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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=IMIN&ID_NUMPUBLIE=IMIN_007&ID_ARTICLE=IMIN_007_0107 L’imaginaire des mondes virtuels par Evelyne ESTHER GABRIEL | L’Esprit du Temps | Imaginaire & Inconscient 2002/3 - n° 7 ISSN 1628-9676 | ISBN 2-9130-6297-0 | pages 107 à 118 Pour citer cet article : — Esther Gabriel E., L’imaginaire des mondes virtuels, Imaginaire & Inconscient 2002/3, n° 7, p. 107-118. Distribution électronique Cairn pour L’Esprit du Temps. © L’Esprit du Temps. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

L'imaginaire des mondes virtuels

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L’imaginaire des mondes virtuels

par Evelyne ESTHER GABRIEL

| L’Esprit du Temps | Imaginaire & Inconscient2002/3 - n° 7ISSN 1628-9676 | ISBN 2-9130-6297-0 | pages 107 à 118

Pour citer cet article : — Esther Gabriel E., L’imaginaire des mondes virtuels, Imaginaire & Inconscient 2002/3, n° 7, p. 107-118.

Distribution électronique Cairn pour L’Esprit du Temps.© L’Esprit du Temps. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Imaginaire & Inconscient, 2002/7, 107-118.

«Tu m’as menti, Wang-Fô, vieil imposteur : le monde n’estqu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintreinsensé, sans cesse effacées par nos larmes. Le royaume de Hann’est pas le plus beau des royaumes, et je ne suis pas l’Empereur.Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui oùtu pénètres, vieux Wang, par le chemin des Mille Courbes et desDix Mille couleurs. Toi seul règnes en paix sur des montagnescouvertes d’une neige qui ne peut fondre, et sur des champs denarcisses qui ne peuvent pas mourir. »

Extrait de la nouvelle de Marguerite Yourcenar«Comment Wang-Fô fut sauvé » (18).

Ainsi parlait le Maître Céleste qui passa son enfance solitaire en présencedes peintures du vieuxWang-Fô et qui s’imagina régner sur un monde aussibeau qu’irréel parce qu’immortel.

Pénétrer l’image : s’enfoncer dans ses forêts inconnues, grimper à sesarbres fantasques, fouiller un grenier peuplé d’êtres effrayants ou farfelus,guetter un ennemi imprévisible ou se laisser surprendre au coin d’une rue,découvrir un trésor évanescent... Emerveillement !Détenir le pouvoir de découvrir un monde créé par des inconnus et en

devenir le maître, voilà la nouveauté apportée par les images virtuelles etl’interactivité ; après avoir rêvé vivre dans les mondes imaginaires, ceux

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Evelyne Esther Gabriel

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portés par les conteurs, inventés et exprimés par la magie de la langue desécrivains et des poètes, illustrés par les dessinateurs et les peintres ; aprèsêtre devenus spectateurs des images cinématographiques et télévisuelleslesquelles, en s’animant, nous imposent leur vision du monde. En mêmetemps, pour certains du moins, se créer un avenir meilleur, fuir une réalitédécevante, éprouvante, mouvante...Les images virtuelles nous offrent une réalité éphémère, surréaliste ou

hyperréaliste, l’actualisation illusoire d’un nouveau monde à explorer.L’imaginaire qui anime ces nouvelles images interactives est aussi à

découvrir. Tel est l’objet de notre aventure.

Le mythe de l’esprit immortel

Ces mondes fictifs sont-ils porteurs d’une nouvelle mythologie, decroyances qui nous permettent de comprendre l’origine du cosmos, de la vieet des êtres humains ? Ou encore nous racontent-ils les aventures de hérosexemplaires traçant de possibles lignes de conduites ?De nos jours, les nouvelles mythologies sont portées par les sciences. Le

discours scientifique nous indique ce qu’il convient de croire et les méthodesscientifiques conditionnent les moyens d’y parvenir.Pour Abraham Moles, cité par Philippe Breton (3), les «mythes

dynamiques » n’agissent pas à un niveau conscient dans la société, ilsémergent au sein même de la société scientifique globale, comme unetendance organisatrice qui module le flux des découvertes, orientant de façoninconsciente les démarches individuelles. Les jeux vidéo, et toutes lesnouvelles technologies de la communication suivant l’appellation consacrée,sont issus des sciences modernes, en particulier des sciences de l’informa-tique et d’une logique mathématique. Mais ils sont marqués par des «mythesdynamiques » forts. Ils présentent de multiples facettes, de nombreusesformes d’utopie (nouvelle organisation économique, nouveau rapport ducitoyen et de l’état...).Les premiers concepteurs de l’ordinateur (John Von Neumann et Alan

