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L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth Equivoque IV : Le luth tatoué Résumé : Les épigrammes de Saint-Gelais, à graver sur le l’instrument de la dame, jouaient de l’effet des cordes du luth sur celles de l’âme de l’homme. Plusieurs versions d’une anecdote débouchent sur la prosopopée d’un luth, mais là, la confusion s’applique au corps du luth et à celui de la femme. Abstract : The effect of the lute strings on those of the human soul was the concetto of Saint- Gelais’epigrams, to engrave on the lady’s instrument. Several versions of an anecdote result in a prosopopoeia of a lute, but there, the confusion applies to the bodies of the lute and the woman. Plan : I. Pierre de l’Estoile II. Agrippa d’Aubigné III. Tallemant des Réaux IV. Richard Corbett

L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie … · corps du luth et à celui de la femme. Abstract : ... Lorsque je baise devant tous Le sein de ma belle maîtresse. Aux amants qui

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L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ

Une iconographie du luth

Equivoque IV : Le luth tatoué Résumé : Les épigrammes de Saint-Gelais, à graver sur le l’instrument de la dame, jouaient de

l’effet des cordes du luth sur celles de l’âme de l’homme. Plusieurs versions d’une

anecdote débouchent sur la prosopopée d’un luth, mais là, la confusion s’applique au

corps du luth et à celui de la femme.

Abstract : The effect of the lute strings on those of the human soul was the concetto of Saint-

Gelais’epigrams, to engrave on the lady’s instrument. Several versions of an anecdote

result in a prosopopoeia of a lute, but there, the confusion applies to the bodies of the lute

and the woman.

Plan :

I. Pierre de l’Estoile II. Agrippa d’Aubigné

III. Tallemant des Réaux IV. Richard Corbett

Le luth tatoué Sur le mode des Inscriptum citharae de Mellin de Saint-Gelais, les luths ont-ils été les supports de devises ou d’imprese, comme on en voit sur les manches des robes, des éventails ou des miroirs ? Aucun luth ancien, à notre connaissance, n’a gardé de ces inscriptions galantes. Une anecdote, consignée en mai 1575 dans le journal de Pierre de L’Estoile (1546-1611) est à l’origine de différentes versions qui aboutissent à un luth éloquent. Elle met en scène Henry, alors roi de Navarre et Charles de Noailles (1560-1585) qui chante sa « dame », Françoise d’Orléans de Rothelin1 (1549-1601) :

Le jeudi 26 may, messire Henri de Bourbon, Roy de Navarre, estant dans la chambre de madame la princesse de Condé sa tante, où il prenoit plaisir à voir toucher le luth à un gentilhomme nommé de Nouailles, qui avoit le bruit d'aimer et estre aimé de madame la princesse, sa tante, comme il accordast mélodieusement sa voix à l'instrument, chantant dessus ceste chanson : « Je ne vois rien qui me contente / Absent de ta divinité. » Et, répétant ung peu trop souvent et passionnément ce mot de divinité, avec l’œil toujours fiché sur madame la princesse, le Roy de Navarre, se prenant à rire de fort bonne grâce, et regardant sa tante, d'un costé, et Nouailles, de l'autre : « N’apelle pas ainsi ma tante (dist-il), elle aime trop l’humanité. »

L’anecdote devait courir dans l’entourage de la cour puisque d’Aubigné la reprend dans La confession du sieur de Sancy, satire anti catholique écrite après la conversion effective, en 1597, de Nicolas de Harlay, sieur de Sancy par Jacques Davy du Perron (dont le frère était un joueur de luth). Mais, invention ou pas du satiriste, le poème est ici gravé sur le lict qui en devient le sujet érotique :

De Noailles pour avoir escrit sur son lict ces vers : « Nul heur, nul bien ne le contente/ absent de ma divinité ». Le Roy lors de Navarre y avoit apostillé de sa main : « N’appelles pas ainsi ma tante, / elle aime trop humanité ».

