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L'impératif industriel

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L'IMPÉRATIF INDUSTRIEL

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ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE INGÉNIEUR AU CORPS DES MINES

L'IMPÉRATIF INDUSTRIEL

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VI

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© Éditions du Seuil, 1969.

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Introduction

\ Il en est des idées comme des hommes : il leur faut mûrir avant d'entrer

dans la vie active. Inconnus naguère, les termes de politique industrielle se sont frayé leur chemin parmi les divers courants de pensée écono- mique sans réussir encore à s'imposer dans le domaine de l' action.

Un peu partout, l'idée progresse néanmoins. Des mises en garde jail- lissent : face au « Défi américain », y a-t-il un « pari européen » à faire avec une foi toute pascalienne? Les experts et les gouvernements s'inter- rogent. Cest l'O.C.D.E. qui se penche sur le problème des écarts technologiques — ce technological gap, maintenant bien connu — c'est le conseiller commercial français à Washington qui attire l'attention de son gouvernement sur les écarts de qualité de gestion des entreprises, — le management gap, encore bien plus redoutable que le précédent — c'est le Conseil des Six à Bruxelles qui fait mettre à l'étude par son Comité de politique économique à moyen terme l'adaptation des structures industrielles, c'est en France le Premier ministre qui demande en 1966, au commissaire au Plan de faire rapport au Comité de développement industriel sur les orientations souhaitables à donner aux interventions de l'État dans l'industrie, puis, en 1969, sur les techniques de pointe.

La raison de tant d'agitation? « La France a une industrie, elle doit donc avoir une politique industrielle », pourrait-on répondre en para- phrasant une parole de V. Giscard d'Estaing sur la monnaie. Après bien des années durant lesquelles cette affirmation a été vide de sens, voire choquante pour les esprits attachés à la liberté d'action du secteur privé, le réveil est brutal au moment où le traité de Rome finit d'ouvrir

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les frontières : on s'aperçoit que trop de liberté sur un marché trop grand n'est peut-être pas l'idéal et que la suppression du protection- nisme vient porter un coup fatal à nombre d'entreprises qui ne peuvent, ne savent ou ne veulent pas s'adapter à la compétition internationale. Ce problème de vie ou de mort oblige à balayer les réticences doctri- nales tout comme si la proposition liminaire devait être inversée pour dire « si la France veut garder une industrie, elle doit avoir une politique industrielle ».

Mais qu'est-ce qu'une politique industrielle?

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1. Les surprenantes conséquences du traité de Rome

En politique, le traité de Rome se résume d'un mot : l'Europe. En économie également, le Marché commun s'exprime par un seul mot : la concurrence.

Mais, tandis que la supranationalité fait peur au nationaliste qui sommeille en tout citoyen français, la compétitivité effraie le protec- tionniste qu'est souvent l'industriel français.

Beaucoup d'entreprises qui, par impéritie, fermaient les yeux au lent démantèlement des barrières douanières, se sont ainsi réveillées au moment où, par l'arrivée en force des produits concurrents, leur propre marché se rétrécissait malgré l'élargissement des frontières. Moins imprévoyantes, d'autres avaient cherché à s'imposer sur les marchés étrangers tout en défendant leur marché intérieur; elles n'en constataient pas moins avec étonnement que la sauvegarde de leur chiffre d'affaires s'accompagnait d'un effondrement de leur marge bénéficiaire.

L'État, de son côté, ne savait plus s'il lui fallait encourager la pro- ductivité pour atteindre la compétitivité ou la combattre pour endiguer le chômage. Quant à l'étranger, qui s'apprêtait à lutter pour prendre place sur le marché français, il s'apercevait que les entreprises fran- çaises se laissaient, les unes après les autres, cueillir comme des fruits trop mûrs.

Craintes des entreprises, hésitations de l'État, danger de contrôle étranger : dans ces conditions, l'impératif industriel ne pouvait qu'émerger progressivement. L'impératif industriel, c'est-à-dire la volonté de survie d'une industrie exposée à des menaces fondamentales

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et la volonté d'action d'un État confronté à la perte de vitesse de la croissance nationale, à la montée du chômage, au déclin de la compé- titivité industrielle et au risque d'assèchement des réserves de change.

A. Des frontières qui s'agrandissent et un marché qui rétrécit.

Pour beaucoup de gens, la signature d'un traité de libre-échange est un marché de dupes où chacun des partenaires caresse le secret espoir d'envahir de ses produits le marché adverse et où, par consé- quent, l'un des signataires sera fatalement la dupe des autres. Les tenants les plus hardis de cette conception acceptent avec fair-play ce « jeu à somme nulle », pour reprendre une expression de la Théorie des Jeux, où ce qui est gagné par l'un est perdu par l'autre, et les moins hardis refusent toute levée d'un protectionnisme qui les préserve de ce genre de risques.

Or, le véritable esprit du libéralisme est bien différent : il ne s'agit pas en ouvrant les frontières de libérer une meute cherchant à s'arra- cher les bribes d'un même marché, mais de dégager des forces nou- velles susceptibles d'agrandir ce marché, c'est-à-dire d'enrichir chacun et de ne frustrer personne. Pour ce faire, il s'agit de recréer à l'échelle de plusieurs pays ce qui a fait la richesse de chacun d'entre eux : la spécialisation de chaque individu dans un métier où il est particuliè- rement efficace et la possibilité pour cet individu de troquer ce produit qu'il fabrique contre les autres qui lui sont nécessaires. On dit souvent que cette spécialisation s'effectue en fonction des ressources natu- relles et il n'est pas douteux, à cet égard, que la France jouisse de conditions climatiques plus favorables pour produire du vin que les Pays-Bas ou l'Angleterre, mais ce facteur n'a qu'une importance relativement minime. Ce qui compte en définitive, c'est bien souvent l'empreinte du passé sur les structures économiques, qui fait que l'un des pays a développé une certaine activité industrielle et a acquis l'expérience technologique et économique de ce produit. Ce qui compte, c'est la marque du système éducatif qui donne une orienta- tion professionnelle particulière, la hiérarchie des valeurs sociales

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qui privilégie certaines formes d'activité, la volonté nationale ou régionale qui favorise tel ou tel mode de développement.

