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POÉSIE SADIQUE Sylvain Santi Editions Lignes | « Lignes » 2005/2 n° 17 | pages 92 à 109 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380369 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-92.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sylvain Santi, « Poésie sadique », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 92-109. DOI 10.3917/lignes.017.0092 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes. © Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes

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POÉSIE SADIQUESylvain Santi

Editions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 92 à 109 ISSN 0988-5226ISBN 2849380369

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-92.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sylvain Santi, « Poésie sadique », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 92-109.DOI 10.3917/lignes.017.0092--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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une mise en application immédiate de la première : la lucidité de Blanchotpermet de prendre conscience d’une proximité qu’elle seule pouvait déceler.

Aux alentours de 1950, le rapprochement entre le sadisme et lemysticisme est reconduit mais cette fois nettement en faveur du premier.Il faut certes accorder le sens le plus grand à l’expérience de l’amour divinqui incarne une « volonté d’exploration de tout le possible en dehors delaquelle toute humanité se démet 3 ». Mais il faut aussi souligner à quel pointson objet est limité : lui-même engagé dans le monde de l’acquisition quis’oppose à la consumation sans mesure de l’amour, il se présente si peucomme « la pure négation de l’absence de forme et de mode qu’il reçoittout à l’opposé la définition majeure de Dieu de l’État ». Créateur et garantdu monde et du réel, l’objet de l’amour mystique est « l’utilité parexcellence ». Parce qu’il est soumis de la sorte à Dieu, il n’y a rien dans lemysticisme qui aille « par-delà l’histoire ou l’action, rien qui transcendedans l’instant même un enchaînement d’actes subordonnés à leurs effets ».Pour Bataille, l’amour individuel demeure dans la même impasse, bornéqu’il est non seulement aux « possibilités qui réservent l’intérêt d’unpartenaire, mais à celles que le partenaire lui-même peut supporter 4 ».Cependant, une issue apparaît ici qui est refusée au mysticisme, et cetteissue consiste précisément en la négation des partenaires, laquelle ouvre àl’érotisme un dernier domaine. Tourner le dos à l’accord avec le partenaire,« chercher dans l’indifférence de nouvelles formes de ruine, qui redoublentla transgression, par-delà la complicité, par l’audace qui grandit dans lacomplicité et le crime », tel est le credo de cet érotisme qui ne craint pas dese hisser à hauteur des conséquences les plus bouleversantes. L’érotismeultime qu’entraîne la négation du partenaire ne peut se limiter à une simplevue de l’esprit, sous peine de retrouver bien vite les bornes qui réduisentla portée de la mystique aussi bien que celle de l’amour individuel. Faut-il alors se jeter réellement dans la cruauté et le crime, infliger les pirestortures à son partenaire pour mieux jouir, le faire souffrir, ne pas craindrede le battre à mort, de manger sa merde et de lui faire manger la sienne ?

3. G. Bataille, L’Histoire de l’érotisme, Œuvres complètes, t. VII, p.148.4. Ibid., p.149.

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SYLVAIN SANTI

Poésie sadique

Dans la discussion qui fait suite à « La Religion surréaliste », conférenceprononcée en 1948, Bataille fait par deux fois référence à Maurice Blanchot,et plus particulièrement à une étude que ce dernier vient de consacrer àl’œuvre de Sade 1. L’analyse « des ressorts de Sade 2 » à laquelle se livreBlanchot est d’abord présentée comme une position exemplaire dusurréalisme, non d’un surréalisme étroitement défini, mais d’un« surréalisme plus large », qui peut faire songer au « grand surréalisme »dont l’avènement était annoncé par Bataille en 1947 dans un article deCritique. Blanchot est surréaliste d’accomplir un effort remarquable pourrépondre à ce qui, pour Bataille, constitue l’idéal du surréalisme : laréalisation d’une conscience parfaitement lucide, d’une conscience quiconstitue « un des thèmes de toutes les religions » et en particulier de lamystique, et qui a pour rôle « d’arriver à la fusion avec l’univers », riende moins. En un mot, Blanchot est surréaliste par l’exigence implacable desa lucidité.

La seconde référence à Blanchot intervient un peu plus loin dans ladiscussion et permet à Bataille d’opérer un rapprochement entre sadismeet mystique. Le sadique et le mystique ont pour commune particularitéde tourner les supplices en délices. La vie mystique est en fait une transpo-sition morale du débauché sadique que Blanchot définit comme un hommevoué à la destruction, aussi bien de l’objet que du sujet, puisqu’il est hommeà éprouver les terribles souffrances qu’il inflige aux autres comme devéritables plaisirs. La seconde référence à Blanchot se présente ainsi comme

1. M. Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, Paris, Minuit, 1949.2. G. Bataille, La Religion surréaliste, Œuvres complètes t. VII, p. 399.

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une mise en application immédiate de la première : la lucidité de Blanchotpermet de prendre conscience d’une proximité qu’elle seule pouvait déceler.

Aux alentours de 1950, le rapprochement entre le sadisme et lemysticisme est reconduit mais cette fois nettement en faveur du premier.Il faut certes accorder le sens le plus grand à l’expérience de l’amour divinqui incarne une « volonté d’exploration de tout le possible en dehors delaquelle toute humanité se démet 3 ». Mais il faut aussi souligner à quel pointson objet est limité : lui-même engagé dans le monde de l’acquisition quis’oppose à la consumation sans mesure de l’amour, il se présente si peucomme « la pure négation de l’absence de forme et de mode qu’il reçoittout à l’opposé la définition majeure de Dieu de l’État ». Créateur et garantdu monde et du réel, l’objet de l’amour mystique est « l’utilité parexcellence ». Parce qu’il est soumis de la sorte à Dieu, il n’y a rien dans lemysticisme qui aille « par-delà l’histoire ou l’action, rien qui transcendedans l’instant même un enchaînement d’actes subordonnés à leurs effets ».Pour Bataille, l’amour individuel demeure dans la même impasse, bornéqu’il est non seulement aux « possibilités qui réservent l’intérêt d’unpartenaire, mais à celles que le partenaire lui-même peut supporter 4 ».Cependant, une issue apparaît ici qui est refusée au mysticisme, et cetteissue consiste précisément en la négation des partenaires, laquelle ouvre àl’érotisme un dernier domaine. Tourner le dos à l’accord avec le partenaire,« chercher dans l’indifférence de nouvelles formes de ruine, qui redoublentla transgression, par-delà la complicité, par l’audace qui grandit dans lacomplicité et le crime », tel est le credo de cet érotisme qui ne craint pas dese hisser à hauteur des conséquences les plus bouleversantes. L’érotismeultime qu’entraîne la négation du partenaire ne peut se limiter à une simplevue de l’esprit, sous peine de retrouver bien vite les bornes qui réduisentla portée de la mystique aussi bien que celle de l’amour individuel. Faut-il alors se jeter réellement dans la cruauté et le crime, infliger les pirestortures à son partenaire pour mieux jouir, le faire souffrir, ne pas craindrede le battre à mort, de manger sa merde et de lui faire manger la sienne ?

3. G. Bataille, L’Histoire de l’érotisme, Œuvres complètes, t. VII, p.148.4. Ibid., p.149.

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Poésie sadique

Dans la discussion qui fait suite à « La Religion surréaliste », conférenceprononcée en 1948, Bataille fait par deux fois référence à Maurice Blanchot,et plus particulièrement à une étude que ce dernier vient de consacrer àl’œuvre de Sade 1. L’analyse « des ressorts de Sade 2 » à laquelle se livreBlanchot est d’abord présentée comme une position exemplaire dusurréalisme, non d’un surréalisme étroitement défini, mais d’un« surréalisme plus large », qui peut faire songer au « grand surréalisme »dont l’avènement était annoncé par Bataille en 1947 dans un article deCritique. Blanchot est surréaliste d’accomplir un effort remarquable pourrépondre à ce qui, pour Bataille, constitue l’idéal du surréalisme : laréalisation d’une conscience parfaitement lucide, d’une conscience quiconstitue « un des thèmes de toutes les religions » et en particulier de lamystique, et qui a pour rôle « d’arriver à la fusion avec l’univers », riende moins. En un mot, Blanchot est surréaliste par l’exigence implacable desa lucidité.

La seconde référence à Blanchot intervient un peu plus loin dans ladiscussion et permet à Bataille d’opérer un rapprochement entre sadismeet mystique. Le sadique et le mystique ont pour commune particularitéde tourner les supplices en délices. La vie mystique est en fait une transpo-sition morale du débauché sadique que Blanchot définit comme un hommevoué à la destruction, aussi bien de l’objet que du sujet, puisqu’il est hommeà éprouver les terribles souffrances qu’il inflige aux autres comme devéritables plaisirs. La seconde référence à Blanchot se présente ainsi comme

1. M. Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, Paris, Minuit, 1949.2. G. Bataille, La Religion surréaliste, Œuvres complètes t. VII, p. 399.

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l’abolition de toute exploitation de l’homme par l’homme doit entraîner lapossibilité pour l’homme « de lier ouvertement non seulement sonintelligence et sa vertu mais sa raison d’être à la violence et à l’incongruitéde ses organes excréteurs, comme à la faculté qu’il a d’être excité jusqu’auxtranses par des éléments hétérogènes, à commencer vulgairement dans ladébauche 8 » ; cette abolition doit également conduire à « la revendicationradicale et à la pratique violente d’une liberté morale conséquente 9 » etmettre en branle un mouvement « qui entraîne [les] êtres humains vers uneconscience de plus en plus cynique du lien érotique qui les rattache à la mort,aux cadavres et aux horribles douleurs des corps 10 ». La justification de toutcela étant la suivante : « C’est le propre d’un homme de jouir de la souffrancedes autres, […] la jouissance érotique n’est pas seulement la négation d’uneagonie qui a lieu au même instant mais aussi une participation lubrique àcette agonie ». Enfin, cette organisation hétérogène orgiaque sera aussiproche des religions primitives qu’elle sera éloignée des religions comme lechristianisme ou le bouddhisme. Bataille évoque dans cette perspective latransformation « des formations qui ont l’extase et la frénésie pour but […]sous l’impulsion violente d’une doctrine morale d’origine blanche, enseignéeà des hommes de couleur par tous ceux des Blancs qui ont pris conscience del’abominable inhibition qui paralyse les collectivités de leur race 11 ». Lasociété hétérogène naîtra ainsi de la collusion « d’une théorie scientifiqueeuropéenne et de la pratique nègre », seule capable, selon lui, de « développerles institutions qui serviront définitivement d’issue, sans autre limite que celledes forces humaines, aux impulsions qui exigent aujourd’hui la Révolutionpar le feu et par le sang des formations sociales du monde entier ». Bataillese rêve-t-il alors en Curval-nègre ? aspire-t-il réellement à une sociétépeuplée de Blangis et de sorciers où règne la cruauté la plus crapuleuse ?ou, plus simplement, lui manque-t-il, à cette époque, la lucidité que luiapportera plus tard la réflexion de Blanchot au sujet de Sade ?

