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LITTÉRATURES RENCONTRES L’hymne à la vie de Pasternak « Le Docteur Jivago », deux magnifiques textes autobiographiques et de nombreux documents : « Quarto » rend hommage à l’une des plus grandes œuvres du XX e siècle L’anthropologue Mary Douglas analyse le Lévitique ; L’historien Mark Mazower page VIII ÉCRITS AUTOBIOGRAPHIQUES. LE DOCTEUR JIVAGO de Boris Pasternak. Edition établie sous la direction d’Hélène Henri, avec un dossier sur l’« Affaire Pasternak » Gallimard, « Quarto », 1 316 p., 25 ¤. BIEN SÛR, le monde réel va bien au-delà des Champs-Ely- sées, de l’Etoile et des avenues environnantes. Bien sûr, il est des périmètres parisiens où la « fracture sociale » saute davan- tage aux yeux… Mais les « beaux quartiers » sont-ils pour autant sans histoire ? Dans ces lourds et cossus immeubles haussman- niens que rien ne semble pou- voir ébranler, derrière la pierre de taille, la vie s’est-elle arrêtée ? Pour vous convaincre du contraire, promenez-vous dans l’une de ces artères, l’avenue Marceau, par exemple. Levez les yeux. Essayez de repérer, en fonc- tion des fenêtres, où commence et où se termine tel apparte- ment. Puis, laissez aller votre imagination. Mettez un enfant, là, au milieu de cet espace, dans l’enfilade des pièces, dans la géo- métrie compliquée des couloirs, à l’abri des tentures, rideaux et moulures. Dites-vous qu’ici les mètres carrés n’ont pas été mes- quinement mesurés, qu’au contraire on a vu large, grand… Ouvrez alors le livre d’Hervé Chayette pour y lire l’histoire de cet enfant et, au-delà, celle de l’appartement, du quartier où il vécut (1). Patrick Kéchichian Lire la suite page VIII (1) 76, avenue Marceau, Seuil, « Fiction & Cie », 170 p., 16 ¤. Hélène Cixous ; Linda Lê ; Céline Curiol ; Jeanne Truong ; Geneviève Parot page III CINÉMA APARTÉ Les beaux quartiers a Georges Nivat LITTÉRATURES O n ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort », disait Vauvenargues. L’auteur du Docteur Jivago rejoint le moraliste français ; son œuvre, écrite en un âge et un pays ravagés par la fièvre d’utopie et où triomphait la mort, est un hymne à la vie. Jivago veut dire « le vivant », et si jugement il y a, c’est celui de la vie. Une des plus grandes œuvres du XX e siècle, une de celles qui témoignent irrémédiablement de cet âge violent, est donc une œuvre qui se veut an-historique, refusant l’histoire légitime au profit de la vie illégitime. Le frappant est que cette antihistoricité a produit un des jugements les plus précis et les plus sûrs sur le chemin histori- que qui a mené au déchaînement de l’inhumain. Toute la poésie de Boris Paster- nak (1890-1960) conduit à la prose, et à ce roman total qu’est Le Doc- teur Jivago. Car la poésie, c’est non le lyrisme personnel, mais le réel impersonnel prenant la parole, « une somme des objets du monde » dans chaque instant. Jivago est un génie qui passe inaperçu. L’oblation de soi est la marque du génie. Jus- qu’à se vendre soi-même à l’encan comme fait Ygrec Trois, le « héros » d’un récit enchâssé dans Récit (1929). Le roman nous fait compren- dre le « dévoiement » du réel dans la période qui précède la révolu- tion : les hommes se détournent du réel et deviennent des porte-idées. Mais la vie les secoue comme un kaléidoscope, ainsi fait-elle avec les deux lignes du roman, celle de You- ri, le poète médecin (oculiste, le visuel lui appartient), et celle de Lara, la femme blessée par le « mar- chandage » de la vie dans une socié- té qui exploite. Des échéances fata- les approchent parce que les « hau- tes exigences morales » de l’intelli- gentsia russe la conduisent à une reddition aveugle aux idées, et à leur violence. L’enchevêtrement des destins d’ouvriers, d’intellectuels venus du peuple et de nobles russes qui appartiennent à la plus racée des fratries intellectuelles, appelée intelligentsia, s’entend tout d’abord dans un bourdonnement prépara- toire ; puis déferle la vague et s’ins- taure la « page blanche », une jeune République à la Platon, qui n’a plus besoin de l’art. Ni de l’hom- me individuel. Le tableau social de la Russie que donne Pasternak montre la société entière se dévorant elle-même. Mais Jivago n’est pas dévoré, il s’es- tompe ; il s’efface, comme cet autre Hamlet de la littérature russe, le prince Mychkine, l’« Idiot », qui, lui, rentre en Suisse dans son asile. Il y a un abaissement volontaire, voisin de ce que les théologiens orthodo- xes nomment kénose, tant dans le destin amoureux que dans le destin social de Jivago. Après Lara, après ce moment de sublime et impossi- ble amour que représente le second séjour à Varykino (Denis de Rouge- mont lui a consacré tout un chapi- tre de L’Amour et l’Occident), le poè- te déchu aura encore deux filles d’une lingère moscovite, dans l’ano- nymat de la grande ville qui le sau- ve. Il meurt dans un tramway ; à ses obsèques, la vie, qui croise et décroi- se les fils, rassemble un instant Lara et ses amis, puis c’est la dispersion, l’« arrestation » de Lara, son envoi au goulag, évoqué en une ligne. Il ne restera qu’un cahier de vers, mais qui apportent à ses amis la transfiguration et le bonheur. En adjoignant au roman deux magnifiques textes « autobiographi- ques » (Sauf-conduit de 1931, et Hommes et positions de 1955) et tou- te la documentation sur l’Affaire Pasternak, les responsables de ce « Quarto » suggèrent que ces textes forment un tout, que Jivago est aus- si une part de Pasternak, que cette kénose du poète traverse toute sa vie comme toute son œuvre. Oui, en un sens c’est tout Pasternak, vie et œuvre, qu’il faut rassembler autour de Jivago, comme l’a fait Michel Aucouturier pour la « Pléia- de ». Une réunion opérée par le paradoxe pasternakien du bonheur « par-dessus les barrières ». Car si l’Histoire se fait tyrannie inouïe, si la réalité devenue illégitime s’en- fouit comme la taupe pour se cacher, si « nous sommes les enfants des années terribles de la Russie », comme dit un vers du poète Blok, omniprésent dans le roman, en revanche Pasternak, jusqu’à son lit de mort, aime la vie, comme l’aimait Tolstoï : car malgré son didactisme, et malgré la « puissance des ténèbres », c’est pour lui le poète du bonheur. Pasternak, comme Stendhal, a été un « résistant par le bonheur », mais plus que pour Stendhal, c’était pour lui un bon- heur vécu, tous ceux qui l’ont appro- ché le savent. Un bonheur qui était l’art dans le quotidien, l’oblation de soi, la jubilation enfantine… Je me rappelle une de nos conver- sations, dans l’hiver 1959 qui précé- da sa mort ; il évoquait 1937, l’an- née de la Grande Terreur, celle où disparut Boukharine, l’artisan de la surprenante élévation de Pasternak au rang de grand poète soviétique : « On ne pouvait se confier à person- ne, même pas à sa femme, moins encore à ses enfants. Je regardais le Kremlin, et je compris que les grands monologues de Shakespeare n’étaient pas des stratagèmes de théâ- tre, mais des réalités dictées par la ter- reur. Moi aussi je prononçais alors de longs monologues pour dire ma révol- te intérieure… » Tels étaient à peu près ses propos ; ils rendent compte de ce que l’art était pour lui, une réa- lité plus forte que le réel. On reste stupéfait aujourd’hui en relisant le dossier de presse de 1958, toutes les injures lancées, tout l’hal- lali médiatique de l’époque en URSS. Jusqu’à la lettre où ses collè- gues de Novy Mir justifiaient le refus de son manuscrit – « Votre roman est un roman sur la vie et la mort de l’intelligentsia russe, son chemine- ment vers la révolution et sa destruc- tion, conséquence de cette révolu- tion ». C’était en somme bien vu. Il fallait la naïveté du poète pour croire à la publication possible. Mais Pasternak avait toujours cru à la vie, au miraculeux, et son dernier amour, pour Olga Ivinskaïa qui deux fois paya leur liaison de séjours au camp, le confirmait dans cette foi au miracle. Un autre jour, il me dit que le poème « Août », où il imagine ses propres funérailles, était inspiré directement par la pre- mière arrestation d’Olga, et qu’elle était plus que la dédicataire, mais celle qui réincarnait le destin humi- lié et noble de la femme tel qu’on le trouve chez Dostoïevski : « Adieu, jours de détresse et d’affliction/ Sépa- rons-nous, toi qui jettes le gant/A tout l’abîme de l’humiliation,/Femme, de ton combat je suis le champ. » La tyrannie nouvelle reprenait la for- me ancienne du tourment d’une femme, mais de la plus désarmée des victimes venait la plus héroïque réponse. La « vie bâtarde » jugeant l’histoi- re prétendue « légitime », la forêt du réel repeuplant les déserts de la violence, l’oblation de soi défiant les oukases de la révolution aveu- gle, tel était et tel reste le message de ce grand poète qui vit venir à lui le flot de la terreur, et, miraculeuse- ment, non seulement survécut, mais domina l’élément. Trois essais autour de l’univers de David Lynch ; une sélection d’ouvrages page VII Boris Pasternak en 1958 cornell capa/magnum photo Grasset LETTRES ANGLAISES Le roman contemporain vu par Adam Thirlwell ; Michel Faber ; A. S. Byatt ; William Trevor ; William Boyd ; Muriel Spark pages IV et V Le tableau social de la Russie que donne Pasternak montre la société entière se dévorant elle-même. Mais Jivago n’est pas dévoré, il s’estompe DES LIVRES VENDREDI 13 MAI 2005

LITTÉRATURES RENCONTRES CINÉMA LETTRES ANGLAISESmedias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/20050512/649145_sup_livres_050512.pdf · mais domina l’élément. Trois essais autour de l’univers

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LITTÉRATURES RENCONTRES

L’hymne à la vie de Pasternak« Le Docteur Jivago », deux magnifiques textes autobiographiques et de nombreux documents :

« Quarto » rend hommage à l’une des plus grandes œuvres du XXe siècle

L’anthropologueMary Douglas analysele Lévitique ;L’historienMark Mazowerpage VIII

ÉCRITS AUTOBIOGRAPHIQUES.

LE DOCTEUR JIVAGOde Boris Pasternak.Edition établie sous la directiond’Hélène Henri, avec un dossiersur l’« Affaire Pasternak »Gallimard, « Quarto »,1 316 p., 25 ¤.

BIEN SÛR, le monde réel vabien au-delà des Champs-Ely-sées, de l’Etoile et des avenuesenvironnantes. Bien sûr, il estdes périmètres parisiens où la« fracture sociale » saute davan-tage aux yeux… Mais les « beauxquartiers » sont-ils pour autantsans histoire ? Dans ces lourds etcossus immeubles haussman-niens que rien ne semble pou-voir ébranler, derrière la pierrede taille, la vie s’est-elle arrêtée ?

Pour vous convaincre ducontraire, promenez-vous dansl’une de ces artères, l’avenueMarceau, par exemple. Levez lesyeux. Essayez de repérer, en fonc-tion des fenêtres, où commenceet où se termine tel apparte-ment. Puis, laissez aller votreimagination. Mettez un enfant,là, au milieu de cet espace, dansl’enfilade des pièces, dans la géo-métrie compliquée des couloirs,à l’abri des tentures, rideaux etmoulures. Dites-vous qu’ici lesmètres carrés n’ont pas été mes-quinement mesurés, qu’aucontraire on a vu large, grand…Ouvrez alors le livre d’HervéChayette pour y lire l’histoire decet enfant et, au-delà, celle del’appartement, du quartier où ilvécut (1).

Patrick KéchichianLire la suite page VIII

(1) 76, avenue Marceau, Seuil,« Fiction & Cie », 170 p., 16 ¤.

Hélène Cixous ;Linda Lê ;Céline Curiol ;Jeanne Truong ;Geneviève Parotpage III

CINÉMA

APARTÉ

Les beauxquartiers

a Georges Nivat

LITTÉRATURES

On ne peut juger de lavie par une plus fausserègle que la mort »,disait Vauvenargues.L’auteur du Docteur

Jivago rejoint le moraliste français ;son œuvre, écrite en un âge et unpays ravagés par la fièvre d’utopieet où triomphait la mort, est unhymne à la vie. Jivago veut dire « levivant », et si jugement il y a, c’estcelui de la vie. Une des plus grandesœuvres du XXe siècle, une de cellesqui témoignent irrémédiablementde cet âge violent, est donc uneœuvre qui se veut an-historique,refusant l’histoire légitime au profitde la vie illégitime. Le frappant estque cette antihistoricité a produitun des jugements les plus précis etles plus sûrs sur le chemin histori-que qui a mené au déchaînement del’inhumain.

Toute la poésie de Boris Paster-nak (1890-1960) conduit à la prose,et à ce roman total qu’est Le Doc-teur Jivago. Car la poésie, c’est nonle lyrisme personnel, mais le réelimpersonnel prenant la parole,« une somme des objets du monde »dans chaque instant. Jivago est ungénie qui passe inaperçu. L’oblationde soi est la marque du génie. Jus-qu’à se vendre soi-même à l’encancomme fait Ygrec Trois, le « héros »

d’un récit enchâssé dans Récit(1929). Le roman nous fait compren-dre le « dévoiement » du réel dansla période qui précède la révolu-tion : les hommes se détournent duréel et deviennent des porte-idées.

Mais la vie les secoue comme unkaléidoscope, ainsi fait-elle avec les

deux lignes du roman, celle de You-ri, le poète médecin (oculiste, levisuel lui appartient), et celle deLara, la femme blessée par le « mar-chandage » de la vie dans une socié-té qui exploite. Des échéances fata-les approchent parce que les « hau-tes exigences morales » de l’intelli-gentsia russe la conduisent à une

reddition aveugle aux idées, et àleur violence. L’enchevêtrement desdestins d’ouvriers, d’intellectuelsvenus du peuple et de nobles russesqui appartiennent à la plus racéedes fratries intellectuelles, appeléeintelligentsia, s’entend tout d’aborddans un bourdonnement prépara-toire ; puis déferle la vague et s’ins-taure la « page blanche », unejeune République à la Platon, quin’a plus besoin de l’art. Ni de l’hom-me individuel.

Le tableau social de la Russie quedonne Pasternak montre la sociétéentière se dévorant elle-même.Mais Jivago n’est pas dévoré, il s’es-tompe ; il s’efface, comme cet autreHamlet de la littérature russe, leprince Mychkine, l’« Idiot », qui, lui,rentre en Suisse dans son asile. Il y aun abaissement volontaire, voisinde ce que les théologiens orthodo-xes nomment kénose, tant dans ledestin amoureux que dans le destinsocial de Jivago. Après Lara, aprèsce moment de sublime et impossi-ble amour que représente le secondséjour à Varykino (Denis de Rouge-mont lui a consacré tout un chapi-tre de L’Amour et l’Occident), le poè-te déchu aura encore deux fillesd’une lingère moscovite, dans l’ano-nymat de la grande ville qui le sau-ve. Il meurt dans un tramway ; à ses

obsèques, la vie, qui croise et décroi-se les fils, rassemble un instant Laraet ses amis, puis c’est la dispersion,l’« arrestation » de Lara, son envoiau goulag, évoqué en une ligne. Ilne restera qu’un cahier de vers,mais qui apportent à ses amis latransfiguration et le bonheur.

En adjoignant au roman deuxmagnifiques textes « autobiographi-ques » (Sauf-conduit de 1931, etHommes et positions de 1955) et tou-te la documentation sur l’AffairePasternak, les responsables de ce« Quarto » suggèrent que ces textesforment un tout, que Jivago est aus-si une part de Pasternak, que cettekénose du poète traverse toute savie comme toute son œuvre. Oui,en un sens c’est tout Pasternak, vieet œuvre, qu’il faut rassemblerautour de Jivago, comme l’a faitMichel Aucouturier pour la « Pléia-de ». Une réunion opérée par leparadoxe pasternakien du bonheur« par-dessus les barrières ». Car sil’Histoire se fait tyrannie inouïe, sila réalité devenue illégitime s’en-fouit comme la taupe pour secacher, si « nous sommes les enfantsdes années terribles de la Russie »,comme dit un vers du poète Blok,omniprésent dans le roman, enrevanche Pasternak, jusqu’à son litde mort, aime la vie, commel’aimait Tolstoï : car malgré sondidactisme, et malgré la « puissancedes ténèbres », c’est pour lui le poètedu bonheur. Pasternak, commeStendhal, a été un « résistant par lebonheur », mais plus que pourStendhal, c’était pour lui un bon-heur vécu, tous ceux qui l’ont appro-ché le savent. Un bonheur qui étaitl’art dans le quotidien, l’oblation desoi, la jubilation enfantine…

Je me rappelle une de nos conver-sations, dans l’hiver 1959 qui précé-da sa mort ; il évoquait 1937, l’an-née de la Grande Terreur, celle oùdisparut Boukharine, l’artisan de lasurprenante élévation de Pasternakau rang de grand poète soviétique :« On ne pouvait se confier à person-ne, même pas à sa femme, moinsencore à ses enfants. Je regardais leKremlin, et je compris que les grandsmonologues de Shakespearen’étaient pas des stratagèmes de théâ-tre, mais des réalités dictées par la ter-reur. Moi aussi je prononçais alors delongs monologues pour dire ma révol-te intérieure… » Tels étaient à peuprès ses propos ; ils rendent comptede ce que l’art était pour lui, une réa-lité plus forte que le réel.

