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L’oral du lecteur Article proposé dans le cadre du rendez-vous national des Lettres 2021
Daphné Jacamon, formatrice académique, professeur au lycée Louis Jouvet de Taverny (académie de Versailles)
Jade Massonnat, IA-IPR de Lettres (académie de Versailles)
Emilie Nguyen, IA-IPR de Lettres (académie de Versailles)
Mélinée Simonot, IA-IPR de Lettres (académie de Versailles)
Table des matières 1. Un modèle didactique à l’origine de l’expérimentation « l’oral du lecteur » ................................................ 5
2. Mettre ce modèle au service de la formation du lector loquax ..................................................................... 7
2.1. Élaborer et analyser son oral premier ..................................................................................................... 7
2.2. S’engager dans une démarche d’appropriation grâce au parcours d’apprentissage ................................. 8
3. Élaborer l’oral second ................................................................................................................................. 14
4. L’oral en débat pour former des lecteurs critiques et autonomes .............................................................. 14
5. Prolongements réflexifs, trois essais de réponses à des questions entendues ............................................ 16
5.1. La question des postures énonciatives de l’élève et de la place de la subjectivité face aux textes litté-raire : que faire de la parole de l’élève ? ...................................................................................................... 16
5.2. La question de la posture de l’élève dans son énoncé : quelle place pour le « je » dans l’oral du lecteur ? ................................................................................................................................................................... 17
5.3. La question du genre et de la forme de l’énoncé : quelles conduites discursives pour l’oral du lecteur ? 18
Conclusion et perspectives :
portrait du lector loquax idéal comme horizon pour former les élèves .......................................................... 19
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Qui ne se souvient comme moi de ces lectures faites au temps des vacances, qu’on allait
cacher successivement dans toutes celles des heures du jour qui étaient assez paisibles et assez
inviolables pour pouvoir leur donner asile. Le matin, en rentrant du parc, quand tout le monde
était parti faire une promenade, je me glissais dans la salle à manger, où, jusqu’à l’heure encore
lointaine du déjeuner, personne n’entrerait que la vieille Félicie relativement silencieuse, et où je
n’aurais pour compagnons, très respectueux de la lecture, que les assiettes peintes accrochées au
mur, le calendrier dont la feuille de la veille avait été fraîchement arrachée, la pendule et le feu qui
parlent sans demander qu’on leur réponde et dont les doux propos vides de sens ne viennent pas,
comme les paroles des hommes, en substituer un différent à celui des mots que vous lisez.1
Il y a comme un paradoxe à parler d’« oral du lecteur » tant la lecture est communément perçue,
à l’instar de ce court extrait de « Journées de lecture », comme une expérience solitaire, silencieuse,
intime, presque secrète, une expérience propice à la retraite en soi, au refuge intérieur, au
déploiement privé des émotions et des pensées, une expérience oublieuse du dehors. La lecture,
semble-t-il, au premier abord, se tait plutôt qu’elle ne se dit. Cependant, à bien y penser, à écouter le
monde à l’entour, à tendre l’oreille, on entend très distinctement, d’hier à aujourd’hui, bruire
d’innombrables voix de lecteurs. Dans son Éloge de la lecture2, Michèle Petit capte, retranscrit, réunit
quelques-uns de ces témoignages de lecteurs, auteurs connus ou simples anonymes, issus de
différentes générations, de milieux socio-culturels variés, d’origines géographiques diverses. Elle nous
donne à entendre Pierre, par exemple, viticulteur d’une soixantaine d’années :
« Mon grand-père me lisait Le Tour de la France par deux enfants. C’était une grande
cheminée, je ne sais même pas s’il y avait l’électricité, et après le repas du soir ma grand-mère
mettait une casserole avec du vin, et du thym, elle faisait bouillir ça. Avec du miel. Et il nous
racontait. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que j’étais jeune, mais il lisait « bien », on le
vivait ce truc-là à mesure qu’il le racontait, vous savez. […] À mesure qu’on faisait le tour de France,
c’est drôle, on le voyait… »3
Des siècles passés nous parviennent aussi des propos de lecteurs. Ainsi, dans une lettre à sa fille,
datée du mercredi 16 mars 1672, Madame de Sévigné écrit, sur le ton de la conversation mondaine,
différée par la relation épistolaire :
« Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d’autres que par moi […]. Vous avez jugé
très juste et très bien de Bajazet, et vous aurez vu comme je suis de votre avis. Je voulais vous
envoyer la Champmeslé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé ; les
mœurs des Turcs y sont mal observées, ils ne font point tant de façons pour se marier ; le
dénouement n’est point bien préparé ; on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie : il
y a pourtant des choses agréables, mais rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point ces
tirades de Corneille qui font frissonner. […] »4
Mille voix dessinent le paysage impressionniste des paroles de lecteur : Michel Tournier évoquant
1 Marcel Proust, Pastiches et mélanges, « Journées de lecture » (1906), Gallimard, coll. L’imaginaire, n°285, p. 237. 2 Michèle Petit, Éloge de la lecture, La construction de soi, Belin, 2012. 3 Ibid., p. 25. 4 Madame de Sévigné, Lettres, Lettre du mercredi 16 mars 1672.
