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GEORGES BATAILLE ET JEAN-LUC NANCY Le « retracement » du politique. Communauté, communication, commun Fausto De Petra Editions Lignes | « Lignes » 2005/2 n° 17 | pages 157 à 171 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380369 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-157.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Fausto De Petra, « Georges Bataille et Jean-Luc Nancy. Le « retracement » du politique. Communauté, communication, commun », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 157-171. DOI 10.3917/lignes.017.0157 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes. © Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h41. © Editions Lignes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h41. © Editions Lignes

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GEORGES BATAILLE ET JEAN-LUC NANCYLe « retracement » du politique. Communauté, communication, communFausto De Petra

Editions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 157 à 171 ISSN 0988-5226ISBN 2849380369

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-157.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Fausto De Petra, « Georges Bataille et Jean-Luc Nancy. Le « retracement » du politique.Communauté, communication, commun », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 157-171.DOI 10.3917/lignes.017.0157--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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FAUSTO DE PETRA

Georges Bataille et Jean-Luc NancyLe « retracement » du politique. Communauté, communication, commun

Bataille-Nancy, Nancy-Bataille : encore un aller-retour, tracés depensées répandues par intervalles de temps mais intimement conformesà une exigence commune. Nancy « avec » Bataille et Bataille « dans »Nancy, deux expériences très différentes mais d’une infinie proximité depensée. Comment parler de ce rapport sans rapport qui les expose, malgrétout, à la nécessité d’une question sans fond, toujours relancée, rejouéede façon différente et en vecteurs qui se croisent sans cesse, se touchentl’un l’autre, de l’un à l’autre. Comment essayer d’indiquer les lieux de lapensée qui se nouent dans la trame partagée, dans le dédale de formesque prend leur écriture ? S’interroger sur ce rapport signifie poser laquestion d’un partage qui rapproche et distingue deux itinéraires de sens.Qu’est-ce qui se touche entre Bataille et Nancy ? Qu’est-ce qui les touchesinon le « contact de l’avec (du cum ou du co-) avec soi comme avecl’autre, l’avec comme contact, la communauté comme co-tact 1 » ? Deuxécritures, deux styles ne suffisent pas à décider ce qui arrive entre eux.Une limite « impartageable » les éloigne et les noue à travers l’exigencede tracer et de re-tracer continuellement la « question sans réponse » dusens, du politique, d’une existence toujours animée d’une urgence departage, d’amitié offerte – en tant que communication – à l’« expériencedu dehors », vouée à répondre à la question du commun. On pourrait sedemander alors quelle est, aujourd’hui, la destination de sens d’un con-loquium, aussi possible qu’impossible, mais cependant pour nousnécessaire. Ou encore, quelle raison décide d’un retracement du

1. J. Derrida, Le Toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 133.

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pratique d’écriture. « L’œuvre poétique est sacrée en ce qu’elle est la créationd’un événement topique, “communication” ressentie comme la nudité. Elleest viol de soi-même, dénudation, communication à d’autres de ce qui estraison de vivre, or cette raison de vivre se “déplace” » (cité par Bataille enV, 507-508). Écriture, communication, nudité, immanence, viol. Écrire,c’est se déshabiller, « penser comme une fille enlève sa robe » (V, 200), allervoir ce qu’il se passe à l’intérieur de soi-même, au plus profond, là où lecœur manque, et avoir le courage de livrer cette intimité au mondeextérieur, pour qu’il s’y reconnaisse. Du coup, moins que s’envisager,écrire, c’est se dé-visager : se « décapiter », c’est-à-dire se libérer de toutce qui nous fait oublier notre être essentiel. Ce qui fait que l’œuvre deBataille est et sera toujours actuelle se trouve là, dans sa révolte contrel’habitude et la faiblesse du consentement à l’insubstancialité finie,autrement dit l’acquiescement de l’être à toutes les identifications qui leconstituent. Car ce ne sont que des beaux pétales, des vaines corolles quirecouvrent notre être profond (identification à nos pensées, émotions etau corps grossier), ou des cuirasses illusoires (succession temporelle,restriction spatiale, principe de discrimination, etc.). L’écriture pour Batailleest par conséquent égale à l’effeuillage de la rose. Loin d’être un simple« dévisager » (Lévinas), l’entreprise littéraire et philosophique de Batailleest un déflorer. Il ne s’agit pas pour lui de faire fleurir des roses dans ledésert, comme le fait toute bonne littérature, mais au contraire de pénétrertoujours plus profondément dans son aridité, et de donner à tous lesmoyens d’y entrer : « Ce à quoi j’ai aspiré et que j’ai trouvé est la possibilitéde l’extase. J’appelle ce destin évident le DÉSERT, et je ne crains pas d’imposerun mystère aussi aride. Or ce désert où j’ai accédé doit devenir accessibleà chacun de ceux auxquels il manque » (V, 511). Écrire, c’est un moyen derévéler le lecteur à lui-même en ne parlant que de soi ; loin de construireson propre modèle de lecteur à travers un texte, il cherche le moyen de ledéconstruire. De l’obséder, de le violenter – le déflorer. Lorsqu’il nous faitentrevoir au travers de ses textes la possible dissolution de toutes lesstructures qui nous font tels que nous sommes, Bataille ne nous effleurepas, il nous déflore ; et nous violentant, il nous permet de renaître pourl’essentiel, enfin transparents à nous-mêmes, régénérés – vierges, enfin,après la défloration.

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De la communauté abandonnée

Le thème de la communauté s’impose à l’attention de Bataille de 1936à 1939, de l’échec de l’expérience politique de Contre-Attaque jusqu’auCollège de sociologie et à Acéphale, véritable noyau incandescent danslequel naît l’idée de communauté. Vers la moitié de 1936, la désillusion pourla politique pousse Bataille à une recherche passionnée du sacré qui, dansson ambiguïté, caractérise son attitude par rapport à la communauté. Uneexpérience athéologique qui renvoie au domaine de l’hétérogène, de la« part maudite », de la dépense 4. Le concept de dépense, considéré commeune consommation absolue sans réserve et sans retour, est la clef de voûtepour comprendre l’idée d’une communauté qui, pour Bataille, est toujoursmarquée d’un « esprit apolitique 5 » et inscrite dans une expérience du secretqui se dérobe au projet politique. La « communauté de la mort », pourBataille, représentera l’extrême déclinaison du paradigme communautairequ’on retrouve surtout dans les écrits de la revue Acéphale et dans lesdocuments de la société secrète Acéphale. Le mythe d’Acéphale est en effetprofondément lié à une logique autosacrificielle qui devient une véritable« obsession 6 ». Le dispositif mythologique se révèle comme « foyer »commun autour duquel la communauté se retrouve. Bataille qui l’associesouvent au sacrifice, considère la communauté, comme le lieu parexcellence de l’excès, force qui dans l’infinie perte d’énergie révèle un radicalantagonisme déployé entre puissance et dépense, mesure et excès, vie etmort. L’issue tragique de Numance devient le paradigme de la communautévouée à la mort, qui est, pour Bataille, « l’objet fondamental de l’activitécommune des hommes 7 ». Communauté comme œuvre de la mort, mortcomme œuvre de la communauté. L’autosacrifice, en effet, reste pour

4. G. Bataille, « La Notion de dépense », La Critique sociale, n° 7, janvier 1933, p. 7-15 ; repris dans Georges Bataille, Œuvres Complètes (abrégées Œ. C. à partir demaintenant), Paris, Gallimard, 1970-1988, t. I, p. 302-320.5. G. Bataille, « Constitution du “Journal intérieur” », dans L’Apprenti Sorcier. DuCercle communiste démocratique à Acéphale. Textes, lettres et documents (1932-1939)rassemblés, présentés et annotés par M. Galletti, Paris, Éditions de la Différence, 1999,p. 340.6. J.-L. Nancy, « L’insacrifiable », dans Une Pensée finie, Paris, Galilée, 1990, p. 219.7. G. Bataille, Acéphale, Œ. C., t. I, p. 486.