On reste stupéfait aujourd’hui enrelisant le dossier de presse de 1958,toutes les injures lancées, tout l’hal-lali médiatique de l’époque enURSS. Jusqu’à la lettre où ses collè-gues de Novy Mir justifiaient le refusde son manuscrit – « Votre romanest un roman sur la vie et la mort del’intelligentsia russe, son chemine-ment vers la révolution et sa destruc-tion, conséquence de cette révolu-tion ». C’était en somme bien vu.

Il fallait la naïveté du poète pourcroire à la publication possible.Mais Pasternak avait toujours cru àla vie, au miraculeux, et son dernieramour, pour Olga Ivinskaïa quideux fois paya leur liaison de

séjours au camp, le confirmait danscette foi au miracle. Un autre jour, ilme dit que le poème « Août », où ilimagine ses propres funérailles,était inspiré directement par la pre-mière arrestation d’Olga, et qu’elleétait plus que la dédicataire, maiscelle qui réincarnait le destin humi-lié et noble de la femme tel qu’on letrouve chez Dostoïevski : « Adieu,jours de détresse et d’affliction/ Sépa-rons-nous, toi qui jettes le gant/A toutl’abîme de l’humiliation,/Femme, deton combat je suis le champ. » Latyrannie nouvelle reprenait la for-me ancienne du tourment d’unefemme, mais de la plus désarméedes victimes venait la plus héroïqueréponse.

La « vie bâtarde » jugeant l’histoi-re prétendue « légitime », la forêtdu réel repeuplant les déserts de laviolence, l’oblation de soi défiantles oukases de la révolution aveu-gle, tel était et tel reste le messagede ce grand poète qui vit venir à luile flot de la terreur, et, miraculeuse-ment, non seulement survécut,mais domina l’élément.

Trois essais autourde l’universde David Lynch ;une sélectiond’ouvragespage VII

Boris Pasternak

en 1958

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Grasset

LETTRES ANGLAISESLe roman contemporainvu par Adam Thirlwell ; Michel Faber ;A. S. Byatt ; William Trevor ;William Boyd ; Muriel Sparkpages IV et V

Le tableau socialde la Russie

que donne Pasternakmontre la société

entière se dévorantelle-même.

Mais Jivago n’est pasdévoré, il s’estompe

DES LIVRESVENDREDI 13 MAI 2005

DANS LES RAPPORTS entreblogs et littérature, une nouvelleporte vient d’être entrouverte. Est-ce une première en France ? Il estdifficile de le dire tant les blogs pul-lulent aujourd’hui. Mais l’initiativeest passionnante. Il s’agit du blogintitulé « Jacques Rigaut, l’excentrémagnifique », proposé par Jean-LucBitton, écrivain et journaliste.

Ce carnet de bord se propose derendre compte de l’avancée de sesrecherches sur cet auteur méconnuqui fut l’une des figures du mouve-ment dada et du premier surréalis-me. Pour approcher le personnage,voici quelques-uns de ses aphoris-mes : « Essayez, si vous le pouvez,d’arrêter un homme qui voyage avecson suicide à la boutonnière » ouencore « Mon livre de chevet, c’est unrevolver ». Creusé par l’idée du suici-

de, l’ayant même annoncé par anti-cipation, Jacques Rigaut mit un ter-me à sa vie en 1929. Jean-Luc Bittontravaille à exhumer toutes les tracesqu’il a laissées, pour une biographieà paraître aux éditions Denoël.

Le blog sert de making-of au pro-jet, que M. Bitton définit ainsi : « Ceblog est le livre “Debord” de mon tra-vail en cours sur Jacques Rigaut, un“work in progress”, souvent mécon-nu, du biographe à l’œuvre. » Il nousinvite au spectacle de sa progres-sion, de la découverte d’un person-nage inconnu à un appel à témoinsdans la New York Review of Books.Le feuilleton de Jean-Luc Bitton estsi bien fait que – même sans connaî-tre l’auteur – on l’accompagne danssa quête, on le suit pas à pas sur lesempreintes légères laissées par l’ex-centré magnifique.

Boris RazonLemonde.fr

D ès sa sortie en France, le21 avril, la version poche deHarry Potter et l’ordre du phé-

nix, a conquis les lecteurs. En quatrejours, 42 495 exemplaires ont étévendus, indique Gallimard, son édi-teur. Harry Potter était en tête duclassement des meilleures ventes deLivres Hebdo du 6 mai (Ipsos/Livreshebdo) devant Anges et démons deDan Brown. De plus, selon une étu-de Ipsos-Culture réalisée pour Galli-mard à l’occasion de la sortie enpoche du tome V, 68 % des 9-15 ansont lu au moins un des ouvrages dela série, surtout les plus jeunes et lesfilles, et 40,5 % des sondés ont lu lescinq tomes. De quoi contredire lediscours sur le manque d’appétencedes jeunes pour la lecture.

Harry Potter, inventé par JoanneK. Rowling, a l’habitude desrecords : les cinq premiers volumesont été vendus à 270 millionsd’exemplaires (dont 16,7 millions enFrance). Avant même son arrivée,prévue le 16 juillet dans le mondeanglophone, le sixième tome, HarryPotter et le prince de sang mêlé, faitfigure de phénomène. Deux moisavant sa publication, il caracole entête des ventes des libraires en ligne.Scholastic, l’éditeur américain, a pré-vu un tirage initial de plus de 10 mil-

lions d’exemplaires (« Le Mondedes livres » du 8 avril). Les Françaisdevront attendre le mois de décem-bre pour découvrir la traduction dusixième et avant-dernier tome.

Le phénomène Potter n’expliquepas à lui seul la vitalité de l’éditionjeunesse, dont le chiffre d’affaires aprogressé de 4 % en 2004. Le secteurreprésente aujourd’hui 10,5 % duchiffre d’affaires de l’édition. La pro-duction ne cesse de croître, jusqu’àatteindre, comme pour la littératuregénérale, la surproduction. Mais lesventes et les tirages d’une nouveau-té jeunesse (9 654 exemplaires en2003 selon le syndicat national del’édition) restent supérieurs à lamoyenne du marché du livre (7 934exemplaires).

L’offre et la qualité se sont élar-gies : les albums très grand formatne font plus peur, le documentaireexplose (+ 37 %), le livre audio esten pleine croissance, les projets asso-ciant livre et multimédia se multi-plient. La réécriture de grands classi-ques tels que L’Odyssée, afin de lesrendre plus accessibles aux enfants,n’est plus un tabou. Des auteursreconnus comme Salman Rushdie,Marie Nimier, Christian Oster, AnnaGavalda ou Olivier Py se sont lancésdans l’aventure jeunesse.

Ces évolutions cherchent àaccompagner le changement despratiques de lecture des jeunes,même si, comme leurs aînés, ilslisent d’abord par plaisir. Générale-ment, les garçons cherchent du sus-pense et du frisson, les filles appré-cient l’humour, et tous aiment lefantastique et l’imaginaire.

créer de nouveaux désirsDans une société dominée par

l’image, où il est plus tentant des’installer devant la télévision ouune console de jeux que devant unlivre, les éditeurs rusent pour créerde nouveaux désirs de lecture. Desséries télévisées et des films don-nent lieu à des novélisations, com-me la série Witch (Hachette jeu-nesse), et, inversement, l’adapta-tion cinématographique relancecertains titres. Ainsi le film tiré dela série Les Désastreuses Aventuresdes orphelins Baudelaire de Lemo-ny Snicket (Nathan jeunesse) a aug-menté les ventes de l’ouvrage deplus de 140 % en 2004.

Parmi lectures plébiscitées parles jeunes, la bande dessinée figureen bonne place. En 2004, le dixiè-me volume des aventures deTiteuf, Nadia se marie, de Zep (Glé-nat), a dépassé les 835 000 exem-

plaires (Ipsos/Livre Hebdo), ce quile place en deuxième position desventes tous secteurs confondus der-rière Da Vinci Code de Dan Brown.Les 11 titres des aventures deTiteuf ont également profité d’unepublication en Bibliothèque rose :ce nouveau format s’est vendu autotal à 4 millions d’exemplaires.

Les ventes des séries, surtoutlues par les filles, explosent : Tom-Tom et Nana (Bayard jeunesse)reste un best-seller dont chaquenouveauté s’écoule à 100 000 exem-plaires ; la série Totalement jumelles(Pocket jeunesse) s’est vendue à960 000 exemplaires et La Cabanemagique (Bayard Poche) totalise800 000 ventes.

Les jeunes lisent de façon utili-taire ou ludique, et rarement lesœuvres canoniques du panthéonlittéraire classique, en dehors de lacontrainte scolaire. Le livre depoche jeunesse reste donc dépen-dant de la prescription de l’école.On retrouve ainsi, dans la liste desmeilleurs ventes, des classiques del’école : La Sorcière de la rue Mouffe-tard de Pierre Gripari (Gallimardjeunesse), Vendredi ou la vie sauva-ge de Michel Tournier (Gallimardjeunesse), Le Faucon déniché deJean-Côme Noguès (Pocket jeu-nesse) ou encore Daniel Pennac,Kathrine Kressmann Taylor, ainsique les indémodables comme LePetit Prince de Saint-Exupéry (Galli-mard jeunesse). Les Histoires inédi-tes du petit Nicolas, de René Goscin-ny et Sempé, retrouvées etpubliées par Anne Goscinny (Imavéditions), sont en tête du palmarèsjeunesse, grands formats et pochesconfondus, avec 286 600 exemplai-res. Les aventures de l’écolier desannées 1960 doublent ainsi letome V d’Harry Potter dans lesouvrages grand format. Des livresqui se lisent de génération en géné-ration. Comme si les lecteurs de lalittérature jeunesse n’avaient pasvraiment d’âge.

Carole Bibily

oubliées jusqu’alors des gran-des distinctions internationales,les sciences humaines ont enfinleur prix Nobel, pourrait-on dire,grâce au Parlement norvégien quia créé en 2004 le prix Holberg(doté de 520 000 ¤), récompen-sant « des travaux exceptionnelsen sciences humaines, sciencessociales, droit ou théologie. »

L’universitaire et dramaturgedano-norvégien Ludvig Holberg(1684-1754) qui, au croisement dela métaphysique, de la logique, dela rhétorique latine et de l’histoirecontribua à moderniser ces discipli-nes, n’aurait sans doute pas reniéle choix de Julia Kristeva, premièrelauréate du prix. Elue entre descentaines d’intellectuels proposéspar les plus grandes universités dumonde, la sémiologue, psychana-lyste et écrivain s’est vue distin-guée le 3 décembre par le jury,

pour ses « travaux novateursconsacrés à des problématiques quise situent au croisement entre lan-gage, culture et littérature, et quiont eu une incidence capitale sur lathéorie féministe et un rayonne-ment international dans de nom-breuses disciplines au sein des scien-ces humaines et sociales ».

voyage transdisciplinaireCet événement, révélateur de

l’accueil réservé à l’étranger à cet-te intellectuelle cosmopolite –notamment aux Etats-Unis où,toute son œuvre est traduite et fré-quemment commentée – est quel-que peu passé inaperçu en France.Jusqu’à la tenue, mardi 10 mai àParis, d’un colloque organisé parl’université Paris-VII-Denis-Dide-rot, rendant hommage à celle quiy dirige l’UFR sciences des texteset documents.

Kelly Oliver, professeur de littéra-ture à l’université Vanderbilt(Etats-Unis), replaça tout d’abordles travaux « révolutionnaires » deJulia Kristeva dans la « crise desens » que traversent les scienceshumaines et plus largement lasociété.

Au cours de ce voyage transdisci-plinaire où résonnèrent bien sou-vent les termes chers à Julia Kriste-va et qui fondent sa démarche –ceux d’ouverture, de migration, derenaissance (dans l’art et le langa-ge), de singularité (dans sa démar-che psychanalytique « engagéedans le siècle et la culture »), degénie féminin (à travers les figuresnotamment de Colette et de Han-nah Arendt), Jean-Claude Chevalierévoqua sa rencontre, dans lebouillonnement intellectuel desannées 1970, avec les textes « stupé-fiants » de la jeune sémiologue,

encensée par Barthes pour sa thèseintitulée Révolution du langage poé-tique (1974, « Points Seuil »). Unesémiologue dont Isabelle Rieusseta souligné « la capacité à ouvrirsans cesse un espace de questionne-ment ». Espace mis également enévidence par Pierre-Louis Fort, à tra-vers le roman policier, genre propi-ce à l’interrogation sur la pulsionde mort. « Des romans à son image,éclectiques et surprenants qui invi-tent, au voyage, à l’ouverture et àune nouvelle naissance. »

Emue au terme de ce « festivalde pensées et de générosité », JuliaKristeva s’est dite amusée « parcette femme aux visages multiples,atypique, dessinée à travers les élo-ges. » Ajoutant qu’elle recevait« ces interventions comme desouvertures, des traces de nouvellespistes de débats et de réflexions ».

Christine Rousseau

a LE 14 MAI. BATAILLE. A Vézelay

(89), la librairie L’Or des étoilesorganise une rencontre avec Jean-François Louette qui donnera uneconférence sur « Georges Bataille,de l’édition clandestine à “La Pléia-de” » (à 20 heures, à la Maison Jules-Roy, rue des Ecoles ; rens. : 03-86-33-30-06).

a LES 14 ET 15 MAI. HISTOIRE. A Cour-

bevoie (92), les 4es Rencontres dulivre d’histoire auront pour thème« Les femmes célèbres », avec,notamment, Geneviève de Galard,Philippe Delorme et Vladimir Fedo-

rovski (à la bibliothèque munici-pale, 41, rue de Colombes).

a LE 17 MAI. DEPARDON. A Paris, lesconférences Roland Barthes accueil-lent Raymond Depardon, qui inter-viendra sur le thème « Dans le nude l’image » (de 18 à 20 heures,amphi 34B, Paris-VII - Denis-Dide-rot, 2, place Jussieu, 75005 Paris).

a LE 17 MAI. PASOLINI. A Paris, auThéâtre Molière - Maison de la poé-sie, lecture de poèmes inédits dePier Paolo Pasolini, Invece di morire,scrivo su di voi (Au lieu de mourir,

j’écris sur vous), par Valérie Lang,avec Arnaud Meunier, René de Cec-catty et Hervé Joubert-Laurencin (à20 h 30, salle Pierre-Seghers) ; et, le18, lecture-rencontre avec RenéDepestre, qui s’entretiendra avecBruno Doucey autour de son der-nier livre (à 19 heures, salle Pierre-Seghers 157, rue Saint-Martin,75003 ; entrée 5 ¤ ; rens. et rés. :01-44-54-53-00).

a LE 18 MAI. RICARD. A Paris, leMusée Dapper et les éditionsConfluences organisent une ren-contre autour d’Alain Ricard pourla parution de son livre La FormuleBardey, voyages africains, qui s’en-tretiendra avec le romancier Kan-gni Alem (à 18 h 30, 35, rue Paul-Valéry, 75016 ; entrée libre).

a LE 19 MAI. BIRNBAUM. A Paris, leMusée d’art et d’histoire du judaïs-me reçoit le sociologue américainPierre Birnbaum, qui débattra

autour de son livre Géographie del’espoir (Gallimard), avec Pierre Bou-retz et Marc de Launay (à 19 heu-res, 71, rue du Temple, 75003 ; rens.et rés. : 01-53-01-86-48).

a LE 19 MAI. SARTRE. A Paris, le sémi-naire consacré à Jean-Paul Sartre,proposé par Catherine Malabou, sepoursuit avec Annie Cohen-Solal,Juliette Simont et Patrice Vermerenqui dialogueront sur « Sartre et lesEtats-Unis » (à 18 heures, à la gale-rie Léo Scheer, 14-16, rue de Ver-neuil, 75007 ; entrée libre ; rens. :01-42-66-13-89).

a DU 19 AU 22 MAI. IMAGINALES. A

Epinal (88), le festival des mondesimaginaires Les Imaginales accueil-lera de nombreux auteurs de fan-tasy, de SF ou de romans histori-ques. Au nombre des invités : RobinHobb, James Barclay, Richard Mor-gan (rens. : http://www.imaginales.com ou 03-29-68-50-88).

