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© FNAOM-ACTDM / CNT-TDM L'Indochine française, coupée de la métropole, se réveille, le 9 mars 45, sous l'autorité nippone. L'Empire du soleil levant secoue la prépondérance du blanc; une nouvelle ère s'amorce. Le colonel (er) Hesse d'Al- zon auteur d'une thèse sur la présence militaire française en Indochine (1940-1945) et le colonel (er) Dussaix président des rescapés du 9 mars 1945 nous rappellent les évé- nements. E n Europe, ce printemps 1945 est celui de la victoire. La poussée des alliés converge sur le cœur de l'Allemagne. En Extrême-Orient, Britanniques et Chinois à l'Ouest s'enfoncent dans la jungle bir- mane, les Américains à l'est, d'îles en îles, se rapprochent du conti- nent asiatique. Au soir du 9 mars, une flotte aérienne de trois cents bombardiers B 29 lance deux mille tonnes de projectiles incendiaires sur Tokyo. La capitale impériale est en feu, le nombre des victimes approche deux cent mille, trente- cinq kilomètres carrés sont rava- gés par un gigantesque incendie... Dans ce monde en guerre, l'Indo- chine française, jusque là en paix et en état de survie, se trouve, tout à coup, brutalement engagée dans le conflit. Ce même 9 mars 1945 au soir, en effet, les forces nippones, stationnées sur son territoire, pas- sent à l'attaque et font disparaître tous les signes et instruments de la souveraineté française. La France ne se relèvera jamais du coup ainsi porté. L'Indochine avant le 9 mars 1945. Depuis 1941, l'Indochine est prati- quement coupée de la Métropole. Ne pouvant compter que sur ses propres forces, loin d'une France Libre impuissante, elle doit s'oppo- ser aux prétentions de Bangkok, lutter contre les pressions crois- santes de Tokyo, assurer la sécuri- té des Etats protégés et de leur sou- verain, veiller à la cohésion de l'union et subvenir aux besoins des populations. Tâches difficiles qu'assument l'administration co- loniale et l'armée indochinoise, sous l'autorité du Gouverneur général, l'amiral Decoux. Dans le conflit qui couve puis éclate en décembre 1941, par sa position géographique, la péninsule indochinoise constitue, pour l'ex- pansion du Japon en Asie méridio- nale, une plate-forme de manœuvre puis une voie de communication in- dispensables. Plutôt que de comp- ter l'Indochine au nombre de ses objectifs militaires, Tokyo a tout intérêt à faire de ce pays un allié, même contraint et forcé. Une série d'accords, négociés sous la me- nace, a donc donné à l'armée ja- ponaise des bases et garnisons qui seront un tremplin d'abord, un relais ensuite, dans sa marche victorieuse vers l'Ouest et vers le Sud. A partir de 1943, la contre- offensive des alliés accroît le rôle de l'Indochine dans la stratégie nippone et laisse percevoir le mo- ment où l'Union sera entraînée dans la tourmente. Le commandement militaire français prépare, donc, les plans pour une bataille, de jour en jour, plus certaine. Des contacts ont été pris avec Alger et des liaisons sont établies avec les organismes de soutien installés par la France Libre aux Indes et en Chine méri- dionale. Il apparaît, clairement et très vite, que l'affrontement contre un adver- saire imbriqué dans le dispositif des garnisons indochinoises et qui prendra l'initiative des opéra- tions en toute supériorité de moyens, ne peut, sous peine de destruction certaine, revêtir les formes d'un combat classique. Les plans, établis par Hanoï et Calcutta et approuvés par Alger, envisagent, donc, l'organisation et l'aménagement, dans l'Indochine de l'intérieur, de zones de repli et de recueil vers lesquelles décro- cheront et s'esquiveront des déta- chements mobiles, couverts par la résistance et le sacrifice des garni- sons et citadelles. Ces zones aménagées seront, par la suite, des refuges et des bases pour une guérilla destinée à harceler le Ja- ponais et à menacer ses commu- nications. Toute une organisation clandes- tine est ainsi mise en place à partir de l'été 1944, en complément des réseaux de renseignements au bé- néfice des alliés, qui existaient de- puis 1942. Le territoire est réparti en six orga- nisations dépendant du Service Action établi à Calcutta, et dans lesquelles s'intègre la hiérarchie de l'armée d'Indochine.

