée, le magicien et le centaure se

figèrent sur place. Le temps même sembla s’être arrêté. Toutes les hallucinations venaient de cesser, et leurs victimes

sortaient lentement de leur cauchemar. Kad se dégagea aussitôt de l’étreinte de Merlin, Dargo sauta du dos de Dorylas et les deux amis se regardèrent, ne sachant que faire. Ils n’eurent pas le temps de dire quoi que ce soit qu’une femme magnifique, blonde et rayonnante, venait d’apparaître près d’eux. Elle tendait une main devant elle, comme si d’un geste elle venait d’arrêter la bataille. Elle regardait intensément Kad, et deux larmes se mirent à couler lentement le long de ses joues délicates.

– Kadfael ? Est-ce bien toi ? Oh, mon enfant… Je m’appelle Mélusine. Je suis… Je suis ta mère.

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LES LIMBES

erlin, Dorylas et l’espionne de Viviane commençaient à peine à se remettre de la douloureuse épreuve que venait de leur infliger Mélusine, la puissante Azura. Les halluci-

nations avaient beau avoir disparu, il leur semblait encore sentir les pattes gluantes des araignées monstrueuses les toucher et leur enserrer le cou, les bras… C’était une sensation vraiment horrible pour les trois compagnons. Ils s’étaient installés autour du feu où cuisaient lapins et sanglier sous l’œil attentif et gourmand de Dargo. Plus loin, légèrement en retrait, Kad et sa mère se tenaient enlacés. Ils avaient tant d’amour et de tendresse à s’offrir que personne n’aurait eu l’idée d’aller les déranger pendant leurs retrouvailles.

Au bout d’un certain temps ils rejoignirent les autres qui avaient commencé le repas préparé par Dargo. Personne ne parlait ; ils avaient failli mourir, et Mélusine inspirait à tous, hormis à son fils, une peur assez diffuse mais bien réelle. Heureusement, Dargo réussit à détendre l’atmosphère :

– Asseyez-vous, ma bonne dame. Allez, venez donc manger un morceau avec nous…

– Je ne sais si… Nous devons parler et… – Taratata, chaque chose en son temps. Vous êtes toute pâlotte, on

dirait que vous venez de voir un fantôme. Mangez moi ça, ordre du cuisinier !

– Notre ami a raison, reprenons des forces, renchérit Merlin d’une voix encore mal assurée. Nous aurons tout le temps de discuter après.

Le forgeron ne lui laissa guère le choix et lui tendit une cuisse de lapin dont l’odeur aurait mis l’eau à la bouche de n’importe qui. Mélusine se détendit et esquissa même un léger sourire. On sentait que

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ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps… Elle prit la viande offerte et commença à manger de bon appétit. La tension disparut enfin pour de bon.

Une fois le repas terminé, ils purent cette fois parler en toute confiance. Mélusine commença par leur expliquer qu’elle était coupée du monde depuis des années et qu’elle voulait tout savoir de ce qui leur était arrivé. Kadfael lui raconta l’essentiel de leurs aventures depuis le retour de Galaad à Camaaloth jusqu’à leur arrivée dans cette forêt. Merlin apportait régulièrement des précisions, Dargo et Dorylas complétant par des détails utiles ou des commentaires personnels. Seule la fausse Adélice prenait bien soin d’écouter et d’acquiescer quand il le fallait, mais sans jamais prendre elle-même la parole, elle avait bien trop peur de laisser échapper un mot qui l’aurait trahie révélant ainsi la supercherie. Une fois son récit terminé, Kad n’y tint plus, il voulut savoir si son père était bien en vie comme le lui avait assuré Morgane. Le regard de Mélusine s’assombrit.

– Le mieux est que je vous emmène, je vous expliquerai la situation là-bas. Tu auras tes réponses, Kadfael, mais je ne suis pas sûre qu’elles te satisferont…

La fée ne voulut pas en dire davantage, et personne n’osa insister. Alors, en silence, ils se levèrent tous, prêts à la suivre. Mais celle-ci, au lieu d’avancer, ferma les yeux et siffla doucement. Personne ne put entendre quoi que ce soit tant le son était subtil. Pourtant elle fut entendue, car aussitôt de magnifiques pur-sang surgirent des bois : cinq alezans équipés de selles de cuir fauve et d’étriers en argent. Les chevaux s’arrêtèrent devant les voyageurs ébahis.

– Ma demeure est à plusieurs heures de marche, dit-elle d’une voix douce. Vous semblez épuisés, les chevaux vous mèneront sans fatigue.

Ils montèrent sans se faire prier, quoiqu’il fallût aider Dargo qui avait les jambes un peu courtes pour y parvenir tout seul. Sitôt tout le monde en selle, les montures partirent au grand galop. Rapides comme le vent, elles savaient où aller et se faufilaient sans peine entre les branches basses, évitant les fossés et les pierres enfouies sous les herbes comme si elles connaissaient par avance tous les obstacles à éviter sur le long parcours. Leurs cavaliers n’avaient qu’à se laisser guider dans les méandres de la forêt de Mormale et à profiter pleinement de la promenade. Seul Dorylas devait fournir un gros effort pour ne pas se laisser distancer par des cousins aussi rapides. Enfin, les chevaux s’arrêtèrent devant une chaumière perdue au milieu d’une clairière. La maison à l’aspect délabré semblait abandonnée. Kad et ses

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compagnons ne furent pas vraiment surpris, se souvenant de la maison de Lili Rose. Ils mirent tous pied à terre.

– Ne vous fiez pas aux apparences, entrez, je vous prie. J’ai dû mettre en place quelques sorts d’illusion, leur lança Mélusine comme si elle avait pu lire dans l’esprit de ses invités.

– Celui-là est quand même moins effrayant que celui avec les araignées ! ne put s’empêcher de répondre Merlin, un peu rancunier.

– Pourquoi ni moi ni Dargo n’avons-nous été touchés par votre sort ? Nous n’avons rien vu de vos monstres ! s’étonna Kad.

– Les nains sont insensibles à la plupart des sorts des fées, lui répondit doucement Mélusine. Quant à toi… ma magie ne peut frapper mon propre sang.

Ils entrèrent dans la chaumière en ruine et prirent toute la mesure du sort d’illusion qui entourait le lieu. Effectivement, l’extérieur peu avenant n’était qu’une ruse pour tromper les éventuels importuns. La maison était en réalité spacieuse et richement meublée. Merlin sourit et fit compliment à Mélusine de sa prudence. Elle les emmena dans une grande chambre attenante à la salle par laquelle ils étaient entrés. Elle laissa son fils entrer en premier.

Kad fut surpris de trouver une pièce aussi lumineuse. Le sol était couvert de tapis épais, eux-mêmes recouverts de pétales de fleurs fraîches et odorantes. Un feu crépitait joyeusement dans la grande cheminée de marbre blanc. Son regard se dirigea vers le vaste lit au fond de la chambre. Un fin tissu de mousseline accroché au plafond recouvrait tout, mais il lui sembla apercevoir au travers la forme d’un corps allongé. Son cœur se mit à battre à tout rompre. Il savait qui était là : Perceval, son père !

Alors il courut jusqu’au lit et écarta doucement le voile translucide, prêt à crier sa joie… mais il ne put rien dire, car ce qu’il vit lui coupa le souffle. Perceval était bien là, allongé sur le dos, vêtu de sa plus belle armure, les mains posées sur la poitrine dans la posture d’un gisant. Son visage était presque méconnaissable, tant il était couvert de blessures profondes et infectées. Des bandages frais, quoique déjà souillés de sang, lui enserraient la tête. Kad resta stupéfait en voyant son père ainsi blessé, et des larmes perlèrent au coin de ses yeux.

– Père, dit-il dans un souffle. Mélusine le prit par les épaules et le tira doucement en arrière. Elle

le serra fort contre elle-même. Les autres s’approchèrent prudemment du lit, sans un mot. Merlin fut presque aussi touché que son ancien

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apprenti, il avait bien connu le seigneur Perceval et il souffrait de le voir ainsi.

– Maintenant, je vais tout vous dire, déclara Mélusine, les yeux embués de tristesse.

Sans un bruit, ils prirent place dans les fauteuils confortables installés près de la cheminée. Seul le centaure resta debout derrière Kad, attentif à tout ce qui allait se dire. Mélusine prit une profonde inspiration puis leur expliqua ce qui lui était arrivé depuis sa première rencontre avec Perceval. Elle confirma ainsi ce que leur avait déjà révélé Morgane.

– Ma sœur m’avait chargée d’empêcher Arthur d’accéder au Graal, elle ne voulait pas que le sortilège de stérilité qui frappait Guenièvre soit levé. Je n’étais pas d’accord, mais je devais obéir, je n’avais pas le pouvoir de m’opposer à Morgane. En revanche, je ne pouvais pas non plus empêcher Perceval, le champion du roi, d’entrer dans le château invisible, là où était caché le Graal. Il en était digne, rien ne pouvait l’arrêter. Alors, je l’ai plongé dans un état de confusion au moment crucial et, incapable de poser la bonne question au bon moment, il échoua. J’ai encore honte aujourd’hui d’avoir agi ainsi, je m’en fais le reproche chaque jour depuis, mais je te devais la vérité, mon fils.

– Vous obéissiez à votre reine, mère, vous n’êtes pas à blâmer. – Quand j’ai revu ton père le lendemain, je lui ai tout avoué, et,

contre toute attente, il m’a pardonné. Cette grandeur d’âme m’a séduite au plus haut point. Je suis tombée follement amoureuse de lui et ce fut réciproque. Quand Morgane a appris que j’étais enceinte, j’ai compris que mon enfant était en danger. Il fallait que je me cache loin de ma sœur, alors j’ai fui. Perceval a pris soin de moi dans un château abandonné, loin de tous, jusqu’à ta naissance, Kadfael. Et là, j’ai dû prendre la décision la plus difficile de ma vie : j’ai demandé à mon bien-aimé de t’emmener à Camaaloth. Je savais que, loin des foudres de Morgane, tu y serais en sécurité.

À ce moment du récit l’Azura dut faire une pause, tant les sanglots dans sa voix l’empêchaient de continuer. Kadfael prit ses mains dans les siennes et la supplia d’achever son récit.

– Quelques années plus tard, reprit-elle, d’une voix enrouée par l’émotion, j’ai appris qu’Arthur envoyait de nouveau Perceval mon bien-aimé à la recherche du Graal. Cette fois les seigneurs Bohort et Galaad devaient l’accompagner. Je suis la seule Azura à pouvoir ouvrir le passage à ceux qui en sont dignes, et ton père l’était… J’étais sur le point de les rejoindre dans la forêt, folle de joie à l’idée de revoir

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l’homme que j’aimais et d’apprendre comment se portait mon fils que je n’avais jamais cessé de chérir dans mon cœur…

– Moi non plus je n’ai jamais cessé de vous aimer, ma très chère mère, répondit Kadfael, ému.

– J’allais apparaître devant eux, reprit-elle, quand soudain plus moyen de bouger, ni de parler, plus rien ! Une gigantesque poche d’eau venait de s’abattre sur moi et me retenait prisonnière. Et c’est là que j’ai compris : Viviane est apparue, elle m’a souri, puis elle s’est approchée de Galaad qui fermait la marche. Les autres n’avaient rien remarqué, et j’avais beau hurler, aucun son ne sortait de ma bouche remplie d’eau. Viviane s’est rendue invisible à leurs yeux, elle a chuchoté à l’oreille de son fils, mais j’entendais tout : Je suis ta mère, Arthur a trahi Lancelot, Excalibur était destinée à ton père. Venge-le, venge-moi ! Empêche les chevaliers d’Arthur de lui donner un héritier et suis-moi, viens avec moi, je te donnerai la force d’accomplir ton destin, Galaad… Il n’a pas résisté un instant à l’appel de sa mère. Il était comme envoûté par ces paroles de haine, son orgueil naturel brillait d’un nouveau feu dans ses yeux. Il a sorti son épée du fourreau, et je l’ai vu galoper vers Bohort juste devant lui. La tête du pauvre homme est tombée alors que le corps continuait à tenir les rênes du destrier. Perceval mon bien-aimé s’est retourné, il a juste eu le temps de prendre ses armes. Galaad est revenu à la charge, refusant de répondre aux suppliques de son ami. Je hurlais dans ma bulle de silence, j’étouffais, je voulais le sauver, mais je ne pouvais rien faire… Le combat dura longtemps et je dus me contenter d’être une spectatrice im-puissante, incapable de faire quoi que ce soit pour lui venir en aide. J’avais beau me débattre, la magie de Viviane était bien plus puissante que la mienne. J’ai échoué.

– Quelle bande de scélérats ! ne put s’empêcher de rugir Dargo que tant de traîtrise indignait.

– Oui. Perceval s’est battu avec courage, mais Galaad était plus fort que lui. Ton père avait reçu de nombreux coups, et finalement il s’est effondré. Viviane et son fils sont partis aussitôt, ma prison d’eau a disparu et j’ai couru jusqu’à son corps. Il était mort.

– Comment ! s’écria Merlin à ces mots. Mort ? Mais… – Oui, Merlin, je sais. Son esprit aurait dû m’accompagner jusqu’à

Avalon, puisque j’étais liée à lui, c’était forcément mon rôle. Mais son esprit n’est pas venu. Avalon lui était refusé. J’étais abasourdie. Il n’y avait qu’une seule explication, il avait dû commettre une faute grave qu’il n’avait pas su réparer de son vivant. Son esprit n’était pas assez pur.

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– Mais c’est impossible ! s’écria son fils. – Qu’avez-vous fait alors ? demanda Caitlynn, intriguée. – Une chose interdite… je l’ai ramené à la vie et… Mélusine ne put continuer tant c’était difficile pour elle d’évoquer

cette histoire. Sa voix se noya dans des sanglots muets. Merlin posa une main apaisante sur son épaule, il pensait avoir compris ce qui s’était passé.

– Vous l’avez caché ici et vous le maintenez en vie du mieux que vous pouvez depuis toutes ces années. Mais il vous est impossible de sonder ses souvenirs, son esprit erre dans les limbes en attendant le repos.

– Et donc, acheva Kad dans un murmure, cette faute ne pourra être réparée tant qu’il ne nous dira pas quoi faire. Mais comme il ne se réveillera peut-être plus jamais…

Le jeune chevalier se leva en silence, s’approcha du lit et s’agenouilla, les mains jointes contre le bras de Perceval. Il lui adressait toutes les prières secrètes qu’il se répétait quand il s’était senti trop seul, ces dernières années. Caitlynn prit alors la parole :

– On ne doit pas oublier pourquoi nous sommes là : Excalibur. L’un d’entre nous doit trouver le Graal pour savoir comment la réparer, je me porte volontaire.

La fausse Adélice voulait tenter sa chance, si elle pouvait garder caché à jamais le secret du Graal, sa mission prendrait fin, Excalibur ne serait plus jamais une menace pour Viviane et Galaad. C’était le bon moment.

– Non, répondit Mélusine d’un ton las. Seul Perceval a le pouvoir de voir le château invisible et d’y pénétrer.

– Mais peut-être que son fils… suggéra soudain Dorylas, qui était resté très discret jusque-là.

Merlin écarquilla les yeux, s’en voulant de ne pas y avoir pensé lui-même. Il échangea un regard appuyé avec la fée Azura, ils se comprirent sans dire un mot. Kadfael était du même sang que Perceval. Mélusine se leva lentement, elle alla vers son fils et l’aida à se relever.

– Kadfael, tu ne peux rien faire de plus pour ton père. Le roi Arthur t’a confié une mission, ne l’oublie pas. Tu dois reforger Excalibur. Ton père serait fier de toi aujourd’hui, tu peux en être certain.

– Mais… je ne sais si je puis… – Tu dois trouver le Graal, c’est là ta quête. Je ne sais pas si cela va

fonctionner, mais tu vas prendre mes mains dans les tiennes, fermer les

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yeux et essayer de voir la porte que j’ouvre dans ton esprit. Quand tu la verras alors elle sera réelle pour toi, tu devras avancer et entrer…

Kad hocha la tête pour dire qu’il acceptait. Il saisit les mains de sa mère et se laissa guider, les yeux fermés. Les autres les entouraient et les regardaient très attentivement en retenant leur souffle. Au bout d’un certain temps, Mélusine chuchota :

– J’entrouvre la porte, elle est là, juste devant toi. – Non, mère, je ne la vois pas. Je suis toujours dans les ténèbres. Il rouvrit les yeux, l’air perdu. Il n’était pas digne de voir le Graal,

tout simplement. C’était un échec cuisant. Tous semblaient abattus. Mélusine et son fils essayèrent de nouveau une heure durant, mais sans plus de résultat. La déception se lisait sur tous les visages. Avoir par-couru tout ce chemin, avoir survécu à tant de dangers mortels pour échouer si près du but !

Merlin préféra aller ruminer sa frustration dehors, sortant sa longue pipe étroite qu’il gardait dans l’une de ses nombreuses poches secrètes. Sitôt dehors il l’alluma rageusement en maudissant le sort. Tirer quel-ques bouffées ne changerait peut-être rien, mais au moins cela apaiserait son amertume. Il essaya de ne penser à rien, mais depuis quelques minutes les paroles de Kad ne cessaient de tourner dans son esprit, comme s’il les avait déjà entendues…

Non mère, je ne la vois pas. Je suis toujours dans les ténèbres… Je suis toujours dans les ténèbres… dans les ténèbres… les ténèbres… ténèbres…

Soudain, un éclair traversa son esprit : Prenez cette pierre. Elle vous éclairera quand vous serez dans les

ténèbres. C’étaient les paroles de Crimathann, le leprechaun des tourbières. Il

fouilla alors frénétiquement dans ses poches et retrouva la pierre violette que lui avait remise l’étrange bonhomme. Il n’avait aucune idée de ce qu’elle pouvait produire, mais il était sûr que Crimathann savait ce qu’il faisait quand il la lui avait offerte. Il s’empressa d’aller partager sa découverte avec les autres. Effectivement, cette pierre allait éclairer les ténèbres de Kad. Mélusine faillit s’évanouir en la voyant : c’était son aluna, elle la croyait disparue depuis des siècles ! Elle en avait longtemps été la gardienne, les Anciens en personne la lui avaient confiée. Cet objet permettait à un élu de se faire accompagner jusqu’au Graal si la nécessité l’exigeait. Elle était persuadée que c’était Morgane qui le lui avait volé, et Merlin n’eut pas le cœur de dénoncer leur sauveur des marais. Mélusine ignorait comment le magicien était entré

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en sa possession, et cela lui était pour l’heure bien égal. Elle amena son fils auprès de son bien-aimé et lui dit :

– N’aie crainte. Nous allons tous les deux tenir l’aluna d’une main, et de l’autre serrer fort la main de ton père. Fais comme je te l’ai dit, concentre-toi, et surtout pose la bonne question.

– Vous croyez que j’ai une chance de voir mon père ? s’enthou-siasma Kad.

– Je crains que non… et si c’était le cas, tu ne verrais qu’une bribe de son esprit, et il ne te reconnaîtrait peut-être pas… répondit sa mère d’une voix triste.

– Reste concentré sur ta mission, et reviens-nous vite ! Si tu sens le moindre danger, sauve-toi et fais demi-tour, conclut Merlin d’un ton un peu bourru.

Le jeune chevalier essaya de le rassurer d’un faible sourire. Le vieux magicien craignait pour la vie de Kad : il l’avait élevé comme son propre fils, et cette épreuve dépassait de loin ses propres compétences. Il était très inquiet.

Kadfael ferma les yeux. Presque aussitôt, l’image d’une herse qui se levait lentement jaillit dans son esprit. Il aurait voulu dire à sa mère qu’il voyait enfin, mais il avançait déjà dans la douce lumière d’un premier soleil d’été.

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GRAAL

ienvenue compagnon ! À qui ai-je l’honneur ? Kad mit quelques secondes à comprendre ce qui se passait. Il n’était plus du tout dans la maison de sa mère, entouré de ses parents et de ses amis. Il était juché sur un cheval, un

magnifique pur-sang noir aux couleurs de la maison d’Arthur. Il portait une armure neuve qui brillait au soleil, heaume sur la tête, visière relevée. Sa lourde épée en acier valkyrien pesait contre sa cuisse gainée de métal, et il tenait un bel écu de chêne clair dans sa main gauche gantée de maille. Un vent tiède lui caressait le visage, il ignorait où il se trouvait mais ne ressentait aucune inquiétude. Il regarda devant lui, sa monture venait de passer sous une herse imposante, et au loin les hautes portes des fortifications du château invisible étaient grandes ouvertes. Soudain il prit conscience que quelqu’un venait de lui parler. Il tourna alors la tête et vit un autre chevalier juste à côté de lui, montant le même cheval, portant le même équipement, avec le même blason ! Un jeune homme qui lui ressemblait, arborant un large sourire espiègle, le regardait droit dans les yeux.

– Alors, on a perdu sa langue l’ami ? Je suis Perceval le Gallois. Je suis un chevalier du bon roi Arthur et j’ai l’intention de mener à bien une mission pour lui. Acceptez-vous de vous joindre à moi ?

Kadfael n’en revenait pas : son père était là, devant lui, bien vivant ! Et il avait vingt ans, tout au plus ! C’était incroyable ! C’était extra-ordinaire ! C’était même… impossible. Et donc pas réel, réalisa-t-il soudain. Il se souvint d’un coup pourquoi il était là : il avait une tâche à accomplir, père ou pas. Interroger le Graal était son but, il lui fallait poser la bonne question et revenir. Il entendait encore au fond de son esprit la voix de Merlin répéter cet ordre : Reviens ! Reviens !

B

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– Bonjour à vous, chevalier, réussit-il pourtant à répondre d’une voix mal assurée. Je suis Kad… Kadfael, et je vous accompagnerai avec joie.

– Kadfael ? Un bien beau nom que voilà. Si un jour j’ai un fils, je ne manquerai pas de m’en souvenir. Allez, en avant, messire Kadfael !

Perceval partit au galop et ne put voir son nouvel équipier rougir à ses dernières paroles. Kadfael avait maintenant l’impression que c’était lui-même qui venait de choisir son propre prénom… Désormais il ne pourrait plus l’entendre de la même manière, quoi qu’il arrive. Il piqua des deux et rejoignit son père qui mettait pied à terre devant les marches menant aux portes du château.

– Seigneur Perceval ? Un mot avant d’entrer, je vous prie… – Je ne peux rien vous refuser. Je ne saurais dire pourquoi, mais

nous nous connaissons à peine et déjà je sens que nous allons être les meilleurs amis du monde, répondit Perceval en souriant.

Si Kadfael se sentit heureux en entendant ces mots, il n’en montra rien. Il devait comprendre un peu mieux la situation avant d’aller plus avant.

– Quelle est votre mission, seigneur Perceval ? Pourquoi venez-vous au château invisible ? Le savez-vous ?

– Pour être tout à fait honnête avec vous, je ne me souviens plus très bien. Je sais qu’avant de venir ici j’ai rencontré la plus adorable des dames fées que l’on puisse voir dans une vie d’homme, et si les Anciens me prêtent secours, je l’aimerai toute ma vie ou j’en mourrai…

C’était donc ça ! Kadfael venait de comprendre ce qui se passait : l’esprit de son père était prisonnier du temps où il était venu chercher le Graal. Il ignorait qu’il revivait chaque jour, depuis des années, la même journée : celle où son échec à trouver l’objet magique allait peut-être entraîner la chute du royaume de Logres. Mais si le Perceval qui se tenait devant lui l’ignorait, l’esprit du Perceval encore en vie s’était réfugié vers ce qu’il considérait être comme une journée de bonheur : il était alors jeune, insouciant, loyal envers son roi, déjà amoureux de Mélusine sa mère, et il ignorait le piège que lui avait tendu la reine Morgane…

Kadfael, pensif, se demanda quelle journée de sa vie il choisirait s’il ne devait en revivre qu’une pour l’éternité. Mais il connaissait déjà la réponse : il souhaiterait revivre celle où Adélice était sortie du coma après leur combat contre les brigands. Ce jour-là il était entouré de gens qu’il aimait et il s’était rarement senti aussi vivant et heureux. Adélice… Non, non ! Il fallait chasser son image de sa tête, il avait une mission à accomplir.

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Les deux chevaliers laissèrent leur monture et entrèrent dans le château. Il n’y avait qu’une seule et vaste salle entièrement vide, mis à part une petite table d’aspect modeste.

– Quelle fête admirable ! s’exclama néanmoins Perceval, manifeste-ment ravi d’être là.

– Je vous demande pardon ? s’étonna Kadfael qui ne voyait stricte-ment rien.

Son père ne put lui répondre, car déjà il prenait place dans ce qu’il pensait être un repas en compagnie du roi pêcheur. L’illusion commençait, comme chaque jour, à la même heure. Perceval était reçu royalement par son hôte blessé, il verrait passer devant lui une lance ensanglantée, de nombreux mets portés par des serviteurs, puis un plat censé être le Graal, mais jamais le jeune chevalier d’Arthur n’oserait demander pour qui saignait la lance, pour qui on faisait le service… La belle inconnue hantait trop ses pensées. Et il perdrait peu à peu son entrain et son enthousiasme, jusqu’à son coucher et son réveil le lendemain matin, aux portes du château qu’il croirait découvrir pour la première fois…

Kadfael eut la sagesse de le laisser à ses chimères. Il voulait plus que tout aider son père, mais il ne pouvait rien faire pour lui en cet endroit, il l’avait bien compris.

Il balaya alors la pièce d’un rapide regard circulaire et se dirigea vers le seul meuble présent : la table en bois. Elle n’avait rien de remar-quable en soi, en son centre était posée une vieille lampe à huile en cuivre très poussiéreuse. Elle était commune, composée d’une partie empâtée à la base et surmontée d’un cylindre plus renflé au-dessus. Elle intrigua néanmoins le jeune homme qui la souleva, pensant dé-couvrir caché en dessous un message secret ou un indice quelconque qui le guiderait vers la cachette du Graal. Mais il n’y avait rien. Il allait la remettre à sa place quand il eut l’idée de la frotter minutieusement, au cas où un message aurait été gravé dans le métal terni par les années. Il ne vit rien, mais au moment où, désappointé, il reposait l’objet une étrange fumée bleue sortit du bec de la lampe. Kadfael eut d’abord un mouvement de recul, puis il se rappela qu’il n’était pas vraiment dans le monde réel et qu’il ne devait pas s’inquiéter de ce qu’il allait voir. La fumée prit de l’ampleur et un drôle de petit être se matérialisa, gras-souillet et souriant. Le plus surprenant était qu’on ne voyait pas ses jambes, le corps sortait de la lampe jusqu’à la taille, mais le bas n’était qu’un halo bleu et vaporeux.

– Un farfadet dans une bouteille !

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– Je ne suis pas un farfadet, jeune freluquet ! répondit le petit bonhomme, indigné. Je suis un djinn, ton maître Merlin ne t’a donc rien appris des êtres magiques ?

À ces mots, Kadfael comprit qu’il s’était montré discourtois et présenta ses excuses. Le djinn retrouva aussitôt son large sourire.

– N’en parlons plus. Dis-moi plutôt ce que tu viens faire ici. – Je cherche un objet très puissant… – Et tu as trouvé un petit être insignifiant, c’est bien ce que tu es en

train de te dire, n’est-ce pas ? – Non ! Non, pas du tout, je… balbutia Kadfael, honteux d’avoir été

ainsi percé à jour. C’est juste que je suis en mission, le roi Arthur m’a confié son épée et puis…

– Je sais qui tu es, chevalier Kadfael, fils de Perceval le Gallois et de Mélusine l’Azura. Crois-tu que n’importe qui peut venir ici ? Voyons… Je sais tout de ta quête. Mais tu ignores qui je suis. Veux-tu me le de-mander ? Peut-être est-ce la bonne question à poser, ne crois-tu pas ?

Effectivement Kadfael voulait savoir à qui il avait affaire. Il était sur le point d’assouvir sa curiosité, quand soudain il entendit de nouveau la voix de sa mère résonner au fond de ses pensées : Surtout, pose la bonne question… Le djinn n’était-il pas plutôt en train de lui tendre un piège ? S’il ne pouvait poser qu’une question, elle ne pouvait concerner l’identité de cet étrange interlocuteur. Il réfléchit un moment, puis soudain son visage s’éclaira :

– Je sais qui vous êtes, je n’ai pas besoin de chercher davantage : vous n’êtes pas ce que je cherche, vous êtes celui que je cherche. Vous êtes le Graal…

– Bravo ! Tu es plutôt malin pour un homme, répondit en riant le djinn. Je m’appelle en réalité Graallilipopi Policarpi, mais comme c’est un peu long, tout le monde préfère m’appeler Graal.

– Tout le monde pense surtout que vous êtes une sorte de plat magique ! répondit en souriant Kadfael.

– Hé oui, c’est là le drame de ma vie… Mais le tien de drame, chevalier Kadfael, est nettement plus embarrassant : tu dois me poser une question et une seule, et il faut vouloir pour cela réparer une injustice.

– Je sais quoi demander, répliqua Kad redevenu un peu méfiant. – En es-tu bien sûr ? susurra le djinn. Tu veux savoir comment

réparer Excalibur, n’est-ce pas ? Logres est tombé dans de bien mauvaises mains, il serait juste de combattre cela, c’est vrai… Mais

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regarde donc le fantôme de ton père là-bas, assis dans la poussière, en train de parler à d’autres fantômes que même moi je ne peux deviner tant ils sont insignifiants… Lui qui fut un si grand chevalier, Avalon lui est refusé ! N’est-ce pas là aussi une injustice ? Je le vois venir ici depuis des années, et depuis des années, il ignore ce qu’il vient y faire, persuadé chaque matin que le soir il va retrouver ta mère et vivre à ses côtés, alors que cela n’arrivera plus jamais. Plus jamais ! Tu peux le sauver si tu veux, il existe une solution…

– Quoi ? s’écria Kadfael, complètement déstabilisé par la tournure prise par la discussion. Je dois sauver mon royaume avant tout, oui… attendez, voulez-vous. Attendez un instant…

– J’ai tout mon temps, répondit Graal d’une voix sirupeuse. Mais si tu veux, passe la nuit ici, et nous en reparlerons demain…

Le jeune homme ferma les yeux un instant, il avait besoin de ré-fléchir. Il devait prendre une décision, sinon il serait lui-même prisonnier du piège que lui tendait le djinn : s’il était encore là le lendemain, il savait qu’il aurait tout oublié et qu’il revivrait la même journée, puis la même journée… Graal n’était peut-être pas son ennemi, mais il apparaissait néanmoins comme un adversaire redoutable.

– Alors, tu as fait ton choix, petit chevalier ? demanda Graal d’un ton moqueur. Le royaume ou la famille ? L’honneur ou l’amour ? Ton roi ou ton père ? À qui dois-tu le plus ? C’est un choix difficile, je le sais bien… Reviens demain, ici aussi, la nuit porte conseil…

– Non, j’ai fait mon choix, dit Kadfael soudain décidé. Je veux les deux réponses, et je vais les avoir.

Sans laisser le temps au djinn de protester devant tant d’insolence, Kadfael se leva et alla voir son père qui était en train de tenir une conversation avec des convives invisibles.

– Seigneur Perceval, il faut que je vous parle. – Ah, vous êtes encore là ! Rejoignez-nous, voyons, et festoyons

ensemble ! répondit l’esprit de Perceval. – Non, répondit Kadfael. Nous sommes amis depuis des années,

vous le savez. – Euh… oui, évidemment que je m’en souviens ! – Demain, vous épousez la fée que vous aimez, Mélusine, cela aussi

vous vous en souvenez ? continua Kadfael comme si tout cela était naturel.

– Mélusine, mon grand amour… Elle est ici ? s’écria Perceval qui avait totalement oublié le festin du roi pêcheur.

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– Non, mais vous m’avez demandé de régler une certaine affaire avant cela, pour vous. Vous voulez arriver pur devant votre bien-aimée, mais… mais vous avez commis une faute et vous m’avez chargé de vous en libérer, vous en souvenez-vous ? Je dois savoir de quoi il s’agit, sinon je ne pourrai rien faire…

Kadfael savait qu’il prenait un gros risque à manipuler de la sorte l’esprit de son père, mais il n’avait pas le choix, il devait risquer le tout pour le tout. C’était sa seule chance de pouvoir le sauver. Perceval parut un peu perdu, son sourire s’estompa doucement. Il semblait hésiter sur la réponse à apporter.

– Vous êtes sûr que je vous ai demandé cela ? Je ne m’en souviens plus très bien…

– Votre bien-aimée a été formelle, Monseigneur, si votre âme est entachée, elle ne vous épousera pas ! répliqua Kadfael qui n’avait pas l’intention de le laisser s’esquiver.

– Comment ! Misère… Oui, mon ami, vous avez raison, soyez un frère pour moi. Je vais vous raconter ce qui fut ma plus terrible honte. Il y a quelques années, je venais de quitter ma mère pour devenir chevalier. J’étais jeune, sot et niais, ma mère m’avait donné de bons conseils, mais je les ai mal écoutés. Sur la route, un jour, je suis entré dans une tente et, malgré moi, j’ai déshonoré une jeune demoiselle en l’embrassant de force et en lui volant son anneau. Quand son fiancé, le seigneur Méléagan, l’a appris, il a maudit la pauvre fille et l’a réduite à l’état de mendiante tant qu’il n’aurait pas récupéré son anneau. Bien plus tard, apprenant cela, j’ai cherché ce seigneur cruel et je l’ai tué en duel. Hélas, la jeune fille était déjà morte depuis longtemps, dans des conditions épouvantables…

– Mais cet anneau, seigneur Perceval, l’avez-vous au moins rendu au fiancé ?

– Non, je l’ai toujours à mon doigt, afin qu’il me rappelle mon comportement honteux et qu’il m’en préserve dorénavant. Regardez, le voilà…

Tout en parlant, Perceval avait ôté de son index droit un anneau en or finement ouvragé et le montrait à Kadfael. Ce dernier poussa un soupir de soulagement, car il savait désormais comment libérer l’esprit de son père, même si cela lui semblait extrêmement périlleux. Il salua respectueusement son père et s’en retourna vers le djinn.

– J’ai tout entendu, dit Graal dans un sourire. Tu aurais fait un sacré djinn ma parole…

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– Graal, réponds maintenant à ma question : dis-moi exactement comment je peux reforger Excalibur, demanda sans hésiter Kadfael. Dis-moi tout et je quitterai sur-le-champ cet endroit.

– Mais tu ferais aussi un roi convenable… Kadfael ne voulut même pas relever la remarque, il redoutait trop

un nouveau piège. En revanche, il écouta avec attention la suite. La mission de Kadfael était terminée, il lui fallait repartir au plus

vite. Il remercia le djinn et sortit du château, non sans avoir jeté un dernier regard à son père, toujours prisonnier des lieux.

a Quand Kadfael ouvrit les yeux, il venait tout juste de passer au galop

sous la herse du château et fut surpris de se retrouver soudain aux côtés de son père endormi, sous les regards interrogateurs de sa mère et de ses amis.

– Combien de temps suis-je parti ? – Quelques instants, lui répondit Mélusine dans un sourire. – Il n’a pas pu apprendre grand-chose en si peu de temps, bougonna

Dargo que toute cette situation mettait mal à l’aise. – Ça a été suffisant, crois-moi, se contenta de répondre le jeune

homme. Il se releva et se tint debout à côté de son père allongé. Il regarda

longuement le visage de l’homme défiguré par les blessures. Kadfael en éprouva une terrible souffrance, il ne pouvait chasser de son esprit l’image du jeune homme souriant qui lui demandait de l’accompagner, peu de temps auparavant. Alors, sans un mot, il prit la main droite de son père et retira délicatement l’anneau d’or de l’index pour le glisser à son propre doigt.

