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L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth Le Séraphin II : Les Collettanées de 1504 Résumé : Les Collettanees de 1504, qui constituent une première du genre, réunissent des poèmes à la gloire de Séraphin mort en 1500. Participent à l’hommage la sodalité du studio bolonais, en latin, et le gratin de la poésie courtoise, en vulgaire. Le poète de l’amour y est encensé moins pour la qualité intrinsèque de sa poésie que pour l’exaltation de sa performance, récitée ou chantée. Le luth, explicite dans les lettres et la biographie, n’apparaît à aucun moment dans les 160 occurrences de l’instrument de musique. Alors, de quel instrument jouait-il et avec quelle technique ? Si la lira est bien l’instrument de la métaphore poétique, Giovanni Filoteo Achillini (1466-1538), le responsable des Collettanees, se représente toutefois la viola da mano à la main devant le laurier. Abstract : The Collettanees of 1504 bring together poems to the glory of Serafino, dead in 1500. The word “lute”, used explicitly in letters and in his biography, is never once mentioned in the 160 references to musical instruments. So, what instrument did he play, and with what technique? Plan : I. Les poètes des Collettanées de 1504 et leurs jeux de mots. II. Séraphin, poète de l’amour. III. Quel instrument pour quelle performance ? IV. Achillini, Orphée au luth. V. La musique à Bologne.

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L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth

Le Séraphin II : Les Collettanées de 1504 Résumé : Les Collettanees de 1504, qui constituent une première du genre, réunissent des poèmes à la gloire de Séraphin mort en 1500. Participent à l’hommage la sodalité du studio bolonais, en latin, et le gratin de la poésie courtoise, en vulgaire. Le poète de l’amour y est encensé moins pour la qualité intrinsèque de sa poésie que pour l’exaltation de sa performance, récitée ou chantée. Le luth, explicite dans les lettres et la biographie, n’apparaît à aucun moment dans les 160 occurrences de l’instrument de musique. Alors, de quel instrument jouait-il et avec quelle technique ? Si la lira est bien l’instrument de la métaphore poétique, Giovanni Filoteo Achillini (1466-1538), le responsable des Collettanees, se représente toutefois la viola da mano à la main devant le laurier. Abstract : The Collettanees of 1504 bring together poems to the glory of Serafino, dead in 1500. The word “lute”, used explicitly in letters and in his biography, is never once mentioned in the 160 references to musical instruments. So, what instrument did he play, and with what technique? Plan :

I. Les poètes des Collettanées de 1504 et leurs jeux de mots. II. Séraphin, poète de l’amour.

III. Quel instrument pour quelle performance ? IV. Achillini, Orphée au luth. V. La musique à Bologne.

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Les Collettanees (1504) Les Collectanee (1504) sur la mort de Séraphin, éditées1 à l’initiative de Philoteo Achillini sont les premières du genre : bien d’autres recueils collectifs, rassemblant les hommages posthumes à un poète, verront le jour dans le XVIe siècle comme celui constitué aussi à Bologne en 1520 à la mort d’un autre improvisateur, Nocturno Napolitano2 ou la collation par Atanagi en 1561 en l’honneur de la jeune joueuse de luth Irène de Spilimberg3. La collection des 330 textes, en italien, castillan, grec et latin célèbre la place qu’occupait l’Aquilain dans le renouveau de la poésie chantée en ce début de siècle. Pourtant, derrière cette unanimité encomiastique, il convient de déceler ce qui est réellement loué et ce qui peut procéder de l’éloge paradoxal. Ce n’est pas tant le poète qui est révéré que le chanteur. Ou plus exactement l’auteur compositeur dans sa performance. En effet, tant Calmetta, qui l’apprécie, que Colocci qui passe en revue, au prétexte de le défendre, tous les défauts imputés au poète, ne s’attardent sur les qualités de l’écrivain. Plus troublant encore, on ne trouvera dans cette théorie d’épitaphes apitoyées aucun compliment ni sur son jeu de luth, ni sur sa technique vocale. Mais très unanimement, Séraphin est reconnu comme un homme de la scène et du spectacle, un acteur « ardent » défenseur de sa poésie amoureuse. C’est en cela qu’il est aimé des dames de la cour et des spectateurs en tout genre.

Le projet des Collettanee, au delà de la pompe funèbre, est avant tout de réunir un Parnasse de poètes en latin et en vulgaire, une communauté lettrée qui cependant est loin d’être homogène. Si Séraphin est le sujet de cette apothéose, c’est sûrement que sa poésie chantée est ressentie comme un genre important de la scène littéraire de ce tout début du siècle. De Calmetta à Bembo, les traités sur la vulgaire vont rapidement déprécier cette poésie « facile ». On ne saurait non plus surestimer l’ubiquité de l’hommage. La plupart de ces poètes latins dilettantes sont d’une manière ou d’une autre rattachés à l’université bolonaise qui recevait des étudiants de toute l’Europe. Le poète portugais Caiato4 (1470-1509), le toulousain Jean de Pins5 (1470-1537), les Allemands, le recteur du collège espagnol, appartiennent au milieu universitaire des artisti ou des legisti. Pour beaucoup, il devait s’agir d’un exercice académique autour du distique élégiaque, même si certains n’oublient pas de préciser qu’ils ont bel et bien vu et entendu Séraphin à l’œuvre. En cela, les Collettanee rejoignent le plan du Viridario qui énumère les peintres et les musiciens de Bologne : l’exaltation d’un milieu académique, amateur de littérature, d’art, de philosophie et d’antiquités. Cependant, le casting est bien plus convaincant pour la partie en vulgaire ; des condottiere, des peintres6, des musiciens7 et la cohorte des poètes de renom et des improvisateurs célèbres ont fourni leur écot à l’édifice : Julien de Médicis, le jeune Molza, le futur cardinal Bibbiena, Accolti, Philoxeno, Tebaldeo, Fregoso, Correggio, Sasso, Philoxeno, etc.8 Le poète portugais Henrique Caiado (1470-1509) avait fait paraître à Bologne ses églogues (1496) et ses épigrammes (1501). Son épitaphe du Séraphin sera reprise dans les Colletanees. L’épigramme XLII s’adresse à Isabelle d’Este : « Par tes chant, tu adoucis les vents et les ondes/ et quand tu chantes, la colère de la mer tombe aussitôt ». Cet autre, «Ad Atlanta citharoedum », en jouant sur les parophones Atlas et Atlante, fait allusion au