L’ÉDITION FRANÇAISEa AU SALON DU LIVRE DE CAYENNE, LES RANDONNÉES LITTÉRAIRES DE

PROMOLIVRES. Pour sa cinquième édition, le Salon du livre de Cayenne,qui s’est tenu du 27 au 30 avril, interroge en priorité les cultures d’Améri-que du Sud. C’est vers le sud que la région regarde aujourd’hui : la Guya-ne veut s’amarrer à son continent. C’est donc de là que viennent sur-tout les auteurs invités : le Chilien Sepulveda, l’Argentin de Santis, lesBrésiliennes Machado et Werneck, et quelques autres. Dans cette vieilleterre de missions, on compte sur eux pour « catéchiser », c’est-à-direinciter la jeunesse à lire. Attentives et ravies, les classes écoutent : jeu-nes Français, bien entendu, mais aussi Brésiliens, Haïtiens, Amérindiensou Bonis du Suriname, bouche bée. Ni les libraires ni les éditeurs locauxn’ont la surface nécessaire pour organiser ces randonnées littéraires aubord de la jungle. Comme le Salon lui-même, c’est l’affaire des bénévo-les de Promolivres dont la présidente, l’infatigable Tchisséka Lobelt,divulgue depuis dix ans les œuvres de Guyane sur les Salons de larégion, notamment celui de Belém. Tant de foi sous tant de soleil… Avous donner envie de lire.

a NATHALIE DE BAUDRY D’ASSON QUITTE HACHETTE LIVRE. La directricedu pôle universitaire professionnel d’Hachette Livre a annoncé sa déci-sion de quitter ses fonctions, « souhaitant donner une nouvelle dimen-sion à sa vie professionnelle », a annoncé Hachette Livre, mercredi4 mai, dans un communiqué.

Cerisy, saison 2005Comme chaque année, le Centre culturel international de Cerisy-la-Salleorganise une série de colloques dont voici le programme 2005 : JacquesRancière et la philosophie du présent (du 20 au 24 mai) dirigé parL. Cornu et P. Vermeren, avec J. Rancière. Tocqueville entre l’Europeet les Etats-Unis (du 26 au 31 mai) par J.-L. Benoît, F. Mélonio, O. Zunz.De l’émigration à l’immigration en Europe (du 2 au 6 juin) par C. Wih-tol de Wenden. Antoine Culioli, un homme dans le langage (du 8 au12 juin) par D. Ducard, C. Normand, avec A. Culioli. Heather Dohollau,l’évidence lumineuse (du 9 au 12 juin) par T. Dohollau, D. Lançon avecH. Dohollau. Entreprises, territoires : construire ensemble un déve-loppement durable ? (du 14 au 21 juin) par E. Heurgon, J. Landrieu,A. Obadia, D. Peyrou. Intelligence de la complexité : épistémologie etpragmatique ? (du 23 au 30 juin) par J.-L. Le Moigne, E. Morin,M. Roux. Design entre urgence et anticipation (du 2 au 9 juillet) parA.-M. Boutin, C. Rousseau, J.-R. Talopp. Walter Benjamin (du 11 au18 juillet) par B. Tackels. Bernard Noël : le corps du verbe (du 11 au18 juillet) par F. Scotto avec B. Noël. Jean-Paul Sartre (du 20 au30 juillet) par M. Rybalka et M. Sicard. Textique : l’interscrit (affine-ment de l’exhaustion) (du 1er au 11 août) par J. Ricardou. Présence deSamuel Beckett (du 1er au 11 août) par T. Cousineau, S. Houppermans,Y. Mével, M. Touret. L’Internet littéraire francophone (du 13 au20 août) par M. Bernard, P. Rebollar. De Marcel Schwob à ClaudeCahun (du 13 au 20 août) par C. Berg, A. Gefen, M. Jutrin. 1905-2005 :laïcité vivante (du 22 au 29 août) par J.-P. Dubois, D. El-Yazami,M. Tubiana. Mémoires et antimémoires littéraires du XXe siècle : lapremière guerre mondiale (du 5 au 12 septembre) par A. Laserra,M. Quaghebeur. Le théâtre dans le débat politique (du 5 au 9 septem-bre) par C. Meyer-Plantureux. Les sentiments et le politique (du 14 au21 septembre) par P. Ansart, C. Haroche. Georges Perros, contreban-dier de la littérature (du 22 au 26 septembre) par T. Gillybœuf, F. Pou-lot. Education et longue durée (du 22 au 26 septembre) par H. Peyro-nie, A. Vergnioux. L’acteur de cinéma : approches pluridisciplinaires(du 28 septembre au 2 octobre) par V. Amiel, J. Nacache, G. Sellier,C. Viviani. Octave Mirbeau : passions et anathèmes (du 28 septembreau 2 octobre) par L. Himy, G. Poulouin. Bretons et Normands auMoyen Age : rivalités, malentendus, convergences (du 5 au 9 octo-bre) par P. Bouet, B. Merdrignac, J. Quaghebeur.Renseignements. : CCIC, 27, rue de Boulainvilliers, 75016 Paris, tél-fax : 01-45-20-42-03 ou CCIC, 50210 Cerisy-La-Salle. Tél. :02-33-46-91-66 ; fax : 02-33-46-11-39.

Chaque semaine, « lemonde.fr » propose aux lecteurs du « Monde des

livres », la visite d’un site Internet consacré à la littérature.

Harry Potter, Titeuf et les autres…En quelques années, le secteur jeunesse s’est imposé au sein des grandes maisons. Porté par

des phénomènes de très grande ampleur, il propose une offre qui s’élargit sans cesse

La Joie par les livres inaugurera ses nouveaux locaux le 6 juin

http://rigaut.blogspot.com/

Paris rend hommage à Julia Kristeva, Prix Holberg 2004

Le blog du biographe

Edgar Morin à la Bibliothèque nationale de FranceDu 17 au 19 mai, dans le cadre du cycle de conférences organiséavec la Fondation de France et la FondationSimone-et-Cino-del-Duca, Edgar Morin donnera trois conférences :« La barbarie européenne », « Les antidotes culturels européens »et « L’éruption nazie ».Les conférences auront lieu de 18 h 30 à 20 heures, sur le siteFrançois-Mitterrand, quai François-Mauriac, 75013, grandauditorium ; entrée libre. Rens. : 01-53-79-59-59.

L’association La Joie par les livres ouvrira le 6 juin un

centre de ressources sur le livre pour enfants. Celui-ci

proposera notamment l’intégralité de la production

éditoriale française pour les enfants depuis les années

1960, une collection en langues étrangères et un

fonds spécialisé sur le conte. Selon sa vocation premiè-

re, il accueillera enfants et parents.

Créé en 1965, La Joie par les livres est un organisme

rattaché au ministère de la culture (direction du livre

et de la lecture) avec pour objectif de soutenir toute

action d’initiation de l’enfant au livre. Elle anime la

bibliothèque de Clamart, où sont expérimentés les dif-

férents mode d’accès à la lecture, et publie la Revuedes livres pour enfants, outil bien connu des profession-

nels de l’édition jeunesse qui leur permet de se repérer

dans la foisonnante production. Son secteur intercultu-

rel produit également la revue Takam Tikou, qui infor-

me sur l’édition africaine et arabe. La Joie par les livres

anime la section française d’IBBY (International Board

on Books for Young people), une ONG constituée de

60 sections internationales, qui tente d’élargir l’accès

de tous les enfants du monde aux livres en regroupant

des professionnels de l’édition jeunesse (éditeurs,

bibliothécaires, enseignants, traducteurs, libraires…).

Enfin, la Joie par les livres propose également des for-

mations pour les professionnels du secteur.

e Ouvert du lundi au vendredi, de 10 à 19 heures.

25, bd de Strasbourg, 75010 Paris.

www.lajoieparleslivres.com

ACTUALITÉS

AGENDA

LE NET LITTÉRAIRE AVEC

II/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005

PEU IMPORTE leur âge légal, ce sont troisjeunes romancières puisqu’elles publient pourla première fois. Céline Curiol, Jeanne Truonget Geneviève Parot échapperont-elles aumépris affiché par Richard Millet pour la littéra-ture française actuelle dans son Harcèlement lit-téraire (Gallimard) ? Peut-être, puisqu’il affectede ne pas lire ses contemporains, tout en ayantun avis sur ce qui s’écrit… dans le monde entier.Mais c’est un autre débat, à ouvrir rapidement.

Rien ne réunit vraiment Voix sans issue, deCéline Curiol – un roman de 250 pages –, LaNuit promenée, de Jeanne Truong, et Troissœurs, de Geneviève Parot – deux brefs textesde 140 et 130 pages. Sauf le désir, pour chacu-ne, de trouver sa voix, son style et, commel’écrit Jeanne Truong, « de goûter à la bien-veillance des fictions, à la saveur des états abs-traits que certains appellent confusément desétats de rêverie ».

Chez Céline Curiol, on est d’abord attirépar le titre, Voix sans issue, puis, en épigra-phe, par le passage de Molloy, de Beckett,commençant ainsi : « Comme vous voyez,c’est une voix ambiguë et qui n’est pas tou-jours facile à suivre, dans ses raisonne-ments et décrets. » On ne regrette pasde suivre cette voix, cette héroïneoccupant tout l’espace, mais ne par-lant pas à la première personne, cequi installe une distance bien-venue. Elle fait un métier assezsingulier : annoncer les arri-vées et les départs de trains àla gare du Nord. Elle est enproie à un sentiment plutôtbanal, « l’attraction déme-surée d’une femme pourun homme », qui vitavec une autre, aime

cette autre, mais n’est pas mécontent d’être ain-si désiré et attendu.

Ce n’est pas tant cette obsession qui retientl’attention, encore que ses hauts et ses bassoient décrits avec minutie et subtilité. C’estplutôt le rapport de la jeune femme amoureu-se à la ville, à Paris, à sa géographie – la singula-rité de ses quartiers, leur vie diurne et leur vienocturne – et aux rencontres inattenduesqu’on peut y faire.

Le travesti d’un soir, Renée, un photogra-phe, un inconnu qui veut ne pas être seul lanuit de son – prétendu – anniversaire… Cen’est pas simplement un désir de faire diver-sion, d’oublier un instant son obsession, c’estune manière d’être au monde, d’accepter sa« voix ambiguë » et sa voie incertaine, que Céli-ne Curiol invente avec talent.

La Nuit promenée est aussi un beau titre et,d’emblée, un texte étrange : de courtes phra-

ses, séparées par de grands blancs, mais niun long poème ni une succession d’aphoris-mes ou de fragments. Jeanne Truong veutque ce soit un roman. Et c’en est un, si

on veut bien accompagner dans sesdétours l’unique personnage, « Elle ».Il y a, comme dans Voix sans issue,une déambulation dans la ville,

mais beaucoup plus elliptique,éclatée. Il y a des passants qu’onobserve, des hommes qu’ondésire, une foule, des parcs,

l’Opéra, des promenades àbicyclette, toute une ville qui« ne peut plus voir ni écouteravec humanité, ignorant sapropre mort, incapable deprêter une oreille à ce

qui se produit juste àses côtés ».

Il faut à la fois se laisser emporter dans lesméandres du propos de Jeanne Truong et s’arrê-ter sur les phrases qu’on aime. En voici une àméditer : « La littérature comprend la tristesse etla mélancolie. Elle n’honore pas le malheur bienqu’elle en possède le sens tragique. » Et une certi-tude : « La lecture suffit, mais seulement à la fin(…) A la fin, elle triomphe de tout (…) A la fin, ellene fait presque plus peur. » Geneviève Parot,avec ses Trois sœurs – trois chapitres, « Simone,1905 », « Marie, 1916 », « Journal de Marthe,1945 », et un « Epilogue, 1973 » – semble avoirfait un roman moins désarçonnant, voire plusconventionnel. Il n’en est rien. Ces trois destins,non pas résumés mais concentrés, sont une fas-cinante traversée du XXe siècle, décrite avec pré-cision et économie.

On ne lâche pas ce récit en plusieurs temps,qui commence par la mort, en couches, de lamère, racontée par Simone, désormais orpheli-ne, après avoir été abandonnée par ses deuxaînées, entrées en religion. Marie, infirmière pen-dant la Grande guerre, partira ensuite pourl’Amérique latine. Marthe est carmélite.

Le plus beau – et terrible – chapitre est sansdoute le Journal que tient Marthe dans les der-niers mois de sa vie. Elle se laisse mourir, dans lahaine ce qui l’a fait vivre, un « déni » où ellevoyait « un accomplissement ». Une fin tragique,un texte déchirant, mais qui « n’honore pas lemalheur ».

Josyane Savigneau

VOIX SANS ISSUE, de Céline Curiol.

Actes Sud, 254 p., 10 ¤.

LA NUIT PROMENÉE, de Jeanne Truong.

Gallimard, « L’Infini », 146 p., 13,50 ¤.

TROIS SŒURS, de Geneviève Parot.

Gallimard, 130 p., 11,50 ¤.

Trois débutantes, leur singularité et leur charme étrangeP A R T I P R I S

Le « tombeau des inconsolés »

E n répondant aux questions deFrédéric-Yves Jeannet, HélèneCixous ne se contente pas

d’accepter un exercice d’introspec-tion auquel elle s’est déjà livrée(avec Mireille Calle-Gruber, pourPhotos de racines, Editions des fem-mes, 1994), c’est-à-dire de refaire lepoint, dix ans plus tard. Elleconstruit un livre à deux, avec unécrivain lui-même très singulier,dont elle admire l’œuvre, et qui luiécrit d’une ville qu’elle aime, surlaquelle elle a écrit, où elle retournesouvent, New York.

A New York, Frédéric-Yves Jean-net est alors installé sur RooseveltIsland, à l’est de Manhattan. Et,parallèlement à leur dialogue litté-raire et biographique, il publie une

rêverie poétique, autour des photosspectrales et souvent nocturnes decette île, qu’il rebaptise du nom duphotographe : île Dollo. Cette publi-cation, qui vient à la suite des beauxlivres inclassables, des récits vio-lents et denses (Cyclone, CastorAstral, 1997, et Charité, Flamma-rion, 2000), arrive en harmonie dou-loureuse avec les sujets traités àdeux : la destruction des tours jumel-les en septembre 2001 donne, eneffet, une tonalité dominante àcette double réflexion sur l’écriture,la mémoire, le partage de souffran-ces familiales et politiques, la quêtedes rêves, le travail sur les mots.

analyse et contemplationCette tonalité est orientée par

deux esprits habitués à l’analyse,mais aussi à la contemplation, deuxformes d’humour où distance et pas-sion ne se contredisent jamais.Dans le paysage assez triste deRoosevelt Island, propice à l’hu-meur mélancolique et décalée deFrédéric-Yves Jeannet, « l’opacité etle deuil » répondent à une volontéconstante de comprendre la poéti-que de son amie parisienne venued’Oran.

De son côté, Hélène Cixous aimeà converser avec d’autres écrivains,artistes, philosophes. Bien sûr, Jac-

ques Derrida, qui a si bien parléd’elle et avec elle. Mais aussi, aujour-d’hui, le peintre Simon Hantaï, dontelle observe et décrit le tableau Ecri-ture rose, et qui est le prétexte d’unretour à Proust, à ses aubépines, àson jeu sur la couleur rose et à uneplongée nouvelle dans son propremonde, à partir de photographiesfamiliales du peintre : « Quand j’aivu ta mère, je l’ai reconnue : c’est unemère. Il y a quelque chose. Une pro-fondeur quiète, inébranlable. Cettemère nous traîne à l’école (j’ai écritcela dans Osnabrück) en nous enle-vant le monde, elle nous le rend,une deuxième fois, avec une préci-sion chirurgicale. »

Ayant lui-même souvent écrit surson père et sa famille, Frédéric-YvesJeannet insiste naturellement surles soubassements généalogiquesde l’œuvre d’Hélène Cixous, maissans jamais perdre de vue la consti-tution d’une langue, d’un universstrictement littéraire, évacuant lesapproximations faciles des vaguesthéories de l’autofiction. Tout enretraçant son parcours intellectuel(les études anglaises, l’enseigne-ment, la fuite de l’université et leretour, la rencontre de Jean-JacquesMayoux et de Jacques Derrida, deLacan et de Deleuze, les publica-tions et leurs malentendus, les prix

littéraires, les circulations éditoria-les, l’élaboration involontaire d’uneimage autoritaire, le théâtre), Hélè-ne Cixous se plie docilement auxquestions de son ami et tente de se

comprendre à travers son regard.C’est ce qu’il y a de plus émouvantdans cette conversation.

Tout biographe futur aura là deséléments précieux, drôles, vivants

(l’histoire du manuscrit de Portraitdu soleil, égaré par Gilles Deleuzedans une manifestation où il estarrêté, retrouvé miraculeusement etexpédié anonymement chez Galli-mard, où Roger Grenier, sans nomd’auteur, identifie aussitôt le style !),fidèles à une personnalité quiéchappe aux courants superficielsde pensée, mais non à la vie souter-raine, intense, de la littérature.