– J’ai obtenu deux réponses, mais cela entraîne encore plus de questions…

Il raconta alors aux autres ce qui s’était passé au château invisible, essayant de n’omettre aucun détail. Ils l’écoutèrent avec attention sans l’interrompre. Mélusine fut bouleversée en entendant l’histoire de Perceval. Les autres le furent surtout quand Kadfael leur expliqua ce qu’ils devraient accomplir pour faire renaître Excalibur : seul un certain Lôkin, un grand maître-forgeron nain, ou l’un de ses élèves, pourrait enchanter la lame pendant qu’on la reforgerait en utilisant un bloc de

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mithril, un morceau de cuir pris sur un animal fabuleux et surtout la Larme des Arcanes, une pierre magique qui se trouvait à Vieilles-Pierres, une ancienne cité abandonnée.

– Je sais où trouver Lôkin, mais c’est très loin. Il vit au-delà du désert de Taris, dans les Hautes Cimes. Et voudra-t-il nous aider ? Je n’en sais rien… Mais de toute manière sans les matériaux demandés, il est prématuré de s’en préoccuper, commença Merlin.

– Par ma barbe ! Elle n’est pas près d’être refaite ton épée mon gars ! lança Dargo.

– Nous n’avons rien de tout cela… quelle poisse ! renchérit la fausse Adélice avec hypocrisie.

– Bien sûr que si, tu le sais aussi bien que moi ! répondit alors Dargo sur un ton bourru. Tout le monde ici pense à ma masse, je me trompe ? Un bloc de mithril ! Mais non, ce n’est pas du tout possible, elle est dans ma famille depuis très longtemps et elle doit le rester ! Non, moi ce qui me tracasse dans ta liste, mon p’tit Kad…

– Appelle-moi Kadfael s’il te plaît, rien que Kadfael dorénavant, répondit gentiment le jeune homme.

– Oui, comme tu veux, reprit le nain sans se démonter, donc, je disais, ce qui me tracasse dans ta liste, Kadfael, c’est que si je ne connais pas de Larme des Arcanes, je sais que Vieilles-Pierres est une ancienne cité naine abandonnée depuis longtemps, et on raconte que Jormungand y vit encore.

– Qui ? demanda Caitlynn. – Jormungand, un dragon d’or, expliqua Merlin. Mais vous savez

très bien, maître nain, que les derniers dragons d’or ont disparu depuis fort longtemps, depuis les guerres naines et la mort du roi fou… Il n’y a plus rien là-bas que de la poussière et de vieux os. Mais je crois bien que Kadfael a une question plus urgente à me poser, est-ce que je me trompe ?

– Non, maître, vous avez raison, répondit Kadfael qui voulait bien peser ses mots. C’est à propos de mon père et de l’anneau volé. Je dois le sauver. Son esprit doit s’envoler pour Avalon. Mais tant que Méléagan n’aura pas récupéré l’anneau que voici, la fiancée de ce scélérat restera maudite et l’âme de mon père souillée. La question est simple et difficile à la fois : comment rendre un anneau à un mort ? On ignore où son corps a été enterré, ce n’est donc pas possible de le déposer sur sa tombe.

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– Effectivement, tu as parfaitement raison, intervint Merlin d’un ton las. J’y ai, moi aussi, réfléchi, et je ne vois qu’une solution pour libérer ton père, mais… c’est très dangereux.

– Je ne suis pas un lâche, et je ne pourrai pas m’occuper d’Excalibur tant que mon propre père…

– Je comprends. Dans ce cas, il va te falloir aller aux Enfers, où Méléagan se trouve forcément, et l’obliger à reprendre l’anneau.

– Alors je pars là-bas, c’est décidé, affirma le fils de Perceval sans hésiter.

– Je vous suivrai partout où vous irez, seigneur Kadfael ! déclara aussitôt Dorylas avec solennité.

– Vous ne lui serez d’aucune utilité, je le crains, le coupa Merlin. Personne ici ne peut aider notre jeune ami dans cette aventure périlleuse… à part moi. Si entrer aux Enfers est possible, en sortir vivant, et j’insiste sur ce mot, est bien plus compliqué. Je suis en mesure de l’aider, si telle est la décision du porteur de l’Épée.

– Mais si tu échoues ? Tout cela n’aura servi à rien ! fit remarquer alors la fausse Adélice. Confie-nous le pommeau d’Excalibur, nous en prendrons soin, et s’il t’arrive malheur, nous trouverons par nous-mêmes ce qu’il faut et nous accomplirons ce qui doit l’être. Tu as ma parole !

Les mots de la jeune fée étaient pleins de bon sens en apparence, et elle crut bien avoir réussi à convaincre Kadfael qui sembla hésiter. Mais Merlin ruina les efforts de la fourbe Caitlynn.

– Non, Kadfael ne peut s’en séparer, il est le porteur, dit-il d’un ton sans appel. Je vous donne ma parole que notre ami sortira vivant des Enfers, si cela peut vous rassurer… Adélice, Dargo et Dorylas, vous irez tous les trois chercher la pierre précieuse à Vieilles-Pierres, c’est à plusieurs jours de marche d’ici, plus au nord. Il se trouve que les Enfers, qui ont de nombreuses entrées, en possèdent justement une à quelques dizaines de lieues de là, dans le défilé des Mortes Âmes. Nous devrons nous séparer, et nous nous retrouverons une fois nos tâches respectives achevées.

Même si l’idée ne les enchantait guère, personne ne s’opposa au plan de Merlin. Ils s’en étaient toujours sortis jusque-là, la chance serait encore de leur côté, ils voulaient tous y croire. Alors, comme à son habitude, Dargo décida de redonner du courage à ses compagnons en déclarant dans un éclat de rire :

– Donc, si je comprends bien, le jeune gars et le vieux bonhomme (à ces mots Merlin haussa les sourcils mais ne dit rien) partent en balade

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aux Enfers rendre un bijou à un macchabée, pendant que la ’tite fée, le poney et le héros de cette histoire s’en vont chercher une pierre magique chez un dragon très cruel, soi-disant mort… J’ai bien résumé ? Oui ?… Eh bien, tout cela me semble fort équitable !

– Quoi ? C’est toi le héros ? ne put s’empêcher de ricaner Caitlynn. – Le… poney ? continua Dorylas, surpris. – Vieux… bonhomme ? renchérit Merlin, vexé. Ils se regardèrent puis éclatèrent de rire en même temps, y compris

Mélusine. Ils avaient peur de ce qui pouvait leur arriver, c’est vrai. Mais ce moment de bonheur partagé les rendait un peu plus forts et leur faisait du bien. Même Caitlynn, pendant quelques secondes, oublia qu’elle n’était pas leur amie. Ils ne s’en sortiraient peut-être pas tous vivants, mais au moins ils avaient, ancré au fond du cœur, un allié puissant : l’espoir.

a Le lendemain matin, ils découvrirent que Mélusine leur avait pré-

paré des tenues neuves et solides, à leur taille, et propres au combat. Même Merlin, qui se déclarait indifférent aux vêtements qu’il portait, fut secrètement ravi de pouvoir changer sa vieille robe de bure grise, toute miteuse et brûlée, contre une nouvelle, identique, mais chaude et sans trous. L’Azura leur donna de la nourriture et de l’eau. Dargo évoqua bien l’idée d’avoir de la bière à la place, mais la fée crut à une plaisanterie et se contenta de lui sourire. Enfin, elle mit à leur dispo-sition les montures qu’ils avaient utilisées la veille.

Kadfael dut faire ses adieux à ses parents. Il aurait aimé rester auprès d’eux encore un peu, mais il avait une mission à accomplir et il devait réussir. Il savait aussi qu’en cas de succès, la fée et le chevalier partiraient pour Avalon, loin de lui. Mélusine l’étreignit longtemps, et ce fut pour son fils l’un des plus beaux moments de sa vie, mais aussi le plus douloureux.

Les cinq compagnons repartirent le cœur lourd. Ils ne disaient rien et fixaient la route droit devant eux. Le soleil, malgré ses doux rayons, ne parvenait pas à estomper la morosité ambiante. Le début de ce nouveau voyage se déroula sans incident notable. Les chevaux galo-paient à une allure soutenue sans jamais peiner. Ce fut Dorylas cette fois qui réclama à plusieurs reprises de s’arrêter pour soi-disant retirer

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un caillou de son sabot… l’occasion pour lui de reprendre un peu son souffle sans l’avouer !

Après une journée de chevauchée, leurs chemins se séparèrent : Merlin et le fils de Perceval partirent en direction d’une vallée escarpée vers l’ouest, tandis que les autres bifurquaient plein est, vers la route qui menait à Vieilles-Pierres. La séparation fut émouvante et difficile.

Une fois encore, la fausse Adélice ne montra guère d’affection à l’égard de Kadfael, car même si elle avait remarqué la cour que lui faisait le jeune homme, elle ne croyait pas que sa propre sœur ait pu s’amouracher de lui. Elle était persuadée que celle-ci n’avait pas changé et qu’elle resterait toute sa vie insensible à l’amour d’un homme. Elle pensait donc parfaitement jouer son rôle en agissant ainsi. Kad en fut peiné et cependant soulagé. Il s’en fit intérieurement le reproche, rejetant l’idée que cette passion n’ait été qu’une brindille à peine embrasée et déjà éteinte. Non. Il lui faudrait en avoir le cœur net à son retour. Il l’embrasserait dès qu’il la reverrait, au diable la prudence ! et il verrait bien si la magie avait réellement disparu…

Mais pour l’instant, il devait se concentrer sur la mission périlleuse qui l’attendait.

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TROISIÈME PARTIE

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LA BATAILLE DES SIX ROYAUMES

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LES GARDIENS

adfael et Merlin avançaient beaucoup moins vite depuis quelques heures. Leurs chevaux peinaient à marcher sur un sentier aussi sinueux qu’escarpé et qui ne cessait de

monter à flanc de montagne. Toute trace de vie végétale et animale semblait avoir fui cette nature aride et hostile vers des cieux plus cléments. Le magicien et le chevalier parlaient peu, l’enthousiasme de la veille était quelque peu retombé, le danger rôdant autour d’eux. Et surtout, ils devaient veiller à ne pas tomber de cheval, car, malgré le pied assuré de leurs montures, le chemin était traître.

– Quand nous aurons passé ce sommet, annonça enfin le vieil homme en se tournant vers son compagnon, nous n’aurons plus qu’à descendre de l’autre côté, et nous arriverons dans le défilé des Mortes Âmes.

– Comment savez-vous tout cela ? demanda Kadfael. Je n’ai pas voulu en parler devant les autres, mais vous semblez en savoir plus que vous ne voulez bien le dire.

– Plus que tu ne peux te l’imaginer, bien plus, répondit Merlin d’une voix presque éteinte. Je le sais parce que je le sais, voilà, c’est comme ça. J’ai une certaine affinité, dirons-nous, avec les mondes d’en dessous. À présent, je ne veux plus de questions jusqu’à ce qu’on soit arrivé.

À ces mots, il accéléra l’allure. Kadfael n’insista pas, respectant la volonté de son ancien maître. Celui-ci parlerait lorsqu’il l’aurait décidé. Il fallait juste faire preuve de patience…

La descente, sans être de tout repos, fut nettement plus aisée et plus rapide que la montée. Les deux cavaliers se retrouvèrent vite au fond d’un défilé pierreux entouré d’à-pics inquiétants. Partout la roche pré-

K

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sentait des reflets rouges et jaunes, une vague odeur d’œuf pourri flottait dans l’air et semblait tout imprégner. Kadfael s’était d’abord couvert le nez avec un linge, mais il avait fini par renoncer, se disant que bientôt cette puanteur serait certainement le cadet de ses soucis.

Il aperçut au loin l’entrée d’une grotte, assez large pour laisser passer de front deux hommes à cheval. Mais il perçut tout de suite que ce n’était pas une grotte ordinaire : plus il s’en approchait, plus il se sentait mal à l’aise. Son instinct lui dictait de fuir, mais il se traita de lâche et crispa un peu plus les mâchoires. Il était le fils d’un héros et d’une Azura, les Enfers ne pouvaient lui faire peur, son honneur le lui interdisait. Son cœur se mit quand même à battre un peu plus vite. Merlin s’en rendit compte et il posa sa vieille main ridée sur son épaule pour le rassurer.

– Ne t’inquiète pas, Kadfael, tout ira bien, crois-moi. Le plus difficile sera de passer le gardien des portes. Il va te soumettre une énigme, sois très attentif à tout ce que tu verras et entendras. Je n’ai pas le droit de t’aider, mais souviens-toi de mon enseignement. Allez, mon garçon.

Ils s’arrêtèrent à bonne distance de la grotte et mirent pied à terre. Pendant des années Merlin avait usé de toutes sortes d’énigmes dans l’éducation de son protégé, quel que soit le domaine de connaissance étudié. Kadfael avait longtemps cru que c’était une simple excentricité de la part du vieil homme pour lui permettre d’apprendre en s’amusant. Il comprenait à cet instant qu’il l’avait toujours préparé pour un moment comme celui-là. Merlin et ses cachotteries ! L’idée le fit légère-ment sourire.

Le magicien resta à côté des montures et laissa Kadfael avancer. Il devait réussir seul, telle était la règle pour entrer aux Enfers. Le jeune chevalier avait à peine fait quelques pas que deux hommes gigan-tesques sortirent de la grotte en même temps. Ils étaient totalement identiques, tous deux habillés des pieds à la tête de la même armure. Leurs équipements étaient en soi de véritables merveilles, tout comme les deux claymores étincelantes qu’ils tenaient chacun dans une main. Ils s’approchèrent du visiteur, ventail abaissé. Ils exécutaient les mêmes gestes, à la seconde près ! Le fils de Perceval, inquiet, posa aussitôt la main sur le pommeau de son épée, mais les deux gardiens s’arrêtèrent à quelques mètres de lui, plantant bruyamment leur lame dans la fine poussière rouge. Ils lui bloquaient le passage, même s’ils se tenaient à bonne distance l’un de l’autre. Kadfael pria pour que son épreuve ne soit pas de défier ces jumeaux, chacun le dépassant d’une tête. Tous ses sens étaient en éveil, il ne devait pas échouer.

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– Je suis Otho Cerberus, gardien de l’entrée des Enfers, retentit soudain une voix d’outre-tombe. Je suis seul devant toi. Désigne-moi et tu entreras, échoue et tu mourras.

– Quoi ? Kadfael paniqua quelques secondes, il ne comprenait pas ce qu’on

attendait de lui. Il savait que dans une énigme chaque mot avait son importance, mais dans le cas présent la réponse n’était pas un mot, mais un geste.

Plus il réfléchissait, moins il comprenait. Il devait désigner l’un des deux chevaliers comme étant le vrai gardien, mais c’était un piège, il ne trouvait aucune faille, aucun indice, aucun mot à double sens qui le mettrait sur la voie… Il ignorait lequel des deux avait parlé.

Le jeune chevalier commençait à se demander s’il n’aurait pas mieux valu un combat à l’épée finalement, parce que cette épreuve de l’esprit menaçait de tourner au désastre. Non, il était hors de question de rebrousser chemin, mais il savait aussi que s’il se trompait en désignant le mauvais homme, il mourrait. Il comprenait mieux les paroles de Merlin : Je n’ai pas le droit de t’aider… mais souviens-toi de mon enseignement.

Kadfael avait l’impression qu’il avait déjà eu affaire à une énigme de ce genre : elle lui avait semblé truquée mais elle ne l’était pas, il y avait seulement une astuce, mais laquelle ? Laquelle ? Et soudain il se souvint. Il ferma les yeux et il réécouta calmement le message, cette fois sans prêter attention aux paroles, mais seulement à la manière dont elles étaient prononcées, et d’où provenaient les sons. C’est alors qu’il comprit.

Il rouvrit les yeux, se pencha vers le sol et ramassa une grosse poignée de poussière rouge. Il avança d’un pas vers les chevaliers noirs, jetant la poussière dans l’espace laissé entre les deux gardiens. Les grains volèrent au hasard, puis se déposèrent sur quelque chose qu’on ne pouvait pas voir, mais qui était bel et bien là. Otho Cerberus ne lui avait pas menti, il se tenait juste devant lui. Maintenant, on voyait nettement se découper la forme de son heaume et le haut de sa cuirasse. Kadfael n’eut plus qu’à s’approcher de lui et planta son index contre l’armure couverte de poussière :

– Tu es là ! Au bout de mon doigt. Aussitôt, les fausses images du gardien s’évanouirent, et Otho

Cerberus, à peine visible, s’écarta pour laisser passer Kadfael et Merlin.

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Le jeune homme réalisa en entrant dans la grotte sombre que Merlin n’avait pas eu à subir d’épreuve lui-même, il ne put s’empêcher de lui lancer un regard interrogateur à ce sujet.

– Moi ? Non, moi… Je fais un peu partie de la famille, on va dire… éluda-t-il en bougonnant.

a Pendant ce temps, le voyage des trois autres compagnons se déroulait

de manière nettement plus sereine. Ils traversaient d’agréables forêts et remontaient d’antiques chemins à moitié oubliés au milieu de montagnes érodées à leurs sommets. Bien entendu, nulle part n’était indiquée la route pour se rendre dans la cité perdue de Vieilles-Pierres. D’ailleurs, pour beaucoup de gens, y compris pour Dargo lui-même, fier représentant de son peuple, héritier de la culture et des savoir-faire des anciens grands royaumes nains, cette forteresse n’était plus que l’écho d’une légende perdue d’un passé lointain.

Pourtant, les nains avaient dirigé une bonne partie du monde des milliers d’années auparavant, à la tête de vastes territoires riches et prospères. Mais, comme dans toute civilisation, à l’apogée succède souvent une chute inévitable, que ce soit par une lente extinction ou par un arrêt brutal. La leur avait connu les deux types de déclin. Certains royaumes disparurent petit à petit, sans que l’on sache bien pourquoi, jusqu’à ne plus se réduire qu’à quelques contrées aux conditions de vie difficiles. D’autres royaumes, en général les plus belliqueux ou les plus riches, n’avaient pas eu la sagesse de s’entendre entre eux ou de faire preuve de diplomatie. Alors, quand Brocéliande émergea de la fusion de plusieurs territoires où la magie était forte, sous l’impulsion des Anciens, beaucoup virent d’un mauvais œil ces nouveaux voisins qui préféraient manger de la verdure plutôt que de brasser de la bière. Ils voulurent les chasser, sans vraiment tenir compte des rapports de force. D’autres, plus opportunistes, profitèrent de l’absence de leurs congénères, partis se perdre dans de grandes batailles contre les fées et les hommes toujours alliés, et n’hésitèrent pas à accaparer les richesses et les terres insuffisamment protégées. C’est ce qui se passa quand, il y avait bien mille ans de cela, Kazadür, dit le roi fou, s’empara de Vieilles-Pierres et de ses trésors, que le prince Karakïn avait imprudemment laissés sans surveillance. Une autre légende raconte qu’au contraire la cité était très bien gardée,

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mais que Kazadür avait utilisé un dragon d’or pour soumettre ses adversaires…

Toujours est-il que Dargo doutait de son existence jusqu’à ce que la fée Mélusine en personne lui remette un ancien plan qui indiquait l’emplacement de la cité. L’authenticité de la carte ne pouvait être contestée : elle avait été écrite en vernilion, le vieux langage que seul un vrai nain pouvait lire. Dargo étant de ceux-là, il savait déchiffrer cette écriture tombée dans l’oubli. Cela agaçait prodigieusement la fausse Adélice qui détestait avancer à l’aveuglette, guidée par un individu aussi peu soucieux de son hygiène. Alors, régulièrement, elle lui demandait :

– Allez, laisse-moi regarder la carte, par toutes les magies ! – Non ! Cette carte est un trésor nain, et elle ne peut être lue que

par un expert : moi. Dargo se demandait pourquoi Adélice montrait autant d’insistance

à avoir cette carte. Il était un peu peiné qu’elle ne lui fasse pas plus confiance. Dorylas se contentait de sourire à voir la fée ainsi fulminer. Il avait rarement croisé une espionne de Morgane aussi impatiente. De son côté, obligée de ronger son frein, Caitlynn essayait d’imaginer comment elle allait tuer ce nain de malheur dès qu’elle aurait mis la main sur la Larme des Arcanes ! Elle hésitait entre l’ébouillanter vif, l’écarteler, l’éventrer, l’égorger, le pousser du haut d’une falaise, l’empoisonner, l’obliger à se laver, lui provoquer un arrêt cardiaque en prenant l’aspect de sa mère et en embrassant Dorylas sur la bouche… Elle soupira. Il était temps qu’ils arrivent, cette mission commençait vraiment à lui peser sur les nerfs. Elle ne devait pas oublier qui elle était, ni pourquoi elle était là. Après plusieurs heures de voyage, ils finirent par arriver devant une immense paroi rocheuse tapissée de minuscules fleurs blanches, d’arbustes et de pierres éboulées couvertes de mousse. Ils mirent pied à terre et Dargo regarda attentivement sa carte.

– Voilà ce qui devait être… l’entrée principale, dit-il d’une voix hésitante.

Caitlynn ricana un instant, Dorylas poussa un profond soupir. – Tu es sûr de ne pas te tromper, mon ami ? demanda le centaure. – Hélas, non… mais je vois un symbole sur la carte qui veut dire

fenêtre, je crois bien… Mais bien sûr, il leur fallait de la lumière ! Venez, suivez-moi. Je crois savoir où aller.

Sans même attendre les deux autres, Dargo fonça droit devant lui et s’engouffra dans les branchages touffus des arbres qui recouvraient

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une partie de la montagne. Au bout de quelques minutes de course ha-rassante, il poussa un cri de joie. Il avait effectivement trouvé, caché sous des paquets de branchages tombés là et de feuilles mortes, un orifice qui débouchait sur un passage en pente douce et qui descendait dans les profondeurs de la montagne.

– Le dernier en bas est un troll puant ! dit-il dans un éclat de rire, et il fonça tête première.

Les autres se regardèrent un instant, puis sans hésiter foncèrent ensemble en se bousculant. Aucun des deux ne voulait être la cible des quolibets de Dargo une fois en bas. La glissade fut plus longue que prévu et pleine de changements de direction, parfois brusques. De nombreux miroirs étaient accrochés le long du parcours, ce qui devait être une manière d’apporter un peu de lumière naturelle dans une ville souterraine.

Ils débouchèrent dans une sorte de grand couloir sombre, même si par endroits on voyait les embouchures des puits de lumière comme celui qu’ils venaient d’emprunter. Beaucoup devaient être obstrués. Au cours des siècles les entrées de ces puits s’étaient remplies de feuilles, de branches, de cadavres d’animaux, petits ou gros, tombés par mégarde et pris au piège. Les aventuriers n’y voyaient donc pas grand-chose. Dargo ramassa une bûche au sol et déchira un morceau de la tunique qu’il portait sous sa cuirasse. Il farfouilla au fond d’une poche et en sortit un silex et une pierre d’amadou. Il noua le tissu autour du morceau de bois puis y mit le feu. Dorylas fit une grimace.

– Qu’est-ce qui sent mauvais comme ça ? C’est plutôt âcre… – Je pense que c’est ma tunique. En brûlant, ça dégage l’odeur de ma

sueur. Ça pique un peu au nez, c’est vrai, admit Dargo, nullement gêné d’empuantir les vestiges d’une ancienne cité perdue.

Caitlynn préféra ne pas en rajouter. Ils marchèrent longtemps, re-montèrent des couloirs, traversèrent des salles… Le constat était toujours le même : ils voyaient mal, mais suffisamment pour distinguer de nombreux restes de corps calcinés sur le sol, des squelettes à moitié rongés par le temps, des meubles en pierre souvent brisés, des restes d’armures éparses… Il avait dû se dérouler une grande bataille dans cette ville. Personne ne semblait s’en être sorti, tout était encore là comme si l’attaque venait d’avoir lieu. L’endroit n’était plus qu’un vaste tombeau. En revanche, nulle part ils ne trouvèrent de bijoux, pas le moindre collier en or, pas un seul bracelet serti de pierres précieuses, pas de bague ni broche, rien ! Vieilles-Pierres semblait avoir été passée au peigne fin.

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Les trois aventuriers se sentaient un peu abattus, quand soudain Dargo éclaira un panneau posé sur une porte tapissée de toiles d’araignée et de poussière. Il frotta tout cela vigoureusement et lut à voix haute :

– Chambre des trésors… C’est ici ! Ils poussèrent le lourd battant et entrèrent. La salle devait être gi-

gantesque, très haute de plafond, mais la flamme touchait à sa fin et la visibilité s’amenuisait de plus en plus. Ils avancèrent néanmoins, car ils voulaient savoir si cette pièce avait été épargnée, ou si du moins la pierre qu’il recherchait s’y trouvait. Mais ils ne virent rien, pas la moindre pièce d’or oubliée au sol. Rien du tout.

Dans un coin en hauteur, deux immenses yeux jaunes et inquiétants semblaient flotter dans l’obscurité. Personne ne se rendit compte qu’ils étaient observés… jusqu’à ce que, tout à coup, ils entendent derrière eux le bruit d’une profonde respiration caverneuse. Très profonde, et très caverneuse… Le genre de respiration que ni un homme, ni un nain, ni un centaure, et encore moins une fée, ne serait capable d’émettre. Non, c’était plutôt le genre de respiration provenant seulement d’un gros dragon !

Dargo, la fausse Adélice et Dorylas se retournèrent tous les trois en même temps lentement, très lentement… très, très lentement…

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LA FAMILLE, C’EST L’ENFER…

algré sa victoire face à Otho Cerberus, Kadfael savait qu’il n’était pas au bout de ses peines. Sitôt entré dans la grotte, Merlin avait semblé soudain fort agité, pressant

sans cesse son jeune ami de ne pas perdre de temps. Au bout du chemin, ils découvrirent un grand fleuve sombre et inquiétant. Comme s’il connaissait parfaitement les lieux, le magicien s’était dépêché de mettre à l’eau une barque, cachée dans un recoin sombre sous des filets de pêche démaillés. Ils sautèrent dedans, saisirent chacun une rame et commencèrent à pagayer.

Cela faisait plusieurs heures qu’ils ramaient de toutes leurs forces dans cette étrange embarcation dont le bois vermoulu laissait filtrer un peu d’eau croupie et nauséabonde. Ils ne naviguaient pas sur un banal cours d’eau souterrain, non… ils voguaient sur le Styx, le célèbre fleuve noir, la voie d’accès la plus rapide vers les Enfers. Personne ne parlait. De grandes torches enflammées brûlaient sur les deux rives, les empêchant ainsi de tourner en rond dans la semi-obscurité. Même si Kadfael ne voyait pas grand-chose, il restait serein, faisant totalement confiance à son maître.

– Du nerf, allez ! La rive n’est plus très loin, dit soudain Merlin d’une voix tendue par l’effort.

Effectivement, quelques instants plus tard ils accostèrent à un ponton qui ne semblait guère en meilleur état que la barque. L’air était lourd de senteurs chaudes et aigres. Les deux hommes n’y prêtèrent pas attention. Ils sortirent du bateau et s’engouffrèrent dans un long tunnel lugubre, éclairé seulement par quelques flambeaux plantés à même les parois rocheuses. Ils coururent longtemps sans jamais voir

M

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où menait cette voie. L’atmosphère empuantie commençait à gêner Kadfael, peu habitué à ce genre d’endroit.

– Merlin, attendez un peu ! s’écria-t-il. Laissez-moi reprendre mon souffle un instant. L’air est si chaud que le moindre geste demande un effort.

– Un instant seulement alors… Le temps est un trésor ici, répondit le magicien comme s’il se parlait à lui-même.

– Vous connaissez l’endroit, c’est évident, reprit Kadfael qui en avait assez d’être tenu dans l’ignorance. Vous savez où se trouve Méléagan, c’est pour ça que vous avez voulu m’accompagner…

– Non, je l’ignore. Les Enfers sont immenses. Mais je connais quelqu’un qui va t’y conduire, il est temps que je te parle de certaines choses…

– Attention, derrière vous ! le coupa Kadfael qui venait d’apercevoir une dizaine de sluaghs qui s’approchaient.

Cette conversation devrait attendre. Le chevalier dégaina aussitôt son épée et sans hésiter courut au-devant du danger. Il n’était plus le jeune homme insouciant qui avait dû fuir à Camaaloth devant ces monstres. Il était devenu un combattant aguerri et il tenait son épée droit devant lui, prêt à frapper… Hélas, la lame en acier valkyrien se brisa net contre sa première adversaire, comme s’il s’était agi d’un vulgaire fétu de paille. Kadfael n’en revenait pas, quel était donc encore ce sortilège ? La sluagh ouvrit alors sa bouche édentée et se mit à rire, tout en saisissant le jeune homme à bout de bras avec une poigne de fer.

– Nous sommes indestructibles dans notre monde, jeune sot ! dit-elle dans un horrible chuintement. Nous faisons la loi ici… et j’ai décidé que tu allais mourir.

– Non ! hurla Merlin d’une voix de stentor. Fais cela, et tu le regretteras !

Kadfael jeta un regard éperdu vers son maître, il voulait lui dire de fuir, mais les mots lui manquèrent. Ce qu’il vit alors le sidéra : le vieil homme semblait avoir un peu grandi, de ses yeux se dégageait une lumière étrange, et surtout ses mains, d’ordinaire ridées et burinées, commençaient à se craqueler. De la lave incandescente apparaissait à travers les fissures de la peau et les manches de la robe du sorcier se mirent à se consumer ! Cela ne semblait pas préoccuper Merlin le moins du monde.

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– Myrdhin ! ricana une autre sluagh. Te voici donc de retour… Bienvenue chez toi ! Mais tu ne peux pas nous donner d’ordre, tu n’es pas notre maître.

– Pas encore… répondit-il d’une voix caverneuse. – Tue le garçon ! aboya une troisième furie, impatiente d’en finir. Merlin avait à peine fait un pas en avant que déjà la maudite non-

morte, qui tenait Kadfael presque collé à son visage, se mit à cracher tout le mucus acide qu’elle put. Le vieil homme hurla de rage, mais une chose que personne n’avait prévue arriva : aucune goutte du poison mortel ne toucha le chevalier. Il était totalement immunisé contre cette magie démoniaque. La sluagh avait beau cracher ce qu’elle pouvait, tout était repoussé. Elle écarquilla ses yeux noirs et le reposa à terre sans dire un mot. Enfin elle recula prudemment vers ses sœurs médusées.

– C’est… impossible, souffla-t-elle, comme se parlant à elle-même. – Allez donc prévenir votre maître que j’arrive, déclara Merlin d’une

voix autoritaire. Elles ne se le firent pas dire deux fois et disparurent comme par

enchantement dans des volutes à l’odeur de soufre. Les mains et les yeux de Merlin avaient repris leur aspect normal. Kadfael voulait comprendre ce qui s’était passé, mais déjà son vieil ami l’entraînait derrière lui en courant.

– Nous n’avons pas beaucoup de temps, viens, suis-moi. Je m’en doutais, je m’en doutais !

Ce furent ses seules paroles. Kadfael n’avait aucune idée de ce qu’il voulait dire, il espérait seulement que le magicien n’avait pas perdu la raison. Au bout d’un couloir qui semblait interminable, ils pénétrèrent dans une salle aux dimensions impressionnantes, si haute qu’on voyait à peine la roche de la voûte. La lumière y était intense, attisée par les torches innombrables aux murs et, en son centre, un brasier digne des lieux. Kadfael continuait à suivre Merlin qui marchait de plus en plus vite. Ils contournèrent l’immense feu et arrivèrent devant le maître des Enfers en personne, le Gardien des âmes. Il était impossible de le confondre avec un quelconque démon : il était assis sur un trône immense, juché en haut de plusieurs marches. Une sorte de couronne de cerf faite de lave noire incandescente ceignait son crâne chauve tatoué de figures effrayantes.

– Atalante, mon frère ! dit Merlin d’une voix sourde en s’approchant de lui.

– Votre… frère ? s’étrangla le jeune chevalier.

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– Myrdhin, toi ici ? Je commençais à désespérer. Mieux vaut tard que jamais… Je suis très heureux de t’accueillir enfin dans ma modeste demeure, mon frère.

Au ton de la voix, Kadfael comprit tout de suite qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Le Gardien des âmes se leva et descendit lentement vers ses hôtes. Kadfael essayait de ne pas montrer sa peur, mais ce n’était pas un homme qui venait à lui, c’était un colosse dont le visage était noirci de brûlures. Peut-être avait-il été beau un jour, mais ce n’était plus qu’un lointain souvenir. Ses yeux lançaient des flammes rouges, sa bouche laissait voir une rangée de crocs jaunâtres. Le plus effrayant était les nombreuses entailles qui zébraient son visage, on pouvait voir à travers elles la même lave incandescente qui s’écoulait des mains de Merlin peu de temps auparavant.

– J’ai bien essayé de hâter ton retour en confiant mes filles au roi Galaad, mais tu as eu de la chance… ta fameuse chance, Myrdhin, celle qui nous faisait tant rire quand nous étions enfants. Tu te souviens ? continua-t-il, tout en descendant les dernières marches, s’approchant de plus en plus, à pas lents et implacables.

– Réglons cela, je t’en prie, répondit Merlin. Je suis venu réparer ma faute, Atalante, tu attends depuis bientôt deux mille ans ma venue. Je te demande pardon pour ce que j’ai fait. Qu’on en finisse une bonne fois pour toutes !

Atalante s’arrêta devant Kadfael, le dominant de toute sa hauteur. Le jeune homme n’était pas très à l’aise, certes, on ne rencontre pas le diable en personne tous les jours. Cependant, il se forçait à regarder son adversaire droit dans les yeux. Il éprouvait une colère sourde de voir ainsi son vieux maître à la merci de ce démon. Même s’il ignorait le tort qu’avait pu lui causer Merlin, il mourait d’envie de se jeter sur cet Atalante. Mais la prudence est souvent plus sage conseillère que l’impulsivité, Merlin le lui avait souvent répété. De toute manière, il n’avait même plus d’épée, il avait été incapable de tuer une seule sorcière dans le tunnel, alors à quoi bon espérer terrasser pareil adversaire ! Le Gardien des âmes le toisa un long moment, silencieux, comme s’il savourait la situation avec délectation.

– C’est donc lui ton champion ? Le semi-fée ? J’ai appris qu’il avait en lui la magie protectrice des Azuras, le plus faible de leurs pouvoirs, soit dit entre nous… Je me dois de vérifier quand même, question de principe. Tu me comprends, j’espère…

Sans rien ajouter, Atalante se pencha vers Kadfael et lui cracha un jet de feu jaune et bleu au visage. Aucune flamme ne put l’atteindre, le jeune homme sentit à peine un léger picotement sur la joue touchée. Il

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comprit alors ce que lui avait dit un jour Adélice : il était en partie fée, il avait certainement hérité d’un pouvoir. Manifestement, il était insensible à la magie des Enfers. Atalante esquissa un sourire narquois. Merlin l’interpella :

– Souviens-toi des mots de Turan : Le royaume de Logres un jour sera sauvé / Par la venue d’un roi semi-fée, mais ce n’est pas Galaad, tu t’es trompé. Le vrai roi, tu l’as devant toi. Lui, Kadfael, fils de Lancelot et de Mélusine !

Kadfael ouvrit grand les yeux. Merlin avait entendu comme lui les paroles de Morgane, le champion lui ressemblait, mais ce n’était pas lui ! Il n’était que le porteur, l’autre serait plus grand, plus fort… Pourquoi Merlin mentait-il au diable, était-ce bien raisonnable, étant donné leur situation ? Il imagina sur le moment protester, mais il se ravisa, il fallait lui faire confiance. Merlin avait souvent plus d’un tour dans son sac.