Comme il ne cessera de le répéter par la suite, seule « l’étude deBlanchot sur la pensée de Sade fait sortir son objet d’une nuit si profonde

8. Ibid., p. 65.9. Ibid., p. 66.10. Ibid., p. 68.11. Ibid., p. 69.

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La réponse de Bataille à cette question n’a pas toujours été exempte detoute ambiguïté. Aux alentours de 1930, alors qu’il reproche aux surréalistesd’avoir implicitement émasculé Sade en détournant la violence desimplications qu’une lecture conséquente de ses œuvres ne peut manquerd’entraîner, il énonce, en réaction à cette édulcoration qu’il méprise, unensemble de propositions qui doivent permettre d’introduire les valeursétablies par Sade dans « la Bourse même où en quelque sorte s’écrit jour parjour le crédit qu’il est possible à des individus et même à des collectivités defaire de leur propre vie 5 ». Sade fait tomber les masques ; en accomplissantl’irruption positive des forces excrémentielles, il jette une lumière crue etcruelle sur les demi-mesures et les faux-fuyants que sont « la triste nécessitésociale, la dignité humaine, la patrie et la famille, les sentiments poétiques 6 ».Avec Sade s’impose une vérité à laquelle il n’est plus possible de se dérober,à moins de s’accommoder avec la lâcheté, et d’aimer les charmes d’une viemorte et tranquille. Ainsi, au terme d’un développement complexe qui n’estencore qu’une ébauche mais où se mêlent déjà les grands thèmes de l’œuvreà venir, Bataille en arrive à cette conclusion que « l’émancipation humaine 7 »nécessite deux phases distinctes. La première est une phase révolutionnaire,dont Bataille estime alors être le contemporain, et « qui ne se terminera quepar le triomphe mondial du socialisme », la révolution sociale étant la seulequi puisse « servir d’issue à des impulsions collectives ». La seconde est unephase post-révolutionnaire qui « implique la nécessité d’une scission entrel’organisation politique et économique de la société d’une part et d’autre partune organisation antireligieuse et asociale ayant pour but la participationorgiaque aux différentes formes de la destruction, c’est-à-dire la satisfactioncollective des besoins qui correspondent à la nécessité de provoquer l’exci-tation violente qui résulte de l’expulsion des éléments hétérogènes ». Batailleponctue sa conclusion d’une phrase au moins problématique : « Une telleorganisation, écrit-il, ne peut avoir d’autre conception de la morale que cellequ’a professée scandaleusement pour la première fois le marquis de Sade ».Un peu plus haut, et de manière tout aussi fâcheuse, Bataille affirme que

5. G. Bataille, « La valeur d’usage de D.A.F de Sade » (sd), Œuvres complètes, t. II, p. 58.6. Ibid., p. 56.7. Ibid., p. 68.

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l’abolition de toute exploitation de l’homme par l’homme doit entraîner lapossibilité pour l’homme « de lier ouvertement non seulement sonintelligence et sa vertu mais sa raison d’être à la violence et à l’incongruitéde ses organes excréteurs, comme à la faculté qu’il a d’être excité jusqu’auxtranses par des éléments hétérogènes, à commencer vulgairement dans ladébauche 8 » ; cette abolition doit également conduire à « la revendicationradicale et à la pratique violente d’une liberté morale conséquente 9 » etmettre en branle un mouvement « qui entraîne [les] êtres humains vers uneconscience de plus en plus cynique du lien érotique qui les rattache à la mort,aux cadavres et aux horribles douleurs des corps 10 ». La justification de toutcela étant la suivante : « C’est le propre d’un homme de jouir de la souffrancedes autres, […] la jouissance érotique n’est pas seulement la négation d’uneagonie qui a lieu au même instant mais aussi une participation lubrique àcette agonie ». Enfin, cette organisation hétérogène orgiaque sera aussiproche des religions primitives qu’elle sera éloignée des religions comme lechristianisme ou le bouddhisme. Bataille évoque dans cette perspective latransformation « des formations qui ont l’extase et la frénésie pour but […]sous l’impulsion violente d’une doctrine morale d’origine blanche, enseignéeà des hommes de couleur par tous ceux des Blancs qui ont pris conscience del’abominable inhibition qui paralyse les collectivités de leur race 11 ». Lasociété hétérogène naîtra ainsi de la collusion « d’une théorie scientifiqueeuropéenne et de la pratique nègre », seule capable, selon lui, de « développerles institutions qui serviront définitivement d’issue, sans autre limite que celledes forces humaines, aux impulsions qui exigent aujourd’hui la Révolutionpar le feu et par le sang des formations sociales du monde entier ». Bataillese rêve-t-il alors en Curval-nègre ? aspire-t-il réellement à une sociétépeuplée de Blangis et de sorciers où règne la cruauté la plus crapuleuse ?ou, plus simplement, lui manque-t-il, à cette époque, la lucidité que luiapportera plus tard la réflexion de Blanchot au sujet de Sade ?

Comme il ne cessera de le répéter par la suite, seule « l’étude deBlanchot sur la pensée de Sade fait sortir son objet d’une nuit si profonde

8. Ibid., p. 65.9. Ibid., p. 66.10. Ibid., p. 68.11. Ibid., p. 69.

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La réponse de Bataille à cette question n’a pas toujours été exempte detoute ambiguïté. Aux alentours de 1930, alors qu’il reproche aux surréalistesd’avoir implicitement émasculé Sade en détournant la violence desimplications qu’une lecture conséquente de ses œuvres ne peut manquerd’entraîner, il énonce, en réaction à cette édulcoration qu’il méprise, unensemble de propositions qui doivent permettre d’introduire les valeursétablies par Sade dans « la Bourse même où en quelque sorte s’écrit jour parjour le crédit qu’il est possible à des individus et même à des collectivités defaire de leur propre vie 5 ». Sade fait tomber les masques ; en accomplissantl’irruption positive des forces excrémentielles, il jette une lumière crue etcruelle sur les demi-mesures et les faux-fuyants que sont « la triste nécessitésociale, la dignité humaine, la patrie et la famille, les sentiments poétiques 6 ».Avec Sade s’impose une vérité à laquelle il n’est plus possible de se dérober,à moins de s’accommoder avec la lâcheté, et d’aimer les charmes d’une viemorte et tranquille. Ainsi, au terme d’un développement complexe qui n’estencore qu’une ébauche mais où se mêlent déjà les grands thèmes de l’œuvreà venir, Bataille en arrive à cette conclusion que « l’émancipation humaine 7 »nécessite deux phases distinctes. La première est une phase révolutionnaire,dont Bataille estime alors être le contemporain, et « qui ne se terminera quepar le triomphe mondial du socialisme », la révolution sociale étant la seulequi puisse « servir d’issue à des impulsions collectives ». La seconde est unephase post-révolutionnaire qui « implique la nécessité d’une scission entrel’organisation politique et économique de la société d’une part et d’autre partune organisation antireligieuse et asociale ayant pour but la participationorgiaque aux différentes formes de la destruction, c’est-à-dire la satisfactioncollective des besoins qui correspondent à la nécessité de provoquer l’exci-tation violente qui résulte de l’expulsion des éléments hétérogènes ». Batailleponctue sa conclusion d’une phrase au moins problématique : « Une telleorganisation, écrit-il, ne peut avoir d’autre conception de la morale que cellequ’a professée scandaleusement pour la première fois le marquis de Sade ».Un peu plus haut, et de manière tout aussi fâcheuse, Bataille affirme que

5. G. Bataille, « La valeur d’usage de D.A.F de Sade » (sd), Œuvres complètes, t. II, p. 58.6. Ibid., p. 56.7. Ibid., p. 68.

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permet de disposer dans une certaine mesure de la fulguration et de lasuffocation sadique 14 ». Dans les textes que Bataille consacre à Sade à partirde la fin des années 40, sa position ne souffre pas la moindre équivoque :« Les œuvres sinon la vie du marquis de Sade ont donné en une fois à [lanégation du partenaire] sa forme conséquente, à tel point qu’on ne puisserêver de la dépasser 15 » ; ou encore « la véritable nature de l’excitantérotique ne peut être révélé que littérairement, dans la mise en jeu decaractères et de scènes relevant de l’impossible 16 ». Une sorte d’aveu, quel’on retrouve dans les brouillons de Bataille, confirme cette positionthéorique : « […] j’admets, vivant, d’avoir reculé devant l’horreur, maisma pensée, du moins, veut aller jusqu’au bout d’un chemin où je n’eus pasla force de m’engager en entier./Par-delà l’expérience, il est nécessaire à cettefin de s’en remettre à la fiction 17. » Le Bataille de 1950, quand il affirme,il est vrai un peu désabusé, « la nécessité d’aller au moins par la penséejusqu’au bout de la séduction 18 », pourrait tomber sous le coup des critiquesacerbes du Bataille de 1930. Bataille est-il devenu moins ardent ? A-t-il faitun pas en arrière ou au contraire a-t-il fait un pas au-delà dont il nousresterait à découvrir le sens ?