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politique 2 qui s’impose quand tout semble désormais se dérober audomaine politique en tant que tel et toute configuration « commune »de la politique qui n’est pas représentée de la mesure du Capital globalesemble s’évanouir. Qu’est-ce qui implique un re-tracement du politiqueaprès tous les chemins que la politique a épuisés, abandonnés ou auxquelselle a renoncé à penser ? Retracer signifie ainsi répondre à une instancequi remet en jeu la possibilité même d’une praxis qui se charge de la co-existence. Retracer le politique renvoie en même temps à la nécessité dese demander ce qui a représenté l’idée de communauté et comment untel concept s’est tragiquement révélé dans l’histoire de l’Occident,annihilant dans son tourbillon des instances décisives qui, malgré tout,le soutenaient au fond. Cela veut dire s’exposer aux mêmes apories de lacommunauté par laquelle Bataille fut fasciné, mais dont il prendra bientôtses distances. Re-tracer le politique signifie ainsi repenser les tracespossibles, les tracés de sens qui ont véhiculé l’exigence du commun dansl’expérience de Bataille et d’où commence la réflexion sur le politique deNancy. Il s’agit de re-connaître les signes d’une communication qui sous-tendait déjà chez Bataille l’instance du commun et qui revêt chez Nancyl’aspect d’un in-fini « partage des voix ». Il faut donc relancer une critiquedu sujet et de l’individualisme global, qui puisse réactiver le mouvementinterne d’une pensée du commun, capable de rapprocher les instances dela singularité à l’intérieur d’une expérience plurielle du monde. De cettefaçon, on essaiera de prendre en considération trois images de penséetelles que communauté, communication et commun pour renouer le filrouge que, à partir de l’antihumanisme de Bataille, l’on retrouve dansl’ontologie politique de Nancy, auteur qui, en gardant sa propreoriginalité, ne renonce pas à « penser “avec” Bataille, de lire et d’inter-préter activement, d’expliquer et d’exposer, d’accompagner un certainBataille 3 ».

2. P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, « Ouverture » dans Rejouer le politique, Cahiersdu Centre de recherches philosophiques sur le politique, publiés sous la responsabilitéde P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Paris, Galilée, 1981, p. 18.3. Jacques Derrida, op. cit., p. 135.

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De la communauté abandonnée

Le thème de la communauté s’impose à l’attention de Bataille de 1936à 1939, de l’échec de l’expérience politique de Contre-Attaque jusqu’auCollège de sociologie et à Acéphale, véritable noyau incandescent danslequel naît l’idée de communauté. Vers la moitié de 1936, la désillusion pourla politique pousse Bataille à une recherche passionnée du sacré qui, dansson ambiguïté, caractérise son attitude par rapport à la communauté. Uneexpérience athéologique qui renvoie au domaine de l’hétérogène, de la« part maudite », de la dépense 4. Le concept de dépense, considéré commeune consommation absolue sans réserve et sans retour, est la clef de voûtepour comprendre l’idée d’une communauté qui, pour Bataille, est toujoursmarquée d’un « esprit apolitique 5 » et inscrite dans une expérience du secretqui se dérobe au projet politique. La « communauté de la mort », pourBataille, représentera l’extrême déclinaison du paradigme communautairequ’on retrouve surtout dans les écrits de la revue Acéphale et dans lesdocuments de la société secrète Acéphale. Le mythe d’Acéphale est en effetprofondément lié à une logique autosacrificielle qui devient une véritable« obsession 6 ». Le dispositif mythologique se révèle comme « foyer »commun autour duquel la communauté se retrouve. Bataille qui l’associesouvent au sacrifice, considère la communauté, comme le lieu parexcellence de l’excès, force qui dans l’infinie perte d’énergie révèle un radicalantagonisme déployé entre puissance et dépense, mesure et excès, vie etmort. L’issue tragique de Numance devient le paradigme de la communautévouée à la mort, qui est, pour Bataille, « l’objet fondamental de l’activitécommune des hommes 7 ». Communauté comme œuvre de la mort, mortcomme œuvre de la communauté. L’autosacrifice, en effet, reste pour

4. G. Bataille, « La Notion de dépense », La Critique sociale, n° 7, janvier 1933, p. 7-15 ; repris dans Georges Bataille, Œuvres Complètes (abrégées Œ. C. à partir demaintenant), Paris, Gallimard, 1970-1988, t. I, p. 302-320.5. G. Bataille, « Constitution du “Journal intérieur” », dans L’Apprenti Sorcier. DuCercle communiste démocratique à Acéphale. Textes, lettres et documents (1932-1939)rassemblés, présentés et annotés par M. Galletti, Paris, Éditions de la Différence, 1999,p. 340.6. J.-L. Nancy, « L’insacrifiable », dans Une Pensée finie, Paris, Galilée, 1990, p. 219.7. G. Bataille, Acéphale, Œ. C., t. I, p. 486.

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politique 2 qui s’impose quand tout semble désormais se dérober audomaine politique en tant que tel et toute configuration « commune »de la politique qui n’est pas représentée de la mesure du Capital globalesemble s’évanouir. Qu’est-ce qui implique un re-tracement du politiqueaprès tous les chemins que la politique a épuisés, abandonnés ou auxquelselle a renoncé à penser ? Retracer signifie ainsi répondre à une instancequi remet en jeu la possibilité même d’une praxis qui se charge de la co-existence. Retracer le politique renvoie en même temps à la nécessité dese demander ce qui a représenté l’idée de communauté et comment untel concept s’est tragiquement révélé dans l’histoire de l’Occident,annihilant dans son tourbillon des instances décisives qui, malgré tout,le soutenaient au fond. Cela veut dire s’exposer aux mêmes apories de lacommunauté par laquelle Bataille fut fasciné, mais dont il prendra bientôtses distances. Re-tracer le politique signifie ainsi repenser les tracespossibles, les tracés de sens qui ont véhiculé l’exigence du commun dansl’expérience de Bataille et d’où commence la réflexion sur le politique deNancy. Il s’agit de re-connaître les signes d’une communication qui sous-tendait déjà chez Bataille l’instance du commun et qui revêt chez Nancyl’aspect d’un in-fini « partage des voix ». Il faut donc relancer une critiquedu sujet et de l’individualisme global, qui puisse réactiver le mouvementinterne d’une pensée du commun, capable de rapprocher les instances dela singularité à l’intérieur d’une expérience plurielle du monde. De cettefaçon, on essaiera de prendre en considération trois images de penséetelles que communauté, communication et commun pour renouer le filrouge que, à partir de l’antihumanisme de Bataille, l’on retrouve dansl’ontologie politique de Nancy, auteur qui, en gardant sa propreoriginalité, ne renonce pas à « penser “avec” Bataille, de lire et d’inter-préter activement, d’expliquer et d’exposer, d’accompagner un certainBataille 3 ».

2. P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, « Ouverture » dans Rejouer le politique, Cahiersdu Centre de recherches philosophiques sur le politique, publiés sous la responsabilitéde P. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Paris, Galilée, 1981, p. 18.3. Jacques Derrida, op. cit., p. 135.

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communautaire comme sujet 14 » ? Bataille lui-même sera critique parrapport à tout retour de l’homme à l’immanence, à l’animalité.L’immanence signifiait en effet la négation du lien social et la fin de toutecommunauté humaine hypothétique. Le retour à l’immanence absolueselon Nancy destine l’homme à « la vérité de la mort 15 ». La communautéest entièrement remise à soi-même, au partage de l’absence. Comment cetteabsence commune peut-elle devenir une vraie communauté ? Bataille,conscient de ces apories, et faisant l’expérience de l’impossibilité de pouvoirpartager la « mort en commun », a préféré nous renvoyer à l’impossibilitémême de la communauté. Ce qui devait être une communauté du sacrifices’est révélé à la fin comme le véritable sacrifice de la communauté. Nancyremarque que Bataille a mis radicalement en question la logique du sacrificejusqu’à le démasquer finalement comme une « comédie 16 ». Si un réelsacrifice a eu lieu ce fut celui d’Acéphale, comme projet communautaire« en tant que communauté “durable” 17 ». Nous savons, aujourd’hui, quela logique sacrificielle d’Acéphale n’atteignit pas à l’accomplissement 18. Lacommunauté ne fut pas une véritable « œuvre de mort », mais elle fut uneabsence d’œuvre, le noyau décisif de la critique de l’œuvre qui, pendantl’après-guerre, soutiendra la critique du communisme soviétique.L’« absence de communauté 19 » signe un tournant décisif dans la réflexionsur la communauté de Bataille qui proposera l’idée d’une communauténégative ou « de ceux qui n’ont pas de communauté 20 ». « Que signifie eneffet un groupe, sinon une opposition de quelques hommes à l’ensemble desautres hommes 21 ? » Bataille met en question l’aspect exclusif et

14. M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 24.15. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1986-1990, p. 35-36.16. G. Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice », Œ. C., t. XII, p. 336.17. V. Kaufmann, « Communautés sans traces », dans Georges Bataille après tout, sousla dir. de D. Hollier, Paris, Belin, 1995, p. 73.18. P. Waldberg, « Acéphalogramme », Magazine littéraire, n° 331, avril 1995, p. 159 ;maintenant dans Georges Bataille, L’Apprenti Sorcier, op. cit., p. 597.19. G. Bataille, La Religion surréaliste, Œ. C., t. VII, p. 394.20. G. Bataille, Méthode de méditation, Œ. C., t. V, p. 483.21. G. Bataille, La Religion surréaliste, op. cit., p. 394.