– Galaad a la force des Azuras, répondit son frère sur un ton sarcastique. Viviane est à ses côtés, il a les pouvoirs de Mjöllnir, grâce à toi soit dit en passant, et lui, qu’est-ce qu’il a ton… champion ? Bientôt plus personne pour le guider, une épée brisée et ce petit tour de passe-passe. Et tu oses me dire que je ne sais pas interpréter une prophétie ?

– Que te faut-il de plus ? s’écria Merlin, une lueur rouge dans les yeux. Je viens prendre ta place, je viens porter le poids de ta malé-diction. Je viens pour devenir le nouveau prince des Ténèbres, Gardien des âmes et des Enfers. Le garçon est ici pour sauver son père, tu le sais, et tu ne pourras pas t’y opposer, cela ne te concerne en rien. Tu n’es pas en conflit avec les hommes, ni avec les fées, ni avec qui que ce soit d’autre. C’est moi que tu veux, rien que moi, et je suis là, alors fais ce que tu as à faire ! Maintenant !

Atalante parut un instant décontenancé par les paroles de son frère. Il le regarda longuement, semblant réfléchir. Puis il prit la parole avec un sourire perfide :

– J’accepte de te laisser ma place, si tu insistes… être libéré du fardeau de diriger ce cloaque infâme et partir vers les doux éthers des esprits magiques, c’est tentant ma foi… Mais seulement à deux conditions.

– Je t’écoute, répondit Merlin d’un ton las. – Tout d’abord, continua lentement Atalante, notre jeune ami ici

présent est persuadé que je suis le Mal incarné et que toi, tu es digne de confiance, un mentor, un maître… un modèle de vertu. Dis-lui la vérité. Dis-lui ce que tu as fait.

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– Ce n’est peut-être pas nécessaire… – Si tu refuses, je lui montrerai la scène moi-même à travers son

esprit. Il ne pourra résister à cette magie, crois-moi. Trois jours entiers de combat, jusque dans les moindres détails, et il souffrira dans ses tripes comme j’ai souffert !

Le magicien soupira. Il devait obéir à Atalante, il n’avait pas le choix. Il savait qu’il devait faire vite, le temps jouait contre eux, mais il préférait ne pas inquiéter son ancien apprenti avec cela pour l’instant. Un problème à la fois… Il se tourna vers le fils de Perceval et lui dit :

– Kadfael, écoute bien mon histoire. Puisses-tu ne pas commettre les mêmes erreurs que moi ! Mon vrai nom est Myrdhin. Atalante et moi sommes jumeaux et nous sommes nés il y a fort, fort longtemps… Notre mère était une jeune fille simple et au cœur doux. Lors d’une fête de solstice d’été, elle est tombée sous le charme de Cernunnos, l’une des dernières divinités sauvages qui parcourait encore le monde, les ancêtres des actuels seigneurs des Enfers. Un démon…

« Il régnait à l’époque sur les forêts sauvages. On le croisait parfois sous les traits d’un grand orignal blanc, ne prenant forme humaine qu’au cours des rituels de l’été. Il ne pouvait se lier à quiconque, encore moins tomber amoureux et enfanter. C’est pourtant ce qui se passa avec notre mère. Mal leur en prit à tous les deux. Ils ne se connurent qu’une seule nuit, mais ce fut suffisant pour que le dieu cerf perde tous ses pouvoirs obscurs : il savait qu’en aimant une jeune vierge il les transmettrait à ses enfants à venir. De cette manière il faisait aussi don à l’humanité d’une force et d’un savoir hors du commun. Les autres princes des Ténèbres ne lui pardonnèrent pas cette trahison.

« Craignant pour sa vie, notre mère réussit à s’enfuir de justesse, ignorant qu’elle était enceinte. Elle dut errer plusieurs années, de village en village, nous élevant seule du mieux qu’elle pouvait, sachant que tôt ou tard quelqu’un découvrirait notre véritable identité. Une seule personne était capable de l’aider sans la juger ni la dénoncer : Turan l’Ancien, un vieux sage qui pouvait lire l’avenir, entre autres… Alors elle finit par nous confier à lui afin qu’il nous guide jusqu’à l’âge adulte. Nous ne l’avons plus jamais revue à compter de ce jour, elle savait que c’était le prix à payer pour notre survie. Ce fut un moment terrible, je m’en souviens encore… Turan tint parole, c’est vrai, mais il était peu présent et pas très affectueux.

« En grandissant, j’ai mûri plus vite qu’Atalante, je me suis alors occupé de lui comme je le pouvais. Très vite il m’a pris en exemple, comme si j’étais son grand frère. Mais si je m’étais érigé en modèle, c’est parce qu’au fond de moi, j’étais très vaniteux, je dois l’avouer… En

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grandissant je me montrai inflexible sur les pouvoirs démoniaques qui sommeillaient en nous : jamais on ne devrait les rechercher, jamais on ne devrait les explorer, car c’était la voie de la magie obscure. Une fois qu’on s’engageait sur ce chemin, il n’y avait pas de retour possible. Voilà ce que je ne cessais de lui répéter… Il m’a toujours cru, m’obéissant aveuglément.

« Il faut savoir qu’à cette époque, le monde comptait neuf magiciens très puissants, autant que nous deux. L’un d’eux était même devenu bien plus puissant, alors qu’il était au départ un simple druide. J’ignore comment il avait pu acquérir autant de pouvoirs… De vieilles histoires racontent que ce seraient les Anciens qui l’auraient eux-mêmes favorisé, bien avant de créer Brocéliande et les Azuras, mais je n’y crois pas. Les elfes de la nuit étaient foncièrement bons, j’en suis convaincu. Toujours est-il que c’était un Viking ambitieux, avide de richesses et de savoirs depuis qu’il avait basculé du côté sombre de la magie. Il se faisait appeler Thor. Il avait fédéré toutes les tribus des Terres Gelées par la force et il était devenu leur roi. Mais il était aussi devenu un puissant sorcier, et il avait été le premier à comprendre que le pouvoir augmentait si on utilisait un artefact sensible à sa propre magie. Il avait alors découvert Mjöllnir, là encore j’ignore comment il l’avait obtenu… J’ai toujours pensé que cette chose n’était pas de ce monde, c’était une arme redoutable, tu as déjà eu le malheur de la voir face à Arthur : c’est le terrible marteau que possède désormais Galaad. Thor y avait puisé tout le pouvoir qu’il voulait et y avait ajouté sa haine et son goût du sang.

– Morgane a dit que vous l’aviez eu en votre possession mais que vous vous en étiez débarrassé, pourquoi ? l’interrompit Kadfael.

– J’y viens… Thor avait décidé de tuer tous les autres magiciens présents dans le monde connu, car il s’en méfiait. Il en tua six en les entraînant dans des pièges indignes, en les empoisonnant, en utilisant des sortilèges de démence… Mais Atalante et moi étions bien trop prudents, nous méfiant de tout et de tous. Nous avions vite compris les intentions de ce maudit Viking. Alors il n’a pas eu le choix, il a dû nous affronter dans un vrai combat. Nous pensions être assez forts pour gagner. Nous avons eu tort. J’ai eu tort… Trop sûr de moi et pré-somptueux que j’étais ! Ça a été effroyable, d’une violence inouïe ! Au sommet d’une falaise battue par des vents déchaînés et frappée par des éclairs incessants, nous nous sommes battus tous les trois des jours entiers. Le premier à tomber, ce fut moi. Je ne sais encore comment, mais Thor m’a à moitié assommé. Aussitôt Atalante a redoublé d’efforts, il s’est jeté sur le roi sorcier sans penser un instant à sa propre

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vie. Mais il n’était pas assez fort pour affronter seul un adversaire pareil. Sans ses pouvoirs démoniaques, il n’avait aucune chance de gagner. Il aurait dû fuir, mais il n’a pas voulu m’abandonner. De mon côté, j’ai retrouvé mes esprits. J’aurais dû me jeter de nouveau dans la bataille, mais au lieu de ça mes mains se sont mises à trembler, mes jambes ne voulaient plus me porter.

– Tu as eu peur, espèce de lâche ! s’exclama Atalante. Le grand Myrdhin n’est qu’un lâche !

– Oui, j’ai eu peur, reprit à voix basse Merlin. Ma nature humaine est remontée à la surface au mauvais moment et j’ai eu peur de mourir, tu as raison. Kadfael, alors que j’hésitais, mon frère était en danger. Il a fini par me voir, il n’a pas compris pourquoi je ne venais pas l’aider. Il a dû penser que j’étais gravement blessé. Thor n’arrêtait pas d’envoyer des éclairs, de lancer son marteau qui revenait toujours dans sa main puissante.

« Atalante a alors décidé de nous sauver tous les deux, il a rompu sa promesse, j’ai vu son visage se mettre à brûler. Désespéré, il tentait le tout pour le tout en cherchant en lui la folie de Cernunnos qui se cachait dans son sang démoniaque. Mais il ignorait tout de ce pouvoir, c’était très dangereux. Alors je me suis mis debout, le suppliant de ne pas faire ça. Il m’a regardé, implorant, et au même moment Thor lui a lancé son marteau en plein visage. Mon frère s’est effondré, gravement blessé, mais encore conscient. J’ai hurlé. Ma peur a aussitôt laissé place à ma rage et je me suis transformé… en ça.

Il désigna d’un signe de tête à Kadfael le corps monstrueux de son frère.

– J’avais toujours interdit à Atalante d’arpenter le chemin criminel de la magie des démons et j’étais en train de lui montrer que moi, je maîtrisais cette terrible puissance. Il a compris que je n’avais cessé de lui mentir… J’avais depuis longtemps commencé à explorer en cachette ce que je lui avais toujours refusé, et à cause de mon hypocrisie il allait mourir…

« J’étais déchaîné, je me suis avancé vers Thor et je n’ai fait qu’une bouchée de lui, je ne me contrôlais plus. En quelques instants le roi sorcier a littéralement été pulvérisé dans un brasier infernal, il ne restait plus rien de lui, hormis son marteau encore fumant, tombé au sol… Une fois calmé j’ai retrouvé mes traits humains, j’ai couru vers Atalante et je l’ai pris dans mes bras. Mais il était trop tard : ses yeux morts étaient encore pleins de haine et de dégoût, il m’avait maudit en mourant. Le problème est qu’en faisant cela, il avait empêché son

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esprit de partir vers les doux éthers, l’Avalon des êtres de magie… Son âme était souillée, pleine de haine, et c’était de ma faute.

« Alors je l’ai enterré dignement, puis je me suis débarrassé de Mjöllnir dans le Störjon, le lac le plus profond des Terres Gelées. Je n’en voulais pas, c’était une arme du mal, et je n’étais plus assez puissant pour la détruire. Il fallait que je me rachète, que je revienne sur le droit chemin et que j’abandonne cette magie incontrôlable. C’était la seule chose à faire si je voulais pouvoir venir ici un jour et prendre ta place, Atalante, car ça a toujours été mon idée pour sauver ton âme déchue. Mais pour réussir, mon âme devait être au moins aussi lumineuse que la tienne était devenue sombre. J’ai alors abandonné mon propre nom qui me rappelait trop mon échec, et je me suis mis au service des hommes qui cherchaient la paix et la justice.

Merlin semblait épuisé quand il eut fini de parler. Kadfael avait les larmes aux yeux. Au lieu d’éprouver du mépris pour le vieil homme, il se sentait encore plus fier d’avoir été élevé par une personne qui avait tant fait pour se racheter. Atalante ne disait rien, son cœur était devenu un bloc de pierre incapable de la moindre compassion. Il avait tellement souffert que son humanité avait disparu depuis bien long-temps. À un détail près…

– Que veux-tu encore de moi ? Dis-moi ta seconde condition, qu’on en finisse… chuchota le vieux magicien, exténué par ses aveux éprouvants.

– Je vais te le dire, répondit Atalante. Vois-tu, parmi les nombreux inconvénients d’être maudit, même quand on est le chef des maudits, c’est qu’au fil des siècles, on perd les souvenirs auxquels on tient le plus. C’est comme ça, les règles sont les mêmes pour tout le monde ici… Or, même si je sais encore que j’ai eu une mère… notre mère, je ne sais plus rien d’elle. Plus rien du tout. Ni son nom, ni son visage, ni le son de sa voix, ni son odeur… rien. Alors, je vais quitter les Enfers, Myrdhin, mais je ne partirai pas sans tes propres souvenirs, je les veux. Donne-les-moi.

– Non ! cria Merlin. Elle était autant ma mère que la tienne. Comment peux-tu me demander une chose pareille ?

– Si tu refuses, je garderai ton jeune protégé dans une cellule… disons une semaine. Et je te jure qu’il sera bien traité, pas de torture, nourri, logé…

– Une semaine ? s’écria Kadfael. J’accepte ! Maître, ne donnez surtout pas les souvenirs de votre mère ! Ils sont bien trop précieux…

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– Veux-tu bien te taire ! gronda aussitôt Merlin, en colère. Tu ne sais pas ce que tu dis. Atalante, j’accepte. Laisse-le tranquille et viens, qu’on en finisse…

– Tu ne lui as donc rien dit ? Hum… je m’en voudrais de lui gâcher la surprise dans ce cas.

Le Gardien des âmes esquissa de nouveau un sourire cruel et s’approcha lentement de Merlin. Kadfael se sentait impuissant à empêcher ce qui allait arriver. Son maître allait se sacrifier, mais comment est-ce que ça allait se passer ? Et qu’en serait-il de sa propre mission ? Pourquoi le vieux magicien semblait-il si obnubilé par le temps ? De quelle surprise parlait Atalante ?

Merlin se redressa et se tenait bien droit face à son frère démo-niaque. Ce dernier était beaucoup plus grand et plus fort. Il commença par poser son index droit sur le front de Merlin, juste un instant. Une larme roula sur la joue du vieil homme… Il venait d’oublier tout ce qu’il savait de sa mère. Le visage de la jeune femme venait de disparaître définitivement de ses souvenirs. Elle mourait une seconde fois, et une vague de tristesse le submergea.

– Merci, j’en prendrai grand soin… ricana Atalante. Je pense qu’il est temps de nous dire adieu, mon frère.

Aussitôt, d’un geste rapide, il sortit une lame d’obsidienne noire et transperça d’un coup sec le cœur de Merlin. Le vieil homme vacilla un peu, puis tomba à genoux. Kadfael n’eut même pas le temps de réagir. Il poussa un long cri déchirant, mais déjà son ancien maître lui faisait signe qu’il allait bien et commençait à se relever. Atalante se tourna vers le chevalier alors qu’une lumière blanche nimbait les épaules de l’ancien Gardien des âmes. La lumière devint aveuglante, et Atalante s’évanouit peu à peu dans le halo qui l’absorbait. Il avait presque totalement disparu, quand le jeune chevalier entendit sa sinistre voix pour la dernière fois :

– Galaad est plus fort que toi. Tu ne pourras le vaincre seul… La voix se tut définitivement. Kadfael pensa que la ruse de Merlin

avait fonctionné, il avait réussi à faire croire à son frère qu’il était le fameux champion, mais dans quel but ? Mystère. Pour l’heure, il fallait voir si Merlin avait survécu à l’attaque de son frère.

Le vieux magicien ne s’était pas changé en monstre comme le craignait Kadfael. Ses yeux avaient seulement pris une teinte rouge, ardente, et le bout de ses doigts laissaient désormais apparaître les premières fissures de lave. La seule chose qui prouvait que la méta-morphose avait bel et bien commencé était que le nouveau maître des

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Enfers portait désormais autour de la tête la même couronne de cerf en fusion qui ceignait celle d’Atalante. C’était la marque de Cernunnos, l’héritage de leur père, symbole d’une magie primitive et brutale…

– Merlin, vous allez bien ? – À part le fait que je sois mort, je ne vais pas trop mal… répondit-il

d’une voix traînante. – Comment ? Il vous a vraiment tué ? Vous êtes là, devant moi, et

pourtant vous êtes… mort ? – La mort n’est que le début d’un autre cycle, ce sera la dernière

chose que je pourrai t’apprendre. Je devais mourir, je le savais. C’est ainsi, on n’échappe pas à son destin. Seul un mort peut régner sur les morts… J’aurais dû t’en parler, mais j’avais peur que tu renonces à sauver ton père si tu l’avais su, s’excusa Merlin d’une voix plus grave que d’habitude.

– Êtes-vous redevenu Myrdhin le démon ? Ou êtes-vous encore Merlin le magicien qui m’a élevé comme un père ?

À ces mots, Merlin comprit combien était grande la tristesse du jeune homme qui l’avait vu mourir et renaître en ces lieux. Même si son propre cœur ne battait plus, il éprouvait encore des sentiments forts envers ce fils adoptif.

– Je suis l’un et l’autre. Mais pour toi je resterai celui qui t’a aimé comme un père. Pour l’instant, j’essaie de ralentir le plus possible la métamorphose. C’est maintenant que je vais pouvoir t’aider, car je suis le nouveau seigneur du donjon, continua-t-il avec un triste sourire. Mes nouveaux pouvoirs affluent vite, mais je pense pouvoir garder une partie de la personnalité de Merlin. En tout cas je vais essayer, je te le promets. J’ai enfin payé ma dette, mais je peux encore faire quelque chose de ma vie… enfin, c’est une façon de parler…

Les deux amis sourirent malgré eux à ce mot. Puis Merlin-Myrdhin fit appeler la sluagh qui l’avait défié dans le tunnel à son arrivée. Il était capable de communiquer par télépathie avec chaque créature des Enfers, ce qu’il trouva très pratique. L’être maléfique apparut presque aussitôt.

– Oui, maître ? dit-elle d’une voix soumise. Le mot maître fit sourire Merlin. Il avait la rancune tenace, ce qui,

dans son nouveau travail, devait être une qualité, se dit Kadfael. – Quel est ton nom ? demanda-t-il. – Je n’en ai pas, maître. Personne ici n’en a. Vous pensez à nous, nous

arrivons.

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– Hé bien, il va y avoir du changement d’ici peu. Et pour commencer tu t’appelleras Violette, voilà… avec des noms de fleurs, peut-être que toi et les autres vous ferez un peu moins peur…

– Bien, maître. – Et maintenant, Violette, emmène-nous voir le chevalier Méléagan,

tout de suite. Violette n’eut aucune réaction à l’annonce de sa nouvelle identité.

Pourtant, même si elle ne savait l’expliquer, elle éprouva une drôle de sensation qu’elle n’avait jamais connue de toute sa vie de fée du chaos : un petit moment de joie. Elle avait un nom, elle devenait donc unique… Elle les emmena à travers un dédale incroyable de geôles, salles de torture, pièces de repos pour les tortionnaires, réfectoires pleins de créatures toutes plus hideuses les unes que les autres et qui venaient s’y restaurer de mets infâmes…

– Quel cauchemar… chuchota Kadfael. Violette les fit enfin entrer dans une cellule à l’aspect répugnant où

flottait dans l’air une odeur de soufre et de sang. À l’intérieur leurs regards se posèrent sur un homme en sueur qui avait l’air enragé. Il fouettait violemment un pauvre hère assis à terre, les mains liées devant lui, avec une lanière de cuir enflammée. Le fils de Perceval ne perdit pas de temps, il ôta l’anneau d’or qu’il avait pris sur son père et le jeta à l’homme en train d’être torturé et lui dit :

– Je viens payer la dette de mon père, Perceval le Gallois. Reprends ton anneau. Que la malédiction soit levée et ta fiancée libérée !

Rien ne se passa. Kadfael et Merlin-Myrdhin se regardèrent un long moment. Le nouveau Gardien des âmes, qui voulait en finir vite, se tourna vers Violette.

– Je ne connais pas encore toutes les finesses du lieu, alors dis-moi si ça a fonctionné ou pas, sacrebleu ! Pourquoi ne dit-il rien ?

La sluagh ferma les yeux, comme si elle cherchait la réponse. Elle finit par les rouvrir et, avec un sourire gêné, elle désigna du doigt l’homme écumant de rage qui tenait le fouet.

– C’est lui, Méléagan. Quand il est arrivé, on avait besoin de quelqu’un avec ses compétences, alors… on l’a recruté.

– C’est un tortionnaire ici aussi ? s’offusqua Kadfael, hors de lui. Mais ce n’est pas possible !

Il reprit l’anneau et le mit dans la main de Méléagan qui ne pensait qu’à une chose : reprendre son travail. Violette se tourna vers son nouveau maître :

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– C’est fait, la jeune fille a été libérée des limbes, on la transfère immédiatement au paradis.

– Parfait ! déclara alors Merlin-Myrdhin, soulagé d’en avoir enfin terminé. Allons manger à présent ! J’ai besoin de reprendre des forces.

Il tendit la main vers Méléagan. Le corps de celui-ci se mit à briller très fort et, soudain, la lumière explosa et le cruel chevalier disparut. Merlin-Myrdhin expliqua qu’il devait parfois dévorer des âmes pour se régénérer, et que si ça ne l’enchantait guère a priori, il se sentait très heureux de l’avoir fait dans ce cas précis. Kadfael l’approuva.

– Maintenant je t’emmène vers la sortie, il n’y a plus une minute à perdre ! dit l’ancien magicien.

– Vous allez enfin me dire ce qui se passe avec le temps ? Il semble vous obséder depuis qu’on est arrivé aux Enfers, s’écria Kadfael. Le temps s’est arrêté ? Nos amis sont en danger ?

– C’est bien pire que ça. Tu comprendras quand tu seras dehors. Viens, il ne faut pas rater le bateau pour remonter le Styx jusqu’à la sortie…

S’il y avait bien une chose qui n’avait pas changé chez Merlin-Myrdhin, c’était son côté cachottier. Cela fit sourire Kadfael.

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AVALON

epuis que son fils était reparti, Mélusine se sentait de nouveau vivre et pleine d’espoir. Elle était si heureuse de l’avoir vu, d’avoir pu l’embrasser et le serrer fort contre

son cœur. Elle était désormais la mère la plus heureuse du monde, même si elle était aussi très inquiète pour lui. Elle ne pouvait qu’imaginer les nombreux dangers qu’il allait encore devoir affronter. Il était le porteur de l’Épée des rois, pourtant il n’était pas celui qui pourrait la brandir. Il lui avait demandé si elle avait une réponse à ce mystère, mais elle n’en savait rien. Elle qui était une fée puissante et sage, elle ne pouvait aider son propre fils, et cela ne lui plaisait guère. Quand Kadfael avait vu son père mourant, il avait bien compris que ce ne pouvait être cet homme. Mélusine avait bien tenté de se montrer apaisante au moment du départ, lui affirmant que le champion viendrait certainement à lui et qu’il n’aurait pas à le chercher. Mais au fond d’elle-même elle n’avait aucune certitude, elle avait juste voulu le rassurer, comme n’importe quelle mère l’aurait fait avec son enfant…

Depuis toutes ces années Mélusine contenait à grand-peine les souf-frances de son bien-aimé, l’empêchant ainsi de mourir et de laisser son âme emportée par les envoyés des Enfers. Tant qu’elle ne sentirait pas enfin l’esprit du chevalier s’alléger de sa faute, elle ne pourrait l’emmener à Avalon. Kadfael était son seul espoir.

Et le miracle se produisit. Quelques jours après le départ de Kadfael, elle sentit l’âme de Perceval s’alléger du poids de la culpabilité. Elle comprit tout de suite : le fils venait de sauver le père, il avait réussi ce qui semblait impossible ! L’anneau avait été rendu, la malédiction était donc levée. Oui, mais à quel prix ? songea Mélusine un instant, un peu amère.

D

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De plus la veille, elle avait reçu une bien étrange visite, une jeune fée qui chevauchait un lion redoutable… Elle savait maintenant son fils encore plus en danger qu’elle ne le craignait. Mais pour l’heure son bien-aimé se tenait debout devant elle, beau, le visage souriant et le regard espiègle qu’elle lui avait toujours connus. Rien d’autre ne comptait, elle avait attendu ce moment depuis si longtemps. Perceval était devenu un magnifique fantôme, à peine translucide, et il émanait de toute sa personne une douce et chaude lumière. Il regarda un instant son corps abîmé dans le lit.

– Quelques jeunes fées qui me sont fidèles viendront enterrer votre corps dignement, lui dit Mélusine d’une voix douce.

– Notre fils… furent les premiers mots du chevalier avec hésitation. Mon petit Kadfael, ma bien-aimée, je l’ai vu, je m’en souviens, je lui ai même parlé. J’ignorais qui il était, j’étais comme prisonnier de mes propres souvenirs… Il a déjà tant fait, et il lui reste tant à faire… Nous devons l’aider, je vous en prie. C’est notre fils !

– Nous ne sommes plus de ce monde dorénavant, mon doux seigneur, répondit la fée d’une voix teintée de tristesse. Mais ne craignez rien, c’est maintenant un preux chevalier comme vous l’étiez. Il saura trouver le chemin par lui-même… Venez, il nous faut partir.

Deux pur-sang noirs richement harnachés attendaient sagement devant la modeste maison. Sans un mot, Perceval et Mélusine mon-tèrent sur leur dos et les chevaux partirent au grand galop. Arrivés à la hauteur d’un ruisseau, sans même ralentir, ils sautèrent par-dessus et disparurent du monde réel.

– Mon ami, bienvenue à Avalon, s’écria Mélusine en riant. Perceval, chevauchant avec grâce, regarda avec étonnement son

nouveau royaume. Il ressemblait beaucoup à celui de Logres, mais tout était plus beau, plus lumineux. Leurs propres chevaux arboraient chacun une belle robe blanche comme si cette couleur avait toujours été naturellement la leur. Le père de Kadfael entendit de douces mé-lopées provenant des arbres environnants et il aperçut des rossignols qui chantaient gaiement dans des pommiers en fleurs. Il se croyait en plein rêve, d’ailleurs sa bien-aimée, qui chevauchait à ses côtés, n’avait-elle pas de magnifiques ailes blanches dans le dos, elle qui rayonnait comme une pluie d’étoiles dans un ciel d’été ?

Mélusine comprit l’étonnement du chevalier. – Vous me voyez ici telle que je suis réellement. Tant que vous

n’étiez qu’un simple mortel, vous ne pouviez tout voir. Ce n’est plus

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très loin, nous parlerons là-bas, je vous le promets. Je suis tellement heureuse de vous retrouver enfin…

Quelques minutes plus tard, les deux chevaux s’arrêtaient dans la cour d’un magnifique château. De jeunes fées les accueillirent et emmenèrent les montures.

– Mon amie, attendez, je vous prie, demanda Perceval. Quel est cet endroit ? Et pourquoi est-ce que je ne me sens plus inquiet pour mon fils, alors que je sais qu’il est encore là-bas, dans un monde rempli de dangers ? Tout me semble si paisible ici…

Mélusine lui sourit et prit ses mains dans les siennes. Elle avait maintenant tout le temps pour lui expliquer, mais elle ne voulait pas le contrarier et le laisser s’inquiéter inutilement.

– N’ayez crainte, dit-elle. Vous allez retrouver tous vos amis dans ce monde qui ressemble au vôtre. Nous allons tous vivre ici dorénavant, dans la joie et l’amour.

– Mais notre fils ? Nous rejoindra-t-il ? – Un jour, oui, je n’en doute pas, il viendra. Nous continuerons à

penser à lui, nous aurons vent de ses prouesses… Mais nous ne pourrons pas l’aider, enfin… Non, suivez-moi, ils vous attendent, conclut alors l’Azura avec un petit rire forcé pour masquer la peine d’avoir dû quitter son enfant.

Ils entrèrent dans la salle d’apparat du haut château, et quelle ne fut pas la surprise de Perceval de découvrir que se tenait un somptueux banquet où tous les convives étaient ses amis les plus chers ! Gauvain, Yvain, Bohort, Hector, Keu, Érec, Agravain, Léodagan, Tristan, et tant d’autres ! Des dames illustres, Guenièvre, Énide, Yseult… étaient assises près d’un grand feu de cheminée, souriantes. Mais surtout il vit au bout de la grande table le roi Arthur en personne et, à ses côtés, Lancelot ! Personne ne l’avait encore reconnu.

Perceval se pencha à l’oreille de Mélusine et chuchota de peur d’être entendu et de se montrer inconvenant :

– Ils sont tous… morts ? Mais il connaissait déjà la réponse. Une jeune servante courut presque vers Perceval et lui tendit avec

beaucoup de grâce un verre en cristal rempli d’un doux breuvage à la couleur ambrée. Perceval la remercia, porta la coupe à ses lèvres et but une gorgée. Mélusine lui expliqua qu’il s’agissait d’un verre de nectar, la boisson des mondes magiques. Mais à peine eut-il fini de boire que

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Perceval jeta un regard étonné vers Mélusine et les autres convives et il lui demanda en toute candeur :

– Qui êtes-vous, charmante damoiselle ? Et qui sont tous ces gens ? Sont-ce des parents à vous ?

Mélusine le regarda, très étonnée. S’il était bien une chose qu’il était impossible de faire à Avalon, c’était mentir. Or son aimé avait l’air tout à fait sérieux, il semblait réellement ignorer qui elle était ! Alors elle regarda attentivement tout autour d’elle, et elle se rendit compte que les convives, même s’ils se parlaient, semblaient totalement ignorer qui ils étaient et avec qui ils discutaient. Arthur et Lancelot ne se parlaient pas, eux qui avaient toujours été plus que des frères…

Quand elle vit des servantes venir avec des plateaux d’ambroisie et d’autres avec des pichets de nectar pour remplir les verres vides, elle comprit que quelque chose n’allait pas dans le royaume d’Avalon. Elle prit le verre des mains de son amour et le porta à ses narines. C’était pire que ce qu’elle pensait !

Perceval, debout à ses côtés, avait l’air un peu étourdi par le breu-vage. Il avait encore soif et décida de rejoindre cette agréable tablée. Mélusine fit montre alors de sa toute-puissance d’Azura : elle se mit à rugir d’une voix assourdissante, ses yeux devinrent presque aussi brillants que deux petits soleils, ses grandes ailes se déployèrent dans son dos et s’embrasèrent avec un bruit sourd sans pour autant consumer ses nouvelles plumes de feu :

– Que plus personne ne boive ni ne mange, je vous l’ordonne ! Et que la fée la plus puissante se présente devant moi, immédiatement.

Tout le monde se tut, cherchant à comprendre ce qui se passait. Les esprits ne pouvant plus avoir peur, ils obéirent sans rechigner et sans crainte. Une jeune femme de grande taille, aux cheveux cuivrés, s’approcha de Mélusine, la mine basse. Elle ignorait qu’une Azura était arrivée, mais elle savait qu’elle n’était pas contente du tout, les ailes de feu en général étaient mauvais signe… Elle s’arrêta devant Mélusine et attendit, silencieuse.

– Qu’avez-vous mis dans l’ambroisie et le nectar ? Quel poison leur servez-vous ? hurla alors Mélusine, hors d’elle.

– Des graines de Lothos, votre Grâce… les graines de l’oubli. – Qui t’a ordonné de faire une chose pareille ? Qui ? – Votre sœur Viviane… quand elle a amené le seigneur Lancelot, il y

a des années de cela, répondit la fée d’une voix éteinte. Elle voulait qu’un jour elle et Galaad puissent régner sur ce royaume, sans per-sonne pour s’y opposer.

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– Par tous les Anciens ! dit alors Mélusine qui n’en revenait pas de ce qu’elle entendait. J’ordonne que cela cesse immédiatement !

– Votre Grâce, vous ne pouvez annuler l’ordre d’une autre Azura, à moins que…

– À moins que je ne sois souveraine des lieux, je le sais, et donc condamnée à ne jamais partir d’ici, - ce que ne pouvait pas accepter cette harpie de Viviane, se dit à elle-même Mélusine. Écoutez-moi toutes, fées-servantes, reprit-elle d’une voix forte et assurée, en ce lieu et en ce jour, je n’ai d’autre choix que de me proclamer reine d’Avalon, vous n’êtes plus liées aux Azuras et vous me devez une obéissance absolue. L’empoisonnement du roi, des chevaliers et de leurs dames doit cesser, c’est un ordre. Ils doivent retrouver ce qu’ils ont perdu.

– Les Lothos sont très puissantes, Majesté ! objecta celle qui se tenait toujours devant elle. Il suffit parfois d’une seule graine pour rendre l’amnésie irréversible, je ne sais si…

– Nous allons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que cela n’arrive pas, répondit Mélusine, inquiète soudain que Perceval puisse ne jamais se souvenir d’elle ou de leur fils. Viviane ne me laisse guère le choix, Avalon doit entrer en guerre !

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LA MORT DE DARGO

e dragon qui veillait sur Vieilles-Pierres était toujours en vie. Le fond de la salle, où les trois aventuriers se trouvaient, baignait dans une obscurité presque totale.

En entendant respirer derrière eux, ils s’étaient retournés, lente-ment, très lentement… Ils retenaient leur souffle tant ce qu’ils voyaient les impressionnait. Une masse sombre et gigantesque se découpait dans la pénombre, surmontée de deux grands yeux jaunes et brillants qui les fixaient, sans ciller.

– Une fée, un centaure et un nain… Je vous ai sentis dès que vous avez posé le pied dans ce tombeau. Il y a bien longtemps que je n’ai pas reçu de visiteurs… Faisons un peu de lumière pour fêter cela, voulez-vous ?

Le dragon avait parlé. Sa voix forte et gutturale résonna longtemps dans les couloirs et salles vides de Vieilles-Pierres.

Personne n’eut le temps de fuir que déjà un puissant jet de feu passait au-dessus de leurs têtes. La chaleur en dessous était intense et ils ne purent que cacher leurs yeux derrière leurs bras levés. Au bout d’un temps qui leur sembla infini, le feu s’arrêta. Ils osèrent regarder enfin et comprirent que le dragon ne les attaquait pas : il avait sim-plement allumé les grandes torches accrochées aux parois murales. La salle leur parut encore plus vaste maintenant qu’elle était éclairée, et ils se sentirent tout petits et insignifiants face au monstre titanesque qui se dirigeait sur eux à pas lents.

C’était un dragon d’or. Mais s’il fut majestueux des siècles aupa-ravant, à cet instant, malgré sa taille et sa force, très impressionnantes pour le commun des mortels, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il ne pouvait plus cracher de feu qu’à de rares occasions, et guère long-

L

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temps. Ses deux ailes membraneuses s’étaient atrophiées à force de ne plus voler. Ses grandes écailles usées, de la couleur de l’or pur à l’origine, ne présentaient plus que de vagues reflets jaune pâle, tant elles étaient salies par des paquets de suie qui s’étaient collés et incrustés profondément. Les quatre pattes portaient avec peine son grand corps, pourtant amaigri. C’était en fait un très vieux dragon et il était mourant… Dargo, Dorylas et Caitlynn n’en étaient pas moins inquiets.

– Vous êtes Jormungand, je me trompe ? demanda soudain Dargo, tenant fermement sa masse en main, prêt à mourir dignement au combat.

– Oui, c’est ainsi que l’on me nommait, autrefois… répondit le dragon, étonné qu’on se souvienne encore de lui.

– Vous… vous comptez nous manger ? demanda alors Caitlynn qui essayait d’évaluer ses chances de survie.

– Je suis auriphage, répondit-il, laconique. – Et moi plutôt horrifiée ! répliqua la fée. – Cela veut dire qu’il ne mange que de l’or, chuchota Dorylas. Alors

ne lui mettez pas des idées en tête ! – Je ne me nourris que d’or, c’est vrai, reprit Jormungand, et de

métal rare en général. Il m’arrive d’avaler des pierres précieuses aussi… D’ailleurs, je sens que le nain a une magnifique masse en mithril… puis-je y goûter ?

– Par ma barbe, il n’en est pas question ! rugit aussitôt Dargo. Elle a une valeur sentimentale, personne n’aura jamais ma masse, parole de Dargo Brisefer !