Dans un tel schéma, il est donc normal que l'ouverture des frontières se traduise par une interdépendance de plus en plus forte entre les activités économiques des divers pays : l'individu fait confiance au travail de personnes de plus en plus nombreuses pour produire les biens qui lui sont nécessaires, le pays doit de même faire confiance aux autres pays pour lui fournir certains produits sans chercher néces- sairement à les fabriquer lui-même.

Or, tout se passe comme si la France avait accepté cette interdé- pendance grandissante sans en tirer les conséquences quant à la sélec- tivité des productions à développer.

L'acceptation de l'interdépendance économique est déjà largement inscrite dans les faits. Alors que la production nationale a crû au cours des dix dernières années au rythme, pourtant considérable, de 5 % par an environ, le commerce extérieur de la France a crû de 8,2 % se conformant ainsi à la tendance d'augmentation rapide de l'ensemble du commerce mondial : doublement de 1958 à 1967. Naturellement, c'est le Marché commun qui s'est taillé la part du lion dans cette augmentation : le commerce entre les pays membres a augmenté de 15 % par an durant la même période. Le tableau suivant montre avec éloquence l'envolée des échanges au sein de la C.E.E. après 1958.

L'INTERPÉNÉTRATION GRANDISSANTE AU SEIN DU MARCHÉ COMMUN DE 1958 A 1967 (EN %)

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Le résultat de ces neuf années a ainsi été un doublement de la part du Marché commun dans le commerce extérieur de la France, cette part atteignant plus de 40 % en 1969.

Cette interpénétration extrêmement rapide ne doit cependant pas faire illusion : la position compétitive de la France n'a fait que s'affai- blir au fur et à mesure que le marché s'unifiait.

Un premier symptôme en est l'évolution globale de la balance commerciale vis-à-vis des pays membres qui, positive au début, a basculé après 1962 vers un déficit de plus en plus fort, alors que l'Alle- magne prenait le chemin opposé en augmentant constamment l'excé- dent de ses échanges communautaires. Face à une poussée des autres pays sur le marché français qui voyait les apports communautaires passer de 18,7 % à 22,2 % en neuf ans, la France n'arrivait à hisser sa part de livraisons aux autres pays membres qu'à 19 % des échanges en 1967. La conquête du marché communautaire se fait au détriment de la France et, comme le montrent les graphiques ci-contre, la France arrive, depuis la fin de 1967, à avoir un commerce déficitaire avec tous les pays membres...

Plus grave encore est le deuxième symptôme que l'on peut relever en analysant la nature des produits échangés. Si l'on considère le total des échanges communautaires comme le « marché » conquis par l'un ou l'autre des États membres en dehors de ses frontières, on est amené à la constatation suivante : alors que les exportations françaises représentent en 1967 environ 19 % de ce marché, cette part varie fortement selon le produit dont on analyse le marché ; on trouve ainsi que les exportations françaises représentent, non plus 19 %, mais

41,4 % des échanges de matières premières 28,5 % des échanges de produits alimentaires 20,4 % des échanges d'automobiles et camions 19,6 % des échanges de produits chimiques 17 % des échanges de produits manufacturés 14,4 % des échanges de machines électriques et mécaniques La spécialisation est intervenue, certes, mais sous son aspect le

plus primaire, celui de la sélectivité par les avantages naturels : pro- duits agricoles et matières premières (soufre, minerai de fer, ferrailles, laines non travaillées) sont parmi les rares à avoir « conquis » un mar- ché, les autres produits étant pour la plupart déficitaires. C'est dire que

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ÉVOLUTION DE LA BALANCE COMMERCIALE DE LA FRANCE

avec les pays de la C.E.E. depuis 1963 (en millions de francs)

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l'invasion du marché français par les autres pays a été plus rapide que la conquête par la France de débouchés communautaires. A lire ces don- nées, on ne peut s'empêcher de comparer la position de la France vis-à-vis de ses cinq partenaires à celle de ces pays sous-développés qui commercent avec les pays industriels en leur envoyant des mi- nerais et produits agricoles en échange de biens manufacturés!