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joueur de lyre Atalante Migliorotti (1466-1532) qu’il associe au Maure9. Si les allusions aux poètes ferrarrais Hercule Strozzi10 (1473-1508), Celio Calcagnini11 (1479-1541) et Antonio Tebaldeo12 sont autant de référence à la lyre, à la chelys ou à la cithare, il fait la critique de la poésie improvisée en musique. Dans l’épigramme à l’humaniste et collectionneur bolonais Bartolomeo Bianchini13, il décrit une poésie facile, qui manque d’esprit, de soin et de travail : « Les poètes ont souvent l’habitude de publier des chants, dans lesquels leurs propres mots sont dénués de valeur… Je ne nie pas que pour beaucoup il est permis de bâtir des vers en improvisant alors que les doux plectres frappent la lyre. ». Dans le Viridario, Angelo Michele Salimbeni (1477-av. 1525) est surnommé Calviccio. Suite à la violente polémique qui avait opposé Gafurio et Ramos de Pareja14, il avait écrit un capitolo à la louange du musicien bolonais Giovanni Spataro (1458-1541) et se situait ainsi dans le monde musical savant qui gravitait autour de l’université bolonaise15. Dans sa Philomathia16, Salimbeni pleurait avec une exagération sans doute un peu ironique, la mort d’un barbier improvisateur, Antonio de’ Buonandrei de Cento, qui chantait mieux qu’Orphée, Pétrarque et Dante réunis. Il adressait un autre sonnet à son frère, le joueur de luth, Piero de’ Buonandrei Centesi. Casio de’ Medici, poète lauré, est également présent. Il regroupe lui aussi, dans le Libro de la Cronica tardivement publié en 1525, les épitaphes de plusieurs improvisateurs. Outre celle de Séraphin, avec un jeu de mot sur l’aigle17, figurent celles de Salimbeni, ce « digne poète qui avec sa voix et le bois creux18 ressuscitait les morts », Bellincioni, dont la lire conserve la renommée19, ou Jacopo Corsi et « son doux chant à l’improvviso20 » qui a sa Cethra sculptée sur sa tombe21. La topique de l’épitaphe, ressassée par tous les poètes, donne à la lecture des Colletanees un sentiment de monotonie. Le passant est interpellé par le poète qui l’enjoint à écouter la musique qui se joue dans ce tombeau. Le jeu de mot attendu sur Séraphin induit le passage du terrestre au céleste : le poète a joué pour les princes, il joue maintenant pour les dieux en rejoignant les Thrones et les Chérubins. Sa lyre/luth figure maintenant parmi les constellations. Sa musique est céleste et angélique. Parfois, l’invention d’un apologue pimente un peu cette succession de poncifs. Séraphin, trouvant le monde grossier, l’orne de beau style et de chansons22 quand il ne fait pas vaciller Rome sur ses fondements. Le créateur de l’univers envoie Séraphin sur Terre pour faire entendre ses beaux vers, puis aux enfers pour sauver les damnés au son de sa cethra. Son décès est attribué tour à tour à la Mort jalouse parce qu’on le disait immortel ; à l’Amour parce que Séraphin l’emporte sur lui ; à Vénus qui prend l’apparence d’une nymphe dans son sommeil ; à Pluton qui craint qu’il endorme les monstres de l’enfer et séduise Proserpine ; à Apollon qui, lui, a peur de perdre sa couronne de laurier. Le jeu de mot sur Séraphin renvoie à l’harmonie des sphères. Jupiter rappelle le musicien pour harmoniser le mouvement des astres : les malheurs de l’Italie prouvent que la machine céleste était déréglée. Le moteur céleste, qui veut qu’enfin les hommes entendent son harmonie, envoie un Séraphin mais son chant est si ardent qu’il enflamme le cœur des humains et le ciel, craignant que les hommes en oublie le culte divin, le rappelle à lui. Le chant ardent23 de Séraphin, image récurrente des Collettanee, semble avoir caractériser sa performance. Le portrait qu’en fait Calmetta ne laisse aucun doute : « Il mettait une ardeur mystique dans la moindre de ses actions… Il était si ardent quand il récitait ses poèmes, et il ajustait si bien la musique aux paroles,

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qu’il émouvait pareillement tous les auditeurs, que ce fussent des lettrés, des gens du peuple, ou des femmes. » L’image ne se rapporte pas seulement à un des clichés les plus éculés du pétrarquisme, celui de l’amant qui se consume pour sa dame avec ses yeux qui lancent des brandons et de la Vénus à la torche. La racine de séraphin donne lieu à un autre jeu de mot puisque Saraph en hébreu signifie « ardent ». La racine, expliquée par le pseudo-Denis l’aéropagyte ou par st Thomas d’Aquin, n’était pas ignorée par les humanistes. Pic de la Mirandole l’utilise dans le De dignitate hominis oratio24 de 1487 L’amour ardent de Séraphin fait écho à l’apparence ignée des Séraphins et donne lieu à quelques jeux de mots : « Passant, les tristes cendres de Séraphin sont conservées dans cette urne. Ce n’est pas la flamme du foyer mais le feu d’un grand amour (qui peut) dissoudre celles-ci hors du lut de l’alambic25. » D’autre jeux de mots portaient sur la fin (la mort) entendu dans Serafino ou sur l’aigle ou sur sa ville d’origine : Aquila. La constellation de l’Aigle, dans le ciel d’été, est voisine de celle de la lyre.

Dame au luth, Andrea Solario, Palais Barberini (1510)

Unanimement, Séraphin est le poète de l’amour : il pouvait « enflammer une cruelle mieux que Vénus elle-même avec ses torches », Vénus « qui lave ses ossements de ses larmes » et dont Séraphin était le guide et le soutien : « qui attisera ton feu, Vénus ? »