l'indochine Avant Le 9 Mars - Troupesdemarine€¦ · © FNAOM-ACTDM / CNT-TDM 1 L'Indochine française, coupée de la métropole, se réveille, le 9 mars 45, sous l'autorité nippone

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L'Indochine française, coupée de la métropole, se réveille, le 9 mars 45, sous l'autorité nippone. L'Empire du soleil levant secoue la prépondérance du blanc; une nouvelle ère s'amorce. Le colonel (er) Hesse d'Al-zon auteur d'une thèse sur la présence militaire française en Indochine (1940-1945) et le colonel (er) Dussaix président des rescapés du 9 mars 1945 nous rappellent les évé-nements.

E n Europe, ce printemps 1945 est celui de la victoire. La poussée des alliés converge sur le cœur de l'Allemagne. En Extrême-Orient, Britanniques et Chinois à l'Ouest s'enfoncent dans la jungle bir-mane, les Américains à l'est, d'îles en îles, se rapprochent du conti-nent asiatique. Au soir du 9 mars, une flotte aérienne de trois cents bombardiers B 29 lance deux mille tonnes de projectiles incendiaires sur Tokyo. La capitale impériale est en feu, le nombre des victimes approche deux cent mille, trente-cinq kilomètres carrés sont rava-gés par un gigantesque incendie... Dans ce monde en guerre, l'Indo-

chine française, jusque là en paix et en état de survie, se trouve, tout à coup, brutalement engagée dans le conflit. Ce même 9 mars 1945 au soir, en effet, les forces nippones, stationnées sur son territoire, pas-sent à l'attaque et font disparaître

tous les signes et instruments de la souveraineté française. La France ne se relèvera jamais du coup ainsi porté.

L'Indochine avant le 9 mars 1945.

Depuis 1941, l'Indochine est prati-

quement coupée de la Métropole. Ne pouvant compter que sur ses propres forces, loin d'une France Libre impuissante, elle doit s'oppo-ser aux prétentions de Bangkok, lutter contre les pressions crois-santes de Tokyo, assurer la sécuri-té des Etats protégés et de leur sou-verain, veiller à la cohésion de l'union et subvenir aux besoins des populations. Tâches difficiles qu'assument l'administration co-loniale et l'armée indochinoise, sous l'autorité du Gouverneur général, l'amiral Decoux. Dans le conflit qui couve puis

éclate en décembre 1941, par sa position géographique, la péninsule indochinoise constitue, pour l'ex-pansion du Japon en Asie méridio-nale, une plate-forme de manœuvre puis une voie de communication in-dispensables. Plutôt que de comp-ter l'Indochine au nombre de ses objectifs militaires, Tokyo a tout intérêt à faire de ce pays un allié, même contraint et forcé. Une série d'accords, négociés sous la me-nace, a donc donné à l'armée ja-ponaise des bases et garnisons qui seront un tremplin d'abord, un relais ensuite, dans sa marche victorieuse vers l'Ouest et vers le Sud. A partir de 1943, la contre-

offensive des alliés accroît le rôle de l'Indochine dans la stratégie

nippone et laisse percevoir le mo-ment où l'Union sera entraînée dans la tourmente. Le commandement militaire

français prépare, donc, les plans pour une bataille, de jour en jour, plus certaine. Des contacts ont été pris avec Alger et des liaisons sont établies avec les organismes de soutien installés par la France Libre aux Indes et en Chine méri-dionale.

Il apparaît, clairement et très vite, que l'affrontement contre un adver-saire imbriqué dans le dispositif des garnisons indochinoises et qui prendra l'initiative des opéra-tions en toute supériorité de moyens, ne peut, sous peine de destruction certaine, revêtir les formes d'un combat classique. Les plans, établis par Hanoï et Calcutta et approuvés par Alger, envisagent, donc, l'organisation et l'aménagement, dans l'Indochine de l'intérieur, de zones de repli et de recueil vers lesquelles décro-cheront et s'esquiveront des déta-chements mobiles, couverts par la résistance et le sacrifice des garni-sons et citadelles. Ces zones aménagées seront, par la suite, des refuges et des bases pour une guérilla destinée à harceler le Ja-ponais et à menacer ses commu-nications. Toute une organisation clandes-tine est ainsi mise en place à partir de l'été 1944, en complément des réseaux de renseignements au bé-néfice des alliés, qui existaient de-puis 1942. Le territoire est réparti en six orga-nisations dépendant du Service Action établi à Calcutta, et dans lesquelles s'intègre la hiérarchie de l'armée d'Indochine.