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Bataille inséparable du partage de la mort. Une passion qui a l’aspect d’uneivresse extatique devant l’abîme de la mort, l’ivresse sacrificielle deDionysos partagée par Nietzsche, auteur duquel Bataille s’approche àtravers Chestov 8. Pour Bataille, toutefois, « il ne s’agit nullement demourir mais d’être porté “à hauteur de mort” 9 ». La mort en commun semanifeste et comme acte fondateur et comme exitum dissolvant du liencommunautaire. Le rapport sacrifice-communauté traverse aussi lasociété secrète d’Acéphale vouée à la création de nouvelles valeurs sacrées, « valeurs de cohésion 10 » qui peuvent assurer l’accès à l’« unitécommunielle ». Paradoxalement, la cohésion de la communauté est définiepar les mêmes valeurs qu’elle voudrait fonder. Contrairement à lacommunauté de Tönnies, de la communauté-nation de matrice fichtéenneou de la communauté de peuple nazie, l’idée qui fascine Bataille est celled’une société secrète existentielle 11, au-delà de l’utile, « désœuvrée », selonla définition de Nancy. Sacré dispendieux, « extase collective » et « mortparoxystique » sont en effet des éléments essentiels de la communauté.« Le sacré est justement la continuité de l’être, révélé à ceux qui fixent leurattention, dans un rite solennel, sur la mort d’un être discontinu 12. » Batailleétait hanté en effet par l’idée qu’un sacrifice humain devait consacrer lacommunauté d’Acéphale. Un sacrifice qui se présente comme l’abîmeautour duquel tourne tout son « répertoire figuratif 13 ». La « mort encommun », par contre, ne donne accès à aucune recharge de sens ni auxhypostases collectives, elle ne renvoie qu’à l’immanence pure à laquelleest vouée la communauté qui, si elle est exposée à une authentique fusion,disparaîtrait à l’instant. La communauté donc d’une impossibleimmanence absolue. À quoi nous expose une communauté qui « assumel’impossibilité de sa propre immanence, l’impossibilité d’un être

8. M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris Gallimard, 1992, p. 80.9. G. Bataille, Le sacrifice, Œ. C., t. II, p. 243.10. G. Bataille, « Programme », Ibid, p. 273.11. G. Bataille, « 19 mars 1938 », Ibid, p. 360.12. G. Bataille, L’Érotisme, Œ. C., t. X, p. 84.13. R. Esposito, « La comunità della perdita : l’impolitico di Georges Bataille », dansGeorges Bataille, La congiura sacra, a cura di Marina Galletti, Torino, BollatiBoringhieri, 1997, p. XXXII.

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communautaire comme sujet 14 » ? Bataille lui-même sera critique parrapport à tout retour de l’homme à l’immanence, à l’animalité.L’immanence signifiait en effet la négation du lien social et la fin de toutecommunauté humaine hypothétique. Le retour à l’immanence absolueselon Nancy destine l’homme à « la vérité de la mort 15 ». La communautéest entièrement remise à soi-même, au partage de l’absence. Comment cetteabsence commune peut-elle devenir une vraie communauté ? Bataille,conscient de ces apories, et faisant l’expérience de l’impossibilité de pouvoirpartager la « mort en commun », a préféré nous renvoyer à l’impossibilitémême de la communauté. Ce qui devait être une communauté du sacrifices’est révélé à la fin comme le véritable sacrifice de la communauté. Nancyremarque que Bataille a mis radicalement en question la logique du sacrificejusqu’à le démasquer finalement comme une « comédie 16 ». Si un réelsacrifice a eu lieu ce fut celui d’Acéphale, comme projet communautaire« en tant que communauté “durable” 17 ». Nous savons, aujourd’hui, quela logique sacrificielle d’Acéphale n’atteignit pas à l’accomplissement 18. Lacommunauté ne fut pas une véritable « œuvre de mort », mais elle fut uneabsence d’œuvre, le noyau décisif de la critique de l’œuvre qui, pendantl’après-guerre, soutiendra la critique du communisme soviétique.L’« absence de communauté 19 » signe un tournant décisif dans la réflexionsur la communauté de Bataille qui proposera l’idée d’une communauténégative ou « de ceux qui n’ont pas de communauté 20 ». « Que signifie eneffet un groupe, sinon une opposition de quelques hommes à l’ensemble desautres hommes 21 ? » Bataille met en question l’aspect exclusif et

14. M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983, p. 24.15. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1986-1990, p. 35-36.16. G. Bataille, « Hegel, la mort et le sacrifice », Œ. C., t. XII, p. 336.17. V. Kaufmann, « Communautés sans traces », dans Georges Bataille après tout, sousla dir. de D. Hollier, Paris, Belin, 1995, p. 73.18. P. Waldberg, « Acéphalogramme », Magazine littéraire, n° 331, avril 1995, p. 159 ;maintenant dans Georges Bataille, L’Apprenti Sorcier, op. cit., p. 597.19. G. Bataille, La Religion surréaliste, Œ. C., t. VII, p. 394.20. G. Bataille, Méthode de méditation, Œ. C., t. V, p. 483.21. G. Bataille, La Religion surréaliste, op. cit., p. 394.

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Bataille inséparable du partage de la mort. Une passion qui a l’aspect d’uneivresse extatique devant l’abîme de la mort, l’ivresse sacrificielle deDionysos partagée par Nietzsche, auteur duquel Bataille s’approche àtravers Chestov 8. Pour Bataille, toutefois, « il ne s’agit nullement demourir mais d’être porté “à hauteur de mort” 9 ». La mort en commun semanifeste et comme acte fondateur et comme exitum dissolvant du liencommunautaire. Le rapport sacrifice-communauté traverse aussi lasociété secrète d’Acéphale vouée à la création de nouvelles valeurs sacrées, « valeurs de cohésion 10 » qui peuvent assurer l’accès à l’« unitécommunielle ». Paradoxalement, la cohésion de la communauté est définiepar les mêmes valeurs qu’elle voudrait fonder. Contrairement à lacommunauté de Tönnies, de la communauté-nation de matrice fichtéenneou de la communauté de peuple nazie, l’idée qui fascine Bataille est celled’une société secrète existentielle 11, au-delà de l’utile, « désœuvrée », selonla définition de Nancy. Sacré dispendieux, « extase collective » et « mortparoxystique » sont en effet des éléments essentiels de la communauté.« Le sacré est justement la continuité de l’être, révélé à ceux qui fixent leurattention, dans un rite solennel, sur la mort d’un être discontinu 12. » Batailleétait hanté en effet par l’idée qu’un sacrifice humain devait consacrer lacommunauté d’Acéphale. Un sacrifice qui se présente comme l’abîmeautour duquel tourne tout son « répertoire figuratif 13 ». La « mort encommun », par contre, ne donne accès à aucune recharge de sens ni auxhypostases collectives, elle ne renvoie qu’à l’immanence pure à laquelleest vouée la communauté qui, si elle est exposée à une authentique fusion,disparaîtrait à l’instant. La communauté donc d’une impossibleimmanence absolue. À quoi nous expose une communauté qui « assumel’impossibilité de sa propre immanence, l’impossibilité d’un être

8. M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris Gallimard, 1992, p. 80.9. G. Bataille, Le sacrifice, Œ. C., t. II, p. 243.10. G. Bataille, « Programme », Ibid, p. 273.11. G. Bataille, « 19 mars 1938 », Ibid, p. 360.12. G. Bataille, L’Érotisme, Œ. C., t. X, p. 84.13. R. Esposito, « La comunità della perdita : l’impolitico di Georges Bataille », dansGeorges Bataille, La congiura sacra, a cura di Marina Galletti, Torino, BollatiBoringhieri, 1997, p. XXXII.