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Mais il est bien difficile de deviner en quoi consistait l’art de Séraphin. Certes il alliait son instrument à la voix : « Vivant, il n’avait pas son pareil au chant et à la lyre… » « Quand il mariait la lyre musicale à la voix harmonieuse », « Il chantait d’une bouche savante sur son barbiton plaintif », « Quand Séraphin mêlait ses chants charmants à la cithare ». Mais de quel instrument s’agissait-il ? Comment en jouait-il ? Il est tout à fait remarquable que le liuto, qui définit particulièrement le poète et le musicien dans les lettres qui se rapportent à lui, n’est pas utilisé une seule fois dans tous les poèmes en vernaculaire du recueil. Le nom du luth, par ailleurs instrumentum perfectum et instrument idéalisé, devait paraître bien prosaïque, et bien peu « poétique » pour être ainsi remplacé par les prestigieux lira et cetra. Le lemme se rapportait davantage à l’objet (du bois, des cordes, une forme) qu’à l’instrument de musique dans sa dimension métaphorique. Dans toute la production poétique du temps, églogues, sonnets ou strambotti, la cetra est l’instrument du poète. Une exception notable est la dame au luth dans le Camilcleo (1513, Pavie) de Luca Valeziano Dorthonese, poète de Tortona, près de Milan qui laisse d’ailleurs un quatrain sur la mort de Séraphin26. Il chante sa Camilla au temps de Béatrice et de Ludovic : « Au temps passé, la belle infante / de cette dame qui m’incite à chanter/ quand elle m’appelle sur son luth27 ». À condition de supposer que les poètes l’avaient réellement vu jouer, ou s’étaient inspirés de cantori de leur entourage, il est bien difficile toutefois d’inférer une technique instrumentale du vocabulaire codifié de la poésie humaniste et courtoise. Il est clair cependant que dans les toutes dernières décennies du XVe, le luth avait changé de technique et donc de statut. Il devenait un instrument privilégié pour accompagner la poésie et développait un des grands répertoires idiomatiques de la Renaissance. L’abandon de la plume et le remplacement par le jeu des doigts de la main droite s’est fait progressivement. Le plectre poétique, qui pouvait être la lyre, l’archet ou la plume ne permet pas de déduire quel instrument et quelle technique de jeu visualisait le poète28. Le plectre servait aussi à désigner une manière de jouer : « les cordes doucement touchées du pouce : Il commençait par les ébranler de sa main qui servait de plectre29 ». Molza semble plus précis encore : « Alors qu’il touchait de ses doigts, à la manière d’un plectre d’ivoire, les cordes sonores de la lyre dorée30. » Généralement, le musicien joue avec les doigts31. Faut-il penser qu’il jouait seulement du luth comme le laisse supposer cette opposition due au peintre Andrea Solario32 entre la lyre des anciens et sa chelys : « Linus, Orphée, Amphion, Apollon et Thamyras, chacun d’eux touchait la lyre avec le plectre… On admire aujourd’hui Séraphin jouant adroitement du luth » ou faut-il croire qu’il devait pratiquer les deux instruments selon les scènes et les répertoires, comme le suggère le juif de Mantoue, Giuda di Salomon : « La lyre est rompue, la cethra est cassée33 » ? L’activité de Séraphin, la fin du XVe siècle, se situe en pleine période transitoire pour le luth, sa facture, sa technique et son répertoire. Ces mutations sont complètement corrélées à sa fonction d’accompagnement du chant. Les premiers recueils de tablatures sont essentiellement des partitions pour voix et luth ou des transcriptions de musique vocale34. Le luth connaîtra d’autres bouleversements organologiques à partir des années 1580, là encore pour s’adapter à une révolution du chant. Dans les deux cas, ce n’est que dans un deuxième temps que les musiciens ont développé un répertoire propre à l’instrument. La vogue du luth au XVIe siècle, sa place dans l’éducation, sa valence symbolique se fondent sur cette équivalence entre sa culture et celle de la poésie courtoise. Déterminer la

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pratique de Séraphin relève de la conjecture : à quoi ressemblait son instrument ? à un « luth à l’espagnole », comme celui du musicien des fresques de Pinturicchio, en qui on a voulu voir notre poète ? Jouait-il avec un plectre ou avec les doigts, comme semblent le suggérer les tablatures des Petrucci ? Chantait-il avec une voix de fausset, pour respecter l’étagement des voix de la polyphonie, ou le jeu sur l’instrument (qui de toute façon avait déjà des doublures) autorisait-il de chanter dans la tessiture naturelle ? Se servait-il des arie da cantare ou composait-il sa propre musique ? Était-il accompagné comme le dit Colocci ? L’épitaphe est plutôt latine (« Arrête-toi passant » ; « Pleurez Muses ») et l’allusion aux amours plutôt en vulgaire : le sonnet répond au distique élégiaque. On aura une idée plus précise des codes de la poésie latine et de la vulgaire en comparant les noms de l’instrument, qu’il soit la métaphore de la poésie, ou l’outil du musicien. Près de 160 occurrences dans le latin contre à peine 40 en vulgaire. Pourtant ceux-ci ne reprennent pas moins les fables des poètes musiciens : Amphion, Arion, Apollon, Thamiras et surtout Orphée à cause de la concomitance de l’amour et de la mort, de son idylle et de sa catabase. Séraphin en avait fait un dialogue35. En Latin, les classiques lyra (44), et cithara (27), sont toutefois complétés par les synecdoques, plectrum (27), ebur (12), fides (13), pectine (7), nervis (5), cordas (3) et les déclinaisons de la lyre qui suggèrent le luth : chelys (15), testudinis (3) et barbitos (2). Bien entendu, nos humanistes avaient à cœur de se remémorer les images de leurs prestigieux antécédents ; l’expression « le plectre d’ivoire » qu’on retrouve dans Horace, Tibulle, Properce, Catulle ou Virgile n’avait aucun sens concret en 1500 et devait à peine faire image. En vulgaire, on retrouve la traduction du latin, la lira (14) et la cethra (23) avec un legno et un plectro. Le luth, qui est expressément nommé dans la biographie de Calmetta et dans les lettres qui parlent de Séraphin, n’apparaît pas une seule fois. Est-ce à dire que la lira (le luth pour Tinctoris) et la cethra qui était bien dans la poésie italienne l’instrument des poètes36, désignait indifféremment le luth ? Ou que Séraphin jouait les deux instruments de la poésie italienne : la lira da braccio et le liuto ? L’attente humaniste d’une poésie revivifiée par la musique, ou plus exactement renouant avec leur ancienne osmose, se manifestait par la référence systématique aux figures des musiciens poètes de l’Antiquité. Les Colletanee, de ce point de vue, offre un exemple édifiant de ce recours opiniâtre à Orphée, Amphion, Apollon, Linus, Thamyras, les Muses, etc. Le traditionnel laus musicae relayaient les récits de la mythologie qui célébraient le pouvoir de la musique : elle apaise et excite les passions, elle adoucit les mœurs, elle déplace les pierres (fussent-elles tombales), elle arrête les fleuves. L’humanisme s’empare de cette sémantique de la musique pour l’appliquer à la poésie. La nature musicale de la poésie, dans ses rythmes et ses sonorités prêtait à confusion37. Néanmoins, Séraphin a pu figurer ce renouveau attendu du chant ad lyram ; avec lui, la symbiose de la musique et de la poésie s’incarnait dans la performance du poète chanteur. Les mêmes ambiguïtés qui entourent le terme de « chanteur au luth » (un « citharède » ? un frottoliste ? un poète ? un musicien ?) valent pour la notion d’improvisation. À l’improvviso désigne, selon les contextes, une manière de réciter, une composition littéraire impromptue sur un thème donné, une performance sans partition, une technique