Turing) avaient eu pour ambition de créer une machine capable nonseulement de calculer (d’où l’origine du mot computer) mais aussi, beaucoupplus, de penser comme un cerveau humain (mémoire, changement d’étatssuccessifs...).L’un des grands rêves de l’homme, depuis toujours, est d’égaler les dieux

en créant un être artificiel à son image, comme Philippe Breton le démontredans son livre. Ce vieux rêve se déploie d’abord au cours d’une périodemythique, puis pendant une période littéraire (le golem issu de la pratiquemagico-religieuse juive ; le récit de Galatée, créature de Pygmalion, rapporté

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par Ovide ; plus récemment la Vénus d’Ille et la créature du Dr Frankensteinpuis Pinocchio). Maintenant la science contemporaine tente de réaliser etd’accomplir les vieux rêves de l’homme occidental. Elle reprend à soncompte le projet de créer un être à l’image de l’homme mais le structureselon la conception actuelle que l’homme se forge de lui-même : un êtrecapable de traiter intelligemment des informations. Ce projet se réalise dansla fabrication de machines dotées d’intelligence artificielle, mais perdanttout aspect anthropomorphique. Et c’est ainsi que naît l’ordinateur.

Mais un « retour du refoulé » s’est réalisé en Lara Croft, l’héroïne virtuelledu fameux jeu «Tomb Raider ». Pour les jeunes, elle est non seulement uneconcrétisation de l’être artificiel créé à l’image... de la femme, mais plus quecela, elle représente un idéal de la femme (avec ses mensurations de rêve :85D – 60 – 90 pour ses 1,70m et ses 55 kg) et un idéal de femme phallique(avec des capacités corporelles et ses comportements plus virils queféminins). Cet idéal est bien évidemment produit par l’imaginaire actuelde la société. Lara Croft et autres femmes artificielles, sont en passe desupplanter les tops models, avec leurs limites et imperfections humaines :des mannequins virtuels ont déjà défilé pour le créateur Thierry Mugler. Ces« femmes » peuvent être habillées, mais surtout modifiées à volonté.L’imaginaire de l’être artificiel créé à l’image de l’homme (ou encore façonnépar les fantasmes des hommes et des femmes) rencontre un autre axe struc-turant de notre imaginaire actuel : le corps doit devenir invulnérable et parfaitpour nous donner l’illusion de l’immortalité. Toutes les technologies actuellesqui se développent autour de la chirurgie esthétique, des greffes d’organeset plus récemment des thérapies géniques s’orientent dans cette perspective.

Les recherches biotechnologiques autour de la conception d’enfants allantde l’insémination artificielle au clonage en passant par la manipulation dugénome humain mettraient-elles en œuvre « le 5e fantasme» (4), celui d’auto-engendrement ? Toujours est-il que le chemin de la biotechnologie rencontreà son tour le vieux rêve de création d’un être artificiel : l’homme voudraitse créer lui-même à l’image de son idéal, un être parfait dégagé de la contin-gence du corps (de ses maladies et de la mort) et du sexe (et de la présencede l’autre).