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idéaliste, et donc apolitique ou infra politique 24 ». Le paradigmecommunautaire, contre le « politique », n’admet aucun partage effectif dela différence en-commun. Quand se réalise la « communauté politique »,le politique est déjà hors-jeu et c’est pour cette raison qu’aucune politiquene peut « produire ce nom 25 ». Dans la communauté, on est toujours àl’intérieur d’une autoreprésentation identitaire qui ne peut jamais renoncerau principe de l’Un. La « communauté/Un » nie la pluralité au nom d’uninévitable fondement absolu ; elle renonce à l’horreur de l’ab-grund, del’anomie, de la perte de l’identité, de l’autre. Dans cette perspective, se placece que Nancy propose comme une « déconstruction du christianisme ». Lacritique de Nancy au concept de communauté se fonde sur la « critiquede l’œuvre ». Exposer la communauté au désœuvrement, signifiedémanteler le paradigme qui a tendance à la représenter comme sa propreœuvre 26. Il faut décliner l’« être-en-commun » en tant que partage del’existence. Le « partage », en plus de l’avec, emporte toujours une division,une propriété disjonctive de la relation qui noue et coupe à la foisl’ensemble des éléments qui entrent en contact : « individu », « peuple »,« communauté », « pensée ». « Au nom de la communauté, écrit Nancy,l’humanité – mais tout d’abord en Europe – a fait la preuve d’une capacitéinsoupçonnée à se détruire 27. » C’est pour cette raison que, pour nous, lacommunauté n’est plus en question. Le désastre de la communauté est dansle « philosophème » qui exige d’exposer « le sens lui-même comme unevérité 28 ». Nancy a préféré en effet remplacer le mot « communauté » par« être-en-commun » ou « être-avec ». L’être-en-commun est ce qui nousarrive, une « comparution » qui se donne comme un être-ensemble d’exis-tences finies. La finitude ne signifie pas achèvement, mais temporalité del’être, d’un avoir lieu dans le temps qui décide de l’impossibilité de toutetranscendance de l’existence. Notre horizon reste, pour Nancy, toujours

24. Ibid., p. 9.25. A. Badiou, « L’outrepassement politique du philosophème de la communauté », dansPolitique et Modernité, éditeurs G. Leyenberger, J.-J. Forté, Ciph, Niort, ÉditionsOsiris, 1992, p. 59.26. J.-L. Nancy, La Communauté affrontée, Paris, Galilée, 2001, p.3527. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 11528. A. Badiou, op. cit., p. 64.

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immunisant 22 de tout paradigme communautaire. Bâtir une communautésignifie toujours reconnaître la présence d’un « hors-lieu », d’un « extra-communautaire », d’un autre à nier. L’identité et la négation sont les traitspropres de la communauté, en tant qu’unité organique toujours potentiel-lement totalitaire. La seule condition commune se révèle l’« absence decommunauté ». Le lien social, semble nous intimer Bataille, ne peut sefonder que sur le refus catégorique de tout paradigme communautaire.Cette conscience va le pousser, pendant l’après-guerre, vers l’abandondéfinitif de la communauté.

Nancy, à cet égard, a eu l’incontestable mérite de rouvrir le débatphilosophique des vingt dernières années sur le thème de la communautéen nous donnant la possibilité de repenser l’être-en-commun, au niveauontologique-politique, débat que la philosophie, après Heidegger etBataille, avait renoncé à penser. Nancy reprend et prolonge, de façondécisive, la critique de la communauté en partant du lien communauté-communisme. L’exigence du commun représente le trait qui noue et croiseles destins de la pensée du communisme et de la communauté. Ces derniersse sont éloignés du commun, dans leur développement historique, l’un dans les échecs du communisme réel, l’autre dans la catastrophe de la communauté nazie. Ces désastres font du « communisme » et de la« communauté » deux termes probablement irrécupérables, inutilisables.La communauté, selon Nancy, est toujours considérée comme « êtrecommun », exposée par là aux possibles variantes de l’organicisme. Comme« sujet commun » qui subsume à son intérieur tous les individus de lacommunauté. Pour Nancy, la communauté « a représenté le corps socialou collectif dans sa figure la plus intériorisée, la plus immanente, et donc laplus totalitaire 23 ». La communauté, autrement dit, homogénéisant ce quireste à l’intérieur, tombe dans le remous de l’immanence commune. Elleest toujours connotée à une forme « obstinément chrétienne, idyllique,

22. Cf. R. Esposito, Communitas, Paris, PUF, 2000 ; Id., Immunitas. Protezione enegazione della vita, Torino, Einaudi, 2002 ; Id., Bíos. Biopolitica e filosofia, Torino,Einaudi, 2004.23. J.-L. Nancy, « Prefazione all’edizione italiana », dans La Comunità inoperosa,Napoli, Cronopio, 1992, p. 8.

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idéaliste, et donc apolitique ou infra politique 24 ». Le paradigmecommunautaire, contre le « politique », n’admet aucun partage effectif dela différence en-commun. Quand se réalise la « communauté politique »,le politique est déjà hors-jeu et c’est pour cette raison qu’aucune politiquene peut « produire ce nom 25 ». Dans la communauté, on est toujours àl’intérieur d’une autoreprésentation identitaire qui ne peut jamais renoncerau principe de l’Un. La « communauté/Un » nie la pluralité au nom d’uninévitable fondement absolu ; elle renonce à l’horreur de l’ab-grund, del’anomie, de la perte de l’identité, de l’autre. Dans cette perspective, se placece que Nancy propose comme une « déconstruction du christianisme ». Lacritique de Nancy au concept de communauté se fonde sur la « critiquede l’œuvre ». Exposer la communauté au désœuvrement, signifiedémanteler le paradigme qui a tendance à la représenter comme sa propreœuvre 26. Il faut décliner l’« être-en-commun » en tant que partage del’existence. Le « partage », en plus de l’avec, emporte toujours une division,une propriété disjonctive de la relation qui noue et coupe à la foisl’ensemble des éléments qui entrent en contact : « individu », « peuple »,« communauté », « pensée ». « Au nom de la communauté, écrit Nancy,l’humanité – mais tout d’abord en Europe – a fait la preuve d’une capacitéinsoupçonnée à se détruire 27. » C’est pour cette raison que, pour nous, lacommunauté n’est plus en question. Le désastre de la communauté est dansle « philosophème » qui exige d’exposer « le sens lui-même comme unevérité 28 ». Nancy a préféré en effet remplacer le mot « communauté » par« être-en-commun » ou « être-avec ». L’être-en-commun est ce qui nousarrive, une « comparution » qui se donne comme un être-ensemble d’exis-tences finies. La finitude ne signifie pas achèvement, mais temporalité del’être, d’un avoir lieu dans le temps qui décide de l’impossibilité de toutetranscendance de l’existence. Notre horizon reste, pour Nancy, toujours

24. Ibid., p. 9.25. A. Badiou, « L’outrepassement politique du philosophème de la communauté », dansPolitique et Modernité, éditeurs G. Leyenberger, J.-J. Forté, Ciph, Niort, ÉditionsOsiris, 1992, p. 59.26. J.-L. Nancy, La Communauté affrontée, Paris, Galilée, 2001, p.3527. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 11528. A. Badiou, op. cit., p. 64.

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immunisant 22 de tout paradigme communautaire. Bâtir une communautésignifie toujours reconnaître la présence d’un « hors-lieu », d’un « extra-communautaire », d’un autre à nier. L’identité et la négation sont les traitspropres de la communauté, en tant qu’unité organique toujours potentiel-lement totalitaire. La seule condition commune se révèle l’« absence decommunauté ». Le lien social, semble nous intimer Bataille, ne peut sefonder que sur le refus catégorique de tout paradigme communautaire.Cette conscience va le pousser, pendant l’après-guerre, vers l’abandondéfinitif de la communauté.

Nancy, à cet égard, a eu l’incontestable mérite de rouvrir le débatphilosophique des vingt dernières années sur le thème de la communautéen nous donnant la possibilité de repenser l’être-en-commun, au niveauontologique-politique, débat que la philosophie, après Heidegger etBataille, avait renoncé à penser. Nancy reprend et prolonge, de façondécisive, la critique de la communauté en partant du lien communauté-communisme. L’exigence du commun représente le trait qui noue et croiseles destins de la pensée du communisme et de la communauté. Ces derniersse sont éloignés du commun, dans leur développement historique, l’un dans les échecs du communisme réel, l’autre dans la catastrophe de la communauté nazie. Ces désastres font du « communisme » et de la« communauté » deux termes probablement irrécupérables, inutilisables.La communauté, selon Nancy, est toujours considérée comme « êtrecommun », exposée par là aux possibles variantes de l’organicisme. Comme« sujet commun » qui subsume à son intérieur tous les individus de lacommunauté. Pour Nancy, la communauté « a représenté le corps socialou collectif dans sa figure la plus intériorisée, la plus immanente, et donc laplus totalitaire 23 ». La communauté, autrement dit, homogénéisant ce quireste à l’intérieur, tombe dans le remous de l’immanence commune. Elleest toujours connotée à une forme « obstinément chrétienne, idyllique,

22. Cf. R. Esposito, Communitas, Paris, PUF, 2000 ; Id., Immunitas. Protezione enegazione della vita, Torino, Einaudi, 2002 ; Id., Bíos. Biopolitica e filosofia, Torino,Einaudi, 2004.23. J.-L. Nancy, « Prefazione all’edizione italiana », dans La Comunità inoperosa,Napoli, Cronopio, 1992, p. 8.