Une étude de l'O.C.D.E. sur l'industrie des matériels mécaniques et électriques qui, plus que tout autre peut-être, est un secteur d'acti- vité crucial pour le développement d'une économie industrielle, conduit à des conclusions qui laissent rêveur : alors que le produit national brut allemand n'est que de 20 % supérieur à celui de la France, la production de matériels mécaniques et électriques y est 2,8 fois plus forte, et les exportations (vers l'ensemble des pays étrangers) y sont près de 4 fois plus fortes! Que l'on ne croie pas que l'Allemagne fasse figure d'exception; que l'on se tourne vers l'Italie, le Japon, l'Angle- terre ou les U.S.A., la constatation est la même : la part de la produc- tion qui va à l'exportation y est supérieure à celle observée en France. Or, ce genre de processus économique, une fois entamé, est quasi irréversible : déjà la situation française en 1964 est pire qu'en 1960 car les exportations de la France en biens d'équipement ont crû moins vite que celles de l'Allemagne, de l'Italie, du Japon, des Pays-Bas, de la Suède ou de la Suisse. Quel contraste entre les bonnes intentions du V Plan 2 selon lequel « la croissance des exportations est attendue principalement de trois grands secteurs : celui des produits chimiques, celui des produits des industries mécaniques et électriques, et celui des industries textiles et diverses », et l'évolution constatée : le solde des échanges de biens d'équipement, déficitaire de 1 million de F en 1965, a continué à se détériorer : 1,5 millions de déficit en 1966 et 2,2 millions en 1967, et mieux vaut ne pas parler des exportations en 1968!

Sans doute n'y a-t-il rien de honteux à exporter du sucre, de la viande, des volailles, des minerais de fer et du soufre plutôt que des turbines, des frigidaires ou des téléviseurs, encore que l'on ne voie pas pourquoi les tôles se transforment moins bien en frigidaires et machines à laver en France qu'en Allemagne ou Italie. L'ennui est

1. O.C.D.E. : les Industries mécaniques et électriques en 1965. 2. Loi portant approbation du V Plan de développement économique et social, p. 176.

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cependant qu'à échéance de 25 ans, si ce genre de spécialisation conti- nue, la France se trouvera dans la situation d'un pays ayant le mono- pole de produits... dont la demande stagne : nul n'ignore en effet que la demande des consommateurs, issue de l'accroissement de leur niveau de vie, se porte principalement sur les produits manufacturés et non sur les produits alimentaires, et que la demande nouvelle des industriels se porte sur les biens d'équipement modernes en vue de l'automation (matériels électroniques, calculateurs, machines-trans- ferts) plus que sur les produits de base. Peut-être la France s'estime- t-elle en outre digne d'une destinée industrielle plus palpitante que celle d'être le grenier à provisions de l'Europe. En tout cas, il ne faut pas espérer réussir en faisant confiance aux structures actuelles de l'économie française : le déséquilibre actuel est tel qu'une percée industrielle n'est possible que par des réformes fondame ntales dans les structures françaises. Faute d'une action résolue, le traité de Rome fera de la France ce qu'elle était il y a cent ans : un pays ag ricole.

B. Des marges bénéficiaires qui se détériorent.

Face à ce manque de dynamisme industriel à l'exportation, on pourrait penser que les entreprises françaises, comme leurs collègues britanniques, ont préféré ne pas se lancer dans des luttes de prix qui compromettent fatalement les marges bénéficiaires et ont ainsi sacrifié le souci d'expansion au souci de rentabilité.

Hélas, loin d'être une consolation, la rentabilité est au contraire dans le tableau de bord des entreprises françaises, le point le plus noir.

« Noir » est d'ailleurs bien le terme approprié si l'on songe tout d'abord à l'obscurité qui entoure en France le concept de rentabilité dans l'entreprise : sans aller jusqu'aux artifices inavouables des bilans de la C.S.F., il reste encore de bon ton en France d'entourer du plus profond mystère ce qui concerne les déficits et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les bénéfices. Seules les sociétés cotées en Bourse fournissent quelques informations parce qu'elles y sont tenues par la loi, étant bien entendu que ces informations sont souvent inexploi- tables, à cause du réseau inextricable de filiales et participations.

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LES « AJUSTEMENTS COMPTABLES » DE LA C.S.F.

Au début d'avril 1967, la C.S.F. publiait le communiqué suivant : « Le conseil d'administration, dans sa séance du 5 avril 1967,

a arrêté les comptes de l'exercice écoulé. Bien que les béné- fices industriels et les produits des filiales aient été en 1966 comparables à ceux de l'année précédente, le conseil a estimé indispensable — devant l'ouverture très prochaine des fron- tières à l'intérieur du Marché commun et l'acuité de la concur- rence internationale dans l'industrie électronique — de pra- tiquer, en l'état actuel du marché des capitaux et dans le cadre de la nouvelle réglementation comptable et fiscale une politique financière d'extrême prudence. Il a ainsi décidé — en dehors de la constitution de provisions correspondant notamment à des dépréciations sur titres et aux risques de l'exploitation de certaines filiales étrangères — de supprimer, malgré l'importance et la valeur des moyens de recherche de la Compagnie, toute étude à l'actif du bilan.

Ces mesures de caractère exceptionnel sont prises alors que le portefeuille commercial de la compagnie est en nette expan- sion. Elles se traduisent au compte de pertes et profits par un résultat déficitaire de 138,1 MF dont il sera proposé à l'assemblée générale de l'apurer par affectation d'une partie des réserves et comportent pour les actionnaires la renon- ciation à la distribution d'un dividende, mais permettront à la société de dégager pendant plusieurs années des résultats exempts de prélèvements fiscaux. »

Ainsi, du jour au lendemain, une société de 1 400 millions de chiffre d'affaires se livrait à une « opération vérité » en passant par pertes et profits la totalité des études, soit 95 millions, et en constituant 43 millions de provisions pour ses usines à l'étranger. On se rendra mieux compte de l'importance de ces chiffres en notant que la perte ainsi encourue représente dix ans de dividendes (13,8 mil- lions distribués en 1966), qu'elle est équivalente à l'intégralité du capital de la C.S.F. (137 millions) et qu'elle vient « éponger » les trois quarts des réserves figurant au bilan (183 millions).

