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Lire la ville, confidentialité et surexposition, par Chantal Deckmyn
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LIBERTÉ – ALTÉRITÉ – INTIMITÉ
par Chantal Deckmyn
LES RAISONS DE LA TRANSPARENCE
Ayant lu Franz Kafka dans le texte, les administrations en charge des politiques publiques
sont devenues très conscientes des risques que l’opacité, l’absurdité et la dépersonnalisation
font courir à leur action. Pour parer à l’inhumanité et à l’inefficacité d’un fonctionnement
cloisonné, elles tentent d’organiser en gestes coordonnés et logiques les milliers de
mouvements conduits par des milliers de petites mains autour d’un thème (le chômage, la
santé, la toxicomanie…) ou sur un territoire (commune, département, région…)
Vis-à-vis des services et associations qu’elle mandate, chacune des collectivités territoriales,
chacune des administrations sectorielles exige donc qu’ils travaillent en partenariat les uns
avec les autres.
Se placer aujourd’hui en dehors de ces échanges signerait un grave dysfonctionnement.
D’ailleurs la figure du réseau, à la fois support, forme et objectif, devenue quasi incontestable,
est déjà parée pour cette exigence. Pour réaliser cette coordination de leurs actions, les
différents intervenants se réunissent autour de ce qu’ils ont en commun : objectif, thème,
territoires…
Il arrive également qu’ils se centrent pour cela sur l’objet commun qui leur paraît le plus
important : le destinataire ou l’usager du service rendu. C’est cette identification des
personnes à une place d’objet commun que nous sommes amenés à questionner aujourd’hui.
METTRE DES OBJECTIFS EN COMMUN, OUI, DES PERSONNES, NON
Nous-mêmes, à Lire la ville, nous trouvons fréquemment en situation d’échange avec nos
partenaires. Il s’agit le plus souvent d’organismes1 qui ont affaire comme nous à un public de
personnes pauvres cumulant de nombreuses difficultés.
Ces partenaires nous adressent les personnes qui recherchent un travail, tandis que nous
leur adressons celles qui ont besoin de leurs services : une aide sociale, un logement, des soins,
etc.
Nous rencontrer nous donne l’occasion de connaître les missions, les contraintes, les
conditions, les méthodes de travail de chacun : les leurs et les nôtres. Cela nous permet de
mieux discerner nos périmètres de compétence et nos rôles respectifs à l’intérieur d’objectifs
communs ; mais aussi de démultiplier notre perception de la réalité que nous rencontrons,
d’affûter notre regard et notre positionnement éthique.
Mais, comme nous venons de l’évoquer, nous recevons également des demandes pour se
coordonner au sujet ou autour des personnes qui composent notre public. Dans certains cas, il
s’agira de rassembler nos informations ou nos avis sur l’évolution d’une personne qui nous a
été adressée ou encore, de la rencontrer ensemble. Dans ce cas, est invoquée la nécessité
1- Pôle d’insertion, service hospitalier, équipe d’éducateurs, service pénitentiaire, associations nationales ou locales, etc.
d’éviter les discordances, les redites et les pertes d’énergie en apportant à cette personne un
service global qui articule les interventions parfois nombreuses dont elle est l’objet en matière
de santé, logement, économie, travail, éducation, etc. Dans d’autres cas, évaluation par un
financeur, article pour un journal ou information collective, il s’agira de demander à des
personnes que nous avons accompagnées de venir témoigner devant d'autres de son
expérience à Lire la ville.
Dans le contexte que nous avons évoqué plus haut, le premier mouvement serait
d’acquiescer : « coordonnons-nous, agissons dans la transparence et l‘unité, mutualisons nos
forces et nos informations pour le bien de chaque personne2 ! »
L’expérience nous conduit à agir différemment, dans la mesure où l’unité et la transparence
si ardemment souhaitées entre les différents intervenants, aboutissent sans doute à une
optimisation de leur travail, mais aussi à la réification et à la surexposition des personnes
formant leur public. De notre point de vue, la surexposition des personnes s’accompagne le
plus souvent d’une forme d’infantilisation et met à mal leurs coordonnées d’être humain, en
particulier leur liberté3.
LA CONFIDENTIALITÉ
Ce qui est remis en cause par la surexposition institutionnelle à laquelle notre société
soumet les personnes pauvres, ce n’est pas leur droit à la confidentialité des informations les
concernant.