Les moments paroxystiques de déchaînement et d’extase qu’il putconnaître, les états dangereux auxquels le conduisait la violence de sesdésirs, Sade ne jugea pas qu’il devait, ni même qu’il pouvait, les exclure oules retrancher de sa vie. À l’oubli, il préféra le face à face, sachantqu’affronter ces moments extrêmes revenait à poser « la question abyssalequ’ils posent en vérité à tous les hommes 19 ». La vérité de l’homme passepar l’épreuve de sa violence, exige la confrontation avec le pire. La positionsingulière de Sade consiste à relativiser une incompatibilité : le premier,Sade tenta de donner « une expression raisonnée » aux déchaînements lesplus passionnés ; le premier, il tenta de rapprocher la frénésie et laconscience, la violence et la lucidité qui, par nature, s’opposent et se

14. G. Bataille, « La valeur d’usage de D.A.F de Sade », art. cit., p. 71.15. G. Bataille, L’Histoire de l’érotisme, op. cit., p. 149.16. Ibid., p. 151.17. G. Bataille, Notes, Œuvres complètes, t. VIII, p. 551.18. G. Bataille, L’Histoire de l’érotisme, op. cit., p. 149.19. G. Bataille, La Littérature et le mal, Œuvres complètes, t. IX, p. 253.

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que, sans doute, elle fut l’obscurité pour Sade lui-même 12 » : s’il existe unephilosophie de Sade ce n’est pas chez Sade qu’il faut la chercher, mais chezBlanchot. Blanchot expose avec une clarté inégalée avant lui les ressortsde la morale de Sade, montre comment celle-ci se fonde sur une règle deconduite qui impose de toujours préférer ce qui affecte heureusement« sans tenir compte des conséquences que ce choix pourrait entraîner pourautrui 13 ». Ainsi, « la plus grande douleur des autres compte toujours moinsque mon plaisir », et il n’importe guère qu’il me faille « acheter la plusfaible jouissance par un assemblage inouï de forfaits, car la jouissance meflatte, elle est en moi, mais l’effet du crime ne me touche pas, il est hors demoi ». Une organisation sociale fondée sur de tels principes, est-ce mêmela peine de le dire, serait une pure folie. Il serait néanmoins absurde derejeter Sade pour cette raison puisqu’il n’a jamais envisagé son œuvrecomme un quelconque programme politique et qu’il n’a précisément rienconçu en dehors de la fiction, et qu’il n’a même jamais laissé sous-entendrequ’il devait se passer quelque chose en dehors d’elle. En 1930, d’unecertaine manière, Bataille joue Sade contre Sade. Le glissement fâcheuxqu’il opère alors n’efface cependant pas la question, ni sa complexité : quefaire de Sade ? Comment le comprendre sans l’édulcorer, en être profon-dément changé, en attendre des effets réels, aller aussi loin qu’il est allé,mais sans pour autant tomber dans l’horreur ou l’absurdité ? Telle estl’ampleur du problème.

Ce qui change de 1930 à 1950, c’est le statut et la valeur de la littérature.En 1930, et Bataille le dit de mille manières, la littérature, la poésie enparticulier, est une échappatoire, un refuge idéal, la possibilité lâche d’éviterles conséquences réelles liées à la lecture de Sade en donnant l’illusion deles affronter. Dans les différents textes qui, dans les Œuvres complètes,composent le dossier de la polémique avec André Breton, l’attaque contreles thuriféraires hypocrites de Sade s’achève toujours de la même manière :« Ils pourraient facilement affirmer que la valeur fulgurante et suffocante[que Sade] a voulu donner à l’existence humaine est inconcevable en dehorsde la fiction, que seule la poésie, exempte de toute application pratique,

12. G. Bataille, L’Histoire de l’érotisme, op. cit., p. 149.13. M. Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, op. cit., p. 19.

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permet de disposer dans une certaine mesure de la fulguration et de lasuffocation sadique 14 ». Dans les textes que Bataille consacre à Sade à partirde la fin des années 40, sa position ne souffre pas la moindre équivoque :« Les œuvres sinon la vie du marquis de Sade ont donné en une fois à [lanégation du partenaire] sa forme conséquente, à tel point qu’on ne puisserêver de la dépasser 15 » ; ou encore « la véritable nature de l’excitantérotique ne peut être révélé que littérairement, dans la mise en jeu decaractères et de scènes relevant de l’impossible 16 ». Une sorte d’aveu, quel’on retrouve dans les brouillons de Bataille, confirme cette positionthéorique : « […] j’admets, vivant, d’avoir reculé devant l’horreur, maisma pensée, du moins, veut aller jusqu’au bout d’un chemin où je n’eus pasla force de m’engager en entier./Par-delà l’expérience, il est nécessaire à cettefin de s’en remettre à la fiction 17. » Le Bataille de 1950, quand il affirme,il est vrai un peu désabusé, « la nécessité d’aller au moins par la penséejusqu’au bout de la séduction 18 », pourrait tomber sous le coup des critiquesacerbes du Bataille de 1930. Bataille est-il devenu moins ardent ? A-t-il faitun pas en arrière ou au contraire a-t-il fait un pas au-delà dont il nousresterait à découvrir le sens ?

Les moments paroxystiques de déchaînement et d’extase qu’il putconnaître, les états dangereux auxquels le conduisait la violence de sesdésirs, Sade ne jugea pas qu’il devait, ni même qu’il pouvait, les exclure oules retrancher de sa vie. À l’oubli, il préféra le face à face, sachantqu’affronter ces moments extrêmes revenait à poser « la question abyssalequ’ils posent en vérité à tous les hommes 19 ». La vérité de l’homme passepar l’épreuve de sa violence, exige la confrontation avec le pire. La positionsingulière de Sade consiste à relativiser une incompatibilité : le premier,Sade tenta de donner « une expression raisonnée » aux déchaînements lesplus passionnés ; le premier, il tenta de rapprocher la frénésie et laconscience, la violence et la lucidité qui, par nature, s’opposent et se

14. G. Bataille, « La valeur d’usage de D.A.F de Sade », art. cit., p. 71.15. G. Bataille, L’Histoire de l’érotisme, op. cit., p. 149.16. Ibid., p. 151.17. G. Bataille, Notes, Œuvres complètes, t. VIII, p. 551.18. G. Bataille, L’Histoire de l’érotisme, op. cit., p. 149.19. G. Bataille, La Littérature et le mal, Œuvres complètes, t. IX, p. 253.

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que, sans doute, elle fut l’obscurité pour Sade lui-même 12 » : s’il existe unephilosophie de Sade ce n’est pas chez Sade qu’il faut la chercher, mais chezBlanchot. Blanchot expose avec une clarté inégalée avant lui les ressortsde la morale de Sade, montre comment celle-ci se fonde sur une règle deconduite qui impose de toujours préférer ce qui affecte heureusement« sans tenir compte des conséquences que ce choix pourrait entraîner pourautrui 13 ». Ainsi, « la plus grande douleur des autres compte toujours moinsque mon plaisir », et il n’importe guère qu’il me faille « acheter la plusfaible jouissance par un assemblage inouï de forfaits, car la jouissance meflatte, elle est en moi, mais l’effet du crime ne me touche pas, il est hors demoi ». Une organisation sociale fondée sur de tels principes, est-ce mêmela peine de le dire, serait une pure folie. Il serait néanmoins absurde derejeter Sade pour cette raison puisqu’il n’a jamais envisagé son œuvrecomme un quelconque programme politique et qu’il n’a précisément rienconçu en dehors de la fiction, et qu’il n’a même jamais laissé sous-entendrequ’il devait se passer quelque chose en dehors d’elle. En 1930, d’unecertaine manière, Bataille joue Sade contre Sade. Le glissement fâcheuxqu’il opère alors n’efface cependant pas la question, ni sa complexité : quefaire de Sade ? Comment le comprendre sans l’édulcorer, en être profon-dément changé, en attendre des effets réels, aller aussi loin qu’il est allé,mais sans pour autant tomber dans l’horreur ou l’absurdité ? Telle estl’ampleur du problème.

Ce qui change de 1930 à 1950, c’est le statut et la valeur de la littérature.En 1930, et Bataille le dit de mille manières, la littérature, la poésie enparticulier, est une échappatoire, un refuge idéal, la possibilité lâche d’éviterles conséquences réelles liées à la lecture de Sade en donnant l’illusion deles affronter. Dans les différents textes qui, dans les Œuvres complètes,composent le dossier de la polémique avec André Breton, l’attaque contreles thuriféraires hypocrites de Sade s’achève toujours de la même manière :« Ils pourraient facilement affirmer que la valeur fulgurante et suffocante[que Sade] a voulu donner à l’existence humaine est inconcevable en dehorsde la fiction, que seule la poésie, exempte de toute application pratique,

12. G. Bataille, L’Histoire de l’érotisme, op. cit., p. 149.13. M. Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, op. cit., p. 19.

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engendrées par ce processus, et ce moyen est la destruction d’un êtresemblable à nous : la seule manifestation possible de la singularité de cequi n’est pas un objet passe par sa destruction ; seule la violence subie parun être le rend à l’immensité, le dérobe à l’ordre des choses finies. Cettevérité valait déjà pour le sacrifice. Mais le sacrifice est, pour une part, undétournement, une fuite. Si le sacrifice permet de maintenir l’attention sur« un au-delà de nos limites », sur « un glissement allant de l’individu isoléà l’illimité », il la détourne néanmoins « sur des interprétations fuyantes,les plus opposées à la conscience claire ». Pour Bataille, la raison de cet ultimedérobement est la suivante : « C’est qu’un sacrifice est fondé passivementsur la peur qui nous dérobe (et nous rend comme absent), et que seul,activement, le désir nous rend présent 22. » Or, c’est précisément au pointoù le sacrifice fait défaut que Sade offre une possibilité ultime d’accroîtrela lucidité :

« C’est seulement si l’esprit, arrêté par un obstacle, fait porter sonattention ralentie sur l’objet du désir, qu’une chance est donnée à laconnaissance lucide. Cela suppose l’exaspération et la satiété, le recours àdes possibilités de plus en plus lointaines. Cela suppose enfin la réflexionliée à l’impossibilité momentanée de satisfaire le désir, puis le goût de lesatisfaire plus consciemment 23. »

Les écrits de Sade tendent à faire rentrer dans la conscience la violencedont l’homme civilisé s’est détourné. Ils introduisent dans la réflexion surla violence, le calme, la mesure, la lenteur et l’esprit d’observation quicaractérisent la conscience. La conscience se trouve ainsi confrontée à cequi la révolte le plus et à ce qu’elle supporte le moins. À l’inverse, Sadeconduit à une violence qui aurait la tempérance de la raison, à une violencecapable soudain de la plus grande déraison, mais jouissant cependant d’uneclarté de vue et d’une libre disposition de soi. Tout comme Descartes ne peut philosopher sans s’être d’abord acquitté des affaires courantes, Sade n’aurait pu rapprocher la conscience et la violence s’il n’avait étéemprisonné. Car la prison permet de répondre à deux exigences de la pleineconscience : d’une part, il faut que « la passion alléguée ne trouble pas celui

22. G. Bataille, Œuvres complètes, t. IX, Notes, p. 460.23. G. Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 256.

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repoussent. En ce sens, Sade, parce qu’il veut faire rentrer la violence dansla conscience, veut l’impossible, est en entier porté vers lui.