« Est-ce la vraie vie ? », se de-mande Hélène Cixous, qui rappelleque son œuvre est moins autobio-graphique qu’on ne le dit parfois :« En vérité, il n’y a, venant de ma vie,que bien peu d’éléments concernantma propre personne, ne trouvez-vouspas ? Ce sont les personnages, les pro-ches, les foules d’êtres qui en effet mefont mais ne me sont pas, qui occu-pent presque toute ma scène. Ma pro-pre vie reste inconnue. » Parce qu’el-le a ici un lecteur attentif et profond,Hélène Cixous combat « l’armée defantasmes-clichés » qui concernentle statut d’une intellectuelle qui afait un « usage ultrapoétique de lalangue » et ne s’est arrêtée à aucunclassement où on aurait pu la figer.« Me voilà donc avec ces trois pattes,vivre écrire aimer, chacune cœur ducœur, saint des saints, condition néces-saire et non suffisante des autres. »

René de Ceccatty

C ommencer un livre, c’estchercher à recouvrer lamémoire, écrit Linda Lê

dans l’un des chapitres du Comple-xe de Caliban, volume noir etsuperbe qui rassemble une sériede courtes études sur la littératu-re et sur la lecture, ainsi que desfragments autobiographiques. Enune autre page de ce qu’elle nom-me son « tombeau des inconso-lés », elle rappelle ces vers d’EmilyDickinson – car Linda Lê sait s’en-tourer des œuvres les plus ten-dues, les plus nécessaires – qui

disent : « Seule je ne puis être,/ Cardes multitudes me visitent. » Toutlecteur, affirme-t-elle enfin,devrait faire graver sur chaquelivre de sa bibliothèque cette phra-se d’Hölderlin : « Nous ne sommesrien. C’est ce que nous cherchonsqui est tout. »

Ces trois références dessinentle territoire d’un écrivain qui n’ajamais séparé les livres, les sienscomme ceux qu’elle lit et com-mente, des risques et des périls del’existence. Certes, beaucoupd’auteurs ont frôlé et frôlent enco-re ce danger d’être que la littératu-re tente à la fois de dire et deconjurer. Mais ils sont peu nom-breux à l’affronter de manièrevitale…

Linda Lê s’inscrit bien dans lafiliation des grands solitaires duromantisme noir, avec les « suici-

dés de la société » pour fidèlescompagnons. Mais cette proximi-té n’est pas un appui. Bien aucontraire. « On pourrait croirequ’avec les années, avec tous leslivres que j’ai écrits, j’avance avecl’assurance et la maîtrise de celuiqui connaît son métier », soulignele narrateur du Conte de l’amourbifrons. « Chaque fois que je com-mence un roman, je suis comme undébutant qui s’essaie à un projetfunambulesque et a peur de se cas-ser le cou… »

éclats de lumièreDans l’univers de Linda Lê, la fic-

tion, loin d’autoriser une mise àdistance, en annule jusqu’à l’es-poir. « Depuis des mois, je ne visplus. J’ai donné mon sang, mesnerfs, ma chair, mes pensées à Yla-ne et Ivan. Ce sont mes vampires.

Quoi que je fasse, tout mon êtres’ouvre vers eux… » Ylane et Ivans’aiment ; ils sont comme les deuxvisages de cet « amour bifrons »,gémellaire, qui donne son titre auroman. Tous deux vivent dans unmonde où la folie, l’amour et la lit-térature, des éclats de lumière etles constantes ténèbres, l’angoisseet le sentiment de l’impossible,s’entrecroisent, pour faire finale-ment bon ménage. Mais de mêmeque l’imaginaire déborde dans leréel, la réalité elle-même, celle dunarrateur-auteur, devient incertai-ne, inquiétante comme un mau-vais songe. Une réalité qui est àl’image de cet « oiseau de mauvaisaugure », qui, tel le Corbeau d’Ed-gar Poe, siffle ironiquement àl’oreille de l’écrivain de papier,« Encore l’amour ! ».

P. K.

Le partage de l’absolu à deuxUn poète, Frédéric-Yves Jeannet, et un peintre, Simon Hantaï,

conversent avec Hélène Cixous

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New York

vu par Philippe Dollo

Image extraite

de « L’Ile Dollo »

ZOOMa UNE FEMME DISTRAITE, de Michel Manière

Une femme parle face à un interlocuteur invisible.Son récit est troué, incomplet. Un long monolo-gue, mais en phrase brèves, comme empêchées,haletantes parfois, interrogatives toujours. Elle estcomédienne, ou était, car elle parle surtout au pas-sé, ou du passé. Elle a été aimée, désirée, adulée…Elle a eu un fils, puis il est mort. Cette « distrac-tion » n’a rien d’heureuse. C’est comme si tous lesévénements s’étaient déroulés à une certaine dis-tance, qu’on était toujours tenu à l’écart de soi-

même… Efficace, intriguant et émouvant, le roman de Michel Manièren’est pas seulement une gageure stylistique. C’est surtout un beau por-trait de femme, hors de toute convention. P. K.Grasset, 120 p., 11 ¤.

a L’OFFICIANTE, de Catherine Clémenson

Trois ans après le remarqué Intime Connexion (éd. Maurice Nadeau),Catherine Clémenson publie un deuxième roman qui plonge dans lepassé, l’explore, le ressent. C’est une maison, au moment où elle va êtrevendue, qui est ici le vecteur des souvenirs. L’âme de la demeure, avantle déménagement, est ainsi rappelée à la mémoire de la narratrice, dansun style qui ne cède rien aux conventions et aux facilités. P. K.Seuil, 174 p., 17 ¤.

LITTÉRATURES

LE COMPLEXE DE CALIBANde Linda Lê.Ed. Christian Bourgois, 180 p., 15 ¤.

CONTE DE L’AMOUR BIFRONSde Linda Lê.Ed. Christian Bourgois, 150 p., 15 ¤.

RENCONTRE TERRESTRE

d’Hélène Cixouset Frédéric-Yves Jeannet.Galilée, 152 p., 23 ¤.

L’ÎLE DOLLO

de Frédéric-Yves Jeannetet Philippe Dollo.Léo Scheer, 94 p., 25 ¤.

LE TABLIER DE SIMON HANTAÏ

d’Hélène Cixouset Simon Hantaï.Galilée, 102 p., 25 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005/III

Auteur d’un premier roman, Politi-que (L’Olivier, 2004), considéré par leTimes comme « l’un des plus drôleset des plus originaux de ces derniè-res années », Adam Thirlwell, né en1978, a fait ses études à Oxford et estaujourd’hui rédacteur en chefadjoint de la revue littéraire Areté.Nous lui avons demandé un point devue sur la littérature britanniquecontemporaine. Il nous a fait parve-nir ce texte en six points.

L e 12 juillet 1872, GustaveFlaubert s’en plaignait àGeorge Sand : « Je viens de

lire Pickwick, de Dickens. Connaissez-vous ? Il y a des parties superbes,mais quelle composition défectueu-se ! Tous les écrivains anglais en sontlà (…). Ils manquent de plan ! C’estinsupportable pour nous autresLatins ! »

C’est le poncif européen par excel-lence – le roman anglais n’a aucunsens du style. Mais il n’a plus coursaujourd’hui. L’homme qui l’a faitmentir, et qui révérait GustaveFlaubert, est James Joyce.

1. james joyceJoyce est le plus grand romancier

de langue anglaise de XXe siècle. Par-ce qu’il était capable de forger desphrases de ce genre : « La crèmeparesseuse dessinait en précipités desarabesques dans son thé. » Ou enco-re : « La jante gémit contre le trottoir :terminus. »

Joyce a montré qu’une œuvre defiction pouvait égaler la poésie enécriture : il a tracé la voie vers uneprose prosaïque, empreinte d’iro-nie, qui satisfaisait aux exigenceslyriques d’une poésie fondamentale-ment formelle. En effet, ces phrasesne sont pas que la somme de leurcontenu : elles sont aussi une entitésonore. Ainsi, tout écrivain de lan-gue anglaise doit, depuis Joyce,compter avec son art, sa précision.

Parce qu’il est deux choses à gar-der à l’esprit quand on lit un romananglais moderne. La première, quetous les auteurs contemporains s’in-téressent bien plus au passé qu’àleurs contemporains. Ils écrivent enrelation avec l’histoire littéraire. Etla seconde, que l’histoire de la littéra-ture n’a aucun rapport avec l’his-toire ordinaire : elle a horreur de serépéter. Donc, pour un Anglais,l’unique problème qui se pose estJames Joyce.

Car Joyce n’avait rien laissé decôté. Il avait, T. S. Eliot l’a déploréun jour qu’il prenait le thé avec Virgi-nia Woolf, détruit de fond en com-ble le style anglais. Comment dansces conditions perpétuer l’histoiredu roman britannique si Joyce atout flanqué en l’air ?

Il faut inventer des choses extraor-dinaires. Il faut – et cela déconcerte

plus d’un Anglais – arrêterde penser en provincial. Cet-te évolution du provincial à

l’extraordinaire a revêtu deuxaspects : dans le contenu et dans laforme. Le contenu est tout entierhérité de Joyce, via les Américains.Les formes sont elles aussi héritéesde Joyce, via les Européens.

2. l’amériqueDans Les Aventures d’Augie March,

de Saul Bellow, Augie passe un entre-tien d’embauche avec un millionnai-re de Chicago nommé Robey, quiressemble à ça : « De grands yeux réti-cents, enflammés, une barbe roussâ-tre, des lèvres rouges et maussades, eten travers du nez une tache : la veilleau soir, ivre ou ensommeillé, il s’étaitpris la portière d’un taxi. »

Ici, la délectable ingéniosité de Bel-low tient à la tache sur le nez deRobey. D’habitude, un romancier sesert de détails permanents pourdépeindre ses personnages. Mais cet-te tache est un détail passager. Elleest, sur le plan artistique, fragile. Elleaura disparu d’ici deux semaines. Etc’est là un détail autrement plus ingé-nieux, plus réaliste. Un détail mineursur un personnage mineur.

Cette technique, ce souci de l’in-fime, est une évolution héritée deJoyce. D’ailleurs, Bellow ne s’encache pas – il donne à Herzog, cepersonnage grandiose, un nom tiréd’Ulysse : un nom mineur, celui deMoses E. Herzog, une note enmarge.

C’est ce souci joycien et améri-cain du détail infime que l’onretrouve dans le meilleur duroman anglais – dans, par exem-ple, Martha, Martha, de ZadieSmith, nouvelle parfaite, où unefille, seule, pleure en regardant laphoto qu’elle a prise d’un bébé surles genoux d’un homme : « Le cli-ché et leur beauté communen’étaient en rien ternis par le faitqu’ils s’étaient tous deux scotché lenez sur le front pour suggérer desgroins. »

Joyce a forcé l’écrivain de langueanglaise à ne pas succomber auluxe de la coupe. Il a établi uncritère d’inclusion maximale – unefidélité à l’ironie calme et amuséequi accompagne même ce quivient du plus profond du cœur.

3. l’europeOutre le contenu, Joyce a fait du

roman anglais une expérimentationformelle. Depuis le décuplement etla miniaturisation subis en simul-tané par l’intrigue et les person-nages, depuis ses plongeons virtuo-ses dans le pastiche et la parodie, ilest impossible d’écrire une histoireordinaire. Plus précisément, l’his-toire ordinaire est devenue ledomaine des écrivains de secondezone – tous ces écrivailleurs du réa-lisme socialo-mondain.

En définitive, chaque romancierdoit imaginer de nouvelles solu-tions aux problèmes permanentsde la technique. Mais pour y parve-nir, souvent – et éviter de faire duJoyce –, il faut penser en termes detraduction.

4. la traductionDe fait, le roman est un genre qui

se prête à la traduction. FinnegansWake, il est vrai, peut-être pas.Mais Finnegans Wake est un cas uni-que. La plupart du temps, les for-mes du roman sont traduisibles.

Ainsi, en Grande-Bretagne, leroman a été transformé par la trans-formation des écrivains à la lectured’œuvres traduites. C’est l’un desavantages, après tout, de lire etd’écrire dans une langue univer-selle. Il peut déboucher sur une

curiosité cosmopolite et subtile,une hospitalité vis-à-vis de languesmoins universelles.

Ainsi David Mitchell, qui neparle pas italien, a-t-il développéses formes – ses histoires gigo-gnes, cycliques – par l’entremisedes traductions anglaises d’ItaloCalvino. Ou Ian McEwan, qui aappris l’art de l’implicite, du fami-lier imprégné d’horreur, chezFranz Kafka et Jorge Luis Borges.

5. kunderaJe me souviens encore de la jubila-

tion intense que j’ai ressentie endécouvrant les romans et essais deMilan Kundera. Soudain, tout estdevenu clair. Le roman en tant queforme n’était pas épuisé par ses for-mes en anglais. Il pouvait contenirtoute une palette de styles. Et cela asuscité une autre prise de cons-cience. L’histoire du roman n’aaucun rapport avec l’histoire de lapoésie : ce n’est pas une histoire desnations, ni de leur langue spécifi-que. Elle prospère grâce aux relec-tures heureuses d’œuvres traduites.

6. nabokovC’est à cette lumière qu’il faut lire

le roman anglais contemporain.Gardant en tête le James Joyce auxnationalités et aux talents multi-ples, il ne faut pas oublier qu’en cemoment même nombre d’auteursanglais trouvent des moyens den’être pas simplement anglais. Ilsfont évoluer les limites des formeset de leur contenu. Et c’est une avan-cée. C’est ça, l’histoire littéraire.

Ainsi Vladimir Nabokov, génie endeux langues, n’a pas tort quand ildéclare : « Le véritable passeport del’écrivain est son art. Son identitédevrait être reconnue au premiercoup d’œil à un motif spécial ou unecoloration particulière. Son habitatpeut confirmer l’exactitude de ceconstat, mais ne devrait en aucun casy mener. »

Traduit de l’anglaispar Madeleine Nasalik.

U ne petite promenade, çavous dirait ? Et guidée, s’ilvous plaît. Mais attention :

si vous mettez vos pas dans ceux deMichel Faber, l’expédition vousemmènera manu militari (et pourun bon moment) dans des endroitsauxquels vous n’êtes probablementpas habitués. Vous devrez vousacclimater à l’air pollué de Londres,en 1875, parcourir des ruelles sordi-des, côtoyer la maladie, la misère, la

mort, voir des enfants grelotter,voyager dans des fiacres inconforta-bles, sentir l’odeur des pots dechambre ou celle de la misogynie,ce qui ne vaut guère mieux. Etquand il vous arrivera de prendrevos aises dans de riches demeures(parce que cela vous arrivera), nevous réjouissez pas trop vite :l’auteur ne vous laissera jamaisvous y endormir.

Car c’est un diable d’homme, ceMichel Faber, qui n’a pas son pareilpour mener un récit, réveiller l’atten-tion de son lecteur, bref, le menerpar le bout du nez. « Fiez-vous àmoi », conseille-t-il dès le début,avant de se montrer carrémentdirectif, aguichant (quand ce n’estpas racoleur), moralisateur (« Aquoi pensez-vous ? Vous avez vrai-ment passé trop de temps en mauvai-se compagnie ! ») ou farceur, capa-ble de faire croire une seconde queles personnages prononcent desphrases insensées – qu’ils n’ont évi-demment jamais dites.

Avec cet auteur de 45 ans, né auxPays-Bas, grandi en Australie et ins-tallé en Ecosse, tout un siècle de vielittéraire bascule cul par-dessustête. Sautant à pieds joints sur lesconventions du XXe siècle, qui pré-tendaient libérer le lecteur du narra-teur omniscient, Faber se réinstalledans le rôle avec délectation, ne seprivant pas de donner son opinion àtout bout de champ. Et réussit, avecun brio proprement époustouflant,à bâtir un roman mille-feuilles, oùse superposent les styles de différen-tes époques.

apostropher le lecteurA commencer, bien sûr, par le

roman victorien. L’époque du récit,sa longueur, sa manière d’aborderles problèmes sociaux sentent fortle XIXe siècle, tout comme sa façonde croiser les destins de plusieurspersonnages. Voici donc WilliamRackham, héritier d’une riche entre-

prise de parfums, et la désirableSugar, prostituée mais aussi intellec-tuelle, qui va quitter la rue grâce à lafortune de son amant. Et puis la trèsétrange Agnès, épouse évanescentede William, et encore la remarqua-ble Mrs. Fox, militante de la luttecontre la pauvreté. Autour d’eux etde quelques autres, Michel Faberbâtit tout un jeu de va-et-vient forthabile et bien écrit, construit defaçon pyramidale, exactement com-me la société dans laquelle il s’ins-crit : un personnage conduit à unautre, plus important, que le lecteur

est prié de considérer avec toute l’at-tention qu’il mérite. Certains ontdes noms, d’autres seulement desprénoms, d’autres rien du tout.