D’ailleurs tout le monde proteste haut et fort : « la confidentialité doit être préservée à tout
prix. » Resterait à savoir dans quelle langue d’usage on emploie ici le mot confidentialité.
Dans ce contexte, cette langue qui est malheureusement la nôtre, n’est autre que celle de la
gestion, en usage dans les politiques publiques, une langue compatible avec les formulaires,
qui définit les personnes par leurs problèmes et leurs manques, et qui aborde les systèmes à
partir de leurs dysfonctionnements. Une langue qui véhicule les automatismes de langage
comme des blocs de pensée et qui tient en particulier pour vrai, le divorce fantasmatique et
surtout ruineux, entre personne privée et personne professionnelle. La confidentialité ici n’a
pas pour finalité la protection d’un précieux trésor, elle n’est pas la marque d’un respect ou
d’une admiration ; elle appartient simplement à la liste des droits de l’usager. Respecter la
confidentialité signifiera plutôt une mise à distance – « nous n’avons pas à savoir, cela ne nous
regarde pas, c’est son affaire » – ou encore, une garantie contre une possible démarche
judiciaire ultérieure. Ce que nous pouvons remarquer d’emblée, c’est que cette notion ne
s’applique pas ici au sujet lui-même, dans son identité vivante, mouvante et en volume. Elle se
fixe sur des points précis, en particulier sur des secrets jugés négatifs et dont on pense que la
divulgation lui serait préjudiciable : le nom des maladies dont elle est affectée, ses
comportements délictueux, ses antécédents judiciaires et quelques autres points comme ses
2-…celle que les administrations appellent "le bénéficiaire final". 3- Une personne est surexposée lorsqu’elle est accessible de tous côtés, comme un objet et non comme une personne qui se présente elle-même (ou s’expose) avec un dos et une face, des parties éclairées d’autres à l’ombre, certaines qu’elle rend visibles et d’autres qu’elle cache et qui elle-même, peut à certains moments souhaiter se présenter et à d’autres, se retirer voire se cacher.
penchants amoureux (sauf s’ils sont réputés normaux). On protège les secrets dits "lourds", la
valeur du reste n’est pas perçue, donc pas protégée.
LA SUREXPOSITION DES PERSONNES
C’est ainsi que tout usager qui, "accédant à ses droits", se voit attribuer une aide à caractère
social, se voit également dans l’opération peu à peu déshabillé de ses opacités protectrices.
Sont livrés aux rayons X, non seulement ses revenus, le montant de ses impôts, son emploi ou
son chômage mais aussi sa situation de famille, la scolarité de ses enfants, ses adresses
précédentes, ses problèmes de santé, la taille et l’état de son appartement, la disposition des
pièces, sa façon d’habiter…
Chacun a besoin de pouvoir être seul, de pouvoir se cacher, cela permet de se rassembler, de
se sentir exister, mais aussi de vivre les alternances de son désir, de retrouver les autres ou
d’être découvert par eux. Virginia Woolf avait décrit la nécessité d’avoir "une chambre à soi"
pour exister comme être humain à part égale et entière. Se cacher c’est quelque chose qui fait
jubiler les enfants.
Être découvert aussi. Tout cela n’a rien à voir avec des droits mais si c’est essentiel aux
enfants, on peut penser que c’est en effet essentiel aux êtres humains. Disposer d’un espace à
soi, doué d’opacité, avec par exemple une façade où se montrer et un arrière où se cacher, ne
saurait entrer dans la liste des droits de l’usager ; mais l’inverse la surexposition, qu’elle soit
physique ou psychique, personnelle ou sociale, l’impossibilité par exemple de se composer un
visage ou de dissimuler ses déchets, constitue une situation inhumaine. C’est pourtant la
situation ordinaire de tout habitant de la modernité et de tout bénéficiaire des politiques
publiques. Et c’est justement parce qu’elle appartient à la liste de leurs droits, que cette
garantie de confidentialité accordée aux personnes a pour corollaire leur surexposition.