Les nouvelles technologies de la communication, quant à elles, parti-cipent à l’expérimentation d’un bouleversement ontologique du rapport del’homme à son corps. L’imaginaire des créateurs d’Internet, des intellectuelscaliforniens, des futurologues, s’est investi dans l’idée que le corps pourraitêtre déconnecté de l’esprit : par exemple le psychisme pourrait être téléchargéet rencontrer d’autres psychismes dans un réseau virtuel commun (« lamatrice »), hors corps, hors temps et hors espace... (8)

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À la recherche du corps perdu

Des réalisations concernant le nouveau statut du corps se produisent dansla cyberculture (14). Les sites de cybersexe sont à ce propos exemplaires.Le cybernaute a l’occasion d’explorer tous ses fantasmes et en particulierde vivre des sensations partielles. Il peut, notamment, se cacher derrière uneidentité différente de la sienne (âge, apparence, sexe). Les fantasmes, lesjeux érotiques se conjuguent essentiellement par le texte écrit, jusqu’àmaintenant, en attendant de revêtir les combinaisons de données qui permet-traient de vivre des sensations impulsées par soi-même (nouvelle formed’onanisme) ou par le partenaire réel (ou fictif) connecté sur le réseauinternet. Le regard (par la lecture du texte, par le visionnage de scènes d’ani-mation fictives ou filmées « in live ») et l’ouïe (à un moindre degré)deviennent essentiellement porteurs des émois érotiques. La vie psychiquese départit de certains sens : l’odorat, le goût et surtout le contact tactile directprodigué par le partenaire. L’autre est ainsi tenu à l’écart, risquant moinsde devenir intrusif et étant davantage soumis au contrôle et à la manipu-lation. Ces pratiques sont sans doute entretenues par des fantasmes demécanisation du sexe et de sexualisation des machines (on retrouve lefantasme de l’amour humain pour les statues animées : Galatée...) et plusgénéralement de mécanisation du corps.La cyberculture décline largement le thème du cyborg : être hybride né

de greffes entre l’homme et des machines. Les limites du corps se perdentdans la machine, le corps est abandonné pour vivre encore davantage enosmose avec le réseau (ex : le personnage principal du roman culte de lacyberculture «Neuromancien » de Gibson).

Certains internautes ou certains joueurs de jeux vidéo expérimenteraient-ils l’abandon de leur corps, une manière d’«être sans corps » ?Cela ne va pas de soi quand on entend des témoignages :« Je me sens plus calme après m’être défoulé dans un jeu de baston. »« Je fume un joint pour ressentir plus fort les sensations que procure le

jeu. »« Je m’énerve quand je n’y arrive pas. »« Je me sens plus fort et j’ai plus d’énergie pour affronter la vie quand

j’ai gagné un jeu. »

De toute façon, le corps fait retour quand le joueur a tenté de l’occultertrop longtemps :« Je suis obligé d’arrêter parce que j’ai mal aux yeux et j’ai des crampes

dans les mains ».« J’ai la nausée » dit un jeune sortant d’un système de réalité virtuelle

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en se tapotant le torse et les jambes comme pour réintégrer son enveloppecorporelle.

Si certaines perspectives de recherches technologiques recherchent l’éva-nouissement progressif du corps, d’autres se centrent sur la stimulation ducorps réel par la simulation (par exemple la manette avec retour de forceou propageant des vibrations). Tous les développements technologiques(casque, gants, combinaisons...) permettant de s’immerger dans une réalitévirtuelle et d’interagir avec elle intègrent le corps et ses sensations, maiscelles-ci ne sont plus en lien direct avec l’environnement matériel auquel onest confronté depuis sa plus tendre enfance. On vit des leurres perceptifs (onabaisse une branche virtuelle ou on lance un ballon lui aussi virtuel) quis’appuient néanmoins sur des vécus antérieurs réels et mémorisés.Les expériences perceptivo-sensori-motrices constituent une part essen-

tielle du fondement de l’être humain. Les recherches en intelligenceartificielle depuis 1990 s’alimentent des recherches en neurobiologie sur lefonctionnement du cerveau humain par réseaux neuronaux et notamment surles apprentissages. Il apparaît que les êtres humains utilisent dans la viecourante des stratégies qui ne sont pas basées uniquement sur une logiquelinéaire. Le « ressenti » met en déroute les seuls processus déductifs quiintéressaient exclusivement les chercheurs sur l’IntelligenceArtificielle. Sansparler des états du corps qui influencent les décisions en apparence les plusréfléchies (6).

