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Classiques Contemporains & Daniel Defoe Robinson Crusoé LIVRET DU PROFESSEUR établi par STÉPHANE MALTÈRE professeur de Lettres

Livret du professeur - Robinson Crusoé · plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? est-ce Pline ? est-ce Buffon ? Non ; c’est Robinson Cruso

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Classiques Contemporains&

Daniel DefoeRobinson Crusoé

LIVRET DU PROFESSEURétabli par

STÉPHANE MALTÈRE

professeur de Lettres

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SOMMAIRE

DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRECompléments bibliographiques :infl uences de Robinson Crusoé dans la littérature ...................... 3

POUR COMPRENDRERéponses, compléments et commentaires

Étape 1 Autour du texte : le titre et la préface ................................ 12Étape 2 Le début du récit : invitation aux voyages ..................... 18Étape 3 Un an de vacances ? ........................................................................ 26Étape 4 Robinson dans son île ................................................................... 33Étape 5 Guide de survie en milieu hostile ......................................... 37Étape 6 Robinson et Vendredi .................................................................... 47Étape 7 Dernière année sur l’île ................................................................ 55Étape 8 Retour à la vie : les leçons de l’aventure ....................... 59

Conception : PAO Magnard, Barbara TamadonpourRéalisation : Nord Compo, Villeneuve-d’Ascq

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DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE

Compléments bibliographiques : infl uences de Robinson Crusoé dans la littérature

Sans parler des « robinsonnades1 », multiples réécritures et adaptations du mythe de Robinson, l’infl uence du roman de Daniel Defoe est immense dans la littérature. Souvent cité dans des ouvrages dont le personnage est un enfant, Robinson Crusoé est également devenu un mythe littéraire par les auteurs prestigieux (et prescripteurs) qui lui ont donné crédit.

Rousseau, Chamfort, Verne, Vallès, Valéry, Mauriac, Malraux2 ont fait du roman de Daniel Defoe une référence incontournable. Quelques extraits…

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)Émile ou De l’éducation, 1762

Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas. On dit qu’Hermès grava sur des colonnes les éléments des sciences, pour mettre ses décou-vertes à l’abri d’un déluge. S’il les eût bien imprimées dans la tête des hommes, elles s’y seraient conservées par tradition. Des cerveaux bien préparés sont les monuments où se gravent le plus sûrement les connaissances humaines.

N’y aurait-il point moyen de rapprocher tant de leçons éparses dans tant de livres, de les réunir sous un objet commun qui pût être facile à voir, intéressant à suivre, et qui pût servir de stimulant, même à cet âge ? Si l’on peut inventer une situa-

1. On consultera avec profi t le site http://robinsonnade.pagesperso-orange.fr/robinsonnade/robinson bibliographies.html qui propose une liste non exhaustive (on parle de plus de deux mille livres !) des « robinsonnades » répertoriées.2. Paul Valéry dans « Robinson » (La Jeune Parque, 1950) se met à la place du naufragé et demande : « Que vais-je faire de cet immense temps que je me suis mis de côté ? » ; François Mauriac en fait un sujet de conversation entre Guillou et Robert dans Le Sagouin (1951) ; et André Malraux dans Les Noyers de L’Altenburg (1943) le place dans les ouvrages de référence : « Trois livres, Messieurs, trois livres tiennent en face de la prison. [...] Robinson. Don Quichotte. L’Idiot. [...] Or, remarquez bien, c’est le même livre. Le même. »

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tion où tous les besoins naturels de l’homme se montrent d’une manière sensible à l’esprit d’un enfant, et où les moyens de pourvoir à ces mêmes besoins se développent successivement avec la même facilité, c’est par la peinture vive et naïve de cet état qu’il faut donner le premier exercice à son imagination.

Philosophe ardent, je vois déjà s’allumer la vôtre. Ne vous mettez pas en frais ; cette situation est trouvée, elle est décrite, et, sans vous faire tort, beaucoup mieux que vous ne la décririez vous-même, du moins avec plus de vérité et de simplicité. Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle. Ce livre sera le premier que lira mon Émile ; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et il y tiendra tou-jours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire, il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement ; et, tant que notre pur ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? est-ce Pline ? est-ce Buffon ? Non ; c’est Robinson Crusoé.

Robinson Crusoé dans son île, seul, dépourvu de l’assistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa conser-vation, et se procurant même une sorte de bien-être, voilà un objet intéressant pour tout âge, et qu’on a mille moyens de rendre agréable aux enfants. Voilà comment nous réalisons l’île déserte qui me servait d’abord de comparaison. Cet état n’est pas, j’en conviens, celui de l’homme social ; vraisemblablement il ne doit pas être celui d’Émile : mais c’est sur ce même état qu’il doit apprécier tous les autres. Le plus sûr moyen de s’élever au-dessus des préjugés et d’ordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre à la place d’un homme isolé, et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité.

Ce roman, débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson près de son île, et fi nissant à l’arrivée du vaisseau qui vient l’en tirer, sera tout à la fois l’amusement et l’instruction d’Émile durant l’époque dont il est ici question. Je veux que la tête lui en tourne, qu’il s’occupe sans cesse de son château, de ses chèvres, de ses plantations ; qu’il apprenne en détail, non dans des livres, mais sur les choses, tout ce qu’il faut savoir en pareil cas ; qu’il pense être Robinson lui-même ; qu’il se voie habillée peaux, portant un grand bonnet, un grand sabre, tout le grotesque équipage de la fi gure, au parasol près, dont il n’aura pas besoin. Je veux qu’il s’inquiète des mesures à prendre, si ceci ou cela venait à lui manquer, qu’il examine la conduite de son héros, qu’il cherche s’il n’a rien omis, s’il n’y avait rien de mieux à faire ; qu’il marque attentivement ses fautes, et qu’il en profi te pour n’y pas tomber lui-même en pareil cas ; car ne doutez point qu’il ne projette d’aller faire un établissement

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semblable, c’est le vrai château en Espagne de cet heureux âge, ou l’on ne connaît d’autre bonheur que le nécessaire et la liberté. Quelle ressource que cette folie pour un homme habile, qui n’a su la faire naître qu’afi n de la mettre a profi t ! L’enfant, pressé de se faire un magasin pour son île, sera plus ardent pour apprendre que le maître pour enseigner. Il voudra savoir tout ce qui est utile, et ne voudra savoir que cela ; vous n’aurez plus besoin de le guider, vous n’aurez qu’à le retenir. Au reste, dépêchons-nous de l’établir dans cette île, tandis qu’il y borne sa félicité ; car le jour approche où, s’il y veut vivre encore, il n’y voudra plus vivre seul, et où Vendredi, qui maintenant ne le touche guère, ne lui suffi ra pas longtemps.

La pratique des arts naturels, auxquels peut suffi re un seul homme, mène à la recherche des arts d’industrie, et qui ont besoin du concours de plusieurs mains. Les premiers peuvent s’exercer par des solitaires, par des sauvages ; mais les autres ne peuvent naître que dans la société, et la rendent nécessaire. Tant qu’on ne connaît que le besoin physique, chaque homme se suffi t à lui-même ; l’introduction du super-fl u rend indispensable le partage et la distribution du travail ; car, bien qu’un homme travaillant seul ne gagne que la subsistance d’un homme, cent hommes, travaillant de concert, gagneront de quoi en faire subsister deux cents. Sitôt donc qu’une partie des hommes se repose, il faut que le concours des bras de ceux qui travaillent supplée à l’oisiveté de ceux qui ne font rien.

Votre plus grand soin doit être d’écarter de l’esprit de votre Élève toutes les notions des relations sociales qui ne sont pas à sa portée ; mais, quand enchaînement des connaissances vous force à lui montrer la mutuelle dépendance des hommes, au lieu de la lui montrer par le côté moral, tournez d’abord toute son attention vers l’industrie et les arts mécaniques, qui les rendent utiles les uns aux autres. En le promenant d’atelier en atelier, ne souffrez jamais qu’il voie aucun travail sans mettre lui-même la main à l’œuvre, ni qu’il en sorte sans savoir parfaitement la raison de tout ce qui s’y fait, ou du moins de tout ce qu’il a observé. Pour cela, travaillez vous-même, donnez-lui partout l’exemple ; pour le rendre maître, soyez partout apprenti, et comptez qu’une heure de travail lui apprendra plus de choses qu’il n’en retiendrait d’un jour d’explications.

Nicolas de Chamfort (1740-1794)Maximes et Pensées, « Suite des Maximes générales », 1795

Robinson dans son île, privé de tout, et forcé aux plus pénibles travaux pour assu-rer sa subsistance journalière, supporte la vie, et même goûte, de son aveu, plusieurs moments de bonheur. Supposez qu’il soit dans une île enchantée, pourvue de tout ce qui est agréable à la vie, peut-être le désœuvrement lui eût-il rendu l’existence insupportable.

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Jules Verne (1828-1905)Deux ans de vacances, préface, 1888

Bien des Robinsons ont déjà tenu en éveil la curiosité de nos jeunes lecteurs. Daniel Defoe, dans son immortel Robinson Crusoé, a mis en scène l’homme seul ; Wyss, dans son Robinson suisse, la famille ; Cooper, dans Le Cratère, la société avec ses éléments multiples. Dans L’Île mystérieuse, j’ai mis des savants aux prises avec les nécessités de cette situation. On a imaginé encore le Robinson de douze ans, le Robinson des glaces, le Robinson des jeunes fi lles, etc. Malgré le nombre infi ni des romans qui composent le cycle des Robinsons, il m’a paru que, pour le parfaire, il restait à montrer une troupe d’enfants de huit à treize ans, abandonnés dans une île, luttant pour la vie au milieu des passions entretenues par les différences de nationa-lité – en un mot, un pensionnat de Robinsons.

D’autre part, dans Le Capitaine de quinze ans, j’avais entrepris de montrer ce que peuvent la bravoure et l’intelligence d’un enfant aux prises avec les périls et les diffi -cultés d’une responsabilité au-dessus de son âge. Or, j’ai pensé que si l’enseignement contenu dans ce livre pouvait être profi table à tous, il devait être complété.

C’est dans ce double but qu’a été fait ce nouvel ouvrage.

Jules Vallès (1832-1885)L’Enfant, « Le Lycée », 1879

J’ai été puni un jour : c’est, je crois, pour avoir roulé sous la poussée d’un grand, entre les jambes d’un petit pion qui passait par là, et qui est tombé derrière par-des-sus tête ! Il s’est fait une bosse affreuse, et il a cassé une fi ole qui était dans sa poche de côté ; c’est une topette de cognac dont il boit – en cachette, à petits coups, en tournant les yeux. On l’a vu : il semblait faire une prière, et il se frottait délicieuse-ment l’estomac. – Je suis cause de la topette cassée, de la bosse qui gonfl e… Le pion s’est fâché.

Il m’a mis aux arrêts ; – il m’a enfermé lui-même dans une étude vide, a tourné la clef, et me voilà seul entre les murailles sales, devant une carte de géographie qui a la jaunisse, et un grand tableau noir où il y a des ronds blancs et la binette du censeur.

Je vais d’un pupitre à l’autre : ils sont vides – on doit nettoyer la place, et les élèves ont déménagé.

Rien, une règle, des plumes rouillées, un bout de fi celle, un petit jeu de dames, le cadavre d’un lézard, une agate perdue.

Dans une fente, un livre : j’en vois le dos, je m’écorche les ongles à essayer de

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le retirer. Enfi n, avec l’aide de la règle, en cassant un pupitre, j’y arrive ; je tiens le volume et je regarde le titre : Robinson Crusoé.

Il est nuit.Je m’en aperçois tout d’un coup. Combien y a-t-il de temps que je suis dans ce

livre ? – quelle heure est-il ?Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore ! Je frotte mes yeux, je tends mon

regard, les lettres s’effacent ; les lignes se mêlent, je saisis encore le coin d’un mot, puis plus rien.

J’ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine creuse : je suis resté penché sur les chapitres sans lever la tête, sans entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux fl ancs de Robinson, pris d’une émotion immense, remué jusqu’au fond de la cervelle et jusqu’au fond du cœur ; et en ce moment où la lune montre là-bas un bout de corne, je fais passer dans le ciel tous les oiseaux de l’île, et je vois se profi ler la tête longue d’un peuplier comme le mât du navire de Crusoé ! Je peuple l’espace vide de mes pensées, tout comme il peuplait l’horizon de ses craintes ; debout contre cette fenêtre, je rêve à l’éternelle solitude et je me demande où je ferai pousser du pain…

La faim me vient : j’ai très faim.Vais-je être réduit à manger ces rats que j’entends dans la cale de l’étude ?

Comment faire du feu ? J’ai soif aussi. Pas de bananes ! Ah ! lui, il avait des limons frais ! Justement j’adore la limonade !

Clic, clac ! on farfouille dans la serrure.

Est-ce Vendredi ? Sont-ce des sauvages ?C’est le petit pion qui s’est souvenu, en se levant, qu’il m’avait oublié, et qui vient

voir si j’ai été dévoré par les rats, ou si c’est moi qui les ai mangés.Il a l’air un peu embarrassé, le pauvre homme ! – Il me retrouve gelé, moulu,

les cheveux secs, la main fi évreuse ; il s’excuse de son mieux et m’entraîne dans sa chambre, où il me dit d’allumer un bon feu et de me réchauffer.

Il a du thon mariné dans une timbale « et peut-être bien une goutte de je ne sais quoi, par là, dans un coin, qu’un ami a laissée il y a deux mois ».

C’est une topette d’eau-de-vie, son péché mignon, sa marotte humide, son dada jaune.

Il est forcé de repartir, de rejoindre sa division. Il me laisse seul, seul avec du thon, – poisson d’Océan – la goutte, – salut du matelot – et du feu, – phare des naufragés.

Je me rejette dans le livre que j’avais caché entre ma chemise et ma peau, et je

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le dévore – avec un peu de thon, des larmes de cognac – devant la fl amme de la cheminée.

Il me semble que je suis dans une cabine ou une cabane, et qu’il y a dix ans que j’ai quitté le collège ; j’ai peut-être les cheveux gris, en tout cas le teint hâlé. – Que sont devenus mes vieux parents ? Ils sont morts sans avoir eu la joie d’embrasser leur enfant perdu ? (C’était l’occasion pourtant, puisqu’ils ne l’embrassaient jamais auparavant.) Ô ma mère ! ma mère !

Je dis : « ô ma mère ! » sans y penser beaucoup, c’est pour faire comme dans les livres.

Et j’ajoute : « Quand vous reverrai-je ? Vous revoir et mourir ! »Je la reverrai, si Dieu le veut.Mais quand je reparaîtrai devant elle, comment serai-je reçu ? Me reconnaîtra-

t-elle ?Si elle allait ne pas me reconnaître !N’être pas reconnu par celle qui vous a entouré de sa sollicitude depuis le ber-

ceau, enveloppé de sa tendresse, une mère enfi n !Qui remplace une mère ?Mon Dieu ! une trique remplacerait assez bien la mienne !Ne pas me reconnaître ! mais elle sait bien qu’il me manque derrière l’oreille une

mèche de cheveux, puisque c’est elle qui me l’a arrachée un jour ; ne pas me recon-naître ? mais j’ai toujours la cicatrice de la blessure que je me suis faite en tombant, et pour laquelle on m’a empêché de voir les Fabre. Toutes les traces de sa tutelle, de sa sollicitude, se lisent en raies blanches, en petites places bleues. Elle me reconnaîtra ; il me sera donné d’être encore aimé, battu, fouetté, pas gâté !

Il ne faut pas gâter les enfants.Elle m’a reconnu ! merci, mon Dieu ! Elle m’a reconnu ! et s’est écriée :« Te voilà donc ! s’il t’arrive de me faire encore t’attendre jusqu’à deux heures du

matin, à brûler la bougie, à tenir la porte ouverte, c’est moi qui te corrigerai ! Et il bâille encore ! devant sa mère !

– J’ai sommeil.– On aurait sommeil à moins !– J’ai froid.– On va faire du feu exprès pour lui – brûler un fagot de bois !– Mais c’est M. Doizy qui…– C’est M. Doizy qui t’a oublié, n’est-ce pas ! Si tu ne l’avais pas fait tomber, il

n’aurait pas eu à te punir, et il ne t’aurait pas oublié. Il voudrait encore s’excuser, voyez-vous ! Tiens ! voilà ce qui me reste d’une bougie que j’ai commencée hier.

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Tout ça pour veiller en se demandant ce qu’était devenu monsieur ! Allons ne faisons pas le gelé – n’ayons pas l’air d’avoir la fi èvre… Veux-tu bien ne pas claquer des dents comme cela ! Je voudrais que tu fusses bien malade une bonne fois, ça te guérirait peut-être… »

Je ne croyais pas être tant dans mon tort : en effet, c’est ma faute ; mais je ne puis pas m’empêcher de claquer des dents, j’ai les mains qui me brûlent, et des frissons qui me passent dans le dos. J’ai attrapé froid cette nuit sur ces bancs, le crâne contre le pupitre ; cette lecture aussi m’a remué…

Oh ! je voudrais dormir ! je vais faire un somme sur la chaise.« Ôte-toi de là, me dit ma mère en retirant la chaise. On ne dort pas à midi.

Qu’est-ce que c’est que ces habitudes maintenant ?– Ce ne sont pas des habitudes. Je me sens fatigué, parce que je n’ai pas reposé

dans mon lit.– Tu trouveras ton lit ce soir, si toutefois tu ne t’amuses pas à vagabonder.– Je n’ai pas vagabondé…– Comment ça s’appelle-t-il, coucher dehors ? Il va donner tort à sa mère à pré-

sent ! Allons, prends tes livres. Sais-tu tes leçons pour ce soir ? »Oh ! l’île déserte, les bêtes féroces, les pluies éternelles, les tremblements de terre,

la peau de bête, le parasol, le pas du sauvage, tous les naufrages, toutes les tempêtes, des cannibales – mais pas les leçons pour ce soir !

Je grelottai tout le jour. Mais je n’étais plus seul ; j’avais pour amis Crusoé et Vendredi. À partir de ce moment, il y eut dans mon imagination un coin bleu, dans la prose de ma vie d’enfant battu la poésie des rêves, et mon cœur mit à la voile pour les pays où l’on souffre, où l’on travaille, mais où l’on est libre.