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Le Délégué de la Résistance, dési-gné le 11 septembre 1944 par le Gouvernement provisoire de Pa-ris, est le général Mordant, ancien commandant supérieur qui vient de prendre sa retraite. L'amiral Decoux, longtemps tenu à l'écart, est informé de ces activités au cours du mois d'octobre. Il reçoit, Iel9 novembre, un envoyé du géné-ral De Gaulle, le gouverneur de Langlade, qui le confirme tempo-rairement dans ses fonctions. Durant tout l'automne et l'hiver,

les zones de recueil sont reconnues, les groupements sont constitués, les dépôts d'approvisionnement "mille hommes, cent jours" sont mis en place. De Calcutta, par les appa-reils britanniques de la Force 136 du SOE, sont parachutés clandesti-nement du personnel spécialisé, des armes et munitions, des moyens de transmission et des matériels les plus divers ainsi que trois commandos de guérilla. Au 3 mars 1945, en cent vingt-et-une opérations réussies sur deux cent vingt tentées, parviennent ain-si en Indochine : cinquante neuf personnes, deux cent vingt-trois appareils de transmission. 4 400 armes individuelles, 140 armes collectives, quatre tonnes d'explo-sif, des équipements et des médi-caments. Malheureusement les événe-

ments se précipitent. Au sol, les moyens pour répartir ces approvi-sionnements venus du ciel sont insuffisants et la discrétion n'est souvent pas la vertu première des exécutants.

Le coup de force du 9 mars.

Fin 1944, les forces américaines, implantées aux Philippines dont el-les poursuivent la conquête, ne se trouvent plus qu'à mille deux cents kilomètres du littoral Indochinois et contrôlent facilement la Mer de Chine méridionale. Elles font peser sur la péninsule la menace d'un débarquement qui, réalisé, coupe-rait définitivement les communica-tions entre le Japon et son théâtre d'opération du Sud. Dans de telles

conditions, pour Tokyo, l'Indochine revêt maintenant une importance capitale. A ces conditions de straté-gie locale s'ajoute le fait que les activités de résistance n'échap-pent pas aux Japonais et que le Gouvernement français, rétabli dans sa capitale, est issu d'une France Libre qui avait déclaré la guerre au Japon dès 1941. L'atti-tude de Saigon, au cas d'un dé-barquement américain, est donc

incertaine si ce n'est douteuse.

Le 14 septembre 1944, Tokyo a commencé les études préparatoi-res pour "un coup de force" contre une présence française trop long-temps tolérée en Asie, suivi, se-lon l'une des hypothèses rete-nues, par une proclamation de l'indépendance du Viet Nam avec Ngo Dinh Dien comme Premier ministre.

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Début décembre, l'armée de Can-ton occupe le Kouang Si et opère sa liaison avec les troupes nippones d'Indochine. Le 20 décembre, celles-ci passent de l'état de "troupes d'oc-cupation" à l'état "d'armée en campa-gne" qui devient la 38ème Armée aux ordres du général Tsuchihashi avec un PC à Saigon. Dorénavant, l'Indo-chine n'est plus la base arrière du front birman, elle est, elle-même, un front de guerre. Après le raid meurtrier, exécuté le 12 janvier 1945 par l'aviation américaine sur les côtes indochinoises, la confé-rence suprême sur la conduite de la guerre décide, le 17 janvier, puis confirme, le 1er février, l'exécution d'un coup de force, le plus tôt possible. Le conflit de principe qui oppose les chefs militaires, partisans, pour des raisons de sécurité, du maintien de l'Indochine sous un régime d'admi-nistration militaire, aux diplomates des Affaires Etrangères, partisans d'accorder l'indépendance aux trois Etats, pour concrétiser l'idée de la Libération de la "plus grande Asie" du joug colonial du Blanc, est tran-ché, le 26 février, au bénéfice de la thèse pour l'indépendance im-médiate. Pendant ce temps, les vingt-cinq