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faisant de l’existence une relation, lui donne l’aspect d’un labyrinthe, unréseau noué d’existences exposées au rapport avec l’autre. Les mots etl’ensemble pluriel des relations linguistiques, font de l’homme un « êtreen rapport », où la relation permet l’individuation même du singulier. Larelation se définit donc comme condition pré-ontologique de l’expérienceen nous exposant à la nudité. Le sujet, en tant que langage, ne fait sens quedans l’ouverture de la communication. La « subjectivité » en effet existeseulement si elle est communiquée ; Bataille affirme que « la souverainetéest toujours communication, et que la communication, au sens fort, esttoujours souveraine 33 ». L’essentiel est le flux d’énergie qui transite dans lepassage partagé d’expériences co-exposées au monde. « La vérité, écritBataille, n’a lieu qu’en passant de l’un à l’autre 34 ». Le singulier, en effet,en tant que ego isolé, n’a pas le pouvoir d’accéder à l’essentiel, au sens.L’« en rapport », comme l’« infra » de Hannah Arendt, définit l’espace del’« entre nous », du commun mais aussi de l’impropre, de l’écart quidistribue les sujets et qui les noue dans la forme de la relation. Bataillepropose ainsi une « mise en jeu » du commun, en tant que communicationet en tant qu’amitié. Il n’y aurait pas de communication si les singularités« en question » étaient fermées ; l’inachèvement rend possible les passagesde l’une à l’autre. La communication reste donc pour Bataille toujoursouverte, parce qu’elle est exposée à la chance, qui comme « effet d’une miseen jeu », nous oblige à une « réussite inachevée 35 ». La chance est la sœurde l’inachèvement, de l’aléa, du kairos ; elle expose, en tant qu’ouverturedu possible, le sujet à la pluralité des événements et à la « multitude desêtres aléatoires ». Dépense et communication se jouent dans le mêmemouvement de l’être, où l’« être isolé » ne peut se dérober à l’excès ; il « doitcommuniquer » et, en même temps, il doit renoncer à la prétention d’êtrereconnu de l’autre en tant que sujet. Pour Bataille la communication,contrairement à Hegel, ne prévoit aucune reconnaissance. Le « moi » serévèle simplement comme « rapport à quelque autre chose 36 ». L’événementdu sujet a lieu dans le rapport, dans le « contact » où les singularités

33. G. Bataille, La Littérature et le mal, Œ. C., t. IX, p. 312.34. G. Bataille, L’Amitié, Œ. C., t. VI, p. 303.35. G. Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 317.36. Ibid., p. 362.

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infiniment fini et c’est en cette marge, dans cette ouverture de sens, qu’ilnous faut nous charger de notre existence en commun.

La communication in-finie

« Tout ce que j’ai vécu, dit, écrit– que j’aimais – je l’imaginais communiqué 29. »

Dans les années qui suivent l’expérience communielle, la critique dusolipsisme de Bataille prend les traits d’une phénoménologie de l’expé-rience extatique, une « expérience du dehors » qui trouve dans la communi-cation une radicale mise en question de la subjectivité même. La théorie dela communication traverse en effet les thèmes les plus importants de laproduction théorique de Bataille : de la communauté à la souveraineté, dujeu à la chance, de la dépense au sacré. Communiquer signifie pour Bataillemener le sujet à une expérience de la limite, l’exposer au-dehors de lui-même, à un flux qui sépare et lie les discontinuités individuelles. Si le sujetcartésien ou kantien était caractérisé par la fermeture, ce qui marque le« glissement » effectué par Bataille est l’exposition de la subjectivité à ladéchirure, à la « blessure » qui, au fond, le constitue. Le sujet n’est jamaisdonné en tant qu’être isolé, mais en tant qu’être exposé à la blessure de lacommunication. Celle-ci, en déchirant la solidité supposée du sujet,l’expose à l’« inachèvement », « condition » même de la communication 30.Communiquer signifie s’exposer ensemble au risque de l’autre sans« remplir » la « faille 31 » constitutive des êtres qui les oblige à un échangeinfini, au désir excessif de l’autre. L’expérience humaine, en effet, pourBataille, ne peut pas avoir lieu si elle n’est pas communiquée. C’est unpassage, un entretien infini de différentes discontinuités. La nécessité departager s’impose pour les êtres en tant qu’ouverture, une ek-stasis qui sejoue, dans la dimension de l’entre qui nous fait être ensemble. C’est lelangage, en tant que structure de la subjectivité, qui rend possible àl’homme la représentation de l’existence à soi-même 32. Le langage, en

29. G. Bataille, Sur Nietzsche, Œ. C., t. VI, p. 31.30. G. Bataille, Le Coupable, Œ. C., t. V, (note) p. 513.31. Ibid., p. 266.32. G. Bataille, L’Expérience intérieure, Œ. C., t. V, p. 99.

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faisant de l’existence une relation, lui donne l’aspect d’un labyrinthe, unréseau noué d’existences exposées au rapport avec l’autre. Les mots etl’ensemble pluriel des relations linguistiques, font de l’homme un « êtreen rapport », où la relation permet l’individuation même du singulier. Larelation se définit donc comme condition pré-ontologique de l’expérienceen nous exposant à la nudité. Le sujet, en tant que langage, ne fait sens quedans l’ouverture de la communication. La « subjectivité » en effet existeseulement si elle est communiquée ; Bataille affirme que « la souverainetéest toujours communication, et que la communication, au sens fort, esttoujours souveraine 33 ». L’essentiel est le flux d’énergie qui transite dans lepassage partagé d’expériences co-exposées au monde. « La vérité, écritBataille, n’a lieu qu’en passant de l’un à l’autre 34 ». Le singulier, en effet,en tant que ego isolé, n’a pas le pouvoir d’accéder à l’essentiel, au sens.L’« en rapport », comme l’« infra » de Hannah Arendt, définit l’espace del’« entre nous », du commun mais aussi de l’impropre, de l’écart quidistribue les sujets et qui les noue dans la forme de la relation. Bataillepropose ainsi une « mise en jeu » du commun, en tant que communicationet en tant qu’amitié. Il n’y aurait pas de communication si les singularités« en question » étaient fermées ; l’inachèvement rend possible les passagesde l’une à l’autre. La communication reste donc pour Bataille toujoursouverte, parce qu’elle est exposée à la chance, qui comme « effet d’une miseen jeu », nous oblige à une « réussite inachevée 35 ». La chance est la sœurde l’inachèvement, de l’aléa, du kairos ; elle expose, en tant qu’ouverturedu possible, le sujet à la pluralité des événements et à la « multitude desêtres aléatoires ». Dépense et communication se jouent dans le mêmemouvement de l’être, où l’« être isolé » ne peut se dérober à l’excès ; il « doitcommuniquer » et, en même temps, il doit renoncer à la prétention d’êtrereconnu de l’autre en tant que sujet. Pour Bataille la communication,contrairement à Hegel, ne prévoit aucune reconnaissance. Le « moi » serévèle simplement comme « rapport à quelque autre chose 36 ». L’événementdu sujet a lieu dans le rapport, dans le « contact » où les singularités

33. G. Bataille, La Littérature et le mal, Œ. C., t. IX, p. 312.34. G. Bataille, L’Amitié, Œ. C., t. VI, p. 303.35. G. Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 317.36. Ibid., p. 362.

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infiniment fini et c’est en cette marge, dans cette ouverture de sens, qu’ilnous faut nous charger de notre existence en commun.

La communication in-finie

« Tout ce que j’ai vécu, dit, écrit– que j’aimais – je l’imaginais communiqué 29. »

Dans les années qui suivent l’expérience communielle, la critique dusolipsisme de Bataille prend les traits d’une phénoménologie de l’expé-rience extatique, une « expérience du dehors » qui trouve dans la communi-cation une radicale mise en question de la subjectivité même. La théorie dela communication traverse en effet les thèmes les plus importants de laproduction théorique de Bataille : de la communauté à la souveraineté, dujeu à la chance, de la dépense au sacré. Communiquer signifie pour Bataillemener le sujet à une expérience de la limite, l’exposer au-dehors de lui-même, à un flux qui sépare et lie les discontinuités individuelles. Si le sujetcartésien ou kantien était caractérisé par la fermeture, ce qui marque le« glissement » effectué par Bataille est l’exposition de la subjectivité à ladéchirure, à la « blessure » qui, au fond, le constitue. Le sujet n’est jamaisdonné en tant qu’être isolé, mais en tant qu’être exposé à la blessure de lacommunication. Celle-ci, en déchirant la solidité supposée du sujet,l’expose à l’« inachèvement », « condition » même de la communication 30.Communiquer signifie s’exposer ensemble au risque de l’autre sans« remplir » la « faille 31 » constitutive des êtres qui les oblige à un échangeinfini, au désir excessif de l’autre. L’expérience humaine, en effet, pourBataille, ne peut pas avoir lieu si elle n’est pas communiquée. C’est unpassage, un entretien infini de différentes discontinuités. La nécessité departager s’impose pour les êtres en tant qu’ouverture, une ek-stasis qui sejoue, dans la dimension de l’entre qui nous fait être ensemble. C’est lelangage, en tant que structure de la subjectivité, qui rend possible àl’homme la représentation de l’existence à soi-même 32. Le langage, en

29. G. Bataille, Sur Nietzsche, Œ. C., t. VI, p. 31.30. G. Bataille, Le Coupable, Œ. C., t. V, (note) p. 513.31. Ibid., p. 266.32. G. Bataille, L’Expérience intérieure, Œ. C., t. V, p. 99.

