8
LIBERTÉ ALTÉRITÉ INTIMITÉ par Chantal Deckmyn LES RAISONS DE LA TRANSPARENCE Ayant lu Franz Kafka dans le texte, les administrations en charge des politiques publiques sont devenues très conscientes des risques que l’opacité, l’absurdité et la dépersonnalisation font courir à leur action. Pour parer à l’inhumanité et à l’inefficacité d’un fonctionnement cloisonné, elles tentent d’organiser en gestes coordonnés et logiques les milliers de mouvements conduits par des milliers de petites mains autour d’un thème (le chômage, la santé, la toxicomanie…) ou sur un territoire (commune, département, région…) Vis-à-vis des services et associations qu’elle mandate, chacune des collectivités territoriales, chacune des administrations sectorielles exige donc qu’ils travaillent en partenariat les uns avec les autres. Se placer aujourd’hui en dehors de ces échanges signerait un grave dysfonctionnement. D’ailleurs la figure du réseau, à la fois support, forme et objectif, devenue quasi incontestable, est déjà parée pour cette exigence. Pour réaliser cette coordination de leurs actions, les différents intervenants se réunissent autour de ce qu’ils ont en commun : objectif, thème, territoires… Il arrive également qu’ils se centrent pour cela sur l’objet commun qui l eur paraît le plus important : le destinataire ou l’usager du service rendu. C’est cette identification des personnes à une place d’objet commun que nous sommes amenés à questionner aujourd’hui. METTRE DES OBJECTIFS EN COMMUN, OUI, DES PERSONNES, NON Nous-mêmes, à Lire la ville, nous trouvons fréquemment en situation d’échange avec nos partenaires. Il s’agit le plus souvent d’organismes 1 qui ont affaire comme nous à un public de personnes pauvres cumulant de nombreuses difficultés. Ces partenaires nous adressent les personnes qui recherchent un travail, tandis que nous leur adressons celles qui ont besoin de leurs services : une aide sociale, un logement, des soins, etc. Nous rencontrer nous donne l’occasion de connaître les missions, les contraintes, les conditions, les méthodes de travail de chacun : les leurs et les nôtres. Cela nous permet de mieux discerner nos périmètres de compétence et nos rôles respectifs à l’intérieur d’objectifs communs ; mais aussi de démultiplier notre perception de la réalité que nous rencontrons, d’affûter notre regard et notre positionnement éthique. Mais, comme nous venons de l’évoquer, nous recevons également des demandes pour se coordonner au sujet ou autour des personnes qui composent notre public. Dans certains cas, il s’agira de rassembler nos informations ou nos avis sur l’évolution d’une personne qui nous a été adressée ou encore, de la rencontrer ensemble. Dans ce cas, est invoquée la nécessité 1- Pôle d’insertion, service hospitalier, équipe d’éducateurs, service pénitentiaire, associations nationales ou locales, etc.

liberté, altérité, intimité

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Lire la ville, confidentialité et surexposition, par Chantal Deckmyn

Citation preview

Page 1: liberté, altérité, intimité

LIBERTÉ – ALTÉRITÉ – INTIMITÉ

par Chantal Deckmyn

LES RAISONS DE LA TRANSPARENCE

Ayant lu Franz Kafka dans le texte, les administrations en charge des politiques publiques

sont devenues très conscientes des risques que l’opacité, l’absurdité et la dépersonnalisation

font courir à leur action. Pour parer à l’inhumanité et à l’inefficacité d’un fonctionnement

cloisonné, elles tentent d’organiser en gestes coordonnés et logiques les milliers de

mouvements conduits par des milliers de petites mains autour d’un thème (le chômage, la

santé, la toxicomanie…) ou sur un territoire (commune, département, région…)

Vis-à-vis des services et associations qu’elle mandate, chacune des collectivités territoriales,

chacune des administrations sectorielles exige donc qu’ils travaillent en partenariat les uns

avec les autres.

Se placer aujourd’hui en dehors de ces échanges signerait un grave dysfonctionnement.