Le fondement de la réflexion de Sade est une expérience commune, cellede la sensualité, mais qu’il pousse à l’extrême. La sensualité s’éveille « nonseulement par la présence de l’objet, mais par une modification de l’objetpossible 20 ». Autrement dit, une impulsion érotique est un déchaînementdéclenché par le déchaînement de son objet : tel est le lien secret qui existeentre la débauche érotique et le crime, lequel, en détruisant l’objet, ledéchaîne du même coup, « décompose les figures cohérentes qui nousétablissent […] en tant qu’êtres définis ». « L’imagination de Sade, écritBataille, a porté au pire ce désordre et cet excès. » Cette imagination n’apas produit des objets de contemplation ou des livres qui se lisent dans lasérénité qui sied à la méditation, mais elle a engendré des œuvres quiengagent le corps, l’excitent, « l’énerve[nt] sensuellement » ; elle a produitdes images qui frappent, irritent, des images qui saignent, des images quipuent, écœurent jusqu’à la nausée et cela « donne à l’instar d’une douleuraiguë une émotion qui décompose – et qui tue 21 ». Dans les Cent vingtJournées, il n’est rien que l’imagination ne bafoue, ne souille et neblasphème. Comment dès lors Bataille peut-il affirmer que « ce livre est leseul où l’esprit de l’homme est à la mesure de ce qui est » ? Autrement dit,comment peut-il soutenir, ce livre en étant pour lui une preuve, que c’estdans « l’égarement de la sensualité [que] l’homme opère un mouvementd’esprit où il est égal à ce qui est » ?

Pour Bataille, le moi n’est pas situé entre deux infinis, mais plusexactement entre deux subordinations : nos êtres finis sont subordonnésà un infini impénétrable, tandis que les objets que nous utilisons nous sontsubordonnés. Cette situation se complique quelque peu quand nousconsidérons qu’un individu peut, en s’assimilant aux objets utiles,s’enchaîner à l’intérieur de l’immensité en se subordonnant à un ordre fini.Enfin, s’il tente « à partir de là d’enchaîner cette immensité dans des loisde science […] il n’est égal à son objet qu’en s’enchaînant dans un ordrequi l’écrase ». Il n’existe alors plus qu’un seul moyen d’échapper aux limites

20. Ibid., p. 254.21. Ibid., p. 255.

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engendrées par ce processus, et ce moyen est la destruction d’un êtresemblable à nous : la seule manifestation possible de la singularité de cequi n’est pas un objet passe par sa destruction ; seule la violence subie parun être le rend à l’immensité, le dérobe à l’ordre des choses finies. Cettevérité valait déjà pour le sacrifice. Mais le sacrifice est, pour une part, undétournement, une fuite. Si le sacrifice permet de maintenir l’attention sur« un au-delà de nos limites », sur « un glissement allant de l’individu isoléà l’illimité », il la détourne néanmoins « sur des interprétations fuyantes,les plus opposées à la conscience claire ». Pour Bataille, la raison de cet ultimedérobement est la suivante : « C’est qu’un sacrifice est fondé passivementsur la peur qui nous dérobe (et nous rend comme absent), et que seul,activement, le désir nous rend présent 22. » Or, c’est précisément au pointoù le sacrifice fait défaut que Sade offre une possibilité ultime d’accroîtrela lucidité :

« C’est seulement si l’esprit, arrêté par un obstacle, fait porter sonattention ralentie sur l’objet du désir, qu’une chance est donnée à laconnaissance lucide. Cela suppose l’exaspération et la satiété, le recours àdes possibilités de plus en plus lointaines. Cela suppose enfin la réflexionliée à l’impossibilité momentanée de satisfaire le désir, puis le goût de lesatisfaire plus consciemment 23. »

Les écrits de Sade tendent à faire rentrer dans la conscience la violencedont l’homme civilisé s’est détourné. Ils introduisent dans la réflexion surla violence, le calme, la mesure, la lenteur et l’esprit d’observation quicaractérisent la conscience. La conscience se trouve ainsi confrontée à cequi la révolte le plus et à ce qu’elle supporte le moins. À l’inverse, Sadeconduit à une violence qui aurait la tempérance de la raison, à une violencecapable soudain de la plus grande déraison, mais jouissant cependant d’uneclarté de vue et d’une libre disposition de soi. Tout comme Descartes ne peut philosopher sans s’être d’abord acquitté des affaires courantes, Sade n’aurait pu rapprocher la conscience et la violence s’il n’avait étéemprisonné. Car la prison permet de répondre à deux exigences de la pleineconscience : d’une part, il faut que « la passion alléguée ne trouble pas celui

22. G. Bataille, Œuvres complètes, t. IX, Notes, p. 460.23. G. Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 256.

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repoussent. En ce sens, Sade, parce qu’il veut faire rentrer la violence dansla conscience, veut l’impossible, est en entier porté vers lui.

Le fondement de la réflexion de Sade est une expérience commune, cellede la sensualité, mais qu’il pousse à l’extrême. La sensualité s’éveille « nonseulement par la présence de l’objet, mais par une modification de l’objetpossible 20 ». Autrement dit, une impulsion érotique est un déchaînementdéclenché par le déchaînement de son objet : tel est le lien secret qui existeentre la débauche érotique et le crime, lequel, en détruisant l’objet, ledéchaîne du même coup, « décompose les figures cohérentes qui nousétablissent […] en tant qu’êtres définis ». « L’imagination de Sade, écritBataille, a porté au pire ce désordre et cet excès. » Cette imagination n’apas produit des objets de contemplation ou des livres qui se lisent dans lasérénité qui sied à la méditation, mais elle a engendré des œuvres quiengagent le corps, l’excitent, « l’énerve[nt] sensuellement » ; elle a produitdes images qui frappent, irritent, des images qui saignent, des images quipuent, écœurent jusqu’à la nausée et cela « donne à l’instar d’une douleuraiguë une émotion qui décompose – et qui tue 21 ». Dans les Cent vingtJournées, il n’est rien que l’imagination ne bafoue, ne souille et neblasphème. Comment dès lors Bataille peut-il affirmer que « ce livre est leseul où l’esprit de l’homme est à la mesure de ce qui est » ? Autrement dit,comment peut-il soutenir, ce livre en étant pour lui une preuve, que c’estdans « l’égarement de la sensualité [que] l’homme opère un mouvementd’esprit où il est égal à ce qui est » ?

Pour Bataille, le moi n’est pas situé entre deux infinis, mais plusexactement entre deux subordinations : nos êtres finis sont subordonnésà un infini impénétrable, tandis que les objets que nous utilisons nous sontsubordonnés. Cette situation se complique quelque peu quand nousconsidérons qu’un individu peut, en s’assimilant aux objets utiles,s’enchaîner à l’intérieur de l’immensité en se subordonnant à un ordre fini.Enfin, s’il tente « à partir de là d’enchaîner cette immensité dans des loisde science […] il n’est égal à son objet qu’en s’enchaînant dans un ordrequi l’écrase ». Il n’existe alors plus qu’un seul moyen d’échapper aux limites

20. Ibid., p. 254.21. Ibid., p. 255.

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pathétique à la position de la vérité philosophique et à l’esprit de systèmeet, finalement, a laissé « à l’arrière plan le développement de laconnaissance 27 », position incompatible avec l’effort de Bataille dans le sensd’une plus grande conscience. Dans le même temps, mais d’une autre façon,Bataille s’éloigne également de Hegel : à travers Sade, il réintroduit au cœurmême de la conscience ce que la bonne marche de son développementexigeait de mettre à l’écart. Pour le dire autrement, les désirs et les besoinsdu sujet ne sont plus alors soumis jusqu’au bout à une vérité que leurimpose la recherche d’un objet d’essence immuable et éternelle. Il résultede cela une situation inédite pour la conscience de soi au moment où sondéveloppement s’achève : « Rien ne demeure qui ne soit à la mesure de laraison, mais la raison ne rend plus compte du fait d’un monde à la mesurede la raison 28. »

La lecture de Sade est un moment particulier d’une démarche plusglobale que Bataille désigne sous le nom d’« économie générale » et dontil est possible de comprendre les ressorts à partir des différences qu’elleentretient avec l’existentialisme. À cet égard, la lecture que Bataille fait dulivre de Levinas, De l’existence à l’existant, est remarquable. Ce qui gêneBataille dans la philosophie existentialiste, et même si cela doit êtrerelativisé chez Levinas, c’est un certain compromis entre le savoir etl’intimité. En lui opposant une longue citation de Thomas l’obscur où, selonlui, Blanchot crie l’il y a, Bataille montre comment Levinas, par une généra-lisation formelle, définit comme un objet ce qui chez Blanchot demeure« purement le cri d’une existence 29 ». Dès lors, Levinas se condamne à nepouvoir achever sa démarche : bien qu’il généralise, son effort demeure liéà l’intime et, réciproquement, cette généralisation, qui engage la vie, finitpar la traiter comme une vulgaire chose. L’intimité et la connaissance s’entrouvent toutes deux altérées. Bataille agrée cependant Levinas quand ilcherche à atteindre son objet du dehors, quand sa réflexion se met en quêted’une objectivité qu’elle trouve par exemple dans l’art surréaliste, lapeinture moderne ou encore la « participation mystique » de Lévy-Bruhl.