DU DROIT AUX DROITS, DES DROITS AUX DEVOIRS
Pour nous expliquer sur cette affirmation, il nous faut revenir à ce que sont les droits des
usagers, qui n’ont pas plus à voir avec le Droit, celui dicté par la Loi, qu’avec les Droits de
l’Homme, ceux dictés par les principes de la révolution de 1789. Ces nouveaux droits sont
apparus en même temps que le pluriel dont a été indexé le public, devenu les publics4 : à
chaque catégorie de public, définie par des critères, correspond une catégorie de droits : les
plus de 26 ans sans ressource, disposant cependant d’une adresse personnelle et vivant en
France depuis au moins 3 ans ont droit au RSA, les citoyens dans telle et telle situation ont
droit à la gratuité des transports en commun, les parents d’au moins un enfant de plus de six
ans et dont les revenus ne dépassent pas 22.970 €/an pour le premier enfant + 5301 € par
enfant supplémentaire, ont droit à l’aide à la rentrée scolaire, etc.
Les droits en quelque sorte coutumiers accordés à un usager par un règlement administratif
sont soumis à conditions et entrent dans la balance des droits et des devoirs qui régit
aujourd’hui les rapports du public avec les institutions. Ce régime s’appuie sur une norme
4- …cependant que le personnel de l’entreprise devenait les personnels.
exprimée dans les termes d’un contrat connu de tous, donc le plus souvent tacite : on peut
"jouir de ses droits" à condition de "respecter ses devoirs".
Bien qu’il soit affiché, parfois physiquement, comme une sentence éducative ou citoyenne,
dans la plupart des services au public – des centres sociaux aux hôpitaux en passant par la
poste, les guichets du RSA et les foyers d’hébergement – un tel contrat ne s’adresse aux
personnes que dans leur dimension de consommateurs, il ne s’adresse en rien à leur dimension
d’être humain, car il repose sur la seule dimension de l’avoir dans le cadre d’une comptabilité :
avoir des droits, et en échange, avoir des devoirs. Une comptabilité en recettes et dépenses
qui, de plus, se veut à somme nulle, sans perte ni profit : tout serait consommé
immédiatement, sans reste. Cette comptabilité à somme nulle épuise le vivant, évacue le désir,
l’objet du désir et le manque qui fondent la condition humaine et l’être social. Elle met à mal
la loi symbolique qui fonde l’humanité des êtres en étant le corollaire de leurs pulsions.
Il s’agit d’une conception gestionnaire, fonctionnaliste de l’être social, pour laquelle on le voit
bien, les droits ne se réfèrent pas à la loi mais au code, à la règle et où les devoirs ne peuvent
rendre compte que de l’obligation, du pensum, pas du désir.
ÊTRE REGI PAR LA RÈGLE GESTIONNAIRE
Ce que l’on connaît de tout temps comme essentiel à la vie des êtres humains (nous
évoquions plus haut la liberté d’être seul, la nécessité de se cacher, les respirations du désir),
appartient à nos conditions de vie comme un registre qui peut nous paraître aller de soi, alors
qu’il est, comme l’équilibre écologique de l’eau des rivières, aussi fragile que vital. Cet
équilibre sera entièrement détruit par la simple introduction de systèmes incompatibles : ainsi
la règle gestionnaire droits/devoirs rendra aussi difficile le maintien des conditions de vie
propres aux humains qu’un micro-organisme toxique le ferait pour l’eau d’une rivière.
Dans certains cas elle suffira même à les détruire : pour les personnes dont la survie est
dépendante des institutions d’aide financière et sociale, la règle droits/devoirs ne vient pas
s’ajouter à leurs conditions de vie comme un avenant, une précision supplémentaire les
concernant en particulier, elle est un droit coutumier qui vient tout simplement se substituer
à la loi5, elle devient le tout de leurs conditions de vie … qui y perdent quelque humanité.
Ainsi de la condition des usagers entièrement (et physiquement) dépendants de leur milieu
institutionnel, au nombre desquels : les patients hospitalisés, les détenus dans les prisons, les
jeunes sous mesure éducative et les SDF dans les foyers d’hébergement et aussi, dans une
proportion dont il reste à prendre la mesure, les locataires des organismes HLM. On sera de la
plus haute exigence quant à la confidentialité des informations concernant un SDF ou un
jeune délinquant, mais l’un comme l’autre se verra entièrement dépouillé de toute liberté et de
toute intimité dans le foyer censé les accueillir et protéger. Comment alors exister ?
Non que ce soit absolument impossible, Primo Levi a su écrire à ce sujet, mais à quel prix ?
5- Michel Foucault a montré comment certaines institutions découpaient, à l’intérieur de l’espace commun ordinaire, des
espaces autonomes, homogènes quant à leur contenu, régis par leur seul règlement intérieur et qui se soustrayaient ainsi entièrement à la loi républicaine. Ces espaces en forme de grumeaux ou des corps étrangers, il les a appelées de hétérotopies.