Néo-victorien, donc, mais pas seu-lement. Car cette manière d’apostro-pher le lecteur, c’est encore plus loinque Faber est allé la chercher. Cer-vantès l’utilisait, dans son Quichotte,et Laurence Sterne aussi, dans Tris-tram Shandy. En même temps qu’ilfait apparaître et disparaître ses per-sonnages, l’écrivain manipule seslecteurs – ce qui est, après tout, l’ob-jectif de la plupart des conteurs –

sans se soucier de cacher les fils. Letout, pourtant, mêlé à une forme évi-dente de modernité dans la langue(en particulier dans certaines méta-phores), dans la brièveté des descrip-tions, dans l’humour et, cela va sansdire, dans le dénouement – rienmoins que victorien.

L’histoire de Rackham et de sesdeux femmes a-t-elle pour but d’ins-truire le lecteur, de l’émouvoir, de lemoraliser en somme, comme beau-coup de romans du XIXe ? Certaine-ment pas. Et c’est sans doute là levrai point d’ancrage de La Rose pour-

pre et le Lys dans son siècle, le XXIe.Là où les récits victoriens décri-vaient un monde susceptible dechanger, Michel Faber divertit enmontrant un univers qui n’est pasréformable. Et où seuls des indivi-dus pourront tirer leur épingle dujeu – à commencer par le premierd’entre eux : le lecteur, qui se réjouitd’un bout à l’autre de ce remarqua-ble pastiche.

R. R.

e Signalons de Michel Faber, Sous lapeau (Seuil, « Points », 320 p., 7,50¤).

Michel Faber : un siècle de littérature cul par-dessus tête

LETTRES ANGLAISES

LA ROSE POURPRE ET LE LYS(The Crimson Petal and the White)

de Michel Faber.Traduit de l’anglais parGuillemette de Saint-Aubin,L’Olivier, 1 148 p., 25 ¤.

ZOOMa CONTRE SON

CŒUR,de Hanif

Kureishi

Avec ce livre desouvenirs surson père – Shan-noo Kureishi,un écrivain raté,réfugié en Angle-terre après la

partition entre l’Inde et le Pakis-tan et devenu petit fonctionnaireà l’ambassade du Pakistan aprèsavoir épousé une Britannique –,Hanif Kureishi nous livre sonouvrage le plus autobiographique.Prenant pour prétexte la découver-te de textes non publiés de Sha-noo, l’auteur de My Beautiful Laun-drette, de Black Album et d’Intimité(tous publiés aux éditions Chris-tian Bourgois) retrace l’histoire desa famille et la façon dont lui-même a été conduit à cette carriè-re de romancier que Shanooaurait tant souhaitée pour lui-même. Une vibrante « lettre aupère » où Kureishi entrelace leroman familial, l’histoire du Pakis-tan et celle de ses trois fils qu’il

semble regarder grandir à mesurequ’il écrit. Fl. N.Traduit de l’anglais par Jean

Rosenthal, éd. Christian Bourgois,

254 p., 21 ¤.

a LES SECRETS AMOUREUX

D’UN DON JUAN, de Tim Lott

Danny, alias Spike (« le pieu, ladague »), vit seul, à 45 ans, dansun minuscule studio d’Acton, àl’ouest de Londres. Une situationfinancière précaire, une fille de6 ans qu’il voit trop rarement, undivorce calamiteux, une carrièreen toc dans la pub : « Voilà où j’ensuis », s’avoue le narrateur de TimLott, qui va s’interroger sur « cetêtre néfaste, cette ombre martyri-sée » qu’il est malgré lui devenu.Auteur de Frankie Blue (Belfond,2000, prix Whitbread du premierroman) et de Lames de fond (Bel-fond, 2003), Tim Lott, né en 1956,livre ici, dans une veine trèscontemporaine, une chroniquelégère et désenchantée surl’amour, la famille, la nostalgie. Fl. N.Traduit de l’anglais par Annick

Le Goyat, Belfond, 314 p., xx ¤.

a UN HOMME DANS SA CUISINE,

de Julian Barnes

Le qualificatif est facile puisqu’ils’agit de cuisine, mais tant pis : ledernier ouvrage de Julian Barnesest tout simplement délicieux. Quiaurait pu croire que l’auteur duPerroquet de Flaubert (Stock, 1986,prix Médicis étranger) était cet« obsessionnel anxieux » de la cuisi-ne, puisque c’est bien ainsi qu’il sedécrit dans ce texte qui tientautant de l’exercice autobiographi-que que du traité de précision. Eneffet, quand il s’agit de termes culi-naires, Sir Barnes est d’une intran-sigeance qui frise l’intégrisme :que signifie une goutte ? Et quandon parle de cuillerée, celle-ci doit-elle être rase ou bombée ? Ayantgrandi dans les années 1950, dans« un monde où la gastronomie semontrait peu audacieuse » et oùpeu d’hommes osaient se mettreaux fourneaux, Julian Barnes estvenu à la cuisine sur le tard. Aven-turier modéré – il respecte à la let-tre les indications de la centained’ouvrages culinaires dont il estl’heureux propriétaire –, Julian Bar-nes confie, avec humour, ses

angoisses, ses réussites et seséchecs – comme ce lièvre à lasauce chocolat… E. G.Traduit de l’anglais par Josette

Chicheportiche, Mercure de France,

« Bibliothèque étrangère »

xx p., 18 ¤.

a J’AI TUÉ LA PRINCESSSE,

de Dan Rhodes

Avec Timoléon, chien fidèle, les édi-tions Stock ont fait découvrir aupublic français un jeune espoir dela fiction britannique – auteur dedeux romans et deux recueils denouvelles –, Dan Rhodes, né en1972, et sélectionné par la mythi-que revue Granta comme l’un desmeilleurs jeunes écrivains duRoyaume. Dans ce pastiche plutôtloufoque à la Bridget Jones, l’héroï-ne, Véronique, lassée de sa liaisonavec Jean-Pierre, le quitte un soir,ivre morte, et découvre avec effroi,à son réveil, la carrosserie cabos-sée de sa Fiat Uno blanche. Aurait-elle, sans le savoir, causé la mortde la princesse de Galles ? Fl. N.Traduit de l’anglais

par Geneviève Bigant, Stock,

« Les mots étrangers », 216 p., 18 ¤.

Le roman anglais contemporain, au nom de Joyce

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Eugène Jolas et James Joyce (à droite) corrigeant « Finnegan’s wake », à Paris (1938)

a Adam Thirlwell

IV/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005

L es meilleurs livres ne sontjamais tout à fait ce qu’ils ontl’air d’être – ou du moins pas

seulement. Prenez le dernierroman d’A. S. Byatt, sans doutel’une des plus grandes écrivainesanglaises de son époque : au pre-mier abord, Le Conte du biographeparaît un texte purement cérébral,assez éloigné de l’organisation clas-sique d’une intrigue romanesque.Pourtant, comme toujours chezcette auteure, l’abstrait rejoint leconcret, le charnel et la fantaisie laplus enchanteresse. En quête detotalité, les romans d’AntoniaByatt (à commencer par son extra-ordinaire tétralogie, traduite chezFlammarion) tentent de retrouverl’unité du monde. De faire cohabi-ter, dans un style magnifique, tou-tes les dimensions séparées ducœur, du corps et de l’esprit, com-me le biographe essaie de réunirdes fragments pour comprendrel’unité d’un destin.

Un travail de mosaïste, obsédépar l’idée d’agencer des pierres decouleur jusqu’à obtenir un motifcohérent, satisfaisant, vraisembla-ble : telle est l’idée fixe de PhineasGilbert Nanson, jeune universitaireanglais lancé sur les traces du trèsmystérieux Scholes Destry-Scho-les, lui-même biographe du célèbrevoyageur Elmer Bole. Lassé desthéories poststructuralistes (dont ilfait au passage une critique acerbeet désopilante), Nanson veut écrirela vie de Destry-Scholes, génie de

la biographie. Et s’engage dans unequête vertigineuse, qui ne cesse del’entraîner sur des pistes connexes.Au lieu de se rapprocher, le sujetde son étude ne cesse de s’éloigner,disparaissant progressivementsous l’infinité des informationsaccumulées, mais surtout de leursmille combinaisons virtuelles.

En ce sens, A. S. Byatt s’est livréeà un jeu extraordinaire. Fascinéepar les sciences – un sujet qu’elle asouvent abordé dans ses romans,qu’il s’agisse des sciences naturel-les, dans Des anges et des insectes,ou des mathématiques dans Naturemorte (Flammarion, 1995 et2000) –, elle s’amuse ici de manièreévidente avec la combinatoire.Comme dans un carré magique, lespossibilités s’emboîtent et sedéfont, sans que la figure cherchéefinisse jamais par s’afficher vrai-ment. Cherchant à comprendre lecheminement de Destry-Scholes,Nanson bute sur d’autres personna-ges, qui forment une sorte d’écran :Claude Linné, ses périples et sa fré-nésie taxinomique, Francis Galton,petit-neveu de Darwin, ou Ibsen,l’auteur dramatique. Avec la maîtri-se intellectuelle dont elle est coutu-mière, Antonia Byatt projette sonnarrateur dans un luxe inouï dedétails sur la vie de ces hommes etd’autres encore, exerçant son artde la précision – celle du langage etcelle de la pensée.

appétit de connaissanceEmporté par ce tourbillon, le lec-

teur découvre à la fois le mode devie des Lapons au XVIIIe siècle,l’étude des coloris ou même lesfilms X (interrogé sur son formida-ble travail, le traducteur d’AntoniaByatt s’est un jour plaint, en riant,que l’écrivain, dont il a transposé

toute l’œuvre en français, l’ait obli-gé à se familiariser avec un nom-bre invraisemblable de sujets…).Mais cet irrépressible appétit deconnaissances n’est jamais vain :en montrant son personnage sub-mergé par un déploiement desavoirs qui s’engendrent les uns lesautres, A. S. Byatt réfléchit aussiau travail du romancier. Qu’est-ceque la littérature, sinon l’une desfaçons d’approcher la naturehumaine ? D’entrer dans l’intimitéde ses semblables ? Et peut-elle d’yparvenir en interrogeant le monderéel ?

L’une des grandes originalitésd’A. S. Byatt est d’avoir écarté toutrecours à la psychologie, dans cet-te exploration. Au contraire, elleutilise les armes des hommes dontelle croise le chemin – Linné, sou-

cieux de classer, de séparer lesespèces, Ibsen, qui « lie connaissan-ce » avec ses personnages,recueille leurs confidences, entredans leur existence en mêmetemps qu’il les crée. Las des théo-ries, avide d’une « vie pleine de cho-ses », de faits, son narrateur fouilledans le monde concret du biogra-phe dont il veut écrire la vie. Com-me s’il pouvait trouver la véritédans « un effluve, une trace, unesalissure de doigts ». Avant dedécouvrir que la personne humai-ne est le lieu d’un mystère irréducti-ble, résistant à la pure élucubra-tion autant qu’au seul travail d’en-tomologiste. Et que le monde, fina-lement, n’est pas grand-chose sansquelqu’un pour l’imaginer, pourl’inventer, pour le nommer.

Raphaëlle Rérolle

E spiègle, excentrique, volon-tiers macabre : c’est ainsi quel’Oxford Companion (1) quali-

fie l’une des plus respectablesvieilles dames des lettres britanni-ques, à la fois romancière, nouvellis-te et poétesse, Sarah, dite Muriel,Spark. Avec l’âge, ces traits ne ces-sent de s’accentuer. Née en 1918,Dame Muriel se délecte des faitsdivers susceptibles d’alimenter sescourtes fictions à la lisière du polaret du burlesque. Dans Complices etcomparses (Gallimard, 2002), elle

s’était passionnée pour l’une desplus intrigantes affaires criminellesnon élucidées en Angleterre : l’his-toire de Lord Lucan, personnage« horrible et charmant » qui,croyant se débarrasser de sa fem-me, avait, dans le noir, assassiné parerreur la nurse de ses enfants.

qui tuera qui ?Ira-t-on jusqu’au meurtre ? Qui

tuera qui ? Et cette mort sera-t-ellesuffisante : telles sont les questionsque l’on se pose dans A bonne école,qui, sous des allures d’aimablethriller, dissimule une réflexion touten nuances sur les affres de l’écritu-re et de la jalousie. Nous sommesprès de Lausanne, dans un collègepour élèves fortunés venus appren-dre l’art du roman dans un « creati-ve writing course » dispensé par

Rowland Mahler, lui-même aspi-rant écrivain. Le problème, c’est queRowland est bloqué et que, parmises élèves, se trouve un jeune sur-doué, Chris, qui s’est, lui aussi, lancédans un roman.

Comme on pouvait s’y attendre,l’élève dépasse, exaspère puis nar-gue le maître. Muriel Spark ne laisserien au hasard : le roman de Chris –une variation sur le thème du trioconstitué par Mary Stuart, Darnley,son mari assassiné, et son amantmort de cinquante-six coups de cou-teau – fait écho au trio constitué deChris, Rowland et son épouse,Nina. L’intrigue-gigogne permet dejouer sur différents niveaux de lectu-re : l’Ecosse du XVIe siècle, l’histoirede Chris devenue l’objet du livreque Rowland essaie d’écrire et lesconseils que ce dernier prodigue à

travers la voix de Mrs Spark, deus exmachina tirant les fils de cette comé-die noire. En filigrane, on trouveraune méditation sur l’irrépressiblebesoin d’écrire et sa signification.Dans le monde de Muriel Spark, uni-vers chaotique peuplé de monstreset de pervers, l’écriture a un pouvoirdiabolique : celui de mener l’écri-vain et son entourage, jusqu’à ladémesure et la folie.

Fl. N.

(1) Oxford Companion to Twentieth Cen-tury Literature in English, de JennyStringer, Oxford University Press,1996.

D ans une autre vie, WilliamTrevor était sculpteur. Il tra-vaillait le bois et l’acier, mais

s’est arrêté le jour où, dit-il, ses créa-tions sont devenues trop abstraites.Ce jour-là, il a changé de matière,pas de manière. Il a troqué les maté-riaux inertes contre la texture vivan-te des émotions, changé son ciseauà bois contre une plume. Puis il s’estremis au travail avec les mêmesidées en tête : évider, enlever métho-diquement l’inessentiel. « Le plusexcitant, dit-il, c’est d’élaguer. Ce queje demande au lecteur, c’est d’imagi-ner ce qui est parti à la poubelle. »Pas une once de graisse dans ses tex-tes. Ce sont des « low-fat short-sto-ries ». Des objets denses parfaite-ment polis ou, au contraire, bientranchants, mais toujours grattésjusqu’à l’os : des épures.

Trevor a beau avoir écrit plu-sieurs romans – Ma Maison enOmbrie, Le Voyage de Felicia, Mourirl’été…, tous chez Phébus –, on sent àquel point la nouvelle est sa chose.Une « course brève », un « sprint »,explique cet octogénaire du Devon.A 14 ans, il en écrivait déjà, si bienqu’aujourd’hui il doit en avoir plusde 300 à son actif et que le New YorkTimes l’a consacré « plus grandauteur vivant de nouvelles de langueanglaise ».

climat hitchcockienDeux précédents recueils, Mauvai-

ses nouvelles et Très mauvaises nou-velles, annonçaient déjà la couleur –noire de préférence. Dans la mêmetonalité, voici 10 histoires cruellesou désolantes où dominent le calculcynique, la crédulité, la confiancetrompée. Ce sont Lord Giles et LadyMarston abusés par un couple d’es-crocs qui, dans un climat très hitch-cockien, s’immiscent dans leur exis-tence pour les déposséder de tout.Ou l’infortunée Mrs Malby qui voitson appartement saccagé sans yrien comprendre. Ou encore le tropsentimental Mr Blakely, pauvre éle-veur de dindes, attendant en vain leretour de l’inconnue qui lui a extor-qué ses économies. Ce qu’on admi-

re chez Trevor : son art de camperdes intrigues universelles avec deuxquidams et trois bouts de ficelle. Derestituer le détail le plus ténu, leplus léger tressaillement du cœur.Et surtout de laisser le doute s’insi-nuer dans les brèches du récit – MrsMarston est-elle aussi gâteuse qu’el-le en a l’air ? Mrs Kincaid sera-t-ellerattrapée par le remords ?

Contrairement à Trevor, Boyd estd’abord un romancier (Un Anglaissous les tropiques, Comme neige ausoleil, A livre ouvert… tous au Seuil).Mais le court lui va bien. Pas d’unitéde style ici, ni de tonalité générale :ces neuf histoires semblent faites,au contraire, pour déployer l’éven-tail de ses talents, du récit tradition-nel au carnet de notes en passantpar l’abécédaire ou le journal inti-me. Rien de commun entre la ren-contre d’un homme et d’une femmesur une plage déserte de Nouvelle-

Angleterre, les derniers jours d’unsoldat anglais dont le crâne a été fra-cassé pendant la bataille de Nor-mandie ou les affres d’un goldenboy revenu de Hongkong pourconstater qu’il est toujours amou-reux de son ancienne petite amie.Rien, sinon ce charme très particu-lier que l’on retrouve chez les deuxécrivains. Un charme qui tient auxatmosphères si typiquement anglai-ses qu’ils restituent l’un et l’autre –un Telegraph posé entre deux bou-teilles de sauce Yorkshire Relish ouune assiettée de rhubarbe et cus-tard accompagnée de sa théièrefumante – qui feront succombertous les anglophiles véritables.