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mnémotechnique qui donne l’impression d’une œuvre spontanée. L’exaltation du chanteur manifestait la fureur de son inspiration poétique38. Même ses détracteurs :

…lui concèdent une récitation singulière, mais qui cherche à accorder les paroles au luth pour mieux les imprimer dans l’âme des gens, et pour les enflammer ou les émouvoir, comme le faisait Gracchus avec sa lyre devant le sénat. J’affirme que de même que Terpandre sera toujours glorifié d’avoir ajouté la voix à la musique, … ainsi Séraphin sera célébré pour avoir donné la manière d’imprimer et d’exprimer les passions d’amour en vers mieux que tout autre39…

Achillini, Orphée au luth

Marcantonio Raimondi, Philotheo, 1510

Giovanni Filoteo Achillini (1466-1538), poète bolonais, était le responsable de la recension d’hommages posthumes rendus à Séraphin dans ces Colletanee de 1504. Outre ce recueil, Achillini a laissé le Viridario (écrit vers 1504 et publié en 1513), un poème en tercets, Il Fedele (peut-être imprimé vers 1523), des Anotationni, un dialogue d’amour et un canzoniere40 composé de sonnets, sestines, Barzellette et de capitoli, essentiellement des lettres amoureuses dont Séraphin s’était fait une spécialité. Le modèle prestigieux de l’improvisateur et les frontispices des premiers recueils de strambotti ont sans doute

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influencé la mise en scène de la gravure qui le représente entrain de jouer de la cetra. Adossé à la trochée d’un possible laurier, le poète joue d’une manière inspirée. La caisse de l’instrument lui sert de repose-pied. Il chante ses peines de cœur dans un cadre pastoral auquel ne manquent ni la lagune ni le ruisselet. Parce que le dessin en est beau, comparé à d’autres gravures précoces, on a voulu attribuer le modèle à Francesco Francia (1450-1517), dans l’atelier duquel le graveur, lui aussi de Bologne, Marcantonio Raimondi (1480-1534), avait travaillé. Mais dans une octave du Viridario de 1513, Achillini, qui n’aurait pas manqué de noter son portrait41 par le maître, ne parle que du graveur :

Je louerai encore Marcantonio Raimondo …Ainsi qu’on voit sans ses belles planches de cuivre Il a gravé mon portrait, comme je l’écris, On hésite entre elle et moi pour savoir lequel est vivant.

Orphée, aquarelle et encres (1475-1485)

Cabinet des dessins, Offices Orphée, Nielle, Peregrino de Cesena,

(Actif, 1490-1520) Metmuseum Au vrai, hormis le cadre pastoral, rien dans la gravure ne se rapporte à la légende d’Orphée. Il existe cependant une petite tradition picturale, en lien avec le milieu bolonais, qui met un luth dans les mains du poète vatique. Une aquarelle42 anonyme datée entre 1475 et 1485 a inspiré une nielle de Peregrino da Cesena43, un graveur actif à Bologne entre 1490 et 1520, lui aussi élève du Francia44. Vasari nous apprend qu’avant de se mettre à la peinture, au début des années 1490, Francia avait d’abord été orfèvre et qu’il était reconnu pour son travail sur les nielles et les médailles45. Orphée est entouré

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par les animaux : le bélier et le lion cohabitent, des oiseaux se perchent sur un arbre mort, la licorne ou le cerf (de l’ouïe) complètent cette arche. Comme les autres graveurs de son temps, Raimondi a laissé par ailleurs trois belles gravures de l’Orphée à la lira46. La viola da mano, dans les mains d’Achillini, actualisait le mythe et le transposait pour créer une équivalence entre le Thrace et le Bolonais. La gravure de Raimondi est imitée par une xylographie, sans doute dessinée par Amico Aspertini, qui orne le frontispice des Opera nova amorosa de Nocturno Napolitano47. Elle reproduit le panonceau gravé avec le nom du poète à la trochée, la position du poète, le cadre champêtre mais là, le musicien joue de la lira. Ses œuvres amoureuses, maintes fois rééditées, sont annoncées tantôt avec la lira, tantôt avec le joueur de luth et le cupidon aveugle qui sert aux Nozze de Psyche48 de Carretto. Poète lauré à Bologne, noté par Varchi comme un des représentants de la décadence poétique, Nocturno Napolitano est servi par des dizaines d’éditions de ses chansons, ses églogues et ses comédies. Un dialogue entre Nocturno et Syrena, à la gloire de Prospero Colonna (1452-1523), est illustré soit par le poète, soit par la sirène à la lire. Outre le Testamento amoroso avec ses putti au luth dans le passe partout du frontispice, une belle gravure orne celui de la Disperata publié à Pérouse vers 1520 : Un joueur de luth qui pose le pied sur un tabouret, accompagne une viola d’arco et deux chanteuses. Les deux femmes penchent la tête, les cheveux pris dans une résille. L’une a posé sa main sur l’épaule de l’autre, et celle-ci sur l’épaule du luthiste comme dans les scènes des amants de Paris Bordone, ou de Tullio Lombardo. Revivifié par la vogue de la pastorale et les rééditions des Métamorphoses d’Ovide et des Géorgiques de Virgile, le mythe d’Orphée contient l’allégorie du poète élégiaque, se lamentant sur son amour malheureux en s’aidant de sa cethra. La fabula d’Orfeo avait paru dans l’édition princeps des Cose Vulgare de Politien en 1494, à Bologne, dédiée à Anton Galeazzo Bentivoglio. L’année suivante, Achillini dédie au même son Triumpho de Crudelitate. Il s’agit d’une série de visions du poète qui commence par le char de triomphe de la Cruauté tiré par une paire de panthères et de tigres. Dans une deuxième vision, apparaît un homme couronné de laurier avec la cithare dans les bras49 : C’est Orphée qui révèle à son double, le poète, que la plus cruelle des femmes est sa dame Costanza. Le capitolo s’achève sur une supplique à la bien aimée. La musique d’Orphée, c’est à dire la poésie du poète, est capable de séduire les animaux, les forêts, les rivières, de fléchir le dieu des enfers et son nocher, mais elle ne parvient pas à émouvoir le cœur de l’être cher. C’est moins le pouvoir du chant d’Orphée que son statut d’amant malheureux et de poète au luth qui est donc sollicité dans la gravure de Raimondi50. Une autre composition51 en octaves, apparenté à l’églogue met aux prises deux « bergers », celui qui aime l’amour et celui qui le rejette, dans un « poetico certame » en présence de l’aimée : « Tu seras ma Calliope. »

Qu’une lire avec des cordes fausses, soit jouée d’une main ignorante, ou que quelque musicien cherche à l’accorder ; il s’efforce en vain à la voix, et n’obtient que discorde : ou la basse, la ténor ou la chanterelle et même si le maître accorde ces boyaux défectueux, il ne lui reste qu’un instrument mort52.