Pour les usagers dont la dépendance paraît moins physique, moins exhaustive, par exemple
les allocataires du RSA ou de l’AAH, l’omniprésence de leur milieu institutionnel n’aura pas le
même caractère, l’effet de la règle droits/devoirs sera plus subtil, mais la surexposition
symbolique à laquelle ils sont soumis reste aussi menaçante pour leur liberté et leur identité.
Sauver des espaces intimes, préserver le secret de sa vie, se protéger des regards croisés
portés par les organismes d’aide, façonner de l’opacité : lorsqu’ils y arrivent, c’est là aussi au
prix d’une dépense d’énergie considérable.
Nous avons mis du temps à comprendre ces enjeux dans leur complexité et nous allons tenter
d’expliciter ici, en quoi les particularités de notre travail nous amènent à penser que parler
des personnes, avec ou sans elles, ou même leur demander de témoigner de leur travail avec
nous, serait mettre en péril quelque chose de leur identité, de leur liberté.
LIRE LA VILLE : UN ESPACE DE TRAVAIL QUI N’EST PAS UNIQUEMENT
INSTITUTIONNEL
Lire la ville ouvre aux personnes qu’elle accompagne un espace singulier, qui se distingue à
sa manière d’un espace institutionnel. Nous entendons ici le mot espace dans ses deux
acceptions d’espace physique, matériel, et d’espace social6. Cet espace ne possède pas tous les
caractères d’un espace institutionnel dans la mesure où, par exemple, rien ne vient l’identifier
à une activité ou un public catégoriels : ni l’intitulé, Lire la ville ni aucun affichage. Dans la
mesure également où il ne possède pas de règlement intérieur : seules y ont cours les règles,
certes exigeantes mais communes, de l’hospitalité et de la politesse.
Par ailleurs, c’est un espace utilisé par un collectif de travail et de recherche pour lequel le
travail n’est pas d’abord un pensum mais d’abord un objet d’intérêt qu’il cultive et qui lui
appartient. Dans lequel la main, la main qui écrit, est encore au centre des choses : c’est une
fabrique de récits faits à la main. Même s’il y a des ordinateurs sur toutes les tables, le mode
de travail est resté celui de l’intelligence non pas artificielle mais manuelle.
Le service qui y est offert n’est pas soumis à condition, ceux qui en bénéficient n’ont pas de
devoir à respecter en échange : être à l’heure aux rendez-vous, dire la vérité, suivre des
conseils, faire des efforts, etc.
Les personnes y sont reçues en leur nom propre : elles ne répondent pas à une dénomination
générique (« patient, bénéficiaire, usager, allocataire… ») mais sont désignées par leur
prénom et leur nom.
Ce n’est pas un espace privé au sens d’un domicile, ce n’est pas non plus un espace public, au
sens d’une esplanade ouverte, visible et libre d’accès.
C’est un espace qui ne refuse pas d’être habité dans le sens où, au contraire d’un espace
muet, absent ou "neutre", il se propose ou si l’on veut, parle comme un livre ouvert ; sa forme,
marquée par les personnes qui y travaillent, accueille et se donne à lire à la manière d’un
visage, d’une expression, d’une chorégraphie, même modeste.
6-Dans ce dernier cas, on emploie aussi le mot sphère, on dit par exemple la sphère ou l’espace public.
LA LIBERTÉ D’UN ESPACE À SOI
Nous savons que, avec "l’historisation" de leur vie, les personnes trouvent dans l’espace que
nous leur proposons la possibilité de construire quelque chose qui leur appartient en propre et
qui n’appartient qu’à eux. L’histoire qu’ils nous racontent et que nous transcrivons pour
pouvoir être au moins deux à la lire7 et à la regarder, c’est à eux qu’elle revient entièrement.
C’est leur bien minimum, leur patrimoine inaliénable comme l’héritage, réduit à sa plus
simple expression, qu’ils pourraient faire d’eux-mêmes. Cela constitue même parfois le tout
de leur capital. Pour ceux qui n’ont plus de domicile propre, ces pages écrites se solidifient
pour devenir quelque chose comme une maison élémentaire, le plus petit intérieur, le plus
petit chez soi possible. C’est pour cela – et non parce qu’il y serait question de secrets, de
confidences ou d’aveux – que l’espace ainsi constitué est intime8.