Les jeux vidéo et l’Idéal du Moi

Les jeux vidéo qui occupent tant l’esprit des enfants et des jeunes actuels,sont des applications ludiques de l’interactivité entre l’utilisateur et l’ordi-nateur (ou la console de jeux). Ce sont des produits de consommation quiparticipent à leur vie culturelle au même titre que les films, dessins animés,bandes dessinées et musiques fabriqués pour répondre à « la demande »,c’est-à-dire pour être vendus. Mais au-delà du phénomène de mimétisme(je m’intéresse à ce qui intéresse l’autre, en référence à René Girard), quevéhiculent-ils ? Apportent-ils quelque chose à l’enfant et quoi ? Pourquoicertains jeunes sont-ils « pris » par un jeu vidéo comme on peut être envoûtépar la lecture d’un roman ?Les structures et les contenus des jeux vidéo sont à interroger.Des récits mythologiques, nous retrouvons une résurgence archétypale :

l’épreuve.F. Holtz-Bonneau (13) a mis en évidence dans les jeux vidéo cette situa-

tion fondamentale, présente dans les mythes, les rites initiatiques. Les rêves

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et les contes de fées s’organisent aussi souvent autour de cette problématique.Les jeux vidéo ne racontent pas l’épopée de l’origine du monde, ni ne

chantent les exploits, les heurts et les malheurs de héros qui transcendentnotre quotidien.Ils immergent l’enfant, le joueur, dans un monde où « l’homme est un

loup pour l’homme»1, dans lequel il faut apprendre à se débrouiller, acquérirdes compétences, se montrer astucieux pour être le gagnant. Vaincre unadversaire est un thème récurrent. Dans les jeux de type « shoot’em up »ou First Personnal Shooter, le système syntaxique est pauvre, essentiellementbinaire : «moi ou l’autre » (en référence au concept de la violence fonda-mentale de J. Bergeret). Les personnages n’expriment pas d’émotions etencore moins de sentiments (ce qui représente, à mon avis, un facteur derejet ou d’indifférence pour la plupart des filles). Une autre catégorie2 dejeux : « les jeux de rôle » ou Role Playing Games proposent la gestion descompétences de plusieurs personnages, permettent des alliances et stimulentl’élaboration de stratégies. Ces jeux s’inspirent souvent du genre « heroïcfantasy » ou encore de la science fiction. Les personnages se distinguentsurtout par leurs caractéristiques physiques et leurs professions (guerrier,druide, prêtre, magicien, voleur), mais « s’humanisent » depuis que deshistoires de recherche de filiation, d’amour, de vengeance, de haine voientle jour (Final Fantasy, Baldur’s Gate...).J’ai émis l’hypothèse (10) que les personnages de jeux vidéo sont porteurs

de l’Idéal du Moi des joueurs en résonance avec les attentes de l’imaginairecollectif de la société actuelle dont un des mythes principaux serait celuidu « nomade » dépeint par J. Attali (2) et également par M. Maffesoli (16).Ainsi on comprend mieux que les jeux vidéo focalisent l’intérêt des jeunes

et qu’ils s’intègrent à leur univers culturel, en présentant un modèle auquelse conformer pour être aimé de ses parents et reconnu par la société : lemodèle d’un individu autonome, combatif, performant, capable de prendredes décisions rapidement, sans états d’âme et faisant peu cas de l’adversairequi s’oppose à lui. Les thèmes principaux et récurrents sont un appel auxdésirs altruistes du joueur le plaçant en situation de défendre les habitantsd’une planète contre des forces du mal (souvent représentées par une ombreou un fantôme), de délivrer une princesse, de résoudre les énigmes quirévèlent un terrible secret. Les personnages virtuels peuvent aussi renvoyerle joueur à sa propre intériorité (désir de vengeance, souhait de se délivrerd’un pouvoir occulte, ou de combattre ses pires cauchemars). Ces thèmesfédèrent les désirs (de gagner mais aussi de comprendre) du joueur etsoutiennent le sentiment de sa toute puissance, bien souvent mis à mal parles difficultés des jeux (il faut beaucoup de persévérance et ne pas céder auseul principe de plaisir pour réussir un jeu contrairement à ce que pensentla plupart des adultes).