Que de fois j’ai lu et relu ce Robinson !Je m’occupai de savoir à qui il appartenait ; il était à un élève de quatrième qui

en cachait bien d’autres dans son pupitre ; il avait le Robinson suisse, les Contes du chanoine Schmidt, la Vie de Cartouche, avec des gravures.

Ici se place un acte de ma vie que je pourrais cacher. Mais non ! Je livre aujourd’hui, aujourd’hui seulement, mon secret, comme un mourant fait appeler le procureur général et lui confi e l’histoire d’un crime. Il m’est pénible de faire cette confession, mais je le dois à l’honneur de ma famille, au respect de la vérité, à la Banque de France, à moi-même.

J’ai été faussaire ! La peur du bagne, la crainte de désespérer des parents qui m’adoraient, on le sait, mirent sur mon front de faussaire un masque impénétrable et que nulle main n’a réussi à arracher.

Je me dénonce moi-même, et je vais dire dans quelle circonstance je commis ce

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faux, comment je fus amené à cette honte, et avec quel cynisme j’entrai dans la voie du déshonneur.

Des gravures ! la Vie de Cartouche, les Contes du chanoine Schmidt, les Aventures de Robinson suisse !… un de mes camarades – treize ans et les cheveux rouges – était là qui les possédait…

Il mit à s’en dessaisir des conditions infâmes ; je les acceptai… Je me rappelle même que je n’hésitai pas.

Voici quelles furent les bases de cet odieux marché :On donnait au collège de Saint-Étienne, comme partout, des exemptions. Mon

père avait le droit d’en distribuer ailleurs que dans sa classe, parce qu’il faisait tous les quinze jours une surveillance dans quelque étude ; il allait dans chacune à tour de rôle, et il pouvait infl iger des punitions ou délivrer des récompenses. Le garçon qui avait les livres à gravures consentit à me les prêter, si je voulais lui procurer des exemptions.

Mes cheveux ne se dressèrent pas sur ma tête.« Tu sais faire le paraphe de ton père ? »Mes mains ne me tombèrent pas des bras, ma langue ne se sécha pas dans ma

bouche.« Fais-moi une exemption de deux cents vers et je te prête la Vie de Cartouche. »Mon cœur battait à se rompre.« Je te la donne ! Je ne te la prête pas, je te la donne… »Le coup était porté, l’abîme creusé ; je jetai mon honneur par-dessus les moulins,

je dis adieu à la vie de société, je me réfugiai dans le faussariat.J’ai ainsi fourni d’exemptions pendant un temps que je n’ose mesurer, j’ai bourré

de signatures contrefaites ce garçon, qui avait, il est vrai, conçu le premier l’idée de cette criminelle combinaison, mais dont je me fi s, tête baissée, l’infernal complice.

À ce prix-là, j’eus des livres – tous ceux qu’il avait lui-même ; – il recevait beau-coup d’argent de sa famille, et pouvait même entretenir des grenouilles derrière des dictionnaires. J’aurais pu avoir des grenouilles aussi – il m’en a offert – mais si j’étais capable de déshonorer le nom de mon père pour pouvoir lire, parce que j’avais la passion des voyages et des aventures, et si je n’avais pu résister à cette tentation-là, je m’étais juré de résister aux autres, et je ne touchai jamais la queue d’une grenouille, qu’on me croie sur parole ! Je ne ferai pas des moitiés d’aveux.

Et n’est-ce point assez d’avoir trompé la confi ance publique, imité une signature honorable et honorée, pendant deux ans ! Cela dura deux ans. Nous nous arrêtâmes las du crime ou parce que cela ne servait plus à rien, j’ai oublié, et nul ne sut jamais que nous avions été des faussaires. Je le fus et je ne m’en portai pas plus mal. On

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pourrait croire que le sentiment du crime enfi èvre, que le remords pâlit ; il est des criminels, malheureusement, sur qui rien ne mord et que leur infamie n’empêche pas de jouer à la toupie et de mettre insouciamment des queues de papier au derrière des hannetons.

Ce fut mon cas : beaucoup de queues de papier, force toupies. C’est peut-être un remède, et je n’ai jamais eu le teint si frais, l’air si ouvert, que pendant cette période du faussariat.

Ce n’est qu’aujourd’hui que la honte me prend et que je me confesse en rou-gissant. On commence par contrefaire des exemptions, on fi nit par contrefaire des billets. Je n’ai jamais pensé aux billets : c’est peut-être que j’avais autre chose à faire, que je suis paresseux, ou que je n’avais pas d’encre chez moi ; mais si la contrefaçon des exemptions mène au bagne, je devrais y être.

Et qui dit que je n’irai pas ?

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POUR COMPRENDRE : réponses, compléments et commentaires

Étape 1 [Autour du texte : le titre et la préface, p. 242]

1 Daniel Defoe, en ne faisant pas apparaître de nom d’auteur à son roman, per-met au lecteur de l’époque de croire en une histoire authentique, un véritable témoi-gnage. En 1719, il est déjà un expert du mimétisme : dans ses pamphlets politiques, il se glisse volontiers dans la peau du partisan du camp qui paye le mieux. L’escroquerie littéraire consiste ici à contrefaire une autobiographie. Il ne faut donc pas rompre dès le titre cette illusion par un nom d’auteur.

2 Le terme qui apparaît en plus gros caractères (« vie ») est complété par le verbe « vécut » et par la mention en italique et encadrée : « Écrit par lui-même ». Ces trois termes constituent une traduction parfaite du mot « autobiographie » : l’écriture de sa propre vie.

3 En plus de l’autobiographie, le titre annonce le genre du roman d’aventures : le terme « aventures », présent en gros caractères, précède des lieux (« île déserte », « Amérique », « Orénoque »), des péripéties (« jeté sur le rivage », « délivré », « nau-frage ») et des personnages (« des pirates ») typiques du genre du récit d’aventures.

4 Pour attirer l’attention du lecteur, Defoe, en bon publicitaire, choisit des mots accrocheurs. L’usage du titre à rallonge est courant jusqu’à la fi n du XVIIIe siècle : Defoe l’utilise à chacun de ses romans, aussi bien comme un argu-ment de vente de son futur manuscrit auprès des libraires-imprimeurs (ce genre de titres présente l’avantage de résumer adroitement l’histoire, à la manière des quatrièmes de couverture, plus courantes de nos jours) que comme un moyen de promotion et de publicité, dans les journaux et à la devanture des librairies. Il faut donc attirer l’attention.

5 La préface continue de brouiller les pistes. Cette fois-ci, c’est l’« éditeur de cet ouvrage » qui prend le relais. Il sert de caution à l’escroquerie littéraire de départ. Il sert d’autorité en qui le lecteur peut avoir pleine confi ance. Le procédé est courant et a servi longtemps à faire passer des œuvres de fi ction pour la réalité (Lettres de la religieuse portugaise, Le Dernier Jour d’un condamné de Victor Hugo, Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, les Lettres persanes de Montesquieu…).

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Lettres de la religieuse portugaise (1669)

Au lecteurJ’ai trouvé les moyens, avec beaucoup de soin et de peine, de recouvrer une copie

correcte de la traduction de cinq lettres portugaises qui ont été écrites à un gentil-homme de qualité qui servait en Portugal. J’ai vu tous ceux qui se connaissent en sentiments ou les louer, ou les chercher avec tant d’empressement que j’ai cru que je leur ferais un singulier plaisir de les imprimer. Je ne sais point le nom de celui auquel on les a écrites, ni de celui qui en a fait la traduction ; mais il m’a semblé que je ne devais pas leur déplaire en les rendant publiques. Il est diffi cile qu’elles n’eussent, enfi n, paru avec des fautes d’impression qui les eussent défi gurées.

Montesquieu (1689-1755) Lettres persanes (1721)

IntroductionJe ne fais point ici d’épître dédicatoire, et je ne demande point de protection pour

ce livre : on le lira, s’il est bon ; et, s’il est mauvais, je ne me soucie pas qu’on le lise.J’ai détaché ces premières lettres, pour essayer le goût du public ; j’en ai un grand

nombre d’autres dans mon portefeuille, que je pourrai lui donner dans la suite. […] Les Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi ; nous passions notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme d’un autre monde, ils ne me cachaient rien. En effet, des gens transplantés de si loin ne pouvaient plus avoir de secrets. Ils me communiquaient la plupart de leurs lettres ; je les copiai. J’en surpris même quelques-unes dont ils se seraient bien gardés de me faire confi dence, tant elles étaient mortifi antes pour la vanité et la jalousie persane.

Je ne fais donc que l’offi ce de traducteur : toute ma peine a été de mettre l’ouvrage à nos mœurs. J’ai soulagé le lecteur du langage asiatique autant que je l’ai pu, et l’ai sauvé d’une infi nité d’expressions sublimes, qui l’auraient ennuyé jusque dans les nues.

Victor Hugo (1802-1885) Le Dernier Jour d’un condamné (1828)

Première préface (le livre a d’abord paru sans nom d’auteur)Il y a deux manières de se rendre compte de l’existence de ce livre. Ou il y a eu,

en effet, une liasse de papiers jaunes et inégaux sur lesquels on a trouvé, enregistrées une à une, les dernières pensées d’un misérable ; ou il s’est rencontré un homme, un

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rêveur occupé à observer la nature au profi t de l’art, un philosophe, un poète, que sais-je ? dont cette idée a été la fantaisie, qui l’a prise ou plutôt s’est laissé prendre par elle, et n’a pu s’en débarrasser qu’en la jetant dans un livre.

De ces deux explications, le lecteur choisira celle qu’il voudra.

6 Si l’éditeur souligne l’aspect surprenant des aventures qu’il publie, il utilise pourtant des expressions qui montrent que l’histoire est véritable (« le récit exact des faits ») et qu’il nie absolument toute forme d’invention (« aucun des caractères de la fi ction »).

7 Deux objectifs sont mis en valeur par l’éditeur, qui reprennent les recomman-dations du poète latin Horace : placere et docere (plaire et instruire). Ainsi, il s’agit de publier un récit d’aventures pour avoir « quelque chance de plaire » à un public qui lira rapidement le livre (un « ouvrage promptement lu » parce qu’il passionne). Mais il faut aussi « instruire le public », lui apprendre les notions du bien et du mal dans un récit aux « fi ns édifi antes ». Le public sera ainsi « aussi bien distrait qu’édifi é ».

8 L’objectif est de faire écrire aux élèves ce qui pourrait ressembler à un résumé caricatural d’une œuvre qu’ils ont lue en lecture cursive. On peut décliner l’exercice à des œuvres cinématographiques. Daniel Defoe est coutumier des titres à rallonge, comme dans Moll Flanders en 1722 : « Heurs et malheurs de la fameuse Moll Flanders qui naquit à Newgate, et, durant une vie continuellement variée de trois fois vingt ans, outre son enfance, fut douze ans prostituée, cinq fois mariée (dont l’une à son propre frère), douze ans voleuse, huit ans félonne déportée en Virginie, fi nalement devint riche, vécut honnête, et mourut repentante. Écrit d’après ses propres mémoires » ; ou Capitaine Singleton en 1720 : « La vie, les aventures et les pirateries du célèbre capitaine Singleton, contenant le récit de son arrivée dans l’île de Madagascar, son installation là-bas, avec une description du lieu et des habitants, son passage de là au Paraguay puis à la terre ferme de l’Afrique, avec un récit des us et coutumes des habitants, sa délivrance des Barbares et des bêtes sauvages, sa ren-contre avec un Anglais de Londres, son voyage de retour en Angleterre. Comment le capitaine Singleton repartit en mer, avec un récit de ses aventures et ses pirateries avec le célèbre capitaine Avery ».

9 Là encore, l’exercice permet de travailler le résumé. Il peut se décliner à d’autres auteurs, jouer sur la mise en évidence de traits caricaturaux.

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10 Alexander Selkirk (1676-1721) est un marin écossais qui a inspiré Daniel Defoe pour son personnage de Robinson Crusoé1. Voici un document qui permettra de répondre à la question et de compléter les recherches2.

César Famin (1799-1853)Chili, in L’Univers, Histoire et Description de tous les peuples, 1840

Alexandre Selkirk, natif de Largo, dans le comté de Fife, en Écosse, était maître d’équipage à bord du Cinq-Ports, commandé par le capitaine Stradling. Selkirk, au rapport de quelques marins qui l’ont connu et nous en ont laissé le portrait, était un homme de bonnes mœurs, grave, réfl échi, mélancolique, et plus adonné aux joies spirituelles de la prière et du mysticisme qu’aux plaisirs ou aux travaux du monde. S’étant pris de querelle avec son commandant, il se sentit saisi d’un profond dégoût de la vie, et demanda à être abandonné sur l’île de Juan-Fernandez. La relâche du Cinq-Ports dura plusieurs jours, pendant lesquels Selkirk eut le temps de faire des réfl exions sur ce bizarre accès de misanthropie. Il se soumit donc, et pria le capitaine Stradling de le recevoir de nouveau à son bord ; mais cet homme dur et vindicatif ne voulut pas y consentir. À quelques mois de là, le Cinq-Ports fi t naufrage, et l’on serait tenté de voir dans ce malheur la justice divine, si une partie de l’équipage, innocente de l’abandon du marin écossais, n’avait pas péri en cette circonstance.

Livré à lui-même, Selkirk puisa dans ses sentiments religieux cette résignation et cette force d’âme qui devaient le soutenir dans le long exil auquel il se voyait condamné. En quittant le vaisseau, on lui avait laissé emporter son lit, un fusil, une livre de poudre, des balles, une hache, un couteau, des vêtements, un chaudron, du tabac, une Bible, quelques livres de piété et ses instruments de marine. Tant qu’il eut de la poudre, il tua des chèvres, et fournit sans trop de peine à sa subsistance ; mais cette ressource lui manqua bientôt, et son entretien devint alors plus précaire et plus pénible. Quelque temps il y pourvut au moyen de la pêche et de la récolte des fruits sauvages ; mais enfi n, éprouvant le besoin d’une nourriture plus substantielle, il tendit des pièges aux jeunes chevreaux. Peu satisfait de ses succès, il entreprit de

1. Le Poète Jorge Luis Borges, dans un court poème intitulé « Alexander Selkirk » (Œuvre poétique, 1925-1965), qu’on pourra proposer à la récitation, évoque le marin : « Enfi n Dieu m’a rendu les hommes et le monde, / Les chiffres et les noms, la porte, le miroir : / Je ne suis plus celui qui, si loin qu’il pût voir, / Ne voyait que la mer et sa steppe profonde. »2. On pourra se référer à l’article de Simon Nancy (Le Mythe de Robinson Crusoé à l’épreuve des Juan Fernández, Chemin d’étoiles n° 12, « Îles funestes, îles bienheureuses », Transboréal, août 2004) dans lequel il compare le roman et le héros qui a pu l’inspirer.

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se procurer à la course les animaux dont la chair et la peau lui étaient également indispensables. Ses premiers essais ne furent pas heureux ; cependant, la nécessité, le désespoir même, lui donnèrent des forces nouvelles ; il persévéra dans son projet, et un long exercice l’amena enfi n au but qu’il se proposait. Nu jusqu’à la ceinture, ainsi qu’aux jambes et aux pieds, couvert sur les hanches seulement de quelques morceaux de peaux de chèvres grossièrement cousus, il sautait de rocher en rocher, s’élançait sur les parois les plus escarpées, sur les arêtes tranchantes ou les pics aigus ; il fran-chissait les torrents et bondissait par-dessus les buissons avec une agilité incroyable, sans crainte comme sans précaution, et sans se reposer, jusqu’à ce que l’animal qu’il poursuivait se rendit à lui, haletant et blessé. Ces expéditions n’étaient pas toujours exemptes de mésaventures. Un jour, entre autres, au moment où Selkirk venait de saisir une chèvre, il tomba avec elle au fond d’un précipice, et y demeura longtemps privé de connaissance. Ayant enfi n repris ses sens, il s’aperçut que la chèvre gisait morte sous lui, et qu’il ne devait son salut qu’à la précaution qu’il avait prise de ne pas abandonner sa proie, et de tomber avec elle. Au bout de quelques mois il avait acquis une si grande agilité, que cette chasse périlleuse n’était plus qu’un jeu pour lui ; il lui arriva souvent, après avoir pris une chèvre, de la marquer à l’oreille, et de la relâcher, pour avoir le plaisir de la rattraper. D’autres occupations apportaient encore un léger adoucissement à cette pénible existence. Les Européens qui, les premiers, étaient venus dans l’île, y avaient planté des navets et des choux palmistes. Selkirk entreprit de les cultiver, se procurant ainsi, avec la chair des chevreaux, quelques poissons et des fruits, une nourriture saine et agréable. Ses vêtements étaient usés depuis longtemps ; il les remplaça par des peaux de chèvres. Enfi n, pour se délivrer du voisinage importun des rats qui rongeaient ses vêtements et dévoraient ses provisions, il se mit à apprivoiser de jeunes chats sauvages. – Il avait construit deux huttes dont la plus petite lui servait de cuisine ; là, quand il avait besoin de feu, il s’en procurait à la manière des Indiens, en frottant l’une contre l’autre deux pièces de bois résineux. Le manque absolu de sel fut une de ses plus cruelles privations ; c’est ce qui l’empêchait souvent de manger du poisson, et toujours de conserver une certaine provision de gibier. La plus grande des deux huttes servait à ses repas ; c’était là aussi qu’il retrem-pait dans le sommeil les forces de son corps, et, dans la prière, les forces de son âme.

Ainsi s’écoulait cette existence solitaire ! La prière, la chasse et l’agriculture en absorbaient la plus grande partie. Enseveli vivant, inscrit déjà sur le livre des morts, et se sentant fait pour la vie, ce malheureux, que les hommes abandonnaient, ne trouva de refuge que dans le sein de Dieu. Quand une pensée mondaine venait l’assaillir, quand un souvenir de famille lui arrachait quelques larmes, et que son imagination errait sur les montagnes de sa patrie, il lisait la Bible, il priait, il priait encore, et se sentait consolé.

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Un jour un navire espagnol aborda à Juan-Fernandez ; d’abord Selkirk se cacha dans les bois, résolu à ne pas rentrer dans la société. D’ailleurs, comme il l’a depuis avoué lui-même à Steele, qui l’a rapporté, il craignait que les Espagnols ne l’envoyassent aux presidios [Villes de guerre où l’on envoyait les soldats mutins, les malfaiteurs et les vagabonds]. Cependant la vue des hommes produisit bientôt sur lui une impression à laquelle il ne put résister : il se montra donc sur la lisière des bois ; mais les Espagnols, effrayés de cette étrange apparition, lui tirèrent quelques coups de fusil, qui l’obligèrent a se cacher de nouveau.