3
les œuvres qui l’ont façonné enfant5, deux inconnu(e)s qui se rencontrent autour d’un même livre dans
une minuscule librairie ou sur le banc d’un parc, l’animateur d’une émission radiophonique littéraire
et culturelle qui partage à l’antenne ces dernières découvertes, un père ou une mère qui extrait un
ouvrage de la bibliothèque familiale pour le tendre à son enfant… Souvenirs de fragments de textes
que l’on récite à un ami le long d’un chemin, débat interprétatif dans un cercle de lecture de quartier,
bric-à-brac de citations égrainées lors d’un dîner, résumés rapides du bibliothécaire à l’indécis qui
cherche un roman, relations d’impressions de lecture, associations d’idées, recompositions et
détournements du sens, explicitations des effets de la lecture, les paroles de lecteurs peuplent des
lieux convenus ou insolites, s’incarnent dans de multiples postures, se coulent dans des genres et des
conduites discursives variés. Toutes ou presque manifestent le cheminement singulier d’un « sujet
lecteur » qui s’approprie une œuvre, qui l’incorpore, qui la reconfigure pour la faire sienne – et pour
la faire soi. Toutes ou presque révèlent quelque chose de l’épanouissement ou de la construction de
soi dans et par la rencontre des textes littéraires.
L’école6, qui œuvre à la fois au développement des compétences du lecteur autonome et à la
formation humaniste de la personne et du citoyen, cherche, de manière particulièrement accrue
depuis une dizaine d’années, à favoriser l’expression et l’émancipation de l’élève comme « sujet
lecteur ». Dans les pratiques pédagogiques, l’infusion progressive de la notion de « sujet lecteur » se
traduit par une attention plus grande portée à la réception de l’élève et à l’appropriation des lectures
par leur mise en mots7. Pour donner corps et voix aux rencontres singulières avec les textes dans leurs
classes, les enseignants recueillent les « impressions de lecture », organisent des débats de
compréhension ou d’interprétation, proposent des écrits d’appropriation et initient à la tenue du
carnet de lecture. Dans cet éventail de possibles pour faire sourdre la voix de l’élève cherchant à
donner consistance à sa relation particulière au texte, peut-être restait-il une lame encore trop peu
dépliée : l’expression authentique d’une parole de lecteur, certes nourrie par le contexte scolaire mais
sans y être assujettie. Une parole spontanée, que l’école laisserait éclore, qu’elle capterait, qu’elle
informerait progressivement avant de la rendre, augmentée, à la sphère de l’intime et à sa liberté
première. Cet apprentissage scolaire de l’oral au service de l’appropriation des textes, apprentissage
qui vise, plus loin que lui, le déploiement d’une parole subjective assumée et chargée de sens, c’est ce
que nous nommons dans cet article « l’oral du lecteur ».