Retrouver un espace intime, un espace à soi, le garder et le protéger alors que l’on vit la
promiscuité de la rue, des foyers, de l’hôpital, ou de la prison, c’est accéder à un trésor
inestimable : un morceau de liberté.
Préserver cette liberté-là exige de préserver les caractéristiques élémentaires d’un espace
intime, c’est à dire d’un espace qui présente au moins deux versants9. D’un côté, la
transparence et la souveraineté pour soi : l’accès à un espace immédiat, entièrement connu et
dont on dispose à sa guise, où l’on a tout pouvoir. De l’autre, protection et opacité vis-à-vis de
l’extérieur : on ne s’y trouve exposé ni à l’irruption ni au regard des autres.
PRÉSERVER L’OPACITÉ
Ainsi importe-t-il que cette plus petite maison de papier soit entièrement accessible à son
propriétaire : nous ne réalisons aucun écrit, compte-rendu ou dossier qui ne lui soit
communicable, de sa fiche d’inscription à notre rapport d’activité en passant par ce portrait
que nous établissons au moment de synthétiser son orientation.
Ainsi importe-t-il que cette personne et son récit ne soient jamais exposés à des regards
extérieurs, jamais constitués en objet tiers, encore moins comme objet de travail entre nos
partenaires institutionnels et nous. L’espace de liberté créé s’évanouirait aussitôt ou se
transformerait en une pesante citrouille.
Certains de nos partenaires ont si bien pris la mesure de cette nécessité qu’ils évitent tout
contact avec nous, afin d’être parfaitement absents de ce lieu de liberté que représente Lire la
ville pour les personnes qu’ils nous adressent10.
Ainsi avons-nous compris que certains registres d’échange ou d’action nous sont interdits :
la mutualisation de nos informations dans le fameux secret partagé des institutions, et la
coordination de notre action avec celles de nos partenaires à l’intérieur d’un projet concerté.
7- Une fois que nous l’avons écrite, c’est nous qui la leur lisons à haute voix. 8- Du latin intimus : ce qui est le plus intérieur. 9- Au contraire des espaces les plus inhabitables, angoissants, dont l’avers ne correspond à aucun revers. 10- C’est notamment le cas du service de toxicologie de l’hôpital psychiatrique de Montperrin à Aix-en-Provence.
C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons acquiescer à des demandes de mise en commun
des informations ou des interventions au sujet d’une personne, y compris à sa demande, y
compris en sa présence. Ce serait organiser de fait la disparition de cet espace de liberté.
LA SUREXPOSITION DU TÉMOIN
Pour la même raison, nous conseillons aux personnes concernées de décliner les invitations à
venir témoigner devant des professionnels de l’expérience qu’elles ont faite avec nous, que ces
invitations émanent (très aimablement) de partenaires désireux d’affiner leurs orientations,
de professionnels intéressés à mieux connaître notre travail ou d’évaluateurs institutionnels.
Dans de tels cas, la participation de la personne elle-même au processus de désagrégation
d’un espace intime, appellerait d’autres remarques, non plus seulement déontologiques mais
méthodologiques puis idéologiques, sur les moyens d’une telle entreprise au regard de ses
objectifs
La première remarque, c’est que les témoignages sollicités de cette manière sont forcément
positifs : une totale liberté d’expression exigerait des agencements spécifiques de la parole.
La seconde remarque est une question : quelle différence avec ce qui se passait jadis lorsque,
pour des études de cas cliniques, on faisait venir les cas en personne dans les amphithéâtres de
médecine et particulièrement de psychiatrie ? L’auditoire pouvait alors s’imaginer profiter
d’un accès direct à la réalité, avoir là sous les yeux une tranche de vie, entendre la vérité de la
bouche même du sujet…
Cette illusion de vérité, de surcroît, est ici mise en scène dans un paradoxe cruel, où l’on fait
mine d’offrir au témoin cette place si enviable du sujet agissant, de l’acteur, cette place censée
(c’est le leitmotiv des dispositifs sociaux contemporains) lui rendre sa dignité … alors même
qu’il est là précisément au titre d’objet : l’objet de la coordination, l’objet de la situation ou
tout simplement, l’objet dont on parle. Cette situation illustre par ailleurs assez bien ce que
serait l’objet idéal de nos politiques publiques : un public ou un usager acteur, qui aurait su
entendre et faire sienne la formule subversive (mais dans d’autres domaine) du Do it yourself,
c’est à dire un public qui ferait son service public lui-même.