Quatre ans et trois mois s’étaient écoulés, et Selkirk avait perdu l’espoir de revoir le monde, quand le Ciel lui amena un libérateur. Woode-Rogers et Dampier croisaient alors sur les côtes du Chili avec deux corsaires, le Duc et la Duchesse de Bristol. Le 1er février 1709, ils abordèrent à Juan-Fernandez, et Selkirk se rendit à eux ; Dampier, qui l’avait connu autrefois, intervint en sa faveur, et détermina Woode-Rogers à le recevoir à son bord. C’est ce dernier qui nous a conservé les détails les plus circonstanciés sur le naufrage et les aventures de ce marin, dont le nom est devenu inséparable de celui du héros imaginaire de Daniel Defoe. Rogers prétend qu’il avait tellement perdu l’habitude de parler, qu’il fut assez longtemps avant de pouvoir se faire comprendre. On ne nous a pas dit si Selkirk, rentré dans la société, plongé de nouveau dans le bruit et les misères du monde, regretta jamais les solitudes de Juan-Fernandez.

12 Jonathan Swift (1667-1745) et Laurence Sterne (1713-1768) sont deux auteurs contemporains de Daniel Defoe (1660-1731). Swift a écrit Les Voyages de Gulliver (1726) qui, à l’instar de Robinson Crusoé, est une œuvre longtemps considérée comme appartenant à la littérature enfantine. Le dépaysement chez Swift repose sur l’exploration de mondes imaginaires (le voyage à Liliput, à Borbdingnag, Glubbdubdrib et autres Houyhnhnms…), mais le voyage comme aventure et moyen de comprendre le monde sert une satire de la société (ce que Robinson ne fait pas). Swift et Defoe sont employés par le même ministère, l’un pour se charger d’une brochure politique, l’autre économique concernant les avantages de mettre un terme à la guerre de Succession d’Espagne. Laurence Sterne est considéré (avec l’Espagnol Cervantès et le Français Rabelais) comme le père du roman moderne. Defoe, lui, a engagé une révolution du roman des années plus tôt. Son œuvre principale s’intitule Vie et Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme (1759-1767). Le point commun avec Robinson est la même tentative d’une autobiographie fi ctive. Là, on est loin du roman d’aventures…

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Étape 2 [Le début du récit : invitation aux voyages, p. 244]

Questions supplémentaires• Quelle genre d’existence le père de Robinson espère-t-il pour son fi ls ? Quel est l’idéal de bonheur du père de Robinson ? À quelle classe sociale appartient-il ?• « En suivant… pouvoir poursuivre. » (l. 60-97) : relevez les différents moyens uti-lisés pour exprimer la négation. Pourquoi sont-ils aussi nombreux dans le discours paternel ?• Montrez que Robinson ne peut résister à son destin de voyageur. Relevez les mots et expressions qui le prouvent.• Quel est le rôle de l’argent dans le début du roman ?• Lors de sa première expérience sur un bateau, à quoi Robinson attribue-t-il son mal de mer et sa peur ?• Dressez la liste de tous les mots désignant un bateau ou la partie d’un bateau.• Observez bien qu’en ce début de récit, Robinson refuse systématiquement de travailler (« je n’avais appris aucun métier », « il était trop tard pour commencer un apprentissage quelconque » et, sur le bateau, « je n’y avais aucun emploi et ne m’étais pas mis en état d’en avoir un »).• « Bafouer mes propres intérêts » (l. 367) : comparez la vie de Robinson au Brésil avec celle qu’il aurait pu avoir en restant en Angleterre. A-t-il bien fait de suivre ses désirs ?

1 Le roman commence comme une autobiographie : Robinson Kreutznaer évoque sa naissance, ses origines, sa famille, qui sont les motifs de l’autobiographie. Le choix d’un point de vue interne, avec l’utilisation du pronom « je », renforce cette illusion.

2 La famille de Robinson est marquée par les déplacements : son père, d’Allemagne (Brême), est venu en Angleterre (à Hull puis à York) ; l’un de ses frères, militaire, suit l’armée de Flandre ; l’autre, sans doute aventurier, ne donne jamais signe de vie. Robinson appartient à une famille de marchands (« négoce »). Les gènes familiaux ne prédisposent pas Robinson à être sédentaire.

3 Le « penchant naturel » de Robinson est de « naviguer ». Son père cherche à l’en dissuader. En cherchant l’aventure, il renonce à la défi nition du bonheur de son père : le « confort », l’« agrément », la tranquillité. Le père de Robinson voudrait qu’il vive selon sa condition, qui n’est celle ni d’un misérable, ni d’un homme de « rang supérieur ». Il désire pour lui une vie mesurée. Il lui prévoit une vie de tourments,

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marquée par « un dur labeur, le manque du nécessaire et une nourriture médiocre ou insuffi sante », une « vie servile pour gagner [son] pain quotidien ».

4 Dans le dialogue entre le père et le fi ls, on sent une opposition très nette entre les envies d’évasion du fi ls (son « coup de tête », l. 103) et les conseils de sagesse et de mesure du père. Le récit (l’éditeur l’a rappelé) a des fi ns didactiques : il doit, à l’instar de la fable et de la littérature morale, instruire, inculquer des principes de sagesse. Les mésaventures du fi ls désobéissant à son père sont prévues, annon-cées par les mises en garde du père. Robinson s’en souviendra trop tard. Pour l’heure, le dialogue est moral : les conseils « fort avisés » s’appuient sur la « longue expérience » d’un « homme sage et grave » face à un « jeune aventurier » (l. 146) possédé par le désir de voyager. Il faut trouver un bonheur simple et plaisant en restant dans une condition intermédiaire, qui n’est ni trop basse, ni trop haute, ne chercher ni la gloire, ni le luxe et profi ter d’un bonheur paisible et durable. On peut juger combien ce discours, convenant à un vieil homme, n’est pas séduisant pour le jeune Robinson.

5 Dans cette phrase se mêlent deux conceptions qui représentent bien les aventures de Robinson : il est poussé par une force irrésistible (c’est le destin, la fatalité) mais il possède quand même le libre-arbitre. C’est lui, prédisposé à voyager par sa naissance, qui subit et agit. Tel est le sort de Robinson de faire des choix contre la raison.

6 Dès que Robinson met le pied sur un bateau, le vent et la mer se déchaînent (« le vent se mit à souffl er et les vagues à se creuser de la façon la plus alarmante »). La tempête initiale a un rôle très important dans le récit : elle est interprétée comme un signe du destin (un « jugement divin qui me punissait justement de la mauvaise action que j’avais commise »). Robinson est effrayé et se dit qu’il n’est pas fait pour l’aventure ; il promet « de rentrer tout droit à la maison, de suivre les conseils de [s]on père, de ne plus mettre les pieds sur un bateau. » L’expérience lui fait com-prendre la sagesse paternelle. Pour un temps seulement… Le récit d’aventures utilise le mauvais temps, les tempêtes comme des moteurs de l’aventure. Le destin, la fatalité en font leur instrument pour diriger, perdre, sauver les aventuriers. Le naufrage sur l’île déserte sera dû lui aussi à une tempête.

7 « Haute comme une montagne, furieuse comme un ennemi » sont les deux comparaisons des lignes 465-467. La force et la détermination des éléments sont ainsi soulignées. La mer est personnifi ée en un « ennemi » qui pourchasse Robinson : « la fureur de la mer, qui fondit à nouveau sur moi » (l. 486-487). Les actions ont l’air d’être volontaires : « la mer me laissa, ou plutôt me lança contre un rocher » (l. 490).

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8 Il s’agit de tester la lecture des élèves et leur capacité à classer chronologique-ment les événements.

Autre sujet possible : Reconstituez la chronologie de ce début de roman, de la nais-sance de Robinson à son arrivée sur l’île.

9 À ce stade de l’histoire, Robinson n’est pas encore porteur de valeurs héroïques. Il n’est encore qu’un jeune homme désinvolte et insouciant (« la tête emplie de pensées vagabondes », l. 16), velléitaire et inconstant (« Je résolus donc de ne plus songer à voyager, mais de m’établir chez nous selon son désir. Hélas ! quelques jours effacèrent tout cela », l. 99-100), téméraire, déraisonnable. Il ne tire aucune leçon des signaux qui l’avertissent des dangers.

10 L’exercice permet de tester la capacité d’argumenter à partir d’une situation concrète, à laquelle les élèves peuvent sûrement s’identifi er.

11 On veillera à ce que le texte rédigé s’inscrive dans une narration. Les élèves peuvent exploiter le discours direct et commencer à intégrer le discours indirect. L’exercice sert aussi à mesurer leur degré d’invention : restent-ils dans le cadre du dialogue entre Robinson et son père ou cherchent-ils une situation plus contempo-raine ? Le professeur est libre de préciser davantage ses attentes.

Autre sujet possible : « Ce qu’il advint de mon second frère, je ne le sais pas plus que mes parents ne surent ce qu’il advint de moi. » Écrivez la lettre que pourrait recevoir Robinson Crusoé à la fi n de sa vie dans laquelle son frère lui raconterait quelle a été son existence.

13 Dans la religion catholique, il existe sept péchés capitaux (des fautes contre les lois divines) : l’avarice, la colère, l’envie, la gourmandise, la luxure, l’orgueil et la paresse. Pour le père de Robinson, son fi ls doit se garder de ces péchés qui peuvent en entraîner d’autres. Ainsi, il est question de ne pas être « encombré par l’orgueil […] et l’envie » (l. 40-41), ces péchés appelant « le luxe, l’ambition » (l. 40), porteurs d’inquiétude et d’instabilité. Lignes 65-66, il insiste sur « la passion de l’envie » et « la fl amme dévorante et secrète de la folie des grandeurs », les deux péchés qui semblent les plus nuisibles à une vie heureuse et simple. Il le met en garde contre le pouvoir de l’argent (l’avarice en fait partie) : « le sage […] priait le Seigneur de ne lui donner ni pauvreté ni richesse » (l. 46-47).

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Concernant les vertus, elles sont au nombre de sept (sans compter les vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité, ni les vertus cardinales que sont la prudence et la force) : la charité, la chasteté, le courage, l’humilité, la modestie, la prodigalité et la tempérance. Le père de Robinson enseigne à son fi ls que, pour accéder à la condition moyenne, celle de la tranquillité et de la paix, il faut posséder quelques vertus : « la tempérance, la modération » (l. 58), alliées à d’autres qualités, « la tranquillité, la santé, la civilité » permettent aux hommes de « travers[er] le monde sans bruit ni heurts » (l. 61).

Autre sujet de recherche : Qui est le « fi ls prodigue » dans la Bible ? Résumez cette parabole du Nouveau Testament et demandez-vous pourquoi elle éclaire le début de l’histoire de Robinson.

14 On parle de « commerce triangulaire » ou de « traite négrière » pour désigner le trafi c européen d’esclaves africains qu’on fait venir dans le Nouveau Monde (l’Amérique). Dès le XVIe siècle, avec la découverte de l’Amérique, l’esclavage devient une nécessité : il faut de la main-d’œuvre pour exploiter les richesses du Nouveau Monde. Avant le commerce triangulaire, les populations indiennes sur place sont réduites en esclavage. Puis la « traite des Noirs » est mise en place au milieu du XVIe siècle par les Espagnols. Les Anglais et les Hollandais ne la pratiquent qu’un siècle plus tard, très vite rejoints par les Français. En 1674, le roi Jacques II fonde la Compagnie royale d’Afrique quand Louis XIV crée la Compagnie du Sénégal. Les navires européens achètent à des esclavagistes noirs des hommes robustes. En échange, on leur donne des marchandises. De là, et dans des conditions terribles, les esclaves sont transportés en Amérique où ils sont vendus aux colons sur place.

Portrait d’un négrier Prosper Mérimée (1803-1870) Tamango, 1829

Le capitaine Ledoux était un bon marin. Il avait commencé par être simple matelot, puis il devint aide-timonier. Au combat de Trafalgar, il eut la main gauche fracassée par un éclat de bois ; il fut amputé, et congédié ensuite avec de bons certi-fi cats. Le repos ne lui convenait guère, et, l’occasion de se rembarquer se présentant, il servit, en qualité de second lieutenant, à bord d’un corsaire. L’argent qu’il retira de quelques prises lui permit d’acheter des livres et d’étudier la théorie de la navi-

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gation, dont il connaissait déjà parfaitement la pratique. Avec le temps, il devint capitaine d’un lougre corsaire de trois canons et de soixante hommes d’équipage, et les caboteurs de Jersey conservent encore le souvenir de ses exploits. La paix le désola : il avait amassé pendant la guerre une petite fortune, qu’il espérait augmenter aux dépens des Anglais. Force lui fut d’offrir ses services à de pacifi ques négociants ; et, comme il était connu pour un homme de résolution et d’expérience, on lui confi a facilement un navire. Quand la traite des Nègres fut défendue, et que, pour s’y livrer il fallut non seulement tromper la vigilance des douaniers français, ce qui n’était pas très diffi cile, mais encore, et c’était le plus hasardeux, échapper aux croiseurs anglais, le capitaine Ledoux devint un homme précieux pour les trafi quants de bois d’ébène.

Bien différent de la plupart des marins qui ont langui longtemps comme lui dans les postes subalternes, il n’avait point cette horreur profonde des innovations, et cet esprit de routine qu’ils apportent trop souvent dans les grades supérieurs. Le capitaine Ledoux, au contraire, avait été le premier à recommander à son armateur l’usage des caisses en fer, destinées à contenir et conserver l’eau. À son bord, les menottes et les chaînes, dont les bâtiments négriers ont provision, étaient fabri-quées d’après un système nouveau, et soigneusement vernies pour les préserver de la rouille.

Mais ce qui lui fi t le plus d’honneur parmi les marchands d’esclaves, ce fut la construction, qu’il dirigea lui-même, d’un brick destiné à la traite, fi n voilier, étroit, long comme un bâtiment de guerre, et cependant capable de contenir un très grand nombre de Noirs. Il le nomma L’Espérance. Il voulut que les entreponts, étroits et rentrés, n’eussent que trois pieds quatre pouces de haut, prétendant que cette dimen-sion permettait aux esclaves de taille raisonnable d’être commodément assis et quel besoin ont-ils de se lever ?

« Arrivés aux colonies, disait Ledoux, ils ne resteront que trop sur leurs pieds ! » Les Noirs, le dos appuyé aux bordages du navire, et disposés sur deux lignes paral-lèles, laissaient entre leurs pieds un espace vide, qui, dans tous les autres négriers, ne sert qu’à la circulation. Ledoux imagina de placer dans cet intervalle d’autres Nègres, couchés perpendiculairement aux premiers. De la sorte, son navire contenait une dizaine de Nègres de plus qu’un autre du même tonnage. À la rigueur, on aurait pu en placer davantage ; mais il faut avoir de l’humanité, et laisser à un Nègre au moins cinq pieds en longueur et deux en largeur pour s’ébattre pendant une traver-sée de six semaines et plus : « Car enfi n, disait Ledoux à son armateur pour justifi er cette mesure libérale, les Nègres, après tout, sont des hommes comme les Blancs. » L’Espérance partit de Nantes un vendredi, comme le remarquèrent depuis des gens superstitieux. Les inspecteurs qui visitèrent scrupuleusement le brick ne découvri-

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rent pas six grandes caisses remplies de chaînes, de menottes, et de ces fers que l’on nomme, je ne sais pourquoi, barres de justice. Ils ne furent point étonnés non plus de l’énorme provision d’eau que devait porter L’Espérance, qui, d’après ses papiers, n’allait qu’au Sénégal pour y faire le commerce de bois et d’ivoire. La traversée n’est pas longue, il est vrai, mais enfi n le trop de précautions ne peut nuire, si l’on était surpris par un calme, que deviendrait-on sans eau ?

Négociations : le commerce triangulaire Prosper Mérimée (1803-1870) Tamango, 1829

Le capitaine Ledoux le considéra quelque temps en silence, tandis que Tamango, se redressant à la manière d’un grenadier qui passe à la revue devant un général étranger, jouissait de l’impression qu’il croyait produire sur le Blanc. Ledoux, après l’avoir examiné en connaisseur, se tourna vers son second, et lui dit :

« Voilà un gaillard que je vendrais au moins mille écus, rendu sain et sans avaries à la Martinique. » On s’assit, et un matelot qui savait un peu la langue wolofe servit d’interprète. Les premiers compliments de politesse échangés, un mousse apporta un panier de bouteilles d’eau-de-vie ; on but, et le capitaine, pour mettre Tamango en belle humeur, lui fi t présent d’une jolie poire à poudre en cuivre, ornée du portrait de Napoléon en relief. Le présent accepté avec la reconnaissance convenable, on sortit de la case, on s’assit à l’ombre en face des bouteilles d’eau-de-vie, et Tamango donna le signal de faire venir les esclaves qu’il avait à vendre.

Ils parurent sur une longue fi le, le corps courbé par la fatigue et la frayeur, cha-cun ayant le cou pris dans une fourche longue de plus de six pieds, dont les deux pointes étaient réunies vers la nuque par une barre de bois. Quand il faut se mettre en marche, un des conducteurs prend sur son épaule le manche de la fourche du premier esclave ; celui-ci se charge de la fourche de l’homme qui le suit immédiate-ment ; le second porte la fourche du troisième esclave, et ainsi des autres. S’agit-il de faire halte, le chef de fi le enfonce en terre le bout pointu du manche de sa fourche, et toute la colonne s’arrête. On juge facilement qu’il ne faut pas penser à s’échapper à la course, quand on porte attaché au cou un gros bâton de six pieds de longueur. À chaque esclave mâle ou femelle qui passait devant lui, le capitaine haussait les épaules, trouvait les hommes chétifs, les femmes trop vieilles ou trop jeunes et se plaignait de l’abâtardissement de la race noire.

« Tout dégénère, disait-il ; autrefois, c’était bien différent. Les femmes avaient cinq pieds six pouces de haut, et quatre hommes auraient tourné seuls le cabestan

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d’une frégate, pour lever la maîtresse ancre. » Cependant, tout en critiquant, il faisait un premier choix des Noirs les plus robustes et les plus beaux.