À ces mots, le Dragon parut troublé. Mais au lieu de se mettre en colère devant pareille rebuffade, il recula légèrement, semblant ré-fléchir. Il souffla bruyamment par ses grosses narines et laissa échapper un peu de fumée noire. Puis il huma l’air en direction de Dargo.

– Je me demande si je n’aurais pas dû me montrer un peu plus aimable avec lui, murmura Dargo à Dorylas.

– Tu crois ? ricana le centaure, lui aussi à voix basse. Au moins la réputation des nains n’est pas usurpée.

– C’est-à-dire ? – On agit d’abord, on réfléchit ensuite… Dargo n’eut pas le temps de répondre à cette moquerie, Jormungand

reprit la parole :

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– J’ai connu un Brisefer… Frolïn, ton ancêtre, je pense, vous avez la même odeur…

– Vous devez vous tromper, il était mineur, très loin vers les montagnes de fer, au nord d’ici, répondit Dargo.

– Non. J’ai connu ton ancêtre avant qu’il ne parte. La dernière fois que je l’ai vu, c’était un enfant, il partait avec ses parents vers les montagnes. Et il n’avait pas peur de moi, il était très gentil… Il m’a dit en partant qu’il deviendrait mineur pour trouver un trésor. Ta masse est un trésor…

Le dragon d’or sembla soudain perdu dans ses pensées, ému plus qu’il n’aurait pu le dire à ressortir du fond des âges ces vieux souvenirs enfouis. Puis il se ressaisit et demanda d’une voix tonnante :

– Pourquoi êtes-vous là ? Qu’êtes-vous venus chercher ? Dargo, courageusement, s’approcha du dragon et prit la parole au

nom du groupe : – Le royaume des hommes et celui des fées sont en danger. Nous

avons besoin d’une pierre qui se trouve ici, la Larme des Arcanes. Notre quête est juste…

– Pour qu’un nain accepte d’aider les deux royaumes qui ont long-temps été ennemis avec son peuple, je ne doute pas de la justesse de votre quête. Je possède la pierre que vous convoitez.

– Qu’est-ce que vous attendez de nous ? Nous ne sommes pas bien riches, mais nous sommes honnêtes et braves.

– Ce n’est pas un hasard que ce soit le descendant de Frolïn qui se tienne devant moi aujourd’hui. Non… J’attendais un signe du destin, et te voilà. Je sais quelle est ma réputation pour ceux qui n’ont pas oublié mon nom. Écoute ce que je vais te dire, nain. Écoute mon histoire, et jure-moi de la raconter à tous ceux qui voudront bien l’entendre. À cette condition et à elle seule, je vous donnerai la pierre. Le jures-tu sur ton honneur ?

– Je n’ai qu’une parole, répondit avec gravité Dargo, la main sur le cœur. Et la parole d’un nain vaut tout le mithril du monde.

Jormungand prit son temps, jaugeant du regard les trois courageux petits êtres qui étaient venus jusqu’à lui. Après un long moment de réflexion, il décida de leur faire confiance et commença à parler :

– J’ai longtemps appartenu à Kazadür. C’était un maître-dragonnier. Ces gens-là sont rares, ils ont le pouvoir de dominer l’esprit d’un dragon. Ma volonté a longtemps été sous l’emprise de la sienne et ensemble nous étions redoutables. Il n’avait jamais aimé qu’on l’appelle le roi

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fou. Il n’était qu’un simple mercenaire au début, un chef de guerre sans cause à défendre. Son goût du carnage grandit au fil du temps, il aimait détruire et il aimait l’or. Ce fut pire le jour où il vola dans je ne sais plus quelle forteresse la Larme des Arcanes. Cette pierre a le pouvoir d’accroître le pouvoir de l’arme utilisée, et j’étais l’arme de mon maître. Je suis alors devenu malgré moi de plus en plus puissant. Mais l’esprit de Kazadür, à travers moi, n’a pas résisté, il était trop instable. Il a basculé vers une folie totale et destructrice. Lui et ses hommes pillaient les villes mal défendues, quel que soit le peuple. Souvent ils prêtaient main-forte à des rois ou de simples seigneurs tant qu’il y avait un butin à la clé. J’ai toujours dévoré ma part d’or sans état d’âme.

« Un jour nous avons pris cette cité, Vieilles-Pierres… Elle était mal défendue, son roi et ses soldats étaient loin. Les habitants qui restaient étaient essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards. Le roi fou ne voulait pas s’emparer seulement de ses grandes richesses, non ! Il avait décidé de garder la montagne entière pour lui. Mais sans personne… Tous ceux qui y vivaient devaient périr. Il m’a alors ordonné de tous les brûler. Les dragons ont aussi de l’honneur, tout comme vous. Tuer sans laisser une chance à son adversaire n’est pas honorable. Alors des enfants, des femmes et des vieillards… J’ai d’abord refusé, essayant de le faire comprendre à Kazadür. Mais au lieu de m’écouter il est devenu fou furieux, et son esprit m’a obligé à obéir… Je n’avais pas le choix.

« Je la revois comme si c’était hier, une toute petite fille avec des couettes et un gentil sourire. Elle s’appelait Ilona. Sa pauvre mère ne cessait de répéter son nom et me suppliait de l’épargner… Le roi fou a hurlé dans ma tête. J’ai craché mon feu sur la pauvre enfant, le plus fort possible pour qu’elle meure vite et ne souffre pas trop… Bien sûr, j’avais déjà tué, beaucoup de guerriers, des innocents parfois au cœur de la bataille. Une maison qui s’effondre, un incendie… mais un meurtre de sang-froid ? Une enfant innocente ? Jamais !

« Ce monstre m’avait obligé à me déshonorer et le lien magique qui me liait à lui s’est rompu. Sans hésiter je me suis rebellé et je l’ai avalé vivant, lui et sa pierre. Ensuite j’ai brûlé tous ses hommes, jusqu’au dernier, les pourchassant dans les moindres recoins de la ville où ils s’étaient cachés. Quand ma fureur s’est apaisée, j’ai libéré les habitants, je leur ai dit de fuir. Ton ancêtre était parmi eux… Après cela, j’ai condamné la ville en abattant des pans entiers de la montagne sur ses entrées. Je me suis fabriqué ma propre prison.

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« Voilà mon histoire, nain. Maintenant que tu la connais, acceptes-tu toujours de dire cette vérité ? Acceptes-tu de dire que Jormungand n’était pas qu’un monstre ?

– Oui, je le ferai, répondit d’une voix ferme Dargo. Justice sera rendue à votre nom, je vous le jure.

– Vous avez avalé la pierre ? demanda aussitôt Caitlynn qui n’avait retenu que cela du récit. Comment peut-on la récupérer ?

Jormungand expliqua qu’il n’avait pas digéré la Larme des Arcanes, elle était magique et ne pouvait être brisée. Elle restait en permanence dans sa poche de combustion, une cavité près de son cœur où naissent les flammes. Elle l’avait pendant longtemps aidé à accroître la température de son feu, ce qui était utile pour faire fondre les trésors de la ville dont il s’était nourri pendant des siècles. Mais il n’y avait plus rien à manger depuis longtemps. Le problème était qu’il lui était impossible de la recracher, il fallait que quelqu’un aille la chercher… en se faisant avaler ! Caitlynn n’allait pas laisser passer cette chance de prendre la pierre pour elle.

– Je suis volontaire ! s’écria-t-elle aussitôt. À ces mots, ses deux compagnons eurent l’air un peu soulagés,

même s’ils ne voulaient pas le montrer. Gobé comme un œuf par un dragon, cela méritait réflexion tout de même… Se posait aussi l’épineuse question de la sortie, le risque d’étouffement étant quand même important.

– Jormungand, j’ai bien une idée… dit alors Dargo avec un sourire en coin. Adélice, ça te dirait de refaire un réveil nain ?

– Pardon ? De… De quoi tu parles ? répondit-elle surprise. Dargo la dévisagea, incrédule. Comment avait-elle pu oublier ? Cela

parut vraiment très étrange au brave nain, qui ne pouvait pourtant pas imaginer qu’il avait affaire à une usurpatrice. Mais l’idée commençait à faire son chemin…

– Voyons ! s’indigna-t-il. Je pensais que c’était le plus mauvais souvenir de ta vie de te retrouver en train de vomir tous tes boyaux ?

– Quoi ? Ah oui, bien sûr ! C’était vraiment… horrible ! bafouilla la fée qui avait peur d’être démasquée trop tôt. Donc, tu veux faire vomir le dragon et me faire sortir… comme ça ? Beûrk ! c’est bien une idée de nain… se reprit-elle sur un ton indigné, comme l’aurait fait la véritable Adélice.

Dorylas observa la scène en silence, l’air pensif. Lui aussi avait une désagréable impression, mais il ne connaissait pas cette histoire et

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préféra ne pas poser de questions. Dargo s’approcha du saurien géant, il lui montra sa gourde remplie de bière qu’il avait toujours sur lui en cas d’urgence et lui expliqua son idée. Pendant ce temps Dorylas regarda la fée pour la première fois avec un air soupçonneux. Il sentait que quelque chose n’allait pas, mais son trouble était trop diffus. Depuis les Tourbières de chair en fait, quelque chose chez Adélice semblait avoir changé, mais il ne savait pas dire quoi. Il tenta de chasser ces idées sombres de son esprit. Néanmoins, son instinct continuait à le mettre en garde.

Finalement, le dragon d’or s’approcha de la jeune femme. Celle-ci inspira un grand coup, légèrement inquiète, même si Jormungand lui avait juré qu’elle ne risquait rien. Il plaça son énorme tête au-dessus d’elle, ouvrit grand ses deux mâchoires et, en une lampée, l’avala toute crue. Puis il releva bien vite la tête vers le plafond pour accélérer sa descente vers la poche de combustion.

– Tout va bien pour elle, ne vous inquiétez pas, dit le dragon à voix basse. Je la sens, elle y sera bientôt… J’ai ravalé au plus profond de mes quatre estomacs tous les sucs gastriques afin de ne pas la brûler. Et comme les fées voient très bien dans la pénombre, elle sera vite ressortie grâce à votre breuvage purgatif.

Le nain et le centaure ne pouvaient qu’attendre. Dargo tenait sa gourde à la main, prêt à la vider dans la gueule du dragon. Soudain Dorylas demanda à son petit compagnon :

– Si j’ai bien compris, tu as fait boire un jour de la bière à Adélice et elle a été malade, c’est bien ça ?

– Oh ! que oui, et pas un peu ! – Mais… Adélice appartient à la garde royale, il nous est interdit de

boire de l’alcool. Tu avais dû fêter quelque chose de vraiment important pour qu’elle désobéisse ! répliqua Dorylas sur un ton de reproche.

– Ah ben non, c’est beaucoup plus sérieux que ça : elle était dans le coma depuis des jours, et c’est ça qui l’a sauvée, eh ouais, carrément ! Méthode naine, méthode efficace ! répondit fièrement Dargo.

– Et elle ne s’est pas souvenue d’une chose pareille ? continua à voix basse le centaure, soudain très méfiant. Je la trouve vraiment étrange depuis un certain temps… Elle n’avait rien dit à son réveil ? Réfléchis… Mon intuition me dit que quelque chose ne tourne pas rond…

Dargo se gratta la tête et se concentra du mieux qu’il put. – Si, maintenant que j’y repense, après, quand on a mangé tous

ensemble, elle a dit une phrase du genre : Si un jour je sais plus ce que c’est, alors c’est que c’est pas moi ! ou un truc dans le genre…

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– Quoi ? – Bah c’est des phrases qui veulent rien dire, moi j’en dis plein des

comme ça quand j’ai trop bu… – Mais Dargo, bon sang ! Tu aurais dû me le dire ! Quand une

espionne te donne un code de reconnaissance, ce n’est jamais anodin. – C’était pas un code de reconnaissance, c’est un machin qu’on dit

quand on a la gueule de bois. Et puis, excuse-moi, mais en général je ne fréquente que des gens honnêtes à la taverne, moi, Monsieur ! Je ne connais pas la vie des espions, répliqua Dargo, vexé. Et toi, d’ailleurs, s’il y avait un souci, pourquoi tu n’as rien dit ? Et ce serait quoi le problème, d’abord ?

– Chut, parle moins fort ! répondit le centaure, de plus en plus nerveux. Je me dis qu’une autre polymorphe a très bien pu prendre sa place pour nous duper et voler la pierre.

– Mais non, la seule fois où on a failli perdre notre fée, c’est quand un Viking l’a enlevée, mais je l’ai récupérée… presque aussitôt.

À ces mots, Dargo comprit lui aussi que l’idée de Dorylas n’était peut-être pas aussi farfelue qu’il voulait le croire.

– Mais je pensais que toutes ces fées travaillaient pour votre reine ? reprit-il, plein d’espoir.

– Oui, c’est vrai. Sauf, peut-être… non, c’est impossible que… Dorylas n’arriva pas à finir sa phrase. Il blêmit de rage, car il venait

enfin de comprendre l’étendue du complot. Il se tourna aussitôt vers le ventre du dragon et hurla à travers la peau écailleuse :

– CAITLYNN ! Je sais que c’est toi qui es là-dedans, pas Adélice, tout est clair à présent ! Oublier que tu avais travaillé sous les ordres de mon frère, voilà ton erreur ! J’aurais dû comprendre plus vite… Sors de là immédiatement, tu as trahi ta reine et tu as tué mon frère. Tu ne peux plus t’enfuir…

– Quoi ? Espèce de… gourgandine ! s’exclama Dargo de son côté, lui aussi outré par cette supercherie. C’est pour cela que tu étais méchante avec moi : tu n’es pas mon amie ! Sors de là !

Le dragon, inquiet, intervint : – Si elle vous a trahis, vous devez l’arrêter. Faites-moi boire tout de

suite ! Trop tard. Pendant que ses anciens compagnons découvraient len-

tement la vérité, Caitlynn avait eu le temps de se faufiler dans le corps gigantesque, et elle avait trouvé la pierre dans les entrailles poisseuses

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du dragon. Elle avait aussi parfaitement entendu les paroles de Dorylas. Elle se savait découverte.

– Dommage. J’aurais bien aimé continuer un peu, ne put-elle s’empêcher de dire à voix basse.

Caitlynn savait qu’elle allait devoir se montrer rusée si elle voulait sortir vivante de ce piège. Ce qu’elle allait faire la répugna. Pour la première fois de sa vie elle aurait bien aimé ne tuer personne, mais elle savait que le centaure ne la laisserait pas en vie, même si elle se rendait. Alors, tout en prenant sa dague, elle tâta les parois autour d’elle. Elle cherchait où se trouvait le cœur du dragon.

Dargo venait de vider sa gourde dans la gueule béante, et avec Dorylas ils se tenaient debout, l’arme au poing, attendant de pied ferme de pouvoir mettre la main sur l’espionne qui s’était jouée d’eux. Ils savaient qu’elle était là pour la pierre et qu’il faudrait peut-être se battre pour la récupérer. Pourtant ils ne s’attendaient pas à ce qui allait se passer. Au lieu de régurgiter comme prévu, Jormungand poussa un hurlement de douleur si déchirant que les murs de la grande salle se mirent à trembler. À l’intérieur de son corps, Caitlynn venait de trans-percer son cœur de part en part. Les deux amis n’eurent pas d’autre choix que de se boucher les oreilles tant le cri était puissant. À peine avaient-ils repris leurs esprits qu’ils virent une femme couverte de sang, une dague effilée à la main, sortir du ventre béant du Dragon. Dorylas courut vers elle, l’épée levée, prêt à frapper.

– Meurs ! hurla-t-il. Mais il arrêta net son geste quand il vit que c’était la reine Morgane

qui se tenait devant lui, belle et majestueuse, le regard langoureux. – Dorylas, mon beau capitaine, venez à moi et protégez votre reine… Les paroles empoisonnées et le visage de la fausse Morgane firent

hésiter Dorylas une seconde de trop. Il ressentit une violente douleur dans la poitrine et s’effondra, mort. Caitlynn avait frappé sans la moindre hésitation. Dorylas était le premier à tomber, comme elle s’était juré de le faire…

Sans hésiter, Dargo courut vers elle en poussant un hurlement bestial. Elle venait de tuer son ami sous ses yeux et il devait le venger. La masse en mithril tournoyait au-dessus de sa tête, il allait écraser cette traîtresse comme un insecte. Mais son arme manqua sa cible, frappant bruyamment le sol à côté d’elle. Le nain poussa un cri désespéré, car sa propre mère se dressait devant lui, comme dans ses plus beaux souvenirs… Il savait que ce n’était pas elle, mais il était incapable de frapper ne serait-ce qu’une image de sa mère. Il lui fallait

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se ressaisir, il le savait. Trop tard… Le premier coup qui le transperça lui fit cracher un long filet de sang qui dégoulina dans sa grosse barbe rousse. Caitlynn avait repris son vrai visage, celui d’Adélice, mais avec des yeux plus sombres. Elle enfonça sa dague dans le ventre du nain à plusieurs reprises. Dargo la regardait avec étonnement, et de nouveau il cracha de gros bouillons de sang. Il finit par glisser lentement vers le sol à moitié mort. La jeune femme se pencha vers lui pour l’achever, comme on lui avait appris à le faire dans sa jeunesse, du temps où elle travaillait encore pour Morgane. Elle ne pouvait plus reculer, elle devait finir ce qu’elle avait commencé.

– Je suis désolée, chuchota-t-elle. Je n’ai pas le choix… Elle serra la garde de sa dague, prête à frapper. Mais elle fut incapable de porter le coup de grâce. Au premier impact

Caitlynn ne comprit pas ce qui lui arrivait. Elle regarda, étonnée, la flèche qui venait de transpercer la main qui tenait la lame. Tout lui semblait se dérouler au ralenti. Elle vit sa dague tomber au sol, comme si elle n’était plus maîtresse de ses gestes. Elle n’eut pas le temps de se protéger de l’autre main qu’un deuxième impact, cette fois à l’abdomen, la fit reculer et tomber sur un genou. Une autre flèche vint la frapper, se fichant cette fois dans sa poitrine. La fée de Viviane leva alors les yeux, commençant seulement à prendre conscience de ce qui se passait. Elle voyait au bout de la salle son double courir vers elle, un arc à la main, le visage déformé par la colère. Cet autre elle-même qui se rapprochait vite encochait déjà une nouvelle flèche. Adélice ? Oui, c’était bien elle… Caitlynn eut envie de sourire. Si elle devait mourir, elle préférait que ce soit de la main de sa propre sœur. Ainsi la boucle serait bouclée. Elle l’entendit juste crier :

– Tu n’avais pas le droit, c’étaient mes amis ! Caitlynn pensa que c’étaient aussi un peu les siens désormais,

malgré la terrible promesse qu’elle avait faite la dernière fois qu’elle lui avait parlé, des années auparavant… Elle tenta de sourire et murmura dans un dernier souffle :

– Pardonne-moi, si tu le peux … La flèche suivante la tua sur le coup. En tombant au sol, sa main

valide laissa rouler à côté d’elle une pierre verte comme une émeraude qui brillait de mille feux. La Larme des Arcanes…

Adélice regarda à peine le cadavre de sa sœur. Elle était bouleversée au fond d’elle-même d’avoir dû commettre un acte aussi horrible, mais elle devait parer au plus pressé. Arrivée à la hauteur de Dargo, Philibert à ses côtés, elle saisit le forgeron à bras-le-corps. Elle vit au loin le

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corps de Dorylas et sut que c’était trop tard pour lui. Il était hors de question qu’elle perde un autre ami.

– Dargo ! DARGO ! Réponds-moi, réponds-moi bon sang ! NON ! Tu ne dois pas mourir, reste avec moi ! cria-t-elle tout en laissant couler des larmes sur le visage du nain. Non, tu n’as pas le droit de me laisser comme ça, non !

Aucune réaction. Dargo Brisefer semblait bel et bien mort.

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LA PROMESSE DE CAITLYNN

Dix-sept ans plus tôt, à quelques lieues de Kamaylia. e cimetière des Illustres se situait dans un endroit bien plus isolé que les autres lieux du même genre, à l’écart de la capitale de Brocéliande. C’était un vaste parc arboré et fleuri

où chaque tombe était placée au pied d’un arbre en harmonie avec l’esprit du défunt : saule tortueux ou acacia, tilleul ou chêne, cerisier ou séquoia… Seuls les soldats, espions ou assassins royaux les plus émérites avaient le droit de reposer ici. Le soleil se levait à peine et les premiers rayons n’avaient pas encore dissipé les traces humides de rosée qui recouvraient la végétation somnolente. Les trixies jardinières, chargées de l’entretien des tombes et des parterres de fleurs, n’arri-veraient que dans une heure ou deux.

Dans un coin discret, au pied d’un saule têtard, une femme, capuchon baissé sur la tête, était agenouillée devant une grande dalle de marbre blanc. Elle semblait prier, les yeux fermés, attendant que le soleil vienne frapper la sépulture et la rende encore plus lumineuse. Au bout de quelques instants, elle ressentit une présence discrète, juste derrière elle. Ses mâchoires se crispèrent imperceptiblement, mais elle ne bougea pas, sachant qui était là. Elle se contenta de dire, dos tourné, un genou toujours posé au sol :

– Bonjour, Adélice. – Bonjour, Caitlynn. – Je t’ai entendue venir de loin. Pour une espionne… – Je ne cherchais pas à te surprendre, répliqua Adélice. Cela fait dix

ans que j’attends de te revoir, ma sœur. Dix ans que je viens ici à chaque anniversaire de Mère, à cette heure qu’elle préférait entre toutes…

L

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– L’heure des assassins royaux. Tout en prononçant ces mots, Caitlynn se redressa, découvrit ses

cheveux blonds d’un geste ample et se tourna vers Adélice. Au même moment, le soleil se décida à illuminer la scène, et les deux jumelles se regardèrent intensément d’un regard tendre. Elles se serrèrent dans les bras l’une l’autre. Mais la parenthèse enchantée se referma aussi vite qu’elle s’était ouverte, et Adélice recula d’un pas avant de dire d’une voix ferme :

– Cela fait dix ans que tu as trahi les assassins royaux. C’est pour cela que tu reviens aujourd’hui ? Pour demander à Mère si tu l’as déçue de ne pas être aussi forte qu’elle ?

– Non. Je suis venue lui demander pourquoi son choix s’était porté sur moi, et non pas sur toi.

– Caitlynn, tu le sais bien ! Tu étais la plus forte, la plus intrépide, la plus… insensible aussi. Tu avais les qualités requises pour cette haute fonction. Je t’ai toujours admirée pour cela. Mais tu as trahi ta reine. Donne-moi ta dague maintenant…

Adélice tendit sa main, paume ouverte, vers sa sœur, tout en se décalant insensiblement. Sa sœur jeta un rapide regard autour d’elle, essayant d’évaluer ses chances de fuite. Mais elle comprit que c’était peine perdue. Elle était piégée. Alors, elle glissa lentement sa main gauche vers l’intérieur de sa botte de cuir et en extirpa une dague d’onyx noir. Puis, toujours avec des gestes mesurés et lents, elle tendit l’arme à son double qui la saisit avec la même prudence.

– C’est donc toi qu’ils ont envoyée pour m’arrêter finalement… – Cette fuite ne pouvait pas durer indéfiniment. Je suis sincèrement

désolée… Je vais devoir… – Potion à base de passiflore ou de fougère bleue ? la coupa Caitlynn

qui avait hâte d’en finir. – Passiflore. La fugitive ne put retenir une légère grimace, elle savait que ce

serait douloureux. Elle ferma les yeux, jetant la tête en avant et tendant les bras en croix. Adélice fit un signe de tête en direction des fourrés à quelques pas de là. Aussitôt, une minuscule fléchette vint piquer la base du cou de sa sœur qui s’évanouit en une seconde. Adélice la rattrapa avant qu’elle ne touche le sol et la porta dans ses bras. Déjà une demi-douzaine de centaures de la garde royale venait vers elle.

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a – Je ne sais pas si elle va m’écouter. – Adélice, il y a déjà eu trop de morts dans cette sale affaire. Vous

êtes notre meilleure chance de finir sans violence supplémentaire, et c’est quand même votre sœur ! Mais je vous comprends, je ne voudrais pas être à votre place. J’ai moi-même un jeune frère, Dorylas, il veut entrer dans la garde royale et rêve de devenir un jour officier, j’espère ne jamais devoir l’interroger comme vous allez le faire avec Caitlynn.

Horsibas, centaure et capitaine des gardes royaux, pensait ré-conforter la jeune fée. Mais cela ne fit qu’augmenter son inquiétude. Ils discutaient tout en descendant dans les sous-sols de la forteresse de Kamaylia. Les torchères de bronze, disposées avec régularité le long des parois humides, éclairaient correctement l’interminable corridor à défaut de réchauffer l’atmosphère glaciale et lugubre de la prison sou-terraine. Ils s’arrêtèrent devant une lourde porte verrouillée. Horsibas l’ouvrit et laissa la jeune femme entrer seule. Il referma et attendit patiemment à l’extérieur.

La cellule n’était pas très grande, mais suffisamment haute pour que les gardes centaures puissent y circuler à leur aise. L’air empestait le renfermé et la moisissure, mais au moins aucun rat ne galopait le long des murs aux pierres noircies par le temps. Caitlynn regarda sa jumelle entrer, le regard encore lourd du poison qu’on avait dû lui injecter : un puissant anesthésique à base de passiflore, qui avait aussi le pouvoir d’empêcher tout usage de polymorphie pendant quelques jours. La fugitive ne pouvait donc pas utiliser cette ruse pour s’échapper. Elle était assise devant une vieille table en bois et semblait résignée. De grosses menottes de métal rivées à une longue chaîne lui enserraient les poignets, chaîne elle-même passée dans un anneau fixé à la table. Adélice parla la première :

– Toutes ces années j’ai attendu ton retour. Toutes ces années j’ai prié sur la tombe de Mère pour te revoir, mais j’aurais aimé que ce soit dans d’autres circonstances. Tu as fait de mauvais choix, Caitlynn, mais tu peux encore changer le cours des choses…

– Tu ne sais rien sur moi, Adélice, rien du tout, répondit la pri-sonnière d’une voix pâteuse.

– Je sais quand même que tu as abandonné une mission pour déserter et te mettre au service d’un chef de loups-garous violents. C’est grave ce que tu as fait.

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– Non, tu ne sais rien ! Ou pas grand-chose… Ils ne t’ont dit que ce qui les arrangeait.

– Explique-moi alors, je t’écoute… – Un assassin royal n’est pas un vulgaire meurtrier, nous avons

notre honneur, nous aussi ! Et nous avons un cœur parfois, mais ça, c’est interdit…

– Caitlynn, on n’a pas beaucoup de temps, alors… – Tu vas m’écouter, que tu le veuilles ou non ! Je ne t’aiderai qu’à

cette condition. – Continue… – Il y a dix ans, Morgane m’a envoyée tuer un soi-disant dangereux

loup-garou qui menaçait la paix des clans, au nord des Vieilles-Forêts. Mais c’était un mensonge. Lycial était l’homme le plus charmant et le plus beau que j’avais jamais rencontré. Il était très apprécié, et c’est ça qui a inquiété les autres chefs lycans. Ils ont eu peur qu’il ne finisse par réclamer un territoire pour lui et les siens. Alors ils ont demandé à la reine de les aider à se débarrasser de lui. J’ai refusé quand j’ai compris ce qui se passait. Je suis tombée amoureuse au premier regard, et cet amour était partagé. Tu comprends ce mot, Adélice ? L’amour ! Oui, ma chère sœur… ce que Mère nous avait toujours interdit de vivre, je l’ai connu et je le connais encore. Alors oui, je suis devenue une rené-gate, une traîtresse, une félonne. J’ai épousé cet homme et je vis comme lui désormais.

– Quoi ? Mais c’est un meurtrier ! En aidant Lycial, tu n’as pas sauvé un innocent, mais un bandit violent. Sa meute a encore attaqué il y a un mois toute une caravane de marchands pacifiques qui venaient au marché des Arcs-en-ciel vendre des étoffes d’Orient. Beaucoup sont morts. Et on sait que vous êtes arrivés dans les bas-fonds de la vieille ville dans l’espoir de revendre les marchandises volées.

– J’espérais que nous passerions inaperçus, à vrai dire… – Tu nous sous-estimes, Caitlynn, et tu as tort. Horsibas sait exacte-

ment dans quelle maison délabrée Lycial se cache actuellement. Ses gardes sont cachés aux alentours, ils attendent l’ordre de lancer l’assaut. Ils ont ordre de tuer tous ceux qui résisteront. Tu peux encore éviter ce bain de sang. Tu comprends ce que je te dis ?

– Non, sœurette, je ne vois pas du tout où tu veux en venir, répondit Caitlynn avec un sourire narquois.

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– Si tu l’aimes vraiment, tu dois m’aider. Laisse-moi le faire sortir seul, il sera arrêté et emprisonné, mais pas exécuté, le capitaine m’a donné sa parole.

– Tu n’as pas besoin de mon autorisation pour te faire passer pour moi : tu as ma voix, mes yeux, mes traits, et maintenant tu as ma dague en onyx, qu’est-ce que tu veux de plus ?

– Dis-moi combien d’hommes sont avec lui actuellement. Nous savons que de nombreux passages souterrains serpentent sous ce quartier de la ville, et on ne peut approcher davantage sans risquer de les faire fuir si la maison a une sortie secrète.

– Dans ce cas, pourquoi je devrais t’aider ? Lycial aura une chance de s’en sortir, il n’est pas bête, il sait très bien quand il faut fuir.

– Et tu espères qu’il reviendra te chercher tôt ou tard, c’est bien cela ? Non, fini de jouer, Caitlynn, ça ne se passera pas comme ça. Avec ou sans ton aide, nous allons mettre un terme à la carrière criminelle de ton grand amour. Je vais entrer dans cette maison, ce n’est pas négociable. Et j’ai ordre de le tuer avec ta propre dague si les choses tournent mal, ou en tout cas je dois essayer, j’ai des ordres moi aussi. Je t’en prie, ma sœur, au nom de notre mère et de tout ce qui nous unit, ne prends pas de risque insensé, dis-moi si vous avez convenu d’un mot de passe et combien d’adversaires je vais rencontrer. Tu peux nous éviter à tous une fin tragique : pense à Lycial, à ses hommes, à moi, aux soldats de la garde…

Caitlynn prit son temps pour réfléchir. Un rude combat intérieur semblait se livrer en elle. Enfin, elle se décida et parla :

– Il ne rencontrera ses acheteurs que ce soir. Pour l’instant, il n’y a que Merrick avec lui, un lourdaud pas bien dangereux. En tout cas, pas pour une espionne de la reine, dit-elle sur un ton las.

– Et le mot de passe ? Ne me dis pas que vous n’en avez pas, je te sais trop prudente et maligne pour ne pas y avoir pensé. Même quand on était enfant, on ne pouvait pas jouer sans qu’il y ait un code, une phrase, un signe de reconnaissance… Mère disait toujours : Un bon assassin…

– … ne laisse jamais de trace derrière son chemin. Je me souviens bien de ses paroles, oui, je les ai si souvent entendues…

Caitlynn se tut et soupira. Enfin, esquissant un sourire navré elle chuchota presque :

– En entrant, tu devras dire à Lycial : Les aspics naissent libres… – Et lui, que doit-il me répondre ?

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– … et le restent jusqu’à leur mort. Surtout, ne te trompe pas d’un mot.

Elle sembla hésiter, puis elle ajouta : – Quand tout cela sera terminé, que va-t-il advenir de moi ? Je serai

exécutée, j’imagine… – Non. On m’a confié une mission de surveillance à Camaaloth, ça

ne durera que quelques mois je pense, et dès mon retour la reine Morgane en personne m’a donné sa parole que je pourrais t’emmener au Caillou-qui-bique, ils ont toujours besoin de main-d’œuvre pour remettre en état cette vieille forteresse…

– Ouvrière bannie au bout du monde ? Je ne sais si… – Je resterai avec toi, ma sœur. Je demanderai à quitter le service de

la reine, je te le jure, je travaillerai à tes côtés et nous serons de nouveau réunies, en paix. Ce sera un nouveau départ, une nouvelle chance pour toi et pour moi.

– Nous vivrons comme de vraies petites abeilles insouciantes… Bah, ce n’est pas comme si j’avais réellement le choix.

Adélice savait qu’elle devait penser à sa mission à venir, mais elle ne put s’empêcher de s’abandonner un instant au bonheur simple de sou-rire tendrement à cette sœur jumelle aussi turbulente qu’attachante. Caitlynn lui renvoya un sourire un peu crispé.

– Tu me laisseras quand même le voir, même un instant ? Je veux pouvoir lui dire encore une fois combien je l’aime…

Le regard d’Adélice se rembrunit. Elle revint à la réalité et ne voulait pas mentir.

– Je ne sais pas… Je ferai de mon mieux auprès du capitaine Horsibas, mais je ne peux rien te promettre.

– Alors va, fais ce que tu as à faire. Il nous faut tous assumer nos choix dans la vie…

Adélice regarda une dernière fois sa prisonnière, puis elle fit volte-face et sortit de la pièce humide, prenant soin de bien refermer à clé derrière elle. Malgré son ouïe très fine, elle ne put entendre les derniers mots à peine chuchotés dans son dos :

– Adieu, ma sœur. Puisses-tu me pardonner quand tu rejoindras Mère…

Et déjà ses ongles tranchants grattaient avec pugnacité la base de l’anneau de métal profondément enfoncé dans le bois de la table.

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a Caitlynn regarda un instant le bout de ses doigts rougis de sang,

chaque ongle ayant fini par casser à force de triturer les fibres de chêne, dures comme du granit. Cela faisait bientôt deux heures qu’elle s’échinait à la tâche. De minuscules échardes pointues lui perçaient la peau en de nombreux endroits et la faisaient souffrir, mais elle gardait volontairement un visage calme et inexpressif. Le plus dur était fait. Juste à temps, car soudain elle entendit grincer le cliquetis de la serrure rouillée.

Elle recouvrit l’anneau de ses deux mains, les doigts recroquevillés pour cacher ses blessures. Elle sentit tous ses muscles se tendre, elle était prête à bondir sur le premier garde qui serait à sa portée et s’enfuirait loin de cette prison. Elle savait exactement quoi faire, elle avait la force et l’expérience pour sortir des sous-sols du palais sans être attrapée, avec ou sans son pouvoir de métamorphose. Elle avait été un assassin royal pendant si longtemps que rien ne lui faisait peur. Elle ne rêvait que d’une chose : retrouver Lycial et oublier cette ancienne vie. Elle refusait de penser à Adélice, car, comme elle le lui avait dit, chacun devait assumer ses choix. Et elle, elle avait arrêté le sien : elle voulait tout recommencer, c’était vrai, mais certainement pas comme grouillot servile aux ordres des architectes de la reine. Elle voulait vivre libre sans rendre compte à personne, vivre avec l’homme qu’elle aimait et ne penser à rien d’autre. Et si un jour elle devait de nouveau servir un maître, alors il devrait se montrer digne de ses propres intérêts.

Elle fut totalement désappointée quand elle vit que ce n’était pas un garde qui entrait dans la pièce : c’était Adélice qui avançait vers elle. Mais pas la même Adélice, naïve et agaçante. Non. La femme qui entrait maintenant avait un visage fermé, ses yeux verts viraient presque au noir, dardant un éclat sans chaleur. Ses joues roses étaient devenues mortellement pâles, ses traits semblaient plus durs que l’acier valkyrien. Ses vêtements étaient maculés de taches sangui-nolentes, et un bandage de fortune soutenait difficilement son bras gauche, grièvement blessé à plusieurs endroits. La masse sombre et im-posante d’un centaure entra aussi, glissant sans un bruit derrière la fée meurtrie et furieuse.