mille hommes des forces nippones (21ème division et 34ème brigade) sont renforcés. La 37ème division venant de Chine s'installe dans le Nord-Tonkin, une 7ème brigade apparaît à Saïgon et la 2ème division de Birmanie s'im-plante au Cambodge. Début mars, soixante-cinq mille Japonais se trouvent sur le territoire : dix-huit mille au Tonkin, douze mille dans le Nord et Centre-Annam. quatre mille dans le Sud-Annam, vingt-huit mille en Cochinchine et six mille au Cambodge. Des petites garnisons s'installent, également, dans le Laos, à Xieng Kouang, Thakek et Savannaket. Aux portes de l'Indo-chine, se rapprochent de la frontière la 22ème division dans le Kouang Si et la 4ème en Thaïlande, c'est-à-dire dix-huit bataillons prêts à intervenir. Près de cent mille hommes, bien équipés et aguerris, peuvent, ainsi, à leur initiative, fondre sur les soixante cinq mille soldats franco-indochinois, dispersés dans un dis-positif parfaitement connu, démunis de matériels modernes, handicapés par la présence des familles. La balance des forces penche de façon inégale...

Du côté français, dès la fin février, les informations et les indices sur l'imminence d'une attaque japo-naise ne manquent pas. Pris entre le souci de déclencher une alerte générale et celui d'éviter tout inci-dent ou provocation, le com-mandement demeure hésitant. Seules. quelques mesures de sécu-rité sont prises localement comme "l'exercice d'alerte" décidé, le 8 au soir, pour la division du Tonkin. Dans la soirée du vendredi 9

mars, après un simulacre d'ultima-tum irrecevable, le Gouverneur gé-néral et son entourage sont captu-rés, tandis que, du Nord au Sud, avec une simultanéité presque par-faite, l'armée nippone attaque les garnisons de l'armée d'Indochine. Par surprise toujours, par ruse

sou-, vent, par traîtrise parfois, cet assaut, en toute supériorité, désor-ganise le commandement, s'em-pare des forts et citadelles; isole les postes et casernements. La résis-tance, selon les conditions locales, dure de quelques heures à quelques jours. Il serait trop long de citer tous ces combats désespérés conduits avec courage et abnégation. De nombreux récits ont fait connaître la fin dramatique de ces soldats pris au piège et auxquels aucune issue n'était offerte. Les détachements mobiles, lors-

qu'ils étaient bien préparés et correctement orientés sur leur mis-sion, parviennent à se constituer, à se dérober à l'emprise de l'adver-saire et à entreprendre le mouve-ment qui doit les conduire vers les zones prévues. Dans le Nord, la proximité de la Chine alliée constitue un refuge possible au cas où un maintien sur le sol indochinois de-viendrait impossible. Les colonnes et groupements de la division du Tonkin et du Nord-Laos mènent, ef-fectivement, un difficile combat re-tardateur et les plus chanceux, au nombre de 5700 dont 3200 Indochi-nois, franchissent la frontière chi-noise en avril et mai 1945. Dans le centre et dans le sud, la situation est différente et sans issue. Les détachements tentent, néan-moins, de rejoindre les refuges re-connus mais encore peu préparés. Commence, alors une dramatique survie sous un climat éprouvant, dans une nature inhospitalière, au

milieu d'une population parfois hostile, dans un dénuement pres-que total, sous la traque d'un ad-versaire mobile qui surgit de par-tout, survie qui s'achève par une longue agonie dans un combat inégal ou dans l'épuisement le plus absolu. Pour Paris et Calcutta, longtemps,

l'Indochine ne répond plus… Le bilan précis des pertes subies

est impossible à établir. Les estima-tions généralement admises don-nent les chiffres de 1262 tués et 857 disparus pour les seuls Euro-péens et plus d'un millier pour les In-dochinois. Le service action de Calcutta s'ef-

force, cependant, de poursuivre les parachutages d'approvisionnements et de personnels au profit des com-mandos de guérilla mis en place au cours de l'hiver. Dans un Laos ami, au milieu d'une population loyale, ceux-ci, en effet, sont passés à l'action et ont échappé à la destruc-tion. Le 16 avril, des maquis franco-lao reçoivent l'ordre de se mettre en sommeil pour sauvegarder leur po-tentiel. Ils représentent une force non négligeable de trois cents Fran-çais et de deux cents Laotiens, dispo-sant, au signal donné, d'une réserve mobilisable de plusieurs centaines d'hommes, et maintenant, ainsi, tous les signes d'une présence française. L'Indochine après le coup de force. Les conséquences du coup de force