Ceux-là, il pouvait les payer au prix ordinaire ; mais, pour le reste, il demandait une forte diminution.

Tamango, de son côté, défendait ses intérêts, vantait sa marchandise, parlait de la rareté des hommes et des périls de la traite. Il conclut en demandant un prix, je ne sais lequel, pour les esclaves que le capitaine blanc voulait charger à son bord.

Aussitôt que l’interprète eut traduit en français la proposition de Tamango, Ledoux manqua tomber à la renverse de surprise et d’indignation ; puis, murmurant quelques jurements affreux, il se leva comme pour rompre tout marché avec un homme aussi déraisonnable. Alors Tamango le retint ; il parvint avec peine à le faire rasseoir. Une nouvelle bouteille fut débouchée, et la discussion recommença. Ce fut le tour du Noir à trouver folles et extravagantes les propositions du Blanc. On cria, on disputa longtemps, on but prodigieusement d’eau-de-vie ; mais l’eau-de-vie pro-duisait un effet bien différent sur les deux parties contractantes.

Plus le Français buvait, plus il réduisait ses offres, plus l’Africain buvait, plus il cédait de ses prétentions. De la sorte, à la fi n du panier, on tomba d’accord. De mau-vaises cotonnades, de la poudre, des pierres à feu, trois barriques d’eau-de-vie, cin-quante fusils mal raccommodés furent donnés en échange de cent soixante esclaves.

Le capitaine, pour ratifi er le traité, frappa dans la main du Noir plus qu’à moitié ivre, et aussitôt les esclaves furent remis aux matelots français, qui se hâtèrent de leur ôter leurs fourches de bois pour leur donner des carcans et des menottes en fer ; ce qui montre bien la supériorité de la civilisation européenne.

Restait encore une trentaine d’esclaves : c’étaient des enfants, des vieillards, des femmes infi rmes. Le navire était plein.

Tamango, qui ne savait que faire de ce rebut, offrit au capitaine de les lui vendre pour une bouteille d’eau-de-vie la pièce. L’offre était séduisante. Ledoux se souvint qu’à la représentation des Vêpres siciliennes à Nantes, il avait vu bon nombre de gens gros et gras entrer dans un parterre déjà plein, et parvenir cependant à s’y asseoir, en vertu de la compressibilité des corps humains. Il prit les vingt plus sveltes des trente esclaves. Alors Tamango ne demanda plus qu’un verre d’eau-de-vie pour chacun des dix restants. Ledoux réfl échit que les enfants ne paient et n’occupent que demi-place dans les voitures publiques. Il prit donc trois enfants ; mais il déclara qu’il ne voulait plus se charger d’un seul Noir. Tamango, voyant qu’il lui restait encore sept esclaves sur les bras, saisit son fusil et coucha en joue une femme qui venait la première : c’était la mère des trois enfants.

« Achète, dit-il au Blanc, ou je la tue ; un petit verre d’eau-de-vie ou je tire.

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– Et que diable veux-tu que j’en fasse ? » répondit Ledoux. Tamango fi t feu, et l’esclave tomba morte à terre.

« Allons à un autre ! s’écria Tamango en visant un vieillard tout cassé : un verre d’eau-de-vie, ou bien… » Une des femmes lui détourna le bras, et le coup partit au hasard. Elle venait de reconnaître dans le vieillard que son mari allait tuer un guiriot ou magicien, qui lui avait prédit qu’elle serait reine.

Tamango, que l’eau-de-vie avait rendu furieux, ne se posséda plus en voyant qu’on s’opposait à ses volontés.

Il frappa rudement sa femme de la crosse de son fusil ; puis se tournant vers Ledoux :

« Tiens, dit-il, je te donne cette femme. » Elle était jolie. Ledoux la regarda en souriant, puis il la prit par la main :

« Je trouverai bien où la mettre », dit-il.L’interprète était un homme humain. Il donna une tabatière de carton à

Tamango, et lui demanda les six esclaves restants. Il les délivra de leurs fourches, et leur permit de s’en aller où bon leur semblerait. Aussitôt ils se sauvèrent, qui deçà, qui delà, fort embarrassés de retourner dans leur pays à deux cents lieues de la côte.

Cependant le capitaine dit adieu à Tamango et s’occupa de faire au plus vite embarquer sa cargaison. Il n’était pas prudent de rester longtemps en rivière ; les croiseurs pouvaient reparaître, et il voulait appareiller le lendemain. Pour Tamango, il se coucha sur l’herbe, à l’ombre, et dormit pour cuver son eau-de-vie.

Autre sujet de recherche : Recherchez des œuvres picturales représentant des naufrages (Le Radeau de la Méduse de Théodore Géricault, les œuvres de Joseph Vernet ou celle d’Horace Vernet, Joseph Vernet attaché à un mât étudie les effets de la tempête) et observez la posture et les réactions des personnages. Comparez avec le texte.

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Étape 3 [Un an de vacances ?, p. 246]

Questions supplémentaires• Quelles sont les premières craintes de Robinson, une fois sur l’île ?• « Une seule idée… logement » (l. 541-554) : de quelle manière organise-t-il sa première nuit sur l’île ?• Observez l’équipement de Robinson naufragé : un couteau, une pipe et du tabac. Quelles sont ses chances de survivre sur une île déserte ?• Robinson est raisonnable, il économise ses provisions. Comment envisage-t-il l’avenir ?• « Mais, je m’en aperçus… inutiles » (l. 742-743) Quelle information concernant la suite de l’histoire est donnée dans cette phrase ? Quel effet produit-elle sur le lecteur ?• « Pendant le temps… sans peine » (l. 764-780) : montrez que l’épisode de la chasse aux chèvres est révélateur de l’esprit scientifi que de Robinson.• « Ma situation m’apparaissait… qui les accompagnent » (l. 797-818) : expliquez, en la reformulant, la réfl exion de Robinson sur sa situation et sur le rôle de Dieu.• Pourquoi Robinson tient-il un calendrier ?• « Je me mis donc… n’importait guère » (l. 976-992) : quelles sont les qualités qui permettent à Robinson de vivre en autarcie ?• « L’île du Désespoir » : ce nom vous semble-t-il justifi é ?• « Et je fus bien inspiré d’agir ainsi, comme on le verra plus tard dans des circons-tances fort singulières » (l. 1107-1108) : remarquez cette façon d’anticiper l’action et de créer l’attente du lecteur…• « Dans cet intervalle… » (l. 1318) : quel conseil est ici donné pour les jeunes lecteurs ?

1 Robinson lève les bras au ciel et remercie Dieu : « je commençai à regarder le ciel et à rendre grâce à Dieu » (l. 504-505), « levant les mains au ciel » (l. 515), « Seigneur ! comment ai-je pu atteindre le rivage ? » (l. 523).

Robinson, qui jusqu’alors prêtait peu d’attention à Dieu, commence à l’associer à ses bonheurs et à ses malheurs. Son importance ira croissant.

2 Robinson récupère tout ce qu’il peut : « bordages et planches », « trois coffres de marins », des « provisions de bouche, à savoir pain, riz, trois fromages de Hollande, cinq pièces de viande de chèvre séchée […], et un petit reste de blé d’Europe », « un mélange d’orge et de froment » en partie gâté, des « liqueurs » (eau cordiale et arak),

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des « vêtements », des outils tirés du « coffre du charpentier », « des munitions et des armes » (deux fusils de chasse, deux pistolets, des poires à poudre, un sac de menu plomb, deux vieux sabres rouillés, des barils de poudre).

Robinson, au cours d’une autre expédition, rapporte « des plumes, de l’encre, du papier », « trois ou quatre boussoles, des instruments de mathématiques, des cadrans, des lunettes d’approche, des cartes et des livres de navigation ». Il rapporte également « trois très bonnes bibles », « quelques livres en portugais », « deux ou trois livres de prières papistes », « un chien et deux chats ».

Ainsi, Robinson récupère :– des matériaux et des outils ;– de la nourriture et des boissons ;– des vêtements ;– des armes ;– de quoi lire et écrire ;– des instruments de mesure ;– des animaux de compagnie ;(– des cordages, des voiles : l. 667-674).

3 Robinson, sur l’île, est un autre homme. Dès son arrivée, la réfl exion prend le pas sur l’émotion. Il délibère (« ne sachant si je devais m’installer dans une grotte sous terre ou sous une tente à la surface »), parvient effi cacement à une décision (« je conclus bien vite ») après avoir observé son environnement et avoir dressé, méticu-leusement, les « conditions » de son installation.

4 Robinson s’installe « en bas d’une colline dont le fl anc était aussi à pic […] que la façade d’une maison » (protection, sécurité) ; le « renfoncement » dans le pan rocheux est aussi un moyen de se préserver des pluies. L’endroit qu’il choisit est « abrité de la chaleur pendant le jour » (protégé du soleil), le « terrain plat et gazonné » paraît salubre et donne accès à la mer (possibilité d’observer).

5 Robinson craint les bêtes sauvages. Dès sa première nuit sur l’île, il cherche à s’en préserver en dormant dans un arbre. Il se barricade avec des caisses et se fabrique « une sorte de hutte ». L’autre danger pour Robinson, ce sont les sauvages : il fabrique donc une palissade, une véritable « forteresse » (l. 744).

6 Robinson veut évaluer objectivement sa situation et constater s’il peut avoir des sujets de réconfort ou voir que « [s]on cas n’était pas désespéré. » En plaçant le bien dans la seconde colonne, il parvient toujours à atténuer le malheur de la première colonne. La seconde colonne, dont chacun des relevés commence par la conjonction de coordination « mais », met en évidence l’optimisme de Robinson. Il conclue d’ailleurs :

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« Tout bien pesé, c’était là une preuve manifeste qu’il n’est point dans le monde condi-tion si misérable où il n’y ait quelque aspect, positif ou négatif, dont on doive s’estimer heureux. L’expérience de l’état le plus misérable nous enseigne que nous pouvons toujours y puiser quelque consolation à porter dans la colonne du crédit » (l. 942-946).

7 Robinson, qui est peu croyant au début de sa vie sur l’île déserte, prend pour un miracle l’apparition de quelques épis d’orge. Il est persuadé que la Providence en est responsable, « sans le concours d’aucune semence », pour qu’il puisse survivre. Puis, en voyant que du riz pousse également, il parcourt toute une partie de l’île pour voir si le miracle s’est répandu à d’autres endroits et se souvient en fait qu’il avait secoué un sac de grains pour les poules. Au lieu d’un miracle, le hasard est responsable de ce bienfait pour Robinson.

8 Robinson, seul sur son île et malade, appelle Dieu à son secours. Lui qui n’a jamais cru ni pratiqué, a reçu un avertissement en rêve et trouve le besoin de prier. Pour « lutter contre les diffi cultés que la nature elle-même ne peut supporter », il lui faut l’aide de Dieu. À partir de ce jour, la Bible lui apporte le réconfort.

Autres sujets possibles :a. Robinson, sur le radeau qui le ramène du bateau à l’île, découvre le paysage qui s’offre à lui. Décrivez de façon organisée cette île (du général au particulier, de gauche à droite, de haut en bas…).b. Et si Robinson n’avait pu récupérer qu’une plume, de l’encre et du papier ? Racontez, sous la forme d’un journal au présent, l’impossible survie de Robinson.

15 Le mot « île » vient du latin insula qui a donné aussi, à travers un emprunt à l’italien au XVIe siècle (isolato), le mot « isolé » qui signifi e à la fois « construit en îlot » et « séparé », au fi guré « séparé des autres hommes ». Le mot « île » a donc à voir avec la solitude de Robinson, parce qu’il est « isolé » du monde sur son île.

16 Pour comparer le passage du roman avec les deux premiers chapitres de la Genèse, on peut proposer la traduction de la Bible par Lemaître de Sacy, la plus répandue au XVIIe siècle. Il serait sans doute utile d’opérer des coupes signifi catives, de façon à faire ressortir les points les plus évidents.

Livre de la Genèse, chapitre 11 Au commencement Dieu créa le ciel et la terre.2 La terre était informe et toute nue ; les ténèbres couvraient la face de l’abîme ;

et l’Esprit de Dieu était porté sur les eaux.

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3 Or Dieu dit : Que la lumière soit faite. Et la lumière fut faite.4 Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière d’avec les ténèbres.5 Il donna à la lumière le nom de Jour, et aux ténèbres le nom de Nuit. Et du soir

et du matin se fi t le premier jour.6 Dieu dit aussi : Que le fi rmament soit fait au milieu des eaux, et qu’il sépare

les eaux d’avec les eaux.7 Et Dieu fi t le fi rmament ; et il sépara les eaux qui étaient sous le fi rmament,

d’avec celles qui étaient au-dessus du fi rmament. Et cela se fi t ainsi.8 Et Dieu donna au fi rmament le nom de Ciel. Et du soir et du matin se fi t le

second jour.9 Dieu dit encore : Que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent en un seul

lieu, et que l’élément aride paraisse. Et cela se fi t ainsi.10 Dieu donna à l’élément aride le nom de Terre, et il appela Mers toutes ces

eaux rassemblées. Et il vit que cela était bon.11 Dieu dit encore : Que la terre produise de l’herbe verte qui porte de la graine,

et des arbres fruitiers qui portent du fruit chacun selon son espèce, et qui renferment leur semence en eux-mêmes pour se reproduire sur la terre. Et cela se fi t ainsi.

12 La terre produisit donc de l’herbe verte qui portait de la graine selon son espèce, et des arbres fruitiers qui renfermaient leur semence en eux-mêmes, chacun selon son espèce. Et Dieu vit que cela était bon.

13 Et du soir et du matin se fi t le troisième jour.14 Dieu dit aussi : Que des corps de lumière soient faits dans le fi rmament du

ciel, afi n qu’ils séparent le jour d’avec la nuit, et qu’ils servent de signes pour marquer les temps et les saisons, les jours et les années :

15 qu’ils luisent dans le fi rmament du ciel, et qu’ils éclairent la terre. Et cela se fi t ainsi.

16 Dieu fi t donc deux grands corps lumineux, l’un plus grand pour présider au jour, et l’autre moindre pour présider à la nuit : il fi t aussi les étoiles.

17 Et il les mit dans le fi rmament du ciel pour luire sur la terre,18 pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière d’avec les ténèbres.

Et Dieu vit que cela était bon.19 Et du soir et du matin se fi t le quatrième jour.20 Dieu dit encore : Que les eaux produisent des animaux vivants qui nagent dans

l’eau, et des oiseaux qui volent sur la terre sous le fi rmament du ciel.21 Dieu créa donc les grands poissons, et tous les animaux qui ont la vie et le

mouvement, que les eaux produisirent chacun selon son espèce, et il créa aussi tous les oiseaux selon leur espèce. Il vit que cela était bon.

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22 Et il les bénit, en disant : Croissez et multipliez-vous, et remplissez les eaux de la mer ; et que les oiseaux se multiplient sur la terre.

23 Et du soir et du matin se fi t le cinquième jour.24 Dieu dit aussi : Que la terre produise des animaux vivants chacun selon son

espèce, les animaux domestiques, les reptiles et les bêtes sauvages de la terre selon leurs différentes espèces. Et cela se fi t ainsi.

25 Dieu fi t donc les bêtes sauvages de la terre selon leurs espèces, les animaux domestiques et tous les reptiles chacun selon son espèce. Et Dieu vit que cela était bon.

26 Il dit ensuite : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance, et qu’il commande aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, aux bêtes, à toute la terre, et à tous les reptiles qui se meuvent sur la terre.

27 Dieu créa donc l’homme à son image ; il le créa à l’image de Dieu, et il les créa mâle et femelle.

28 Dieu les bénit, et il leur dit : Croissez et multipliez-vous ; remplissez la terre, et vous l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux qui se meuvent sur la terre.

29 Dieu dit encore : Je vous ai donné toutes les herbes qui portent leur graine sur la terre, et tous les arbres qui renferment en eux-mêmes leur semence, chacun selon son espèce, afi n qu’ils vous servent de nourriture,

30 et à tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui se meut sur la terre, et qui est vivant et animé, afi n qu’ils aient de quoi se nourrir. Et cela se fi t ainsi.

31 Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites ; et elles étaient très bonnes. Et du soir et du matin se fi t le sixième jour.

Livre de la Genèse, chapitre 21 Le ciel et la terre furent donc ainsi achevés avec tous leurs ornements.2 Dieu termina au septième jour tout l’ouvrage qu’il avait fait ; et il se reposa le

septième jour, après avoir achevé tous ses ouvrages.3 Il bénit le septième jour, et il le sanctifi a, parce qu’il avait cessé en ce jour de

produire tous les ouvrages qu’il avait créés.4 Telle a été l’origine du ciel et de la terre ; et c’est ainsi qu’ils furent créés au jour

que le Seigneur Dieu fi t l’un et l’autre,5 et qu’il créa toutes les plantes des champs avant qu’elles fussent sorties de

la terre, et toutes les herbes de la campagne avant qu’elles eussent poussé. Car le Seigneur Dieu n’avait pas encore fait pleuvoir sur la terre ; et il n’y avait point d’homme pour la labourer.

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6 Mais il s’élevait de la terre une fontaine qui en arrosait toute la surface.7 Le Seigneur Dieu forma donc l’homme du limon de la terre, il répandit sur son

visage un souffl e de vie, et l’homme devint vivant et animé.8 Or le Seigneur Dieu avait planté dès le commencement un jardin délicieux,

dans lequel il mit l’homme qu’il avait formé.9 Le Seigneur Dieu avait aussi produit de la terre toutes sortes d’arbres beaux à

la vue, et dont le fruit était agréable au goût, et l’arbre de vie au milieu du paradis, avec l’arbre de la science du bien et du mal.

10 Dans ce lieu de délices il sortait de la terre un fl euve pour arroser le paradis ; et de là ce fl euve se divise en quatre canaux :

11 L’un s’appelle Phison, et c’est celui qui coule tout autour du pays de Hévilath, où il vient de l’or ;

12 et l’or de cette terre est très bon. C’est là aussi que se trouve le bdellium et la pierre d’onyx.

13 Le second fl euve s’appelle Géhon, et c’est celui qui coule tout autour du pays d’Éthiopie.

14 Le troisième fl euve s’appelle le Tigre, qui se répand vers les Assyriens. Et l’Euphrate est le quatrième de ces fl euves.