Sur le plan global, la comptabilité nationale donnait, sous sa forme communément utilisée jusqu'en 1968, un diagnostic particulièrement

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sévère 1 : l'épargne brute des sociétés privées y croissait péniblement de + 21 % de 1962 à 1967 alors que la production augmentait de 50 % et les salaires de 60 %.

Le changement opéré par l'I.N.S.E.E. en 1968 pour passer de la base 1959 à la base 1962 — à la suite du recensement industriel — est venu modifier profondément l'ensemble des données sur la crois- sance et adoucir le jugement porté sur l 'autofinancement 2 :

En % 1963 1964 1965 1966 1967 Épargne brute des sociétés privées - Série initiale (base 1959) + 2,2 + 8,4 + 3,3 + 6,0 + 3,8 - Série nouvelle (base 1962) + 10,3 + 15,2 + 0,3 + 17,6 + 3,7 Taux d'autofinancement des entreprises privées 1 - Série initiale (base 1959) 62 57 71 65 64 - Série nouvelle (base 1962) 66 68 74 73 71 1. Entreprises agricoles et individuelles incluses.

L'on notera au passage que de tels bouleversements des chiffres ne sont pas faits pour revigorer la confiance des utilisateurs dans les statistiques nationales. Avec ces nouvelles données, l'épargne croît à peu près au même rythme que la production — un peu moins vite — et le taux d'autofinancement se redresse quelque peu, mais comme les sociétés industrielles s'y trouvent mêlées avec les entreprises indivi- duelles et les exploitations agricoles, ces chiffres ne sont pas très signi- ficatifs. Le niveau de 70 % est de toute façon relativement bas en comparaison avec les résultats obtenus par les grandes sociétés bri- tanniques et américaines.

Lorsque l'on restreint l'analyse aux 500 plus grandes entreprises américaines 3 on constate par exemple que la rentabilité nette des capitaux investis dans les 500 plus grandes entreprises américaines a été

1. Les Comptes de la Nation en 1967, p. 5. 2. Les nouvelles bases des Comptes de la Nation, Service de l'Information du ministère des Finances, décembre 1968. 3. « What happened to Profits », Fortune, juillet 1968.

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de 11,3 % en 1967 (12,7 % en 1966) alors qu'elle dépasse rarement 5 à 6 % en France et est souvent nulle dans les entreprises où les profits couvrent à peine les besoins d'amortissement des équipements. Si l'on ajoute que l'année 1967 est une année particulièrement mauvaise pour les bénéfices des sociétés américaines, on a une idée du retard pris par l'industrie française! Sait-on que les profits nets réalisés par la totalité de l'industrie française avec ses 8 millions d'employés, sont inférieurs à ceux de la seule General Motors avec ses 745 000 employés?

Allant un peu plus dans le détail, une étude sectorielle montre que la rentabilité des entreprises françaises n'est pas seulement plus faible en moyenne qu'aux États-Unis ou en Allemagne : elle est plus faible presque dans chaque secteur : en comparant l'échantillon américain précité 1 à un échantillon de 400 entreprises françaises 2 et à celui des 200 plus grandes entreprises allemandes 3 on arrive à des comparai- sons significatives sur les rentabilités nettes des capitaux propres (en valeur médiane).

Comme le note en effet la C.E.E. dans son second programme de politique économique à moyen terme, « dans des branches aussi diverses que l'automobile, la construction électrique, la chimie, le pétrole, ou la sidérurgie, la marge bénéficiaire — c'est-à-dire le bénéfice net rapporté au chiffre d'affaires — des principales entreprises de la Communauté est en règle générale au moins deux fois inférieure à celle des entre- prises homologues des États-Unis ». Et de souligner par ailleurs que

1. Fortune, juin 1968, p. 205. 2. Échantillon tenu par la Centrale des bilans de la Caisse des Dépôts et Consi- gnations. 3. Échantillon étudié par la revue Entreprise.

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CHIFFRE D'AFFAIRES, BÉNÉFICE NET, EFFECTIFS ET CHIFFRE D'AFFAIRES PAR PERSONNE OCCUPÉE

d'un certain nombre de grandes entreprises de la Communauté et des États-Unis en 1966

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la France paraît particulièrement mal placée à cet égard au sein du Marché commun. Le tableau ci-contre fournit la preuve de cet écart de rentabilité entre des grandes entreprises communautaires et amé- ricaines.

L'on aura pu se réjouir de voir les travailleurs français laisser si peu de profits aux capitalistes. L'on aura aussi pu deviner que peu de profits est synonyme de peu d'investissements, ce qui est moins ré- jouissant. Le lien entre investissements et profits devient en effet de plus en plus étroit. Pendant un certain temps, les entreprises ont pu continuer à investir en dépit de profits trop faibles, notamment, parce que des capitaux à long terme leur étaient prêtés par l'État à des taux avantageux. Mais d'une part, les fonds de l'État sont de plus en plus accaparés par ses propres besoins d'investissement et, d'autre part, l'endettement des entreprises atteint souvent un poids tel que l'appel à de nouveaux emprunts ne peut plus guère être envisagé. A une époque où un sursaut d'investissement aurait pu aider l'industrie française à remonter la pente de la compétitivité sur laquelle elle perd pied de plus en plus, le manque d'autofinancement a eu l'effet inverse : dans le cas le moins défavorable, l'investissement a tout de même progressé, accompagné d'un taux d'autofinancement en baisse et d'un endet- tement obérant de plus en plus l'avenir, et, dans le cas le plus défa- vorable, l'investissement a stagné entraînant l'entreprise dans un processus irréversible de vieillissement dont la seule échéance, à plus ou moins court terme, est la disparition ou la faillite.