nippon sont, néanmoins, dramati-ques et irréparables pour la France, tragiques et sources d'ins-tabilité pour les Etats de l'union. Au moment où il amorce son déclin, l'Empire du Mikado porte un coup mortel à la présence de I'homme blanc en Asie. Ce sera sa victoire posthume. En quelques heures, tout ce qui est

aux couleurs de la France disparaît. L'armée est brisée, l'administration et les services publics sont désorga-nisés. Gouverneurs, résidents, admi-nistrateurs, fonctionnaires et nota-bles français sont écartés si ce n'est poursuivis et incarcérés.

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Sur l'injonction des Japonais, l'em-pereur Bao Daï, le roi Norodom Siba-nouik et le roi Sisavang Vang dé-noncent les traités de protectorat et proclament l'indépendance de leur pays, respectivement, les 11 et 13 mars et le 8 avril. Le Blanc, le Fran-çais en particulier, ressent toute l'humiliation d'une telle situation. L'Indochinois, un instant étonné, est vite tenté par l'aventure qui lui est offerte dans un climat de désordre et de xénophobie.

Les nouveaux gouvernements, aux mains des nationalistes, sont rapidement compromis car installés par celui qui, dans peu de mois, sera le vaincu du conflit mondial. Au vide français succédera, en effet, le vide japonais. Dans l'ombre de la clan-destinité se forge l'outil révolutionnaire qui, dans un combat prudent, s'arra-che, maintenant, le monopole de la résistance contre l'occupant nippon, en liaison avec les alliés américains et chinois. A l'heure de la capitulation de Tokyo, la vague révolutionnaire du Viet Minh, profitant d'un état de désordre et de la vacance du pou-voir, submergera le Viet Nam dans un mouvement que rien ne pourra arrêter. Elle s'impose au pays comme la seule autorité digne et capable de restaurer la souverai-neté nationale. Elle suscitera dans les états voisins du Cambodge et du Laos l'éclosion de partis, frères dans la même idéologie, pour la conquête du pouvoir. Du côté de Paris, de Calcutta, de

Kunning, la France prépare un re-tour qui s'annonce difficile. Militaire-ment, une force expéditionnaire se constitue péniblement. Elle est, dans l'immédiat, impossible à transporter faute de moyens. Poli-tiquement, un projet pour un nou-veau statut des états protégés fait l'objet de la déclaration gouverne-mentale diffusée le 24 mars, il ne ré-pond ni à la situation du moment, ni aux aspirations des dirigeants Indochinois.

A l'été 1945, cette impuissance

militaire et cette inadaptation politi-que de la France prolongeront les effets du vide qu'à provoqué le coup de force japonais.

Ainsi, le 9 mars 1945 marque bien la fin d'une époque. L'ère d'une néces-saire décolonisation approche. La situation est, malheureusement, trop difficile pour aborder, en toute sérénité, les étapes d'un processus pacifique pour l'harmo-nie des relations entre la France et l'Indochine et pour le bien-être des peuples. Ce sera, bien au contraire, dans un climat de violence et sous l'emprise de régimes totali-taires et inhumains, que naîtront à l'indépendance les états indo-chinois, après bien de sang versé de part et d'autre.

colonel (er) Hesse d'AIzon.

Le RC4 dans le nord de l’Indochine

9 mars 1945 en Indochine E n ce printemps 1945, dans un monde où, pendant six années, les destructions de toute nature, les dé-portations, les exterminations, les souffrances, les deuils se sont accu-mulés, la victoire des alliés se des-sine.

En Europe, le saillant des Ardennes est réduit; les alliés, franchissent le pont de Remagen, pénètrent en Alle-magne; l'Alsace et la Lorraine sont

libérées; Budapest est occupée par les forces soviétiques. En Extrême-Orient, les Améri-

cains sont à Manille, luttent avec acharnement à Iwo-Jima, s'apprê-tent à débarquer à Okinawa, aux portes du Japon tandis que les Bri-tanniques, en Birmanie, sont en vue de Rangoon. Comment l'Indochine Française,

pratiquement coupée de sa métro-pole depuis l'été 1940 a-t-elle sub-sisté dans cette période difficile,

toute d'expectative, de complexité jusqu'à cette date du 9 mars 1945 qui marquera l'attaque des forces japonaises sur notre territoire et qui aura, pour son avenir, des consé-quences dramatiques ? Il faut remonter à l'Armistice de

juin 1940, en France et suivre chrono-logiquement les événements de cette période de cinq années qui suivit, pour tenter de comprendre, tant sur le plan diplomatique que militaire, son évolution.