Cet oral serait, par analogie, le pendant parlé du carnet de lecteur. Il s’enracinerait dans le
mouvement intérieur déclenché par la lecture d’une œuvre élue. Il s’apparenterait à une tentative
personnelle de rendre dicible et compréhensible la relation de l’œuvre à soi. Il serait aussi, le cas
échéant, un moyen de mesurer la distance qui nous sépare d’une œuvre étrange et éloignée,
l’irruption de l’absolue altérité dans nos pensées. Il se manifesterait dans une mise en mots résolument
libre et créative qui, dans sa forme même, témoignerait de la singularité de l’expérience de lecture
vécue. Il serait d’ailleurs plus juste d’évoquer non pas l’oral du lecteur mais les oraux du lecteur, essais
5 https://www.canal-u.tv/video/les_amphis_de_france_5/paroles_de_contes_michel_tournier.263 6 Dans l’article « Sujet lecteur, lecteur modèle/lecteur réel » du Dictionnaire de didactique de la littérature (Honoré Champion, Paris, 2020, p. 106), Gérard Langlade et Annie Rouxel situent l’intervention d’Anne Vibert intitulée « Faire place au sujet lecteur en classe » à l’origine de l’institutionnalisation scolaire de la notion de sujet lecteur. Les recherches sur cette question infusent certaines pratiques de classe depuis le début des années 2000. 7 Sur ce point, consulter les propositions pédagogiques de Bénédicte Shawky-Milcent dans son essai La lecture, ça ne sert à rien ! Usages de la littérature au lycée et partout ailleurs (PUF, 2016).
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multiples, jamais figés, pour dire l’appropriation progressive du texte, propos vivaces en quête de sens
et sans cesse en devenir. L’oral du lecteur recouvrirait tous les moments accordés par l’école à
l’éclosion spontanée de la voix du lecteur et à son éducation. Il concourrait à la formation d’un lector
loquax, un lecteur « amateur éclairé » qui habiterait pleinement et authentiquement son propos
quand il parlerait des livres qu’il a lus, un lecteur dont le discours surgirait naturellement et en
prolongement de la fréquentation intime de l’œuvre.
Tel qu’il vient d’être défini, l’oral du lecteur est désormais le projet de la seconde partie de
l’épreuve orale anticipée de français, cette partie portant sur la présentation libre d’une œuvre choisie
pour témoigner d’une lecture subjective et de l’appropriation d’un texte littéraire. Inscrire l’oral du
lecteur au cœur d’une épreuve académique, institutionnalisée, est une disposition à double tranchant.
Elle présente l’avantage d’installer une dynamique incitative à la réflexion didactique (didactique de la
littérature et de l’oral) et au renouvellement des pratiques dans les classes. Mais elle tend également
au risque de l’instauration de nouveaux carcans méthodologiques conçus par les enseignants dans
l’espoir de sécuriser leurs élèves en vue de cette nouvelle épreuve et de les faire réussir.
Dès lors, plusieurs questions se posent autour de l’oral du lecteur : comment parler de ces livres
que l’on a lus, sans s’en tenir à l’expression d’une simple opinion, certes sincère et spontanée mais qui
prend le risque d’ignorer les codes herméneutiques fixés par une œuvre singulière ? Comment,
inversement, mettre en mots son expérience de lecteur et ne pas réduire cette démarche
d’appropriation au simple exercice de la récitation d’une parole dont on n’est pas à l’origine et dans
laquelle on se réfugie ? Comment former les élèves à prendre la parole sur une œuvre sans contraindre
et assécher leur propos par un appareil scientifique et méthodologique qui oblitérerait leur subjectivité
et par là-même leur sensibilité ? Conjointement comment inventer, imaginer tous ensemble cette
nouvelle épreuve pour rendre possible l’épiphanie d’une parole ancrée dans une rencontre singulière
avec un texte ? Plus largement, comment accompagner l’émergence du lecteur « d’après l’examen »,
du lector loquax qui continuera de cheminer avec les textes et de parler littérature ?
Daphné Jacamon, professeure et formatrice dans l’académie de Versailles, apporte une réponse
concrète à ces questions dans la proposition pédagogique qui suit. L’expérimentation qu’elle a menée
autour de « l’oral du lecteur », tente d’aider l’élève, ce jeune lecteur en formation, à développer les
capacités nécessaires pour présenter une œuvre à l’oral, dans un espace scolaire d’abord mais aussi et
peut-être surtout, dans un espace intime et social. Ce projet est mis en œuvre depuis deux ans en
classes générales et technologiques de seconde comme de première et s’appuie sur le modèle
théorique développé par Joachim Dolz et Bernard Schneuwly dans leur ouvrage Pour un enseignement
de l’oral, initiation aux genres formels à l’école8.