A qui la faute de ces difficultés? Aux dirigeants des entreprises qui ne parviennent pas à obtenir des gains de productivité suffisants? Aux travailleurs trop gourmands dans leurs revendications salariales? A la concurrence étrangère qui pèse trop sur les prix? A l'État qui accroît inconsidérément les impôts et les charges sociales?

Prenons par exemple les salaires, poste principal des dépenses d'exploitation de l'entreprise. Une étude à partir des enquêtes de la Communauté économique européenne 1 montre tout d'abord que le niveau des salaires horaires directs en France est presque toujours inférieur à celui observé en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne. Les écarts avec l'Allemagne sont souvent très importants :

1. M Devaux, « Les coûts de main-d'œuvre dans les industries des pays du Marché commun », Études et Conjonctures, février 1968, I.N.S.E.E.

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Salaire horaire direct allemand par rapport ao niveau français

Seule l'Italie a un niveau de salaires inférieur au niveau français encore que l'écart soit dans la plupart des cas inférieur à 20 %, attei- gnant 30 % dans quelques secteurs comme l'automobile, les textiles synthétiques, les plastiques et le verre.

Sans doute objectera-t-on que cette situation plutôt favorable à l'industrie française est renversée par la pression « anormale » des charges fiscales; c'est exact dans une certaine mesure : les charges annexes atteignent souvent 65 % des salaires directs en France, alors qu'elles ne dépassent guère 50 % en Belgique, 40 % aux Pays-Bas et 35 % en Allemagne. Il est exact également que la situation salariale, favorable à l'industrie française pour les ouvriers ne l'est pas pour les employés, souvent mieux payés qu'à l'étranger.

Néanmoins, au total, l'observation préliminaire reste vraie : les charges et coûts salariaux globaux (ouvriers et employés) jouent souvent, le tableau suivant le montre, à l'avantage de la France.

CLASSEMENT ESTIMATIF DES COÛTS SALARIAUX (1966) (par rapport au niveau français pris pour référence)

Source :« Les coûts de la main-d'œuvre dans les industries des pays du Mar- ché commun », Études et Conjonctures, février 1968, p. 74-75.

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D'une manière plus générale, et bien que chacune des parties ait beau jeu pour rejeter la responsabilité sur les autres, l'étude des années récentes montre qu'il n'existe pas de réponse simple à la question posée « à qui la faute? ». Ce qui est caractéristique, en France, de l'évolution industrielle, c'est non pas que les salaires soient trop hauts, ou aient crû trop vite, non pas que les impôts et charges sociales aient crû systématiquement trop vite (encore que tel ait été souvent le cas), non pas que les prix aient baissé trop brutalement sous l'effet de la concurrence, c'est que chaque fois que l'une ou l'autre de ces causes ont joué, l' effet s'est porté sur les profits. Que les charges sociales vien- nent à augmenter un peu trop vite, ce sont les profits plutôt que les salaires dont la progression sera ralentie. Qu'une poussée salariale vienne à se développer, ce sont encore en partie les profits, et non uniquement les prix de vente qui en subiront les répercussions. Qu'une hausse inespérée de productivité se manifeste et ce seront les salariés ou les consommateurs, plutôt que les profits, qui en bénéficie- ront.

Dans cet équilibre entre les pressions exercées par les diverses par- ties prenantes, la plus faible semble avoir été, depuis 10 ans, la part des profits. Lorsque l'analyse se portera sur les efforts à entre- prendre pour améliorer la condition de vie du travailleur, parti- culièrement difficile dans cette période d'entrée dans la compéti- tion internationale, cette vérité devra être constamment présente à l'esprit.

C. Des gains de productivité qui tournent au chômage.

On pourrait croire que si les profits ont connu de tels déboires, c'est parce que, face aux légitimes revendications des travailleurs pour la hausse de leurs niveaux de vie, la productivité n'a pas pu suivre. Il n'en est rien : le niveau de productivité atteint n'explique pas la faiblesse des marges bénéficiaires pas plus que le rythme de croissance de la productivité n'explique leur stagnation.

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Si l'on se réfère à la valeur produite par une heure de travail comme indice de la productivité, on trouve que la position internationale de la France est loin d'être défavorable : une étude menée par l'Association française pour l'accroissement de la productivité conduit aux résultats suivants pour 1966 :

Valeur ajoutée par heure de travail en 1966

France (Indice 100 pris pour référence) 100 Allemagne 91 Italie 68 U.S.A. 228 Grande-Bretagne 82 Japon 43

Source : « Comment évolue la productivité dans les principaux pays occidentaux (1960-1966) », revue Patronat; avril 1968.

On ne s'étonnera pas de voir l'avance considérable des États-Unis, non plus que le retard encore important de l'Italie et du Japon : ces écarts se reflètent dans les écarts de salaires entre ces différents pays. Par contre, dans le cas de l'Allemagne, on pouvait s'attendre à un niveau de productivité plus élevé, d'autant que les salaires y sont, comme on l'a vu, plus élevés qu'en France. En fait, là encore, il n'y a pas infériorité systématique de la France : bien au contraire, la productivité moyenne y est plus forte qu'en Allemagne.