D’ailleurs la figure du réseau, à la fois support, forme et objectif, devenue quasi incontestable,

est déjà parée pour cette exigence. Pour réaliser cette coordination de leurs actions, les

différents intervenants se réunissent autour de ce qu’ils ont en commun : objectif, thème,

territoires…

Il arrive également qu’ils se centrent pour cela sur l’objet commun qui leur paraît le plus

important : le destinataire ou l’usager du service rendu. C’est cette identification des

personnes à une place d’objet commun que nous sommes amenés à questionner aujourd’hui.

METTRE DES OBJECTIFS EN COMMUN, OUI, DES PERSONNES, NON

Nous-mêmes, à Lire la ville, nous trouvons fréquemment en situation d’échange avec nos

partenaires. Il s’agit le plus souvent d’organismes1 qui ont affaire comme nous à un public de

personnes pauvres cumulant de nombreuses difficultés.

Ces partenaires nous adressent les personnes qui recherchent un travail, tandis que nous

leur adressons celles qui ont besoin de leurs services : une aide sociale, un logement, des soins,

etc.

Nous rencontrer nous donne l’occasion de connaître les missions, les contraintes, les

conditions, les méthodes de travail de chacun : les leurs et les nôtres. Cela nous permet de

mieux discerner nos périmètres de compétence et nos rôles respectifs à l’intérieur d’objectifs

communs ; mais aussi de démultiplier notre perception de la réalité que nous rencontrons,

d’affûter notre regard et notre positionnement éthique.

Mais, comme nous venons de l’évoquer, nous recevons également des demandes pour se

coordonner au sujet ou autour des personnes qui composent notre public. Dans certains cas, il

s’agira de rassembler nos informations ou nos avis sur l’évolution d’une personne qui nous a

été adressée ou encore, de la rencontrer ensemble. Dans ce cas, est invoquée la nécessité

1- Pôle d’insertion, service hospitalier, équipe d’éducateurs, service pénitentiaire, associations nationales ou locales, etc.

Page 2: liberté, altérité, intimité

d’éviter les discordances, les redites et les pertes d’énergie en apportant à cette personne un

service global qui articule les interventions parfois nombreuses dont elle est l’objet en matière

de santé, logement, économie, travail, éducation, etc. Dans d’autres cas, évaluation par un

financeur, article pour un journal ou information collective, il s’agira de demander à des

personnes que nous avons accompagnées de venir témoigner devant d'autres de son

expérience à Lire la ville.

Dans le contexte que nous avons évoqué plus haut, le premier mouvement serait

d’acquiescer : « coordonnons-nous, agissons dans la transparence et l‘unité, mutualisons nos

forces et nos informations pour le bien de chaque personne2 ! »

L’expérience nous conduit à agir différemment, dans la mesure où l’unité et la transparence

si ardemment souhaitées entre les différents intervenants, aboutissent sans doute à une

optimisation de leur travail, mais aussi à la réification et à la surexposition des personnes

formant leur public. De notre point de vue, la surexposition des personnes s’accompagne le

plus souvent d’une forme d’infantilisation et met à mal leurs coordonnées d’être humain, en

particulier leur liberté3.

LA CONFIDENTIALITÉ

Ce qui est remis en cause par la surexposition institutionnelle à laquelle notre société

soumet les personnes pauvres, ce n’est pas leur droit à la confidentialité des informations les

concernant.

D’ailleurs tout le monde proteste haut et fort : « la confidentialité doit être préservée à tout

prix. » Resterait à savoir dans quelle langue d’usage on emploie ici le mot confidentialité.

Dans ce contexte, cette langue qui est malheureusement la nôtre, n’est autre que celle de la

gestion, en usage dans les politiques publiques, une langue compatible avec les formulaires,

qui définit les personnes par leurs problèmes et leurs manques, et qui aborde les systèmes à

partir de leurs dysfonctionnements. Une langue qui véhicule les automatismes de langage

comme des blocs de pensée et qui tient en particulier pour vrai, le divorce fantasmatique et

surtout ruineux, entre personne privée et personne professionnelle. La confidentialité ici n’a

pas pour finalité la protection d’un précieux trésor, elle n’est pas la marque d’un respect ou

d’une admiration ; elle appartient simplement à la liste des droits de l’usager. Respecter la

confidentialité signifiera plutôt une mise à distance – « nous n’avons pas à savoir, cela ne nous

regarde pas, c’est son affaire » – ou encore, une garantie contre une possible démarche

judiciaire ultérieure. Ce que nous pouvons remarquer d’emblée, c’est que cette notion ne

s’applique pas ici au sujet lui-même, dans son identité vivante, mouvante et en volume. Elle se

fixe sur des points précis, en particulier sur des secrets jugés négatifs et dont on pense que la

divulgation lui serait préjudiciable : le nom des maladies dont elle est affectée, ses

comportements délictueux, ses antécédents judiciaires et quelques autres points comme ses