15 Le Seigneur Dieu prit donc l’homme, et le mit dans le paradis de délices, afi n qu’il le cultivât et qu’il le gardât.

16 Il lui fi t aussi ce commandement, et lui dit : Mangez de tous les fruits des arbres du paradis.

17 Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. Car au même temps que vous en mangerez, vous mourrez très certainement.

18 Le Seigneur Dieu dit aussi : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une aide semblable à lui.

19 Le Seigneur Dieu ayant donc formé de la terre tous les animaux terrestres, et tous les oiseaux du ciel, il les amena devant Adam, afi n qu’il vît comment il les appellerait. Et le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son nom véritable.

20 Adam appela donc tous les animaux d’un nom qui leur était propre, tant les oiseaux du ciel que les bêtes de la terre. Mais il ne se trouvait point d’aide pour Adam, qui lui fût semblable.

21 Le Seigneur Dieu envoya donc à Adam un profond sommeil ; et lorsqu’il était endormi, il tira une de ses côtes, et mit de la chair à la place.

22 Et le Seigneur Dieu forma la femme de la côte qu’il avait tirée d’Adam, et l’amena à Adam.

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23 Alors Adam dit : Voilà maintenant l’os de mes os, et la chair de ma chair. Celle-ci s’appellera d’un nom qui marque l’homme, parce qu’elle a été prise de l’homme.

24 C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils seront deux dans une seule chair.

25 Or Adam et sa femme étaient alors tous deux nus, et ils n’en rougissaient point.

L’arrivée sur l’île pour Robinson possède des ressemblances avec l’arrivée d’Adam dans le « jardin délicieux » dans lequel Dieu l’a placé. Robinson, à l’instar d’Adam, fait fi gure de premier homme sur l’île, celui qui aura à bâtir un monde, au cœur d’une nature luxuriante comme le jardin d’Éden, au milieu des créations divines : oiseaux et bêtes sauvages. Daniel Defoe se sert du mythe originel pour marquer que la vie de Robinson sur l’île est un recommencement, une occasion de réinventer. L’île est « inhabitée » (« la terre était informe et toute nue » I, 2), Robinson soupçonne l’existence de « bêtes sauvages », « de peur de me faire dévorer par quelque bête sau-vage » (« Dieu fi t donc les bêtes sauvages de la terre selon leurs espèces » I, 25). La présence d’une « abondance d’oiseaux », « d’innombrables oiseaux » (« il créa aussi tous les oiseaux selon leur espèce. / Et il les bénit, en disant : […] que les oiseaux se multiplient sur la terre » I, 21-22) que Robinson-Adam n’a pas encore le pouvoir de nommer (« sans toutefois reconnaître les espèces », « je n’en reconnus aucun ») et dont il trouble l’existence par « le premier coup de fusil qui y avait jamais été tiré depuis la création du monde ».

17 La Bible est un livre commun en partie aux juifs et aux chrétiens. Il regroupe les « livres sacrés », comprenant l’Ancien Testament et le Nouveau Testament (comprenant les quatre Évangiles). Son étymologie est grecque (biblia, les livres). La Bible, c’est à la fois le regroupement des biblia et le canon sacré, le biblion, le Livre. D’autres mots français sont formés à partir de cette racine grecque : les dérivés de « Bible » : biblique, bibliquement ; mais aussi une bibliothèque (lieu où l’on range les livres) et son bibliothécaire, une bibliographie (liste de livres de référence sur un sujet donné), le récent bibliobus (qui se déplace chargé de livres), le bibliophile ( collectionneur amoureux des livres rares et précieux).

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Étape 4 [Robinson dans son île, p. 248]

Questions supplémentaires• « J’ai déjà dit… entre leurs mains » (l. 1626-1655) : remarquez bien que Robinson, ayant évacué tout danger venant de l’intérieur de l’île, commence à considérer ceux qui pourraient venir de l’extérieur.• « Ce voyage… me retiendrait sur l’île » (l. 1667-1742) : montrez que Robinson s’est attaché aux lieux qu’il a transformés pour vivre.• « La saison pluvieuse… ces deux dernières années » (l. 1757-1777) : pour Robinson, l’île est-elle toujours « l’île du Désespoir » ? Pourquoi est-il heureux ?• « Mais maintenant… épave du navire » (l. 1791-1818) : à partir de maintenant, soyez attentif : Robinson citera souvent la Bible pour trouver du réconfort dans le dialogue avec Dieu.• Observez bien que, depuis son arrivée sur l’île, Robinson a recréé un monde (il est coup sur coup bâtisseur, chasseur, cueilleur, agriculteur et bientôt éleveur, artisan, tailleur…).• « Cela me causa… mener à bien » (l. 1913-1915) : encore une leçon pour la jeu-nesse…• Pourquoi, à votre avis, Robinson ne supporterait-il pas d’être nu sur son île ?• « Lors de la sixième année de mon règne ou de ma captivité, comme il vous plaira » (l. 2154-2155) : règne ou captivité ? Qu’en pensez-vous ?• « Je voyais… de la revoir un jour » (l. 2205-2219) : le goût de Robinson pour l’aven-ture ne lui a-t-il pas déjà été fatal ? Son père ne le lui avait-il pas prédit ?• « Le jour de ma naissance… un même jour » (l. 2019-2022) : quel est le sens sym-bolique de la répétition de cette date ?• « Un stoïcien… faveur spéciale » (l. 2384-2394) : relevez le champ lexical associé à l’univers d’un roi.

1 Dès la ligne 1626, Robinson entame une découverte plus approfondie de l’île. Il constate : « ce côté de l’île où je me trouvais était beaucoup plus agréable que le mien » (l. 1657-1658). Pourquoi cette différence ? La beauté des lieux, leurs aspect paradisiaque, d’Éden primitif (« les vastes champs ou savanes étaient riants, cou-verts de fl eurs et d’herbe », « il y avait abondance de très beaux bois », « beaucoup de perroquets », l. 1658-1660). On le voit, la profusion et la variété des couleurs forment cette impression de lieu édénique. Un peu plus loin, il ajoute : « dès que j’arrivai à la mer, je fus surpris de voir que j’avais élu domicile du mauvais côté de

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l’île ». On retrouve alors la même idée d’abondance et de diversité : « ce rivage-ci était recouvert d’innombrables tortues », « il y avait aussi un nombre infi ni d’oi-seaux de toutes sortes », « il y avait plus de chèvres de ce côté-ci de l’île que du mien » (l. 1688-1697). En déménageant, Robinson aurait sans doute une vie plus facile, répondant plus à ses besoins. Pourtant, il ne veut pas s’installer ailleurs. Il en donne la raison : il s’est familiarisé avec les lieux, s’y est attaché (« je m’étais accoutumé à mon logis, il m’était devenu naturel », l. 1701-1702) ; il considère même que les nouveaux lieux qu’il rencontre le dépaysent : « j’avais le sentiment pendant toute cette exploration que j’étais comme en voyage et loin de chez moi. » (l. 1702-1704).

2 La fabrication du pain est importante pour Robinson car elle lui permet de réinventer les moyens de sa fabrication. Il doit mettre en œuvre toute son inven-tion (« mon ingéniosité », l. 1856) pour parvenir à un résultat qu’il connaît déjà. Différents problèmes s’offrent à lui, comme autant d’énigmes qui se sont posées aux premiers hommes : « je ne savais ni comment le moudre, ni comment faire de la farine avec mon blé, ni comment nettoyer et bluter mon grain ; ni, si j’en faisais de la farine, comment pétrir du pain ; ni, si je parvenais à en pétrir, comment le cuire » (l. 1848-1851).

3 « Travailler pour son pain », c’est, au sens propre, travailler pour concevoir du pain (sens concret) ; au sens fi guré, c’est « survivre ».

4 Robinson conçoit son bonheur comme son propre père le concevait, quand il lui donnait des conseils de tempérance et de modération. Certes, son père n’imagi-nait pas une vie heureuse en travaillant de ses mains, bonheur que réalise Robinson sur son île. Le monde, devenu lointain pour Robinson, n’est plus une source d’envie (un lieu « dont je n’attendais rien, et qui ne m’inspirait aucun désir ») ; il est écarté de « la perversité du monde » (son père lui recommandait de se tenir éloigné de la débauche, du luxe et de l’extravagance) ; il s’éloigne de toute forme d’ambition (« je n’avais pas de rivaux, aucun compétiteur ») ; il peut subvenir largement à ses besoins naturels (abondance de vivres). Sa vie est donc « douce », car il a « l’esprit et le corps beaucoup plus à l’aise ». Il voit positivement sa situation et se montre reconnaissant envers Dieu et la Providence.

5 La voix de Coco est la première qu’il entend depuis son arrivée sur l’île. Sa stupeur est due au demi-sommeil dans lequel il se trouve encore, ce qui l’empêche d’être clairvoyant : ce rappel de l’humanité que Robinson a perdue de vue dans ses aventures lui provoque cette épouvante, comme s’il était devenu fou.

6 « Majesté », « seigneur », « maître », « pouvoir absolu », « sujets », « royaume », « monarque », « serviteurs », « favori », « faveur » font partie du champ lexical de la

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royauté. Robinson reconstitue, avec les moyens du bord, une microsociété, sur le modèle de celle qu’il connaît déjà.

7

Vêtements de Robinson

Accessoires de Robinson

Parties du visagede Robinson

– un grand bonnet informe (en peau de chèvre) avec un rabat– une veste courte en peau de chèvre– des chausses non serrées au genou (en peau de bouc, dont les longs poils descendent à mi-mollet)– des bottines (des « je-ne-sais-quoi »)

– un ceinturon en peau de chèvre séchée– une scie– une hachette– une ceinture en bandoulière à poches– une corbeille– un fusil– un parasol en peau de chèvre

– le teint basané– une barbe courte– de très longues moustaches

Un Anglais, incarnation de l’élégance, pourrait rire de ce qui passerait pour un accoutrement ou être effrayé de se trouver face à un sauvage.

8 Robinson est un homme d’actions : depuis son arrivée sur l’île, il a fabriqué une arme de défense (l. 550), un radeau (l. 581), un abri (l. 685), une palissade (l. 733, l. 889) ; il organise sa forteresse (l. 744), creuse le rocher (l. 758), fabrique une terrasse (l. 760), chasse quotidiennement (l. 764), fabrique des outils et des objets (l. 972), pratique la cueillette (l. 1390), cultive les céréales (l. 1529), fabrique une nouvelle enceinte (l. 1571), fait du pain (l. 1868), construit une pirogue intrans-portable (l. 1910), fabrique des vêtements ou les raccommode (l. 2053), construit une autre pirogue et creuse un canal (l. 2107-2108), pratique l’élevage des chèvres (l. 2359)…

9 Il s’agit ici de réinvestir des connaissances sur le texte explicatif.10 Cet exercice d’écriture permet de faire une recherche lexicale et d’utiliser la

comparaison et la métaphore.

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11 L’autoportrait fi ctif permet de mesurer la qualité de lecture des élèves. Une recherche (individuelle et collective) des traits de caractère de Robinson depuis son arrivée sur l’île est nécessaire.

Autres sujets d’écriture :a. « Ce fut dans cette disposition… avec mon fusil » (l. 1819-1835) : racontez, sous la forme d’un journal au présent, une journée de la vie de Robinson au cours de sa troisième année sur l’île.b. « […] Je ne pus rester juste sur le bord et m’aperçus qu’il m’emportait de plus en plus loin de la barre, située sur ma gauche. Il n’y avait aucun souffl e de vent pour m’aider et j’avais beau pagayer, mes efforts restaient vains » (l. 2191-2194) : Robinson est emporté par le courant au large de l’île. Imaginez une autre suite à cette aventure.

12 Un anthropophage, étymologiquement, c’est un « mangeur d’hommes », sou-vent appelé cannibale. En grec, anthrôpos désigne l’être humain, l’homme ; le suffi xe -phage est grec aussi (du verbe phagein qui veut dire « manger »). Le suffi xe -phage entre dans la construction de nombreux mots : les Lotophages d’Ulysse, mangeurs de lotus, l’aérophagie, trouble qui montre un excès d’air dans les parties digestives, ou l’œsophage (conduit qui sert à manger). Le latin possède aussi un suffi xe qui désigne le fait de manger : -vore (du latin vorare : avaler, dévorer). De nombreux mots contiennent ce suffi xe : carnivore, herbivore, insectivore, omnivore… Dévorer, vorace et voracité contiennent la même racine latine.

13 S’interroger sur le mythe littéraire de Robinson, c’est aussi l’occasion d’évoquer les « robinsonnades ». Les élèves de 5e ont vu en 6e certains récits de la mythologie gréco-latine : à travers Les Métamorphoses d’Ovide, Gilgamesh ou les exploits d’Ulysse, ils ont fréquenté ces « fables ou récits fabuleux » que sont les mythes. Ils savent ce que sont les récits légendaires, les mythes fondateurs qui pro-posent une explication du monde et contiennent une leçon, une morale, un ensei-gnement. Le mythe est souvent une histoire exemplaire qui constitue le socle d’une réinvention ou réécriture par la littérature. On distingue les mythes littéraires des autres mythes parce que si ces derniers remontent aux origines de l’humanité, les mythes littéraires, eux, sont des créations qui ont proposé un modèle inédit qui a marqué les esprits et touché l’inconscient collectif. En créant Robinson Crusoé, Daniel Defoe parle à tous les hommes de leur condition. L’homme seul sur son île est un mythe littéraire qui interroge tout le monde. D’autres personnages sont

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devenus des « mythes littéraires » : don Juan, Faust et son pacte avec le diable, Tristan et Iseult et leurs amours malheureuses, Dracula… Tous ont donné lieu à de multiples réécritures.

Autre sujet de recherche :Cherchez des images, des fi lms et des textes ayant pour cadre une île déserte. Quels sont les caractéristiques de toutes ces îles ?

Étape 5 [Guide de survie en milieu hostile, p. 250]

Questions supplémentaires• Comment expliquez-vous qu’il n’y ait la trace que d’un seul pied ?• Quels travaux entreprend Robinson suite à la découverte de l’empreinte ? Combien de temps cela lui prend-il ?• « Toutefois… atteint de fi èvre » (l. 2678-2691) : observez encore une fois la démarche scientifi que de Robinson : il observe, compare et tire des conclusions.• « Je conçus… à mon côté » (l. 2891-2922) : quelles sont les conséquences sur la vie de Robinson provoquées par la peur de rencontrer des cannibales ?• « Et mes réfl exions… murmures » (l. 2928-2933) : êtes-vous d’accord avec Robinson ?• « Ce serait justifi er… âme généreuse » (l. 3056-3070) : pourquoi Robinson asso-cie-t-il dans l’horreur les cannibales et les Espagnols ?• « Poussé par la curiosité… tout simplement » (l. 3185-3211) : qu’aviez-vous imaginé ?• « Quand j’en fus sorti… je la souhaitais » (l. 3234-3247) : relevez les degrés de l’adjectif (comparatif et superlatif) qui accompagnent la description de la grotte.• « D’abord, j’avais appris… diable » (l. 3284-3292) : Robinson dit avoir laissé son perroquet. Pourtant, au moment de quitter l’île, il part en l’emportant. Daniel Defoe écrivait vite…• Cet épisode (qui s’achève ligne 3626) n’est pas simplement une aventure avortée : il est temps pour Robinson d’envisager la présence réconfortante d’un compagnon.• « Je vécus… son fondement » (l. 3686-3727) : Robinson n’a pas changé depuis son enfance. Expliquez pourquoi.

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1 La réaction de Robinson à la vue de l’empreinte est celle de la peur panique. Elle est exprimée de manière hyperbolique (« surpris à l’extrême »). L’étonnement (au sens étymologique) de Robinson (« je restai comme foudroyé ») est celui d’un homme face à une illusion surnaturelle (« comme si j’avais vu un spectre »). Le sen-timent de peur se poursuit un peu plus loin dans le passage : Robinson a perdu les repères qu’il a construits sur l’île (« mille pensées frémissantes », « égaré comme un homme en proie à une confusion totale », « ne sentant plus le sol sous mes pieds ») ; sa peur est une inquiétude (il perd la tranquillité acquise des années durant) : « si épouvanté que je regardais derrière moi tous les deux ou trois pas […] », « je m[e] précipitai comme si j’étais poursuivi » ; cette inquiétude transforme sa perception des choses : « prenant chaque buisson, chaque arbre, pour un homme », « je ne saurais plus décrire les innombrables formes sous lesquelles mon imagination terrifi ée me représentait les objets », « les étranges chimères »… Il en vient à s’enfermer, saisi par une panique pétrifi ante : « jamais lièvre effarouché ne se cacha ni renard ne se terra avec plus d’affolement que moi dans cette retraite ». La fi n du passage multiplie les mots du champ lexical de la peur : « effroi », « appréhensions », « apeurées », « craintes ».

2 Robinson songe d’abord que ce pas est celui du diable qui aurait pris une apparence humaine : « l’œuvre du diable », « Satan ». Il réfute cette hypothèse, considérant qu’il n’y avait pas de raison de le faire à cet endroit qu’il fréquentait peu et que le diable pouvait trouver d’autres manières plus subtiles de le terrifi er. Il pense ensuite à une empreinte laissée par un sauvage « de la terre ferme en face de l’île ». Il entrevoit alors les conséquences d’une visite des sauvages sur son exis-tence. Quelque temps plus tard, il en vient à penser que ce pas n’est que le fruit de son imagination, « une pure chimère », et que cette trace est peut-être celle d’un de ses pieds. Il se prend alors pour un fou ayant imaginé toute cette peur panique. Quelques lignes plus loin, il vérifi era l’empreinte : elle ne correspond pas à son pied.

3 Il vient d’assister à une scène de cannibalisme. Son vomissement est une forme de purgation qui montre son dégoût devant une telle horreur. Le choc qu’il ressent, comme une attaque de la foudre (« ce spectacle me sidéra »), est tel qu’il en oublie « un long moment la notion [de] danger ». Son dégoût moral, son mépris pour ces « pratiques barbares » est marqué par des jugements de valeur : « infernale sauvage-rie », « dégénérescence de la nature humaine ».