8 Joachim Dolz, Bernard Schneuwly, Pour un enseignement de l’oral, initiation aux genres formels à l’école, ESF éditeur, 1998.
5
1. Un modèle didactique à l’origine de l’expérimentation « l’oral du
lecteur »
S’approprier une œuvre, la faire sienne, au point d’être capable d’en parler « avec aisance,
justesse et rigueur » sans céder à la tentation d’un psittacisme scolaire et desséchant, en éprouver « à
l’intérieur de (soi) ces formes comme des forces, comme des directions possibles de (sa) vie mentale,
morale et pratique »9 telle est l’une des finalités de l’enseignement de la littérature. Cet enseignement
trouve son point d’orgue dans l’épreuve des EAF mais s’échelonne tout au long de la scolarité où l’élève
apprend à transmettre son expérience de lecteur : sortir du silence de la lecture, intérieure et intime,
saisir par une première mise en voix de sa réception quelle est sa part d’interprétation, devenir un
lector loquax, accroître sa capacité à dire mais aussi à accueillir la parole d’autrui, développer le désir
d’appartenir à une communauté de lecteurs.
Former à la lecture littéraire par l’oral, par l’élaboration progressive d’un discours qui permet à
l’élève d’opérer un va-et-vient dialectique entre distanciation et participation10, demande de faire
surgir la parole fragile - maladroite peut-être mais authentique, informelle car encore inexpérimentée
- de l’élève, qui laisse entendre un premier seuil de compréhension et d’appropriation de l’œuvre.
S’appuyer sur le surgissement de cette parole première pour en accompagner le déplacement
nécessite ensuite, la mise en œuvre d’un modèle didactique propre à l’enseignement de l’oral, capable
tout autant de libérer la parole de l’élève que de structurer son discours sur l’œuvre. Dans leur
ouvrage, Pour un enseignement de l’oral11, Joachim Dolz et Bernard Schneuwly proposent de modéliser
toute séquence d’enseignement de l’oral selon une démarche12 dont on peut s’inspirer pour structurer
la mise en œuvre didactique de l’expérimentation « l’oral du lecteur ».
9 Michèle Petit, Éloge de la lecture, La construction de soi, Belin, 2012. 10 J.-L Dufays, L. Gemenne, D. Ledur, Pour une lecture littéraire – Histoire, théories, pistes pour la classe, Bruxelles, De Boeck, 2005. 11 J. Dolz, B. Schneuwly, Pour un enseignement de l’oral, ESF éditeur, 1998. 12 On présente ici le schéma initial proposé par Bernard Schneuwly et Joachim Dolz dans leur ouvrage Pour un enseignement de l’oral, 1998.
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Proposition d’un modèle didactique inspiré des travaux de Joachim Dolz et Bernard Schneuwly
Ce modèle prend comme point de départ de toute séquence la parole de l’élève confrontée im-
médiatement aux obstacles d’un exercice qui vise à présenter une œuvre et rendre compte de sa lec-
ture. Cet « oral premier »13, si l’on peut dire, qui suit la lecture de l’œuvre, permet d’identifier les points
de force et d’appui mais aussi les fragilités de l’élève et de les lui expliciter. Il offre la possibilité d’un
diagnostic de grain fin qui oriente le choix des propositions pédagogiques que l’enseignant organise
en parcours d’apprentissage, sous forme de modules. Conscient des obstacles qui se présentent à lui,
l’élève profite alors de ces modules pour exercer, approfondir, consolider, enrichir telle ou telle di-
mension de cet oral premier. À l’issue de ce travail, l’élève est en mesure de présenter à nouveau sa
lecture de l’œuvre et d’apprécier lui-même quels savoirs et savoir-faire il a pu acquérir au cours de la
séquence. L’évaluation prend en compte non pas seulement « l’oral second » mais l’évolution que l’on
perçoit entre les deux oraux élaborés au cours de la séquence, fruit des choix effectués parmi les mo-
dules proposés.