– Tu m’as menti ! rugit-elle. Tu m’as volontairement envoyée à la mort, moi, ta propre sœur ! Comment as-tu pu me faire cela ?

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Caitlynn ne répondit rien, elle cherchait avant tout à garder son calme malgré le flot de désespoir et de rage qui commençait à noyer son esprit. Elle inspira profondément, elle devait savoir.

– Où est-il ? Où est Lycial ? Est-il… sain et sauf ? – Ils étaient cinq, armés jusqu’aux dents. Pas deux comme tu me l’as

dit, mais cinq ! Tu m’entends ? CINQ ! Et ton mot de passe était un piège : il signifiait qu’il fallait tuer le messager, ils me l’ont tous dit en riant. Tu ne m’as laissé aucune chance, tu voulais juste que je crève comme un chien ! Tu voulais que ton loup-garou s’en sorte, et tu m’as sacrifiée en me regardant droit dans les yeux !

Adélice pleurait de rage et de tristesse, et de grosses larmes amères coulaient le long de ses joues, laissant de fines traînées brillantes sur le grain délicat de sa peau. Caitlynn n’en pouvait plus.

– Où est Lycial ? Que lui as-tu fait ? JE VEUX LE VOIR ! Caitlynn était prête à bondir et tuer les deux autres à mains nues s’il

le fallait, mais elle devait savoir avant, rien d’autre ne comptait. Sa passion l’aveuglait.

Horsibas sentait le danger venir, il posa une main sur le pommeau de son épée et observa la scène sans dire un mot. Il aurait dû empêcher Adélice d’aller voir sa sœur à son retour, mais il comprenait qu’il lui devait bien cela, après tous les dangers qu’elle venait de courir. Lui et ses hommes étaient venus à sa rescousse in extremis quand les premiers cris avaient fusé du repaire des brigands. Adélice avait déjà terrassé l’un des hommes de Lycial et elle était en plein duel avec le chef des loups-garous quand les gardes étaient arrivés pour lui prêter main-forte.

Celle-ci serrait maintenant les dents et, faisant fi de toute prudence, elle s’avança vers la prisonnière. De sa main valide, elle sortit la dague d’onyx noir glissée à sa ceinture de cuir et la laissa tomber bruyamment sur la table en bois devant sa scélérate de sœur. La lame était maculée d’auréoles rougeâtres.

– Tu veux le voir ? Regarde ! Ta dague est pleine de son sang ! Tu voulais lui dire au revoir ? Vas-y, et dis-lui bien qu’il est mort par ta faute !

Les yeux écarquillés par la douleur et la folie meurtrière qui coulait désormais dans ses veines, Caitlynn resta un instant bouche bée devant le métal ensanglanté, puis elle poussa un hurlement qui retentit dans toutes les ailes du château. Surpris, Adélice et Horsibas reculèrent d’un pas, mais pas suffisamment pour empêcher ce qui allait arriver. Tout alla très vite : il ne fallut que quelques secondes à la fée renégate pour

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bondir sur la table, tenant fermement l’anneau de métal qu’elle arracha avec une facilité déconcertante et qu’elle envoya frapper de plein fouet le visage d’Adélice. Celle-ci, trop affaiblie par ses blessures, n’eut pas la présence d’esprit d’esquiver le projectile et, sous la violence du choc, elle tomba en arrière, à moitié assommée. Elle n’était pas encore à terre que déjà Caitlynn avait sauté sur le dos du centaure et avait enroulé la chaîne qui reliait ses mains autour de la gorge du capitaine. Elle voulait l’empêcher de crier pour appeler à l’aide et, malgré les sauts brusques et les bras puissants qui essayaient de lui faire lâcher prise, elle tint bon et tira de toutes ses forces pour étouffer son adversaire. Il dut s’avouer vaincu et, à moitié asphyxié, tomba de toute sa hauteur. Craignant d’être coincée sous le corps de l’homme-cheval, Caitlynn sauta à terre, ce qui sauva Horsibas, qui resta quelques instants inconscient.

La furie reprit son souffle et jeta un regard au sol : elle vit la dague d’onyx et la ramassa avec un air de dégoût. Elle refoula ses sanglots, ce n’était pas encore le moment du deuil, elle devait d’abord se sortir de là. Elle hésita un instant, puis s’approcha d’Adélice qui essayait tant bien que mal de se redresser sur un coude, le front ensanglanté. Cette dernière jeta un regard de défi à sa sœur :

– Mère aurait honte de toi… – Et tu crois qu’elle aurait été fière de toi ? Après ce que tu as fait

aujourd’hui ? Nous ne sommes pas quittes, Adélice. Tu as une dette de sang envers moi, et je compte bien être remboursée, tôt ou tard, je t’en fais la promesse…

À ces mots, Caitlynn avança vers sa sœur, tenant fermement la dague dans sa main. Elle leva son bras armé, puis frappa de toutes ses forces. Adélice poussa un hurlement et vit la lame plantée dans sa cuisse. Sa vue commença à se brouiller.

– Elle est à toi maintenant, je n’en veux plus. Sa lame est souillée à tout jamais…

Caitlynn disparut et parvint à s’enfuir du château. Adélice, qui perdait beaucoup de sang, eut juste le temps de voir le capitaine centaure se relever, encore sonné, et elle retomba inconsciente.

a Bien des choses s’étaient passées depuis cette triste journée, dix-

sept ans auparavant. Cependant, le serment de Caitlynn était sur le

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point de s’accomplir au cœur de Vieilles-Pierres, même si elle avait fini par réaliser juste avant de mourir qu’elle avait fait le mauvais choix.

Pour l’heure, elle avait poignardé mortellement Dargo Brisefer avant qu’Adélice n’arrive. Le brave nain respirait à peine, ses blessures étaient si profondes qu’il allait mourir d’un instant à l’autre si son amie ne faisait rien pour le sauver. Elle savait que le baiser de vie serait inefficace, les nains étaient insensibles à ce genre de magie. Elle essaya quand même, de toutes ses forces. La bouche pleine de sang, elle posa ses lèvres sur chaque blessure, mais ce fut peine perdue. Désespérée, elle poussa un cri si déchirant que Philibert lui-même en fut ému. Mais alors que tout semblait perdu, elle entendit Jormungand chuchoter au loin, d’une voix d’outre-tombe :

– Mon sang… fais-lui boire mon sang… Tu peux encore le sauver… Ce furent les dernières paroles de cet être légendaire. Aussitôt, aidée du lion, Adélice traîna Dargo le plus vite possible

jusqu’au grand cadavre qui gisait sur le flanc, éventré. Elle aurait dû y penser plus tôt se reprochait-elle, le sang des gros dragons était connu pour ses vertus curatives. Elle plaça le nain dans la flaque rouge sombre qui s’étalait sur le sol dallé de la grande salle des trésors perdus. Elle vida l’eau de sa gourde puis la remplit du mieux qu’elle put avec le liquide récupéré. Enfin, elle força Dargo à tout boire. Jusqu’à la dernière goutte. Le breuvage commença à faire effet. L’hémorragie d’abord : le saignement qui s’écoulait à gros bouillons du ventre ralentit puis finit par totalement s’arrêter. Les viscères qui sortaient de la plaie peu à peu se remirent en place. Une fois que tout sembla pansé, les larges plaies se refermèrent petit à petit, se collèrent bord à bord et fusionnèrent enfin.

Mais Dargo tardait à se réveiller. Le cœur ne voulait pas repartir. Adélice se sentait devenir folle, il devait vivre, il le fallait ! Elle se mit à masser frénétiquement l’imposante poitrine musculeuse de son petit camarade, cherchant à relancer de gré ou de force les battements vitaux. Elle finit par donner de violents coups de poing pour réveiller le cœur, mais rien. Aucune réaction. La fée attendit encore, puis elle remplit de nouveau sa gourde et versa tout le contenu dans la bouche du nain. Il allait se réveiller… Il fallait qu’il se réveille !

– Ouvre les yeux ! Tu n’as pas le droit de mourir, tu m’entends ? TU N’AS PAS LE DROIT DE MOURIR ! hurlait-elle, bouleversée.

Mais rien. Aucune réaction. Dargo était bel et bien mort cette fois. Adélice pleura longtemps au-dessus de lui, laissant ses larmes couler sur le visage de son ami, quand tout à coup…

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– Si je te dis : réveil nain, ça te dit quelque chose ? murmura Dargo d’une voix faible.

Adélice n’en revenait pas. Il était vivant ! Elle poussa un cri et le serra si fort dans ses bras que celui-ci n’eut plus aucun doute : c’était bien la vraie Adélice. La jeune fée se remit à pleurer. Mais de joie cette fois. Néanmoins les rires cédèrent vite la place au chagrin. Les deux amis se levèrent et regardèrent en silence les corps de Dorylas, de Jormungand et de Caitlynn.

– Nous devons les enterrer dignement, dit Adélice tout bas, des sanglots dans la voix.

– Même cette petite peste ? s’indigna un peu Dargo. – Oui. C’était Caitlynn, ma sœur jumelle… et je lui dois bien ça. – Ah… je suis désolé, je ne savais pas, bredouilla son compagnon qui

ne voulait pas la vexer alors qu’elle venait de lui sauver la vie. J’ai dit petite peste, mais ça ne veut rien dire, je voulais dire petite futée en vérité ! C’était une gentille fille quand on y pense… et puis elle imitait ma mère aussi bien que toi, elle avait un vrai talent, tu sais ?

Adélice sourit tristement et posa une main sur l’épaule de Dargo pour le remercier, même si elle savait qu’il n’en pensait pas un traître mot. Ils ne pouvaient rien faire pour la dépouille du dragon, bien trop lourde. Ils s’occupèrent donc seulement des deux autres et creusèrent des tombes hors de la ville, en lisière de la forêt. Ils avaient choisi de les enterrer au pied d’un cèdre bleu dont le feuillage bas et touffu semblait dire que l’arbre veillerait sur eux avec bienveillance.

Adélice venait de placer les dernières pierres trouvées ici et là pour recouvrir la terre meuble de la tombe de Caitlynn. Elle déposa délica-tement une brassée de coquelicots sauvages à côté de la dague en onyx noir qu’elle avait posée à plat, bien en évidence. L’arme d’un assassin royal devait toujours reposer non loin de son propriétaire, c’était l’usage. Adélice estimait que sa sœur le méritait. Et elle put enfin laisser libre cours à sa douleur. Toutes ces années à se déchirer, toute cette violence passée, et pourquoi ? De fines larmes se mirent à rouler doucement le long de ses joues. Elle s’agenouilla, et murmura :

– Je comprends le mal que je t’ai fait en tuant Lycial. C’est ta raison de vivre que j’ai anéantie… Je te demande pardon, tout comme je te pardonne pour ce que tu as fait. Adieu, ma sœur…

Le nain et Philibert se tenaient un peu en retrait, attendant qu’elle ait terminé. Puis elle se rapprocha de la grande tombe qu’ils avaient creusée pour Dorylas. Dargo s’avança et prit la parole :

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– Hum, hum… Dorylas, grand capitaine de la garde royale ! Au début, quand je t’ai connu, je t’ai pas mal chicané, titillé, asticoté… c’est vrai. Et puis on s’est battu ensemble, on a souffert ensemble, on a bu ensemble, et… on a perdu ensemble. Tu es devenu à mes yeux plus qu’un frère d’armes : tu étais mon ami, et chez les nains, l’amitié ça compte, tu sais ! Ton courage et ton nom ne seront pas oubliés, j’en fais le serment devant Kroûm, Fáfnir, et tous les dieux de la grande brasserie céleste ! Je ne connais pas de chanson centaure de circonstance, alors permets-moi de te chanter celle des nains des montagnes, quand ils perdent un être cher…

Dargo se racla la gorge, puis il essuya une grosse larme coincée au coin de l’œil et qui commençait à lui troubler la vue. Enfin, sa voix retentit, grave et profonde, et une mélopée un peu traînante, simple et touchante, s’envola lentement vers les cieux :

Loin dans les montagnes s’étendent, De grands tunnels Ténébreux. Ô terres de tristesse, Où nous devons À tout jamais Piocher, piocher… Et là-bas Nul oiseau ne chante, Sur les rochers Secs et creux. Ô terres de tristesse Où nous devons À tout jamais Piocher, piocher… Quand la cérémonie fut terminée, ils repartirent, plus déterminés

que jamais. Dargo avait un ami à venger, et Adélice avait bien l’intention de retrouver celui qu’elle aimait en secret…

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UN NOUVEAU CHAMPION

adfael sauta à terre dès que la vieille barque eut atteint la rive humide du Styx au point où Merlin et lui avaient embarqué après être entrés aux Enfers. Merlin-Myrdhin fit

quelques pas avec lui et s’arrêta. Il ne pouvait continuer, il n’en avait pas le droit. Il ressemblait de moins en moins au vieux magicien que le jeune chevalier avait toujours connu. Ses vêtements semblaient se consumer lentement et ses traits rappelaient de plus en plus ceux d’un démon de feu, sa peau laissant filtrer en de nombreux endroits l’éclat de la roche en fusion.

– Kadfael, je ne peux pas sortir d’ici, tu vas devoir continuer sans moi. Tu dois sauver le royaume de Logres, telle est ta destinée.

Le timbre de sa voix, rocailleux et abîmé, n’avait presque plus rien d’humain. Les mots pourtant étaient emplis de tendresse et de bien-veillance. Kadfael le regarda un long moment, ne pouvant se décider à lui dire adieu. Le nouveau Gardien des âmes le comprit.

– Tu ne seras pas seul, tes amis t’attendent. Je continuerai à veiller sur toi, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider. Pars main-tenant et… trouve-toi vite de nouveaux habits.

– Pourquoi cela ? Maître ? Restez encore, je vous en prie ! Mais Merlin-Myrdhin était déjà remonté dans la barque et

s’éloignait. Kadfael resta sur la berge, intrigué par ses dernières paroles. Son ancien maître avait toujours aimé parler par énigmes, démon ou pas. C’est alors qu’il entendit au loin sa voix caverneuse et il sut pourquoi le temps était un problème depuis qu’il avait mis le pied aux Enfers.

– Chaque heure en ces lieux vaut une année de ta vie. Or, nous sommes entrés il y a près de douze heures… Bonne chance à toi,

K

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chevalier Kadfael, fils de Perceval le Gallois et de Mélusine, reine d’Avalon…

La voix s’éteignit dans la nuit. Le jeune homme n’avait plus le choix, il devait quitter les lieux au plus vite.

Il se mit à courir vers le tunnel, vers le monde des vivants. À peine entré dans le boyau sombre, il n’en crut pas ses yeux : plus il avançait, plus il grandissait ! Plus il approchait du bout du chemin, plus il sentait ses muscles grossir, jusqu’à déchirer les coutures de ses habits. Ses joues, glabres jusque-là, le démangeaient. Son plastron se mit à le serrer si fort qu’il dut l’enlever, tout comme ses chausses trop petites qui lui meurtrissaient les pieds. Son corps se fortifiait à vue d’œil. Son esprit gagnait en sagesse et en maturité.

Une heure pour une année… Il comprit tout à coup qu’il ne serait jamais sorti de là vivant si Atalante l’avait retenu prisonnier une semaine comme il l’avait proposé, c’était un piège. Son corps serait tombé en poussière avant même d’avoir vu la lumière au bout du tunnel. Le vieux magicien le savait, et il avait tout fait pour l’aider, allant jusqu’à se sacrifier. Il avait toujours su ce qui les attendait en venant ici. Alors les paroles de Morgane retentirent dans son esprit, et tout s’éclaira :

Il te ressemble, mais il est plus fort que toi et plus âgé. C’était de lui qu’elle parlait ! En entrant aux Enfers, il n’était que le

protecteur de l’Épée, mais en en sortant il était devenu son nouveau champion. Cette pensée le remplit d’une joie féroce, non par ambition personnelle, mais parce qu’il allait enfin pouvoir venger son roi et son père.

a L’homme qui sortit de la sombre caverne avait au moins trente ans.

Il était très grand, son imposante musculature ne faisait aucun doute sur sa nature de guerrier. Il était torse nu, portait une barbe fournie, sa longue chevelure blonde lui tombait jusque dans le bas du dos, son pantalon était en lambeaux. On eût dit un prisonnier qui venait de passer de nombreuses années dans une geôle oubliée…

– C’est qui ce gros barbare ? demanda Dargo à voix basse comme s’il se parlait à lui-même.

Adélice et son compagnon bourru, juchés sur leurs chevaux, Philibert à leurs côtés, regardaient, intrigués, cet étranger au loin. Ils

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avaient voyagé le plus vite possible pour arriver là où Mélusine avait conseillé à Adélice d’attendre Kadfael. L’homme qu’ils voyaient avait un air vaguement familier. Il ne leur semblait pas hostile, malgré son accoutrement d’homme des bois. Le lion, assis dans un coin, se releva, huma l’air et se mit à pousser un rugissement de joie. Adélice et Dargo mirent alors pied à terre. Kadfael, car c’était bien lui, tourna la tête dans leur direction en entendant le cri de l’animal. Aussitôt il courut vers eux en criant leurs noms.

– Non ! Non ! Pas de familiarités ! se défendit Dargo. Mais il était trop tard : Kadfael, immense à côté de lui, venait de le

soulever de terre et il le serrait si fort que le nain crut mourir étouffé. Il le reposa et fit de même avec Adélice, la porta elle aussi en riant et il embrassa fugacement ses lèvres douces. Il n’avait pas oublié la pro-messe qu’il s’était faite en quittant celle qu’il prenait pour Adélice. La magie revint aussitôt comme il l’avait espéré : il ne voyait plus qu’elle, il ne voulait plus qu’elle dans sa vie ! La jeune femme rougit et recula d’un pas. Elle ne savait pas quoi dire, ébahie par tant d’audace et un peu troublée… Elle le regarda attentivement et le reconnut enfin :

– Par tous les dieux, tu es vivant ! Que je suis heureuse ! Et cette fois ce fut elle qui lui sauta au cou en riant. Dargo ne

comprenait rien à ce qui se passait. – Par Kroûm, qui êtes-vous ? éructa Dargo. On n’a pas élevé les

chèvres ensemble, ma parole ! Je n’aime pas trop qu’un inconnu à moitié nu se jette sur moi ainsi !

– Ah bon ? Et si c’est un ami ? Regarde-moi un peu mieux, Dargo, répondit Kadfael d’une voix grave, essayant de ne pas rire devant l’air perdu du forgeron.

– Mais… Mais… ? bafouilla le nain qui n’en revenait pas de ce qu’il voyait. Kadfael ! Quelle est cette sorcellerie ?

– Les Enfers… une longue histoire, répondit le chevalier en guenilles. Mais Philibert est là aussi ! Vous avez donc retrouvé le seigneur Yvain ! Et où est ce brave Dorylas ? J’ai hâte de les revoir, où sont-ils ?

Les sourires d’Adélice et de Dargo se figèrent. – Mangeons un peu, ensuite on parlera, répondit le nain qui se

sentait encore faible depuis son combat perdu contre Caitlynn. Le grand gaillard sorti des Enfers acquiesça, il lui semblait qu’il

n’avait rien avalé depuis des années… mais avant cela, il coupa ses cheveux et sa barbe avec un poignard trouvé dans les fontes du cheval

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de Dargo. Il voulait être libre dans ses mouvements, sentant que, bientôt, il ferait de nouveau face à de réels dangers.

Même si le défilé des Mortes Âmes n’était pas l’endroit idéal pour des retrouvailles, ils avaient beaucoup à se dire et ils établirent là un campement provisoire. Ils allumèrent un bon feu et mangèrent les provisions offertes par Mélusine. Ils avaient tous besoin de reprendre des forces après les aventures incroyables et éprouvantes qu’ils avaient vécues ces derniers jours. Ils discutèrent longuement et, malgré la joie de se retrouver, les trois amis furent peinés d’entendre le récit des uns et des autres. Kadfael leur narra tout ce qu’il avait vécu aux Enfers avec Merlin, de l’entrée jusqu’à la sortie du tunnel et sa métamorphose finale.

Adélice ne put s’empêcher de rougir en repensant à leur brève étreinte. Elle chassa très vite cette pensée de son esprit, entendant résonner les paroles moqueuses qu’il avait eues un jour : Mais c’est une manie chez les fées de tomber amoureuses des chevaliers ! Elle ne voulait même pas y penser… Kadfael troublait ses sens plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Elle l’aimait, elle le savait, mais elle n’était pas encore prête à le lui avouer ; ce n’était ni le lieu, ni le moment pour ce genre de déclaration. Mais elle était heureuse de l’avoir enfin retrouvé, sain et sauf.

Dargo raconta l’aventure de Vieilles-Pierres et la rencontre in-croyable avec Jormungand, sa fin tragique, la duplicité de Caitlynn, la mort de son ami Dorylas, l’arrivée in extremis d’Adélice, ses blessures soignées grâce au sang du dragon… À la fin de son récit, le pauvre nain était à la fois en colère contre Viviane et triste de la perte de son ami centaure, brave parmi les braves. Il sortit de sa poche une pierre lumi-neuse, la Larme des Arcanes, et la donna à Kadfael. Celui-ci la contempla avec curiosité, puis il la rangea avec le pommeau d’Excalibur dans la poche en cuir qu’il gardait précieusement sur lui.

Enfin ce fut au tour d’Adélice de relater tout ce qui lui était arrivé depuis son enlèvement dans les Tourbières de chair. La mort d’Yvain affligea Kadfael au plus haut point. Philibert à ce moment vint frotter son gros mufle contre son bras, comme pour dire qu’il prendrait soin de lui, comme il avait essayé de le faire jusqu’au bout pour Yvain. Le jeune homme passa son bras puissant autour de l’encolure de la bête pour la remercier.

Adélice expliqua qu’elle était d’abord retournée à Kamaylia, mais les troupes de Galaad étaient revenues plus vite que prévu. Le palais était tombé, et Morgane avait dû fuir avec le reste de ses soldats. La jeune fée avait appris que la reine s’était repliée au sud mais qu’elle

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n’abandonnait pas. Elle menait encore de rudes combats, refusant de voir son royaume capituler. Après d’innombrables péripéties Adélice avait fini par atteindre la forêt de Mormale, espérant les y trouver, mais elle était arrivée trop tard. Heureusement, elle y avait rencontré Mélusine.

Kadfael eut un pincement au cœur en entendant le nom de sa mère. L’Azura avait expliqué tout ce qu’elle savait, et Adélice fit le choix d’arrêter sa sœur avant qu’il ne soit trop tard. Elle ne voulut pas en dire davantage, car, même si elle avait accompli ce qui devait l’être, le souvenir de Caitlynn lui était trop douloureux. Ses deux compagnons comprenaient sa peine et n’évoquèrent plus jamais l’espionne de Viviane qui avait failli mener à bien sa terrible mission.

Une fois qu’ils furent tous reposés, Kadfael déclara qu’il leur fallait aller jusqu’au bout de leur quête, sinon la perte de leurs amis serait vaine. Ils avaient la pierre magique, mais il leur manquait encore deux éléments avant de reprendre la route pour trouver le fameux Lôkin… si tant est qu’il fût encore en vie et désireux de les aider.

– En fait, il ne manque plus qu’une chose… répondit d’une voix forte Dargo. Ma masse en mithril, je te la donne. Le passé, c’est le passé, alors que Dorylas et tant d’autres méritent justice. Galaad ne doit pas gagner ! Je veux que la nouvelle épée soit forgée avec ce bloc de métal.

– Moi, je crois qu’il ne nous manque plus rien, dit alors Adélice en détachant la queue de Philibert qu’elle gardait nouée à la taille. Notre bête fabuleuse ne verra pas d’inconvénient, je pense, à ce que j’offre ce morceau de cuir pour refaire Excalibur…

Philibert poussa aussitôt un puissant rugissement pour exprimer son accord.

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LE DÉSERT DE TARIS

vant d’arriver à la porte des Enfers, Merlin avait indiqué à Kadfael la route pour rejoindre les Hautes Cimes où vivait Lôkin, le grand maître-forgeron. Le chemin le plus

court passait obligatoirement par le désert de Taris, il n’y avait pas d’autre possibilité.

Les trois amis s’étaient donc mis en route vers le nord. Il leur fallut plusieurs jours, d’un voyage assez harassant, pour enfin quitter le défilé des Mortes Âmes. Kadfael et Adélice avaient beaucoup de choses à se raconter, et la jeune femme fut soulagée d’apprendre que le chevalier n’avait pas été réellement dupé par la supercherie de sa sœur. Dargo écoutait tout cela sans rien dire, se contentant souvent de sourire avec un air goguenard.

Le fils de Perceval commençait à s’habituer à son nouveau corps, croyant de plus en plus à la réussite de leur quête. Excalibur serait bientôt reforgée, il n’en doutait pas. De plus, Philibert l’avait accepté comme son nouveau maître, il se sentait encore plus confiant dans ce qu’il devait accomplir. En mémoire des hommes valeureux qui avaient cru en lui, Arthur, Perceval, Yvain, Merlin… il n’avait pas le droit d’échouer.

Mais en attendant, il était sorti des Enfers avec des vêtements en lambeaux et sans arme, il allait falloir y remédier. Kadfael trouva une épée de bonne facture sous la selle d’un des pur-sang, sans doute glissée par sa mère avant leur départ. Dargo chercha dans les fontes que lui avait confiées Mélusine, mais n’y trouva rien d’autre que de l’eau et des restes de provisions. Le chevalier se contenta de l’épée pour l’instant. De son côté, Adélice faisait de son mieux pour ne pas trop

A

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laisser vagabonder ses pensées en regardant le torse imberbe et musclé de son bien-aimé …

La première partie du voyage ne présenta aucun danger réel. Même si les sentiers étaient parfois un peu tortueux et glissants, le trio trouva que c’était presque une promenade de santé après avoir traversé les Enfers et les tourbières carnivores. Mais plus ils avançaient, plus le soleil leur semblait briller davantage et plus il faisait chaud.

Ils atteignirent enfin les premières bandes sablonneuses du désert de Taris. Devant eux s’étendait une immense région sans vie, faite de dunes mouvantes et de plaines de poussière. Les chevaux étaient nerveux et avaient du mal à avancer sur un sol aussi meuble. Les trois amis durent mettre pied à terre. Philibert n’aimait pas se sentir comme absorbé par le sol. Ne plus porter Kadfael le soulagea et il se mit à courir, bondissant du mieux qu’il pouvait, heureux de retrouver un sentiment de légèreté. Dargo s’arrêta un instant pour observer la zone : le désert, bordé par une ceinture de contreforts rocheux, s’étendait à perte de vue. Il plissa les yeux et remarqua des grottes de granit dans le lointain.

– On devrait peut-être aller dans ces cavernes, dit-il. On pourrait s’y reposer un peu avant de reprendre la route. Mes pieds auraient bien besoin de souffler. Qu’en pensez-vous ?

– Je ne sais pas trop, répondit Kadfael, dubitatif. Et puis tes pieds déchaussés dans un endroit confiné, je ne sais pas pourquoi, mais cette idée ne me réjouit pas vraiment…

– Petit insolent ! répliqua Dargo mi-fâché, mi-amusé. Sache que les pieds d’un nain sont partout considérés comme des armes redoutables.

– Non, non, intervint Adélice. Ce n’est pas une bonne idée de s’arrêter là. Je ne sais pas si c’est vrai, mais de nombreuses légendes circulent à propos de ces lieux. Des monstres vivent dans le désert, des fantômes hantent les grottes qui le bordent…

– Il y a toujours du vrai et du faux dans les légendes, trancha Kadfael. Sans même parler de fantôme ou de spectre, entrer dans la grotte d’un ours affamé serait aussi mal avisé. Ne prenons pas de risque, la route est encore longue, et Merlin m’a mis en garde sur cet endroit hostile, il nous faut le traverser sans perdre de temps…

Ses compagnons se rangèrent à son avis. Ils se remirent en route et commencèrent la traversée du désert de Taris. Personne ne parlait tant le lieu impressionnait. Partout autour d’eux s’étendait l’immensité d’une mer de sable blanc, l’air chaud créait des sortes de murs ondoyants qui accentuaient encore l’aspect irréel et inquiétant des

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paysages. Les voyageurs avançaient avec précaution, chacun restant sur ses gardes. Les chevaux hésitaient à chaque pas, leurs jambes s’enfonçant parfois dangereusement au risque de les faire chuter. La chaleur devenait suffocante, les obligeant à un effort constant de concentration pour ne pas sombrer dans une rêverie imprudente. Kadfael, en tête aux côtés de Philibert, s’arrêta sans crier gare et se retourna vers ses compagnons.

– Nos gourdes sont pleines, mais nous allons néanmoins devoir économiser l’eau, buvez donc avec parcimonie. Taris est un endroit dangereux et nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes… Si nous nous hâtons nous devrions l’avoir traversé ce soir ou dans la nuit…

Merlin n’avait pas menti, l’endroit semblait habité par la mort. Rien ne poussait, pas le moindre petit arbuste, aucun buisson ni brin d’herbe. Seul un souffle chaud et desséchant faisait s’envoler le sommet des basses dunes comme les graines d’un pissenlit qui s’éparpillent aux quatre vents. Après plusieurs heures d’une marche harassante, ils virent apparaître au loin une sorte d’îlot pierreux au milieu duquel trônait une étrange sculpture blanchâtre. Kad ne distinguait pas bien de quoi il s’agissait.

– Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-il. – Tu ne connais pas cette histoire ? s’étonna Adélice. Elle est très

connue à Brocéliande… – Moi non plus je ne la connais pas, bougonna Dargo. D’ici, on dirait

juste un gros bloc de sel au milieu d’une mer de sable… Tout en parlant les trois amis continuaient à marcher, s’approchant

lentement du lieu en question. Kadfael commençait à distinguer va-guement des formes humaines. Sa curiosité était totalement éveillée, il avait toujours aimé les vieilles histoires et il avait envie de savoir.

– C’est un conte bien triste en vérité, répondit la jolie fée. Et elle commença à leur raconter la légende du désert de Taris. Ses

compagnons l’écoutaient avec grande attention, curieux de savoir. – Bien avant la création des Azuras et des magiciens, bien avant la

naissance des royaumes de Logres et de Brocéliande, cette région était un gigantesque lac parsemé d’une myriade d’îlots paradisiaques, couverts de plantes bienfaisantes, de fleurs merveilleuses et d’arbres qui produisaient des fruits en abondance. Les quelques habitants étaient des pêcheurs, pacifiques et hospitaliers. Les eaux du lac, peu profondes, étaient riches en poissons multicolores et en coraux délicats. L’endroit était connu comme un monde de paix, de vie et d’harmonie. Nisaéa, une naïade protectrice, régnait en ces lieux avec

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sagesse et bienveillance. La jeune femme était aussi belle et séduisante qu’elle était douce et gracieuse.

– Moi, j’aime bien les histoires avec des naïades… – Dargo, chut ! – Un jour, un roi vint la voir, reprit Adélice. Il s’appelait Taris.

C’était un homme ambitieux et déterminé. Il la demanda en mariage, désireux en secret de posséder l’immensité du lac et la richesse de ses îles. Nisaéa refusa de devenir son épouse, prétextant qu’elle ne pouvait aimer qu’un être de magie. Fort dépité, Taris dut ravaler sa colère d’être ainsi éconduit et il repartit chez lui. Hélas, un de ses espions vint lui dire un peu plus tard que la naïade lui avait menti, car elle était tombée amoureuse d’un berger rencontré sur une rive. Un simple berger ! Cet homme n’avait aucun pouvoir magique, si ce n’était celui de la beauté et de l’innocence. L’espion lui apprit aussi que les deux jeunes gens se rencontraient souvent sur un îlot sauvage au milieu du grand lac et qu’ils y vivaient leur idylle sans crainte.

« La colère du roi fut terrible. Il refusa d’écouter ses conseillers qui l’engageaient à la prudence et lança toute son armée contre le petit royaume de Nisaéa. Il voulait prendre de force ce qu’elle lui avait refusé. Ses guerriers envahirent aussitôt tous les îlots, tuant les habitants, brûlant, pillant tout ce qu’ils pouvaient. La naïade partit se réfugier avec son fiancé sur l’îlot central. Hélas, Taris les retrouva. Le jeune berger fit rempart de son corps et défendit sa bien-aimée avec courage. Transpercé par de nombreuses flèches, il tomba mort dans les bras de la jeune femme. Puis, alors que Taris s’approchait d’elle pour la prendre de force et l’obliger à l’épouser, Nisaéa en pleurs le maudit, lui jurant que le lac serait son tombeau à lui et à ses hommes pour l’éternité.

« Taris comprit trop tard son erreur, car on ne peut soumettre un être magique aussi puissant. Elle consuma aussitôt tous ses pouvoirs en un souffle dévastateur si puissant qu’en quelques instants le lac entier bouillonna et tout s’embrasa : soldats, îles, arbres… Quand la tempête s’arrêta, tout avait disparu. Il ne restait plus qu’une vaste étendue déserte, avec en son centre la statue d’une femme en pleurs tenant un jeune homme dans ses bras. Depuis, la région porte le nom du roi maudit : Taris. Voilà, vous savez tout…

Les compagnons d’Adélice avaient apprécié l’histoire, mais ils auraient préféré une fin plus heureuse. Ils atteignirent la fameuse statue et s’arrêtèrent un instant. Ils furent déçus en voyant que ce qu’ils avaient pris de loin pour la naïade pétrifiée n’était finalement qu’une

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sorte de bloc de sel aux formes un peu étranges, travaillées et façonnées par les vents depuis des siècles.

– Ouais… J’ai failli y croire, railla Dargo en éclatant de rire. Un vrai conte de bonne femme pour faire peur aux enfants. Ce n’est qu’un morceau de gypse ou je ne sais quoi, c’est tout !

– Peut-être… répondit Kadfael, lui aussi un peu désappointé. Mais… Dargo, qu’est-ce que tu fais ?

Le nain avait profité de cette halte providentielle pour sortir un petit piolet qu’il gardait toujours en réserve dans son sac en cuir et, sans vergogne, il se mit à donner des coups secs sur le bloc minéral.

– Non, s’écria Adélice, tu ne devrais pas faire ça… – Elle a raison, il y a peut-être du vrai dans tout ça, et si cette pierre

était maudite ? – Bah, écoutez donc cette bande de froussards ! ricana Dargo. Je

n’en prends pas trop, rassurez-vous. Ça me sera peut-être utile si un jour je dois forger une pièce rare avec un mélange de ma spécialité, alors laissez-moi faire mon travail…

Il retira un morceau de la pierre, gros comme une pomme, et le glissa dans son sac. Mais aussitôt une lueur bleue apparut par l’orifice pratiqué par le nain. Tous s’avancèrent pour regarder de plus près ce prodige. Ce n’était plus une pierre figée, on avait au contraire l’impression que la surface découverte battait comme un cœur endormi. Mais c’était un cœur bleu…

– Bon sang… dit Kad d’une voix sourde. Ce n’est pas de la pierre… – Par tous les démons, mais c’est… de la glace vivante ! s’écria Dargo

en reculant de quelques pas. – Oui, confirma Kadfael qui commençait à comprendre, c’est

presque cela… Je crois que Nisaéa a bien existé, et surtout qu’elle n’est jamais vraiment morte…

– Dargo, qu’as-tu fait ? dit Adélice en lançant un regard noir au forgeron.

– Je n’ai pris qu’un petit bout ! J’en ai ras la soupière de ce pays ! On touche une plante, elle veut vous manger, on ramasse un caillou, on réveille une vieille fée !

– Une naïade, le reprit Kadfael d’une voix tendue, mais pas seulement… Regardez !