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co-essentiel par rapport au Dasein. En d’autres termes, il faut repenserl’existence en tant qu’être-en-commun. L’être social ne peut pas êtrereconduit simplement aux termes de « société » ou « socialité ». Il ne s’agitni d’une dimension surajoutée à un donné individuel présupposé ouoriginaire ni, comme voudrait Husserl, d’une préexistence du sujet parrapport à l’accident de l’intersubjectivité. Si le sens passe toujours de l’unà l’autre, comment peut-on envisager le Dasein isolément ? Pour Nancy,l’être est exposé toujours comme « avec », il est – « identiquement » – être-avec. « L’être est singulier et pluriel, à la fois, indistinctement et distinc-tement. Il est singulièrement pluriel et pluriellement singulier 42. » Nancynie de cette manière la possibilité d’un être qui précède l’être singulier-pluriel. En d’autres termes, les singularités sont toujours inséparables del’être-avec-les-autres, elles sont des « singularités multiples ». Autant lesujet, pour Nancy, est offert à l’excès de sens, à la chance, autant lamultitude des corps est exposée, dans la nudité, à l’expérience de lacommunication. La question du rapport entre le sens et la communicationest en effet décisive pour Bataille et pour Nancy. Ce dernier aussi, seréférant à Bataille, fait remarquer que le « sens » ne peut pas avoir lieu sinon« en passant de l’un à l’autre 43 ». La vérité passe, elle ne se laisse approprierni par l’un ni par l’autre ; elle se dérobe bien qu’elle soit toujours ouvertedans ce passage. La communication ne se laisse pas objectiver parce qu’elleest toujours l’articulation d’un langage qui n’a rien de personnel ou depropre ; comme le rappelle Nancy, « il n’y a pas de langage privé 44 ». Lacommunication, dans la forme d’un « entre nous », a ainsi le pouvoir denommer le commun, comme ce qui se dérobe à toute appropriation de sens.La singularité, en tant qu’événement de sens, est toujours ouverte à l’expé-rience de l’« entre-nous », à la chance qui la fait arriver et qui l’expose à la« liberté du sens » et au sens comme liberté. Le non-savoir, en tantqu’« expérience du dehors », mesure la finitude singulière et la met en jeudans la communication avec les autres, du sens de l’autre au non sens del’un, et vice versa. Dans cette commune altération a lieu la communication,

42. J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, op. cit., p. 48.43. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 36.44. Ibid., p. 36.

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réciproques sont mises en jeu. La communication se révèle de cette façoncomme état métastable qui ne parvient jamais à l’accomplissement. SelonBataille, elle dépasse toujours la pure objectivité, la déborde, dans l’excèsqui la dépasse au-delà d’elle-même. « La communication est en nous, carl’homme existe dans la mesure où les hommes communiquent entre eux 37. »L’homme est exposé à ce nouage, au tissu infini des communications, quise propagent de l’un à l’autre, dans un écart différentiel qui laisse toujoursouverte la possibilité du conflit, de la déchirure, de la coupure qui remetles singularités réciproquement à la confrontation et à l’affrontement desexistences. La communication se dérobe de cette façon à touteappropriation de la part des sujets en se révélant, au contraire, comme unprocédé sans sujet. Ce mouvement, en touchant la subjectivité et sonrapport avec l’objet, s’impose comme « mise en question du sujet commede l’objet », « glissement » de l’être vers l’« au-delà des limites du moiisolé 38 ». Bataille écrit : « Nous ne sommes donnés, fût-ce à nous-mêmes,sinon dans un réseau de communication avec les autres : nous baignons dansla communication 39. » Cela signifie, pour Bataille, s’exposer à unecontagion, à la prodigalité qui nous dispose à la rencontre, au con-loquium.

Nancy définit la communication comme « trame nue et sans“contenu 40” » qui se réalise comme exposition de l’« être-avec ». L’existencedes êtres, au-delà de tout contrat, est inscrite depuis toujours dans le traitde l’avec qui se donne, pour Nancy, comme une structure ontologiquefondamentale de l’existence. L’homme est donc exposé au partage de l’être-là dans la finitude. Il s’agit d’une « communication infinie 41 », d’uneouverture au commun qui coupe avec toute fermeture communautaire.L’« en-commun » exposé de la communication, se révèle en tant que partageinfini de la finitude. Nancy, en proposant le thème du Mit-Sein présentépar Heidegger dans Être et temps, souligne la nécessité de redéfinirl’ontologie à partir du singulier-pluriel, de l’« être-avec », pour développerson analytique co-existentielle. Il remarque en effet que le Mit-sein est

37. Ibid., p. 544.38. G. Bataille, « Collège socratique », Œ. C., VI, p. 291.39. G. Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 310.40. J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 47.41. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvré, op. cit., p. 47.

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co-essentiel par rapport au Dasein. En d’autres termes, il faut repenserl’existence en tant qu’être-en-commun. L’être social ne peut pas êtrereconduit simplement aux termes de « société » ou « socialité ». Il ne s’agitni d’une dimension surajoutée à un donné individuel présupposé ouoriginaire ni, comme voudrait Husserl, d’une préexistence du sujet parrapport à l’accident de l’intersubjectivité. Si le sens passe toujours de l’unà l’autre, comment peut-on envisager le Dasein isolément ? Pour Nancy,l’être est exposé toujours comme « avec », il est – « identiquement » – être-avec. « L’être est singulier et pluriel, à la fois, indistinctement et distinc-tement. Il est singulièrement pluriel et pluriellement singulier 42. » Nancynie de cette manière la possibilité d’un être qui précède l’être singulier-pluriel. En d’autres termes, les singularités sont toujours inséparables del’être-avec-les-autres, elles sont des « singularités multiples ». Autant lesujet, pour Nancy, est offert à l’excès de sens, à la chance, autant lamultitude des corps est exposée, dans la nudité, à l’expérience de lacommunication. La question du rapport entre le sens et la communicationest en effet décisive pour Bataille et pour Nancy. Ce dernier aussi, seréférant à Bataille, fait remarquer que le « sens » ne peut pas avoir lieu sinon« en passant de l’un à l’autre 43 ». La vérité passe, elle ne se laisse approprierni par l’un ni par l’autre ; elle se dérobe bien qu’elle soit toujours ouvertedans ce passage. La communication ne se laisse pas objectiver parce qu’elleest toujours l’articulation d’un langage qui n’a rien de personnel ou depropre ; comme le rappelle Nancy, « il n’y a pas de langage privé 44 ». Lacommunication, dans la forme d’un « entre nous », a ainsi le pouvoir denommer le commun, comme ce qui se dérobe à toute appropriation de sens.La singularité, en tant qu’événement de sens, est toujours ouverte à l’expé-rience de l’« entre-nous », à la chance qui la fait arriver et qui l’expose à la« liberté du sens » et au sens comme liberté. Le non-savoir, en tantqu’« expérience du dehors », mesure la finitude singulière et la met en jeudans la communication avec les autres, du sens de l’autre au non sens del’un, et vice versa. Dans cette commune altération a lieu la communication,

42. J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, op. cit., p. 48.43. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 36.44. Ibid., p. 36.

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réciproques sont mises en jeu. La communication se révèle de cette façoncomme état métastable qui ne parvient jamais à l’accomplissement. SelonBataille, elle dépasse toujours la pure objectivité, la déborde, dans l’excèsqui la dépasse au-delà d’elle-même. « La communication est en nous, carl’homme existe dans la mesure où les hommes communiquent entre eux 37. »L’homme est exposé à ce nouage, au tissu infini des communications, quise propagent de l’un à l’autre, dans un écart différentiel qui laisse toujoursouverte la possibilité du conflit, de la déchirure, de la coupure qui remetles singularités réciproquement à la confrontation et à l’affrontement desexistences. La communication se dérobe de cette façon à touteappropriation de la part des sujets en se révélant, au contraire, comme unprocédé sans sujet. Ce mouvement, en touchant la subjectivité et sonrapport avec l’objet, s’impose comme « mise en question du sujet commede l’objet », « glissement » de l’être vers l’« au-delà des limites du moiisolé 38 ». Bataille écrit : « Nous ne sommes donnés, fût-ce à nous-mêmes,sinon dans un réseau de communication avec les autres : nous baignons dansla communication 39. » Cela signifie, pour Bataille, s’exposer à unecontagion, à la prodigalité qui nous dispose à la rencontre, au con-loquium.