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Rappelons les brièvement : 19-20 juin 1940 - Le général Ca-

troux, gouverneur général de l'In-dochine depuis 1939 accepte, sous la pression japonaise, de laisser une mission de contrôle nippone s'installer à la frontière sino-tonkinoise pour interdire le ravi-taillement, américain ou autre, transitant par le port de Haï-phong vers la Chine avec la-quelle le Japon était en guerre non déclarée. Le gouverneur gé-néral, qui sait que l'Indochine ne peut attendre aucun secours de l'extérieur, est, le 20 juin 1940, relevé de ses fonctions par le gou-vernement de Vichy. Il remet ses pouvoirs entre les mains de l'amiral Decoux, commandant les forces navales d'Extrême-Orient. Du bateau, qui le ramène en France, il profite de l'escale an-glaise de Singapour pour rejoindre la France Libre.

Le 2 août 1940, le gouvernement japonais adresse un ultimatum à Vichy, réclamant, entre autres, le libre passage de ses troupes de Chine sur le territoire indochinois. Un accord politique franco-japonais sera signé à Tokyo sur le passage des troupes nippones en Indochine. Le Japon, de son côté reconnaît la souveraineté française sur ce ter-ritoire. Cet accord sera concrétisé par la signature, à Hanoï, le 22 septembre 1940 d'une convention militaire permettant le passage des troupes japonaises en Indo-chine, ce qui n'empêcha pas l'ar-mée japonaise de Canton, sans doute pas informé des termes exacts de l'accord, de descendre en force sur le Haut-Tonkin et de se heurter, le 23 septembre, à la garnison française de Langson, qui fut mise en déroute (les pertes s'élevèrent, du côté français, à cent cinquante morts dont quinze offi-ciers). Ce fut le deuxième acte des rap-

ports franco-japonais. Mais, presque aussitôt, la

France doit faire face à une nou-velle épreuve : l'agression thaïlan-daise. Dans les derniers mois de 1940, invoquant de vieilles revendi-cations sur le Cambodge et sur le Laos oriental, soutenu par le Japon, la Thaïlande bombarde les villes frontières en novembre 1940 et engage les hostilités. Nous

subissons des revers terrestres le 16 janvier 1941 à Yang Dan Kuon mais la Marine Française remporte une véritable victoire à Ko Chang, le 17 janvier 1941 où elle détruit une grande partie de la flotte thaïlan-daise. Un traité de paix est signé, le 9 mai 1941, à Tokyo.

Le Laos est amputé de deux pro-vinces sur la rive droite du Mékong et le Cambodge des deux provin-ces de Battambang et de Kom-pong Thom. Le troisième acte de l'intervention

japonaise en Indochine se situera le 14 juillet 1941 lorsque de nouvel-les exigences de leur part tente-ront d'obtenir des facilités militai-res dans le sud de la péninsule ; elles aboutiront à l'accord Kato-Darlan, donnant accès aux trou-pes japonaises sur tout le terri-toire et reconnaissant, en même

temps, le principe d'une défense commune. Le Japon renouvelle sa reconnaissance de la souveraineté française sur l'Indochine. Le 8 décembre 1941, l'attaque

japonaise sur Pearl-Harbor en-traîne l'entrée en guerre des Amé-ricains. Les forces japonaises, vo-lant de victoires en victoires, défer-lent sur les Philippines, sur Bor-néo, sur Guam, sur Hongkong, pé-nètrent en Birmanie. Le 15 février 1941, les Anglais capitulent à Sin-gapour. Au printemps 1942, les Indes néerlandaises puis Battan aux Philippines déposent, à leur tour, les armes.

Juin 1942 - La bataille de Midway,

qui voit une écrasante victoire américaine, marquera le tournant de la guerre dans le Pacifique. Le reflux japonais se poursuivra en 1943 et en 1944.