4 Robinson se prépare à éradiquer les sauvages de son île, et imagine différents stratagèmes pour les punir. Pourtant, au bout d’un moment, il y renonce, au nom de Dieu. Il ne veut pas se substituer à lui (« De quel droit et à quel titre pouvais-je

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m’établir juge et bourreau […] ? ») et se placer en justicier alors que Dieu les laisse faire (« traiter en criminel des gens que le Ciel laissait agir ainsi depuis des siècles sans les châtier »). En quittant le plan divin, il se considère comme importun à s’immiscer dans des histoires qui ne regardent que des sauvages qui ne lui ont rien fait (« En quoi ces gens m’avaient-ils offensé ? »). En comparant avec les pratiques européennes, il se rend compte que les temps de guerre font faire à tous les hommes des horreurs qui ne sont pas hiérarchisables (« ces gens n’étaient pas plus des assassins […] que les chrétiens qui mettaient souvent à mort les prisonniers capturés au combat […] »). Tout est une question de relativité des mœurs.

5 Ce passage de l’histoire est un épisode d’aventures : tout d’abord parce qu’il présente la découverte d’un territoire vierge, inexploré, rempli de mystères (« Nul sauvage, j’imagine, n’étais jamais parvenu jusqu’à son entrée ni n’avait eu l’au-dace de s’aventurer à l’intérieur, ni personne d’autre […] »). Il s’agit bien d’avoir les qualités de l’aventurier, c’est-à-dire le sang-froid nécessaire pour affronter le risque de l’inconnu. Un autre aspect de l’aventure réside dans la rencontre avec « quelque créature, homme ou démon », dont il ne voit que les deux yeux briller dans la grotte découverte. Le lecteur se demande alors si Robinson ne va pas se trouver face à un nouvel habitant, ou face à un sauvage blessé. Le sentiment d’an-goisse et d’incertitude (ce qu’on appelle le suspense, propre au récit d’aventures) conduit à pénétrer le cœur serré avec le héros dans cette grotte pour affronter la peur, se confronter aux indices d’un danger et constater les manifestations physiques de la panique (« la peur m’étreignit à nouveau, car j’entendis un très gros soupir », « je reculai, effaré à ce point que mon corps se couvrit d’une sueur froide »). Une fois le bouc découvert, le suspense est aboli, et laisse la place à l’émerveillement quand Robinson découvre la voûte scintillante de diamants et de pierres précieuses.

6 Robinson a peur que les sauvages pénètrent à l’intérieur de l’île et découvrent ses cultures et ses constructions (« ils risquaient de découvrir mon blé, sur pied ou coupé, ainsi que certains de mes travaux et aménagements »), prouvant l’existence d’un insulaire. Ce qui le rassure, c’est qu’il constate que les sauvages profi tent de la marée pour venir et pour repartir. Il en conclut qu’à marée haute, il ne peut craindre l’arrivée des sauvages.

7 Robinson part à la rencontre d’un navire échoué, comme au début de l’histoire, quand il retourne au bateau qui l’a rendu naufragé.

Ressemblances : Robinson récupère un chien, deux coffres de marins, de la poudre, de l’alcool, des ustensiles…

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Différences : Alors que le premier navire contenait de quoi construire un nouveau monde, celui-ci offre le superfl u à Robinson.

8 Il s’agit ici de proposer un exercice d’imagination, pour tester la capacité des élèves au vraisemblable et leur faculté à assimiler et prendre en compte les éléments du texte.

9 Plusieurs passages de Robinson Crusoé ont proposé aux élèves l’expression des sentiments (celui de la peur particulièrement). À eux de réinvestir le vocabulaire, les tournures, de façon à faire passer des émotions.

10 Ici, il s’agit d’écrire un texte descriptif (description fi xe) en employant deux fi gures de style. On peut aider les élèves en leur proposant des représentations pictu-rales de « sauvages » (par exemple les deux tableaux de Goya suivants : 1. Cannibales dépeçant leurs victimes ; 2. Cannibales).

Autres sujets d’écriture :a. Robinson découvre que l’empreinte a été laissée par un nouveau naufragé. Rédigez un texte présentant les pensées de Robinson et sa réaction face à la pré-sence d’un autre être humain.b. Racontez comment Robinson parvient fi nalement à fabriquer de la bière. Renseignez-vous sur l’histoire et la fabrication de cette boisson très ancienne.

11 Pour incarner le mal dans la tradition judéo-chrétienne, on a eu recours à la fi gure du diable, une créature de Dieu qui a voulu se montrer son égal et qui l’a ensuite rejeté. Étymologiquement « celui qui divise », le diable a plusieurs noms : Satan (« ennemi » en hébreu), Lucifer (« porteur de lumière » pour les Romains), Belzébuth (du dieu Baal des Phéniciens), on l’appelle aussi le démon, le maudit, le malin… Présent dans toutes les religions monothéistes (Iblis dans la religion musulmane), il est l’ange déchu ou le révolté contre Dieu et représente le mal. Il est traditionnellement représenté comme un personnage monstrueux (mi-homme, mi-animal), rouge pour rappeler les fl ammes de l’enfer (mais il a longtemps été vert), avec des ailes, des cornes, des griffes, une queue pointue et une fourche. Au Moyen Âge, il est montré comme un être hideux, portant sur son visage les péchés et les vices. Pour ce qui est de son caractère, il agit avec malignité, par la séduction, n’hésite pas à mentir. Il cherche à diviser, à créer des querelles.

12 Christophe Colomb (1451-1506) est un navigateur italien qui, au service de l’Espagne, a découvert en 1492 les Amériques, croyant rejoindre les Indes. On trouvera facilement de quoi compléter cette recherche. C’est avec Colomb que

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commence donc la colonisation espagnole des Amériques. L’Espagne étend ainsi considérablement son pouvoir, mais doit partager avec les Portugais (traité de Tordesillas, 1494). La colonisation est d’abord celle des îles des Antilles et du littoral de l’Amérique centrale. Au cours du XVIe siècle, les Espagnols entrent plus avant dans les terres et installent des colonies, au prix de massacres d’autochtones, mais aussi de déportations, de travail forcé… Les Espagnols apportent avec eux des maladies qui éradiquent des populations locales entières. C’est en raison de la forte baisse démo-graphique que la traite des Noirs sera mise en œuvre par les Portugais, puis par les Espagnols. Les conquistadors Hernán Cortés et Francisco Pizarro se sont emparés l’un de l’Empire aztèque, l’autre de l’Empire inca, au début du XVIe siècle. Le premier contact avec les Mexicains est très cordial, mais les pratiques sacrifi cielles poussent très vite les Espagnols à vouloir imposer leurs coutumes et leur dieu. Désireux de civiliser des « sauvages », ils se sont souvent montrés particulièrement barbares. On parle aujourd’hui de « génocide » pour dire l’ampleur des massacres au nom de Dieu ou pour exploiter les richesses des territoires conquis. En relativisant la barbarie des « sauvages » de l’île au regard de la violence et de la cruauté de ceux qui représentent la civilisation, Robinson affi rme que le plus sauvage des deux n’est pas celui qu’on croit.

13 Le rôle de l’argent est évoqué à plusieurs reprises dans Robinson Crusoé. Le héros, sur son île, n’en a plus l’usage, mais il a cherché à l’amasser au Brésil, et s’il ne peut rien en faire, il continue de conserver les pièces qu’il a récupérées sur les diffé-rents navires qu’il a visités. Quand Robinson dit qu’il n’avait « pas plus l’usage de cet or que les Indiens du Pérou avant l’arrivée des Espagnols », il montre la relativité des coutumes et renvoie au mythe de l’Eldorado que Voltaire, plus tard, dans Candide, réutilisera. Il serait utile de fournir aux élèves les deux chapitres, de façon qu’ils puissent se confronter au mythe et comprendre en quoi la civilisation européenne a imposé ses usages aux territoires conquis.

Voltaire (1694-1778) Candide, chapitre XVII (1759)

Arrivée de Candide et de son valet au pays d’Eldorado, et ce qu’ils y virent.Ils voguèrent quelques lieues entre des bords, tantôt fl euris, tantôt arides, tantôt

unis, tantôt escarpés. La rivière s’élargissait toujours ; enfi n elle se perdait sous une voûte de rochers épouvantables qui s’élevaient jusqu’au ciel. Les deux voyageurs eurent la hardiesse de s’abandonner aux fl ots sous cette voûte. Le fl euve, resserré en cet endroit, les porta avec une rapidité et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre heures ils revirent le jour ; mais leur canot se fracassa contre les écueils ; il fallut

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se traîner de rocher en rocher pendant une lieue entière ; enfi n ils découvrirent un horizon immense, bordé de montagnes inaccessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir comme pour le besoin ; partout l’utile était agréable : les chemins étaient couverts ou plutôt ornés de voitures d’une forme et d’une matière brillante, portant des hommes et des femmes d’une beauté singulière, traînés rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux d’Andalousie, de Tétuan, et de Méquinez.

« Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la Vestphalie. » Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier village qu’il rencontra. Quelques enfants du village, couverts de brocarts d’or tout déchirés, jouaient au palet à l’entrée du bourg ; nos deux hommes de l’autre monde s’amusèrent à les regarder : leurs palets étaient d’assez larges pièces rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit envie aux voyageurs d’en ramasser quelques-uns ; c’était de l’or, c’était des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le plus grand ornement du trône du Mogol. « Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les fi ls du roi du pays qui jouent au petit palet. » Le magister du village parut dans ce moment pour les faire rentrer à l’école. « Voilà, dit Candide, le précepteur de la famille royale. »

Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terre leurs palets, et tout ce qui avait servi à leurs divertissements. Candide les ramasse, court au pré-cepteur et les lui présente humblement, lui faisant entendre par signes que leurs altesses royales avaient oublié leur or et leurs pierreries. Le magister du village, en souriant, les jeta par terre, regarda un moment la fi gure de Candide avec beaucoup de surprise, et continua son chemin.

Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l’or, les rubis, et les émeraudes. « Où sommes-nous ? s’écria Candide. Il faut que les enfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu’on leur apprend à mépriser l’or et les pierreries. » Cacambo était aussi surpris que Candide. Ils approchèrent enfi n de la première maison du village ; elle était bâtie comme un palais d’Europe. Une foule de monde s’empressait à la porte, et encore plus dans le logis ; une musique très agréable se faisait entendre, et une odeur délicieuse de cuisine se faisait sentir. Cacambo s’approcha de la porte, et entendit qu’on parlait péruvien ; c’était sa langue mater-nelle ; car tout le monde sait que Cacambo était né au Tucuman, dans un village où l’on ne connaissait que cette langue. « Je vous servirai d’interprète, dit-il à Candide ; entrons, c’est ici un cabaret. »

Aussitôt deux garçons et deux fi lles de l’hôtellerie, vêtus de drap d’or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à se mettre à la table de l’hôte. On

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servit quatre potages garnis chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux cents livres, deux singes rôtis d’un goût excellent, trois cents colibris dans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un autre ; des ragoûts exquis, des pâtisseries délicieuses ; le tout dans des plats d’une espèce de cristal de roche. Les garçons et les fi lles de l’hôtellerie versaient plusieurs liqueurs faites de cannes de sucre.

Les convives étaient pour la plupart des marchands et des voituriers, tous d’une politesse extrême, qui fi rent quelques questions à Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, et qui répondirent aux siennes d’une manière à le satisfaire.

Quand le repas fut fi ni, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer son écot, en jetant sur la table de l’hôte deux de ces larges pièces d’or qu’il avait ramassées ; l’hôte et l’hôtesse éclatèrent de rire, et se tinrent longtemps les côtés. Enfi n ils se remirent. « Messieurs, dit l’hôte, nous voyons bien que vous êtes des étrangers ; nous ne sommes pas accoutumés à en voir. Pardonnez-nous si nous nous sommes mis à rire quand vous nous avez offert en paiement les cailloux de nos grands chemins. Vous n’avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais il n’est pas nécessaire d’en avoir pour dîner ici. Toutes les hôtelleries établies pour la com-modité du commerce sont payées par le gouvernement. Vous avez fait mauvaise chère ici, parce que c’est un pauvre village, mais partout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l’être. » Cacambo expliquait à Candide tous les discours de l’hôte, et Candide les écoutait avec la même admiration et le même égarement que son ami Cacambo les rendait. « Quel est donc ce pays, disaient-ils l’un et l’autre, inconnu à tout le reste de la terre, et où toute la nature est d’une espèce si différente de la nôtre ? C’est probablement le pays où tout va bien ; car il faut absolument qu’il y en ait un de cette espèce. Et, quoi qu’en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que tout allait assez mal en Vestphalie. »

Voltaire (1694-1778)Candide, chapitre XVIII (1759)

Ce qu’ils virent dans le pays d’EldoradoCacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité ; l’hôte lui dit : « Je suis fort

ignorant, et je m’en trouve bien ; mais nous avons ici un vieillard retiré de la cour qui est le plus savant homme du royaume, et le plus communicatif. » Aussitôt il mène Cacambo chez le vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n’était que d’argent, et les lambris des appartements n’étaient que d’or, mais travaillés avec tant de goût que les plus riches lambris ne l’effaçaient pas. L’antichambre n’était à

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la vérité incrustée que de rubis et d’émeraudes ; mais l’ordre dans lequel tout était arrangé réparait bien cette extrême simplicité.

Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de plumes de colibri, et leur fi t présenter des liqueurs dans des vases de diamant ; après quoi il satisfi t à leur curiosité en ces termes :

« Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j’ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l’ancienne patrie des Incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde, et qui furent enfi n détruits par les Espagnols. Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal furent plus sages ; ils ordonnèrent, du consentement de la nation, qu’aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume ; et c’est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils l’ont appelé Eldorado ; et un Anglais, nommé le chevalier Raleigh, en a même approché il y a environ cent années ; mais, comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de précipices, nous avons toujours été jusqu’à présent à l’abri de la rapacité des nations de l’Europe, qui ont une fureur inconce-vable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu’au dernier. »

La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du gouvernement, sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts. Enfi n Candide, qui avait toujours du goût pour la métaphysique, fi t demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu. « Comment donc ! dit-il, en pouvez-vous douter ? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats ? » Cacambo demanda humblement quelle était la religion d’Eldorado. Le vieillard rougit encore : « Est-ce qu’il peut y avoir deux religions ? dit-il. Nous avons, je crois, la religion de tout le monde ; nous adorons Dieu du soir jusqu’au matin. – N’adorez-vous qu’un seul Dieu ? dit Cacambo, qui servait toujours d’interprète aux doutes de Candide. – Apparemment, dit le vieillard, qu’il n’y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde font des questions bien singulières. » Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu dans Eldorado. « Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage ; nous n’avons rien à lui demander, il nous a donné tout ce qu’il nous faut ; nous le remercions sans cesse. » Candide eut la curiosité de voir des prêtres ; il fi t demander où ils étaient. Le bon vieillard sourit. « Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres ; le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d’actions de grâces solennellement tous les

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matins, et cinq ou six mille musiciens les accompagnent. – Quoi ! vous n’avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne sont pas de leur avis ? – Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard ; nous sommes tous ici du même avis, et nous n’entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. » Candide à tous ces discours demeurait en extase, et disait en lui-même : « Ceci est bien différent de la Vestphalie et du château de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n’aurait plus dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu’il y avait de mieux sur la terre ; il est certain qu’il faut voyager. »

Après cette longue conversation, le bon vieillard fi t atteler un carrosse à six mou-tons, et donna douze de ses domestiques aux deux voyageurs pour les conduire à la cour. « Excusez-moi, leur dit-il, si mon âge me prive de l’honneur de vous accompa-gner. Le roi vous recevra d’une manière dont vous ne serez pas mécontents, et vous par-donnerez sans doute aux usages du pays, s’il y en a quelques-uns qui vous déplaisent. »

Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut, et de cent de large ; il est impossible d’expri-mer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.

Vingt belles fi lles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du car-rosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands offi ciers et les grandes offi cières de la couronne les menèrent à l’appartement de sa majesté au milieu de deux fi les, chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand offi cier comment il fallait s’y prendre pour saluer sa majesté : si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. « L’usage, dit le grand offi cier, est d’embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et Cacambo sautèrent au cou de sa majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.

En attendant, on leur fi t voir la ville, les édifi ces publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueurs de cannes de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes places pavées d’une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du girofl e et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fi t le plus de

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plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d’instruments de mathématiques et de physique.

Après avoir parcouru toute l’après-dînée à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre sa majesté, son valet Cacambo, et plusieurs dames. Jamais on ne fi t meilleure chère, et jamais on n’eut plus d’esprit à souper qu’en eut sa majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n’était pas ce qui l’étonna le moins.

Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à Cacambo : « Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes ; mais enfi n Mlle Cunégonde n’y est pas, et vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous n’y serons que comme les autres ; au lieu que si nous retournons dans notre monde, seulement avec douze moutons chargés de cailloux d’Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble, nous n’aurons plus d’inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément reprendre Mlle Cunégonde. »

Ce discours plut à Cacambo ; on aime tant à courir, à se faire valoir chez les siens, à faire parade de ce qu’on a vu dans ses voyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l’être, et de demander leur congé à sa majesté.

« Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je sais bien que mon pays est peu de chose ; mais, quand on est passablement quelque part, il faut y rester. Je n’ai pas assurément le droit de retenir des étrangers ; c’est une tyrannie qui n’est ni dans nos mœurs ni dans nos lois : tous les hommes sont libres ; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien diffi cile. Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles : elles occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues ; on ne peut en descendre que par des précipices. Cependant, puisque vous voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des machines d’en faire une qui puisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne pourra vous accompagner : car mes sujets ont fait vœu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur vœu. Demandez-moi d’ailleurs tout ce qu’il vous plaira. – Nous ne demandons à votre majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du pays. » Le roi rit : « Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d’Europe ont pour notre boue jaune ; mais emportez-en tant que vous voudrez, et grand bien vous fasse. »

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Il donna l’ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une machine pour guider ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois mille bons physiciens y travaillèrent ; elle fut prête au bout de quinze jours, et ne coûta pas plus de vingt millions de livres sterling, monnaie du pays. On mit sur la machine Candide et Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les montagnes, vingt moutons de bât chargés de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus curieux, et cinquante chargés d’or, de pierreries, et de diamants. Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds.

Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière ingénieuse dont ils furent hissés eux et leurs moutons au haut des montagnes. Les physiciens prirent congé d’eux après les avoir mis en sûreté, et Candide n’eut plus d’autre désir et d’autre objet que d’aller présenter ses moutons à Mlle Cunégonde. « Nous avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de Buénos-Ayres, si Mlle Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne, embarquons-nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons acheter. »

L’Eldorado de Candide est un lieu paradisiaque où il fait bon vivre et où l’or, l’argent et les pierreries ne représentent rien. Ses habitants restent étonnés de l’intérêt que les étrangers portent à ce qu’ils considèrent comme de vulgaires cailloux ou de la boue.