Tardivement, Tallemant des Réaux (1619-1692) rapporte l’anecdote mais cette fois l’inscription est gravée sur un luth dont elle devient la prosopopée :

Un jour, il alla chez madame la princesse de Condé, veuve de prince de Condé le bossu ; il y trouva un luth sur le dos duquel il y avait ces deux vers : « Absent de ma divinité, Je ne vois rien qui me contente ». Il ajouta : « C’est fort mal connaître ma tante, elle aime trop l’humanité ». La bonne dame avait été fort galante. Elle était de Longueville.

Ainsi tournée, l’historiette ranime la dimension poétique du luth mais aussi renoue avec la tradition de l’équivoque qui met l’instrument dans les bras de la dame. Tallemant a recombiné les deux premières versions, celle de l’Estoile avec le chant au luth et celle de d’Aubigné avec l’inscription sur le lit. Bizarrement, il redonne une anecdote très voisine cette fois à propos du poète Claude de l’Estoile2 (1600-1652) le fils de Pierre, rapporteur du récit originel. Il est amoureux de la fille du procureur Sandrier, jolie, coquette et musicienne mais qui se moque de lui. Un autre amant, Beaulieu-Picart se rend chez elle avec son ami Patru qui lui dit :

« Beaulieu, je te prie, faisons réponse aux vers que l’Estoile a mis sur le luth de sa maîtresse (Elle chantoit aussi et dansoit fort joliment ; elle avoit de l'éclat et étoit fort agréable.). » Voici les vers :

Je dois bien faire des jaloux Lorsque je baise devant tous Le sein de ma belle maîtresse. Aux amants qui sont sous sa loi Elle fait bien quelque caresse ; Mais elle n'embrasse que moi.

Ils mirent au-dessous, et ce fut de la main de Beaulieu :

Que te sert de baiser le sein De ta belle maîtresse ? Insensé tu … en vain, Et te flatte d'une caresse ; Car jamais tu n'iras Ni plus haut ni plus bas.

Ce luth/ amant qui se prévaut d’être embrassé par sa maîtresse, bande inutilement ses cordes puisqu’il n’ira « ni plus haut ni plus bas ». Une estampe de Picart éditée par Estienne Dauvel, faisant partie d’une série parodique, présente une femme dépoitraillée coiffée d’un chapeau à plume ; le texte évocateur est volontairement interprété littéralement par le graveur :

Serrez fort mon poupon et pincez bien la corde Je diray la chanson de Mimie Zibas Faites comme Minon et voyez comme il s’accorde Graffignant par le haut quand vous touchez le bas.

L’invention de Tallemant fait écho à un autre jeu d’épigrammes de Richard Corbett (1582-1635) conservés dans la compilation manuscrite3 (1633) de Daniell Leare : « sur le luth d’une courtisane ».

Gentil luth, quand je serai parti Dis à ta maîtresse que quelqu’un Est venu ici avec la ferme intention De jouer sur son instrument.4

L’équivoque porte sur instrument mais aussi sur le luth de la jeune femme qui répond :

Petit luth, dis au grossier Qu’il aurait pu jouer, bien que je sois sortie Mais il était venu avec la ferme intention De jouer avec moi, pas avec l’instrument.5

René Vayssieres

Estampe gravée par Jean Picart et éditée par Etienne Dauvel (15..- 1638)

1639, Nancy musée des beaux arts

1 Françoise d’Orléans de Rothelin, mademoiselle de Longueville, femme du prince de Condé, Louis Ier de Bourbon (1530-1569) et oncle d’Henry. 2 Il est l’auteur de plusieurs ballets dont Maistre Galimathias (1626). 3 Add 30982 Bodleian library 4 Upon a Courtesan’s Lute : « Pretty Lute, when I am gone/ Tell thy mistress here was one/ That hither came with full intent/ To play upon her instrument. » 5 « Little lute, tell the lout/ He mights have played, though I were out./ But he came with full intent/ To play on me, not th’instrument. »