Il est vrai que la comparaison de niveaux absolus de productivité n'est pas toujours très significative, ne serait-ce qu'à cause de la nécessité d'utiliser un taux de change qui ne reflète pas exactement les rapports de valeurs. Toutefois, lorsque l'on passe de cette comparaison à celle, plus objective, des évolutions de productivité, l'optimisme précédemment suggéré se renforce : les nombreuses études entreprises sur ce sujet sont en effet convergentes à un tel point que l'on peut, pour une fois, être affirmatif : au cours des dix dernières années, les gains de productivité obtenus en France n'ont été surpassés que par deux pays dans le monde : le Japon et l'Italie ; ni les États-Unis, ni le Canada, ni l'Allemagne, ni la Belgique, ni les Pays-Bas, ni l'Angle- terre n'ont atteint de tels taux de croissance.

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A cet égard, les travaux très approfondis de E. Denison 1 que P. Massé 2 a pu, à juste titre, désigner comme « l'expert le plus qualifié des problèmes de croissance » sont concluants : après avoir analysé, pour les taux de croissance des divers pays, ce qui est dû à l'évolution de la population active, de la pyramide d'âge, des investissements, et d'une dizaine d'autres facteurs, le taux résiduel trouvé pour la pro- ductivité se révèle être très nettement plus élevé en France que dans tout autre pays.

Si l'écart avec les U.S.A. peut être interprété comme un simple progrès d'imitation de la technologie américaine, l'avance prise par rapport à l'Allemagne et aux autres pays reflète par contre une perfor- mance véritable de l'économie française que l'on ne saurait passer sous silence.

L'étude précitée de l'Association française pour l'accroissement de la productivité permet d'aller un peu plus loin dans le détail en ana- lysant les gains dans les divers secteurs : l'on constate ainsi que de 1954 à 1966, la productivité par personne employée a augmenté au taux annuel supérieur à + 7 % dans la chimie + 6 % dans l'agriculture, le pétrole, l'électricité, le verre + 5 % dans les textiles, les papeteries, les métaux non ferreux + 4 % dans la sidérurgie, les industries mécaniques et électriques, le

bâtiment + 3 % dans les transports et services.

1. E. Denison avec la collaboration de J. P. Poullier, Why growth rates differ, 1967. 2. P. Massé, « l'Univers d'Edmond Maillecotin », le Monde, 3 juillet 1968.

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On constate aussi, et ce fait apparemment anodin va se révéler lourd de conséquences, que les prévisions du Plan en matière de pro- ductivité ont presque toujours été dépassées.

1. Loi du 30 novembre 1965 portant approbation du Plan de développement économique et social, p. 155.

Tant que l'économie française se développait en vase clos, à l'inté- rieur de ses frontières, cette sous-estimation était sans importance : s'il s'avérait que chaque travailleur produisait un peu plus que prévu, le taux de croissance augmentait d'autant et les objectifs du Plan n'en étaient que plus facilement atteints, ou dépassés. Le procédé s'apparentait aux habitudes du ministère des Finances de toujours sous-estimer les recettes fiscales de l'année à venir pour disposer d'une « soupape de sûreté ».

Avec l'entrée dans la compétition internationale, un nouveau phé- nomène s'est manifesté : il est apparu qu'un gain de productivité pouvait être autre chose qu'une agréable surprise pour le taux de croissance, il est apparu que si un travailleur produisait un peu plus que prévu, il pouvait fort bien arriver qu'au lieu de voir la production croître d'autant, cette production reste constante et que ce soit le chômage qui augmente. Comme le note J. Fourastié 1 « cette diver- gence entre le taux [de productivité] prévu et le taux moyen observé en 1966 et 1967 a suffi pour que, la production atteignant mais ne dépassant pas les volumes prévus, l'emploi industriel se réduise de 0,2 % au lieu de s'accroître de 1,8 % comme l'annonçait le Plan ».

On a beaucoup parlé, à cet égard, des « 600 000 chômeurs du V Plan » : ce chiffre n'a jamais existé que dans l'imagination de quelques esprits malveillants et le seul qu'on trouve dans la loi du Plan 2 est, pour 1970, de 350 000, c'est-à-dire le maintien au taux de

1. J. Fourastié, « Productivité et emploi », le Figaro, 5 janvier 1969. 2. V Plan, p. 155; et J.-P. Maillard, le Nouveau Marché du travail, coll. So- ciété, n° 24, Éd. du Seuil.

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1965. Les difficultés rencontrées ne viennent donc pas de là, mais bien plutôt de la sous-estimation de la productivité des travailleurs. En effet, dans la mesure où le Plan a travaillé en profondeur les structures de l'économie, les circuits de l'épargne, les rouages du financement, les rythmes de migrations d'emploi en vue d'un taux de croissance issu d'une productivité sous-estimée, dans la mesure où chaque année, le budget et la politique économique « collent » à ce taux de croissance pour obéir à des impératifs de stabilité des prix ou d'équilibre des échanges extérieurs, alors la machine économique réagit à sa manière propre, en libérant des énergies qu'elle ne peut plus utiliser, c'est- à-dire en engendrant des poussées de chômage.

Ce phénomène n'est pas particulier à la France : la fièvre de la compétitivité au sein du Marché commun a conduit un peu partout à des gains de productivité qui n'ont pas trouvé intégralement leur exutoire dans la hausse du taux de croissance : en deux ans, le chômage a augmenté de 50 % dans la C.E.E. : 1 800 000 chômeurs au début de 1968 contre 1 200 000 au début de 1966. Cela n'est pas encore tragique : le chômage ne dépasse pas ce taux de 3 % que l'on considère comme normal dans des pays industriels où la mobilité des travailleurs impose des périodes d'inactivité entre deux emplois, et qui est de toute façon inférieure à celui de la C.E.E. avant le traité de Rome (3,3 % en 1958). Mais, ce qui est grave, c'est que d'une part la ten- dance n'est guère à l'amélioration et que, d'autre part, le chômage a changé de caractère en se déplaçant des zones en stagnation (comme l'Italie du Sud en 1958) vers les zones industrielles (l'Allemagne en 1967) : nul n'est plus à l'abri et le malaise se généralise : « un Français sur trois craint le chômage », constatait au début de 1968 un sondage d'opinion de la S.O.F.R.E.S.