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Dialogo d’amore, Achillini, Venise, Zoppino, 1520

Les deux devisants, avec leur instrument53 cite tour à tour les grandes amoureuses de l’Antiquité et les poètes de l’amour : Calmetta, Visconti, Cosmico, Tebaldeo. Mais un passage du dialogue fait directement référence à l’art des improvisateurs que le poète ne manque pas de lier à la musique, en regard de la grande littérature. Il oppose une poésie de l’instantané, de l’évanescent, du chant et de la spontanéité à une poésie de l’écrit, réfléchie, pesée, inscrite dans l’histoire littéraire. N’est-ce pas une entreprise vaine, se demande Philateo, de discuter ainsi de l’amour alors que les plus grands poètes ont chanté leur Laura et leur Béatrice ?

Il vaudrait mieux donc que notre bataille ne consiste pas en de telles rimes car une fleur qui atteint les cimes une nuit perd en un jour toute sa beauté. Parmi les lettrés, on n’estime pas les vers de l’improvisation et à moi non plus cela ne me plait pas parce que cette poésie ne résiste pas à la comparaison. La voix et la valeur de ces vers dits à l’improviste se perdent, alors qu’un vers bien pensé, ciselé à la plume sur une feuille pure, dure toujours.

Il reproche à ce genre son style confus et l’illusion d’un succès éphémère. Pourtant l’improvisation peut être « plus grande qu’une belle encre brillante », servie par les grands noms de l’Antiquité, Amphion, Arion et Orphée qui, avec le chant et la cetra, dompte les monstres du Tartare. Parmi les contemporains, le seul improvisateur digne de

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la couronne apollinienne est l’arétin Bernardo Accolti, le rival de Séraphin à Rome « qui avec la voix et avec la plume » et ses « rimes non pensées » séduit Phébus et les muses. Pour Achillini, l’improvisation est bien une tradition de la performance littéraire, mais soutenue par le medium musical.

À Bologne, la musique officielle se distribuait entre les grandes institutions de la cité : les églises, la cour et l’université. San Pietro, San Petronio54 ou San Francesco abritaient un corps de chanteurs pour les offices et les manifestations des confraternités. La cour des Bentivoglio, fortement connectée à celle des Gonzague et des Este, avait, elle aussi une tradition musicale soutenue par le mécénat littéraire et musical d’Anton Galeazzo55. En 1450, Nicolas V avait créé une chaire ad lecturam musicae à l’université. C’est à Bologne que paraît la Musica pratica (1482) du théoricien Ramis de Pareja, à l’origine de la controverse entre Giovanni Spartaro, maître des chœurs de san Petronio, et le poète et recteur de l’université Nicolas Burzio56 (1450-1528). Autre grande figure du studio bolonais, Philippe Beroald (1435-1505) fournit un laus musicae dans son Oratio de Musica57 qui reprend les personnages58 et les arguments classiques des effets de la musique : elle soigne les maladie, incite à la clémence, adoucit les mœurs etc. Beroald prend soin de souligner le rôle éminent de la lyre chez les anciens : on chantait avec elle les louanges des héros dans les banquets des princes. Les Pythagoriciens pensaient que l’âme pouvait être adoucie ou excitée à la lyre comme Timothée bouleversant Alexandre ou Orphée et Arion charmant les animaux. De nombreux écrivains antiques ont composé en grec, en latin et en hébreux sur la lyre : Pindare, Horace et David. Voilà l’horizon théorique de l’humanisme universitaire qui soustend les références rabâchées par les « poètes » des Collettanee. Achillini lui-même, outre son canzoniere, a laissé quelques témoignages de son intérêt pour la musique. Leandro Alberti59 trace le portrait d’un érudit, maniant le grec et le latin, la poésie en vulgaire, grand collectionneur d’antiques et de médailles : « Il ne lui manquait pas la connaissance de la musique, que ce soit dans le chant ou dans le jeu de diverses sortes d’instruments60 ». La lettre qu’il adresse à « Antonio Rudolfo Germanico » réunit les deux passions du poète ; il y détaille, sur le mode comique, le palais imaginaire d’Ombrone de Fossombruno, peintre peu doué mais porté à la vantardise et qui a servi de tête de turc à quelques poètes61. Les différentes salles de ce « théâtre », auprès duquel le palais d’Urbin62 semblera une petite crèche, abritent des pierres précieuses, des médailles, des armes, des statues, un zoo… Entre le cabinet des merveilles et l’encyclopédie à l’usage du parfait courtisan, ce palais imaginaire trahit la passion du collectionneur d’antiques63. Chaque exposition de ce palais donne lieu à une énumération savante et burlesque. Comme le conseillera Sabba de Castiglione, une pièce pas trop grande est aussi réservée aux instruments de musique :

organi, clavicembali, clavicordi, monocordi, alpicordi, delphini, leuti, leute, alpe, viole, violine, concertati violoni, lire, cethre, barbithos, psalterii, simphonie, corauli, naublie, magades, fiauti, sordine, torti sordoni, pive, piffare, tromboni, cornamuse, corni, cornetti perforati e ‘ntegri, ciuffelini, balduse, cheli, cicutrenne, musette, siringhe, chiamolle, sambuce, dolcimelli, colonelle, stafette, zampogne, tabassi, sonagli per le moresche et per le bestie, campanini, nespole, fistule, cannuzze, tampelle, cembali, trombe, naccare,

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zelamele, trombe marine, chiarette di galea, tampani, tamburi, debaeti, et molti cacapensieri

Et malicieusement, il conclut qu’il conviendra de la fréquenter journellement puisque comme le dit Pythagore, l’âme est harmonie. Rien de bien harmonieux dans cette nomenclature à la Rabelais. Les noms savants, hébreux et latinisant se mêlent avec les noms des instruments populaires. Toutes sortes de cornemuses, de sonnailles et de clochettes voisinent avec les leuti, les leute (?), les cheli et les barbithos. Achillini lui-même se moquait pourtant de ce pédantisme dans ses Annotationi della vulgar lingua (1536).