Florence Noiville

Antonia Susan Byatt oula combinatoire du biographe

A l’école des apprentis romanciers meurtriers

De bonnes nouvellesde Trevor et Boyd

stef

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bian

chi

EXTRAIT

LE CONTE DU BIOGRAPHE(The Biographer’s Tale),de A. S. Byatt.Traduit de l’anglais parJean-Louis Chevalier,Denoël « & d’ailleurs »,346 p., 23 ¤.

Librairie Skakespeare & Co, Paris

ZOOMa VOUS

DESCENDEZ ? de

Nick Hornby

A partir d’unargument tragi-comique (la ren-contre fortuiteentre quatre dé-sespérés, tousdécidés à se jeterdu haut d’un

immeuble londonien), Nick Hornbya construit l’un de ces récits plutôtdrôles et pas toujours à l’abri de lafacilité dont il a le secret. Déjàauteur de plusieurs best-sellers, par-mi lesquels Carton jaune (1998) etLa Bonté : mode d’emploi, NickHornby est né en Angleterre en1957. R. R.Traduit de l’anglais par Nicolas

Richard, Plon, « Feux croisés »,

306 p., 18,50 ¤.

a RETOUR A BRIDESHEAD,

d’Evelyn Waugh

Merveilleuse aristocratie anglaise,où l’on offre pour Noël une petitetortue portant ses initiales en dia-mants incrustés à même la carapacevive ! Invité à Brideshead, la magnifi-

que demeure de son ami Sebastian,le jeune Charles Ryder, étudiant àOxford, va en découvrir les us et cou-tumes. Peintre aussi drôle que sansconcession de la société britanni-que, auteur de très nombreuxromans à succès parmi lesquelsGrandeur et Décadence, Scoop, Unepoignée de cendres et Cher disparu,Evelyn Waugh (1903-1966) atteintici le sommet de son art. F. N.Traduit de l’anglais par Georges

Belmont, éd. Robert Laffont,

« Bibliothèque Pavillons », 608 p.,

10,90 ¤.

a LE CHER ANGE, de Nancy Mitford

Angleterre, 1940. L’aviateur françaisCharles-Edouard de Valhubertépouse une Anglaise, Grace. Ils ontun fils, Sigismond, qui, « le cherange », envisage sans déplaisir ledivorce de ses parents et leur rema-riage – il est bien d’« avoir deuxpapas et deux mamans ». Il ne lesaura pas, et sera menacé de seretrouver avec « toute une famille defrères et de sœurs ». Ce pourrait êtreune agréable histoire familiale, et ily a de cela, mais bien plus. En fai-sant du couple l’image de la France

et de l’Angleterre des années1940-1950, l’auteur entrelace admi-rablement les scènes de la vie quoti-dienne et les portraits plus géné-raux sur l’esprit des deux pays. Unefine psychologie pour les personna-ges, une pertinente satire pour lespays : un roman qui mord avec dou-ceur, mais profondément. P.-R. L.Traduit de l’anglais par Daria Olivier,

La Découverte, « Culte Fiction »,

276 p., 13,50 ¤.

a LE COMA, d’Alex Garland

Avec La Plage (Hachette, 1998),Garland, 35 ans, avait fait uneentrée remarquée en littératureavant de signer le scénario de28 jours plus tard, de Danny Boyle.Il explore ici les émotions d’un êtrese réveillant d’un coma prolongé etobligé de repenser sa vie à la lueurde cet accident. Fl. N.Traduit de l’anglais par Oristelle

Bonis, Belfond, 176 p., 15 ¤.

e Signalons également la parution

en poche d’Expiation, de Ian

McEwan (« Folio » nº 4158) et de

Ecrits fantômes, de David Mitchell

(Seuil, « Points », P 1315).

LETTRES ANGLAISES

À BONNE ECOLE

(The Finishing School)de Muriel Sparktraduit de l’anglaispar Claude DemanuelliGallimard, « Du Monde Entier »,172 p., 13,90 ¤.

HOTEL DE LA LUNE OISIVE(The Collected Stories)

de William Trevor.Traduit de l’anglaispar Katia HolmesPhébus, 240 p., 19 ¤.

LA FEMME SUR LA PLAGE

AVEC UN CHIEN(Fascination)

de William Boyd.Traduit de l’anglaispar Christiane BesseSeuil, 204 p., 18 ¤.

« Sur un accotement herbu,

à 320 kilomètres de Londres,

l’auto était immobile, à part

les faibles oscillations que lui

imposait le vent. Dominant le

fouettement persistant de la

pluie, la radio jouait un air

populaire des années trente. Il

était minuit moins deux.

– Alors ?

La portière claqua : Dankers

était de nouveau à côté d’elle.

Il avait une odeur de pluie ;

elle sentit des gouttes tomber

sur ses genoux chauds.

– Alors ? répéta Mrs Dan-

kers. Il démarra (…)

– Ça ira, murmura-t-il. »

e William Trevor, Hôtel de lalune oisive, p. 11.

LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005/V

A qui appartient-elle, cette« bouche cachée dans lenoir de la nuit qui parle bas

et invite, par-delà les rêves incer-tains, à la révolte ». Qui l’émet, cet-te « voix violette de colère » ? On nesait pas. Mais ce qu’on sait enrevanche, c’est que, chez PierreAutin-Grenier, le ciel est trop videpour leur supposer, à cette boucheet à cette voix, une autre originequ’intérieure.

De même, ce qui est avéré, ce quine souffre pas le moindre doute, cesont les mots : ce « noir », cette« nuit », la « révolte », la « colè-re » ; et aussi, surtout devrait-ondire, l’universelle incertitude desrêves. Et pour ce subtil, impeccablemanieur de langue, pour ce poète-prosateur sans attache ni allégean-ce, ce sont les mots qui font loi.Pour mesurer leur pertinence et laqualité de leur agencement, il suffitde lire les trois recueils de récitspubliés ces dernières années à L’Ar-penteur, qui forment une sorte de

triptyque du désenchantement(1)... Mais pas de cela seulement.

Avec Les Radis bleus, nous avan-çons un peu plus loin dans l’uni-vers d’Autin-Grenier. Non, l’adjec-tif « attachant » ne convient paspour qualifier cet univers. Faudrait-il dire plutôt : « détachant » ? Maispeu importe.

sentences amèresC’était l’année 1991, comme l’in-

dique la première édition (Le Débleu, 1990), ici fortement augmen-tée. De janvier à janvier, d’un hiverà l’autre, sans autre titre que l’indi-cation du jour et le nom du saintou de la sainte qui y correspond –mais cela n’indique à notreconnaissance aucun tropismecaché de l’auteur en faveur de lacommunion des saints – parfois enune phrase, la plupart du temps enune page ou deux, sont consignéesdes impressions, observations ouréflexions. Des rêves. Des cauche-mars. La nature et les animauxsont aussi présents que les hom-mes et les femmes, ou les enfants.Il y a des sentences amères et hau-taines (« Tout ce qui est libre et quichante, un jour tressaute, ricane et

meurt », jour de la Sainte Geneviè-ve), d’autres plus douces et mélan-coliques : « Un aboiement, la chuted’une feuille, un souffle, un sanglotpeut-être… Ce n’est rien ; seulementun homme qui pleure, un peu detemps qui passe, le monde qui lente-ment s’habitue à bientôt vivre sansnous. » (Saint Romaric).

La tonalité de ces textes est certessombre. Pas beaucoup de sortiehors de la nuit. Peu d’éclats. Lalumière est avare. Le désespoircependant n’est jamais érigé enrègle de vie. Et le ricanement nerésonne pas plus fort que les lar-mes… « Vivre ne sert à rien. Mais oncontinue. Ça fait plaisir. Ou ça faitmal. Enfin, ça fait toujours quelquechose. » (Saint Victorien). Et puissurtout, il y a l’exigence de cette« bouche » de tout à l’heure « quimurmure dans le noir » : « Cette voixviolette de colère contre les mille com-plots de l’ordre, es-tu vraiment décidéà l’entendre ? » (Sainte Blandine).

P. K.

(1) Je ne suis pas un héros (1993) ; Touteune vie bien ratée (1997) ; L’Eternité estinutile (2002) ; les deux premiers repris« Folio ».

R onsard est poète : la causeest entendue. Mais Nostra-damus ? Après tout, il eut

l’élégance d’annoncer la fin dumonde en vers. Et Rabelais ? Sonquatrain en langue inconnue estdélicieusement poétique, peut-être un brin obscur : « Briszmargd’algotbric nubstzne zos Isquebfzprusq ; alborlz crinqs zacbac. Misbedilbarlkz morp nippstancz bos.Strombtz Panrge walmap quostgrufz bac. » Preuve que la Renais-sance française aima la poésie, tou-te la poésie, d’une passion quicontamina ensuite l’âge baroque,malgré les guerres, ou à caused’elles.

Le saut d’une puce dans un décol-leté ou les entrées triomphales duroi, la naissance du monde ou ledécès d’un moineau, les Psaumes etle téton : tout a été rimé, rythmépendant ces siècles. Et pas seule-ment par la Pléiade et Du Bartas, oupar Malherbe et Saint-Amant, maisaussi par des constellations de poè-tes dont les inventions étaient aussi-tôt mises en musique, illustrées etcolportées avec admiration ou mali-ce. Si bien que, au pied d’un sonnetérotique de Ronsard, son contem-porain Marc Antoine de Muret fai-sait imprimer ce commentairegaillard : « La pratique de ce sonnet(si je ne me trompe) serait trop plusplaisante que son exposition. »

formes diversesCette « vision extensive de la poé-

sie » amène Jean Céard et Louis-Georges Tin à ouvrir les pages deleur nouvelle Anthologie de la poé-sie française du XVIe siècle auxdiverses formes dans lesquelleselle foisonne : les traductions,dans lesquelles nombre de poètesont rivalisé, la tragédie, qui renaîtà cette époque, et diverses piècesécrites en latin et en gascon, illus-

trant, elles aussi, la poésie fran-çaise d’alors.

Plus copieuse encore est l’antho-logie d’Alain Niderst sur la poésiede l’âge baroque, quoiqu’elle excluele théâtre. C’est le choix à la fois pré-cis et vaste d’un historien de la litté-rature, résolument attaché auxcontextes d’écriture et de lecture del’époque. Alain Niderst affiche ainsisa réaction à la célèbre Anthologiede la poésie baroque de Jean Rous-set publiée en 1961, qui privilégiaitun itinéraire plus rêveur dans le« style et la structure » des poèmes.

Tournées vers la pensée de ces siè-cles, mais guidées par les réévalua-tions récentes de l’histoire littéraire,ces deux anthologies affichentmoins l’esthétique de la quintes-sence que celle de l’échantillon. Lesublime et le futile se croisent dansces poèmes que les auteurs de l’épo-que, souvent, utilisaient pour semettre en scène. « La poésie n’estpas pure », écrit Alain Niderst. Et lesauteurs de l’Anthologie de la poésiefrançaise du XVIe siècle de renchérir :non, elle n’a pas besoin du « splen-dide isolement » que nous lui prê-tons trop souvent pour exister.

Fabienne Dumontet

Cette « voix violette de colère »Prosateur impeccable, Pierre Autin-Grenier égrène de sombres jours

Fragments de poésieDeux anthologies consacrées à la Renaissance et à l’âge baroque

D es nouvelles d’Algérie,1974-2004 est un livre dusoir avant de s’endormir,

tendre, droit, qui continue la nuit ànourrir le sommeil. Au réveil, lesimages reviennent d’elles-mêmes.L’esprit, on le sait alors, l’a portéen lui et relu à sa guise dans l’obs-curité. Une femme, balle dans latête, danse avec la beauté extrême,déchirante, de qui veut vivre. Unevieille apprend à écrire en secretavec la conviction de qui veut êtreencore et davantage. Des hommeshurlent dedans, comme d’autresrient, de détester l’immonde bêti-se. Le garçon « Téléphone » erre

dans les rues. Giflée, la jeune filletombe. Eve insulte Dieu. Les fauxémirs sont grasseyants.

« Rien n’y faisait, il était aussitêtu qu’un onagre gavé de glandsamers » (1). En une phrase, toutest contenu ou presque de la quali-té de ce recueil, la beauté de la lan-gue, son intransigeance, sa droitu-re. Et c’est ce qui marque d’abord,finalement, une fois le livre refer-mé. « Il y a des moments où l’hom-me devient quelque chose de tout àfait autre, quelque chose de vrai-ment insoupçonné » (2). C’est àquoi ne cesse de se confronter la

littérature, de vouloir approcher,dérouler, happer. Or c’est juste-ment ce que portent dans cerecueil la plupart des vingt-cinqauteurs. Algériens, hommes, fem-mes, la plupart écrivant en fran-çais mais aussi en arabe ou enkabyle, ils sont nés entre 1917 et1971. Aucun curieusement entre1958 et 1970, les années de l’indé-pendance. Certains sont morts.Parfois de vieillesse. Ou assassinésparce qu’ils étaient trop libres. Ourongés par l’inhumanité de ce quedevenaient les jours et les nuits deleur pays. Relire par exemple aumilieu des autres Tahar Djaout,assassiné le 26 mai 1993 à 39 ans,qui écrivit « si tu te tais tu meurs ;si tu dis, tu meurs. Alors dis etmeurs », est infiniment touchant.Il est là parce que sa langue est là,toute l’intelligence de sa langue.

C’est ce que rappelle lerecueil. L’extrême qualitéde cette littérature. De ces

écrivains.Ceux qui ont eu la chance de les

découvrir il y a des décennies déjàcomme n’importe quels autresauteurs de n’importe quel autrepays le savent. Mais il était possibleaussi de l’ignorer. Parce que aucu-ne école ou presque ici ne les ensei-gne. Parce que la littératurecontemporaine algérienne a long-temps été passée sous silence. Maisaussi parce que les années 1990 ontvu les éditeurs français favoriserl’éclosion d’un « genre » algérien :le récit haché, syncopé, tournebou-lé, de la folie et de l’embrasement

fratricide du pays, dans des textestrop frères pour ne pas suggérerl’enfermement de leurs auteursdans un « type de production ».L’Algérie via ses écrivains se voyaitpar là même refuser à nouveau parl’ancienne puissance coloniale cet-te universalité à laquelle touteautre littérature a droit dans nos

rayons de librairie. Un Africainn’est pas tenu d’écrire sur la famineou un Colombien sur les trafics dedrogue et les escadrons de la mort.Les Algériens, eux, devaient écriredans un style « algérien » une his-toire « algérienne ».

Ce recueil montre heureusementavec éclat la très grande qualité lit-

téraire qu’a engendrée et engendrece pays. Sa capacité à dévoiler cesinterstices toujours étroits et fragi-les par lesquels se révèlent en cha-cun de nous éblouissante lumièreet implacable bêtise. L’amour quise dégage de ces textes, cet amourintransigeant et patient de l’huma-nité à laquelle nous appartenons à

Alger ou ailleurs, rend ce recueil fer-tile, fécond.

« Et aujourd’hui, elle avance versmoi comme dans une vie ralentie, sinue devant le jour, et moi, metenant immobile pour que se pour-suive ce rêve de la voir venir, cecorps maintes fois espéré, qui avan-ce dans les joncs dorés sous ce cield’acier, à peine menacé par cesfumées blanches au loin » (3).

aspiration à direIl y a dans ces vingt-cinq nouvel-

les une aspiration à dire. A hisserla langue jusque-là. A l’aimer. A lapartager pour ce qu’elle est, lienirremplaçable, façon de penser lemonde. A s’y laisser surprendreaussi. Sa tenue dans ces textes esttrès grande. Très éloignée dudédain dans lequel certains ici peu-vent la tenir et l’enfermer.

« Ils étaient malhabiles à la joie,écrit Mouloud Mammeri dans lapremière nouvelle (4). Ils hurlaientde peur qu’on ne la leur emporte àla dérobée comme ils avaient vu fai-re tant de fois auparavant. Les der-nières années les avaient crispés surl’héroïsme désespéré. Ils manipu-laient les mots comme des jouetsque l’on casse : la dignité, la liberté,l’indépendance, avec la gaucherie(la fureur) des mains qui ne saventplus ou pas encore. »

(1) « Méprise fatale », de MohamedSari.(2) « Le reporter », de Tahar Djaout.(3) « La chambre », de Karima Berger.(4) « La meute ».