Joachim Dolz et Bernard Schneuwly commentent ainsi la cohérence de leur démarche :
« La séquence suit donc un mouvement que l'on pourrait décrire comme allant du complexe
au simple, c'est à dire de la production initiale lors de laquelle les élèves sont impliqués dans une
activité langagière avec ses multiples facettes, au simple travail pas à pas des dimensions
essentielles du genre en fonction des problèmes rencontrés par les élèves dans la réalisation de
l'activité. Pour finir, du simple au complexe lorsque l'élève se confronte à nouveau au résultat
final. »
C’est donc ce modèle que nous avons cherché à articuler avec les exigences d’une didactique de
la littérature pour développer les compétences orales d’un sujet lecteur critique et autonome.
13 On s’appuie ici sur une distinction proposée par Elisabeth Bautier dont rend compte Anne Vibert dans son rapport sur l’oral comme entrée dans un texte littéraire, 2013.
7
2. Mettre ce modèle au service de la formation du lector loquax
2.1 Élaborer et analyser son oral premier
Dans le cadre de l’expérimentation « l’oral du lecteur », on demande donc aux élèves de procéder
à une première lecture de l’œuvre et de mettre spontanément en mots leur réception d’un texte, dont
la découverte s’est faite librement, sans consigne particulière, sinon celle de noter dans un carnet de
lecture les réflexions plus ou moins structurées nées de ce premier contact avec l’œuvre. Ces notes
écrites ont d’abord une fonction mémorielle, elles visent à conserver la trace des pensées qui ont surgi
au moment de la lecture : toutes réflexions, interrogations, associations libres, peuvent être annotées
sur le carnet ou, pourquoi pas, enregistrées spontanément. Cette proposition d’écriture ou de
commentaire oral n’est pourtant pas une étape obligatoire : certains élèves peinent en effet à varier
leur posture de lecture, à passer selon la terminologie de Michel Picard14, du « lu » au « lectant », d’une
posture qui s’abandonne aux émotions d’un texte à celle qui fait entrer dans le jeu de la réflexion. On
laisse ainsi l’élève libre aussi de ne rien noter, de s’en tenir à l’impression générale que lui laisse sa
lecture, une fois le livre refermé.
On invite ensuite chaque élève à enregistrer un premier oral à partir de ses notes ou de son
impression, à réaliser une « première production » d’une durée de quelques minutes en veillant à
s’exprimer à la première personne du singulier.
Voici à titre d’exemple deux oraux enregistrés par des élèves de seconde à l’issue de leur lecture
de l’œuvre d’Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour (2014).
Exemple 1 – Mathieu – oral premier
https://monnuage.ac-versailles.fr/s/sTRMdRJc3yEn6Bq
On remarque dans ce premier oral toute la difficulté de l’élève à s’approprier les codes d’un
exercice nouveau pour lui. Il semblerait que l’élève soit mis en difficulté par le genre même du livre, sa
dimension réaliste, réflexive et autobiographique. Il s’agit tout autant d’un problème lié au rapport
que le lecteur entretient avec le texte que d’une difficulté à prendre en compte le contexte de
production de l’œuvre. Cet oral traduit la représentation étroite que l’élève se fait du texte littéraire
et des thématiques qu’il pourrait aborder. Mais il révèle aussi des points de force : la sincérité dont
l’élève fait preuve traduit son rapport authentique à l’œuvre. Il cherche à justifier son impression en
s’appuyant sur un lexique spécifique comme le montre le terme de « fantastique », même s’il semble
en avoir une acception erronée, synonyme, semble-t-il pour lui, de « fiction » ou d’« imaginaire ». Il ne
s’en tient pas non plus, par ailleurs, à l’expression d’un rejet. Sa réponse s’appuie implicitement sur
ses lectures antérieures avec lesquelles l’œuvre entre en décalage et donc d’une certaine façon, en
dialogue.