Putti à la lira et au luth, Couronnement de la Vierge, Miniature

Giovanni Battista Cavalletto Le « Verger » est le nom de l’académie qui se réunit autour de lui à Bologne. Écrit vers 1504, et publié en 1513, le Viridario est aussi un poème en octave qui chante les peintres et les personnalités de Bologne y compris les joueurs de luth64 de son temps. Parmi les peintres musiciens voici Biagio, qui chante comme Orphée. Casio citait Crevalcore dans ses Cronica (1525) et le poète portugais Enrico Ermico Caiado, présent dans les Collettanee, le peintre et sculpteur Cavaletto65. La seule œuvre signée de Cavalletto miniaturiste est un couronnement de la Vierge qui illustre les Statuti dell’arte dei mercanti e drappieri de Bologne66. Deux putti nus y jouent du luth et de la lira entre quatre saints. C’est chez le fils de celui-ci, Scipione, que se rend le jeune Cellini (1500-1576) en 151667. Le florentin, destiné à la musique par son père, architecte68, ingénieur et musicien de Laurent et de Pierre de Médicis, se désolait d’avoir à apprendre la flûte et le chant avec François de Layolle alors qu’il était passionné par le dessin. Benvenuto est envoyé à Bologne auprès de maître Antonio et Ercole del Piffero pour perfectionner sa

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technique instrumentale sur la flûte et le cornet69. Son père Giovanni était piffaro et facteur d’instruments, et de luths en particulier : « A cette époque mon père faisaient des orgues avec des tuyaux de bois, les clavecin les meilleurs et le plus beau qu’on eut jamais vu, des violes, des luths et des harpes des plus belles et des meilleures70. » et Cellini a pu croiser le célèbre luthier allemand Laux Maler (1485-1552) installé dans la ville universitaire à partir de 1518.

Assomption de la Vierge dans les heures Sforza add 34294 BL

Giovanni Pietro Birago pour Bonne de Savoie, c 1490 Une octave du Viridario est consacrée aux musiciens de la cité : « Cette terre est dotée de musiciens qui improvisent quelque beau passage71. » Il ne cite aucun improvisateur en particulier, pensant sans doute à des saltimbanques plus qu’à des poètes ou des humanistes à la lyre. Puis viennent les « compositeurs » : Spartaro, maître de chant de san Petronio, Bonaparte dalle Tovaglie, maître de chapelle de san Pietro, l’acteur musicien Ercole Albergati, dit Zafarano72 et des frottolistes comme Sebastian Bocca del Ferro73 et Alessandro da Bologna, dit Demophonte. En 1506, celui-ci est un joueur de viola au service d’Hyppolite d’Este jusqu’en 1520, avec le luthiste et frottoliste Michele Pesenti. On trouve deux de ses frottole dans le septième livre de frottole74 de Petrucci (1507) toutes deux basées sur le même principe : la ripresa reprend un aria da ballo traditionnel, de ceux que le bolonais Cesare Nappi (1440-1518) recensait dans son églogue rustique75 de 1508. Fréquemment, les auteurs de frottole utilisaient les airs populaires dans leurs compositions ; ils donnaient ainsi à leur contrapunto l’apparence d’une rusticité et d’une grâce naïve, adaptées au ton et au propos de l’églogue. Ici, le procédé consiste à faire chanter à la nymphe qui s’accompagne du luth, un air à la forte tonalité érotique, puisqu’elle ouvre son corsage et dévoile « la lune et le soleil »76 :

En cueillant des roses des lis et des fleurs, j’ai vu une charmante nymphe, je crois descendue des chœurs célestes. Elle chante et prend grand plaisir à son chant : « Enlève le

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ruban de ton corsage et laisse moi voir ces violettes ». Puis elle ferme ses lèvres et avec la cetra, elle surpasse les sirènes et le doux Apollon ; Alors elle pose à terre son beau carquois et elle se rafraîchit les bras, le visage et le cou. « Et elle montre sa belle poitrine jusque là couverte et laisse le paradis ouvert où se lève la lune avec le soleil… »

La deuxième frottole utilise une autre chanson populaire, la mazacrocha, mis en musique par Isaac, et tout aussi ambiguë : « Dame dans ta maison, il y a des roses, des lys et des fleurs donne moi un peu de ce crocus et davantage encore ».

René Vayssières

1 Par Bazalieri Caligola, actif à Bologne entre 1492 et 1512. En 1502, il avait édité les Opere de Séraphin, collationnées par Flavio. Mais aussi les églogues de Calpurnius, Boiardo (1503), Politien (1503) et le Tyrocinio de le cose vulgari de Diomede Guidalotto (1504) 2 Collettanie vulgari et latine fatte per diversi auttori moderni in laude dil eximio et facondo poeta Notturno Napolitano chez Benedetti Bologna 1520. Dans l’Opera Nova (Milan, 1518), Nocturno Neapolitano réunissait les poètes bolonais : « Un sacro Philoteo degno Achillino / un excelso da Casio cavalliero/ unAchille de’ Bocchi almo et intiero » 3 Rime di diversi nobilissimi et eccelentissimi autori, in morte della Signora Irene delle Signore di Spilimbergo ; le recueil contient les premiers sonnets du Tasse. 4 Il a publié ses épigrammes latines en 1501 à Bologne. 5 Les lettres qu’il adresse partent de Bologne de 1501 à 1507. Il est en relation avec Erasme, Dolet, Sadolet, Symphorien Champier 6 Hercole dipintore, Andrea Solario (voyez sa joueuse de luth), le sculpteur Christoforo Romano, musicien aussi. 7 Antonio da Ferrara, « musico », cité égalemnt dans le Viridario. Un musicien homonyme est cité dans une lettre d’Ercole à Eleonore (1486), pour arranger le voyage du jeune Hyppolite en Hongrie, au sujet de deux trompettes au service de Sigismond d’Este. Justement, un poète du nom d’Antonio da Ferrara écrit une terzine à Sienne en 1511 (« terzina nobilissima della Ave Maria » de Britio du Sano, lui aussi trompette au service de Sienne) 8 Un capitolo, novo Paradiso, une imitation de Dante, où Achillini sert de guide, décline aussi ce Parnasse : Correggio, Julien de Médicis, Pamphilo Sasso, Calvitio (Salimbeni), Accolti, Thebaldeo, Calmetta, … 9 « On dit que l’éther est conduit par de doux concerts… Si ce que chantent les poètes est vrai, et si l’erreur ne trompe pas les âmes heureuses qui volent au-delà des étoiles, Atlas a suspendu le monde étoilé par la musique, Atlas, la première gloire de la lire de Phébus… le génie l’emporte assurément de beaucoup sur les autres vertus. ». 10 « citharae, carminibusque tuis » 11 « dulcisonam ad chelim » 12 « Aoniae fila canora lyrae » 13 Voyez son portrait par Francia. 14 Pareja avait publié, en 1481, à Bologne, sa musica utriusque cantis practica et en 1487 Niccolo Burzio attaquait sévèrement Spartaro, élève de Pareja. (Musices Opusculum, Bologne) 15 La réponse (1491) était dédiée à Antongaleazzo Bentivoglio. Ce même Spataro réfutait plus tard à un simple joueur d’instrument (« pulsatore de istrumento »), fût-il Marco dall’Aquila, l’autorité pour parler de la théorie musicale. 16 Un manuscrit enluminé composé au château de’ Britti en 1478, lors d’un épisode de la peste à Bologne. Bologne, bib. Universitaire ; Ms 1614. 17 « Hebbe l’aquila in nido Serafino » 18 ‘Che con la voce, & co’l suo cavo legno » 19 « Bernardo posa, che co’l dolce dire/ Fama anchor gli conserva la sua lira » 20 « e s’el dolce suo canto a l’improviso » 21 « Habbia in corso Sepolto la sua Cethra ». La sœur de ce dernier le confirme quand elle remercie le prélat qui a financé la pierre tombale : « Un ‘urna fai di pregio tanto/ Ove scolpito è il Corso e la sua cetra ».