Trop occupés à regarder l’intérieur bleuté de la pierre, ils n’avaient pas vu que des centaines de tourbillons minuscules étaient en train de

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se former partout dans le désert. Philibert poussa un rugissement pour les prévenir.

– Par ma barbe et par Kroûm, gronda Dargo, que se passe-t-il encore ?

Les voyageurs se voyaient maintenant totalement encerclés par ces nombreux puits de sable qui tourbillonnaient de plus en plus vite. Personne ne voulait bouger du talus qui constituait pour l’heure l’endroit le plus sûr du désert. Chacun serra ses armes avec plus d’insistance, l’air tendu. Ils attendaient en silence, espérant sans trop y croire que ce qui s’offrait à leur regard était sans danger et que cela allait vite cesser. Ils avaient raison de ne pas trop y croire, car soudain, des centaines de squelettes armés et vêtus de vieilles armures rouillées surgirent des trous de sable. Ils émergèrent tous en même temps et sans un bruit, s’extirpant sans effort de la gangue chaude du désert. Un trou plus grand que les autres laissa échapper un cavalier juché sur un cheval, tous deux squelettes et équipés pour le combat. Sur la tête du spectre reposait une vieille couronne d’or terni.

– Bon… dit Dargo à voix basse. Je dois bien l’admettre, vous aviez raison… j’aurais peut-être dû prendre un plus petit morceau.

– Je crois bien que tu as réveillé les fantômes de Taris et de son armée, répondit Kadfael, tenant son épée devant lui à deux mains.

– Ah bravo ! s’exclama Adélice de mauvaise humeur. Si on s’en sort, je jure que je paierai un ménestrel pour chanter toutes tes mauvaises idées !

– On n’a pas le temps pour se chamailler, intervint Kadfael. Les chevaux doivent partir, c’est trop dangereux pour eux. Vite, ils arrivent, tenez-vous prêts !

Les squelettes armés approchaient. Ils étaient lents et leurs armes émoussées, mais leur avancée était inexorable. Et surtout, ils étaient déjà morts ! La première vague arriva sur les trois compagnons et le lion qui les repoussèrent sans difficulté. Mais leurs adversaires se relevaient tous, et d’autres arrivaient derrière eux. Chevalier, nain et fée comprirent vite quel était le vrai problème : aucune magie ne pouvait les atteindre, et les transpercer ne servait à rien. Il fallait les hacher menu pour les neutraliser, et cela demandait des efforts importants et constants. Mais le pire était que les affreux assaillants frappaient avec force. Le squelette de Taris arriva enfin jusqu’à eux, suivi de centaines de guerriers d’outre-tombe.

– Tout le monde sur le roi ! cria alors Adélice. Si on l’arrête, les autres disparaîtront peut-être !

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L’idée semblait excellente et ils se ruèrent tous sur Taris, tout en prenant garde de ne pas descendre du talus de pierre qui leur assurait une relative sécurité au milieu de cette armée terrifiante.

Les squelettes étant muets, on n’entendait dans la grande plaine de sable que le souffle des combattants vivants, le cliquetis des os desséchés et le fracas des armes. Taris avait dû être un géant en son temps, car, juché sur son cheval, il dépassait de beaucoup Philibert lui-même. Pas pour longtemps, car Dargo se fit un plaisir de commencer par pulvériser à coups de masse les jambes de son cheval. Le roi squelette ne tomba pas, mais posa les pieds au sol comme si de rien n’était quand sa monture s’effondra, et il continuait à donner de violents coups d’épée. Sa lame rouillée faillit toucher Kadfael au visage, elle ne fit que lui égratigner la joue. Sur le moment, il ne prêta guère attention au sang qui coulait de cette légère estafilade. Il fallait arrêter ce monstre, coûte que coûte ! Philibert réussit à lui arracher le bras droit au niveau de l’épaule, tandis que Kadfael tranchait les deux rotules en un seul coup bien placé, l’os pulvérisé l’éclaboussant de plein fouet au visage. Il grimaça de douleur et porta la main à l’endroit où la poussière venait de toucher sa blessure. Finalement, Taris s’effondra au sol comme un pantin désarticulé, les orbites vides tournées vers la statue de pierre. Dargo leva son pied droit et enfonça si fort sa chausse de maille dans la tête du roi que sa botte resta coincée dans le crâne défoncé et qu’un pied noir de crasse en ressortit…

– Victoire ! cria le tueur de banshee, qui venait d’ajouter un squelette à son palmarès.

– Non, ça n’a pas fonctionné… Ils levèrent les yeux et réalisèrent qu’ils ne s’en sortiraient peut-être

pas finalement : des centaines de morts avançaient, plus lentement, mais ils marchaient quand même sur eux, avec ou sans roi. Pendant un instant, nos héros furent saisis de découragement, ils étaient tellement persuadés qu’Adélice avait trouvé la solution pour les tirer de ce mauvais pas… La nouvelle vague serait bientôt sur eux pourtant. Kadfael frottait sa joue pour retirer ce qui restait collé à la plaie et qui le brûlait. Prudemment il posa ses lèvres sur le bout de ses doigts et comprit. Il regarda un instant la statue au coin bleuté de la naïade puis il dit :

– Leurs os sont faits de sel ! Nous pouvons les vaincre, il suffit de les dissoudre !

– Comment ça… les dissoudre ? le coupa Dargo, sceptique.

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– C’est impossible, renchérit Adélice. On a juste l’eau de nos gourdes, autant dire : rien !

– J’ai une bien meilleure idée, reprit Kadfael. Je pense que Nisaéa est toujours en vie, du moins son esprit…

– Oui, mais… – Adélice, tu dois lui faire le baiser de vie ! – Je n’aurai jamais assez de magie pour une chose pareille ! Tu

parles de réveiller une ancienne divinité, et dans quel but ? – On va l’aider à terminer ce qu’elle a commencé, on va se débar-

rasser une bonne fois pour toutes de ces monstres. Prends la Larme des Arcanes, son pouvoir est justement d’augmenter ton pouvoir. Il faut que ça marche, c’est notre seule chance.

– Oui, cela peut fonctionner… Mais cela va peut-être prendre un peu de temps.

– Avec Dargo, nous allons veiller à ce que tu aies ce temps… – Oh ! que oui ! Par ma barbe et tous mes ancêtres, on va leur

montrer qu’un nain, un homme et un lion valent mieux qu’une armée entière. Et comme on dit chez moi : BASTON !

Les deux hommes, galvanisés par ces mots, sentirent leurs forces décupler. Kadfael sortit la pierre magique de sa poche et la tendit à son amie. Elle la prit et la regarda un instant, semblant hésiter.

– Adélice, tu peux le faire, j’ai confiance en toi ! lui dit Kadfael en posant doucement sa main sur l’épaule de la jeune femme.

Elle lui sourit et, sans plus attendre, se pencha sur la surface dure et lumineuse de la statue. Délicatement elle posa ses lèvres dans l’entaille faite par Dargo. Elle embrassa le cœur de glace qui battait encore faiblement après ces milliers d’années à attendre sous la roche. Ses lèvres restèrent posées un long moment, elle espérait ainsi accroître ses chances de succès. Sa main, refermée sur la pierre, se mit à luire, comme si une luciole s’était cachée entre ses doigts.

Les autres ne voyaient rien de tout cela, car ils affrontaient la nuée d’ennemis qui marchaient sur eux. Ils rugirent au même moment sans avoir besoin de se concerter. Si c’était leur dernier combat, il se devait d’être légendaire. Ils se ruèrent ensemble sur la première vague de squelettes armés jusqu’aux dents. Les crânes, les bras et les jambes commençaient déjà à voler dans les airs, comme des épis de blé sous les faux tranchantes et implacables des paysans.

Philibert était le plus costaud des trois, mais il avait fort à faire, car des dizaines de squelettes s’étaient jetés sur son dos et tentaient de

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l’étouffer sous leur poids, leurs épées ne parvenant pas à transpercer le cuir épais du fauve.

Adélice finit par les rejoindre et se battit avec la même hargne et le même courage. Elle avait fait de son mieux, attendre ne servait à rien, sa magie curative pouvait prendre un certain temps avant de porter ses fruits.

Au bout de quelques minutes, qui leur semblèrent durer une éternité, le bloc de pierre rayonna d’une douce aura blanche. Puis l’intensité lumineuse augmenta jusqu’à devenir aveuglante. Et soudain, la statue explosa dans un coup de tonnerre étourdissant qui fit chanceler tous les combattants. En un instant le soleil disparut, masqué par des nuages noirs gigantesques, de la taille de titans. Le déluge pouvait commencer…

Personne n’avait jamais vu une pluie pareille. Les gouttes étaient grosses comme des œufs et s’écrasaient sur l’armée maudite de Taris. Kadfael, Adélice et Dargo, trempés et aveuglés par tant d’eau, craignirent d’être entraînés par les torrents qui se formaient, alors ils se serrèrent du mieux qu’ils purent les uns contre les autres. Ils apercevaient, entre deux rideaux d’eau vengeresse, les squelettes de sel en train de fondre comme cire au soleil. Leurs membres tombaient, leurs mâchoires se disloquaient tristement sur leur poitrine avant de se dissoudre dans un torrent de boue. Taris et ses guerriers maudits disparaissaient enfin pour de bon, absorbés par les pluies diluviennes de la justice. Il plut à verse pendant des heures…

Enfin, comme par enchantement, l’eau cessa de tomber. Le soleil réapparut instantanément, et le ciel retrouva sa teinte bleue. Adélice, Kadfael et Dargo, trempés jusqu’aux os, se relevèrent, réalisant peu à peu qu’ils avaient réussi alors qu’ils venaient de frôler la mort.

Le désert n’existait plus. Le lac était réapparu, pas aussi beau ni vivant qu’il l’avait été jadis, mais la promesse d’un renouveau était bel et bien là sous leurs yeux ébahis. Quelques îlots émergeaient déjà. La seule étrangeté était tous ces feux follets qui brûlaient à la surface des eaux d’une pâle lumière jaune, à l’endroit où chaque squelette avait disparu. Il y en avait des centaines, des milliers. Personne n’osait rien dire, de peur de voir ressurgir l’armée maudite. Mais non, rien de tel ne se passa. Les feux s’éteignirent les uns après les autres et, au bout de quelques minutes, l’eau du lac d’abord verdâtre et boueuse devint aussi transparente que celle d’un ruisseau de montagne.

– C’est terminé, déclara Kadfael soulagé. Adélice, tu nous as tous sauvés. Tu es incroyable !

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Adélice rougit un peu à ces mots et esquissa un sourire. – Où est Nisaéa ? Elle est vraiment revenue ? demanda Dargo. – Oui, d’une certaine manière. Son esprit est là, tout autour de nous,

répondit Adélice en levant les bras vers l’étendue d’eau. J’imagine qu’elle fera revivre ce lieu, avec du temps…

– Il faut reprendre la route, intervint Kadfael. Nous avons un royaume à sauver, il n’y a pas de temps à perdre. Et Dargo, tu ne touches plus à rien, c’est bien compris ?

Le nain bougonna un peu mais n’osa pas se plaindre. Il savait que par sa faute ils auraient pu tous mourir… Il ôta alors sa dernière botte et sauta à pieds joints dans l’eau. Il était très déçu de ne pas avoir retrouvé celle qu’il avait égarée dans la tête du squelette de Taris.

Les contreforts des Hautes Cimes apparaissaient au loin, ses sommets éternellement enneigés masqués dans d’épais nuages blancs. Plus que quelques jours de marche et Excalibur pourrait renaître…

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COUP DE FOUDRE AVANT LA TEMPÊTE

l fait un froid de canard ici ! Où sommes-nous ? Dargo, tu vois quelque chose ? cria Kadfael, à côté de Philibert qui ne sentait pas la neige glacée grâce à son épaisse fourrure.

– Évidemment, il faudrait peut-être que tu portes des habits plus chauds… lui dit Adélice en souriant.

– Avec cette tempête de neige, je ne vois plus rien ! Je peux juste te dire qu’on est dans les Hautes Cimes, c’est déjà pas mal… Ça me rappelle un peu chez moi.

Les trois voyageurs et le lion marchaient depuis plusieurs heures en suivant leur ami nain qui servait tant bien que mal d’éclaireur. Les bourrasques de neige ne faisaient que ralentir leur progression. Ils se distinguaient à peine les uns les autres. Le vent soufflait si fort qu’ils devaient crier pour s’entendre. Il leur semblait avoir quitté le désert de Taris depuis une éternité alors que deux jours plus tôt ils avançaient encore au milieu des dunes de sable clair.

La nuit commençait à tomber, et la température allait encore baisser. Même s’il était devenu plus fort et plus endurant depuis qu’il était sorti des Enfers, Kadfael savait qu’il risquait de tomber malade s’il ne trouvait pas rapidement un endroit sec et moins glacial. Adélice en aurait bien profité pour lui proposer de le réchauffer dans ses bras, en tout bien tout honneur, mais elle avait peur qu’il y voie un geste trop familier… ce qu’elle aurait bien aimé au fond, même si elle réfutait catégoriquement d’avoir pensé à ça s’il osait le lui dire, parce qu’elle n’était pas ce genre de fée, et puis que, si c’était comme ça, il n’avait qu’à se débrouiller tout seul, parce qu’elle avait proposé ça juste comme ça, pour aider, tout simplement… Ah ! mais non…

Dargo s’approcha d’Adélice et lui murmura à l’oreille :

I

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– Ça ne me regarde peut-être pas, mais tu es en train de penser à voix haute… Ne t’inquiète pas, il n’a rien entendu, il claque trop des dents. Mais on va plutôt lui trouver un abri, ça t’évitera de trop penser…

Adélice piqua un tel fard que le nain éclata d’un gros rire sonore avec un clin d’œil de connivence. Au moins, elle savait qu’elle pourrait lui faire confiance pour tenir sa langue. Kadfael, un peu en retrait, ne prêta pas attention à leur conversation, trop occupé à scruter les lieux pour y trouver un refuge hospitalier.

Ils crurent soudain distinguer le tracé d’un chemin de montagne et ils l’empruntèrent pleins d’espoir. Mais, très vite, la piste s’effaça et disparut sous la neige qui tombait à gros flocons. Au moins le vent avait un peu faibli. Il leur fallait se rendre à l’évidence : après des heures de marche harassante sous la tempête à grimper, descendre, longer des précipices… ils étaient bel et bien perdus. Où aller ?

Finalement, ils avancèrent au hasard, s’en remettant à leur bonne étoile. La chance ne les abandonna pas, car, une heure plus tard, ils aperçurent avec soulagement les murs d’enceinte d’une ville. En plein jour, avec un ciel dégagé, ils l’auraient certainement vue depuis longtemps, mais la tempête masquait tout. À mesure qu’ils appro-chaient, des lueurs apparaissaient, puis des lumières plus vives.

– Halte ! qui va là ? Devant la porte de la cité se tenait un nain armé jusqu’aux dents,

juché sur un komodo, une sorte de dragon sans ailes et avec des grandes pattes, plus proche du crocodile que du dragon d’or. Si cet animal ne volait pas, il courait très vite, sautait et s’accrochait aux parois rocheuses avec une facilité déconcertante. C’était donc une monture très prisée chez les nains des montagnes. Dargo alla à sa rencontre, se disant qu’entre compatriotes le contact serait plus facile :

– Salut, mon gars ! C’est quoi le nom de ton patelin ? Kadfael et Adélice, qui se tenaient derrière lui, poussèrent un soupir

de désespoir. Dargo n’avait vraiment aucun tact ! Ils espéraient ne pas devoir se battre à peine arrivés. Pourtant, la réponse les laissa perplexes.

– Ici t’es arrivé à ce qui se fait de mieux dans le coin, vu qu’il y a rien d’autre : t’es à Morne-Pic.

– La bière est bonne, alors ? – Ouais ! On la brasse nous-mêmes, tu seras pas déçu, l’ami…

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Kadfael et Adélice se raclèrent la gorge en même temps, histoire de rappeler à Dargo qu’ils venaient pour une chose plus importante que la bière.

– Ah oui, c’est vrai ! se reprit leur compagnon. On vient aussi pour voir un certain Lôkin, on a un… truc à lui demander. Il habite dans le coin ?

– Il habite toujours ici, mais au cimetière. Ça va faire trente ans qu’il est mort… Il y a sa fille sinon, la princesse Ayerïne, ça t’ira ?

– On fera avec ! répondit Dargo sur le même ton désinvolte. Kadfael et Adélice échangèrent un regard complice : décidément, ils

ne comprendraient jamais rien aux manières des nains… Mais que Lôkin soit mort était autrement gênant.

Quelques minutes plus tard, les trois amis et Philibert étaient intro-duits dans la salle du trône. Loin d’être aussi grande et majestueuse que celle de Camaaloth, la pièce ne manquait pas de charme avec ses épaisses peaux d’ours qui recouvraient le sol, l’immense cheminée qui procurait une douce chaleur, les vieilles pierres des murs polies par les ans… La princesse Ayerïne, jeune naine d’à peine cent ans, examinait ces étranges visiteurs de ses grands yeux bleus.

Les trois amis se présentèrent de la manière la plus respectueuse possible.

– Soyez les bienvenus dans notre modeste village, répondit la princesse d’une voix chaude et claire.

Jusque-là Dargo s’était senti sûr de lui, il était enfin revenu dans un monde qui lui était familier. Mais à peine eut-il vu la princesse que son cœur manqua de défaillir, tant il la trouvait à son goût. Et maintenant qu’il devait dire quelque chose, tout son corps lui disait de fuir… Il aurait bien aimé avoir un fût de bière sous la main, histoire de calmer sa nervosité. Heureusement, pour une fois, il se ressaisit et se ser-monna, se traitant de lâche.

– Vous semblez avoir quelque souci avec votre… armure. Laissez-moi y remédier, chevalier Kadfael, proposa la jolie princesse avec un sourire amusé.

Elle fit signe aux servantes qui se tenaient derrière elle. Celles-ci partirent aussitôt et revinrent très vite les bras chargés des pièces d’une armure étincelante. Sans un mot, elles s’approchèrent de Kadfael. L’armure était toute neuve, d’une qualité exceptionnelle, légère et solide à la fois, et très finement ouvragée.

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Adélice observa attentivement chaque étape de l’habillage sans bouder son plaisir. Elle le trouvait très séduisant en habits de chevalier.

– Princesse Ayerïne, je ne sais comment vous remercier, dit Kadfael, confus. C’est un présent d’une grande valeur que vous me faites. Je ne sais si…

– Remerciez le seigneur Yvain plutôt, répondit-elle. Elle lui était destinée, car il a sauvé ma cité de brigands sans scrupules, il y a bien des années. Pour cela, nous lui en serons éternellement reconnaissants. J’avais fait confectionner cette armure pour le remercier, espérant le revoir un jour. Hélas, j’ai appris sa mort. Et comme je vois son lion à vos côtés, j’imagine qu’il aurait aimé que ce cadeau vous revienne… Et si vous m’expliquiez le but de votre visite…

Kadfael sourit intérieurement à l’idée de porter l’armure d’Yvain. Ce ne pouvait être un simple hasard : il était un ami de son père, c’était lui qui l’avait adoubé, il lui avait confié Philibert, et maintenant cette armure ? La chance l’accompagnait, il commençait à le comprendre. Il ne lui restait plus qu’à faire reforger Excalibur. Il réfléchit un instant aux mots qui pourraient convaincre la princesse.

– Notre but est simple, dit-il enfin d’une voix grave et posée. J’ai besoin d’une nouvelle épée pour renverser le roi Galaad et sauver le royaume de Logres. Voilà.

Suivant l’exemple de Dargo, il avait décidé de s’adapter aux mœurs locales : pas de détours, pas de détails. Néanmoins…

– Oui… répondit la princesse un peu étonnée. Mais encore ? – Pardonnez-le, votre gracieuse princesse, intervint alors Dargo.

Mon ami est un peu rustique parfois… Laissez-moi vous expliquer… Kadfael sourit, il avait réussi malgré lui à aider Dargo à se faire bien

voir auprès de la jeune naine. Adélice et lui échangèrent un regard entendu. Tous deux avaient bien remarqué la confusion de leur ami quand il avait vu Ayerïne. Dargo venait tout simplement de tomber amoureux sous leurs yeux. Tout ce qu’ils craignaient à présent c’était qu’il se mette à parler de sa mère.

– … et c’est alors qu’Adélice a pris la tête de ma mère en pleine nuit pour me convaincre ! C’était incroyable ! s’écria à ce moment-là Dargo. D’ailleurs ma mère, je suis sûr que vous aimeriez la rencontrer, c’est une femme charmante, et…

Kadfael et Adélice poussèrent en même temps un profond soupir pensant que ce n’était pas gagné pour lui… Ils lui coupèrent la parole pour aller à l’essentiel : reforger Excalibur. Le Graal leur avait dit de venir voir Lôkin, ou l’un de ses élèves, pour achever le travail. Il était

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mort, qui d’autre pourrait les aider ? La réponse de la princesse fut nette et sans détour :

– Je suis la seule à pouvoir le faire. Mon père était le seigneur de cette contrée, mais il était aussi un puissant maître-forgeron. Il m’a tout appris. Nous les nains, nous utilisons une magie différente de celle des fées, elle n’agit que sur les métaux et les pierres précieuses. Mais je ne le ferai pas, je suis désolée. Je n’en ai pas le droit… Ce serait signer l’arrêt de mort de ce qui reste de mon peuple.

Cette réponse avait instantanément douché les espoirs des trois amis. Plus personne n’osa parler pendant un long moment. La jeune princesse Ayerïne n’était pas très fière d’avoir répondu de cette manière, mais elle devait d’abord penser aux siens. Adélice et Dargo paraissaient abattus, mais Kadfael refusait de s’avouer vaincu aussi facilement : il avait surmonté tant d’épreuves a priori impossibles qu’il savait qu’il existait sûrement un moyen de la convaincre.

– Pouvez-vous nous expliquer ? Nous ne sommes pas ennemis si je ne me trompe…

– Et nous ne le serons jamais, répondit la jeune femme. Mais les Vikings de Galaad nous ont attaqués à plusieurs reprises ces derniers mois. Ils sillonnent les montagnes sur leurs dragons de givre et ils attaquent tous ceux qui ne se soumettent pas. Ils détruisent les villages trop faibles, ils tuent, ils pillent… Nous avons déjà perdu beaucoup de braves soldats, nos maigres cultures sont détruites. La plupart de nos mines sont déjà épuisées, et les Vikings provoquent des éboulements quand ils le peuvent… Nous allons devoir fuir nos terres, mais nous ne le pourrons pas si Galaad sait que je vous ai aidés. Nous ne sommes pas des lâches, mais nous ne sommes plus assez nombreux. Je dois veiller à la sécurité des miens avant tout…

– Si Galaad tombe, votre peuple sera sauvé ! s’exclama Adélice. – Et avec quelle armée espérez-vous faire cela ? répliqua avec justesse

Ayerïne. Une seule épée, un lion et trois personnes courageuses ne pourront jamais suffire, y avez-vous réfléchi ?

Soudain, tout apparut de manière claire et nette dans l’esprit de Kadfael. Il y pensait depuis un certain temps déjà, mais c’est à cet instant précis que son plan de bataille se mit réellement en place. Adélice ne disait plus rien, réalisant combien ces paroles étaient pleines de sagesse. Elle n’avait jamais pris le temps d’y penser, mais elle imaginait mal Kadfael aller à Camaaloth et provoquer Galaad en duel… Quelle ne fut pas sa surprise alors quand elle entendit la réponse du fils de Perceval :

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– Princesse Ayerïne, je vais devenir roi de Logres. Je ne l’ai jamais désiré, mais je l’accepte parce que le règne de Galaad doit prendre fin. J’aurai alors le pouvoir de vous aider, vous et votre peuple, à aller vivre dans des montagnes hospitalières, couvertes de forêts et de gibier en abondance. Là-bas se trouve une ville entière, protégée sous la montagne, une ville construite par des nains courageux des temps anciens. Elle n’attend plus que vous pour renaître…

– Vieilles-Pierres, oui ! comprit soudain Dargo. Je vous y emmènerai, je vous aiderai dans cette tâche, je vous le jure, Princesse Ayerïne ! Un dragon bienveillant y a longtemps vécu, vous y seriez à l’abri…

– Et en échange… ? demanda la naine, soudain très intéressée par ce qu’elle entendait.

– Je pose trois conditions, répondit calmement Kadfael. Vous reforgez Excalibur, Dargo vous assistera et vous me confierez la moitié de votre armée pour assiéger Camaaloth.

– Mon armée entière ne suffirait pas ! s’exclama-t-elle alors, dépitée d’avoir cru un instant pouvoir sauver les siens. Elle ne compte plus que quelques centaines de guerriers, autant mourir tout de suite !

– Ils ne seraient pas les seuls à combattre, reprit Kadfael. Voilà comment je vois les choses… Actuellement, un homme courageux, Jéhan de Mont-Rouge, recherche, au péril de sa vie, tous les hommes qui ne se sont pas encore résignés, au fin fond des ruines fumantes de leurs châteaux. Mais pour les rallier, il me faut l’épée d’un roi, Excalibur. Je vais envoyer mon amie Adélice retrouver la reine Morgane pour lui demander de nous rejoindre avec le reste de ses troupes devant Camaaloth. Dargo quant à lui restera auprès de vous et vous accompagnera jusqu’au lieu de la rencontre des armées. Vous ne serez pas seuls dans la bataille. Nous y serons tous. Nos troupes devront attirer nos ennemis le plus loin possible du château, pendant ce temps Galaad sera plus vulnérable, caché derrière ses hautes murailles. C’est alors que je me faufilerai par des chemins dérobés que je suis le seul à connaître. Et je le tuerai.

– Qui nous guidera dans la bataille ? Ils auront tous besoin de te voir, demanda alors Dargo, perplexe.

– C’est aussi moi que vous suivrez au combat, répondit Kadfael tout en jetant un regard malicieux à Adélice. Enfin, presque…

Il leur expliqua les détails de son plan puis se tut. Le silence qui s’ensuivit dura longtemps. Tous trouvaient cette stratégie intelligente, mais très risquée. La jeune fée comprit vraiment à cet instant que Kadfael ne parlait plus comme un simple chevalier mal dégrossi mais

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comme un grand roi. Elle accepta alors sans honte de l’aimer, il était plus que digne de son cœur.

– J’accepte, finit par dire Ayerïne d’une voix forte. L’alliance des nains, des hommes et des fées… Voilà une chose à laquelle Galaad ne s’attendra pas.

a Dès le lendemain Ayerïne et Dargo s’attelèrent à la tâche harassante

de reforger Excalibur. Ce n’était pas une épée ordinaire mais une épée magique, il fallait donc être aussi doué dans le maniement des outils que dans la connaissance des incantations. L’esprit d’un maître-forgeron ne doit faire qu’un avec ses mains, ses bras, ses yeux… La magie des métaux était l’une des plus compliquées à maîtriser, car elle impliquait de créer des objets dont les pouvoirs seraient permanents.

Nain et naine passèrent trois jours entiers, ensemble, dans la grande forge, pendant que des tanneurs habiles façonnaient le cuir de Philibert selon des consignes très précises. Les feux ne s’arrêtèrent jamais, étouffants et brûlants. Le mithril était un métal puissant, mais très difficile à fondre et à travailler. Il fallait une grande maîtrise des arts de la forge, et Dargo était un véritable expert. Pendant ces trois intenses journées, il ne cessa de penser à Dorylas. Offrir sa masse ne le ramènerait pas à la vie, mais ne pas le faire serait pire encore. Le plus délicat était de mêler le métal d’origine d’Excalibur avec le mithril sans endommager les restes de magie qui y étaient encore contenus. Ayerïne l’aida dans cette tâche délicate, elle savait comment procéder. Elle savait surtout comment utiliser la Larme des Arcanes. Elle dut réciter pendant des heures des incantations complexes afin de réduire la pierre en une essence de magie pure. Enfin, par la grâce de la princesse enchanteresse, tous les éléments fusionnèrent en un seul et l’Épée prit forme sous leurs yeux dans une lumière aveuglante. Elle flotta un instant dans les airs pendant que les bandelettes de cuir s’enroulaient seules autour du nouveau pommeau.

Ayerïne semblait épuisée, mais elle ne pouvait relâcher son attention au risque d’échouer et de perdre l’objet pour toujours.

– Vite ! cria-t-elle soudain. Dargo ! Il faut la renommer. Tu es le forgeron, tu dois le faire !

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– Excalibur, tu renais en ce jour sous le nom de Doryldïn ! déclara alors Dargo solennellement, fier de rendre ainsi hommage à Dorylas, son ami centaure.

Ces paroles à peine prononcées, Ayerïne leva les bras au ciel et les baissa aussitôt. L’épée, plus belle que jamais, se ficha alors avec violence dans la plus grosse enclume de la forge. La poussière retomba, la lame était de toute beauté ! On avait l’impression d’entendre vibrer doucement le métal enchanté…

Kadfael et Adélice entrèrent à cet instant, les portes de la forge, closes jusque-là, s’ouvrirent sans l’aide de personne. Le chevalier approcha à pas lents, fasciné par ce qu’il voyait. Il tendit la main droite et saisit fermement le pommeau qui semblait épouser parfaitement la forme de ses doigts puissants. Sans effort, il sortit l’épée de son écrin de métal. Doryldïn glissa sans un bruit. Kadfael la leva au-dessus de lui, il pouvait enfin la brandir ! La lame se mit alors à rayonner d’une douce lumière verte.

Excalibur était reforgée. C’était maintenant au tour d’un nouveau roi de naître.

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BYRON DES BOIS

ne vieille charrette bringuebalante avançait sur un chemin creux au cœur de la forêt de Chair-brune. Deux chevaux la tiraient sans trop d’efforts, mais sans fougue excessive non

plus. Cela faisait des semaines qu’ils sillonnaient le royaume de Logres de long en large et ils avaient compris qu’ils devaient ménager leur peine. Leur instinct de survie leur disait de ne pas s’épuiser tant qu’il n’y avait pas de danger imminent. Et des situations périlleuses, des vrais moments de tension, ils en avaient déjà connu beaucoup trop depuis qu’ils avaient été confiés à ces quatre étranges passagers qui n’étaient pas ce qu’ils semblaient être…

Assise sur un petit banc inconfortable, une vieille femme ridée comme une pomme trop mûre tenait les rênes. Semblant lutter contre le sommeil, elle se frottait les yeux régulièrement. Une autre vieille, à ses côtés, dormait profondément, la tête en arrière, ses cheveux blan-châtres et mal peignés tombant sur son visage. De grosses mouches venaient régulièrement lui mordre les joues, mais elle semblait ne pas y prêter attention. Une grande bâche posée sur des arceaux de bois recouvrait le reste de la carriole. Deux rideaux de toile bise faisaient office d’ouverture devant et derrière. Le visage d’un homme à la barbe hirsute apparut soudain derrière elles dans l’entrebâillement du tissu. C’était Jéhan de Mont-Rouge.

– Sybil, Ysolde, soyez sur vos gardes, on ne doit plus être très loin. Celle qui dormait, seulement en apparence, répondit sans même

ouvrir les yeux : – Cela fait déjà une demi-lieue que des guetteurs ont signalé notre

présence. Effectivement, on doit être proche.

U

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– Je persiste à dire que ce n’est pas une bonne idée, Jéhan. Ces hommes sont des brigands, des mercenaires sans foi ni loi, pourquoi nous suivraient-ils dans notre combat ? siffla entre ses dents sa voisine, faisant mine de bâiller.

– Tu as déjà recruté près d’un millier de soldats prêts à se battre pour Kadfael, pourquoi prendre le risque de se frotter à des hommes sans honneur ?

– Ils ont une chose que les autres n’ont pas, répondit à voix basse Jéhan. Cette province a toujours fourni les meilleurs archers du royaume. Ils ont ça dans le sang. C’est pour cette raison qu’il nous les faut à nos côtés…

L’émissaire secret de Kadfael n’eut pas besoin d’en dire davantage : une série de brefs sifflements déchira les airs, et aussitôt une douzaine de flèches se fichèrent dans le sol, juste aux pieds des chevaux. Effrayés, ils se mirent à hennir et voulurent se cabrer. Il fallut toute l’adresse et le savoir-faire de Sybil pour réussir à les calmer.

– Nous sommes de simples couturières, nous ne voulons de mal à personne ! cria Ysolde d’une voix chevrotante.

Elle s’était levée avec difficulté, jouant son rôle de vieille femme sans défense, et elle regardait les arbres alentour, l’air implorant. On devinait à travers le feuillage des arbres proches des dizaines d’archers prêts à tirer. Ils portaient tous un foulard noir noué sur leur visage. On ne voyait que les regards durs et déterminés de ceux qui n’ont plus rien à perdre.

– De simples couturières qui cachent un guerrier sous leurs jupons… Sors de là, mon garçon, toi et la troisième bonne femme qui essaie de se faire oublier ! Ne nous obligez pas à vous faire du mal…

L’homme qui venait de parler s’approchait, accompagné d’une dizaine d’archers prêts à tirer à la moindre alerte. Il était le chef de cette compagnie de brigands de grand chemin. Malgré son visage buriné par le temps et le soleil, il était encore grand et robuste pour un homme de son âge. Habillé comme tous les autres, il portait une armure faite de pièces de cuir usé et sombre, plus propices au ca-mouflage dans les bois. Il était le seul à avancer à visage découvert, son foulard noir baissé sur la gorge. Une impression de tristesse mêlée à une froide détermination se dégageait de lui.

Jéhan et Ann sortirent de leur cachette la mine sombre et descendirent de la charrette, suivis par les deux autres polymorphes. D’un simple regard, le jeune homme signifia à son escorte de ne pas intervenir et de continuer à se faire passer pour des êtres inoffensifs. Il

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serait toujours temps de changer d’avis si cela tournait mal. Les voyageurs furent aussitôt entourés par une dizaine d’adversaires qui se saisirent des épées et des dagues trouvées dans les fourreaux et les poches des jupes. Une fois désarmé, Jéhan fit à peine quelques pas vers son interlocuteur qu’aussitôt quatre bras puissants l’empêchèrent d’aller plus loin. Il le regarda droit dans les yeux et lui dit calmement :

– Vous êtes Byron Pommerol, même si tout le monde vous appelle le Loup. Vous êtes surtout le chef des Foulards noirs. Je vous cherchais.

– Et moi, blanc bec, j’ignore qui tu es, et je m’en moque ! On va vous prendre votre or, vos armes, et vous allez repartir sans faire d’histoires.

– Non, attendez, vous vous trompez. Nous sommes là pour vous parler. Je suis Jéhan de Mont-Rouge, je représente le seigneur Kadfael, porteur d’Excalibur. Il est l’héritier du roi Arthur, à n’en pas douter, et il veut chasser du trône Galaad le tyran. Il m’envoie, car il a besoin de tous les hommes de bonne volonté. Vous n’êtes pas de simples brigands, nous le savons vous et moi…

Le sourire du Loup se figea jusqu’à totalement disparaître. Il ne savait dire si cette rencontre était une malédiction ou une bénédiction. Quoi qu’il en soit, il savait qu’il ne pouvait plus laisser repartir ce Jéhan de Mont-Rouge. Il le toisa un instant, semblant réfléchir à la décision à prendre, puis il se tourna vers ses hommes, l’air résigné à devoir accomplir un acte déshonorant.