2-…celle que les administrations appellent "le bénéficiaire final". 3- Une personne est surexposée lorsqu’elle est accessible de tous côtés, comme un objet et non comme une personne qui se présente elle-même (ou s’expose) avec un dos et une face, des parties éclairées d’autres à l’ombre, certaines qu’elle rend visibles et d’autres qu’elle cache et qui elle-même, peut à certains moments souhaiter se présenter et à d’autres, se retirer voire se cacher.

Page 3: liberté, altérité, intimité

penchants amoureux (sauf s’ils sont réputés normaux). On protège les secrets dits "lourds", la

valeur du reste n’est pas perçue, donc pas protégée.

LA SUREXPOSITION DES PERSONNES

C’est ainsi que tout usager qui, "accédant à ses droits", se voit attribuer une aide à caractère

social, se voit également dans l’opération peu à peu déshabillé de ses opacités protectrices.

Sont livrés aux rayons X, non seulement ses revenus, le montant de ses impôts, son emploi ou

son chômage mais aussi sa situation de famille, la scolarité de ses enfants, ses adresses

précédentes, ses problèmes de santé, la taille et l’état de son appartement, la disposition des

pièces, sa façon d’habiter…

Chacun a besoin de pouvoir être seul, de pouvoir se cacher, cela permet de se rassembler, de

se sentir exister, mais aussi de vivre les alternances de son désir, de retrouver les autres ou

d’être découvert par eux. Virginia Woolf avait décrit la nécessité d’avoir "une chambre à soi"

pour exister comme être humain à part égale et entière. Se cacher c’est quelque chose qui fait

jubiler les enfants.

Être découvert aussi. Tout cela n’a rien à voir avec des droits mais si c’est essentiel aux

enfants, on peut penser que c’est en effet essentiel aux êtres humains. Disposer d’un espace à

soi, doué d’opacité, avec par exemple une façade où se montrer et un arrière où se cacher, ne

saurait entrer dans la liste des droits de l’usager ; mais l’inverse la surexposition, qu’elle soit

physique ou psychique, personnelle ou sociale, l’impossibilité par exemple de se composer un

visage ou de dissimuler ses déchets, constitue une situation inhumaine. C’est pourtant la

situation ordinaire de tout habitant de la modernité et de tout bénéficiaire des politiques

publiques. Et c’est justement parce qu’elle appartient à la liste de leurs droits, que cette

garantie de confidentialité accordée aux personnes a pour corollaire leur surexposition.

DU DROIT AUX DROITS, DES DROITS AUX DEVOIRS

Pour nous expliquer sur cette affirmation, il nous faut revenir à ce que sont les droits des

usagers, qui n’ont pas plus à voir avec le Droit, celui dicté par la Loi, qu’avec les Droits de

l’Homme, ceux dictés par les principes de la révolution de 1789. Ces nouveaux droits sont

apparus en même temps que le pluriel dont a été indexé le public, devenu les publics4 : à

chaque catégorie de public, définie par des critères, correspond une catégorie de droits : les

plus de 26 ans sans ressource, disposant cependant d’une adresse personnelle et vivant en

France depuis au moins 3 ans ont droit au RSA, les citoyens dans telle et telle situation ont

droit à la gratuité des transports en commun, les parents d’au moins un enfant de plus de six

ans et dont les revenus ne dépassent pas 22.970 €/an pour le premier enfant + 5301 € par

enfant supplémentaire, ont droit à l’aide à la rentrée scolaire, etc.

Les droits en quelque sorte coutumiers accordés à un usager par un règlement administratif

sont soumis à conditions et entrent dans la balance des droits et des devoirs qui régit

aujourd’hui les rapports du public avec les institutions. Ce régime s’appuie sur une norme

4- …cependant que le personnel de l’entreprise devenait les personnels.