Lorsque l'on va plus dans le détail, les constatations que l'on peut faire ne sont pas rassurantes. On trouve ainsi, par exemple, que dans cette masse de chômeurs en augmentation, ce sont surtout les cadres et le personnel qualifié qui ont été frappés, alors que, de toute évidence, la modernisation du potentiel productif devrait avoir la conséquence inverse : c'est que de nombreux cadres ne sont précisément plus compétents dans la maîtrise de l'appareil industriel, c'est que de nombreuses qualifications sont parfaitement surannées, inadaptées et pléthoriques, alors que d'autres sont introuvables! On trouve aussi que parmi les différents groupes d'âge, ce sont les jeunes qui ont été

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le plus durement touchés : sur 100 personnes en chômage 1 35 étaient des moins de 25 ans en 1963, et 51 en 1967! Or, le dynamisme indus- triel devrait conduire au résultat inverse : ce qui explique le paradoxe, c'est que le système éducatif continue à donner aux jeunes une forma- tion qui ne tient aucun compte des besoins de l'industrie. Comme le remarque P. Lefournier dans son étude sur la politique de l 'emploi 2 « les bagarres qui ont eu lieu fin janvier 1968 à Caen étaient le fait de jeunes travailleurs ayant constaté que leur C.A.P. ne leur servait à rien ». Et d'ajouter : « Actuellement, dans les facultés françaises, il y a autant d'étudiants en psychologie et en sociologie dont on ne saura que faire, que d'élèves-ingénieurs dont on manquera par- tout. »

En signant le traité de Rome, les six pays ont joué à l'apprenti sorcier : ils ont déchaîné les forces de la concurrence en espérant que le progrès industriel, ainsi stimulé, soutiendrait la croissance écono- mique. Aujourd'hui, il apparaît que ces forces tirent l'économie à une vitesse supérieure à 5 %; or, un pays ne passe pas d'un palier de crois- sance à un autre sans de profondes mutations internes : ou bien le Marché commun saura modifier ses structures et ses mentalités pour croître plus vite, ou bien il succombera aux attaques du chô- mage.

D. Un afflux de capitaux étrangers qui tourne à la braderie des entreprises françaises.

Il eût été naïf de penser que l'attrait du marché communautaire s'exercerait seulement sur les pays membres : il n'y a pas dans le monde beaucoup de marchés unifiés qui groupent plus de 150 mil- lions de consommateurs; et, parmi ces marchés, il n'y en a guère que deux où le pouvoir d'achat soit suffisamment élevé pour constituer véritablement un débouché à la production industrielle de masse : les U.S.A. et le Marché commun. Il n'est donc pas étonnant que les

1. Les Comptes de la Nation de l'année 1967, p. 78. 2. « L'Europe a peur du chômage », l'Expansion, avril 1968, p. 102.

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grandes puissances industrielles, les U.S.A. en tête, aient cherché à intervenir sur ce nouveau marché riche d'espérances.

Leur problème était évidemment de s'y trouver sur un pied d'égalité avec les entreprises communautaires. De ce point de vue, la poursuite des habitudes antérieures de commerce n'était guère favorable car le maintien de barrières douanières aux frontières du Marché commun désavantageait les entreprises étrangères. Sans doute cela pouvait-il se régler par voie de négociations et le Kennedy Round proposait-il un « désarmement général » des droits de douane mais n'était-il pas plus simple de prendre pied directement sur ce marché en y créant des centres de production?

A cette question, les entreprises étrangères n'allaient pas tarder à répondre par l'affirmative en développant une stratégie « euro- péenne » propre à leur assurer une part des débouchés communau- taires. Pays en voie de développement, Pays de l'Est, Japon, Angle- terre, États-Unis s'efforçaient ainsi, chacun à leur façon, de prendre pied sur le Marché commun.

Pour les pays en voie de développement, le rapport de forces était trop à leur désavantage pour prétendre à autre chose qu'à un com- promis négocié : les accords d'association, de plus en plus fréquemment sollicités, permettaient à ces pays d'assurer un débouché privilégié aux plus importantes de leurs activités, traditionnelles ou naissantes.

Pour les pays de l'Est, les différences fondamentales des systèmes économiques ne rendaient guère possible la concurrence directe entre les entreprises, cependant que l'ampleur des besoins à satisfaire sur leur propre marché rendait moins urgente la conquête de marchés nouveaux. Là encore, la voie d'accords commerciaux avec certains des pays membres du Marché commun, la France en particulier, pouvait suffire dans l'immédiat à favoriser les échanges.