27. Ibid., p. 285.28. Ibid., p. 305.29. Ibid., p. 293.

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qu’elle allègue », d’autre part, il faut que le désir soit effectivement éprouvé– ce qui distingue Sade d’un Krafft-Ebing. La réclusion, affirme Bataille,offrit à Sade « la possibilité de nourrir un interminable désir, qui se proposaità sa réflexion sans qu’il pût le satisfaire ». Ainsi, et bien qu’il ignorât ladialectique de l’interdit et de la transgression, Sade ouvrit la voie à ce quidéfinit aujourd’hui l’homme normal. Blanchot le dit à sa manière : « [lapensée de Sade] nous montre qu’entre l’homme normal qui enfermel’homme sadique dans une impasse et le sadique qui fait de cette impasseune issue, c’est celui-ci qui en sait le plus long sur la vérité et la logique desa situation et qui en a l’intelligence la plus profonde, au point de pouvoiraider l’homme normal à se comprendre lui-même, en l’aidant à modifier lesconditions de toute compréhension 24. »

En décrivant de manière magistrale ses instincts, Sade contribua audéveloppement de la conscience de soi, mais il ne put cependant« parvenir à la plénitude de la clarté ». Après Sade, l’esprit doit encoreaccéder « au désespoir que laisse à un lecteur de Sade le sentiment d’unesimilitude finale entre les désirs éprouvés par Sade et les siens, qui n’ontpas cette intensité, qui sont normaux 25 ». Cet ultime mouvement, quellecteur peut mieux l’accomplir que Blanchot, lecteur ultime, au sommetde la lucidité, offrant à la clarté la plénitude de son rayonnement ? Lesforfaits monstrueux inlassablement décrits par Sade ne sont que lessymptômes d’une violence inouïe qui est un élément à part entière de notrenormalité : telle est la vérité que Sade, et Blanchot en le lisant, ont fait entrerdans la conscience ; telle est la vérité qui achève la conscience de soi enréalisant une sorte d’union de la glace et du feu qui n’est pas sans rappelerle point évoqué par Breton et dont Bataille considère qu’il est l’une desmeilleures expressions de la souveraineté.

La pleine lucidité que recherche Bataille s’éloigne sans conteste de laprotestation de Kierkegaard devant l’Idée absolue. Kierkegaard, qui voulaitl’existence « exaspérée, tendue et suspendue 26 » a substitué une existence

24. M. Blanchot, Lautréamont et Sade, op. cit., p. 48-49.25. G. Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 257.26. G. Bataille, « De l’existentialisme au primat de l’économie » (1947), Œuvres complètes, t. XI, p. 282.

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pathétique à la position de la vérité philosophique et à l’esprit de systèmeet, finalement, a laissé « à l’arrière plan le développement de laconnaissance 27 », position incompatible avec l’effort de Bataille dans le sensd’une plus grande conscience. Dans le même temps, mais d’une autre façon,Bataille s’éloigne également de Hegel : à travers Sade, il réintroduit au cœurmême de la conscience ce que la bonne marche de son développementexigeait de mettre à l’écart. Pour le dire autrement, les désirs et les besoinsdu sujet ne sont plus alors soumis jusqu’au bout à une vérité que leurimpose la recherche d’un objet d’essence immuable et éternelle. Il résultede cela une situation inédite pour la conscience de soi au moment où sondéveloppement s’achève : « Rien ne demeure qui ne soit à la mesure de laraison, mais la raison ne rend plus compte du fait d’un monde à la mesurede la raison 28. »

La lecture de Sade est un moment particulier d’une démarche plusglobale que Bataille désigne sous le nom d’« économie générale » et dontil est possible de comprendre les ressorts à partir des différences qu’elleentretient avec l’existentialisme. À cet égard, la lecture que Bataille fait dulivre de Levinas, De l’existence à l’existant, est remarquable. Ce qui gêneBataille dans la philosophie existentialiste, et même si cela doit êtrerelativisé chez Levinas, c’est un certain compromis entre le savoir etl’intimité. En lui opposant une longue citation de Thomas l’obscur où, selonlui, Blanchot crie l’il y a, Bataille montre comment Levinas, par une généra-lisation formelle, définit comme un objet ce qui chez Blanchot demeure« purement le cri d’une existence 29 ». Dès lors, Levinas se condamne à nepouvoir achever sa démarche : bien qu’il généralise, son effort demeure liéà l’intime et, réciproquement, cette généralisation, qui engage la vie, finitpar la traiter comme une vulgaire chose. L’intimité et la connaissance s’entrouvent toutes deux altérées. Bataille agrée cependant Levinas quand ilcherche à atteindre son objet du dehors, quand sa réflexion se met en quêted’une objectivité qu’elle trouve par exemple dans l’art surréaliste, lapeinture moderne ou encore la « participation mystique » de Lévy-Bruhl.

27. Ibid., p. 285.28. Ibid., p. 305.29. Ibid., p. 293.

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qu’elle allègue », d’autre part, il faut que le désir soit effectivement éprouvé– ce qui distingue Sade d’un Krafft-Ebing. La réclusion, affirme Bataille,offrit à Sade « la possibilité de nourrir un interminable désir, qui se proposaità sa réflexion sans qu’il pût le satisfaire ». Ainsi, et bien qu’il ignorât ladialectique de l’interdit et de la transgression, Sade ouvrit la voie à ce quidéfinit aujourd’hui l’homme normal. Blanchot le dit à sa manière : « [lapensée de Sade] nous montre qu’entre l’homme normal qui enfermel’homme sadique dans une impasse et le sadique qui fait de cette impasseune issue, c’est celui-ci qui en sait le plus long sur la vérité et la logique desa situation et qui en a l’intelligence la plus profonde, au point de pouvoiraider l’homme normal à se comprendre lui-même, en l’aidant à modifier lesconditions de toute compréhension 24. »

En décrivant de manière magistrale ses instincts, Sade contribua audéveloppement de la conscience de soi, mais il ne put cependant« parvenir à la plénitude de la clarté ». Après Sade, l’esprit doit encoreaccéder « au désespoir que laisse à un lecteur de Sade le sentiment d’unesimilitude finale entre les désirs éprouvés par Sade et les siens, qui n’ontpas cette intensité, qui sont normaux 25 ». Cet ultime mouvement, quellecteur peut mieux l’accomplir que Blanchot, lecteur ultime, au sommetde la lucidité, offrant à la clarté la plénitude de son rayonnement ? Lesforfaits monstrueux inlassablement décrits par Sade ne sont que lessymptômes d’une violence inouïe qui est un élément à part entière de notrenormalité : telle est la vérité que Sade, et Blanchot en le lisant, ont fait entrerdans la conscience ; telle est la vérité qui achève la conscience de soi enréalisant une sorte d’union de la glace et du feu qui n’est pas sans rappelerle point évoqué par Breton et dont Bataille considère qu’il est l’une desmeilleures expressions de la souveraineté.

La pleine lucidité que recherche Bataille s’éloigne sans conteste de laprotestation de Kierkegaard devant l’Idée absolue. Kierkegaard, qui voulaitl’existence « exaspérée, tendue et suspendue 26 » a substitué une existence

24. M. Blanchot, Lautréamont et Sade, op. cit., p. 48-49.25. G. Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 257.26. G. Bataille, « De l’existentialisme au primat de l’économie » (1947), Œuvres complètes, t. XI, p. 282.

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entièrement saisi qu’à travers les formes superficielles 32 ». Le fond del’angoisse est « la coïncidence d’une absence de sujet avec une absenced’objet mais c’est une possibilité ; c’est la possibilité ultime, la tentationextrême, qui met en jeu l’ouverture sans réserve à l’absence de sens ». Auxabords de l’absence de sens, ce n’est pas la dépense la plus luxueuse ou laplus coûteuse qui est requise, mais la plus injustifiable. Plus que n’importequelle autre, la poésie est cette dépense. Parce que le système décrit parBataille ne compromet ni la connaissance ni l’intimité, il laisse en effetouvert, à l’issue des ultimes développements permis par l’économiegénérale, la possibilité d’éprouver l’instant, autrement dit de répondrepleinement à l’exigence extrême qu’est la poésie : « La méthode pose enprincipe l’impossibilité de connaître l’instant, auquel s’identifie l’intimité :le dehors n’est donné à la connaissance que du fait de l’appartenance deschoses à la durée. Ainsi laisse-t-elle ouverte une chance de l’éprouver : lapoésie ou le ravissement suppose la déchéance et la suppression de laconnaissance, qui ne sont pas données dans l’angoisse. C’est la souverainetéde la poésie. En même temps la haine de la poésie – puisqu’elle n’est pasinaccessible 33. »

La poésie ne continue pas la connaissance, elle ne mène pas à unehypothétique connaissance poétique ou à une poésie intellectuelle, deuxpossibilités qui « ne sont ni l’une ni l’autre à la mesure de l’homme 34 »,mais elle constitue plutôt la fin du savoir : « L’extrême savoir exige […] lareconnaissance de la poésie, qui n’est jamais le moyen de son activitéautonome, mais demeure la fin de celui qui sait – et la fin du savoir en ceque le savoir à l’extrême est la dissolution du savoir. » Quand le savoirtouche à son terme, quand aucun inconnu ne peut plus être rapporté auconnu, le connu est, « dans cet achèvement, en entier rapporté à l’inconnu ».La pensée se trouve alors face à l’ouverture à l’impossible, à ce que Bataillenomme aussi l’intimité, la « nuit totale », ou « l’ignorance suprême » quia pour objet « ce qui est, tout ce qui est » et qui, n’étant pas une chose,« peut être nommé l’il y a ». Dans l’ignorance suprême, je m’éveille à l’il

32. Ibid., p. 305.33. Ibid., p. 306.34. Ibid., p. 297.

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Déterminé du dehors, l’il y a ne se cantonne plus alors au sens limité quiétait le sien quand il était seulement déterminé du dedans. L’analyse critiquede la démarche de Levinas permet ainsi à Bataille de définir les limiteslégitimes de la communication d’une expérience ineffable : la descriptiond’une telle expérience est possible à partir de faits objectifs et « par le canald’effets formels 30 », mais cette description n’épuise pas le sens de cetteexpérience, elle ne peut atteindre l’intimité « qui ne peut être communiquéeà titre de connaissance claire, mais seulement en forme de poésie ». Enséparant de la sorte l’intimité et la connaissance, Bataille peut envisagerune manière de faire se toucher deux domaines qui, chacun à leur manière,répondent à l’exigence humaine d’une possibilité extrême et qui ne tolèrentni défaillance ni compromis : la science et la poésie.