14 Michel Picard La lecture comme jeu –Essai sur la littérature, Editions de Minuit, 1986.
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Exemple 2 – Jeanne oral premier
https://monnuage.ac-versailles.fr/s/gyAjtGwwJF4qwaB
Dans ce deuxième oral, l’élève est bien plus à l’aise avec l’exercice : elle manifeste une bonne
compréhension du texte dans sa logique et prend bien en compte la perception du point de vue
critique de l’auteur. Son propos nécessiterait néanmoins d’être davantage développé : il faudrait
l’aider à mettre en mots son expérience de lectrice, à argumenter son point de vue, à l’exemplifier, à
mettre en perspective le projet d’écriture d’Annie Ernaux pour ne pas se limiter à des expressions
comme « une vision mauvaise des supermarchés. » L’élève doit aussi contrôler le débit de sa voix, trop
rapide en l’état.
Ces oraux, tous très courts, riches d’interprétations diverses montrent les points d’appui de
chaque élève tout autant qu’ils révèlent les obstacles que la plupart d’entre eux rencontrent lorsqu’ils
doivent présenter une œuvre à l’oral. Confrontés, une première fois et sans préparation, à cet exercice,
ces jeunes lecteurs mesurent davantage la difficulté d’une épreuve qui ne leur demandait a priori pas
d’autre effort que celui de lire un livre. Cette expérience les convainc donc de la nécessité d’entrer
dans une démarche d’appropriation en vue de la préparation d’un deuxième oral plus développé, plus
réflexif, mieux maîtrisé.
Comme l’analysent Bernard Schneuwly et Joachim Dolz :
« Lors de la production initiale, les élèves tentent une première réalisation de l'activité
langagière, objet de la séquence, et révèlent ainsi pour eux-mêmes et pour l'enseignant les
représentations qu'ils se font de cette activité. L'expérience prouve que les élèves ne sont pas en
situation d'échec sur ce premier travail : tous, y compris les plus faibles, sont capables de prendre
la parole et de produire un texte correspondant à la situation donnée (…). On n'est pas dans la
situation du "tout" ou "rien". Cette réussite partielle devient même la condition sine qua non de
l'enseignement dans la mesure où elle permet de circonscrire les capacités déjà existantes chez
l'élève et, par là-même, leurs potentialités. L'élève lui-même prend conscience du chemin à
parcourir. (…) La production initiale joue donc le rôle d'un régulateur de séquence, aussi bien pour
les élèves que pour l'enseignant. Elle clarifie l'activité, permet de prendre conscience des savoirs
et savoir-faire et permet de circonscrire les difficultés.» 15
2.2 S’engager dans une démarche d’appropriation grâce au parcours
d’apprentissage
L’écoute de ces oraux premiers permet de faire rapidement émerger les principaux besoins
des jeunes lecteurs en formation. Ils sont bien sûr variables selon chacun mais peuvent néanmoins
s’organiser selon une première catégorisation que l’expérience de chaque œuvre pourra faire évoluer
par la suite.
15 B. Schneuwly, J. Dolz, op.cit., p 4.
9
Sur le rapport du lecteur à sa lecture : les élèves ne parviennent pas toujours à articuler leur
immersion dans l’univers de l’œuvre avec l’objectivation de cette expérience de lecture, de même
qu’ils reprennent souvent les valeurs en jeu sans interroger la manière dont le texte en favorise
soit l’acceptation, soit la remise en cause.
Sur le rapport du lecteur à l’œuvre : comme le montre l’oral de Mathieu présenté dans cet
article, les élèves ont du mal à ajuster l’horizon d’attente de leur lecture surtout s’ils ont pris
l’habitude d’une certaine littérature dans leurs années antérieures. L’élève qui attend un
événement fantastique dans l’œuvre d’Annie Ernaux s’empêche toute rencontre avec le texte.
C’est une difficulté importante à laquelle se heurte de nombreux élèves à l’entrée du lycée :
beaucoup d’entre eux peinent à élargir leur conception de la littérature à d’autres formes que le
récit d’aventure ou d’apprentissage. Une autre difficulté apparaît également pour des œuvres
plus longues : le propos des élèves peut donner un sentiment de confusion ou d’approximation
faute d’appréhender le texte dans son ensemble et de bien s’y repérer. Privés de ces repérages
essentiels, certains élèves n’arrivent pas à prendre de la hauteur et se perdent dans des
interprétations de détail.