Langson : Le monument aux victimes du 9 mars

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. En Indochine les liaisons fréquentes entre le gouvernement français, en guerre avec le Japon depuis 1941, et les responsables français d'In-dochine s'intensifient, aboutissant à une organisation des services de ren-seignements et d'action, à l'état em-bryonnaire depuis 1940. Au printemps 1945, les Américains

ont réoccupé Manille et poursuivent leur avance dans le Pacifique. Les Anglais sont aux portes de Rangoon. Le 9 mars 1945, trois cents super-forteresses B 29 bombardent Tokyo avec deux mille tonnes de projecti-les incendiaires, faisant plus de cent mille victimes. Les forces japonai-ses, basées en Indochine, atta-quent les forces françaises d'Indo-chine. Aurait-on pu prévoir le coup de force

du 9 mars 1945 ? Sans hésitation et, sur ce point, toutes les informations parvenues depuis le confirment et on peut répondre affirmativement et pour plusieurs raisons : les effectifs japonais étaient passés, en Indo-

chine, de huit mille hommes en jan-vier 1945 à soixante mille hommes au début de mars 1945. La politique du gouvernement fran-

çais avec l'organisation de la résis-

tance locale fut certainement un des éléments déterminants de la déci-sion japonaise. Le professeur Shiraïshi, de l'univer-

sité d'Osaka a souligné, après la guerre, que si le Japon avait trouvé les accords passés sur l'Indochine tout à fait satisfaisants, lui permet-tant de concentrer ses forces sur d'autres théâtres d'opérations et laissant à la France le soin de la gestion du pays, le gouvernement japonais n'excluait pas que, si la si-tuation l'exigeait, il emploierait son armée contre l'Indochine. Il faut souligner aussi que les cam-

pagnes de Birmanie et des Philippi-nes touchent à leur fin et que le 12 janvier 1945, la Task Force 38, forte de quatre-vingt-dix neuf navires, venant des Philippines, frappa avec une grande efficacité (plus de qua-rante bâtiments japonais furent cou-lés) de Quang Ngai à Poulo Condor, inquiétant le haut état-major nippon qui constata que la flotte américaine avait une totale maîtrise de la mer et en particulier de la mer de Chine et qu'un débarquement américain sur l'Indochine, devenue "front de guerre" n'était peut-être pas à exclure, les forces françaises pouvant lui appor-ter un soutien total. C'est le 26 février 1945 que le

Conseil Supérieur japonais décida de passer à l'action.

Les calcaires de Choben

Le colonel Le Cocq, assassiné le 9 mars 1945

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Quelles furent les forces en présence ?

Les forces japonaises s'éle-

vaient, au début de mars 1945 à soixante-cinq mille hommes, la moitié étant concentrée au Tonkin et au nord et au centre Annam. La 37ème division, venant de Chine s'était installée au Nord Tonkin, "marquant" tout particulièrement Langson et ses environs. L'ar-mée japonaise était une armée moderne, rodée au combat de brousse par sept années de guerre, dotée d'une aviation puis-sante, de chars, de lance-flammes. Le dispositif nippon est articulé sur les deux groupements français : celui de Langson aux ordres du général Lemonnier et celui du Fleuve Rouge - Rivière claire aux ordres du général Ales-sandri. L'armée française d'Indochine

avait un effectif de soixante mille hommes dont quinze mille "Européens". Ce fut surtout un conflit franco-japonais, l'inter-vention des Indochinois n'a pas été en rapport avec leurs effectifs sous les armes. Si la plupart d'en-tre eux ont été écartés des com-bats ou s'y sont dérobés, on ne saurait méconnaître les mérites de quelques milliers demeurés dans nos rangs et oublier ceux qui, parmi eux, sont morts pour la France. Le personnel européen, qui a reçu, entre 1940 et 1941, un ap-port de cadres, est usé par un séjour qui, pour certains, dé-passe sept années. Mais que dire de l'armement et des équipements qui sont plus proches de ceux de la guerre de 1914-1918 que ceux de la guerre de 1939-1945. Nos moyens d'artillerie (65 - 75 - 155) qui constituaient notre armement le plus moderne durent être dé-truits par les colonnes qui prirent la brousse. L'armée d'Indochine a "hérité" d'un armement de 1918 : fusil 8 m/m - FM et mitrailleuse Hotchkiss - mortiers "stocks". La qualité des munitions, toutes très anciennes et travaillées par l'humi-dité est déplorable. Nos moyens sont complétés par quelques auto-mitrailleuses de 1936, des chars FT de 1918, des avions de chasse Morane 406, mis à la retraite faute de pièces de rechange, de 3 Postes 25 qui rendirent les plus

grands services à la colonne Ales-sandri ; la belle flotte française est réduite à néant : la réquisition ja-ponaise et les destructions opé-rées par l'aviation américaine ayant laissé, sur l'eau, deux peti-tes unités.