Page 4: liberté, altérité, intimité

exprimée dans les termes d’un contrat connu de tous, donc le plus souvent tacite : on peut

"jouir de ses droits" à condition de "respecter ses devoirs".

Bien qu’il soit affiché, parfois physiquement, comme une sentence éducative ou citoyenne,

dans la plupart des services au public – des centres sociaux aux hôpitaux en passant par la

poste, les guichets du RSA et les foyers d’hébergement – un tel contrat ne s’adresse aux

personnes que dans leur dimension de consommateurs, il ne s’adresse en rien à leur dimension

d’être humain, car il repose sur la seule dimension de l’avoir dans le cadre d’une comptabilité :

avoir des droits, et en échange, avoir des devoirs. Une comptabilité en recettes et dépenses

qui, de plus, se veut à somme nulle, sans perte ni profit : tout serait consommé

immédiatement, sans reste. Cette comptabilité à somme nulle épuise le vivant, évacue le désir,

l’objet du désir et le manque qui fondent la condition humaine et l’être social. Elle met à mal

la loi symbolique qui fonde l’humanité des êtres en étant le corollaire de leurs pulsions.

Il s’agit d’une conception gestionnaire, fonctionnaliste de l’être social, pour laquelle on le voit

bien, les droits ne se réfèrent pas à la loi mais au code, à la règle et où les devoirs ne peuvent

rendre compte que de l’obligation, du pensum, pas du désir.

ÊTRE REGI PAR LA RÈGLE GESTIONNAIRE

Ce que l’on connaît de tout temps comme essentiel à la vie des êtres humains (nous

évoquions plus haut la liberté d’être seul, la nécessité de se cacher, les respirations du désir),

appartient à nos conditions de vie comme un registre qui peut nous paraître aller de soi, alors

qu’il est, comme l’équilibre écologique de l’eau des rivières, aussi fragile que vital. Cet

équilibre sera entièrement détruit par la simple introduction de systèmes incompatibles : ainsi

la règle gestionnaire droits/devoirs rendra aussi difficile le maintien des conditions de vie

propres aux humains qu’un micro-organisme toxique le ferait pour l’eau d’une rivière.

Dans certains cas elle suffira même à les détruire : pour les personnes dont la survie est

dépendante des institutions d’aide financière et sociale, la règle droits/devoirs ne vient pas

s’ajouter à leurs conditions de vie comme un avenant, une précision supplémentaire les

concernant en particulier, elle est un droit coutumier qui vient tout simplement se substituer

à la loi5, elle devient le tout de leurs conditions de vie … qui y perdent quelque humanité.

Ainsi de la condition des usagers entièrement (et physiquement) dépendants de leur milieu

institutionnel, au nombre desquels : les patients hospitalisés, les détenus dans les prisons, les

jeunes sous mesure éducative et les SDF dans les foyers d’hébergement et aussi, dans une

proportion dont il reste à prendre la mesure, les locataires des organismes HLM. On sera de la

plus haute exigence quant à la confidentialité des informations concernant un SDF ou un

jeune délinquant, mais l’un comme l’autre se verra entièrement dépouillé de toute liberté et de

toute intimité dans le foyer censé les accueillir et protéger. Comment alors exister ?

Non que ce soit absolument impossible, Primo Levi a su écrire à ce sujet, mais à quel prix ?

5- Michel Foucault a montré comment certaines institutions découpaient, à l’intérieur de l’espace commun ordinaire, des

espaces autonomes, homogènes quant à leur contenu, régis par leur seul règlement intérieur et qui se soustrayaient ainsi entièrement à la loi républicaine. Ces espaces en forme de grumeaux ou des corps étrangers, il les a appelées de hétérotopies.

Page 5: liberté, altérité, intimité

Pour les usagers dont la dépendance paraît moins physique, moins exhaustive, par exemple

les allocataires du RSA ou de l’AAH, l’omniprésence de leur milieu institutionnel n’aura pas le

même caractère, l’effet de la règle droits/devoirs sera plus subtil, mais la surexposition

symbolique à laquelle ils sont soumis reste aussi menaçante pour leur liberté et leur identité.

Sauver des espaces intimes, préserver le secret de sa vie, se protéger des regards croisés

portés par les organismes d’aide, façonner de l’opacité : lorsqu’ils y arrivent, c’est là aussi au

prix d’une dépense d’énergie considérable.