EXISTER DANS L’ESPACE PUBLIC
Pour être celui qui parle et non celui dont on parle, il faudrait que l’intéressé soit en
situation non de témoigner du service rendu, de son bonheur ou de sa chance d’avoir été
l’objet d’une action si efficace ou si harmonieusement concertée entre les différents
intervenants, mais… d’énoncer son propre récit, et ça, il l’a déjà fait.
Il l’a déjà fait, dans un espace que nous avons défini plus haut, à la fois de liberté et
d’intimité. Gagner encore en liberté consisterait peut-être en effet à rompre le secret, à faire
sortir sa parole de l’intimité, à faire en quelque sorte son Coming out (mais peut-être
seulement11).
11- Parce que le secret n’est pas qu’une entrave, et qu’il y a secret et secret : le secret qui nourrit, éclaire, que l’on garde, et le secret qui obsède, interdit, que l’on cache.
Quitter l’abri d’un espace intérieur où l’on est protégé de l’irruption et de la surexposition,
pour se rendre visible dans l’espace public parmi les autres, c’est changer à la fois de statut et
de type de protection ; c’est gagner la légitimité ordinaire du citoyen et c’est se placer cette
fois-ci sous la protection de la loi républicaine, de la "publicité" elle-même (comme peuvent le
faire par exemple les jeunes filles désireuse d’échapper à une loi coutumière qui les force au
mariage) ; c’est prendre un risque considérable mais c’est se dégager d’un seul coup du
confinement de l’intimité, de l’entrave du secret et de la réification de l’espace
institutionnel12.
Donner à voir et à entendre dans l’espace public ce dont on est porteur – sa propre forme, sa
propre parole – cela s’appelle l’édition13. Mais cela, souhaiter puis décider d’éditer, l’intéressé
est seul à pouvoir le faire, comme il est seul à pouvoir respirer : personne ne peut le faire pour
son compte ni à sa place. Tout au mieux pourrions-nous, à sa demande, l’accompagner dans sa
recherche d’éditeur comme nous l’accompagnons dans sa recherche d’un travail. Et puis une
démarche d’édition peut, dans certains cas, se satisfaire des quelques exemplaires fabriqués
artisanalement à Lire la ville et destinés aux happy few choisis par l’intéressé. La visibilité
gagnée dans le fait de se donner à lire, et d’être lu, semble pouvoir constituer une entrée
suffisante dans l’espace public. De fait, aucune des personnes qui, à leur arrivée, avaient
annoncé leur intention d’éditer le récit de leur vie, n’a reparlé de ce projet une fois que le récit
achevé a été imprimé en bonne et due forme. La remise, dans les mains de celui qui l’a
prononcé, d’un récit écrit, c’est à dire détaché de son propre corps, puis sa lecture à haute voix
par la bouche de quelqu’un d’autre, ces moments éphémères, mais vivants et marquants, on
peut penser qu’ils constituent bien des formes d’édition. Nous-mêmes faisons l’expérience de
ces formes-là, de leur façon d’opérer sur un public, fût-il restreint, lorsque nous organisons
dans nos locaux des lectures de morceaux choisis. La force et la beauté de ces extraits (en fait,
de ces personnes), fraient leur chemin jusqu’à l’esprit de ces parfaits étrangers qui
constituent l’auditoire et viennent y inscrire leurs effets de découverte et de surprise, de
connaissance. Éditer, se donner à l’extérieur aura bien eu lieu.
POUR CONCLURE
Ici, dans ces questions que nous venons de parcourir, se rencontrent plusieurs de nos champs
d’intérêt et de travail.
Parmi lesquels, la création concomitante, puis les effets d’influence et de positionnement
mutuels des différents espaces : intime, privé et public. Parmi lesquels également, cette
approche qui est la nôtre et qui se définit d’abord négativement : ni psychologique ni
médicale, ni éducative ni de conseil, ni d’insertion ni judiciaire, ni sociale ni d’ailleurs
sociologique ; que l’on pourrait dire soucieuse de récit, d’écriture sinon de littérature, peut-
être de poésie, de description, de forme, d’hospitalité et, regardant à travers tout cela se
décliner les formes et occurrences de la beauté.
12- L’espace institutionnel qui, non par faute mais par nature, gère les personnes comme des problèmes et des dossiers et donc les maintient dans un statut d’objet. 13- Éditer du latin edere, contraction de ex-dare : "donner au dehors".