Nancy définit la communication comme « trame nue et sans“contenu 40” » qui se réalise comme exposition de l’« être-avec ». L’existencedes êtres, au-delà de tout contrat, est inscrite depuis toujours dans le traitde l’avec qui se donne, pour Nancy, comme une structure ontologiquefondamentale de l’existence. L’homme est donc exposé au partage de l’être-là dans la finitude. Il s’agit d’une « communication infinie 41 », d’uneouverture au commun qui coupe avec toute fermeture communautaire.L’« en-commun » exposé de la communication, se révèle en tant que partageinfini de la finitude. Nancy, en proposant le thème du Mit-Sein présentépar Heidegger dans Être et temps, souligne la nécessité de redéfinirl’ontologie à partir du singulier-pluriel, de l’« être-avec », pour développerson analytique co-existentielle. Il remarque en effet que le Mit-sein est

37. Ibid., p. 544.38. G. Bataille, « Collège socratique », Œ. C., VI, p. 291.39. G. Bataille, La Littérature et le mal, op. cit., p. 310.40. J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 47.41. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvré, op. cit., p. 47.

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identitaire, « je » ou « nous », en nous exposant à un infini passage entreindividu et collectif. Il se révèle, selon le lexique de Bauman, un conceptliquide, qui de façon coextensive noue le singulier et le pluriel. Cettedynamique rapproche, en un certain sens, Nancy au dualisme sanssynthèse, qui traverse toute l’écriture de Bataille. L’existence nous arriveen-commun, non en tant que « être commun », mais commel’« espacement » du commun. La communication, qui était déjà un effetdu commun pour Bataille, « implique la dualité, mieux la pluralité, de ceuxqui communiquent, appelle, dans les limites d’une communication donnée,leur égalité 49 ». Seulement dans la pluralité il y a la subjectivité : « Il n’y apas d’énoncé à sujet singulier, explicite ou implicite, qui ne comporte aussila marque plus ou moins manifeste d’un sujet collectif ou commun, d’un“nous” qui est au moins celui de la langue de l’énoncé 50 ».‹ « Nous » sommesdepuis toujours en société, « nous » sommes coextensifs à la société, nipour une agrégation additionnelle, ni par choix, mais pour sociation. Dansle socius, la dimension de la pluralité, de l’espace politique, est déjà inscritede façon décisive. Nous co-existons, en tant que « sociation » partagée dansla pluralité d’un ensemble-monde. Cette « évidence » précède et excèdetoujours l’Ego et le rend possible ; « l’existence sociale de Descartes, observeNancy, précède logiquement et chronologiquement la possibilité de l’énon-ciation d’ego sum – lequel, en s’énonçant, s’énonce d’ailleurs au moins àun autre […] et si bien, peut-on dire, que tout ego sum est un ego cum 51. »La sociation articule les singularités selon un commun rapport decoexistence. Mais si le commun a le pouvoir de nous exposer au sens, au« sens-en-commun 52 », comment peut-on l’adresser aux inédits tracés desens ? Il s’agit en effet d’un « travail commun », d’un « retracement » quicommence avec Bataille mais qui demande aujourd’hui un décisif effortd’élaboration. Bataille et Nancy nous obligent à penser et à relancer une

49. G. Bataille, op. cit., p. 302.50. J.-L. Nancy, « Ré-fa-mi-ré-do-si-do-ré-si-sol-sol », dans La Démocratie à venir.Autour de Jacques Derrida, Sous la dir. de M.-L. Mallet, Actes du colloque qui s’esttenu au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, 8-18 juillet 2002, Paris, Galilée,2004, p. 345.51. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 117.52. J.-L. Nancy, La Création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 62.

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qui n’éclaire rien sinon ce passage en commun. La pensée se révèle donc,pour Nancy, dans l’idée d’un con-tact, dans l’infinie possibilité de « passerde l’un à l’autre », dans la mutuelle coexposition au sens. Dans cettedynamique, il y a tout le sens possible de l’être-en-commun, de ce qui nese donne ni « propriété », ni appropriation de sens. « Le partage “lui-même”, observe Nancy, ne “se” communique pas : il est le passage et lapartition de la communication 45. » Au commun, on est exposé « collecti-vement », dans chaque singularité finie, au-delà d’un sens commun quipuisse réabsorber le singulier dans la substance du collectif. La communi-cation se déploie comme ouverture coexistentielle qui règle le commun,l’incommensurable même, et qui résiste de cette façon, à tout possibleaccomplissement, à toute « fin de l’histoire ».

Koinos

Quel vecteur de sens a eu la force de traverser la communauté, lecommunisme et la communication sinon celui du commun ? « Quel est sonêtre, quelle ontologie rend compte de cela qu’indique un mot bien connu– commun – mais au concept peut-être devenu fort incertain 46 ? »L’ontologie politique de Nancy, s’étaie sur une pré-condition sans laquellela possibilité de penser un monde serait impossible. Une dimension pré-individuelle qui engendre le singulier mais qui découle du collectif. Lekoinos 47, en tant que trait qui assure toujours la « réunion avec division »,décide de l’expérience de l’homme dans le monde, mais il ne renvoie àaucune essence commune. Le commun se donne comme l’impropre,l’étrangeté, se révèle « dans le partage qui n’est pas fusionnel, dans l’alté-ration induite de toute relation avec l’extérieur 48 ». Le commun est toujoursà l’œuvre dans le monde, mais il ne fait pas d’œuvre ; il est le « partage »qui nous ouvre au singulier-pluriel de l’existence et qui, selon Nancy, nefait jamais du « nous » un sujet pluriel. Le commun, au-delà de touteclôture de la subjectivité, nous empêche de prononcer, d’une façon

45. J.-C. Bailly, J.-L. Nancy, La Comparution : politique à venir, Paris, ChristianBourgois Éditeur, 1991, p. 80.46. J.-L. Nancy, La Communauté affrontée, op. cit., p. 28.47. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 118.48. A. Illuminati, Del comune, Roma, Manifestolibri, 2003, p. 168.

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identitaire, « je » ou « nous », en nous exposant à un infini passage entreindividu et collectif. Il se révèle, selon le lexique de Bauman, un conceptliquide, qui de façon coextensive noue le singulier et le pluriel. Cettedynamique rapproche, en un certain sens, Nancy au dualisme sanssynthèse, qui traverse toute l’écriture de Bataille. L’existence nous arriveen-commun, non en tant que « être commun », mais commel’« espacement » du commun. La communication, qui était déjà un effetdu commun pour Bataille, « implique la dualité, mieux la pluralité, de ceuxqui communiquent, appelle, dans les limites d’une communication donnée,leur égalité 49 ». Seulement dans la pluralité il y a la subjectivité : « Il n’y apas d’énoncé à sujet singulier, explicite ou implicite, qui ne comporte aussila marque plus ou moins manifeste d’un sujet collectif ou commun, d’un“nous” qui est au moins celui de la langue de l’énoncé 50 ».‹ « Nous » sommesdepuis toujours en société, « nous » sommes coextensifs à la société, nipour une agrégation additionnelle, ni par choix, mais pour sociation. Dansle socius, la dimension de la pluralité, de l’espace politique, est déjà inscritede façon décisive. Nous co-existons, en tant que « sociation » partagée dansla pluralité d’un ensemble-monde. Cette « évidence » précède et excèdetoujours l’Ego et le rend possible ; « l’existence sociale de Descartes, observeNancy, précède logiquement et chronologiquement la possibilité de l’énon-ciation d’ego sum – lequel, en s’énonçant, s’énonce d’ailleurs au moins àun autre […] et si bien, peut-on dire, que tout ego sum est un ego cum 51. »La sociation articule les singularités selon un commun rapport decoexistence. Mais si le commun a le pouvoir de nous exposer au sens, au« sens-en-commun 52 », comment peut-on l’adresser aux inédits tracés desens ? Il s’agit en effet d’un « travail commun », d’un « retracement » quicommence avec Bataille mais qui demande aujourd’hui un décisif effortd’élaboration. Bataille et Nancy nous obligent à penser et à relancer une

49. G. Bataille, op. cit., p. 302.50. J.-L. Nancy, « Ré-fa-mi-ré-do-si-do-ré-si-sol-sol », dans La Démocratie à venir.Autour de Jacques Derrida, Sous la dir. de M.-L. Mallet, Actes du colloque qui s’esttenu au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, 8-18 juillet 2002, Paris, Galilée,2004, p. 345.51. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 117.52. J.-L. Nancy, La Création du monde ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002, p. 62.