Nous avons mis du temps à comprendre ces enjeux dans leur complexité et nous allons tenter

d’expliciter ici, en quoi les particularités de notre travail nous amènent à penser que parler

des personnes, avec ou sans elles, ou même leur demander de témoigner de leur travail avec

nous, serait mettre en péril quelque chose de leur identité, de leur liberté.

LIRE LA VILLE : UN ESPACE DE TRAVAIL QUI N’EST PAS UNIQUEMENT

INSTITUTIONNEL

Lire la ville ouvre aux personnes qu’elle accompagne un espace singulier, qui se distingue à

sa manière d’un espace institutionnel. Nous entendons ici le mot espace dans ses deux

acceptions d’espace physique, matériel, et d’espace social6. Cet espace ne possède pas tous les

caractères d’un espace institutionnel dans la mesure où, par exemple, rien ne vient l’identifier

à une activité ou un public catégoriels : ni l’intitulé, Lire la ville ni aucun affichage. Dans la

mesure également où il ne possède pas de règlement intérieur : seules y ont cours les règles,

certes exigeantes mais communes, de l’hospitalité et de la politesse.

Par ailleurs, c’est un espace utilisé par un collectif de travail et de recherche pour lequel le

travail n’est pas d’abord un pensum mais d’abord un objet d’intérêt qu’il cultive et qui lui

appartient. Dans lequel la main, la main qui écrit, est encore au centre des choses : c’est une

fabrique de récits faits à la main. Même s’il y a des ordinateurs sur toutes les tables, le mode

de travail est resté celui de l’intelligence non pas artificielle mais manuelle.

Le service qui y est offert n’est pas soumis à condition, ceux qui en bénéficient n’ont pas de

devoir à respecter en échange : être à l’heure aux rendez-vous, dire la vérité, suivre des

conseils, faire des efforts, etc.

Les personnes y sont reçues en leur nom propre : elles ne répondent pas à une dénomination

générique (« patient, bénéficiaire, usager, allocataire… ») mais sont désignées par leur

prénom et leur nom.

Ce n’est pas un espace privé au sens d’un domicile, ce n’est pas non plus un espace public, au

sens d’une esplanade ouverte, visible et libre d’accès.

C’est un espace qui ne refuse pas d’être habité dans le sens où, au contraire d’un espace

muet, absent ou "neutre", il se propose ou si l’on veut, parle comme un livre ouvert ; sa forme,

marquée par les personnes qui y travaillent, accueille et se donne à lire à la manière d’un

visage, d’une expression, d’une chorégraphie, même modeste.

6-Dans ce dernier cas, on emploie aussi le mot sphère, on dit par exemple la sphère ou l’espace public.

Page 6: liberté, altérité, intimité

LA LIBERTÉ D’UN ESPACE À SOI

Nous savons que, avec "l’historisation" de leur vie, les personnes trouvent dans l’espace que

nous leur proposons la possibilité de construire quelque chose qui leur appartient en propre et

qui n’appartient qu’à eux. L’histoire qu’ils nous racontent et que nous transcrivons pour

pouvoir être au moins deux à la lire7 et à la regarder, c’est à eux qu’elle revient entièrement.

C’est leur bien minimum, leur patrimoine inaliénable comme l’héritage, réduit à sa plus

simple expression, qu’ils pourraient faire d’eux-mêmes. Cela constitue même parfois le tout

de leur capital. Pour ceux qui n’ont plus de domicile propre, ces pages écrites se solidifient

pour devenir quelque chose comme une maison élémentaire, le plus petit intérieur, le plus

petit chez soi possible. C’est pour cela – et non parce qu’il y serait question de secrets, de

confidences ou d’aveux – que l’espace ainsi constitué est intime8.

Retrouver un espace intime, un espace à soi, le garder et le protéger alors que l’on vit la

promiscuité de la rue, des foyers, de l’hôpital, ou de la prison, c’est accéder à un trésor

inestimable : un morceau de liberté.