– Attachez-le, il est notre prisonnier… Quant à vous les grands-mères, vous pouvez nous suivre ou repartir. Mais rien n’est gratuit dans notre camp : si vous voulez manger, il faudra travailler.

a Après avoir marché une bonne heure à travers une forêt dense, ils

arrivèrent au campement des Foulards noirs. C’était un village de cabanes construites à même le sol ou suspendues dans les branches et reliées entre elles par des passerelles étroites. Jéhan avançait en observant attentivement ce hameau éphémère et organisé où chacun s’occupait : des enfants gardaient des poules et des oies dans des enclos de fortune, les hommes trop vieux pour se battre réparaient les armes ou tannaient des peaux de mouton pendant que des femmes éplu-chaient, cuisaient, cousaient, lavaient… le plus souvent en groupe pour pouvoir bavarder en même temps. Aucune hostilité ne régnait dans ces lieux, bien au contraire.

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Une forme pourtant attira l’attention du jeune homme : un Viking attaché à un arbre. Un prisonnier de guerre. Il était à moitié in-conscient, la tête pendant sur sa poitrine ; un filet de bave mélangé à du sang coulait entre ses lèvres bleuies par les ecchymoses. Les vêtements déchirés, le visage tuméfié, ce terrible guerrier du Nord avait été passé à tabac avec une rare violence qui ne cadrait pas avec l’atmosphère ambiante. Il n’y a qu’une explication, se dit Jéhan. Il détient une information que les Foulards noirs veulent connaître, et s’il est toujours en vie, c’est qu’il n’a pas encore parlé. Ils ignorent qu’on ne fait pas parler un Viking de cette manière… Il ne craint pas la mort.

La plupart des brigands, sitôt arrivés, s’égaillèrent dans le camp, rejoignant leurs familles ou vaquant à des tâches domestiques. Jéhan et les polymorphes durent suivre le Loup et les deux gardes qui étaient restés jusqu’à un feu de camp sur lequel rôtissait un agneau. L’odeur était alléchante, et Jéhan essaya de détourner son attention. Mais il n’avait rien mangé de chaud depuis des jours, et son estomac se mit à gronder bruyamment. Le Loup sourit malgré son air maussade.

– Promets-moi de ne pas essayer de t’enfuir et on pourra discuter en mangeant.

– Vous avez ma parole… Byron Pommerol sortit alors le long couteau attaché à sa ceinture et

d’un coup sec trancha la corde qui entravait les mains de son prison-nier, puis il l’invita à s’asseoir avec lui. Il coupa lui-même un morceau de viande bien cuit et le tendit à Jéhan. Celui-ci le prit sans rien dire, sous le regard inquiet d’Ysolde, Sybil et Ann, toujours debout, en retrait. Les deux hommes mangèrent, en silence tout d’abord, sa-vourant chacun ce moment de paix qui était comme une parenthèse de sérénité dans ce monde brutal. Au bout d’un certain temps, le Loup se décida à parler.

– Crois ce que tu veux, mais mes hommes et moi ne sommes pas des gibiers de potence. Les troupes de Galaad ont détruit nos maisons, nos fermes… Ceux qui ont voulu rejoindre leur seigneur et défendre les châteaux sont morts comme les autres. Moi, j’ai perdu ma femme et deux fils… J’ai payé le prix fort, tu m’entends ? Alors on s’est replié ici, dans ces bois. On s’est uni pour ne pas disparaître. On essaie de leur échapper, et de temps en temps quand il y a des soldats isolés on s’en débarrasse, c’est vrai…

– Vous pouvez nous rejoindre, Byron. Vous seriez un atout consi-dérable, et après vous pourriez quitter cette forêt, retrouver vos fermes, vos maisons… le coupa Jéhan.

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– Non, je ne peux pas. Il y a quelques jours je t’aurais dit Pourquoi pas ? c’est vrai. Mais Thomas, mon dernier fils, le seul enfant qui me reste, a été capturé lors d’une échauffourée avec des Vikings, plus au nord. Il a douze ans, et je n’ai plus que lui. Je dois le sauver, tu m’entends ?

– Je crois comprendre… Pour libérer votre fils vous seriez prêt à me livrer à Galaad, c’est bien ça ?

– En effet, oui… Je suis un misérable de penser cela, alors que j’ai toujours été fidèle au roi Arthur et que je suis sûr que ton Kadfael est un homme de mérite. Mais je suis un père avant tout. Dès que je saurai où il a été emmené, je t’y conduirai.

– Et vous commettrez une erreur. Jamais ils ne le libéreront. Ils vous prendront, vous aussi, et vous mourrez tous les deux. Vous voulez être un bon père ? Écoutez ma proposition…

Byron Pommerol regarda longuement Jéhan droit dans les yeux, cherchant à sonder la sincérité de son prisonnier. Puis il se tourna vers ses hommes, mais aucun n’osa donner franchement son avis. Le Loup était tourmenté depuis la capture de son fils, ils ne voulaient pas l’accabler davantage en donnant du crédit à un possible imposteur. Il se tourna de nouveau vers le jeune homme.

– Tu sais où mon fils est retenu prisonnier ? Car moi je l’ignore, et à part te livrer à la garde la plus proche et espérer négocier avec eux, je ne vois rien d’autre à faire. Comment donner l’assaut à une prison si on ignore où elle se trouve ?

– Voici ce que je vous propose : votre prisonnier va nous dire où est Thomas, et je vais aller le libérer moi-même avec mon escorte. Nous ne donnerons pas l’assaut, personne ne mourra et vous récupérerez votre fils.

– Mensonges ! Ce ne sont que des mots ! s’emporta le vieux Byron, prenant pour folie ce qu’il venait d’entendre.

– Non ! Amenez-le devant moi et vous comprendrez. Refusez et vous ne reverrez jamais votre fils en vie. Choisissez, mais ne me traitez plus jamais de menteur, jamais !

Le ton de Jéhan était sans appel et le Loup en fut surpris. Sans un mot, il fit signe qu’on lui amène le prisonnier. Sybil glissa alors doucement sur le côté, pour que ni le Viking ni personne ne prête attention à elle. Le guerrier arriva en titubant, les mains attachées derrière le dos. Il était soutenu par deux hommes qui avaient du mal à le maintenir debout tant il était affaibli par les violences subies. Néanmoins, son regard dur et froid ne laissait planer aucun doute

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quant à sa volonté de tuer tous ceux qui passeraient à sa portée. Jéhan savait ce qu’il avait à faire : l’obliger à penser à celui qui allait les aider, et ainsi permettre à Sybil de voir cette image dans l’esprit du Viking et en copier l’aspect. C’était de cette manière que fonctionnait le pouvoir des polymorphes.

– Dis-moi, qui est ton général ? Et à ton avis, où est gardé le fils du Loup ? demanda tranquillement Jéhan, sur le ton d’une discussion anodine.

Le guerrier pensa tout de suite au plus grand chef militaire viking encore vivant à sa connaissance et, par respect envers lui, il se força à relever la tête. De sa bouche ensanglantée, il cracha comme il put un filet rouge de mépris dans la direction de Jéhan. Une voix tonna alors à côté du blessé, un géant avait remplacé la vieille couturière ratatinée. Le prisonnier n’en croyait pas ses yeux ! Personne ne s’était rendu compte de rien. Le Loup et ses hommes étaient déjà prêts à se jeter dessus, mais Jéhan leur fit signe de n’en surtout rien faire.

– Je suis ton général, soldat ! Je suis Björken du clan des ours, réponds : où est le prisonnier ?

Le Björken de Sybil était plus vrai que nature, aussi effrayant que l’original. Le faux général s’approcha du prisonnier et sans plus attendre le saisit violemment à la gorge et le souleva légèrement de terre. Même si elles n’avaient pas la puissance réelle d’un Viking comme Björken, les fées étaient bien plus fortes que la plupart des hommes ou des nains.

– Réponds, soldat, gronda-t-il. Où est retenu son fils ? – Vous… vous n’êtes pas réel, non ! Ce n’est… pas… possible… Sybil ne devait pas le tuer, seulement lui faire peur, mais il était plus

résistant que prévu. Elle le jeta alors au sol sans ménagement afin de maintenir l’illusion qu’elle était bien un vrai Viking. Heureusement Ysolde profita du trouble qu’avait engendré l’arrivée de Björken : s’il doutait de la venue de son général, il ne le pourrait plus face à son propre souverain !

– Je suis Galaad, misérable insecte ! hurla la fée avec la voix du roi sorcier. OÙ EST L’ENFANT ? RÉPONDS !

Effectivement, le fils de Lancelot et de Viviane se tenait devant lui maintenant. Totalement abasourdi par cette seconde vision impro-bable, le pauvre guerrier n’eut plus d’autre choix que d’essayer de se relever pour mettre un genou à terre en signe de soumission. Comment avait-il osé douter de Björken ? Comment avait-il osé entraîner le courroux de Galaad ?

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– Mes seigneurs, je suis Erik, du clan des Drakkars de sel. Pardonnez mon impertinence ! L’enfant a dû être emmené à Fleckensteim, c’est là où nos troupes sont cantonnées. Nous sommes deux cents là-bas, et nous devons rejoindre Camaaloth dans quelques jours. Je… je ne sais rien d’autre, je le jure sur les dieux des glaces.

– C’est un ancien château abandonné sur un pic rocheux, à quelques lieues d’ici, intervint Byron plus inquiet que soulagé d’apprendre enfin ce qu’il voulait savoir. Ils sont beaucoup trop nombreux, et cette citadelle est imprenable par nous.

Jéhan se tourna vers Ann, la dernière à encore ressembler à une grand-mère débonnaire. Elle savait ce qu’elle avait à faire. Elle s’approcha, regarda le prisonnier viking resté au sol, l’air hagard. Et en un instant, un autre Erik des Drakkars de sel, cette fois alerte et sans aucune blessure, apparut aux côtés de Björken et de Galaad. L’émissaire de Kadfael se retrouvait à présent entouré d’une nouvelle escorte tout aussi singulière que la précédente. Mais cette fois les poly-morphes avaient l’air nettement plus redoutables, et cela n’était pas pour leur déplaire…

Jéhan s’adressa à Byron : – Demain, je serai le prisonnier le mieux gardé de tout le royaume…

Nous nous rendrons à quatre dans cette forteresse, nous entrerons et nous ramènerons votre fils. Me faites-vous confiance à présent ?

– Je vous ai grandement sous-estimés tous les quatre, répondit Byron d’une voix blanche. Je n’ose imaginer de quoi est capable votre Kadfael quand je vois ce que peuvent faire ses émissaires… Ramène mon fils, Jéhan de Mont-Rouge. Ramène-le et mes deux cents archers seront à tes côtés dans la bataille à venir, j’en fais le serment.

a Les grandes portes vermoulues de Fleckensteim s’ouvrirent dans un

grincement lugubre. La forteresse en granit rose n’avait plus été occupée depuis un siècle. Cela ne posait pas de problème aux troupes vikings qui n’y resteraient que quelques semaines. Le confort était de toute manière une chose que ces gens n’appréciaient que modérément.

Le roi Galaad, le général Björken et le soldat Erik entrèrent à cheval dans la cour du château, traînant derrière eux un captif enchaîné, grand et barbu. Ce devait être forcément un prisonnier de la plus haute

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importance au vu de la qualité de son escorte… Ils mirent pied à terre, et aussitôt Björken interpella un groupe de soldats :

– Toi, là-bas ! Amène-nous à ton capitaine, vite. Et les autres, faites passer le message : tout le monde est consigné dans les dortoirs jusqu’à nouvel ordre, c’est bien compris ?

– Même les sentinelles ? risqua l’un des hommes, étonnés. – Tu es aveugle en plus d’être sourd ? Tu ne me reconnais pas,

espèce de poulpe décérébré ? Ta mère t’a nourri à la pisse de phoque ? Je suis le général Björken et j’ai dit TOUT LE MONDE ! EXÉCUTION !

Sans perdre une seconde, tous les messagers coururent aussitôt transmettre les ordres de leur général irascible aux quatre coins de la forteresse. Ils n’avaient pas à réfléchir mais à obéir, et ils n’avaient pas envie de rejoindre le Tyr na Nog pour avoir discuté un ordre…

Grâce à ce stratagème audacieux, les quatre infiltrés auraient davantage de chances de sortir vivants de ce repaire d’ennemis, s’il n’y avait plus de soldats armés jusqu’aux dents à la sortie. Sans un mot, ils suivirent leur guide. Au bout de quelques instants il s’arrêta devant une grande porte qui donnait sur la salle de commandement.

– Reste là et n’entre sous aucun prétexte, ordonna Björken sans même le regarder.

– À vos ordres, mon général. Ils entrèrent. La pièce était presque vide, il n’y avait qu’un vieux

bureau derrière lequel était assis un officier un peu bedonnant. Il était en train d’écrire un rapport qu’il devait envoyer à Camaaloth. Il se leva dès qu’il vit entrer le roi, tâchant de masquer sa surprise. Il ne prêta pas tout de suite attention à ceux qui l’accompagnaient.

– Mon roi ? Je… – Silence ! le coupa aussitôt Galaad. Je dois mettre en cellule moi-

même ce prisonnier, donne-moi les clés. L’officier n’osa rien ajouter et mit la main dans l’une des poches de

sa veste en cuir bouilli. Le faux Erik approcha et tendit la main pour récupérer l’objet. L’autre le regarda enfin vraiment et le reconnut :

– Erik ? Mais… tu as été fait prisonnier à ce qu’on m’a dit ! Qu’est-ce que… Mon roi, vite, reculez-vous, c’est un imposteur !

Joignant le geste à la parole, il sortit son épée du fourreau mais trop tard, Björken était déjà passé derrière lui et venait de lui planter une dague dans le dos.

– Tu es malin, toi… mais pas assez.

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Le capitaine s’effondra sur le sol. Erik fouilla vite dans la poche de la veste et récupéra le trousseau. Puis il prit l’apparence du cadavre encore chaud. Le groupe risquait encore moins d’être démasqué avec ce visage-là parmi eux.

– Vite, au sous-sol ! ordonna Jéhan qui sentait que la situation allait se corser.

Ils se précipitèrent dehors et ordonnèrent au garde de ne laisser entrer personne dans la pièce. Celui-ci se demanda où était passé le soldat qui les accompagnait en entrant, et, d’ici quelques minutes, il finirait quand même par aller jeter un œil… Jéhan et les fées dévalèrent quatre à quatre les escaliers sans croiser personne, l’ordre de Björken semblait avoir été suivi à la lettre. Sitôt dans les caves, ils ne furent pas longs à trouver la cellule où était enfermé le jeune Thomas. En les voyant, le garçon hurla :

– Bande de charognes, je ne vous dirai rien, soyez maudits, barbares puants !

Les autres se regardèrent en souriant. – Je l’aime bien ce môme. Tout son père… déclara Jéhan. Allez

calme-toi, petit, on est là pour te sauver. – Mensonges ! Aussitôt les trois polymorphes usèrent d’une vieille ruse toujours

efficace pour clouer le bec à un récalcitrant : elles se transformèrent en même temps en Thomas. Devant tant de copies de soi, le vrai en perdit tous ses moyens et se tut. Puis elles redevinrent leurs précédents per-sonnages. Jéhan libéra les mains entravées du garçon.

– Tu nous crois maintenant ? Allez, suis-nous. Et quand je te dirai : Cours ! ne discute pas et cours. Compris ?

– Oui, Monsieur… Le pauvre n’osait plus rien dire, il n’était pas impressionnable, mais

là il sentait bien qu’il était face à une situation qui le dépassait totalement. Les cinq fugitifs étaient à peine arrivés au rez-de-chaussée, pas très loin de la cour et de leurs montures, qu’ils entendirent des cris dans les étages.

– Le capitaine est mort ! – Rattrapez-les, tout de suite ! Ce sont des imposteurs ! Ils se mirent à courir le plus vite possible, mais une dizaine de

soldats les attendaient près de leurs chevaux. Heureusement, personne n’avait pensé à refermer les grandes portes. Ce n’était plus le moment d’élaborer une stratégie subtile. Les trois fées polymorphes savaient

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très bien ce que Morgane leur avait ordonné : Jéhan de Mont-Rouge devait vivre et réussir sa mission, quel qu’en soit le prix. Ysolde parla au nom de ses partenaires :

– Jéhan, tu dois fuir pendant qu’on s’occupe d’eux. Va ! – Non, ils sont trop nombreux, je dois rester ! – Tu pars, cette fois c’est nous qui donnons les ordres. Emmène

l’enfant et reste en vie. Partez tous les deux, vite ! Sans ajouter un mot de plus, ce furent trois Björken écumant de

rage qui se ruèrent sur des Vikings médusés, presque apeurés, d’être ainsi chargés par le même général à la réputation effroyable. Jéhan dut se battre néanmoins lui aussi pour atteindre les chevaux. Thomas restait bien caché derrière son sauveur, vif et rapide, n’hésitant pas à frapper à poings nus quand une occasion de coup bien placé se pré-sentait à lui.

Ce jour-là, Ysolde, Sybil et Ann tuèrent pas moins de cinquante-sept Vikings à elles seules, utilisant la terrible ruse de Caitlynn : prendre l’apparence d’un être cher à l’adversaire pour le déstabiliser, père, mère, épouse, fils… Elles moururent quand même, submergées par un nombre d’adversaires trop important. Mais elles avaient rempli leur mission avec honneur, elles s’étaient montrées dignes de Brocéliande, c’était la seule chose qui comptait à leurs yeux. Elles espéraient seulement que Jéhan ne périrait pas lui-même avant d’avoir pu rendre justice à leur courage devant leur reine.

Pour l’instant, celui-ci était toujours en vie et comptait bien le rester. Il s’était battu de son côté pour réussir à s’extirper, avec le jeune Thomas, de ce piège infernal. Dès qu’ils avaient réussi à grimper chacun sur un cheval, ils étaient partis au triple galop, tête baissée pour éviter les flèches des archers. Personne n’avait vraiment pu les suivre, les polymorphes avaient réussi l’exploit de monopoliser l’attention des Vikings suffisamment longtemps pour leur permettre de fuir.

Quand enfin les premiers soldats sortirent à leur poursuite, Jéhan et Thomas chevauchaient déjà trop loin dans la forêt pour être rattrapés.

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TOUS POUR UN… TOUS CONTRE UN !

Quelques semaines plus tard… es portes de la salle du trône de Camaaloth s’ouvrirent brutalement, comme poussées par un ouragan. Viviane entra d’un pas décidé et énergique. Elle semblait

très agitée. Elle essaya de faire bonne figure en arrivant devant le roi, mais ses traits se déformaient tellement sous l’effet de la colère qu’elle ressemblait à une enfant ridée prématurément. Galaad, installé sur le trône d’Arthur, la regarda sans manifester la moindre émotion. Il savait pourquoi elle était là. Pourtant, il préféra la laisser parler.

– Pourquoi as-tu rappelé les Vikings ? Mes soldats ? Nous étions si proches de mettre la main sur Morgane. Je le sais. Et maintenant elle nous échappe encore une fois.

– Brocéliande est vaste, mère, répondit son fils calmement. Votre sœur se joue de vous depuis trop longtemps. Elle ne cherche qu’à vous entraîner de plus en plus loin et à clairsemer les rangs de mes Vikings. J’ai fait revenir l’essentiel des armées, du nord au sud. Très bientôt je vais avoir besoin de vous, et de tout le monde.

– Brocéliande était près de tomber. Le royaume était là, dans le creux de ma main, je n’avais plus qu’à le cueillir ! rugit la fée Azura. Tu n’avais pas le droit de nous rappeler, je suis ta mère et tu dois m’aider à reprendre mon royaume, tu en as fait le serment !

– Et je vais tenir parole, très chère mère, répondit Galaad, imper-turbable. Vous voulez Morgane ? Je vous l’apporte sur un plateau, elle sera ici, très bientôt je pense…

– Que dis-tu ? Comment sais-tu cela ?

L

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– J’écoute le vent… J’écoute la pluie… J’écoute les corneilles qui vont et viennent… Vous les écoutiez, vous aussi, autrefois.

– Je… Je ne sais plus… bafouilla Viviane, un peu déstabilisée par la réponse du roi aux yeux de glace. Je ne peux l’expliquer, mais je ne communie plus aussi facilement qu’avant avec les éléments.

– Vraiment ? C’est bien dommage… répondit Galaad, sarcastique. Vous ignorez donc que l’épée a été reforgée ? Kadfael est son champion, lui et ses misérables troupes vont venir, bientôt… Des hommes, des nains, et j’espère bien des fées.

– Non, c’est impossible ! s’écria alors Viviane, horrifiée par ce qu’elle entendait. Je n’ai eu aucune vision.

– Quand ils arriveront, reprit Galaad, je vous charge personnelle-ment de tuer Morgane et de prendre ce qui vous revient de droit.

– Mais… peut-être devrais-je rester ici à vos côtés pour vous sou-tenir, vous protéger ?

– Mère, vous m’avez appris tout ce que vous saviez. C’est mon tour à présent de partager mon savoir : on ne devient pas roi en le voulant, on le devient en tuant de ses propres mains. Vous voulez Brocéliande ? Prenez sa reine, tuez-la et gagnez son trône.

– Mais… si j’échoue ? demanda-t-elle, de plus en plus inquiète, consciente d’avoir peut-être sous-estimé l’ambition de son fils.

– Dans ce cas, je vous vengerai, mère. N’en doutez pas un seul instant… répondit-il avec un sourire cruel.

Viviane comprit alors que son fils l’utilisait dans une partie d’échecs où elle n’était plus considérée comme une pièce indispensable. Elle devait lui prouver qu’elle était encore une fée puissante. Elle tuerait Morgane. Elle aussi gagnerait le droit d’être reine.

a Cela faisait deux jours que Kadfael se cachait dans un étroit tunnel

sombre et nauséabond, dans les fondations profondes de Camaaloth. Personne ne le trouverait dans un endroit aussi perdu. Le chevalier n’avait pas le choix, il avait réussi à se faufiler jusque-là sans être vu, et il attendait que ses alliés lancent l’assaut pour agir. Il avait pu voir que l’armée de Galaad, qui stationnait dans la plaine au pied du château, était beaucoup plus importante que prévu. Mais il était trop tard pour changer de stratégie. Tout était en place. Le château grouillait de soldats

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aux yeux bleus, totalement dévoués à leur roi sorcier. Doryldïn était une arme puissante, mais Kadfael ne pouvait se battre contre tous les soldats à la fois. Il fallait les attirer loin d’ici pour qu’il ait une chance d’approcher Galaad et le défier. S’il réussissait au moins à détruire Mjöllnir, il était sûr que les soldats envoûtés seraient libérés de sa magie et se rallieraient à sa propre armée. Morgane et Ayerïne aussi en étaient convaincues. L’arme de Galaad était la clé de leur réussite. Kadfael espérait seulement ne pas mourir avant d’avoir accompli cette tâche.

Mais pour l’instant il devait profiter de cette attente forcée pour se reposer. Les semaines passées avaient été éprouvantes. Avec Philibert, il avait fait comme Jéhan de Mont-Rouge, ne cessant de voyager, à l’insu de tous, de château en château, de ruines en villages brûlés. Il avait brandi son épée à chaque fois qu’il le pouvait, redonnant espoir à ceux qui n’y croyaient plus, gagnant à sa cause les derniers seigneurs et leurs troupes encore fidèles à la couronne d’Arthur. Ceux qui ne s’étaient pas résignés à vivre en esclaves et qui préféraient mourir en hommes libres. Kadfael avait ainsi pu rallier un millier d’hommes, auxquels vinrent se joindre des centaines de guerriers nains, commandés par la princesse Ayerïne elle-même, et enfin les dernières troupes encore en vie de Morgane.

Mais une bonne partie de son plan reposait sur les épaules d’Adélice en cet instant. Il se reprochait de lui faire prendre autant de risques et craignait pour sa vie. Elle avait accepté sa mission avec une telle joie qu’il savait que c’était la seule solution. Grâce à ses pouvoirs, elle allait mener la bataille sous les traits de Kadfael : elle devait faire croire aux troupes de Galaad que le danger était devant eux. Elle serait un leurre, prête à se sacrifier s’il le fallait. Cette idée horrifiait le vrai Kadfael, il se souvenait encore trop bien du féal qu’il n’avait pas su protéger. Cela ne devait pas se reproduire, à aucun prix ! Mais la survie du royaume passait avant tout, même avant la vie de celle qu’il aimait. Hormis Dargo, Ayerïne, Morgane et Jéhan, personne n’était au courant de cette supercherie. Leurs soldats avaient besoin d’un chef dans la bataille, et Kadfael voulait que tous défendent la femme de son cœur comme si c’était lui qu’ils défendaient.

Les armées des hommes, des nains et des fées s’étaient regroupées plus au nord, à seulement deux jours de marche de Camaaloth, le plus tard possible pour que leurs ennemis n’aient pas le temps de réagir quand ils l’apprendraient. Kadfael avait laissé Philibert à Adélice puis il était parti discrètement sur un cheval rapide, faisant un grand détour pour arriver par le sud et ainsi moins risquer d’être vu.

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Au moment des adieux, il avait enfin trouvé le courage de faire ce dont il rêvait depuis longtemps. Comprenant qu’il ne la reverrait peut-être plus, il avait pris Adélice dans ses bras et l’avait embrassée longue-ment sur ses lèvres si douces. Puis il lui avait demandé, très ému, si elle acceptait de l’épouser. Elle avait d’abord souri, puis elle lui fit la plus belle réponse qui soit :

– Je t’aime, Kadfael. Je pense que je t’ai toujours aimé… Reviens-moi en vie, et je te ne quitterai plus jamais. Je te fais le serment de t’épouser dès ton retour, mon bel amour…

Il entendait encore résonner ces mots à ses oreilles et avait le goût de leur dernier baiser sur ses lèvres. Les deux amants s’étaient de nouveau serrés l’un contre l’autre, puis le chevalier était parti dans la nuit, plus heureux que jamais.

Maintenant, seul dans l’obscurité et le froid, il pensait à la chance que ses parents avaient eue de pouvoir s’aimer, même peu de temps. Kadfael savait, au milieu de ce monde hostile, que sa propre vie n’aurait jamais aucun sens sans amour. Il allait revenir, il tuerait Galaad à mains nues s’il le fallait, mais il allait revenir, parce qu’Adélice l’attendait, et la vie lui offrait bien plus qu’un Graal : elle lui offrait une promesse de bonheur, et il n’avait pas l’intention de laisser s’échapper cette chance. Il se sentait détendu et serein, malgré le danger. Son sourire éclairait presque le tunnel lugubre…

a Cachée derrière les beaux traits réguliers de son bien-aimé, Adélice

se tenait très droite sur le dos de Philibert, ses cheveux blonds volant au vent. Elle ne cessait de penser à Kadfael depuis qu’il avait dû la quitter pour accomplir son destin, il lui manquait terriblement et elle était très inquiète. Mais elle savait que plus elle serait courageuse dans la bataille à venir, plus elle aurait de chance de le revoir et de pouvoir tenir sa promesse de l’épouser. Devant elle, au milieu de cette grande plaine bordée de forêts anciennes, se tenaient deux mille combattants. De nombreux hommes à pied et à cheval, des nains guerriers juchés sur des komodos, des centaures, des fées archères, les Foulards noirs de Byron Pommerol, des amazones, des dryades, des korrigans et même les deux derniers aigles royaux qui avaient survécu au massacre contre les dragons de givre… Tous étaient venus, déterminés à se battre pour chasser Galaad et Viviane.

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Ayerïne, Dargo, Morgane et Jéhan de Mont-Rouge entouraient la jeune fée qui avait pris les traits de Kadfael. Sur le dos de Philibert, elle les dominait de beaucoup. Tous les soldats regardaient avec respect celui qui devait les libérer du joug du roi sorcier. L’armure d’Adélice étincelait, et elle tenait en main une épée qui ressemblait beaucoup à la fameuse Doryldïn ! En effet, Dargo et la princesse avaient fabriqué en secret cette copie, Ayerïne avait même enchanté la lame pour qu’elle brille d’une douce aura surnaturelle. Ce n’était qu’une épée ordinaire, mais l’illusion était là, c’était le principal. Les troupes, impatientes de se battre, attendaient l’ultime discours de leur chef pour cette grande journée qui porterait, bien plus tard le nom de Bataille des six royaumes.

– Mes amis, commença le faux Kadfael d’une voix forte. Vous savez pourquoi nous sommes ici. Leurs éclaireurs nous ont vus, nos ennemis seront bientôt là, et nous les attendons. Vous allez vous battre comme jamais vous ne vous êtes battus. Beaucoup vont mourir. Beaucoup vont souffrir aussi, de part et d’autre du champ de bataille, c’est vrai… Mais aujourd’hui nos peuples se sont unis dans un seul et même but. Il faut que ce jour soit le dernier jour de souffrance que nous infligent Galaad et Viviane. Aujourd’hui sera le premier jour de la paix. Je vous en donne ma parole, moi Kadfael, le Roi au lion.

Des milliers de poitrines hurlèrent en même temps leur joie dans un tonnerre assourdissant.

– Longue vie au roi Kadfael ! Longue vie au roi Kadfael ! De gros nuages gris, lourds de pluie, se rapprochaient, cachant peu

à peu le ciel bleu de ce jour d’été. – Ils arrivent ! cria un guetteur. Effectivement l’armée de Galaad apparaissait lentement, au loin. Ils

semblaient au moins deux fois plus nombreux. Dargo tenait fermement sa nouvelle masse de guerre qu’il s’était lui-même forgée.

– Avec un peu de chance, dit-il, les Vikings auront leurs poches pleines de Janlhyn… On peut même partager si vous voulez, princesse ?

À ces mots, Ayerïne se tourna vers lui et se sentit attendrie par une offre aussi touchante…

Kadfael et ses alliés n’avaient pas choisi le lieu de la bataille par hasard. Une grande forêt bordait une vaste zone découverte de champs et de prairies. Une rivière profonde serpentait à la lisière des arbres et les rebelles espéraient que cela obligerait leurs adversaires à avancer dans la partie découverte et les empêcherait de les prendre à revers. Mais c’était sans compter les pouvoirs de la Dame du Lac, l’eau étant

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son élément naturel. Quand la brume recouvrit le champ de bataille à venir, et en particulier le cours d’eau, tous crurent que c’était pour protéger les troupes de Galaad des archers. Mais le plan de Viviane était autre.

– La rivière ! Les banshees, elles arrivent par la rivière ! hurla soudain le petit Thomas perché en haut d’un arbre, scrutant les vapeurs grises du brouillard.

Viviane avait enchanté la rivière et elle avançait sur les eaux, l’air hautain, ses pieds effleurant à peine la surface liquide. Elle n’était entourée que de sa garde personnelle, une centaine de banshees qui ressemblaient toutes à des poupées de porcelaine aux pieds nus, petites choses délicates et tueuses impitoyables. Toutes marchaient sur l’eau sans la moindre difficulté. Au même moment, bien plus à l’est sur la terre ferme, surgit l’armée de Galaad. Les soldats d’élite de Camaaloth aux yeux bleus avançaient en rangs serrés, suivis des dernières troupes vikings encore en vie. On devinait surtout, derrière ces hommes, une centaine de mammouths des neiges sur le dos desquels étaient installées des nacelles renforcées. Chacune de ces nacelles abritait une dizaine d’archers, prêts au combat. On entendait venir ces pachydermes à laine blanche avant même de les voir, tant le sol tremblait sous leurs pas. Les troupes au sol combinées au contingent de Viviane qui allait attaquer sur un flanc suffisaient grandement à dominer l’armée de Kadfael. Mais Galaad ne voulait prendre aucun risque : une centaine de dragons de givre volaient haut dans le ciel.

Adélice eut un instant d’hésitation devant un tel déploiement de forces, ce n’était pas ce qui était prévu. Mais il était trop tard pour reculer, elle savait ce qu’elle avait à faire :

– Les fées archères et les Foulards noirs, prenez vos positions, les banshees sont votre priorité ! Nains et amazones, faites-moi tomber ces mammouths ! Les centaures, à vos lances, abattez les dragons ! Dryades et korrigans, soignez qui vous pouvez… Les autres, avec moi sur les Vikings ! Les yeux bleus seulement si c’est nécessaire, n’oubliez pas !

Kadfael lui avait bien dit de ne tuer les hommes envoûtés qu’en dernier ressort. S’il réussissait à les libérer du sortilège de Galaad, il aurait besoin d’eux pour gagner la bataille.

a

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Heureusement que Morgane avait appris comment tuer une banshee, grâce à l’exploit de Dargo ; elle avait alors fait chercher dans ses coffres tous les bijoux qui pouvaient contenir du mithril. C’était un métal très rare, mais le peu que ses gardes avaient retrouvé fut suffisant pour les forgerons de la reine. Ils l’avaient fondu et avaient fabriqué des centaines de pointes de flèches, spécialement destinées aux banshees.

Viviane, tellement sûre d’elle, ne pensa pas s’arrêter quand elle entendit un bref sifflement et que la fillette juste devant elle tomba, transpercée d’une flèche de mithril dans la gorge et d’une autre dans le ventre. Aussitôt le corps sans vie s’enfonça dans l’eau, le sortilège de lévitation ne fonctionnant pas sur les cadavres.

Les archers rebelles, cachés loin dans les arbres, avaient ordre de les tuer toutes avant qu’elles ne puissent pousser leur cri. Les monstres de Viviane ouvrirent leur bouche en même temps, espérant tuer quelques adversaires avant de succomber. Ce fut peine perdue, les Foulards noirs étaient certainement les meilleurs archers de tous les royaumes. Les banshees virent toutes, en quelques secondes, leurs lèvres, leurs gorges ou leurs cœurs transpercés par des flèches si rapides qu’on ne pouvait que les deviner au son qu’elles produisaient. Partout à la surface de l’eau, on entendait le bruit des corps qui tombaient et coulaient dans un sombre oubli.

Aucune banshee ne survécut. La rivière, verdâtre au début, prit très vite une teinte sanguinolente. Les dernières traces de leur existence, morceaux de cervelle, sang et glaires putrides, éclaboussaient la robe vaporeuse de Viviane et sa belle chevelure rousse.

L’Azura, folle de rage, voulut se précipiter seule vers les arbres et tuer elle-même ces misérables insectes qui osaient la défier ! Deux Vikings, immenses, jaillirent alors et la forcèrent à se cacher sous leurs boucliers, tout en la tirant en arrière. Ils marchaient sur l’eau, cherchant la protection du brouillard épais derrière eux. La mère de Galaad fulminait, jurant qu’elle tuerait Morgane de ses propres mains.

Plus loin les deux armées avaient commencé à s’affronter. Les combats faisaient rage et il s’était mis à pleuvoir sur le champ de

bataille. Le choc avait été extrêmement rude. Le fracas des armes et les cris des milliers de combattants résonnaient à des lieues à la ronde. Les nains s’étaient lancés à l’assaut des mammouths des neiges, leurs komodos grimpaient le long des immenses pattes avec facilité, mais les archers dans la nacelle en tuaient deux quand un seul parvenait jusqu’à eux. Les amazones de leur côté préféraient trancher les pattes pour obliger les pachydermes à s’agenouiller.

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Les dryades, à la hauteur de leur réputation, étaient d’excellentes soigneuses : il leur suffisait de poser une main sur les plaies et les bosses, et en quelques minutes tout était oublié ! Mais elles fatiguaient vite et s’essoufflaient de plus en plus, car le nombre de blessés devenait trop important. Et surtout, les Vikings n’étaient pas dupes : c’étaient elles leurs cibles prioritaires. À quoi bon s’épuiser à se battre contre un puissant centaure si une dryade ne cessait de le requinquer ?