ZOOMa L’ENCLOS,de Frédéric

Jacques Temple

Poète et bourlin-gueur, ami deCendrars et tra-ducteur deMiller, FrédéricJacques Templea obtenu en1990 le prix

Valery-Larbaud pour son Antholo-gie personnelle (Actes Sud) qui réu-nissait les poèmes de 1945 à 1985.Dans un beau roman autobiogra-phique, L’Enclos (1992), il fait revi-vre, par-delà les ombres de laguerre, ses bonheurs d’enfancedans la région de Montpellier, où ilvit toujours. La musique au collègede l’Enclos, l’observation de la natu-re avec l’oncle Blaise, les lectures :de Jules Verne à Fenimore Cooper,de Pline l’Ancien à ThéodoreMonod. Enfin les départs tant atten-dus, pour Nantucket ou le Nouveau-Mexique. Une évocation fervente et

mélancolique, qu’annonce un poè-me liminaire : « Voici le temps duretour aux herbages/Après la grandefenaison/Le temps du mémorial et duplain-chant/De l’enfance, élevé surles sources/A l’orée du voyage. » M. PnActes Sud « Babel », 158 p., 7 ¤.

Signalons aussi, du même auteur, Un

recueil de poèmes : La Chasse infinie(éd. Jacques Bremond, 80 p., 15 ¤).

a LE PASSAGER CLANDESTIN.

SAINTE PATIENCE. LES HAUTES

TERRASSES, d’Armen Lubin

Né en 1903 à Istanbul, Chahan Cha-hnour Kerestedjian est mort à Saint-Raphaël en 1974. La grande expé-rience de sa vie fut celle de la mala-die (une tuberculose osseuse) et del’hôpital. A partir de cette connais-sance, il publia un récit boulever-sant, Transfert nocturne (Gallimard,1955, épuisé). En français, il signaitses livres Armen Lubin et fut l’amide Max Jacob, Jean Follain, Philip-pe Jaccottet, Jean Paulhan, « prince-

évêque fédérateur des plus diversestribus », comme l’écrit JacquesRéda dans la magn préface de cevolume qui rassemble la quasi-inté-gralité des poèmes de Lubin. Ilpublia aussi des livres en arménien,sa langue d’origine, sous le nom deChahan Chahnour. Sa poésie, quiavance d’un « pas de promenade unpeu désarticulé et comme sans but(…), parvient à suspendre le chemine-ment de la fêlure et l’œuvre de la dis-location ». C’est Jacques Réda enco-re qui le dit. P. K.Gallimard, « Poésie », 276 p., 8,20 ¤.

a RENDEZ-VOUS RUE DE LA

MONNAIE, de Jérôme Leroy

Une femme téléphone à son amourde jeunesse et lui propose un ren-dez-vous. L’homme accepte.Ancien militaire, il était revenu àLille trois ans auparavant pour larevoir. Après des années de passionpartagée, elle l’avait quitté, lui lepoète amateur de littérature, pourun autre, héritier d’une riche famille

du Nord et promis à un avenirbrillant. Aujourd’hui, l’homme saitque ses heures sont comptées. Onessaie de le tuer, une vengeanced’un passé qu’il a tenté d’oublier. Enattendant la mort, il veut revoir cel-le qu’il a aimée. Le temps d’une jour-née, le barbouze repenti reçoit lavisite inattendue de son passé, dansla ville de sa jeunesse. Des photogra-phies en noir et blanc de HermanceTriay ponctuent un récit précis etrapide, qui nous entraîne dans cha-que recoin de la capitale des Flan-dres. Professeur de lettres à Rou-baix, Jérôme Leroy signe ici son troi-sième roman policier. . St. L.Autrement, « Noir urbain », 96 p., 5 ¤.

Toute la fécondité des lettres algériennesRassemblés dans un recueil de nouvelles, vingt-cinq auteurs, écrivant en français, mais aussi en arabe et en kabyle, témoignent avec éclat

de la qualité de la littérature qu’a engendrée et engendre leur pays, l’Algérie

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Plage de Sidi Ferruch, Alger.

à nos lecteursLa liste des parutions des livresau format poche du mois demai est disponible dès à pré-sent sur le site www.lemon-de.fr/livres.

LIVRES DE POCHE LITTÉRATURES

LES RADIS BLEUS

de Pierre Autin-Grenier.Gallimard, « Folio »,336 p., 6,20 ¤.

ANTHOLOGIE DE LA POÉSIEFRANÇAISE DU XVIe SIÈCLE

Edition de Jean Céardet Louis-Georges Tin.Gallimard « Poésie »,660 p., 7,70 ¤.

LA POÉSIE À L’ÂGE BAROQUE

1598-1660Edition établie et présentéepar Alain Niderst.Ed. Robert Laffont,« Bouquins », 878 p., 28 ¤.

DES NOUVELLES D’ALGÉRIE

(1974-2004)CollectifEd. Métailié, « Suites »,346 p., 14 ¤.

a Dominique Sigaud

VI/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005

I l y avait la Laura d’Otto Premin-ger (fantomatique Gene Tier-ney), il y a aussi celle de David

Lynch, héroïne de Twin Peaks, cefeuilleton télévisuel auquel GuyAstic consacre un livre étourdis-sant. Reprenant la remarque deRoland Barthes à propos del’auteur des Fleurs bleues, Astic s’at-tache à montrer que le cinéaste secomporte à l’égard de la télévisioncomme Raymond Queneau àl’égard de la littérature : il ne s’agitpas de lui faire la leçon, « mais devivre avec elle en état d’insécurité.C’est en cela que Queneau est ducôté de la modernité. Il assume lemasque littéraire, mais en mêmetemps il le montre du doigt ».

C’est ainsi que pour renouvelerles recettes de la dramatique catho-dique, il saupoudre son soap operade comédie, film noir, fantastique,teen movie, signe un Casablanca dupetit écran (Astic énumère les liensqui unissent Twin Peaks et le film deMichael Curtiz). David Lynch ouvremille perspectives au feuilleton, pra-tique la mise en abyme de la série,pour multiplier les énigmes et plon-ger dans l’inquiétante étrangeté(« Assez du charabia, des rêves, des

visions, des nains, des géants, duTibet et de tout le reste », dit le shé-rif). L’analyse culmine dans un cha-pitre intitulé « L’aura de Laura »,où Astic est moins préoccupé desavoir qui a tué Laura Palmer quede scruter son masque d’Ophélie.« Sur le visage de Laura se lit l’ab-sence visible de la dormeuse, aussiproche et lointaine que la Vénusendormie de Paul Delvaux ou lesensommeillées peintes par HenriMatisse. » Il cite aussi le modèleendormi de Man Ray dans Solarisa-tion. Laura Palmer est introniséecomme mythe.

Amoureux de son personnage,David Lynch, on le sait, décida de« la voir vivre, bouger, parler ». Ilsigna alors Twin Peaks. Fire Walkwith Me, un film de cinéma (« leplus grand film romantique de la finde siècle ») qui nous la montre lessept derniers jours avant sa mort.C’est l’occasion pour Guy Astic dela dépeindre en « nouvelle Eury-dice », « blondeur d’une figuresouillée à l’incandescence honteuseet déclinante » semblable à Cécilede Volanges dans Les Liaisons dan-gereuses ou à la malheureusehéroïne de Justine ou les Infortunesde la vertu. Brillant par son « omni-absence qui suscite le désir de com-bler un vide », Laura Palmer rejointalors la Laura d’Otto Preminger,que Serge Daney définissaitcomme « l’histoire d’un regard quitarde à venir, le regard de DanaAndrews sur la Laura en chair et enos qui remplace celle du portrait ».Une corne de brune hurlant sa soli-tude surgie d’une toile de Böcklinannonce pour finir la comparaisonde Laura à chevelure éparse enfigure de Méduse, en Gorgonedépeinte par Goethe (« A chacun,

elle apparaît comme celle qu’ilaime »), en Lolita nabokovienne,en expression « de l’ambiguïté de lafigure féminine et des formes qui luisont attachées ».

surmoi obscèneAu sein d’un essai sur Krzysztof

Kieslowski (cinéaste de la théolo-gie matérialiste), Alfred Hitchcock(de la difficulté à faire un remakede Psychose), Andreï Tarkovski (àpropos duquel il convoque JacquesLacan pour analyser l’espace inté-rieur et le geste sacrificiel de seshéros), Slavoj Zizek, chargé derecherches à l’Institut d’étudessociales de Ljubljana, sonde luiaussi David Lynch. Décryptant LostHighway (sur lequel Guy Astics’était déjà penché tout au longd’un ouvrage), il s’appuie toujourssur Lacan, mais aussi sur Jacques-Alain Miller, Jean Baudrillard, Casa-

blanca (encore) et Last Seduction,de John Dahl, pour mettre enlumière comment Lynch renou-velle la représentation de la trans-gression.

Dans Casablanca, Ingrid Berg-man se rend dans la chambre deHumphrey Bogart pour obtenirdes documents, sort une arme, lemenace, avant qu’ils ne s’embras-sent. Cette séquence est interrom-pue par un plan de trois secondeset demie (montrant une tour d’aé-roport), à la suite duquel l’intriguereprend. Question : ont-ils oun’ont-ils pas effectué l’acte sexuelpendant ces trois secondes etdemie ? Le baiser d’avant le planénigmatique, la cigarette que fumeBogart juste après, le symbole phal-lique de la tour, penchent pour lapremière hypothèse ; le lit nondéfait, l’apparence d’une conversa-tion qui n’a pas été interrompue,

pour la seconde. Cette incertitudeillustre la nécessité pour Hol-lywood de jouer sur deux niveauxpour assumer sa transgression. Ellerenvoie à l’opposition psychanalyti-que, chez le spectateur, entre la Loisymbolique et le surmoi obscène.

Punie, dans le film noir classi-que, pour avoir porté atteinte aumâle, la femme fatale triomphedans un film plus récent, LastSeduction, de John Dahl, où elleassume verbalement et physique-ment son agressivité sexuelle(Linda Fiorentino ouvre la bra-guette de son partenaire). LostHighway, où s’opposent le déses-poir d’une vie morne et aliénée et« l’univers dantesque du sexe per-vers », brise cette opposition. Il y adeux représentations de la mêmefemme, l’une brune (sexuellementinsatisfaite par son mari, suspectéed’être infidèle, assassinée), l’autre

blonde (insatiable jouisseuse qui sedérobe à son amant et triomphe),interprétées par la même actrice. Atravers elles, Lynch confronte réa-lité du désir et fantasme, et plusque de « jeter à la figure des specta-teurs les fantasmes sous-jacents del’univers noir », les rend inconsé-quents, ridicules.

C’est encore Lost Highway qui faitl’objet du récit de Roland Kerma-rec, invité par le cinéaste à venirassister au tournage afin de peau-finer la thèse qu’il voulait lui consa-crer. Animateur d’un site voué aucinéaste américain (Lynchland.net),Kermarec nous livre ici plusieurstextes de son cru à destination desidolâtres. L’un étudie ce qui rappro-che Lynch et John Waters, un autre(très documenté et bourré denotes) retrace la genèse de Mulhol-land Drive. Le fan-club jubile.

Jean-Luc DouinLe

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ris

Lynch en lumièreTrois essais consacrés à l’énigmatique réalisateur

de « Mulholland Drive »

ZOOMa LA VIE

NOUVELLE/

NOUVELLE

VISION,

dirigé par

Nicole Brenez

Un livre auda-cieux, un livrerêvé. En 2002,sortait sur lesécrans un film

de Philippe Grandrieux, La Vie nou-velle, dont la stupéfiante inventi-vité formelle déstabilisa tant la criti-que qu’il fut rapidement balayé descircuits de diffusion. Ce météore,livré en DVD dans l’ouvrage, a ins-piré une quarantaine d’analysesdévotes qui ont la rarissime qualitéde s’offrir à la fois comme décrypta-ges et textes littéraires, voire poéti-ques. Ces balades splendides dansun film qui revendique l’état d’hyp-nose comme état primitif du spec-tateur constituent à la fois autantde propositions d’éclaircissementd’une énigme qu’un hymne aucinéma par les références qu’ellesconvoquent. « Voyage initiatiquevers l’extase », « premier film du nou-veau millénaire qui nous fasse

tutoyer l’apocalypse »… Il est tempsd’y aller voir. J.-L. D.Léo Scheer, 234 p., 39 ¤.

a R. W. FASSBINDER, un cinéaste

d’Allemagne, de Thomas Elsaesser

Publiée à l’occasion de la rétrospec-tive qui se déroule actuellement àBeaubourg, cette étude s’attache àmontrer comment le cinéaste s’estconfronté à l’histoire et à la sociétéde la RFA, comment il se venditcomme artiste star ou rebelle. Et dequels thèmes majeurs est porteusel’œuvre de ce Balzac allemand :monde claustrophobe, truffé demiroirs, d’exhibitionnistes ; désirirrépressible de faire disparaître lepersonnage social ; fascinationpour le dédoublement. J.-L. D.Centre Pompidou, 576 p., 39,90 ¤.

a LE COURT-MÉTRAGE FRANÇAIS

DE 1945 À 1968,

sous la direction de Dominique

Bluher et François Thomas

Des plumes compétentes se sontmises au service de cet ouvrage col-lectif qui retrace l’histoire du « filmcourt », où s’illustrèrent des cinéas-tes qui lui donnèrent son âge d’or

(Franju, Resnais, Varda, Marker)comme des « contrebandiers »(Moullet, Pollet, Eustache). J.-L. D.Presses universitaires de Rennes,

404 p., 22 ¤.

a PATHÉ-NATAN, LA VÉRITABLE

HISTOIRE, d’André Rossel-Kirschen

Grand producteur et patron du puis-sant groupe Pathé-Natan depuis1929, Bernard Natan fit l’objet decampagnes diffamatoires à la suitedesquelles son entreprise fut miseen faillite en 1936 et où il se retrou-va déporté à Auschwitz. Cetteenquête balaye aujourd’hui lesrumeurs reprises depuis dans lesouvrages historiques et réhabiliteun homme d’envergure. J.-L. D.Ed. Pilote (4, rue de la Miséricorde,

24000 Périgueux), 304 p., 23 ¤.

a LA FASCINATION SIMENON,

de Christian Janssens

Pour tout savoir sur les innombra-bles adaptations de Georges Sime-non à l’écran (gestion des droits, scé-narios, cinémanie reniée du roman-cier, poids des acteurs). En annexe,la correspondance Simenon-Taver-nier pour l’adaptation de L’Horlogerd’Everton. J.-L. D.Ed. du Cerf, 194 p., 29 ¤.

a GODARD SIMPLE COMME

BONJOUR, de Suzanne

Liandrat-Guigues et Jean-Louis

Leutrat

Truffé d’interprétations fort éclai-rantes et de références bienvenues,cet essai sur l’œuvre de Jean-LucGodard est indispensable pour tousceux qui le vénèrent. J.-L. D.L’Harmattan, 278 p., 28 ¤.

a ANDRÉ DELVAUX,

de Frédéric Sojcher

Un hommage bienvenu au cinéastebelge adepte du réalisme magique.L’étude de son œuvre est suivie partrois entretiens avec celui qui adap-ta Johan Daisne (L’Homme au crânerasé), Julien Gracq (Rendez-vous àBray), Suzanne Lilar (Benvenuta),Marguerite Yourcenar (L’Œuvre aunoir) : sur l’identité européenne, surWoody Allen (auquel il consacra undocumentaire) et sur le cinéma com-me « art des rencontres ». J.-L. D.Seuil/Archimbaud, 224 p., 20 ¤.

a MONTAGE EISENSTEIN,

de Jacques Aumont

Réédition actualisée d’un essai paru

en 1979 où l’un des meilleurs analys-tes de cinéma actuel décortique desséquences de La Ligne générale etd’Ivan le Terrible, dégage lesconcepts-clés du cinéaste russe (lemontage et ce qu’il appelle « l’imagi-nicité »), et pourfend le mythe d’unEisenstein au sexe refoulé endémontrant qu’au contraire, l’artis-te ne cesse de mettre en jeu sondésir et son corps. J.-L. D.Images Modernes, 284 p., 24 ¤.

a SARTRE ET LE CINÉMA,

de Dominique Château

Jean-Luc Godard lança dans son His-toire(s) du cinéma l’hypothèse quec’est Sartre qui refila à Astruc l’idéede la caméra-stylo « pour que lacaméra tombe sous la guillotine dusens et ne s’en relève pas ». Cet essaiphilosophique explore les rapportsde l’existentialiste au cinéma, qu’ilplaçait « aussi haut que la littératu-re », selon Simone de Beauvoir. Etanalysent ses écrits sur les films, sontravail de scénariste, ses textes théo-riques. J.-L. D.Séguier, 120 p., 19 ¤.

a MICHEL SIMON,

de Claude Gauteur

Hommage au personnage autantqu’à l’acteur, le livre de Claude Gau-teur cumule plusieurs qualités. Ilest le seul à accorder autant de pla-ce à l’activité théâtrale – majeure –de « Citizen Simon ». Plus histo-rien qu’hagiographe de fan club, ils’appuie sur des archives, une docu-mentation exemplaire et uneconnaissance intime de l’hommepour cerner celui qui fut plus qu’unacteur, un personnage. J.-L. D.Ed. du Rocher, 240 p., 17,90 ¤.

a HOLLYWOOD FACE À LA

CENSURE, d’Olivier Caïra

Un ouvrage extrêmement précis etfoisonnant d’informations sur lacensure à Hollywood, de 1915 à nosjours, abordée d’un point de vuesociologique, philosophique, juridi-que et économique. On apprendcomment les studios ont organiséleurs propres dispositifs d’autorégu-lation, on découvre les 31 coupuresdemandées dans Duel au soleil deDavid Selznick (1946), on expliquecomment Eyes Wide Shut, de Stan-ley Kubrick (1999), a été l’un destout derniers films interdits auxmineurs. N. V.Ed. du CNRS, 284 p., 25 ¤.