Préserver cette liberté-là exige de préserver les caractéristiques élémentaires d’un espace

intime, c’est à dire d’un espace qui présente au moins deux versants9. D’un côté, la

transparence et la souveraineté pour soi : l’accès à un espace immédiat, entièrement connu et

dont on dispose à sa guise, où l’on a tout pouvoir. De l’autre, protection et opacité vis-à-vis de

l’extérieur : on ne s’y trouve exposé ni à l’irruption ni au regard des autres.

PRÉSERVER L’OPACITÉ

Ainsi importe-t-il que cette plus petite maison de papier soit entièrement accessible à son

propriétaire : nous ne réalisons aucun écrit, compte-rendu ou dossier qui ne lui soit

communicable, de sa fiche d’inscription à notre rapport d’activité en passant par ce portrait

que nous établissons au moment de synthétiser son orientation.

Ainsi importe-t-il que cette personne et son récit ne soient jamais exposés à des regards

extérieurs, jamais constitués en objet tiers, encore moins comme objet de travail entre nos

partenaires institutionnels et nous. L’espace de liberté créé s’évanouirait aussitôt ou se

transformerait en une pesante citrouille.

Certains de nos partenaires ont si bien pris la mesure de cette nécessité qu’ils évitent tout

contact avec nous, afin d’être parfaitement absents de ce lieu de liberté que représente Lire la

ville pour les personnes qu’ils nous adressent10.

Ainsi avons-nous compris que certains registres d’échange ou d’action nous sont interdits :

la mutualisation de nos informations dans le fameux secret partagé des institutions, et la

coordination de notre action avec celles de nos partenaires à l’intérieur d’un projet concerté.

7- Une fois que nous l’avons écrite, c’est nous qui la leur lisons à haute voix. 8- Du latin intimus : ce qui est le plus intérieur. 9- Au contraire des espaces les plus inhabitables, angoissants, dont l’avers ne correspond à aucun revers. 10- C’est notamment le cas du service de toxicologie de l’hôpital psychiatrique de Montperrin à Aix-en-Provence.

Page 7: liberté, altérité, intimité

C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons acquiescer à des demandes de mise en commun

des informations ou des interventions au sujet d’une personne, y compris à sa demande, y

compris en sa présence. Ce serait organiser de fait la disparition de cet espace de liberté.

LA SUREXPOSITION DU TÉMOIN

Pour la même raison, nous conseillons aux personnes concernées de décliner les invitations à

venir témoigner devant des professionnels de l’expérience qu’elles ont faite avec nous, que ces

invitations émanent (très aimablement) de partenaires désireux d’affiner leurs orientations,

de professionnels intéressés à mieux connaître notre travail ou d’évaluateurs institutionnels.

Dans de tels cas, la participation de la personne elle-même au processus de désagrégation

d’un espace intime, appellerait d’autres remarques, non plus seulement déontologiques mais

méthodologiques puis idéologiques, sur les moyens d’une telle entreprise au regard de ses

objectifs

La première remarque, c’est que les témoignages sollicités de cette manière sont forcément

positifs : une totale liberté d’expression exigerait des agencements spécifiques de la parole.

La seconde remarque est une question : quelle différence avec ce qui se passait jadis lorsque,

pour des études de cas cliniques, on faisait venir les cas en personne dans les amphithéâtres de

médecine et particulièrement de psychiatrie ? L’auditoire pouvait alors s’imaginer profiter

d’un accès direct à la réalité, avoir là sous les yeux une tranche de vie, entendre la vérité de la

bouche même du sujet…

Cette illusion de vérité, de surcroît, est ici mise en scène dans un paradoxe cruel, où l’on fait

mine d’offrir au témoin cette place si enviable du sujet agissant, de l’acteur, cette place censée

(c’est le leitmotiv des dispositifs sociaux contemporains) lui rendre sa dignité … alors même

qu’il est là précisément au titre d’objet : l’objet de la coordination, l’objet de la situation ou

tout simplement, l’objet dont on parle. Cette situation illustre par ailleurs assez bien ce que

serait l’objet idéal de nos politiques publiques : un public ou un usager acteur, qui aurait su

entendre et faire sienne la formule subversive (mais dans d’autres domaine) du Do it yourself,

c’est à dire un public qui ferait son service public lui-même.