Sur le rapport du lecteur à sa culture : la proposition de lecture semble être souvent perçue
comme une lecture scolaire, dissociée d’autres expériences esthétiques que font librement les
élèves lorsqu’ils vont voir un film au cinéma, qu’ils regardent une photo d’art ou qu’ils écoutent
de la musique. Les élèves ne s’autorisent pas à entrer dans une démarche comparative avec leur
propre culture pour parler de l’œuvre et de leur expérience de lecture. C’est une mouvement
d’appropriation important que celui de faire une place à chaque lecture dans la constitution de sa
culture propre.
Sur le rapport du lecteur au contexte de production de l’œuvre : l’absence de
contextualisation de l’œuvre empêche l’élève de vérifier la pertinence des hypothèses proposées,
le conduit à des anachronismes et parfois même à des contresens.
Sur le rapport du lecteur à l’exercice oral en lui-même : la performance orale n’est pas
toujours aisée pour certains élèves qui ont des difficultés à trouver l’expression juste, l’intonation
appropriée, le débit adéquat. Il apparaît nécessaire de travailler la dimension corporelle de l’oral
qui doit être mise au service du discours de l’élève.
À partir de ce diagnostic, l’enseignant conçoit un parcours d’apprentissage dont la cohérence
interne et externe doit donner aux élèves une bonne vision d’ensemble des critères évalués pour
« l’oral second ». Ce parcours s’organise en modules qui rendent explicite(s) une ou plusieurs
démarche(s) de travail en lien avec les besoins que l’on a pu identifier. On communique ce parcours
directement par l’espace numérique de travail (ENT), sous forme d’un dossier partagé, afin de
permettre à l’élève d’organiser ce parcours selon ses besoins propres.
Nulle exigence d’exhaustivité, en effet, dans l’exploration de ce parcours : chaque proposition
d’exercice vise à favoriser l’appropriation de l’œuvre selon le principe d’une pédagogie différenciée. Si
la prestation orale finale doit bien prendre en compte tous les modules proposés, l’élève est
néanmoins libre de construire son propre parcours, d’aborder ces modules dans l’ordre qu’il souhaite
et de choisir dans chacun d’eux les activités qui lui semblent les plus à même de le faire progresser. Il
apprendra ainsi à défendre sa lecture personnelle, à expliquer et à justifier ses choix, à argumenter,
10
analyser, communiquer son point de vue, à établir des liens entre la lecture littéraire et les autres
champs du savoir, l’expérience du monde et la formation de soi, capacités évaluées lors des Épreuves
Anticipées de Français.
On propose ici de présenter un exemple de parcours proposé en seconde et en première, et
de donner, à titre d’exemple, les activités conçues pour chaque module associé à la lecture d’une
œuvre d’Annie Ernaux, Regarde les Lumières, mon amour. (2014)
Le module « Mettre en mots son expérience de lecteur » met l’accent sur la réception singulière
du texte par l’élève, sa lecture empirique, variant presque à l’infini car dépendante de ce que chacun
y projette de lui-même.
On s’intéresse ici particulièrement à ce que Gérard Langlade et Marie-José Fourtanier nomment
« l’activité fictionnalisante » qui peut prendre la forme d’une concrétion imageante et auditive, d’une
activité fantasmatique, d’une réaction axiologique, d’une réflexion sur la cohérence mimétique ou
d’un impact esthétique16. On invite donc les élèves à favoriser les jeux d'association sur le mode du
portrait chinois ou à renforcer le processus d'identification. Les questions sont libres, ouvertes, au plus
près d’une expérience réelle, variables selon les œuvres proposées. Dans ce premier module, on
demande également aux élèves de choisir un passage de quelques lignes, d’en justifier l’intérêt et d’en
proposer une lecture expressive. Le texte s’incarne alors dans la voix de l’élève, s’imprime plus
facilement dans sa mémoire, bénéficie du grain de sa voix et laisse entendre son interprétation. L’élève
participe davantage au texte, se fait énonciateur, cherche et retrouve les tons d’un texte qu’une
lecture silencieuse rend parfois sourd à la musicalité d’un style.