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Ainsi la place du Moi Idéal est aussi à interroger dans son articulationaux expériences narcissiques premières liées au sentiment de toute-puissance.

Les processus psychiques mis en jeu

D. Cupa (5) avance l’idée intéressante que le joueur identifié à sonpersonnage est renvoyé à des expériences archaïques et redécouvre son assisenarcissique identificatoire en appui sur des hallucinations. Puisqu’il ne s’agitpas de la répétition de la perception de l’objet satisfaisant, le joueur recherchesans doute à éveiller le plaisir hallucinatoire de la satisfaction. Toutefois ilest difficile de connaître la nature précise de l’activité psychique du joueur.Certains des patients auxquels j’ai proposé la médiation d’un jeu vidéo

dans un cadre thérapeutique ont vécu des moments de confusion entre lemonde virtuel et leur imaginaire (K. continue de tirer sur les rideaux de lasalle les assimilant aux monstres du jeu, R. refuse de « tuer » le personnagevirtuel ne supportant pas de le voir disparaître de l’écran comme s’il risquaitde mourir lui-même). Les réactions chez le premier enfant semblent prouverun rapport d’identité de fonction entre les objets de l’image et ceux de laréalité ; tandis que l’autre enfant me paraît se trouver dans un rapportd’identité avec le personnage virtuel. Leur pathologie grave explique sansdoute l’actualisation d’une des formes que peut prendre l’activité oniriquetelle que la définit R. Angelergues (1) :« ... l’onirisme tend toujours vers un objet (objectal) à découvrir et à saisir

dans une errance de désir, objet réel ou imaginaire et le plus souvent proba-blement objet «mixte », c’est-à-dire imaginaire mais créé à partir d’un oude plusieurs objets réels « condensés ». ... L’errance est le seul moyen detrouver, puisqu’on ne sait jamais ni quoi ni où découvrir ce que l’on cherche.Et vivre, c’est chercher toujours quelque chose qu’on n’a pas. »

Généralement les joueurs situent leur activité psychique dans une aired’illusion, aire de jeu winnicottien. Le « je » (« je tire », « je m’enfuis »...)signe l’identification de l’enfant au personnage virtuel, personnage en quêted’acteur selon la formule que j’ai proposée (11). L’enfant rencontre dansle personnage virtuel des éléments du monde extérieur et des éléments deson monde interne qu’il y projette.Les perceptions sont réellement ressenties, mais elles s’édifient dans

l’interaction avec une réalité simulée (14). Il reste à connaître sur quels typesd’expériences corporelles et psychiques s’appuie le joueur. Les notions designifiants formels de D. Anzieu et de schèmes de base de S. Tisseron (17)proposent des réponses : la pensée s’organise à partir de structures de based’origine corporelle et relationnelle qui, la vie durant, servent à assimiler

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et à comprendre les différentes expériences que l’on est amenée à vivre. Lesimages matérielles (dont les images virtuelles) renvoient le sujet à des situa-tions personnelles vécues ou fantasmées qui le touchent ou en tout cas quine le laissent pas indifférent, en particulier lorsqu’elles contiennent et figurentdes expériences vécues qui n’ont pas été symbolisées.Dans ces conditions, le virtuel pourrait-il aussi faciliter la résurgence

de traces mnésiques inconscientes ?J’ai observé (9) que certains patients actualisaient la reviviscence d’expé-

riences traumatisantes (chute dans un puits, expérience périnatale extrêmeentre vie et mort) : la participation identificatoire dans des images du jeu leurpermettrait de (re)vivre et de remanier certaines expériences douloureusestout en prenant de la distance grâce à la dimension ludique et interactive,et grâce bien sûr au travail thérapeutique.