EXISTER DANS L’ESPACE PUBLIC

Pour être celui qui parle et non celui dont on parle, il faudrait que l’intéressé soit en

situation non de témoigner du service rendu, de son bonheur ou de sa chance d’avoir été

l’objet d’une action si efficace ou si harmonieusement concertée entre les différents

intervenants, mais… d’énoncer son propre récit, et ça, il l’a déjà fait.

Il l’a déjà fait, dans un espace que nous avons défini plus haut, à la fois de liberté et

d’intimité. Gagner encore en liberté consisterait peut-être en effet à rompre le secret, à faire

sortir sa parole de l’intimité, à faire en quelque sorte son Coming out (mais peut-être

seulement11).

11- Parce que le secret n’est pas qu’une entrave, et qu’il y a secret et secret : le secret qui nourrit, éclaire, que l’on garde, et le secret qui obsède, interdit, que l’on cache.

Page 8: liberté, altérité, intimité

Quitter l’abri d’un espace intérieur où l’on est protégé de l’irruption et de la surexposition,

pour se rendre visible dans l’espace public parmi les autres, c’est changer à la fois de statut et

de type de protection ; c’est gagner la légitimité ordinaire du citoyen et c’est se placer cette

fois-ci sous la protection de la loi républicaine, de la "publicité" elle-même (comme peuvent le

faire par exemple les jeunes filles désireuse d’échapper à une loi coutumière qui les force au

mariage) ; c’est prendre un risque considérable mais c’est se dégager d’un seul coup du

confinement de l’intimité, de l’entrave du secret et de la réification de l’espace

institutionnel12.

Donner à voir et à entendre dans l’espace public ce dont on est porteur – sa propre forme, sa

propre parole – cela s’appelle l’édition13. Mais cela, souhaiter puis décider d’éditer, l’intéressé

est seul à pouvoir le faire, comme il est seul à pouvoir respirer : personne ne peut le faire pour

son compte ni à sa place. Tout au mieux pourrions-nous, à sa demande, l’accompagner dans sa

recherche d’éditeur comme nous l’accompagnons dans sa recherche d’un travail. Et puis une

démarche d’édition peut, dans certains cas, se satisfaire des quelques exemplaires fabriqués

artisanalement à Lire la ville et destinés aux happy few choisis par l’intéressé. La visibilité

gagnée dans le fait de se donner à lire, et d’être lu, semble pouvoir constituer une entrée

suffisante dans l’espace public. De fait, aucune des personnes qui, à leur arrivée, avaient

annoncé leur intention d’éditer le récit de leur vie, n’a reparlé de ce projet une fois que le récit

achevé a été imprimé en bonne et due forme. La remise, dans les mains de celui qui l’a

prononcé, d’un récit écrit, c’est à dire détaché de son propre corps, puis sa lecture à haute voix

par la bouche de quelqu’un d’autre, ces moments éphémères, mais vivants et marquants, on

peut penser qu’ils constituent bien des formes d’édition. Nous-mêmes faisons l’expérience de

ces formes-là, de leur façon d’opérer sur un public, fût-il restreint, lorsque nous organisons

dans nos locaux des lectures de morceaux choisis. La force et la beauté de ces extraits (en fait,

de ces personnes), fraient leur chemin jusqu’à l’esprit de ces parfaits étrangers qui

constituent l’auditoire et viennent y inscrire leurs effets de découverte et de surprise, de

connaissance. Éditer, se donner à l’extérieur aura bien eu lieu.

POUR CONCLURE

Ici, dans ces questions que nous venons de parcourir, se rencontrent plusieurs de nos champs

d’intérêt et de travail.

Parmi lesquels, la création concomitante, puis les effets d’influence et de positionnement

mutuels des différents espaces : intime, privé et public. Parmi lesquels également, cette

approche qui est la nôtre et qui se définit d’abord négativement : ni psychologique ni

médicale, ni éducative ni de conseil, ni d’insertion ni judiciaire, ni sociale ni d’ailleurs

sociologique ; que l’on pourrait dire soucieuse de récit, d’écriture sinon de littérature, peut-

être de poésie, de description, de forme, d’hospitalité et, regardant à travers tout cela se

décliner les formes et occurrences de la beauté.

12- L’espace institutionnel qui, non par faute mais par nature, gère les personnes comme des problèmes et des dossiers et donc les maintient dans un statut d’objet. 13- Éditer du latin edere, contraction de ex-dare : "donner au dehors".