C'est ainsi que nos forces enga-

gent le combat, le 9 mars 1945, au soir, après que l'amiral De-coux, à Saïgon, ait repoussé un ultimatum japonais. Par surprise, par ruse, bien dans leurs tradi-tions guerrières, les troupes japo-naises s'emparent des forts et des citadelles, isolent les postes, réduisent la résistance en quel-ques jours. Il serait trop long de citer les

hauts faits de courage, de sacrifi-ces qui marqueront la défense de l'armée française d'Indochine et le calvaire qu'elle a enduré. Peut-on en rappeler les principaux ? C'est le sacrifice du général Le-monnier, ancien élève de l'Ecole Polytechnique, magnifique com-battant de la 1ère guerre mondiale qui, à la tête de la 3ème brigade, ré-sistera pendant 24 heures dans la citadelle de Langson ; à bout de munitions, submergé, le général Lemonnier, fait prisonnier, refusera par deux fois de signer la capitula-tion des éléments qui poursuivent encore la lutte à l'extérieur de

Langson. Avec le résident Auphèlle, il sera décapité au sabre dans les grottes de Ky Lua. Une plaque et le nom donné par la ville de Paris à une avenue rappellent à tous cet héroïque sacrifice. Dans le même temps, c'est la dé-fense de Hanoi où l'ennemi ac-corde les honneurs de la guerre, c'est celle de Langson où sur les Forts, les derniers combattants sont massacrés en chantant la "Marseillaise", c'est à Hanoï, au Tonkin, où le capitaine Régnier, re-fusant la capitulation, rejoint le che-valier d'Assas dans la légende. C'est la lutte, pied à pied, sur plus de mille cinq cents kilomètres de pistes de brousse de la colonne Alles-sandri, du Delta tonkinois au Yun-nam chinois, c'est l'action des maquis d'Annam, du Laos, du Cambodge, de Cochinchine qui tin-rent la brousse, seuls sans moyens, dans les pires conditions, c'est la Marine d'Indochine, celle de Cochinchine comme celle de Baie d'Along qui poursuivit sans relâche le combat jusqu'à la capitulation japonaise, c'est le combat héroï-que, à Tien Yen, des aviateurs, sans avion, qui se battirent au corps à corps et succombèrent à la charge des baïonnettes, c'est le martyre que connurent ceux qui furent internés dans les camps de déportation ou connurent les sinis-

La baie d’Along

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tres geôles de la Kempétai, sem-blables à celles abhorrées de la gestapo nazie. Il faut également se souvenir de

certains éléments qui, après avoir combattu en Indochine, poursuivi-rent la lutte en Chine du Sud jus-qu'à la capitulation japonaise en liaison avec les troupes de guérilla chinoises voire avec des élé-ments américains. Les tombes de nos camarades qui reposent en-core aujourd'hui en terre chinoise témoignent de la volonté de l'armée

française d'Indochine d'avoir lutté jusqu'à l'extrême limite de ses moyens. On ne peut mieux conclure le ré-

cit du calvaire enduré par notre ar-mée d'Indochine que de citer le colo-nel Hesse d'Alzon : "Tout au long de ces cinq longues

années, l'isolement physique et la solitude morale, l'usure des maté-riels et la pénurie des approvision-nements, s'ils affaiblissent inexo-rablement le potentiel militaire de cette armée, ne parviennent pas à

venir à bout de sa ténacité". Enfin : "la vigueur mise par l'ar-

mée nippone à poursuivre ses co-lonnes et à traquer ses maquis, la volonté qu'elle manifeste à ré-duire ses citadelles et parfois à massacrer ses survivants, sont un témoignage sur la valeur de cette armée et un hommage involontaire rendu à son esprit de résistance".

colonel (er) Olivier Dussaix.

Paru dans l’Ancre d’Or Bazeilles N° 284 janvier-février 1995