Le rapport à l’autre dans les jeux vidéo violents

Outre l’opportunité de répéter inconsciemment des situations traumati-santes pour certains d’entre eux, on peut se demander quel est le lien entreles sensations et l’imaginaire, en général, chez les joueurs attirés par les jeuxvidéo violents ?Des joueurs interrogés, en dehors de tout cadre thérapeutique, témoignent

souvent de leur recherche de sensations fortes, de confusion des repèresspatiaux, de perte des limites du corps dans des jeux où accidents, mortsviolentes, démembrements, éclatements des corps sont mis en représenta-tions graphiques et sonores. D’autres disent ne rien ressentir sinon du plaisirà « jouer à la bagarre », à déplacer au second degré des scènes de violencedans lesquelles ils ne sont pas confrontés à des interdits mais seulement àdes impossibilités (ce sont les limites et les contraintes du jeu : par exemple,dans tel jeu, on pourra écraser un piéton et dans tel autre ce ne sera pas prévu,non programmé, donc impossible).Pourquoi éprouver tant de plaisir à participer virtuellement à des scènes

de sadisme, de violence extrême, de morcellement des corps ?S’agit-il d’expérimenter sans danger réel un imaginaire contemporain où

le corps, le sien et celui de l’autre sont en passe de devenir des objets manipu-lables, transformables, séquentiables, interchangeables sans lien intrinsèqueavec l’esprit et l’être ?S’agit-il de manipuler l’autre comme on a été ou comme on risque soi-

même d’être manipulé ?S’agit-il d’expérimenter une question qui taraude actuellement notre

société : « être bourreau ou être victime » ? J’ai tenté ailleurs de montrercomment la victime devient un modèle de reconnaissance sociale dès lors

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qu’il est plus question de droits que de devoirs des citoyens (12). Souventlorsque les jeunes violents sont désignés comme coupables de délits ou decrimes, ils endossent l’apparence de la victime pour s’innocenter. Il estdevenu couramment préférable, à tout âge, de se prétendre victime plutôtque se remettre en cause et assumer sa part de responsabilité. Ainsi commentdes jeunes pourraient-ils sortir d’une position sadomasochiste, si c’est lejudiciaire, donc l’extérieur qui est amené à dire la culpabilité et non plus leSurmoi ?De manière plus prosaïque, beaucoup d’adolescents, friands de jeux vidéo

violents, témoignent sans faire le lien direct avec leur pratique d’un sentimentd’insécurité et de la peur de se faire agresser quand ils doivent se rendreseuls dans des lieux de grande promiscuité (métro, abords de centrecommercial...). Rechercheraient-ils dans la pratique des jeux vidéo violentsà se rassurer, à se construire une image de soi plus solide ?

Le tribalisme

Dans le même ordre d’idée quelle place tient l’autre (et sa présence) dansla vie imaginaire des joueurs ? La pratique des jeux en réseau est à explorerpour répondre à cette question. L’autre est rencontré dans une communauté,un groupe d’appartenance qui se constitue virtuellement. Via Internet lesjeunes peuvent se regrouper par clan autour d’un chef (un joueur qui recruted’autres joueurs compétents et organise les participations à des matchs ettournois). Les clans s’affrontent dans des jeux vidéo de stratégies et decombat.Le terme de clan renvoie à la notion de tribu. M. Maffesoli (15) décrit

bien les ressorts des liens particuliers qui unissent les personnes aujourd’hui.L’individualisme aurait fait place au tribalisme. La constitution de tribuséphémères, partageant des moments d’intenses émotions (rave parties, virées,fêtes pour « s’éclater »...) est significative des comportements des jeunes :plus hédonistes et moins déterminés par le « devoir-être », pratiquant unecertaine forme de générosité et donc moins centrés sur eux-mêmes qu’il n’yparaît. Ce nouveau mode de relation, moins rationnel et plus sensitif seraitun moyen de vivre intensément le quotidien et de se réfugier dans des espacesde communauté contenant l’angoisse du temps qui passe. Je partage cetteidée de M. Maffesoli et constate que les nouvelles technologies permettentde vivre effectivement, mais à distance, des émotions partagées. Lesrencontres dans les forums de discussions ou les « chats » sont l’occasion dediscuter à bâtons rompus, non sans provocation, et sous couvert d’anonymat(le masque est posé sur les signes réels de l’identité). Les émotions, les sensa-tions sont exprimées via le texte, la voix (par micro), et encore une fois