Autres sujets de recherche :a. Quels géants de la mythologie vivaient dans des grottes ?b. Qu’est-ce que le « péché originel » (l. 3701) ? Pourquoi Robinson utilise-t-il cette expression ?

Étape 6 [Robinson et Vendredi, p. 252]

Questions supplémentaires• « Notez… abattement » (l. 3802-3839) : Robinson parle à deux reprises de « déception ». Pour quelles raisons ?• « Il prit ses jambes… ma demeure » (l. 3912-3914) : cela ne vous rappelle-t-il rien ?

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• Pourquoi Vendredi reste-t-il fi gé au bruit du coup de feu tiré par Robinson (l. 3960) ?• « Sur ce… besogne » (l. 4008-4010) : qui a cette idée ? Qui la trouve bonne ? Qui accomplit le travail ? Faites des remarques là-dessus.• Quel âge avait Robinson quand il est arrivé sur l’île ?• Comment Robinson peut-il savoir que le jour du sauvetage du jeune sauvage est un vendredi (l. 4048) ?• Quel est le premier mot qu’il apprend à Vendredi (l. 4050) ? Qu’en pensez-vous ?• « Le lendemain du jour… chaque soir » (l. 4110-4129) : quelles sont les craintes de Robinson en agissant ainsi ?• L’éducation de Vendredi au goût n’est-elle pas un peu naïve ? De quoi Robinson croit-il que les peuples sauvages se nourrissent (l. 4227-4249) ?• Pourquoi Vendredi veut-il que Robinson le tue (l. 4627) ?• Vendredi est-il un bon élève ?

1 Robinson fait cette précision pour souligner que l’expression « fermer l’œil » est à prendre au sens fi guré, pas au sens propre. D’autres expressions de sens fi guré se rapportant au corps humain existent : se lécher les babines, faire quelque chose à la barbe de quelqu’un, avoir l’eau à la bouche, faire la fi ne bouche, avoir le bras long, baisser les bras, couper les cheveux en quatre, s’arracher les cheveux, se faire des cheveux blancs, avoir le cœur sur la main, parler à cœur ouvert, prendre ses jambes à son cou, lever le coude, se serrer les coudes, avoir une dent contre quelqu’un, se casser les dents, être sur les dents, gagner les doigts dans le nez, avoir bon dos, avoir la tête sur les épaules, avoir l’estomac dans les talons, rester sur l’estomac, rester en travers de la gorge, avoir la langue bien pendue, ne pas avoir sa langue dans sa poche, donner un coup de main, être entre de bonnes mains, lever la main sur quelqu’un, perdre la main, se faire la main, s’en laver les mains, avoir quelqu’un dans le nez, se manger le nez, avoir du nez, se regarder le nombril, avoir le compas dans l’œil, jeter de la poudre aux yeux, ne pas avoir froid aux yeux, se mettre le doigt dans l’œil, tourner de l’œil, dormir sur ses deux oreilles, être dur d’oreille, prêter l’oreille, mettre la puce à l’oreille, tomber sur un os, avoir la peau dure, avoir quelqu’un dans la peau, risquer sa peau, casser les pieds, avoir un poil dans la main, donner un coup de pouce, se tourner les pouces, sa faire du mauvais sang, tourner les talons, avoir la tête ailleurs, avoir quelque chose derrière la tête, perdre la tête, se payer la tête de quelqu’un, ne rien avoir dans le ventre…

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2 Robinson rêve d’être le protecteur d’un bon sauvage, qui viendrait se soumettre à lui et lui servirait de guide : « et il devint mon serviteur » ; « ce garçon me servira de guide ». Il rêve d’une compagnie qui lui soit utile.

3 Ligne 3968, Vendredi, sauvé par Robinson d’une mort affreuse, se soumet en « s’agenouillant tous les dix ou douze pas ». Arrivé près de son sauveur, il « s’age-nouilla de nouveau, baisa le sol, y posa sa tête et, prenant mon pied, le posa sur sa tête ».

4 Aux lignes 4023-4035, Robinson dresse le portrait de Vendredi. Apparemment, il n’a rien du barbare assoiffé de sang, bestial et cruel. Au contraire, Robinson met en évidence la beauté et la douceur du garçon : « beau garçon, svelte, bien découplé », « fort avenant », « aucune férocité, aucune hargne ». Il ressemble presque à un Européen dans sa mine (« douceur », « amabilité ») et son physique lui-même tranche avec l’image du méchant sauvage : « un front très haut et large », « ses yeux brillaient d’intelligence ». Visiblement, Robinson en fait un portrait très louangeur. S’il n’avait la peau « d’une sorte d’olivâtre foncé et lumineux », on jurerait qu’il n’est pas si éloigné du type européen : ses cheveux ne sont pas crépus, son nez n’est pas épaté, ses lèvres sont minces, ses dents son blanches et régulières…

5 Le passage de l’état sauvage la civilisation commence par la parole : « je com-mençai à lui parler et à lui apprendre à me parler » ; Robinson, ensuite, le baptise : « je lui fi s savoir que son nom serait Vendredi » ; il lui apprend à manger : « lui mon-trait comment j’y trempais mon pain » ; il le vêt, pour lui retirer son état de nudité naturelle : « je voulais lui donner des habits » ; le persuade enfi n de l’abomination du cannibalisme.

6 Pour montrer l’égalité entre les sauvages et les hommes civilisés, Robinson uti-lise l’accumulation des qualités partagées en commun (« capacités, raison, affections, sentiments d’amitié et de reconnaissance, émotions, ressentiment devant les offenses, faculté de gratitude, sincérité, fi délité, aptitudes à faire le bien et à le recevoir »), autant de valeurs répandues dans les cœurs de tous les hommes. La répétition ana-phorique des déterminants indéfi nis « les mêmes », « le même », « la même » renforce cette impression d’égalité, montrée également par le comparatif d’égalité « aussi bien […] que nous ».

7 On doit étendre la recherche au paragraphe suivant, jusqu’à la ligne 4217. Les mots génériques (hypéronymes) et les mots spécifi ques (hyponymes) du monde animal :

– les mots spécifi ques : « cabri », « chèvre », « chevreau », « faucon », « perroquet » ;– les mots génériques : « l’animal », « l’oiseau », « bêtes ».

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8 La communication entre Robinson et Vendredi passe d’abord par les gestes : « je lui fi s signe de courir » (l. 4218), « je le pris par la main en riant » (l. 4196) ; peu à peu, la parole vient compléter les signes : « Vendredi se mit à parler passablement bien » (l. 4266-4267).

9 Pour Robinson, la question religieuse est très importante. Vendredi a lui aussi une croyance en un dieu. Le « Dieu » de Robinson s’appelle « Benamuckee » pour Vendredi, mais les deux dieux sont les créateurs du ciel et de la terre. De la même façon, il existe un paradis dans les deux religions (l. 4365-4367). Le dieu de Vendredi vit éloigné, mais pas autant que celui de Robinson. Le clergé des deux religions est manipulateur (l. 4383-4392) ; ils prient chacun à leur manière (pour Vendredi, c’est « all[er] dire “ô” »). Une différence majeure entre les deux reli-gions est la conception du diable, que Vendredi peine à comprendre. Il poussera même Robinson dans ses retranchements à son sujet. Pour Robinson, la notion de « Dieu » est universelle, par la reconnaissance que « Dieu est la conséquence de notre nature » (l. 4455), mais que la notion de « sauveur » nécessite une « révéla-tion », une élection.

10 Là encore, il s’agit d’introduire dans un récit des sentiments et des émotions. La diffi cultés consiste à changer le point de vue.

11 Exercice d’expression plus qu’exercice d’écriture, il permet de mesurer la qualité de langue des élèves.

12 L’exercice consiste à intégrer un dialogue au discours direct dans une narration.

13 Cet exercice permet de développer la précision d’une description à inclure dans une narration avec un dialogue.

Autres sujets d’écriture :a. « Je me remémorai toute l’histoire de ma vie en miniature ou en résumé, pour ainsi dire, jusqu’à mon arrivée dans l’île » : écrivez un condensé de l’histoire de Robinson, en utilisant le pronom « je ».b. Écrivez le portrait que Vendredi pourrait faire de Robinson. Pensez que le phy-sique d’un Européen lui est étranger.

14 Voici les extraits des œuvres proposées dans la recherche. Il est sans doute diffi cile de faire effectuer la recherche aux élèves sans une aide extérieure.

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William Shakespeare (1564-1616) Roméo et Juliette, acte V, scène 1

Le rêve de Roméo

ROMÉO – Si je puis me fi er aux fl atteuses assurances du sommeil, mes rêves m’annoncent l’arrivée de quelque joyeuse nouvelle. La pensée souveraine de mon cœur siège sereine sur son trône ; et, depuis ce matin, une allégresse singulière m’élève au-dessus de terre par de riantes pensées. J’ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort (étrange rêve qui laisse à un mort la faculté de penser !), puis, qu’à force de baisers elle ranimait la vie sur mes lèvres, et que je renaissais, et que j’étais empereur. Ciel ! combien doit être douce la possession de l’amour, si son ombre est déjà si prodigue de joies !

Juliette, pour échapper au mariage forcé avec Pâris, décide de prendre une potion qui lui donnera l’apparence de la mort. Ses fausses obsèques ont lieu, en l’absence de Roméo, exilé, qui doit être prévenu par une lettre. La lettre n’arrivant pas, il est averti, au sortir de son rêve prémonitoire, que Juliette est morte. Il se rend sur sa tombe, la voit allongée et morte, et se tue en avalant un poison. C’est alors que Juliette se réveille (et ne réalise pas le rêve prémonitoire) : elle voit Roméo mort et se tue sur son cadavre.

HomèreL’Odyssée, chant XIX, VIIIe siècle av. J.-C. (traduction de Leconte de Lisle)

Le rêve de Pénélope

Mais écoute, et interprète-moi ce songe. Vingt oies, sortant de l’eau, mangent du blé dans ma demeure, et je les regarde, joyeuse. Et voici qu’un grand aigle au bec recourbé, descendu d’une haute montagne, tombe sur leurs cous et les tue. Et elles restent toutes amassées dans les demeures, tandis que l’aigle s’élève dans l’éther divin. Et je pleure et je gémis dans mon songe : et les Akhaiennes aux beaux cheveux se réunissent autour de moi qui gémis amèrement parce que l’aigle a tué mes oies. Mais voici qu’il redescend sur le faîte de la demeure, et il me dit avec une voix d’homme : – Rassure-toi, fi lle de l’illustre Ikarios ; ceci n’est point un songe, mais une chose heu-reuse qui s’accomplira. Les oies sont les prétendants, et moi, qui semble un aigle, je suis ton mari qui suis revenu pour infl iger une mort honteuse à tous les prétendants.

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Il parle ainsi, et le sommeil me quitte, et, les cherchant des yeux, je vois mes oies qui mangent le blé dans le bassin comme auparavant.

Et le sage Odysseus lui répondit :– Ô femme, personne ne pourrait expliquer ce songe autrement ; et certes,

Odysseus lui-même t’a dit comment il s’accomplira. La perte des prétendants est manifeste, et aucun d’entre eux n’évitera la mort.

Et la sage Pènélopéia lui répondit :– Étranger, certes, les songes sont diffi ciles à expliquer, et tous ne s’accomplissent

point pour les hommes. Les songes sortent par deux portes, l’une de corne et l’autre d’ivoire. Ceux qui sortent de l’ivoire bien travaillé trompent par de vaines paroles qui ne s’accomplissent pas ; mais ceux qui sortent par la porte de corne polie disent la vérité aux hommes qui les voient. Je ne pense pas que celui-ci sorte de là et soit heureux pour moi et mon fi ls. Voici venir le jour honteux qui m’emmènera de la demeure d’Odysseus, car je vais proposer une épreuve. Odysseus avait dans ses demeures des haches qu’il rangeait en ordre comme des mâts de nefs, et, debout, il les traversait de loin d’une fl èche. Je vais proposer cette épreuve aux prétendants. Celui qui, de ses mains, tendra le plus facilement l’arc et qui lancera une fl èche à travers les douze anneaux des haches, celui-là je le suivrai loin de cette demeure si belle, qui a vu ma jeunesse, qui est pleine d’abondance, et dont je me souviendrai, je pense, même dans mes songes !

Et le sage Odysseus lui répondit :– Ô femme vénérable du Laertiade Odysseus, ne retarde pas davantage cette

épreuve dans tes demeures. Le prudent Odysseus reviendra avant qu’ils aient tendu le nerf, tiré l’arc poli et envoyé la fl èche à travers le fer.

Ulysse, de retour après vingt années d’aventures, apparaît à la cour de Pénélope, sa femme, sous les traits d’un mendiant. Elle se confi e à lui et lui livre le songe qu’elle a fait. Ce rêve prémonitoire annonce le massacre des prétendants au terme de l’épreuve que Pénélope va leur imposer.

Suétone Vies des douze Césars, 120 apr. J.-C.

Le rêve de Calpurnia

Enfi n, la nuit qui précéda le jour du meurtre, il lui sembla, pendant son sommeil, qu’il volait au-dessus des nuages, et une autre fois qu’il mettait sa main dans celle de Jupiter. Sa femme Calpurnie rêva aussi que le faîte de sa maison s’écroulait, et qu’on

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perçait de coups son époux dans ses bras ; et les portes de la chambre s’ouvrirent brusquement d’elles-mêmes. Tous ces présages, et le mauvais état de sa santé, le fi rent hésiter longtemps s’il ne resterait pas chez lui, et ne remettrait pas à un autre jour ce qu’il avait à proposer au sénat.

Plutarque Vie de César, 100-110 apr. J.-C.

Après souper, il rentra chez lui ; et pendant qu’il était couché avec sa femme, comme à son ordinaire, les portes et les fenêtres s’ouvrirent tout à coup d’elles-mêmes : réveillé en sursaut et troublé par le bruit et par la clarté de la lune qui donnait dans sa chambre, il entendit sa femme Calpurnia, qui dormait d’un sommeil profond, pousser des gémissements confus, et prononcer des mots inarticulés qu’il ne put distinguer ; mais il lui sembla qu’elle le pleurait, en le tenant égorgé dans ses bras. Selon quelques auteurs, Calpurnia eut pendant son sommeil une autre vision que celle-là : ils disent, d’après Tite-Live, que le sénat, par un décret, avait fait placer au faîte de la maison de César une espèce de pinacle qui en était comme un ornement et une distinction ; que Calpurnia avait songé que ce pinacle était rompu, et que c’était là le sujet de ses gémissements et de ses larmes. Quand le jour parut, elle conjura César de ne pas sortir, s’il lui était possible, ce jour-là, et de remettre à un autre jour l’assemblée du sénat. « Si vous faites peu d’attention à mes songes, ajouta-t-elle, ayez du moins recours à d’autres divinations, et faites des sacrifi ces pour consulter l’avenir. » Ces alarmes de Calpurnia donnèrent des soupçons et des craintes à César ; il n’avait jamais vu dans sa femme les faiblesses ordinaires à son sexe, ni aucun senti-ment superstitieux ; et il la voyait alors vivement affectée. Après plusieurs sacrifi ces, les devins lui déclarèrent que les signes n’étaient pas favorables ; et il se décida enfi n à envoyer Antoine au sénat, pour remettre l’assemblée à un autre jour.

Jules César a reçu plusieurs avertissements du Destin. Le songe de sa femme le décide à rester chez lui en ce jour funeste (15 mars 44, jour des ides de mars). Finalement, il se rend au Sénat et se fait assassiner.

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Martin Luther King (1929-1968) « I Have a Dream », 28 août 1963

Le rêve de Martin Luther King

Je vous le dis aujourd’hui, mes amis, bien que, oui bien que nous ayons à faire face aux diffi cultés d’aujourd’hui et de demain, je fais pourtant un rêve. C’est un rêve profondément ancré dans le rêve américain.

Je rêve qu’un jour, notre nation se lèvera pour vivre véritablement son credo : « Nous tenons pour vérité évidente que tous les hommes ont été créés égaux. »

Je rêve qu’un jour, sur les collines rousses de la Géorgie, les fi ls d’anciens esclaves et les fi ls d’anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité.

Je rêve qu’un jour, même l’État du Mississippi, un État où l’injustice et l’op-pression créent une chaleur étouffante, sera transformé en une oasis de liberté et de justice.

Je rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère. Je rêve aujourd’hui !

Je rêve qu’un jour, dans l’Alabama, avec ses abominables racistes, avec son gouverneur qui n’a aux lèvres que les mots d’« opposition » aux lois fédérales et d’« annulation » de ces lois, que là même en Alabama un jour les petits garçons noirs et les petites fi lles noires avec les petits garçons blancs et les petites fi lles blanches pourront se donner la main, comme des sœurs et des frères.

Je rêve aujourd’hui qu’un jour…Je rêve qu’un jour, toute vallée sera élevée, toute colline et toute montagne

seront abaissées. Les endroits raboteux seront aplanis et les chemins tortueux redres-sés. Et la gloire du Seigneur sera révélée et toute chair la verra.

Martin Luther King (1929-1968), pasteur noir américain, s’est battu pour que les Noirs puissent obtenir les même droits que les Blancs aux États-Unis. Après son discours, la plupart de ces droits seront promus sous la présidence de Johnson.

15 Le mot « sauvage » vient du latin silva qui désigne la forêt. Sauvage est d’abord un adjectif qui signifi e « sylvestre », « qui provient de la forêt ». Peu à peu, l’idée de forêt disparaît pour laisser la place à celle d’étranger (opposition entre la civi-lisation et la nature). Au XIIe siècle, le nom sauvage qualifi e des êtres ou des peuples étrangers à toute civilisation, sens proche du mot « primitif » ou du mot « barbare ».

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Les bêtes sauvages sont celles qui ne sont pas domestiquées, celles que l’homme n’a pas rendues fréquentables. Le barbare, du latin barbarus, désigne à l’origine tous les peuples qui ne sont ni grecs ni romains. Le barbare, c’est donc l’étranger à la cité. Pour les chrétiens, le barbare est celui qui n’est pas chrétien (c’est-à-dire étranger à l’Europe occidentale chrétienne). Le mot s’est appliqué aussi à désigner les peuples du Nord venus envahir l’Europe. Très vite, l’étranger s’est vu qualifi er de rudesse et de cruauté. Visiblement, comme le sauvage, il n’est pas très civilisé.