Avec le Japon et l'Angleterre, la physionomie du problème commen- çait déjà à se modifier : la puissance de leurs entreprises leur permettait d'envisager une action plus directe. Pour le Japon, toutefois, la puissance commerciale était contrebalancée par une faiblesse finan- cière qui interdisait aux grandes firmes japonaises d'exporter des capitaux pour créer sur place des centres de production : la concur- rence demeurait sur le plan des échanges internationaux en attendant des périodes d'autofinancement plus fastes. Dès 1965, quelques entreprises japonaises s'installaient toutefois en Europe. Pour ce qui

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est de l'Angleterre, le handicap de la faiblesse financière n'existait pas pour les géants industriels anglais mais, par contre, la longue tradition de la zone Sterling, du Commonwealth et la mise sur pied de l'Association européenne de libre-échange amenaient les entre- prises anglaises à situer de préférence leurs projets de développements dans ces pays plutôt que dans le Marché commun, d'autant que l'incer- titude politique vis-à-vis de l'adhésion éventuelle du Royaume-Uni incitait à un certain attentisme. Toutefois, ces facteurs étaient contre- balancés par la nécessité pour les entreprises de s'implanter sur des marchés dont l'expansion économique fût rapide, ce que rendait possible un confortable autofinancement, résultant d'ailleurs moins de la présence de profits élevés que de l'absence d'occasions d'investir sur leurs propres marchés. C'est ainsi qu'un géant comme Imperial Chemical Industries modifiait dès 1960 sa politique de développement pour assigner une part privilégiée aux objectifs d'expansion au sein du Marché commun : diverses filiales à 100 % du groupe se créaient en France, Italie, Allemagne et Pays-Bas, dont deux grands centres de production à Oestringen (Allemagne) et Rozenburg (Pays-Bas) avec un état-major de direction européenne à Bruxelles.

Mais c'est aux U.S.A., avec leur dynamisme habituel, qu'il revenait d'inventer une stratégie de conquête du marché plus élaborée que le simple développement d'un courant d'exportations ou la simple construction d'usines en Europe. Pourquoi exporter alors que l'on pouvait construire sur place, pourquoi construire sur place alors que d'autres étaient déjà installés pour produire avec leurs usines, et surtout pour vendre, avec leurs réseaux de distribution? En réponse à ces questions, « acheter » devint ainsi le maître-mot d'une stratégie industrielle d'autant plus opportune que c'était effectivement le moment d'acheter : un peu partout dans les six pays, les entreprises, habituées à travailler à petite échelle dans leur pays, se débattaient dans des problèmes de croissance, de financement, de compétitivité ou, plus souvent, de survie, véritables fruits mûrs que les capitaux américains n'avaient plus qu'à cueillir.

Et à quel prix! Ce que l'on a dit sur la peau de chagrin des débou- chés des entreprises françaises, sur la dégradation lente et continue de leurs marges bénéficiaires, sur leur endettement pour faire face aux nécessités de la modernisation et leur faiblesse de trésorerie pour faire face à leurs échéances, laisse à penser de quelle manière elles pouvaient

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espérer défendre leurs intérêts et à quel niveau leur « bargaining power » pouvait s'établir. Pour les sociétés cotées en Bourse, l'effon- drement des cours ramenait d'ailleurs leur « valeur de marché » à des niveaux ridiculement faibles, si faibles même que les propositions de rachat pouvaient, en restant extrêmement avantageuses pour les entreprises américaines, s'établir bien au-dessus du niveau de l'appré- ciation boursière.

Lorsque ces achats se sont faits par la procédure d'offre publique d'achat (O.P.A.), ou « take-over bid », désormais bien connue après le duel Boussois-Saint-Gobain, on a assisté à des envolées boursières sur les titres convoités par les sociétés étrangères, notamment amé- ricaines.

A titre d'illustration, on peut citer :

Le résultat est que, comme il fallait s'y attendre, la France détient la première place dans la C.E.E. pour le nombre d'interventions américaines : 646 opérations d'investissements sur un total de 2 534 dans la C.E.E., indique en mars 1966 une étude de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris et ces opérations sont largement concentrées dans les secteurs d'avenir : 91 pour les biens d'équi- pement, 86 pour le matériel électrique ou électronique, 84 pour la chimie. Ces opérations sont, il est vrai, comme l'indique la Chase Manhattan Bank, de moindre envergure : à la fin de 1964, le cumul des capitaux investis s'élève à 1,4 milliards de dollars en France contre 2,1 en Allemagne. Toutefois, comme l'investissement productif n'est pas très élevé en France, la part qu'y prennent les capitaux étrangers et américains reste importante. Saisi de ce problème en 1966, le Conseil économique et social avait estimé à 15 % la part des inves-

1. Rapport sur les investissements étrangers en France dans le cadre de la C.E.E., rapport présenté au nom du Conseil économique et social par M. Louis Charvet, Paris, mai 1966.

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INFLUENCE AMÉRICAINE SUR LA PRODUCTION DANS CERTAINS SECTEURS1

1. Les Investissements étrangers en Europe, Institut d'administration des entre- prises, tableau xvm, p. 206, Dunod.

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Les frontières s'ouvrent. On croyait voir l'industrie française élargir ses débouchés; on la voit attaquée sur son propre marché. On croyait voir nos entreprises valoriser leur potentiel ; on les voit rachetées à vil prix par les géants américains. L'industrie française est gravement menacée. Son redressement suppose une politique industrielle à l'échelle natio- nale, certes, mais plus encore à l'échelle européenne. LIONEL STOLERU Sorti second de l'Ecole Polytechnique en 1958, L. Stoleru a opté pour le Corps des Mines, puis a terminé ses études aux Etats-Unis par un docto- rat de sciences économiques à l'Université de Stanford. Après deux ans de fonction dans le Bassin minier du Nord, il a travaillé, de 1965 à 1968, au Commissariat général du Plan. Il est entré à la fin de 1968 dans une banque nationalisée.

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