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NOUVEAUTÉUne passionnante étudehistorique des expressionsliées aux territoiresobservées à partir de leurs origineset des sens nouveauxqui sont venus les compléter, parfois les déformer à mesurequ’évoluait l’espace européen.

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« Twin Peaks »

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CINÉMA

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de Guy Astic.Ed. Rouge profond, 144 p., 18 ¤.

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LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005/VII

P our le lecteur d’aujourd’hui,le Lévitique constitue l’un despassages les plus austères de

la Bible, consacré qu’il est à l’énu-mération minutieuse des règles depureté, à la description des sacrifi-ces ou à la liste des interditssexuels. Mais, passé au crible del’une des plus grandes anthropolo-gues britanniques, Mary Douglas,dont on vient de publier en fran-çais L’Anthropologue et la Bible. Lec-ture du Lévitique (traduit de l’an-

glais par Jean L’Hour, Bayard,322 p., 29,90 ¤), ce texte en appa-rence archaïque, ritualiste, engon-cé dans son contexte moyen-orien-tal, le plus proche croit-on descultes premiers, devient l’épure dece qu’il faut entendre par religion.

D’un bout à l’autre de l’œuvrede Mary Douglas, née Mary Tewen 1921, l’intérêt pour la Bible nes’est pas démenti. Même s’il a voi-siné avec d’autres thématiques quecette femme énergique, qui vitdans un quartier résidentiel du

nord de Londres, a souvent abor-dées en pionnière, comme l’envi-ronnement, le risque et l’imprévisi-bilité du monde, la consommation,etc. Ainsi, le Lévitique se trou-ve-t-il déjà au cœur de son livre leplus célèbre, paru au début desannées 1960, qui demeure un classi-que de l’anthropologie : De lasouillure. Essai sur les notions de pol-lution et de tabou (Purity and Dan-ger, traduction en français rééditéepar La Découverte en 2001).

Pour le collègue et biographe deMary Douglas, l’anthropologueRichard Fardon, l’origine d’un telintérêt doit être rapporté au milieuoù Mary Douglas s’est formée,enclave catholique fervente dansun monde protestant. D’ascendan-ce irlandaise, celle-ci a en effet fré-quenté dans son enfance la congré-gation fortement francophone desDames du Sacré-Cœur, proche desjésuites. Cette éducation et, plusgénéralement, la situation quiconsiste à être porteur d’une tradi-

tion universaliste – le catholicisme– mais minoritaire dans un environ-nement anglican auraient façonnéun style à la fois conservateur etcontestataire (radically conserva-tive) et, en tout cas, sa passionpour la chose religieuse.

Le catholicisme est tout autanten vogue dans certains cerclesd’Oxford dans les années 1940,quand Mary Douglas y fait ses étu-des. Elle y croise l’itinéraire d’Ed-ward Evans-Pritchard, le spécia-liste de la religion des Nuers duSoudan, qui a lui-même désertél’Eglise d’Angleterre pour Rome.

Africaniste comme son maître, lajeune femme sera d’abord connuepour ses travaux sur les Leles duKasaï (dans l’ex-Congo belge) audébut des années 1950. Puis elle sepenche sur les rites en général, esti-mant qu’aucune religion ne sauraitse réduire à la pure et simple inté-riorité du croyant.

vitrail textuelElle rompt alors avec l’« évolution-

nisme moral » qui caractérisait lespères fondateurs de l’anthropolo-gie, de James Frazer à Lévy-Bruhl,quand ils se penchent sur la reli-gion. Renonçant à la polarité com-mode entre magie (d’autrefois) etreligion spiritualisée, Mary Douglasa joué un rôle crucial dans un autretournant pris par l’anthropologiemoderne : l’acceptation du fait quela civilisation occidentale et ses fon-damentaux puisse à son tour deve-nir un de ses objets d’étude aumême titre que les cultures dites« premières ».

Certes, dit-elle, « le Christ ne s’estpas du tout soucié des règles depureté. (...) Mais si on examine de

plus près ces règles dont Il s’estdésintéressé et qui sont considéréespar nous comme négatives ou dépour-vues de signification, on y perçoit l’ex-pression d’une vision positive et trèsstructurée de l’univers. »

Quel peut être, pense-t-elle, le« terrain » de l’anthropologie bibli-que sinon le texte lui-même et sacomposition ? Mary Douglas voit leLévitique tel « un poème-image [apicture-poem] comme en dessinaitApollinaire ». « C’est le calligrammed’un autel » qui serait dessiné par leplan des chapitres. Dans une reli-gion qui proscrit la représentation,la composition formerait une sortede vitrail textuel…

Déjà, en étudiant les Nombres, letroisième livre du Pentateuque (InThe Wilderness, Sheffield, 1993) audébut des années 1990, Mary Dou-glas s’aperçoit que ce texte n’est

pas organisé en fonction des règleshabituelles du récit. Elle y repère« une structure concentrique enchiasme qu’on peut représenter sousla forme ABCBA. Le début anticipe lemilieu et le milieu la fin, ce qui com-plique la lecture. Jusque-là ni les rab-bins ni les théologiens n’avaient prêtéattention au style littéraire de laBible ». Comme sur le tympand’une cathédrale, le motif principal,celui vers lequel tout converge, setrouve au centre et non à la fin. A lalimite, on ne pourrait lire ni lesNombres ni le Lévitique « sans sau-ter tout de suite au milieu du livre »,ironise Mary Douglas.

Cette structure en anneaux seraitcaractéristique d’un style d’écritureet de réflexion qui n’est pas l’apana-ge de la Bible et que, dans la fouléedu Lévi-Strauss de La Pensée sau-vage (Plon, 1962), Mary Douglas

appelle « pensée analogique ». Onla retrouve dans d’autres littératu-res sacrées, dans l’Egypte antique,en Chine ou en Inde, mais aussidans certaines œuvres de la littéra-ture moderne, dont l’apparentchaos rend la lecture tout aussi« compliquée » que celui du textesaint. Tel serait le cas, pense-t-elle,de La Vie et les opinions de TristramShandy (1759), de Laurence Sterne.

Ainsi rapproché des textes lesplus déconcertants – et profanes –de l’histoire littéraire, le Lévitiquese détache de Jérusalem et de sonsanctuaire. « Le Lévitique laisseouverte la possibilité de plusieurssanctuaires », affirme Mary Dou-glas. Ce qui expliquerait pourquoi,comme l’Arche d’alliance dans ledésert, il continue à faire son che-min parmi nous.

Nicolas Weill

M ieux vaut tard que jamais !Il avait fallu attendre cinqans pour lire en français

l’ouvrage majeur de l’historien bri-tannique Eric J. Hobsbawm (L’Agedes extrêmes. Histoire du courtXXe siècle, éd. Complexe, 1999). Sixans auront été nécessaires pour quesoit traduit Dark Continent, de MarkMazower (Le Continent des ténè-bres, éd. Complexe, traduit parRachel Bouyssou, 448 p., 29,90 ¤),récit autant que réflexion sur l’his-toire européenne au XXe siècle.Délais d’autant plus regrettablesqu’aucun historien français n’a à cejour entrepris d’analyse compara-ble. Professeur à l’Université Colum-bia (Etats-Unis) et au Birkbeck Col-lege de Londres, Mark Mazower estreconnu pour ses travaux sur la Grè-ce contemporaine (Dans la Grèced’Hitler, Les Belles Lettres, 2002).

Pour vous, le « fil rouge » duXXe siècle européen a été la rivali-té, parfois sanglante, de trois idéo-logies : la démocratie libérale, lecommunisme et le fascisme…

Quand j’ai écrit ce livre, les idéolo-gies n’avaient pas bonne presse.Dangereuses, porteuses d’utopies

néfastes et meurtrières, on disaitaussi d’elles qu’elles masquaientdes intérêts bassement matériels. Ilm’a paru important de réaffirmerleur force et de m’élever contrel’école « totalitaire », qui a eu ten-dance à affirmer que le communis-me et le fascisme étaient équiva-lents sur le plan moral. Pour un his-torien, le problème n’est pas dedéterminer si le fascisme fut pire oumeilleur que le communisme. Il fautprendre au sérieux ces idéologies,qui ont été des tentatives de répon-se aux graves problèmes socio-éco-nomiques que la première guerremondiale avait légués à l’Europe.Mais une troisième grande idéolo-gie, fragile au début du siècle, triom-phe à la fin : la démocratie libérale.Ces trois idéologies se sont définiesles unes par rapport aux autres.Elles se sont parfois combattuesdans le sang, engendrant guerresciviles, camps de concentration…Mais, après 1945, le conflit entre ladémocratie libérale et le communis-me a été plus pacifique, du moinsen Europe.

L’ambition d’une histoire globa-le du siècle, à la fois narrative et

réflexive, fait écho à L’Age desextrêmes, de Hobsbawm. Outrel’échelle d’observation – l’Europedans votre cas, le monde dans lesien –, en quoi vos interprétationsdiffèrent-elles ?

Pour Hobsbawm, le « moteur »du siècle a été la lutte entre commu-nisme et capitalisme. Certes, iln’oublie pas le fascisme. Commentle pourrait-il, lui qui a vécu en Euro-pe centrale dans la tourmente del’entre-deux-guerres ? Mais il tend àconsidérer l’extrême droite commeune déviation du capitalisme. Si lefascisme s’est accommodé du capi-talisme assez facilement, il conserveune spécificité idéologique. Son fortpouvoir d’attraction, dans lesannées 1930, s’explique par sonidéal d’une communauté nationalegalvanisée par le militarisme et l’éga-litarisme. J’insiste aussi sur le natio-

nalisme, qui a joué un rôle majeur,capable d’intégrer – en favorisantl’Etat-providence, l’adoption deconstitutions et la centralisationadministrative – ou d’exclure – pardes législations discriminatoires,des internements, des expulsions depopulations entières, etc.

Contre tout déterminisme,vous insistez sur la précarité de ladémocratie libérale au siècle der-nier. Mais l’intégration européen-ne ne témoigne-t-elle pas de sontriomphe ?

Oui, la démocratie libérale atriomphé, contre toute attente.L’Union européenne a contribué àenraciner cet attachement à ladémocratie, éradiquant la vieillerivalité franco-allemande, puis diffu-sant les valeurs démocratiques àl’Est. Mais ne sous-estimons pas lescontingences : l’impact de l’entrée

en guerre des Etats-Unis ou desconditions climatiques en Russie en1941, par exemple. Cette piqûre derappel devrait modérer l’enthousias-me de ceux qui font de la croisadepour la démocratie leur nouvelévangile…

Les débats actuels sur l’élargis-sement et la Constitution s’accom-pagnent d’interrogations surl’identité européenne…

L’Europe est une notion moinsgéographique que culturelle, dontle contenu ne cesse de se modifier.Qu’est-ce qui la définit ? La démo-cratie ? Aujourd’hui peut-être. Lechristianisme ? Moins que par lepassé. Mais il reste très difficile defaire accepter que les musulmans etles juifs font intrinsèquement partiede l’Europe, que leur présence n’al-tère pas sa « pureté ». Et de fairecomprendre que, face au déclin

démographique, la seule alternativeest l’appauvrissement progressif oul’immigration permanente.

L’UE est un modèle de coopéra-tion régionale, mais les discussionssur son fonctionnement interne –accompagnées de mises en gardealarmistes sur les conséquences detel ou tel choix – font oublier qu’ellen’est plus qu’un pôle dans un mon-de qui en compte plusieurs.

Plutôt qu’une « trinité » devaleurs admirables – démocratie,héritage judéo-chrétien et droitromain –, le XXe siècle a montré uneEurope déchirée par les incertitudeset les conflits. Il est plus importantque jamais de considérer la capacitéde s’adapter et de surmonter la dis-corde comme deux vertus fonda-mentales de l’Europe.

Propos recueillis parThomas Wieder

Mark Mazower, historien britannique, met en perspective l’histoire européenne au XXe siècle dans « Le Continent des ténèbres »

« Il m’a paru important de réaffirmer la force des idéologies »

Le charme très particulier de ce

livre de souvenirs tient à plusieurs

éléments : l’exotisme d’abord, lamélancolie ensuite, le style et la

construction enfin. Tout cela concou-rant à la grande séduction de ce

récit, premier ouvrage de l’auteur,

né en 1947 et commissaire-priseurde son état.

L’exotisme, c’est celui que l’on

éprouve, lorsqu’on vient d’ailleurs,d’un autre pôle parisien, dans cet

ouest de luxe et de calme – sinon devolupté – à la fois partie intégrante

et comme séparé de la capitale.

« L’installation de mes parents ave-nue Marceau représentait pour eux

une étape importante de leur ascen-sion sociale… » De fait, la géographie

sociale de Paris, en marge des muta-

tions urbaines, semble présenterdes constantes (2). C’est comme si

de tout temps, ou au moins depuisla fin du XIXe siècle, et pour l’éterni-té encore, les 8e et 16e arrondisse-ments, entre Seine et bois de Boulo-

gne, avec au centre la place de l’Etoi-le, étaient des espaces protégés,

réservés à la bourgeoisie sereine-

ment triomphante qui y prend sesaises. Là, l’urbanisme ne galope pas,

ne dérange pas un ordre en apparen-

ce immuable. Mais en même temps,cette immobilité est une illusion.

Rien ne paraît bouger, et pourtanttout, insensiblement, se modifie,

s’use, s’altère. Se modernise. A la

fin, seules quelques photos jauniesgardent mémoire de ce qui était.

Car si la pierre n’a pas bougé, si labrutalité des rénovations urbaines

a épargné ces quartiers, l’enfant de

tout à l’heure a grandi. Et avec lui,son regard, qui aspire à voir au-delà

des murs invisibles de sa naissance.Nous sommes dans les années

1950-1960, décennies au cours des-

quels Hervé Chayette habita, avecses parents et un couple de domes-

tiques, ce vaste appartement del’avenue Marceau dont l’agence-

ment remémoré lui fournit la tra-

me, tout à la fois précise et rêveuse,de son récit. Sentiment profond des

choses passées, la mélancolie est

une compagne fidèle et une excel-lente auxiliaire pour qui veut consi-

gner ses souvenirs. Elle tient laplume, aiguise le style, donne à

l’écriture son rythme. Comme le dit

Baudelaire, ce grand Parisien, cité

en épigraphe par l’auteur, le senti-

ment mélancolique est un pointfixe, l’invariant à partir duquel s’éla-

bore l’alchimie de la nostalgie. De

là, de ce petit monticule intérieuroù l’on est toujours seul,

c’est-à-dire dans la secrète compa-gnie de l’enfant que l’on fut, on

observe, on se souvient, on compta-

bilise les « âmes mortes »… Amou-reux et mal dégrossi, puis maoïste

quand l’horizon du présent était unavenir radieux, le jeune bourgeois

de l’avenue Marceau accède peu à

peu à d’autres vies. Il déménage,quitte ses quartiers de printemps.

Pour un automne qui dure.

Patrick Kéchichian

(2) Voir à ce propos le très beau livred’Eric Hazan, L’Invention de Paris(Seuil, 2002).

gau

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deb

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on

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Tél. 01 53 33 83 23le jeudi 19 mai

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Les beaux quartiersSuite de la première page

RENCONTRES

Bien que l’Anglaise Mary Douglas se soit aussi réclamée des grands

noms français de la sociologie et de l’anthropologie, d’Emile

Durkheim à Claude Lévi-Strauss en passant par Pierre Bourdieu, les

œuvres de ce professeur émérite de l’université de Londres demeu-

rent relativement peu diffusées en France. Hormis L’Anthropologue etla Bible, deux livres d’elle seulement sont disponibles en français : Dela souillure (traduit par Anne Guérin, La Découverte, 2001) et un texte

de 1986 traduit par Anne Abeillé : Comment pensent les institutions (La

Découverte Mauss, 1999). Dans son numéro de décembre 2001, 30/31,

la revue Gradhiva a publié une conférence donnée en 1999 par Mary

Douglas au Collège de France intitulée « Raisonnements circulaires.

Retour nostalgique à Lévy-Bruhl » (éditions Jean-Michel Place).

VIII/LE MONDE/VENDREDI 13 MAI 2005