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détachées des contacts corporels tactiles directs. Les textes sont écrits avecune syntaxe, des abréviations spécifiques et des smileys (petites icônes signi-fiant des émotions, des humeurs) qui les rendent incompréhensibles aunéophyte mais qui renforcent le sentiment d’appartenance à une tribu quipratique ces rituels comme signes de reconnaissance.Quoi qu’il en soit, le réseau relie et ce n’est pas étonnant que certaines

communautés d’internautes mystiques s’inspirent de McLuhan et de Teilhardde Chardin pour croire en une « intégration psychique communautaire detoute l’espèce humaine » ou encore en une symbiose entre tous les hommeset les réseaux de machines constituant ainsi une membrane intelligenteunique qui prendrait un jour vie (7).

En conclusion

On peut interpréter la pratique des jeux vidéo à l’aune de l’individua-lisme. L’image du jeune enfermé dans sa tour d’ivoire n’est pas toujourserronée. Mais ne pourrait-on pas aussi imaginer des jeunes internautes reliésles uns aux autres dans une tour de Babel virtuelle tentant de trouver la langueuniverselle qui leur permettra d’accéder au Ciel et d’égaler Dieu ?Le statut du corps et la place de l’autre devront être interrogés sans cesse

au cours du développement des nouvelles technologies afin qu’elles restentau service de l’être humain.

Evelyne Esther GABRIELPsychomotricienne

FormatriceCo-directrice de l’Observatoire des Mondes Numériques

en Sciences Humaines (OMNSH )Membre du Groupe de Recherche sur la Relation

Enfant-Médias (GRREM)13 rue Woluwé-Saint-Lambert

92360 Meudon-la-Forêt

Notes

1. Citation de T. Hobbes, philosophe anglais, considéré par beaucoup comme le père dulibéralisme.

2. Il existe également la catégorie des jeux de simulation comprenant les simulations spor-tives et les simulations de gestion (d’une ville, d’un hôpital, d’une civilisation...).

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149 p.

Evelyne Esther Gabriel – L’imaginaire des mondesvirtuels

Résumé : Pour évoquer l’imaginaire des jeux vidéo, il estnécessaire de faire un détour par les mythes dynamiques quiont influencé les conceptions technologiques, de l’inventiondes premiers ordinateurs jusqu’aux personnages virtuelsactuels. Ces mythes se déclinent autour des rêves de créationd’un être parfait et immortel pour égaler les dieux.

Page 13: L'imaginaire des mondes virtuels

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Les jeux vidéo sont des applications ludiques des nouvellestechnologies. Ils prennent de plus en plus de place dans lesloisirs des enfants et des jeunes. Dans ces univers virtuels, onpeut « vivre » des aventures et apprendre à se débrouiller dansun monde hostile sans risques corporels réels ni sanctions(autres que l’impossibilité ou l’échec), mais sollicitant néan-moins le vécu corporel et l’imaginaire. Si l’autre paraît absentde la relation, il est de fait retrouvé dans les pratiques de jeuen réseau et dans la communication émotionnelle entrejoueurs. Expérimenter la position individualiste dans une nou-velle forme de tribalisme tel serait le paradoxe de la vie vir-tuelle.Mots-clés : Nouvelles technologies – Jeux vidéo –Personnages en quête d’acteurs – Onirisme – Immortalité.

Evelyne Esther Gabriel – The imagery in the virtualworlds

Summary: To evoke the imagery in the video games, it isnecessary to have a detour through the dynamic myths whichinfluenced the technological designs, from the first compu-ters’ invention to the current virtual characters. These mythsare organized around the dreams of the creation of a perfectand immortal being to equal the gods.The video games are ludic applications of new technologies.They are given more and more room in the children andyoungsters’ leisure times. In these virtual universes, it is pos-sible to « live » adventures and learn how to survive in a hos-tile world without real body risks nor sanctions (other thanfailure or error), but requesting nevertheless the flesh bodyand the imagery. If the other appears absent from relation, it’sin fact found by playing on line and through the emotionalinteraction between gamers. To try out the individualisticposition with a new form of tribalism would be the virtual lifeparadox.Key-words : New technologies – Video games – Charactersin search of actors – Onirisme (the concept has no translationinto English language) – Immortality.