Du côté de la science, l’économie générale ne s’intéressera plus exclusi-vement à l’usage productif des richesses, mais s’inquiétera également deleur usage improductif et des mouvements d’exubérance. Là où l’existen-tialisme laisse la porte ouverte aux hasards de l’interprétation individuelle– quand par exemple Levinas « définit le fait d’être par l’horreur qu’il enéprouve » alors qu’un autre, tout aussi légitimement, aurait tiré du mêmefait une ivresse ou une joie profonde –, l’économie générale s’appuie surun principe qui garantit l’objectivité de ses approches : « Il suffit, affirmeBataille, du point de vue de l’économie, de montrer la relation d’un pointde vue éprouvé avec l’état des ressources personnelles 31 ». Par exemple,l’analyse des conditions économiques dans lesquelles se trouve l’ascète –ralentissement des échanges, réduction lente de l’énergie nécessaire à sadurée, usage des ressources borné à une consommation lente et extatique,exclusion des dépenses violentes – permet de déduire le caractère relati-vement heureux et rassurant de l’extase qui est la sienne. Dans la mêmeperspective, l’angoisse ne peut être comprise sans référer à un étatéconomique : « À supposer un régime d’échange à la mesure d’un individu,l’angoisse a lieu si la possibilité d’une dépense désirable met en jeu lacontinuation du régime. » Derrière chaque angoisse particulière, il existeainsi une angoisse vague, un fond d’angoisse « qui ne peut lui-même être

30. Ibid., p. 296.31. Ibid., p. 304.

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entièrement saisi qu’à travers les formes superficielles 32 ». Le fond del’angoisse est « la coïncidence d’une absence de sujet avec une absenced’objet mais c’est une possibilité ; c’est la possibilité ultime, la tentationextrême, qui met en jeu l’ouverture sans réserve à l’absence de sens ». Auxabords de l’absence de sens, ce n’est pas la dépense la plus luxueuse ou laplus coûteuse qui est requise, mais la plus injustifiable. Plus que n’importequelle autre, la poésie est cette dépense. Parce que le système décrit parBataille ne compromet ni la connaissance ni l’intimité, il laisse en effetouvert, à l’issue des ultimes développements permis par l’économiegénérale, la possibilité d’éprouver l’instant, autrement dit de répondrepleinement à l’exigence extrême qu’est la poésie : « La méthode pose enprincipe l’impossibilité de connaître l’instant, auquel s’identifie l’intimité :le dehors n’est donné à la connaissance que du fait de l’appartenance deschoses à la durée. Ainsi laisse-t-elle ouverte une chance de l’éprouver : lapoésie ou le ravissement suppose la déchéance et la suppression de laconnaissance, qui ne sont pas données dans l’angoisse. C’est la souverainetéde la poésie. En même temps la haine de la poésie – puisqu’elle n’est pasinaccessible 33. »

La poésie ne continue pas la connaissance, elle ne mène pas à unehypothétique connaissance poétique ou à une poésie intellectuelle, deuxpossibilités qui « ne sont ni l’une ni l’autre à la mesure de l’homme 34 »,mais elle constitue plutôt la fin du savoir : « L’extrême savoir exige […] lareconnaissance de la poésie, qui n’est jamais le moyen de son activitéautonome, mais demeure la fin de celui qui sait – et la fin du savoir en ceque le savoir à l’extrême est la dissolution du savoir. » Quand le savoirtouche à son terme, quand aucun inconnu ne peut plus être rapporté auconnu, le connu est, « dans cet achèvement, en entier rapporté à l’inconnu ».La pensée se trouve alors face à l’ouverture à l’impossible, à ce que Bataillenomme aussi l’intimité, la « nuit totale », ou « l’ignorance suprême » quia pour objet « ce qui est, tout ce qui est » et qui, n’étant pas une chose,« peut être nommé l’il y a ». Dans l’ignorance suprême, je m’éveille à l’il

32. Ibid., p. 305.33. Ibid., p. 306.34. Ibid., p. 297.

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Déterminé du dehors, l’il y a ne se cantonne plus alors au sens limité quiétait le sien quand il était seulement déterminé du dedans. L’analyse critiquede la démarche de Levinas permet ainsi à Bataille de définir les limiteslégitimes de la communication d’une expérience ineffable : la descriptiond’une telle expérience est possible à partir de faits objectifs et « par le canald’effets formels 30 », mais cette description n’épuise pas le sens de cetteexpérience, elle ne peut atteindre l’intimité « qui ne peut être communiquéeà titre de connaissance claire, mais seulement en forme de poésie ». Enséparant de la sorte l’intimité et la connaissance, Bataille peut envisagerune manière de faire se toucher deux domaines qui, chacun à leur manière,répondent à l’exigence humaine d’une possibilité extrême et qui ne tolèrentni défaillance ni compromis : la science et la poésie.

Du côté de la science, l’économie générale ne s’intéressera plus exclusi-vement à l’usage productif des richesses, mais s’inquiétera également deleur usage improductif et des mouvements d’exubérance. Là où l’existen-tialisme laisse la porte ouverte aux hasards de l’interprétation individuelle– quand par exemple Levinas « définit le fait d’être par l’horreur qu’il enéprouve » alors qu’un autre, tout aussi légitimement, aurait tiré du mêmefait une ivresse ou une joie profonde –, l’économie générale s’appuie surun principe qui garantit l’objectivité de ses approches : « Il suffit, affirmeBataille, du point de vue de l’économie, de montrer la relation d’un pointde vue éprouvé avec l’état des ressources personnelles 31 ». Par exemple,l’analyse des conditions économiques dans lesquelles se trouve l’ascète –ralentissement des échanges, réduction lente de l’énergie nécessaire à sadurée, usage des ressources borné à une consommation lente et extatique,exclusion des dépenses violentes – permet de déduire le caractère relati-vement heureux et rassurant de l’extase qui est la sienne. Dans la mêmeperspective, l’angoisse ne peut être comprise sans référer à un étatéconomique : « À supposer un régime d’échange à la mesure d’un individu,l’angoisse a lieu si la possibilité d’une dépense désirable met en jeu lacontinuation du régime. » Derrière chaque angoisse particulière, il existeainsi une angoisse vague, un fond d’angoisse « qui ne peut lui-même être

30. Ibid., p. 296.31. Ibid., p. 304.

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du sujet en objet – mais la puissance de voir […] tendue à l’extrême, aiguiséepar le dérobement de la vue 37 ».

– La poésie pense « la nuit elle-même […] et l’élément de l’invisibilité ».La poésie est « la nuit [qui] se donne […] comme la vérité de la chose quin’est plus l’objet d’un savoir, mais qui est la chose rendue à sa raison dernièreou à son sens souverain ».

– Le sens de la poésie est ainsi le « sens qui fait sens en se dérobant ».– La poésie est « la pensée qui s’expose nue, et fille nue – la vérité 38 ».– La poésie « est saisie de soi, comme toute pensée (aperception de soi),

mais elle ne se saisit pas ici dans l’acte d’une intention d’objet ou de projet :elle se saisit dans le dessaisissement de l’objet et du projet, de l’intention etdonc aussi de la conscience 39 ».

Chaque mot semble ici décrire une poésie que Bataille n’aura cesséd’orienter vers le dessaisissement le plus nu. Détournée du projet,détournée de l’avenir – c’est-à-dire de l’œuvre –, telle est la poésie, poésie-rupture qui plonge ses racines dans une écriture automatique dévoyée parle surréalisme et dont Bataille aura inlassablement tenté de repenser lesconditions de possibilité en la rapprochant de la dépense, du sacrifice, dela chance et de l’impossible. S’abandonner, se perdre, ruiner jusqu’à laruine, voilà ce dont le surréalisme des œuvres n’a pas eu le courage,incapable qu’il était d’abolir l’intérêt personnel. En 1948, ce surréalismeétriqué a fait son temps. Commence celui d’une poésie qui dépersonnalise,qui ruine, crée et perd dans un même mouvement.

Enfin, la poésie « pense ceci : nous sommes là pour rien, le monde estlà pour rien, nous sommes au monde pour rien […] rien que pour êtreentre nous, rien que pour être au monde – et ce “pour” là est un “pour”sans intention, sans projet et sans fin ». Ce « rien que pour être entrenous », cet entre nous, ce rien qui nous fait être, venir à l’être, nousconduit vers un terme clé, celui de communauté, lequel ponctue d’une

37. Ibid., p. 96.38. Ibid., p. 97.39. Ibid., p. 100.

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y a que j’ignore dans l’expérience commune, « je m’éveille à lui comme àla poésie d’une immensité vide, ouvrant sur elle la porte que j’imaginaisdonner dans ma chambre » ; je m’éveille à « la nudité de ce qui est, […] àune présence inintelligible, où toute différence est détruite ». Autrementdit, le non-savoir n’est pas un objet, il n’est pas « le négatif d’un savoir 35 »,ne marque aucune limite, ne décèle aucune impuissance, mais désigneplutôt, comme l’écrit Jean-Luc Nancy, « le savoir de ceci, qu’il n’y a pasde savoir au-delà de notre savoir : que savoir ne désigne que la connaissanced’objet […] et que la totalité de l’être ne relève pas d’un savoir ». Loin derécuser le fait, comme l’a cru Sartre, qu’une pensée qui rentre dansl’obscurité de la nuit totale est encore une pensée, Bataille donne à cettepensée le nom de poésie. La poésie n’est pas alors cette nuit dans laquelleon entre, « on avance et on s’enfonce en voyant l’obscurité », mais c’estl’acte qui tout à la fois permet d’entrer, d’avancer, de s’enfoncer et de voirdans cette nuit.

La souveraineté de la poésie est l’actualisation de la possibilité quiconstitue le fond de l’angoisse ; elle est l’épreuve d’une ouverture àl’absence de sens qu’elle met elle-même en jeu. De fait, la poésie serapproche alors de ce que Nancy a évoqué en parlant de « pensée dérobée ».Il est en effet possible de se livrer à un petit jeu de substitution qui vise àfaire rentrer dans le texte de Jean-Luc Nancy le mot de poésie et à montrerque ce qui se produit alors est moins une effraction que le décèlement d’uneproximité :

– Quand le savoir s’achève, la poésie est « la pensée qui n’a rien à pensercomme un contenu appropriable, et qui n’est que présence à soi sanscontenu 36».

– La poésie, qui selon Bataille est ce qui par excellence donne à voir,est alors « la vue de rien, mais non pas un néant de vue. Elle est la vue derien, en tout cas d’aucun objet ou contenu. Sa vue n’est rien d’autre que sapénétration dans la nuit ».