16 La polysémie du mot « maître » permet de rendre compte des différents rôles de Robinson auprès de Vendredi. Le mot « maître » vient du latin magister qui signi-fi e « le chef, le maître ». Il s’emploie aussi bien pour désigner celui qui enseigne (le maître d’école) que celui qui gouverne (le maître par rapport à l’esclave) et celui qui possède (le maître de maison). Robinson est bien entendu le « maître » de l’île (il en sera nommé gouverneur à la fi n de l’histoire, et les allusions à son rôle de monarque abondent) ; auprès de Vendredi, il est son « maître » puisqu’il le dirige, l’emploie comme son domestique et il lui sert de « maître » par ce qu’il lui enseigne.

Étape 7 [Dernière année sur l’île, p. 254]

Questions supplémentaires• « Peux-tu te battre… mourir » (l. 4765-4793) : jusqu’où va le dévouement de Vendredi pour son maître ?• Combien Robinson, Vendredi et l’Espagnol tuent-ils de sauvages ? Qui, selon vous, est le plus courageux des trois ?• « Ceux qui étaient… leur côte » (l. 4949-4994) : qu’est-ce qui inquiète Robinson dans la fuite des trois sauvages ? Par quoi est-il rassuré ensuite ? Plus loin, « je commençai… le feu des dieux », que rapporte à Robinson le père de Vendredi sur la réaction des fuyards ?• « L’exécution… le désespoir » (l. 5139-5161) : comparez l’histoire de l’arrivée sur l’île des cannibales des marins espagnols et portugais avec celle de Robinson.• Quelles précautions prend-il pour s’assurer de la fi délité des hommes qu’il envoie chercher par l’Espagnol et le père de Vendredi ? Relevez une invraisemblance (l. 5139-5194).• « À cette fi n… de le diriger » (l. 5247-5251) : la répartition des rôles vous paraît-elle équitable ?

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• « Est-ce à Dieu… à un ange ? » (l. 5491-5492) : expliquez pourquoi les prison-niers s’interrogent ainsi. Dans l’ensemble de l’histoire de Robinson sur son île, ne peut-on pas le comparer à Dieu ?• Quels souvenirs de l’île Robinson emporte-t-il ? Que représentent-ils de son aventure sur l’île ?• Résumez les aventures de cette dernière année sur l’île.

1 Robinson a construit un bateau avec Vendredi pour rejoindre le continent : « J’avais en effet l’inébranlable sentiment que [ma délivrance] était proche et que je ne passerais pas une autre année dans l’île » (l. 4725-4726). Mais l’arrivée de « vingt et un sauvages, trois prisonniers et trois pirogues » relance une autre aventure : l’or-ganisation de l’attaque des sauvages.

2 Robinson, une nouvelle fois, s’interroge sur le bien-fondé d’une attaque contre les sauvages. Il a l’impression de faire du mal à des innocents envers lui « qui ne [lui] avaient jamais fait aucun mal ni n’en avaient eu l’occasion ». Il considère comme une punition divine leurs « coutumes barbares » (« le signe que Dieu les avait aban-donnés »). La seule légitimité d’une attaque vient de Vendredi qui « avait quelques raisons de se venger, car il était l’ennemi déclaré de ces gens-là et en guerre avec eux ». Tant que les sauvages se tuent et se mangent entre eux, Robinson a des scrupules à intervenir. Mais quand il comprend que la prochaine victime des cannibales est un « homme-barbe », un Européen, il prend la décision d’attaquer.

3 Quand Vendredi découvre qu’ils ont sauvé son père de la mort, il manifeste sa joie à la manière d’un fou (« comme s’il avait perdu l’esprit »). Son attitude révèle une jubilation extrême : « Il se mit à le couvrir de baisers, à le serrer sur son cœur, à rire et à pleurer, à crier, à sauter, à danser, puis à pleurer de nouveau, à se tordre les mains, se marteler le visage et la tête avec les poings, puis à chanter et danser de nouveau. »

4 Le champ lexical qui domine dans ce passage est celui de l’autorité monar-chique : « sujets », « roi », « autorité souveraine » « peuple […] soumis », « seigneur et législateur absolu ».

5 Robinson est prêt à envoyer le père de Vendredi et l’Espagnol rejoindre le reste des Européens naufragés, mais une raison pratique le fait l’ajourner : en effet, si les Espagnols rejoignent l’île de Robinson, comment pourront-ils être nourris ? Robinson, sur les conseils de l’Espagnol, décide de mettre en culture d’autres terres pour subvenir aux besoins des nouveaux arrivants et pour fournir à la cargaison du bateau en cas de départ collectif. Cette décision, raisonnable, permet d’éviter les guerres en cas de manque de nourriture.

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6 En comprenant que sa délivrance est là, Robinson reste d’abord sans voix (« je fus incapable de lui répondre un seul mot », l. 5656) ; sa surprise le fait « défaillir » (« je serais tombé par terre », « saisissement », « je reprenais mes esprits », « sous le coup de la surprise »). Son mutisme disparaît quand il se met à pleurer : « j’éclatai en sanglots » (l. 5668). Il tombe dans les bras de son libérateur et remercie Dieu (« Je n’oubliai pas non plus d’élever mon cœur vers le Ciel avec reconnaissance », l. 5678-5679).

7 Robinson quitte l’île avec des « souvenirs » : une partie de son habillement : « le grand bonnet de peau de chèvre », « mon parasol » ; l’animal qui lui a servi de com-pagnon (« mon perroquet ») ; l’argent qu’il a trouvé dans les deux navires échoués et qu’il a toujours gardé précieusement, même s’il n’en avait pas l’utilité (« les pièces d’or et d’argent »). Il garde de son état sauvage son bonnet en peau d’animal et son perroquet ; il garde de la reconstruction d’un nouveau monde un exemple de son industrie (le parasol) ; il emmène avec lui ce qui le rendra à la civilisation (l’argent).

8 Cet exercice permet de réinvestir le vocabulaire, tout en poursuivant l’appren-tissage du discours direct. Il permet également de mesurer la compréhension des élèves de la notion de tolérance religieuse et d’égalité des hommes.

9 Ce nouvel exercice de paroles rapportées dans un récit permet de réexploiter des données du récit (la rencontre avec Vendredi), d’utiliser un vocabulaire riche et diversifi é (la joie) et d’utiliser le discours direct.

10 Cet exercice peut servir de bilan. Il mesurera la bonne compréhension du livre (prise en compte des données du texte), permettra d’exprimer des sentiments (le regret) en respectant le genre épistolaire.

11 Sur son île, Robinson parvient à faire vivre en bonne intelligence un « païen » (le père de Vendredi), un « protestant » (Vendredi converti) et un « papiste » (l’Es-pagnol). Le païen est celui qui croit en plusieurs dieux. Pour un chrétien, sont consi-dérés comme païens (adeptes du paganisme ou polythéisme) aussi bien les Grecs, les Romains que les Arabes d’avant l’islam. Le père de Vendredi est païen parce qu’il est un sauvage non converti et qui croit en plusieurs dieux parmi ceux de la nature (animisme). Il ne faut pas confondre « païen » et « athée ». L’« athée » ne croit pas, il est un homme sans dieu, alors que le païen a le sens du mystique. On a déjà vu que les religions de Robinson et de Vendredi reposaient sur des principes communs. Le protestant est un chrétien qui ne reconnaît pas l’autorité du pape. Le protestantisme est issu de ce qu’on a appelé la Réforme (un retour aux sources d’un christianisme sans culte de la Vierge Marie, sans saints ni purgatoire, sans signe de croix ni eau bénite, mais où la question du salut est centrale). Le papiste, au contraire du protes-tant, est un catholique soumis à l’autorité du pape et à la hiérarchie ecclésiastique.

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12 Fondée en 1479 par Ferdinand V et Isabelle la Catholique, l’Inquisition espagnole est une institution placée non plus sous le contrôle du pape mais sous celui de l’État. Deux minorités religieuses sont visées : les juifs et les musulmans, mais les protestants, les sorcières, les « sodomites », les blasphémateurs… se retrouvèrent parmi les persécutés. L’objectif est de convertir au catholicisme, d’expulser ou de tuer les réfractaires. C’est une véritable chasse aux sorcières d’une violence inouïe : des tribunaux sont constitués où l’on juge les « hérétiques » dans des cérémonies publiques appelées « autodafés » ; on torture, on emprisonne, on brûle, on spolie… Tomás de Torquemada est le premier grand inquisiteur de l’Inquisitions espagnole. Il encouragea la délation, la torture – qu’on appelait la « question » –, la brutalité, de façon à installer un climat très malsain dans toute la société espagnole. On estime que sous sa direction, l’Inquisition espagnole a fait brûler plus de 10 000 personnes. Il est aujourd’hui une des fi gures du fanatisme religieux. Robinson, qui est protestant, est sur la liste des hérétiques. En tombant aux mains des inquisiteurs, il est sûr de devoir subir leur barbarie : « Je lui dis que si, après avoir été l’instrument de leur délivrance, je me retrouvais leur prisonnier en Nouvelle-Espagne, ce serait un sort bien cruel pour moi. Car dans ce pays-là, un Anglais avait la certitude d’être sacrifi é, qu’il ait été conduit là par accident ou par nécessité. J’ajoutai que je préférerais être livré aux sauvages et dévoré tout vif que tomber entre les griffes impitoyables des prêtres et devoir comparaître devant l’Inquisition » (l. 5168-5174).

13Voltaire (1694-1778)Candide, chapitre VI (1759)

Comment on fi t un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre, et comment candide fut fessé

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n’avaient pas trouvé un moyen plus effi cace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-fé ; il était décidé par l’université de Coïmbre que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en grande céré-monie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.

On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d’avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et l’autre pour l’avoir écouté avec un air d’approbation : tous deux furent menés séparé-ment dans des appartements d’une extrême fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais

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incommodé du soleil : huit jours après ils furent tous deux revêtus d’un san-benito, et on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san-benito de Candide étaient peints de fl ammes renversées, et de diables qui n’avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les fl ammes étaient droites. Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très-pathétique, suivi d’une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fessé en cadence, pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.

Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même : « Si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? passe encore si je n’étais que fessé, je l’ai été chez les Bulgares ; mais, ô mon cher Pangloss, le plus grand des philosophes ! faut-il vous avoir vu pendre, sans que je sache pourquoi ! ô mon cher anabaptiste, le meilleur des hommes ! faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! ô mademoiselle Cunégonde ! la perle des fi lles, faut-il qu’on vous ait fendu le ventre ! »

Il s’en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous, et béni, lorsqu’une vieille l’aborda, et lui dit : « Mon fi ls, prenez courage, suivez-moi. »

Étape 8 [Retour à la vie : les leçons de l’aventure, p. 256]

Questions supplémentaires• Remarquez comme Robinson, qui craignait d’affronter des bêtes féroces sur son île déserte, trouve ici de quoi alimenter sa peur.• Sur son île comme sur terre, Robinson n’est-il pas toujours confronté à la sauva-gerie ?• La découverte des corps du cheval et des deux hommes dévorés par le loup ne vous rappelle-t-elle pas un autre spectacle sanglant de l’aventure ?• Le goût de l’aventure est-il dans les gènes des Crusoé ?

1 Robinson, en Europe, se sent « parfaitement étranger à tout le monde » comme s’il « n’y avai[t] jamais été connu. » Il a passé « trente-cinq » ans hors d’Europe, dont « vingt-huit ans, deux mois et dix-neuf jours » sur son île. De plus, à part sa vieille intendante et deux sœurs, plus personne ne le connaît. On l’a d’ailleurs cru mort et il n’existe plus civilement.

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2 Robinson a connu de multiples aventures en mer. Pourtant, au moment de partir, il est pris d’une sorte d’appréhension (« une étrange répugnance », une « aver-sion ») qui le fait hésiter (« je changeai d’avis, non pas une, mais deux ou trois fois »). Les « grands malheurs » qu’il a connus n’expliquent pas tout. Plus jeune, il n’aurait pas hésité. Là, il fait confi ance à un pressentiment. Les deux navires sur lesquels il aurait pu voyager n’arrivent pas à bon port. A-t-il retenu pour autant une leçon de ses aventures ? Toujours est-il qu’il se montre plus prudent et moins fougueux.

3 Robinson est choisi capitaine pour trois raisons : son âge, signe de son expé-rience, sa richesse (« parce que j’avais deux serviteurs ») et parce qu’il est l’instigateur du voyage. Ses compagnons n’auront pas à s’en plaindre : c’est par son expérience face aux sauvages que Robinson parvient à sauver son équipée de la voracité des loups.

4 En évitant la mer, Robinson n’évite pas les aventures, comme si son destin était de vivre des événements hors norme. En dehors des conditions météorologiques qui modifi ent son itinéraire, ils rencontrent un ours et une horde de loups.

5 Robinson avait imaginé tout un ensemble de stratagèmes pour éliminer les sauvages, mais jamais il n’avait mis ses projets à exécution. L’explosion à la poudre, qui décime les loups, lui permet de réaliser un de ses plans. En tout cas, il se sert de son expérience contre les sauvages pour vaincre les loups. La même stratégie qui est utilisée : des tirs de fusil accompagnés de « cris et [de] hurlements ».

6 À son retour, après avoir réglé deux ou trois affaires, Robinson est déjà prêt à repartir : « Je conçus alors le projet de […] m’embarquer pour Lisbonne, puis pour le Brésil » (l. 6005-6006). Il semble avoir toujours l’aventure dans le sang, poussé par une force irrésistible.

7 Robinson se laisse porter par le destin. Son aveuglement initial (le refus d’écou-ter son père) le conduit de façon irrésistible vers les aventures. Tout le reste n’est dû qu’à des rencontres fortuites et des événements non préparés, ce qui est bien le propre de l’aventure. Robinson a peu de prise sur sa destinée : il ne décide pas toujours, et se laisse porter par son instinct aventureux.

8 Robinson décide de repartir, d’abord parce qu’il n’a plus d’attaches familiales en Angleterre (je « n’avais pas de famille proche, peu de parents et […] peu de relations ») ; ensuite parce qu’il a envie de retourner au Brésil et de retrouver son île. Son moteur est l’« envie de courir le monde à nouveau ».

9 Sa vie sur l’île lui a permis de mettre en œuvre des travaux, avec les moyens du bord (bois retiré du bateau, notamment). En amenant deux ouvrier spécialisés dans les ouvrages de bois et de métal, il perfectionnera le confort sur l’île.

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10 Les deux dernières pages du livre sont très expéditives : Robinson ne prend plus la peine de détailler. Il utilise ce qu’on appelle le « sommaire » pour résumer des épisodes qui semblent avoir leur importance : la vie sur l’île, l’invasion des Caraïbes et la guerre qui s’ensuivit, ce qu’il appelle, en conclusion de l’ouvrage, « plusieurs inci-dents fort surprenants » qui se sont produits « pendant encore dix ans ». Il intrigue le lecteur en lui donnant à penser qu’il a encore beaucoup d’autres aventures à narrer.

11 L’exercice est ici de pure imagination. Les élèves peuvent néanmoins s’ap-puyer sur les ressorts habituels des aventures maritimes (naufrage, attaque de pirates, tempête…).

12 L’exercice permet de réinvestir la forme du journal utilisée par Robinson, toutefois en utilisant le temps présent.

13 Cet exercice permet de raconter ce que Robinson lui-même ne pourrait savoir : les réactions de la famille après son départ, les destinées de chacun des membres de la famille, éventuellement les changements politiques…

14 La délibération permet ici d’aborder l’argumentation et sa formulation sous la forme d’un débat intérieur.

15 Là encore, mais dans un échange dialogué, il s’agit d’utiliser des arguments et de se familiariser avec les moyens de convaincre et de persuader.

16 Pour combler une lacune du texte, cet exercice permet d’utiliser à la fois la narration et la description, sans oublier l’expression des sentiments.

17 Job est un personnage de la Bible. À la fi n de l’histoire de Robinson, il est écrit : « Je pouvais désormais dire avec raison que la condition dernière de Job était meilleure que son début. Comment exprimer ici les frémissements de mon cœur lorsque je lus ces lettres, et surtout quand je me vis pourvu de tant de biens ? » (l. 5738-5741). Job est un très riche éleveur, père d’une famille nombreuse (sept fi ls et trois fi lles) ; il vit heureux, dans l’adoration de Dieu. C’est alors que Dieu décide de le mettre à l’épreuve : tous ses biens disparaissent, ses enfants meurent l’un après l’autre et il tombe malade. D’abord résigné (il pense que Dieu est juste, qu’il donne et qu’il reprend sans que l’homme ait rien à lui reprocher), il accepte le malheur comme il avait accepté le bonheur. Il vit sur un tas d’immondices (l’image est célèbre) et peu à peu trouve son sort injuste et Dieu silencieux : il ne comprend plus son sort. Il supplie Dieu, par des cris, de se manifester et de lui expliquer sa dure destinée. Sa révolte lui vaut une réponse de Dieu, qui a éprouvé sa foi et le récom-pense : il recouvre la santé, ses biens sont multipliés, il a de nouveau des enfants (sept fi ls et trois fi lles, des troupeaux immenses… Dieu lui donne même une prolongation de son existence à cent quarante ans : il meurt « vieux et rassasié de jours », ayant vécu avec ses descendants jusqu’à la quatrième génération. Robinson n’est pas Job :

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tout d’abord, Robinson ne croit pas vraiment en Dieu au début de l’histoire. Sa foi se réveille au contact du malheur. Mais les malheurs de Robinson, loin d’être le sup-plice de Job, sont un point commun entre les deux hommes. Robinson, comme Job, supporte son malheur, se résigne et s’en trouve récompensé fi nalement.

18 Le trajet de Robinson de Lisbonne à Londres se fait en grande partie par la terre (à l’exception de la traversée de la Manche pour rejoindre une île : l’Angleterre). Les villes indiquées au fi l des pages donnent des repères sur le chemin parcouru : Madrid, Pampelune, traversée des Pyrénées, Toulouse, Paris, Calais, Douvres.

© Éditions Magnard, 2012www.magnard.fr

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