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22 « tenore » 23 « suo ardente e dolce canto » ; « era il suo canto sì focoso e ardente » ; « ardentem Seraphinum » ; « ardens ignis eras Seraphim » ; « at seraphin ardent Amor est communio ». 24 « Saraphini ardentes » « ardet Saraph charitatis igne », « in Saraphicam effigiem repente flammabimur ». 25 Avec peut-être également un jeu de mot sur le luth et le lut. Un séraphin peut avoir le sens d’alambic au XVIe : Voyez dans le Théâtre des bons engins, Laperrière, l’emblème LXXIX : le Cupidon/séraphin attise un alambic afin de distiller « eau de larmes » « pour folle amour, les supostz de Vénus… ».). 26 « J’ai entendu le son de ta noble cetra et de ton beau chant, qui me semble divin, aussi pensai-je que l’autre Séraphin était sorti de la tombe… » 27 « nel tempo che passo la infantia bella/ di questa donna che à cantar mi sprona/ Hor ch’al suo lauto in gioventu m’apella. ». 28 « Ne sais-tu pas qu’il est mort, celui qui jouait de son plectre d’ivoire, celui-ci ne fut pas inférieur à Alcée et personne n’animait son luth éloquent d’un pouce aussi léger. » (« Si nescis periit, qui pectine lusit eburno. /Non fuit Alceo minor hic : & pollice movit/ Argutam nullus jam leviore chelym. »), « Séraphin, Noble au plectre et brillant à la lyre » (« Seraphinus Aquila pria, plectro nobilis lyraque clarus »), 29 « Quo prius ut venit tentatis pollice cordis : Plectrigera has coepit sollicitare manu » 30 « Ecce modo ut digitis modo pectine tangit eburno/ Auratae Seraphin consona fila Lyrae… » 31 : « Séraphin chantait tous ses doux chants/ En tirant avec grâce sur les cordes frappées par le pouce » (« Dulcia cantabat Seraphinus carmina nervis/ Pollice percussis cuncta lepore trahens ») ; « La grande Calliope lui dicte les plus doux chants/ Et il touche sa douce lyre de ses doigts » (« Caliopeque prior gratissima carmina dictat : Atque lyram digitis percutit alma suis. ») ; « Et la cithare, touchée d’une main douce » (« Et cythara, placidae solicitudo manus. ») ; « personne ne bougeait les cordes d’un pouce aussi léger » (« Quo nemo movit leviori pollice cordas ») ; « Il touchait les cordes tristes de la cithare avec le pouce » (« Quis cytharae querulas pulsabit pollice chordas »). 32 Voyez sa joueuse de luth du palazzo Barberini, et la joueuse de Viole. « Linus Orpheus, Amphion, Apollo/ Et Thamyras, tangit pectine quisque lyram…/ Psalentem Seraphin dexteriore chely/ Miratur. » C’est la même opposition dans le sonnet de Costanzo Cancellieri entre la lyra d’Amphion et la cethra de Séraphin. 33 « Rotta é la lyra, troncata é la cethra ». 34 Hormis les danses de Dalza. 35 repris par Lemaire. Le peintre Hercole (Ercole Grandi ?) y fait allusion dans les Collettanées. 36 Voyez Correggio dans les Collettanees : « E i poeti con lui tutte lor cethre » 37 La lecture du de Vulgari eloquentia de Dante n’échappe pas à ces ambiguïtés sur la nature « musicale » de la canzone, du sonnet, de la ballata. Et dans les Prose de Bembo, ou l’Ercolano de Varchi suono, armonia, concento sont des qualités qui s’appliquent à la musique du mot et de la métrique, pas à leur mise en musique. 38 Musicalement, c’était encore une manière de mettre en musique, à l’aide de formules adaptées à chaque mètre, les stances ou les tercets et le terme est encore employé pour Pietro Bono qui « improvise » un contre-chant sur un ténor. 39 Apologiade Colocci : « cercava concordar le parole al lauto, per più imprimerle nell'animo delle genti” 40 ms Bib. Medicea Laurenziana 397. 41 Le cabinet des dessins des Offices (N° 1445 F) conserve un beau portrait d’Achillini par le peintre bolonais Amico Aspertini (1474-1552) (avec cependant une annotation tardive Alexandro à l’âge de 23 ans !). On aurait encore reconnu le portrait de Filoteo dans une fresque de la volte de l’oratoire de sainte Cécile, près de santa Maggiore à Bologne. 42 Cabinet des offices, parfois attribuée à Francesco del Cossa. 43 Peregrino a laissé des gravures d’Arion sur son dauphin qui tient un instrument à archer et des variations sur l’amour : Une femme ouvre la poitrine de son amant, une femme nue attache son amant nu… 44 On ne le confondra pas avec Pellegrino Cesena, (« D. presbiter Peregrinus Cesena veronensis » archive de la cathédrale de Padoue), chanteur et nommé maître de canto figurato (polyphonie) des pueri cantores le 15 mai 1495. 45 Hormis les quatre Sacra conversazione avec les anges au luth, plusieurs dessins de musiciens, d’inspiration mantegnesque, sont attribués à Francia : Fitzwilliam Museum, Albertina de Vienne avec Crotus à la lira.