– Absence à la fois du sujet et de l’objet, elle n’est pas « une contorsion

35. J.-L. Nancy, « La pensé dérobée », Lignes 01 (Nouvelle série), mars 2000, p. 94.36. Ibid., p. 95.

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du sujet en objet – mais la puissance de voir […] tendue à l’extrême, aiguiséepar le dérobement de la vue 37 ».

– La poésie pense « la nuit elle-même […] et l’élément de l’invisibilité ».La poésie est « la nuit [qui] se donne […] comme la vérité de la chose quin’est plus l’objet d’un savoir, mais qui est la chose rendue à sa raison dernièreou à son sens souverain ».

– Le sens de la poésie est ainsi le « sens qui fait sens en se dérobant ».– La poésie est « la pensée qui s’expose nue, et fille nue – la vérité 38 ».– La poésie « est saisie de soi, comme toute pensée (aperception de soi),

mais elle ne se saisit pas ici dans l’acte d’une intention d’objet ou de projet :elle se saisit dans le dessaisissement de l’objet et du projet, de l’intention etdonc aussi de la conscience 39 ».

Chaque mot semble ici décrire une poésie que Bataille n’aura cesséd’orienter vers le dessaisissement le plus nu. Détournée du projet,détournée de l’avenir – c’est-à-dire de l’œuvre –, telle est la poésie, poésie-rupture qui plonge ses racines dans une écriture automatique dévoyée parle surréalisme et dont Bataille aura inlassablement tenté de repenser lesconditions de possibilité en la rapprochant de la dépense, du sacrifice, dela chance et de l’impossible. S’abandonner, se perdre, ruiner jusqu’à laruine, voilà ce dont le surréalisme des œuvres n’a pas eu le courage,incapable qu’il était d’abolir l’intérêt personnel. En 1948, ce surréalismeétriqué a fait son temps. Commence celui d’une poésie qui dépersonnalise,qui ruine, crée et perd dans un même mouvement.

Enfin, la poésie « pense ceci : nous sommes là pour rien, le monde estlà pour rien, nous sommes au monde pour rien […] rien que pour êtreentre nous, rien que pour être au monde – et ce “pour” là est un “pour”sans intention, sans projet et sans fin ». Ce « rien que pour être entrenous », cet entre nous, ce rien qui nous fait être, venir à l’être, nousconduit vers un terme clé, celui de communauté, lequel ponctue d’une

37. Ibid., p. 96.38. Ibid., p. 97.39. Ibid., p. 100.

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y a que j’ignore dans l’expérience commune, « je m’éveille à lui comme àla poésie d’une immensité vide, ouvrant sur elle la porte que j’imaginaisdonner dans ma chambre » ; je m’éveille à « la nudité de ce qui est, […] àune présence inintelligible, où toute différence est détruite ». Autrementdit, le non-savoir n’est pas un objet, il n’est pas « le négatif d’un savoir 35 »,ne marque aucune limite, ne décèle aucune impuissance, mais désigneplutôt, comme l’écrit Jean-Luc Nancy, « le savoir de ceci, qu’il n’y a pasde savoir au-delà de notre savoir : que savoir ne désigne que la connaissanced’objet […] et que la totalité de l’être ne relève pas d’un savoir ». Loin derécuser le fait, comme l’a cru Sartre, qu’une pensée qui rentre dansl’obscurité de la nuit totale est encore une pensée, Bataille donne à cettepensée le nom de poésie. La poésie n’est pas alors cette nuit dans laquelleon entre, « on avance et on s’enfonce en voyant l’obscurité », mais c’estl’acte qui tout à la fois permet d’entrer, d’avancer, de s’enfoncer et de voirdans cette nuit.

La souveraineté de la poésie est l’actualisation de la possibilité quiconstitue le fond de l’angoisse ; elle est l’épreuve d’une ouverture àl’absence de sens qu’elle met elle-même en jeu. De fait, la poésie serapproche alors de ce que Nancy a évoqué en parlant de « pensée dérobée ».Il est en effet possible de se livrer à un petit jeu de substitution qui vise àfaire rentrer dans le texte de Jean-Luc Nancy le mot de poésie et à montrerque ce qui se produit alors est moins une effraction que le décèlement d’uneproximité :

– Quand le savoir s’achève, la poésie est « la pensée qui n’a rien à pensercomme un contenu appropriable, et qui n’est que présence à soi sanscontenu 36».

– La poésie, qui selon Bataille est ce qui par excellence donne à voir,est alors « la vue de rien, mais non pas un néant de vue. Elle est la vue derien, en tout cas d’aucun objet ou contenu. Sa vue n’est rien d’autre que sapénétration dans la nuit ».

– Absence à la fois du sujet et de l’objet, elle n’est pas « une contorsion

35. J.-L. Nancy, « La pensé dérobée », Lignes 01 (Nouvelle série), mars 2000, p. 94.36. Ibid., p. 95.

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a retrouvé la souveraineté de cet élément irréductible qui est dansl’homme, est un état de présence, un état de veille poussé jusqu’à l’extrêmede la lucidité et dont le terme est nécessairement le silence 41. »

À l’instar de la communauté qui a désormais pour fondement l’absencede communauté, la poésie doit adopter l’absence de poésie pour principe.Cette absence apparaît dans la continuité de la haine de la poésie, de cettevolonté d’intimer la présence de la poésie en passant par son échec, safaillite, ses manques. Ce qui apparaît nettement ici, c’est la dynamiquequ’impliquent de telles perspectives. L’absence de poésie ne récuse pas lacréation du poème, mais elle lie la réalité et l’accomplissement de celui-cià une capacité de mourir en même temps qu’il naît, à une capacité de nepas s’écrire pour la durée mais en direction de l’instant. Le principe del’absence de poésie est essentiellement un rapport au temps. Ce qui est anti-poétique, c’est le figement dans le temps sous la forme d’un code, d’uneautorité ou d’une valeur. L’instant est la seule autorité et la seule valeur dela poésie ; le changement incessant de code son seul code. À peine écrit,déjà effacé, tel est le poème ; tel est le prix à payer pour ne pas écrire endirection de l’avenir mais du présent. Se détourner de l’avenir revient à sedétourner de l’intérêt personnel pour se tourner en direction de soi. Là estl’ultime et paradoxal mouvement de la poésie. Retrouver la simplicité dela passion, « mouvement qui porte à la limite, à la limite de l’être » et exposeau dehors, équivaut à une présence ultime, à un être à soi qui vient à l’êtred’être partagé : « Être à soi se révèle être hors de soi ».

De 1930 à 1950, Sade est au centre du surréalisme de Bataille, et sa manièrede le lire détermine la manière dont est appréhendé le surréalisme. L’écartqui sépare le texte de 1930 et la conférence de 1948 donne toute la mesuredu mouvement d’intériorisation de la violence qui caractérise l’œuvre deBataille, et dont le moment clé se situe sans doute aux alentours de 1940 avecla fin d’Acéphale. D’un texte à l’autre, il existe un effort inouï de transpo-sition qui se décline à plusieurs niveaux : d’échappatoire, la poésie a étépatiemment transformée en dépense injustifiable, devenant du même coupune force d’excrétion dont la violence est au moins égale à celle décrite parSade ; la valeur d’usage de Sade est devenue celle de l’extrême conscience,

41. Ibid., p. 394-395.

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certaine manière toute la réflexion de Bataille sur la poésie. Pour Bataille,il ne s’agira pas de définir une poésie faite par tous, mais bien une poésiepartagée par tous en recourant à trois notions : l’absence de mythe,l’absence de communauté et l’absence de poésie. L’absence de poésiedéfinit une poésie qui est au cœur d’une communauté dont l’absence decommunauté est le fondement. Ce fondement signifie que, désormais, lacommunauté ne se ferme plus sur elle-même en créant un « individucollectif 40 », mais transgresse au contraire la limite qui définit cet individu :« L’état de passion, l’état de déchaînement qui était inconscient dansl’esprit du primitif peut passer à une lucidité telle que la limite qui étaitdonnée par le contraire du premier mouvement dans la communauté quile refermait sur lui-même doit être transgressé par la conscience. » Lepropos de Bataille se poursuit de la sorte : « Il ne peut y avoir de limiteentre les hommes dans la conscience, et qui plus est la conscience, la luciditéde la conscience rétablit nécessairement l’impossibilité d’une limite entrel’humanité elle-même et le reste du monde. » La transgression de la limiteà laquelle conduit le principe d’une communauté absente a pour but lalucidité ultime de la conscience ou, pour le dire dans les termes duCoupable, le retour à « la conscience ensoleillée ». L’absence de limite quirésulte d’une telle transgression a lieu dans la conscience. Autrement dit,cette conscience de l’absence de limite est liée au fait que la transgressionest le partage d’une réalité commune fondamentale, ce qui, en revanche,n’implique pas qu’un tel partage désigne une fusion ou une communion.Cette précision est importante puisque la conscience de l’absence delimite se rattache à la communication poétique : « Ceci [la lucidité dela conscience] doit être poussé, me semble-t-il, jusqu’à l’absence de poésie,non que nous ne puissions atteindre la poésie autrement que par le canaldes poètes réels, mais nous savons tous que chaque voix poétique comporteen elle-même son impuissance immédiate, chaque poème réel meurt enmême temps qu’il naît, et la mort est la condition même de son accomplis-sement. C’est dans la mesure où la poésie est portée jusqu’à l’absence depoésie que la communication poétique est possible. Ceci revient à dire quel’état de l’homme conscient qui a retrouvé la simplicité de la passion, qui

40. G. Bataille, « La Religion surréaliste », op. cit., p. 394.

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a retrouvé la souveraineté de cet élément irréductible qui est dansl’homme, est un état de présence, un état de veille poussé jusqu’à l’extrêmede la lucidité et dont le terme est nécessairement le silence 41. »

À l’instar de la communauté qui a désormais pour fondement l’absencede communauté, la poésie doit adopter l’absence de poésie pour principe.Cette absence apparaît dans la continuité de la haine de la poésie, de cettevolonté d’intimer la présence de la poésie en passant par son échec, safaillite, ses manques. Ce qui apparaît nettement ici, c’est la dynamiquequ’impliquent de telles perspectives. L’absence de poésie ne récuse pas lacréation du poème, mais elle lie la réalité et l’accomplissement de celui-cià une capacité de mourir en même temps qu’il naît, à une capacité de nepas s’écrire pour la durée mais en direction de l’instant. Le principe del’absence de poésie est essentiellement un rapport au temps. Ce qui est anti-poétique, c’est le figement dans le temps sous la forme d’un code, d’uneautorité ou d’une valeur. L’instant est la seule autorité et la seule valeur dela poésie ; le changement incessant de code son seul code. À peine écrit,déjà effacé, tel est le poème ; tel est le prix à payer pour ne pas écrire endirection de l’avenir mais du présent. Se détourner de l’avenir revient à sedétourner de l’intérêt personnel pour se tourner en direction de soi. Là estl’ultime et paradoxal mouvement de la poésie. Retrouver la simplicité dela passion, « mouvement qui porte à la limite, à la limite de l’être » et exposeau dehors, équivaut à une présence ultime, à un être à soi qui vient à l’êtred’être partagé : « Être à soi se révèle être hors de soi ».