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qui n’éclaire rien sinon ce passage en commun. La pensée se révèle donc,pour Nancy, dans l’idée d’un con-tact, dans l’infinie possibilité de « passerde l’un à l’autre », dans la mutuelle coexposition au sens. Dans cettedynamique, il y a tout le sens possible de l’être-en-commun, de ce qui nese donne ni « propriété », ni appropriation de sens. « Le partage “lui-même”, observe Nancy, ne “se” communique pas : il est le passage et lapartition de la communication 45. » Au commun, on est exposé « collecti-vement », dans chaque singularité finie, au-delà d’un sens commun quipuisse réabsorber le singulier dans la substance du collectif. La communi-cation se déploie comme ouverture coexistentielle qui règle le commun,l’incommensurable même, et qui résiste de cette façon, à tout possibleaccomplissement, à toute « fin de l’histoire ».

Koinos

Quel vecteur de sens a eu la force de traverser la communauté, lecommunisme et la communication sinon celui du commun ? « Quel est sonêtre, quelle ontologie rend compte de cela qu’indique un mot bien connu– commun – mais au concept peut-être devenu fort incertain 46 ? »L’ontologie politique de Nancy, s’étaie sur une pré-condition sans laquellela possibilité de penser un monde serait impossible. Une dimension pré-individuelle qui engendre le singulier mais qui découle du collectif. Lekoinos 47, en tant que trait qui assure toujours la « réunion avec division »,décide de l’expérience de l’homme dans le monde, mais il ne renvoie àaucune essence commune. Le commun se donne comme l’impropre,l’étrangeté, se révèle « dans le partage qui n’est pas fusionnel, dans l’alté-ration induite de toute relation avec l’extérieur 48 ». Le commun est toujoursà l’œuvre dans le monde, mais il ne fait pas d’œuvre ; il est le « partage »qui nous ouvre au singulier-pluriel de l’existence et qui, selon Nancy, nefait jamais du « nous » un sujet pluriel. Le commun, au-delà de touteclôture de la subjectivité, nous empêche de prononcer, d’une façon

45. J.-C. Bailly, J.-L. Nancy, La Comparution : politique à venir, Paris, ChristianBourgois Éditeur, 1991, p. 80.46. J.-L. Nancy, La Communauté affrontée, op. cit., p. 28.47. J.-L. Nancy, La Pensée dérobée, op. cit., p. 118.48. A. Illuminati, Del comune, Roma, Manifestolibri, 2003, p. 168.

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créateur » de la propriété qui rend possible le partage du commun. La« création du monde » se révèle ainsi une production destinée, au-delà del’accumulation du capital, à une « appropriation partagée » de la valeurmême. Ce que Bataille aurait défini comme une dépense partagée de lafinitude. À cet égard un retracement de la partition commune de Batailleet Nancy est décisif pour reconnaître les traces qui annoncent déjà unepensée du commun qui nous expose à l’événement singulier-pluriel dumonde, et qui nous permet d’affirmer ensemble et toujours avec Bataille :« L’être n’est jamais moi seul, c’est toujours moi et mes semblables 54. »

Traduction par Tiziana Canosa et Fausto De Petra,revue par Catherine Duval

54. G. Bataille, La Souveraineté, Œ. C., t. VIII, p. 297.

ontologie politique du commun, une « co-ontologie », une pensée dupolitique qui se charge du commun en tant que praxis de sens. Le communs’affirme, de cette manière, comme une forme matricielle et originaire dupolitique, de la pensée même d’un espace public ; il réalise le nouage quitient ensemble singulier et pluriel, comme condition du collectif. Cette« ressource inédite 53 » rend possible et nécessaire un « retracement » dupolitique en tant qu’événement du politique. Il s’agit ainsi d’articuler la« coexistence » comme rapport pluriel de singularité, c’est-à-dire commeexposition à l’avec. La mesure de l’avec se révèle, de cette manière, commece qui éloigne et unit le commun, et s’affirme dans le conflit du singulieravec le pluriel, du global avec le local à travers un mouvement inclusifexposé sans cesse à la tenue de la sociation. Le koinos, comme la « vieilletaupe », creuse, au-dessous des murs qui protègent l’édifice commu-nautaire, ses tracés de sens dans la différence, et il empêche toute réductiondu tissu social à l’équivalence générale du Capital. Le commun n’a jamaisaccès à l’Unité mais garde toujours un reste, un « écart inassimilable », selonles mots de Bataille, qui nous laisse toujours dans une réciproque in-différence, ce que Blanchot a définit heureusement comme « l’étrangetéde ce qui ne saurait être commun ». Il devient un tissu polychrome d’exis-tences, une marée hétérogène, une inédite représentation des procédéssociaux d’hybridation et de métissage culturel qui traversent – avec lesmarchandises – notre Océan commun. Le commun se donne ainsi en tantque sujet de résistance au « mauvais infini » qui prétend se mondialiserdans la violence du Capital. Un trait politique qui met en évidence lanécessité de cette démocratie à venir dont a parlé Jacques Derrida dans sesécrits. Un tel effort pourra éviter à l’existence de s’appauvrir dans l’infiniemisère de l’individualisme global. À cet égard, le commun se dérobe à ladichotomie mortelle entre individu et communauté, identité et différence,et il se confirme, comme concept fort de cette seconde Modernité. Toutefoisil faut aujourd’hui écrire une grammaire qui valorise le potentiel delibération du commun, pour répondre aux défis de l’« injustice globale »qui domine notre « glomus ». Il faut repenser la mondialité, selon Nancy,comme une « expérience de la liberté », dans laquelle chacun soit « créé-

53. J.-L. Nancy, La Communauté affrontée op. cit., p. 30.

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créateur » de la propriété qui rend possible le partage du commun. La« création du monde » se révèle ainsi une production destinée, au-delà del’accumulation du capital, à une « appropriation partagée » de la valeurmême. Ce que Bataille aurait défini comme une dépense partagée de lafinitude. À cet égard un retracement de la partition commune de Batailleet Nancy est décisif pour reconnaître les traces qui annoncent déjà unepensée du commun qui nous expose à l’événement singulier-pluriel dumonde, et qui nous permet d’affirmer ensemble et toujours avec Bataille :« L’être n’est jamais moi seul, c’est toujours moi et mes semblables 54. »

Traduction par Tiziana Canosa et Fausto De Petra,revue par Catherine Duval

54. G. Bataille, La Souveraineté, Œ. C., t. VIII, p. 297.

ontologie politique du commun, une « co-ontologie », une pensée dupolitique qui se charge du commun en tant que praxis de sens. Le communs’affirme, de cette manière, comme une forme matricielle et originaire dupolitique, de la pensée même d’un espace public ; il réalise le nouage quitient ensemble singulier et pluriel, comme condition du collectif. Cette« ressource inédite 53 » rend possible et nécessaire un « retracement » dupolitique en tant qu’événement du politique. Il s’agit ainsi d’articuler la« coexistence » comme rapport pluriel de singularité, c’est-à-dire commeexposition à l’avec. La mesure de l’avec se révèle, de cette manière, commece qui éloigne et unit le commun, et s’affirme dans le conflit du singulieravec le pluriel, du global avec le local à travers un mouvement inclusifexposé sans cesse à la tenue de la sociation. Le koinos, comme la « vieilletaupe », creuse, au-dessous des murs qui protègent l’édifice commu-nautaire, ses tracés de sens dans la différence, et il empêche toute réductiondu tissu social à l’équivalence générale du Capital. Le commun n’a jamaisaccès à l’Unité mais garde toujours un reste, un « écart inassimilable », selonles mots de Bataille, qui nous laisse toujours dans une réciproque in-différence, ce que Blanchot a définit heureusement comme « l’étrangetéde ce qui ne saurait être commun ». Il devient un tissu polychrome d’exis-tences, une marée hétérogène, une inédite représentation des procédéssociaux d’hybridation et de métissage culturel qui traversent – avec lesmarchandises – notre Océan commun. Le commun se donne ainsi en tantque sujet de résistance au « mauvais infini » qui prétend se mondialiserdans la violence du Capital. Un trait politique qui met en évidence lanécessité de cette démocratie à venir dont a parlé Jacques Derrida dans sesécrits. Un tel effort pourra éviter à l’existence de s’appauvrir dans l’infiniemisère de l’individualisme global. À cet égard, le commun se dérobe à ladichotomie mortelle entre individu et communauté, identité et différence,et il se confirme, comme concept fort de cette seconde Modernité. Toutefoisil faut aujourd’hui écrire une grammaire qui valorise le potentiel delibération du commun, pour répondre aux défis de l’« injustice globale »qui domine notre « glomus ». Il faut repenser la mondialité, selon Nancy,comme une « expérience de la liberté », dans laquelle chacun soit « créé-

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