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46 Orphée vu de dos avec un ours et un chien qui se gratte rappelle le joueur de lyre dans le Triomphe de la mort de Costa, chapelle Bentivoglio, deux gravures avec Eurydice et Apollon à la lira et Marsyas. 47 Pavie (1518 ) ; Brescia 1530. 48 Milan (1519), entre autres. 49 « Havea una cethra in braccio ornate e bella ». 50 « Tanta dolceza e tanta melodia/ cum questa lyra e col suave canto/ Oprai per racquistar la nympha mia ». Un Orphée (ou le poète Pétrarque) joue de la lyre dans le triomphe de la mort peint par Costa dans la chapelle Bentivoglio à San Giacomo de Bologne (1490). Avec son pendant, le Triomphe de la Renommée, il insère les portraits de la famille régnante dans l’allégorie de Pétrarque. Les onze enfants de Giovanni Bentivoglio sont représentés dans la pala : on reconnaît Antongaleazzo, le deuxième à droite, dans ses habits de protonaire apostolique, aux côtés d’Annibal. 51 Édité chez Zoppino (1520), à Venise avec les stances de Tebaldeo : Stantie dello Achillineo da Bologna Dialogo de effecti d’amore. 52 « Con una lira che con false corde/ Sia stata ordita da ignorante mano/ che se musico alchun circa concorde/ Farla : de voce s’affatica invano/ Che tanto oprar non puo che non discorde/ O contrabasso : o tenor ; o sovrano/ E se quei falsi nervi il mastro accordo/ Gli leva resta un instrumento morto. » Achillini ; Dialogo de effecti d’amore questione bellissime 53 « la lira a me ribella » ; « o mio sonante legno » ; « al suon di questa cetra ». 54 San Petronio abrite le plus ancien orgue en service au monde, celui de Lorenzo da prato (1470) 55 Voyez le portrait Costa. 56 Voyez son portrait par le père du parmesan. Dans la Bononia illustrata (1494), dédiée à … Bentivoglio : « in me musices, Cantores, et cytharedi. Organistae excellentissimi : quorum exercitiis contuberniisque, mens nobilium quandoque curis sublevant » 57 Orationes multifariae, Bologne (1500) 58 Thémistocle, Epaminondas, Socrate qui apprend la lyre sur le tard, Platon et Aristote qui pensent que la musique est nécessaire à l’éducation de l’homme civil… 59 Descrittione di Tutta Italia (1550) 60 « non vi mancava la cognitione della musica, così nel cantare come nel sonare diverse generationi di stromenti. » 61 Andrea Michiel le Strazzola, Pamphilo Sasso : « Ad Pictorem » de Sasso sur un portrait « il chante avec sa bouche silencieuse, il entend, il agit, il parle, il aime … tu n’as pas le nom de peintre mais de géniteur ». Au service du More il le quitte en 1499 pour Venise puis se rend à Bologne qu’il quitte en 1506 pour Milan « où il meurt de faim » selon Girolamo Casio, poète lauré des Colletanee, collectionneur lui aussi et agent d’Isabelle d’Este. 62 La description des Muses rappellent celles du Studiolo d’Urbin justement : « la giubilante terpsicore con la sua modulante cethra… » 63 Achillini passe pour avoir été le commanditaire des carnets Wolffeg d’Amico Aspertini (BL). 64 « Sonatori ci son tanto perfetti / Che col leuto in braccio fama i fregia L'Albergati, Alexandro, quel dai letti; / Lorenzo, Piermatteo, il gentil Tiregia, / Il Cambio è con la lira fra gli eletti. » Bologne, à cause de sa facture et de ses grands luthistes (Piccinini) fut avec Venise une grande ville du luth. Passerotti et les Carrache ont peint de nombreux joueurs de luth. 65 Caiado lui adresse l’épigramme CIII : « scultura Phydias, fidibus celebratur Arion, Pictura Zeuxis, carmine Menides/ scultura, fidibus, pictura, carmine polles/ qua valeas dubium est arte Caballe… ». Epigrammatum liber (1501). Cavaletto est l’auteur d’un Contro la desperata adressé à Bentivoglio (1497) 66 Museo civico, Bologne. 67 Cellini, Vita (I, 9). 68 « et comme à en croire Vitruve, pour y exceller il faut être un peu musicien et bien dessiner, il devint bon dessinateur et commença à cultiver la musique. Il apprit à même temps à très bien jouer de la viole et de la flûte » (« di viola e di flauto »). 69 « a Bologna a ‘mparare a sonare bene da un maestro che v’era, i quali si domandava Antonio, veramente valente uomo in quella professione del sonare » « questo maladetto sonare » 70 « Mio padre faceva in quei tempi organi con canne di legno maravigliosi, gravi cembali, i migliori e più belli che allora si vedessino, viole, liuti, arpe bellissime ed eccellentissime. »

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71 « De musici è dorata questa terra / Che cantano improvvisi ogni bel punto ; / d’assai compositori a cui non erra /l’arte, e molti hanno il canto seco aggiunto : il Spadaro, il Tovaglia qui si serra, / Demophonte col suo contrapunto, Sebastina Boccaferro e lo Albergato/ de questa ed l’altre arti è decorato. » 72 Né vers la moitiè du XVe, il aurait pris part à la première représentation de l’Orfeo de Politien en 1480. On le retrouve au service des Gonzague ou des Bentivoglio : en 1487, pour les noces d’Annibal, en 1490 pour la reprise de l’Orfeo à Mantoue, en 1495 pour une représentation allégorique peut-être en compagnie de Séraphin, en 1500 à Bologne et 1501, 1502 à Gazzuolo près de Ludovic Gonzague. 73 « fiamma dolce e soave » in Canzoni nove, Antico (1510) 74 « Vidi hor cogliendo rose », mise sur le luth par Bossinensis (1511) et dont quelques sources attribuent le texte à Achillini, et « A che son hormai conducto ». 75 Egloga villereccia ou egloga rusticale. 76 Voyez la leçon de Marcello Landucci sur ce strambotto donnée dans l’académie des Intronati.