De 1930 à 1950, Sade est au centre du surréalisme de Bataille, et sa manièrede le lire détermine la manière dont est appréhendé le surréalisme. L’écartqui sépare le texte de 1930 et la conférence de 1948 donne toute la mesuredu mouvement d’intériorisation de la violence qui caractérise l’œuvre deBataille, et dont le moment clé se situe sans doute aux alentours de 1940 avecla fin d’Acéphale. D’un texte à l’autre, il existe un effort inouï de transpo-sition qui se décline à plusieurs niveaux : d’échappatoire, la poésie a étépatiemment transformée en dépense injustifiable, devenant du même coupune force d’excrétion dont la violence est au moins égale à celle décrite parSade ; la valeur d’usage de Sade est devenue celle de l’extrême conscience,

41. Ibid., p. 394-395.

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certaine manière toute la réflexion de Bataille sur la poésie. Pour Bataille,il ne s’agira pas de définir une poésie faite par tous, mais bien une poésiepartagée par tous en recourant à trois notions : l’absence de mythe,l’absence de communauté et l’absence de poésie. L’absence de poésiedéfinit une poésie qui est au cœur d’une communauté dont l’absence decommunauté est le fondement. Ce fondement signifie que, désormais, lacommunauté ne se ferme plus sur elle-même en créant un « individucollectif 40 », mais transgresse au contraire la limite qui définit cet individu :« L’état de passion, l’état de déchaînement qui était inconscient dansl’esprit du primitif peut passer à une lucidité telle que la limite qui étaitdonnée par le contraire du premier mouvement dans la communauté quile refermait sur lui-même doit être transgressé par la conscience. » Lepropos de Bataille se poursuit de la sorte : « Il ne peut y avoir de limiteentre les hommes dans la conscience, et qui plus est la conscience, la luciditéde la conscience rétablit nécessairement l’impossibilité d’une limite entrel’humanité elle-même et le reste du monde. » La transgression de la limiteà laquelle conduit le principe d’une communauté absente a pour but lalucidité ultime de la conscience ou, pour le dire dans les termes duCoupable, le retour à « la conscience ensoleillée ». L’absence de limite quirésulte d’une telle transgression a lieu dans la conscience. Autrement dit,cette conscience de l’absence de limite est liée au fait que la transgressionest le partage d’une réalité commune fondamentale, ce qui, en revanche,n’implique pas qu’un tel partage désigne une fusion ou une communion.Cette précision est importante puisque la conscience de l’absence delimite se rattache à la communication poétique : « Ceci [la lucidité dela conscience] doit être poussé, me semble-t-il, jusqu’à l’absence de poésie,non que nous ne puissions atteindre la poésie autrement que par le canaldes poètes réels, mais nous savons tous que chaque voix poétique comporteen elle-même son impuissance immédiate, chaque poème réel meurt enmême temps qu’il naît, et la mort est la condition même de son accomplis-sement. C’est dans la mesure où la poésie est portée jusqu’à l’absence depoésie que la communication poétique est possible. Ceci revient à dire quel’état de l’homme conscient qui a retrouvé la simplicité de la passion, qui

40. G. Bataille, « La Religion surréaliste », op. cit., p. 394.

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Sur un portrait de Hegel vieux, Bataille lit l’horreur d’être Dieu. Quelisons-nous à notre tour sur son visage qu’un jour de 1957 le photographea capturé avec un hasard heureux ? Tout Bataille semble là, trop peut-être.Le regard semble ne rien regarder, étrangement présent, entre immobilitéet mouvement, suspendu au bord d’un gouffre aurait-il peut-être dit,surpris non d’être Dieu, mais son absence. Tel est le Dieu Bataille commedisait Laure, non sans doute sans éclater de rire.

de la conscience lucide à l’extrême ; la folle société hétérogène, intolérableet inviable, a laissé la place à la communauté religieuse du grand surréalismedont le rite majeur est un acte poétique qui s’apparente à un double sacrifice,capable de mettre à mort le sujet et l’objet et réalisant ainsi ce partage de cequi n’est partagé qu’en échappant au partage, comme l’écrit Blanchot, cepartage de la valeur obsédante de l’imminence mortelle, que la poésie de lanuit, à l’extrémité fuyante de moi-même, expose au sein de la communauté.

L’absence de poésie exige le poème. Autrement dit, Bataille aurait puécrire en 1948 cette phrase qui vient sous la plume de Blanchot bien desannées plus tard : « l’absence d’œuvre […] a besoin des œuvres et supposeles œuvres pour les laisser s’écrire sous l’attrait du désœuvrement 42. » Desœuvres s’écrivent ; des œuvres se sont écrites en tentant de répondre àl’exigence impérieuse de l’absence de poésie. Blanchot cite « les pages deLaure sur le Sacré publiées et transmises clandestinement 43 », ces pages quicirculent secrètement et qui « sans rompre l’isolement, l’approfondi[ssent]en une solitude vécue en commun et ordonnée à une responsabilité inconnue(vis-à-vis de l’inconnu) ». Bataille a écrit des poèmes, composé des recueils,La Tombe de Louis XXX ou L’Être indifférencié n’est rien, dont la lecturenous plonge au cœur de la communauté rêvée et secrète. Bataille écrit,Bataille lit, écrit sur ses lectures, et ses paroles circulent entre nous. Batailleparle de poésie, de son rapport intime à la poésie, et parfois ses mots sontd’une simplicité bouleversante, car cette simplicité vient de la nuit mêmeet de l’immense effort qui y conduit. Bataille dit que la poésie est ce quitouche, ou encore qu’elle est l’expression du bonheur. Il dit aussi que celale remue vraiment de lire entre les poésies de Rimbaud des phrases où« l’animalité heureuse est retrouvée 44 »…

Le contraste entre la simplicité et l’effort inouï de la conscience pouratteindre son extrémité communique aux mots une force étrange : dans lesimmensités grises que les œuvres de Sade étendent sous nos yeux ; dansles immensités de pierres qui se perdent à l’infini, s’élève la petite musiquede la poésie, légère et déchirante, déchirante d’être si légère.

42. M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 39.43. Ibid., p. 40.44. G. Bataille, « Le bonheur, l’érotisme et la littérature, Œuvres complètes, t. XI, p. 440.

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Sur un portrait de Hegel vieux, Bataille lit l’horreur d’être Dieu. Quelisons-nous à notre tour sur son visage qu’un jour de 1957 le photographea capturé avec un hasard heureux ? Tout Bataille semble là, trop peut-être.Le regard semble ne rien regarder, étrangement présent, entre immobilitéet mouvement, suspendu au bord d’un gouffre aurait-il peut-être dit,surpris non d’être Dieu, mais son absence. Tel est le Dieu Bataille commedisait Laure, non sans doute sans éclater de rire.

de la conscience lucide à l’extrême ; la folle société hétérogène, intolérableet inviable, a laissé la place à la communauté religieuse du grand surréalismedont le rite majeur est un acte poétique qui s’apparente à un double sacrifice,capable de mettre à mort le sujet et l’objet et réalisant ainsi ce partage de cequi n’est partagé qu’en échappant au partage, comme l’écrit Blanchot, cepartage de la valeur obsédante de l’imminence mortelle, que la poésie de lanuit, à l’extrémité fuyante de moi-même, expose au sein de la communauté.

L’absence de poésie exige le poème. Autrement dit, Bataille aurait puécrire en 1948 cette phrase qui vient sous la plume de Blanchot bien desannées plus tard : « l’absence d’œuvre […] a besoin des œuvres et supposeles œuvres pour les laisser s’écrire sous l’attrait du désœuvrement 42. » Desœuvres s’écrivent ; des œuvres se sont écrites en tentant de répondre àl’exigence impérieuse de l’absence de poésie. Blanchot cite « les pages deLaure sur le Sacré publiées et transmises clandestinement 43 », ces pages quicirculent secrètement et qui « sans rompre l’isolement, l’approfondi[ssent]en une solitude vécue en commun et ordonnée à une responsabilité inconnue(vis-à-vis de l’inconnu) ». Bataille a écrit des poèmes, composé des recueils,La Tombe de Louis XXX ou L’Être indifférencié n’est rien, dont la lecturenous plonge au cœur de la communauté rêvée et secrète. Bataille écrit,Bataille lit, écrit sur ses lectures, et ses paroles circulent entre nous. Batailleparle de poésie, de son rapport intime à la poésie, et parfois ses mots sontd’une simplicité bouleversante, car cette simplicité vient de la nuit mêmeet de l’immense effort qui y conduit. Bataille dit que la poésie est ce quitouche, ou encore qu’elle est l’expression du bonheur. Il dit aussi que celale remue vraiment de lire entre les poésies de Rimbaud des phrases où« l’animalité heureuse est retrouvée 44 »…

Le contraste entre la simplicité et l’effort inouï de la conscience pouratteindre son extrémité communique aux mots une force étrange : dans lesimmensités grises que les œuvres de Sade étendent sous nos yeux ; dansles immensités de pierres qui se perdent à l’infini, s’élève la petite musiquede la poésie, légère et déchirante, déchirante d’être si légère.

42. M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 39.43. Ibid., p. 40.44. G. Bataille, « Le bonheur, l’érotisme et la littérature, Œuvres complètes, t. XI, p. 440.

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