Les korrigans aussi se montraient fort utiles. Oh, bien sûr, pas en combat singulier, n’importe qui pouvait vaincre ces drôles de petits gnomes hideux. En revanche, leur aide était très précieuse, car ils savaient créer des cercles de fatigue aux pieds des ennemis, et qui-conque entrait dedans était soudain atteint de langueur et d’apathie. L’ennemi devenait alors nettement plus facile à éliminer…

Chacun usait donc de ses talents particuliers. Dargo se battait aux côtés des siens avec un grand courage. Il restait

collé à sa princesse, estimant que pour une fois qu’une belle femme appréciait sa compagnie, il n’allait pas la laisser mourir bêtement sur un champ de bataille ! Mais Ayerïne n’avait pas vraiment besoin de garde du corps, elle se battait elle-même avec une hargne et une rage qui impressionnaient tous ceux qui avaient le malheur de se trouver devant son komodo et sa hache…

Pendant longtemps les deux camps semblèrent plus ou moins se tenir en respect, les forces en présence s’équilibrant peu à peu. Malgré le courage des derniers aigles géants qui firent de leur mieux avant de mourir au combat, les dragons de givre causaient beaucoup de dégâts dans les rangs des rebelles. Trop de centaures étaient déjà morts ou submergés par des ennemis au sol pour espérer se débarrasser de cette menace aérienne. Adélice en avait bien conscience, tout comme Morgane qui se battait depuis le début à ses côtés.

– Je dois aider les miens à tuer ces monstres ailés. – Prenez garde à vous ! répondit Adélice sans cesser de se battre

férocement. Mais à peine fut-elle partie que surgit soudain devant Philibert et sa

cavalière une poignée de Vikings ! C’était un petit groupe qui s’était infiltré derrière la ligne de front, sans se faire remarquer. Ils avaient pour mission de la capturer, enfin, de capturer Kadfael… Philibert fit de son mieux pour les repousser, mais trois d’entre eux n’hésitèrent pas à se sacrifier pour immobiliser un instant le lion, pendant que les trois autres se jetaient sur la pauvre fée. Elle se mit à hurler et à se débattre, donnant de violents coups de pied, mais ses ravisseurs la maîtrisèrent

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très vite. Jéhan, qui avait promis à Kadfael de ne pas quitter Adélice des yeux pendant la bataille, surgit de nulle part, saisit une tête par-derrière et la fit pivoter si brutalement qu’il en brisa les vertèbres. Il embrochait déjà un autre Viking de toute la longueur de son épée, mais à peine avait-il retiré du cadavre sa lame encore souillée de viscères malodorants que deux autres se jetaient sur lui.

Jéhan allait mourir quand soudain une centaine de vautours noirs, aux ailes gigantesques, s’abattirent tout autour d’eux. Les Vikings n’eurent pas le temps de réagir : déjà ils étaient submergés de sluaghs répugnantes et ils moururent transpercés de part en part. Un seul réussit à s’enfuir, Philibert le rattrapa bien vite et le dévora sans hésiter. Jéhan, blessé mais vivant, se remit péniblement sur ses pieds et ramassa aussitôt son épée pour défendre Adélice. Celle qui devait être la chef des sluaghs fut plus rapide que lui, s’approcha de la jeune fée, tombée sur le sol boueux, et l’aida à se relever. Celle-ci n’y comprenait plus rien. Pourquoi toutes ces créatures des Enfers avaient-elles des fleurs dans les cheveux ?

– Notre maître nous envoie vous protéger, seigneur Kadfael. – Je ne suis pas celui que vous cherchez… répondit Adélice à voix

basse.

a Pendant ce temps-là, le vrai Kadfael appliquait le plan prévu. Dès

que l’armée rebelle avait été signalée, toutes les troupes de Galaad s’étaient mises en route, et le château s’était vidé d’une manière significative. Kadfael s’était alors faufilé le plus discrètement possible, en utilisant les chemins les moins fréquentés.

Il dut se cacher un moment dans les cuisines. Il avait l’impression que la dernière fois qu’il était venu ici c’était il y a des siècles. À l’époque, le roi Arthur était en vie, la future femme de sa vie s’appelait Lucette, et lui n’était qu’un adolescent rêveur… L’image d’Adélice en cuisinière le fit sourire un court instant, puis il se concentra de nouveau sur son objectif. C’était à lui de jouer maintenant, de nombreuses vies dépendaient de son courage, l’échec n’était donc pas envisageable.

Sitôt qu’il croisa un premier garde, il dut le tuer, mais l’alarme fut donnée. Même s’ils n’étaient plus très nombreux, il restait encore beau-coup de soldats prêts à défendre leur roi. Kadfael, grâce au puissant

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enchantement de son épée, maniait Doryldïn avec brio et il se battait comme un lion. Il avançait du mieux qu’il pouvait dans les longs couloirs qui menaient à la salle du trône, tuant tous ceux qui voulaient s’opposer à lui. Il se doutait bien que Galaad était au courant de sa venue, mais il ne fallait pas lui laisser le temps de s’entourer de gardes. La tâche s’annonçait déjà suffisamment ardue comme cela. Mais alors qu’il arrivait enfin devant les grandes portes de la salle du trône, une vingtaine de soldats aux yeux ensorcelés surgirent des deux côtés en même temps ! Kadfael poussa un cri de rage et commença à se battre avec la fougue de la jeunesse, mais rapidement il fut submergé par le nombre. Il devait reculer. Hélas, un autre groupe de soldats arrivait dans son dos. Il était pris au piège…

Mais presque aussitôt, il vit ce qu’il ne croyait plus jamais revoir : de longs jets de mucus acide touchèrent les gardes les uns après les autres, et tous ses ennemis moururent en quelques instants. Trois sluaghs qui semblaient sorties de nulle part se tenaient maintenant au milieu des cadavres à moitié fondus.

– Violette ? s’écria Kadfael, très surpris. – Je te présente Jonquille et Tulipe, répondit la sluagh d’une voix

d’outre-tombe. Nous avons ordre de te protéger. L’ancien apprenti de Merlin ne s’attendait vraiment pas à voir

arriver ces créatures pour l’aider. Il remarqua aussi la violette, la jonquille et la tulipe qu’elles avaient accrochées chacune dans leur chevelure poisseuse. Il ne put s’empêcher de sourire. Son vénérable maître avait vraiment décidé de leur donner des noms de fleurs, et surtout il ne l’abandonnait pas dans ces moments difficiles. Il sentit son courage redoubler.

– Allons-y ! ordonna-t-il d’un ton ferme. Le chevalier et les trois créatures des Enfers entrèrent, poussant

violemment les lourdes portes de la salle du trône. Leurs forces conjuguées étaient extraordinaires.

Galaad se tenait au fond de la pièce, vêtu d’une magnifique armure aux reflets d’ivoire qui faisait ressortir plus encore l’irréelle pâleur de sa peau et le bleu inquiétant de ses yeux. Il les attendait. Kadfael et ses nouvelles alliées l’observèrent en restant à bonne distance, Galaad n’était pas un adversaire à prendre à la légère. Les deux morceaux de la Table Ronde brisée, toujours à la même place, étaient là pour le leur rappeler. Le roi aux yeux de glace se tourna vers les intrus et, d’une voix sans chaleur, s’adressa aux sluaghs :

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– Vous n’êtes que des mercenaires finalement ! Je constate que le nouveau Gardien des âmes a fait son choix. Je m’occuperai de ce problème plus tard. Pour le moment…

Sans finir sa phrase, Galaad tendit d’un coup sec Mjöllnir devant lui, un seul éclair jaillit et tua les trois sluaghs en même temps. Kadfael, sans un regard pour les trois cadavres encore fumants à ses pieds, brandit Doryldïn qui se mit à briller et à vibrer, rappelant le bruit d’un bourdon en plein vol. Le temps de l’affrontement était arrivé.

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À LA FIN, IL N’EN RESTERA QU’UN…

ien sûr, l’arrivée des combattantes des Enfers avait redonné un peu d’espoir à l’armée rebelle. Le rapport de forces lui était toujours défavorable, mais rapidement les dragons de

givre ne furent plus une menace. Ils n’étaient pas capables de faire face à de tels adversaires qui surgissaient dans le dos des dragonniers et crachaient leur acide mortel. Néanmoins l’espoir ne dura guère, car, dès qu’elles mirent pied à terre, les sluaghs furent presque toutes massacrées. Les soldats de Galaad se jetaient sur chacune d’elles par dizaines. Elles avaient beau cracher tout ce qu’elles pouvaient, ils igno-raient la douleur et se moquaient de mourir, il y avait toujours d’autres hommes pour prendre la relève.

Adélice, Morgane et Ayerïne avaient dû ordonner à leurs troupes de se regrouper. La pluie ne leur facilitait pas la tâche. Elles espéraient au moins pouvoir contenir l’armée adverse une heure ou deux. Ce serait le maximum. Et après… Personne ne voulait y songer. Kadfael allait réussir, il fallait y croire !

On se battait à présent en piétinant tant de corps qu’on n’aurait su distinguer ses amis de ses ennemis. Les banshees n’avaient rien pu faire, les dragons de givre étaient tombés, les mammouths gisaient presque tous au sol… mais à quel prix ? Beaucoup de guerriers nains étaient morts ou gravement blessés, tout comme les hommes qui avaient suivi Kadfael. Seuls restaient en nombre important les centaures, les fées archères et les Foulards noirs de Byron Pommerol, mais eux-mêmes commençaient à manquer de forces, alors qu’en face se battaient de nombreux Vikings et des hommes aux yeux envoûtés.

Les combats étaient devenus d’une violence et d’une cruauté sans nom. Les épées heurtaient les boucliers, les lances transperçaient les

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poitrines, les armures déchirées tombaient en morceaux. Une odeur âcre et écœurante de sang mêlée à celle de la sueur et de boyaux mis à nu planait, s’insinuant dans les gorges, les narines, les vêtements. Une bataille n’était jamais belle à voir. Pour défendre sa vie, chacun devait chercher en soi la volonté la plus farouche pour tuer celui qui se tenait devant lui. La guerre était plus souvent une question de chance que de grandeur…

Byron et ses hommes avaient dû quitter les arbres pour prêter main-forte à leurs alliés, trop peu nombreux. Il gardait prudemment à ses côtés son fils qui tirait à tout va, protégés tous deux par le dernier carré des Foulards noirs encore debout. Mais soudain l’enfant poussa un cri : un Viking était arrivé jusqu’à lui et le soulevait de terre en lui broyant la gorge. Byron, entouré d’adversaires à ce moment-là, hurla et courut vers son fils en mauvaise posture. Quelqu’un en profita pour lui entailler profondément la cuisse, mais il continua d'avancer. Le Viking le regarda venir à lui en souriant, il savait que ce vieillard n’avait aucune chance. Thomas avait beau se débattre, il ne sentait plus ses membres, la strangulation était trop forte pour qu’il puisse vivre encore long-temps. Le Loup arriva à la hauteur du guerrier sanguinaire.

– Lâche-le et viens te battre ! Lâche-le ! L’autre, amusé, jeta le garçon au loin, encore en vie mais à peine, et

dégaina aussitôt son épée. Byron, trop affaibli par sa blessure, n’eut pas le temps de réagir que déjà la lame du Viking le transperçait de part en part. Il tomba sur le dos, crachant de gros bouillons de sang noir. La brute s’approcha alors pour l’achever et leva haut sa lame tranchante. Heureusement, il n’en eut pas le temps, Jéhan de Mont-Rouge venait de l’attraper par derrière et lui brisa la nuque d’une torsion brutale. Il se pencha aussitôt vers le chef des Foulards noirs, mourant.

– Thomas est en vie, n’ayez crainte… – Merci, Jéhan. Je t’en prie… Promets-moi de le… protéger… – Je vous en fais le serment. Je m’occuperai de votre fils comme s’il

était le mien. Vous avez ma parole, Byron. Le Loup ne répondit rien, esquissant seulement un sourire doulou-

reux. L’éclat de ses yeux disparut et il mourut au même instant. Jéhan repartit au combat, il s’était engagé auprès de cet homme, et

il comptait bien honorer sa promesse. Il se jeta de nouveau furieu-sement dans la bataille, devant protéger dorénavant cet enfant dont il était devenu responsable. Cela ne faisait que renforcer sa détermination à vaincre.

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Au même moment, plus loin sur le champ de bataille, des Vikings firent une percée importante dans les rangs des rebelles. Morgane vit quelques-uns de ses plus fidèles soldats en grand danger. Elle courut vers eux pour les aider. C’était un piège. Les assaillants s’enfuirent dès qu’ils la virent, et Viviane apparut derrière eux, un sourire plein de mépris aux lèvres. Morgane était une fée puissante, mais les combats l’avaient beaucoup affaiblie. Sans attendre, la Dame du Lac fit jaillir aux pieds de sa sœur une puissante source d’eau boueuse. Cette dernière ne parvint pas à s’enfuir, et déjà pieds et jambes s’enfonçaient dans le sol fangeux. En quelques instants elle se retrouva prisonnière jusqu’à la taille dans une tourbière visqueuse et elle continuait à s’enfoncer irrémédiablement.

– Il fallait bien que tu paies un jour pour ce que tu m’as fait, dit Viviane avec un sourire triomphant.

– Je ne suis pas encore morte, et tu n’es pas encore reine ! répliqua Morgane, à bout de souffle.

La Dame du Lac s’approcha à pas lents en tenant un long poignard étincelant et effilé. Dans un dernier effort pour survivre, Morgane se concentra sur les racines d’un arbuste à quelques pas et tendit les mains en avant. Aussitôt les racines sortirent de terre et vinrent s’enrouler autour des poignets de Viviane, médusée. Elle dut lâcher son arme à terre. Mais la magie de Morgane était trop faible, les liens commençaient déjà à se relâcher. Sa sœur saurait bientôt les briser, dans quelques secondes elle serait libérée de ses entraves. C’est alors que cette dernière vit Kadfael courir vers elle, l’épée à la main. Elle ne put s’empêcher de rire.

– Mon fils lui-même ne peut tuer une Azura, cria Viviane. C’est un privilège de fée, pauvre fou !

L’épée pourtant la transperça, pendant qu’Adélice présentait un instant son vrai visage. Elle esquissa un sourire victorieux puis reprit l’aspect du fils de Perceval. L’Azura regarda son assassin, hébétée. Elle voulut parler, mais le sang qui lui coulait par la bouche l’en empêcha. Adélice retira la lame coincée dans le ventre de Viviane en posant un pied sur sa poitrine et en tirant d’un coup sec. Celle-ci tomba et mourut dans un dernier gémissement. Aussitôt Adélice aida Morgane à sortir de sa gangue boueuse.

– Tu m’as sauvée… Je ne l’oublierai pas, se contenta de dire la reine à son ancienne espionne royale.

Et elles repartirent toutes deux au combat, côte à côte, d’égale à égale.

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Le fantôme de la Dame du Lac regardait maintenant le champ de bataille, l’air dépité. Personne ne pouvait la voir, mais elle voyait tout, et elle s’en voulait d’être morte aussi bêtement. Son cadavre gisait là, dans la boue, entouré de corps anonymes. Elle se dit qu’elle n’avait plus qu’à aller s’emparer d’Avalon, elle serait au moins reine quelque part.

Soudain elle sentit une présence extrêmement puissante derrière elle. Une présence… royale ? Elle se retourna comme une furie et comprit qu’elle avait tout perdu. Déjà ses idées s’estompaient, tout son être devait désormais obéissance à celle qui se tenait devant elle. Elle aurait voulu hurler, mais même cela lui était interdit dorénavant. Interdit pour l’éternité…

– Je suis venue en personne, dit doucement la reine Mélusine. Je t’emmène à Avalon. Nous manquons de fées-servantes aux écuries…

Les deux figures spectrales disparurent dans un nuage de brume.

a – Kadfael ! reprit Galaad en baissant son marteau. Comme je l’avais

prévu, tu es devenu un homme fort. Tu possèdes cette épée… Doryldïn. Tu es un semi-fée, tu es puissant, comme moi ! Que veux-tu faire de tout ce pouvoir ?

– Je suis venu pour venger mon roi et mon père, répondit d’une voix sourde son adversaire. Je suis là pour vous tuer.

– Bien ! Et après ? Tu deviendras roi de Logres ? demanda Galaad calmement. Un seul petit royaume pour des hommes comme nous… Voyons ! Toi et moi, ensemble, nous pourrions avoir le monde à nos pieds. Rejoins-moi. Abandonne cette rébellion stupide, viens avec moi. Sois mon apprenti. Je te montrerai le vrai visage du pouvoir. Tu as déjà tant vu dans ta vie, mais tu as si peu appris…

– Jamais ! s’écria Kadfael, outré qu’il puisse lui faire une telle pro-position. Je suis le fils de Perceval le Gallois, Je suis un homme lige du roi Arthur, je suis un chevalier adoubé par le seigneur Yvain lui-même et je ne serai jamais votre allié. Vous êtes un félon, un traître, un régicide !

Kadfael n’avait jamais ressenti pareille fureur. L’épée magique semblait se nourrir de cette colère et sa lumière verte avait une telle intensité qu’on aurait cru que le métal allait fondre, ce qui était impossible fort heureusement, car le mithril enchanté est quasi indestructible. Le chevalier avança sans plus attendre vers son ennemi

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pour le terrasser. Mais il fut aussitôt projeté en arrière. Il avait suffi à Galaad de lever Mjöllnir pour que l’éclair le repousse. Kadfael en eut le souffle coupé. Un instant il regarda dans le coin de la salle où il avait assisté à la même scène, longtemps auparavant. L’histoire n’allait pas se répéter, il s’en fit le serment. Il allait couper la tête de ce serpent. Il pouvait le faire, il n’était plus un jeune écuyer impressionnable. Il était un homme accompli, sa quête était juste, sa volonté inflexible. Il devait vaincre.

Alors il se releva et brandit Doryldïn devant lui. Puis il marcha d’un pas assuré vers Galaad qui le regardait, l’air hautain. Un nouvel éclair jaillit de Mjöllnir. Puis deux. Puis un autre encore. Mais cette fois l’épée les absorba tous sans aucune difficulté. Galaad semblait plus amusé qu’inquiet par ce qui se déroulait sous ses yeux.

– Je savais que je ne me trompais pas sur toi… Tu seras un allié très utile.

– Plutôt mourir ! hurla Kadfael que l’arrogance de Galaad mettait en rage.

Il était assez près de lui maintenant et il frappa de toutes ses forces. Galaad dévia le coup avec son marteau. Ils en échangèrent de nombreux autres, les armes se fracassaient l’une contre l’autre dans des gerbes de lumière bleue et verte. Galaad continuait à provoquer le jeune héros tout en se battant.

– Voyons, Kadfael ! Ta rébellion va bientôt prendre fin, tu le sais bien. Tous tes amis vont mourir si tu ne me rejoins pas. Je t’attendais depuis si longtemps…

– Je ne vous crois pas ! répondit Kadfael sans baisser sa garde. – Réfléchis un peu… Tu ne trouves pas étrange que tout se passe si

bien pour toi ? Tu as pu reforger ton épée, recruter une armée, et tout cela sans jamais être arrêté dans ta course ? Pourquoi à ton avis ? demanda Galaad tout en frappant de toutes ses forces. Je vais te le dire : je voulais pouvoir tous vous écraser en une fois, tous ! Je sais ce que tu as dû accomplir pour être là aujourd’hui, Kadfael, j’ai laissé ma mère croire qu’elle aurait un royaume, mais elle ne le mérite pas. Toi, si. Je te donnerai Brocéliande, et ensemble nous prendrons d’autres royaumes encore. D’autres mondes même. Rejoins-moi !

– Vous êtes au-delà de la folie ! répondit le fils de Perceval sur un ton catégorique.

Le chevalier voulait en finir, il pensait à Adélice et à tous ceux qu’il aimait, il devait vaincre Galaad. Alors il donna un coup si violent que

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Mjöllnir éclata en deux morceaux qui s’écrasèrent lourdement au sol. Le roi sorcier tomba à genoux lentement, les mains vides.

Kadfael avait donc gagné ? Oui, il avait réussi à briser le marteau ! Tout était enfin terminé… Ses amis étaient sauvés. Il se sentait si

fatigué et soulagé à la fois qu’il ferma un instant les yeux pour savourer l’instant présent.

Mais juste à ce moment-là, il entendit Galaad rire doucement, puis de plus en plus fort. Son rire faisait froid dans le dos… Le fourbe se releva, et Kadfael constata avec horreur que la couleur de ses yeux n’avait pas du tout changé, ce qui signifiait que le sortilège n’avait pas été rompu. Détruire l’arme maudite n’avait pas suffi, ses amis dehors continuaient à se battre, et ils allaient peut-être tous mourir !

Galaad tendit alors une main vers le grand mur de pierres derrière son trône, et une terrible explosion souffla tout sur son passage. Les pierres volèrent en éclats dans le vide, le pan de mur s’écroula, comme pulvérisé par une tempête. Kadfael n’eut que le temps de se protéger le visage et de reculer pour ne pas être touché par les débris projetés dans la salle du trône.

Quand enfin il regarda, Galaad se tenait debout devant un trou béant et immense. Le vent entrait par bourrasques violentes. Au loin, on voyait dans la plaine se dérouler la bataille sanglante. L’armée de Galaad allait bientôt gagner. Kadfael sentit ses forces l’abandonner tout à coup, son corps ne voulait plus bouger. Il avait échoué.

– Non… dit-il d’une voix éteinte. Ce n’est pas… possible. – C’est seulement maintenant que tu te décides à comprendre, ré-

pondit Galaad en s’approchant de son adversaire. Mon pouvoir est sans limites. Le marteau n’était plus qu’un leurre depuis longtemps, tout comme ta jeune amie sur le lion… Tu vas me rejoindre, que tu le veuilles ou non. Les royaumes n’existeront plus, seul vivra mon ordre impérial…

Galaad toucha alors le torse de Kadfael du bout du doigt et il attendit. Le chevalier ressentit une vive douleur dans tout le corps. Ses pensées et ses souvenirs disparaissaient, comme aspirés dans le vide. Kadfael se sentait dépossédé de tout ce qu’il aimait et sa volonté ne pouvait pas empêcher cela. Il tituba et fit quelques pas en arrière, laissant glisser Doryldïn au sol, incapable de la brandir de nouveau. Le blanc de ses yeux commençait à bleuir.

C’était donc ce que cherchait à faire Galaad depuis le début : attirer Kadfael à Camaaloth et le transformer en esclave soumis et docile. Le fils de Perceval combattait le maléfice de toutes ses forces néanmoins,

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et même s’il sentait qu’il allait finir par céder, il refusait de capituler. Soudain il vit Adélice dans ses pensées, le jour où il avait découvert son vrai visage, le jour où elle l’avait vu devenir chevalier, le moment où il lui avait dit qu’il l’aimait en lui donnant ce baiser, où elle lui avait promis de l’épouser. Il devait s’accrocher à cette promesse… Des larmes de désespoir se mirent à couler lentement le long de ses joues. Non ! Il ne fallait pas perdre de tels souvenirs… Il devait s’accrocher de toutes ses forces à eux pour ne pas sombrer tout entier dans l’oubli. Il lui fallait résister ! Pourtant, le vert de ses iris commençait déjà à s’estomper.

– Tu ne fais que repousser l’inéluctable… dit Galaad, impatient. Abandonne, tu as perdu… Esclave !

a Personne ne pouvait venir au secours de Kadfael. Tous ses amis

étaient en fâcheuse posture, vivant eux aussi des moments très difficiles… Adélice, Dargo, Ayerïne, Morgane et tout ce qui leur restait d’armée se battaient avec l’énergie du désespoir pour ne pas mourir. Le reste des forces rebelles allait bientôt être totalement submergé. Même Philibert était couvert de sang et de blessures, faisant tout pour garder Adélice en vie. Il ne fallait donc pas espérer d’aide de leur part. Le salut pouvait-il venir de Merlin-Myrdhin ? Hélas, la plupart de ses fleurs infernales avaient déjà péri et elles étaient impuissantes devant Galaad. Personne ne semblait donc pouvoir intervenir…

Pourtant, cette journée allait rester dans les mémoires comme le jour de la Bataille des six royaumes. Or seuls Logres, Brocéliande, l’ancien royaume nain, les Terres Gelées et les Enfers avaient envoyé des combattants. Il en restait donc un qui attendait son heure…

Kadfael l’ignorait et, pour l’instant, il faisait de son mieux en résistant comme il le pouvait à l’envoûtement du roi sorcier. Mais il sentait que, malgré tous ses efforts, il s’affaiblissait de plus en plus. Il allait finir par abdiquer toute volonté de résister. Le sortilège de Galaad gagnait du terrain, il souffrait et il ne pouvait rien y faire.

C’est alors qu’au même moment trois cyclones de poussière en-trèrent par le mur écroulé, comme portés par le vent. Ils se posèrent à côté de Kadfael et les tourbillons se transformèrent peu à peu en êtres spectraux. Trois fantômes se tenaient à présent aux côtés de Kadfael.

C’étaient les esprits de Perceval, de Lancelot et d’Arthur.

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– Avalon n’a rien à faire ici ! rugit Galaad en reculant de quelques pas.

Perceval leva un doigt accusateur vers Galaad et déclara d’une voix d’outre-tombe :

– Tu as trahi ton ami. Abandonne cette folie, ou péris ! Lancelot fit de même et dit avec une voix grave : – Tu as trahi ton sang. Abandonne cette folie, ou péris ! Enfin Arthur les imita : – Tu as trahi ton roi. Abandonne cette folie, ou péris ! Au lieu d’avoir peur de ces fantômes menaçants, Galaad fut pris

d’un rire de dément. Il voulait soumettre le monde entier, ce n’étaient pas des esprits sans corps qui pouvaient l’inquiéter.

– Vous ne pouvez rien contre moi, vous êtes morts. MORTS ! Et moi, je suis vivant ! Je suis un dieu ! Vous m’entendez tristes spectres, un DIEU !

Les trois apparitions glissèrent alors en même temps vers Kadfael et se fondirent dans son corps. Le chevalier eut soudain l’impression de retrouver ses forces, ses souvenirs perdus refluaient vers son esprit. Il se redressa de toute sa hauteur et regarda fixement Galaad avec des yeux verts et pétillants de vie. Il leva lui aussi un doigt accusateur vers son adversaire et les voix des âmes et la sienne retentirent à l’unisson :

– Nous sommes vivants et morts… Nous sommes le passé, le présent et le futur… Nous sommes les tétrarques, et nous te condamnons à la damnation éternelle.

– Vous ne pouvez rien contre moi, je suis plus puissant que vous tous ! cria Galaad. Disparaissez de mon château !

Il tendit les mains en avant et lança de terribles éclairs. En vain. Chaque projectile passait au travers du corps de Kadfael. Alors Galaad commença à comprendre que la victoire lui échappait… Les voix reprirent :

– Une seule chose a de la valeur en toi… Les lambeaux de ton âme… Tu les méprises, mais tu ne seras plus rien sans eux…

Sans plus attendre, les tétrarques aspirèrent l’âme de Galaad comme on aspire la moelle d’un os. Le roi sorcier se mit à hurler, jetant des éclairs dans toute la pièce, créant des maelströms de vent autour de lui. Les âmes des morts lui arrachaient du corps un halo bleuté qui glissait lentement dans les airs jusqu’au doigt tendu de Kadfael. Quand il n’y eut plus rien à aspirer, les yeux de Galaad fondirent comme de la glace au soleil et il ne resta que deux orbites creuses. Enfin, son corps

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s’effondra sur lui-même et se dessécha jusqu’à devenir un tas de poussière grise et légère. Le vent, qui s’engouffrait par la brèche dans la muraille, emporta les restes de celui qui fut un tyran impitoyable.

Galaad était vaincu, définitivement. Les trois fantômes quittèrent alors le corps de Kadfael, qui

commençait seulement à réaliser ce qui venait de se passer. Lancelot et Arthur lui jetèrent un regard bienveillant et disparurent comme ils étaient venus. Juste avant de faire de même, Perceval le regarda avec tendresse et murmura :

– Tu seras un grand roi, mon fils. Kadfael ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Les esprits

avaient laissé chacun une once de leur sagesse au fond de son âme. Il se sentait enfin prêt à assumer l’exercice du pouvoir : force, sagesse et justice feraient de lui un roi exemplaire. Une nouvelle vie pouvait enfin commencer, le royaume de Logres allait renaître.

Il ramassa Doryldïn et avança vers le trou béant de ce qui était encore, quelques minutes auparavant, une solide muraille. Il vit au loin les derniers Vikings jeter leurs armes devant les hommes de Camaaloth revenus à la raison. Herbioc le vieil arbalétrier et ses nombreux camarades s’étaient enfin réveillés de ce qui leur avait semblé être un long cauchemar.

Un lion gigantesque et puissant courait vers le château, il était déjà à la hauteur de la barbacane d’Uther. Une femme à la beauté magique et envoûtante le chevauchait, ses longs cheveux blonds flottant au vent. Kadfael sentit son cœur battre plus fort. Adélice, la femme de sa vie, était saine et sauve, tout allait bien… Tout irait bien dorénavant, il le savait.

Il leva son épée qui brilla d’une lumière étincelante, visible à des lieues à la ronde. Des cris de joie retentirent partout dans la contrée. Au même moment les rayons du soleil traversèrent les nuages noirs qui commençaient à se dissiper…

Oui, le royaume de Logres allait enfin revivre. Il était temps de panser les blessures de ce pays, un jour nouveau se

levait, plein de rêves et d’espoirs…

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ÉPILOGUE

Extrait de La Gazette des Ménestrels : Trois ans jour pour jour après « la Bataille des six royaumes », un

mariage très attendu a eu lieu dans la bonne ville de Vieilles-Pierres : Dargo Brisefer, tueur de banshee et forgeron de l’Épée des rois, a enfin trouvé le courage de demander sa main à la princesse Ayerïne, qui semblait ne plus trop y croire.

Le roi Kadfael et sa charmante épouse la reine Adélice, enceinte de son premier enfant (toutes nos félicitations !), ainsi que sa tante la reine Morgane (qui a dit refuser de se faire appeler « tatie Morgane » par le futur enfant, ou alors seulement en privé…), le Viking Krayssen, ambassadeur du nouveau royaume des Terres Gelées, la sluagh Magnolia (avec une coiffure très florale…), ambassadrice des Enfers, Jéhan de Mont-Rouge, nouveau seigneur de Landuc, son fils Thomas et beaucoup d’autres invités prestigieux ont assisté à la cérémonie des vœux, marquant ainsi l’entente cordiale qui règne de nouveau entre les royaumes.

Les invités sont venus très nombreux assister à ce qui s’annoncera comme la renaissance prochaine du royaume nain. En effet, la reine Morgane a décidé d’offrir aux nouveaux époux un cadeau de mariage somptueux : les régions voisines de Vieilles-Pierres, la forêt de Mormale et le désert de Taris, tout de suite rebaptisé par le prince Dargo « La Baignoire à botte » (seules quelques personnes autorisées connaissent le sens profond de ce nom mystérieux mais ô combien poétique !).

Le prince Dargo a fait savoir qu’à l’issue du mariage toutes les personnes présentes étaient conviées à venir assister à l’inauguration de la première brasserie de Vieilles-Pierres, et il a accepté de nous parler de sa vision de l’avenir : « Je viendrai souvent ici parce que je veux être un prince proche du peuple, faut pas croire ! Même quand je serai roi d’ailleurs… et pour la recette, on s’est surtout inspiré d’une célèbre bière

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viking, mais bon, chut ! Faut pas le dire à leur ambassadeur, il m’a offert une charrette complète de j… pour mon mariage ! Je voudrais pas le vexer… »

À noter qu’a eu lieu une discussion « franche » entre la princesse Ayerïne et sa future belle-mère qui lui aurait dit, selon nos sources, qu’elle lui trouvait « mauvais genre ». Mais après que le prince Dargo eut décidé d’offrir à sa mère une petite maison près de chez lui, elle a déclaré par la suite que c’était un malentendu et qu’elle avait toujours trouvé que sa belle-fille était un excellent parti pour son fils unique.

À noter, une autre discussion « franche » aurait eu lieu entre la princesse et son époux juste après cela. Mais rien n’indique que ce soit lié avec l’emménagement de la mère du prince à Vieilles-Pierres.

Tous nos vœux de bonheur aux jeunes mariés !

a Extrait du Journal de bord de Merlin-Myrdhin, prince des

Ténèbres et Gardien des âmes : 1200e jour depuis mon arrivée : La plupart des journées aux Enfers se suivent et se ressemblent, mais

aujourd’hui Dargo Brisefer s’est marié. Il y a donc deux faits importants que je consigne dans ce journal de bord :

1) J’ai envoyé Magnolia représenter les Enfers à Vieilles-Pierres, lui faisant promettre de ne cracher sur personne.

2) J’ai assisté personnellement aux supplices de Galaad, et j’ai fait augmenter le nombre de tortionnaires qui s’occupent de lui : j’ai ajouté Rose, Colchique, Glaïeul, Géranium et Pâquerette. Chacune avait deux sacs pleins de fleurs. Dès notre arrivée le déchu s’est mis à hurler, et il a tenu les mêmes propos qu’il tient depuis son premier jour : « Je suis un dieu, je mérite des douleurs de dieu ! Frappez-moi, fouettez-moi, brûlez-moi tout le corps, mais pas ça, par pitié, pas ça ! »

Mes sluaghs ont fait preuve de beaucoup de professionnalisme pendant les vingt heures de la séance, elles ont enlevé un pétale à la fois de toutes leurs fleurs sous le nez du pensionnaire et elles ont répété douze mille fois :

« Il m’aime… un peu… beaucoup… à la folie… pas du touuuuuuuut… Il m’aime… un peu… beaucoup… à la folie… pas du touuuuuuuut… Il

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m’aime… un peu… beaucoup… à la folie… pas du touuuuuuuut… Il m’aime… un peu… beaucoup… à la folie… pas du touuuuuuuut… »

Galaad n’a pas cessé de hurler, ce qui à mon sens est un bon indicateur sur la qualité des tortures infligées. En partant je lui ai dit que demain on lui libérerait un poignet et qu’il devrait faire des colliers avec les tiges des fleurs. J’ai ajouté que cela ferait un joli cadeau de mariage pour l’épouse de Dargo. Galaad a hurlé puis il s’est évanoui. Rose lui a jeté un seau d’eau, il s’est réveillé, et elles ont continué à enlever des pétales.

Rien d’autre à ajouter pour cette journée.

fin

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NOTE SUR L’AUTEUR

Bertrand Crapez, quarante-trois ans, a grandi dans le Valenciennois et vit aujourd’hui à Lille. Ayant d’abord rêvé d’être astronaute, puis boulanger, puis avocat, et enfin spécialiste en littérature médiévale, il a fini par devenir professeur de français en collège.

Sa curiosité et ses goûts éclectiques en matière de divertissements (musicien depuis l’enfance, dévoreur de livres, cinéphile, amateur de jeux RP en tout genre, collectionneur de goodies…) font de lui un honnête homme du XXIe siècle, plus communément appelé : vieux geek !

Touche-à-tout littéraire, il s’intéresse à des genres aussi différents que le conte, l’horreur, le fantastique, la fantasy... et il publie sur un site culturel des chroniques décalées, voire iconoclastes, sur les séries télévisées. Chaque 31 décembre, il prend la ferme résolution de passer l’été suivant à faire un « marathon Proust » : lire d’une traite l’œuvre monumentale du grand homme, mais à chaque fois un autre auteur se met en travers de son chemin (Tolkien, Desproges, Jaworski, Pevel...) et le détourne de son but. Comme c’est dommage...

Pendant longtemps il a hésité à écrire une œuvre jeunesse tant cela lui semblait plus difficile et plus exigeant encore que d’écrire pour les adultes. Il se décida pourtant quand il voulut aider son jeune fils à prendre goût à la lecture et mit en chantier un roman qu’il voulait assez facile à lire et riche en rebondissements : L’Héritier du roi Arthur était né.

Si vous voulez un renseignement, ou simplement envoyer un petit mot d’encouragement à l’auteur, n’hésitez pas à lui écrire à :

[email protected] Il se fera un plaisir de vous répondre !

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