Voici à titre d’exemples, quelques questions posées aux élèves dans ce module, l’élève choisit
librement celles qui l’inspirent.
Exercice du portrait chinois : pour mettre en mots ses sensations de lecteur, je vous invite à
réaliser le portrait chinois de cette œuvre : Le texte vous semble-t-il lumineux, sombre ? S’il était une
couleur, une sensation, un rythme ou tout autre référence qui vous viendrait à l'esprit… ce serait….
Chercher le mot juste : parmi la liste des adjectifs que vous avez à votre disposition choisissez-
en deux ou trois qui traduisent votre émotion au moment de la lecture. Notez la définition précise de ces
trois adjectifs. Faites le même exercice avec des adjectifs qui sont à l'opposé de votre expérience.
Expliquez les raisons de votre choix.
La question de l'œuvre : quelle question souhaiteriez-vous que l'on vous pose sur ce texte ?
Pourquoi ?
Lire et changer d'avis : avez-vous eu l'impression de changer d'avis au cours de votre lecture ?
Le passage clé : offrez à votre auditeur la lecture du passage de votre choix. Expliquez-lui ce qui
retient particulièrement votre attention dans l’extrait choisi.
16 Gérard Langlade et Marie-José Fourtanier, « la question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire » dans E. Fardeau, C. Fisher et alii, La Didactique du français – les voies actuelles de la recherche, Presse universitaire de Laval, 2007.
11
Échanger un point de vue : auriez-vous eu les mêmes réactions que la narratrice ? Partagez-
vous son point de vue ? Qu’auriez-vous envie de lui répondre lorsqu’elle valorise ou critique les
supermarchés ?
Le module « consolider sa connaissance de l’œuvre » donne à l’élève des points de repères pour
circuler dans l’œuvre et questionner sa signification.
Dans un premier temps, on invite l’élève à élaborer un premier résumé de l’œuvre, ceci pour lui
permettre de clarifier le genre du texte, son cadre spatio-temporel, les principaux thèmes, le point de
vue adopté, les effets de structure. Mais cet exercice vise aussi à travailler les inférences du texte et
faire émerger une première vision de l’œuvre. Il est à ce titre très intéressant de proposer aux élèves
de confronter entre eux leur résumé afin, d’une part, de lever les premières difficultés de
compréhension de l’œuvre mais aussi et surtout, de questionner les liens implicites que le texte
soumet à l’interprétation du lecteur.
Pour investir davantage le lecteur dans cet exercice, on propose aux élèves de pratiquer lorsque
cela s’y prête, notamment pour les fictions narratives, ce que Pierre Bayard appelle « la critique inter-
ventionniste », une critique « créatrice » qui propose de reconfigurer le récit, « d’en rescénariser des
éléments d'intrigue »17 à partir des attentes, impatiences, déceptions ou frustrations des lecteurs.
L’élève prend dès lors conscience que le texte résulte d’une construction et de la dimension démiur-
gique de l’auteur. Dans cette perspective, on propose aux élèves des questions comme :
Trouvez-vous certains personnages inutiles ?
Auriez-vous souhaité une autre fin ?
Auriez-vous préféré que l’histoire soit racontée par un autre personnage ?
Auriez-vous souhaité sauver un des personnages ?
Pensez-vous que cette histoire aurait pu se passer à une autre époque ?
Le module « mettre l’œuvre en perspective » interroge l’élève sur les liens qu’il peut établir avec
une autre œuvre artistique ou une autre discipline. Il l’invite à faire converser les œuvres entre elles,
soit dans une perspective diachronique proche de celle adoptée en histoire littéraire, soit de manière
plus libre pour l’aider à intégrer cette lecture à la culture qui lui est propre. Dans le cadre de la lecture
cursive d’œuvres en première, ce module interroge toujours le lien qui peut se tisser avec l’intitulé du
parcours d’étude au programme.
Voici à titre d’exemples, quelques questions posées aux élèves :
L'œuvre Regarde les lumières mon amour a été choisie pour favoriser
l'interdisciplinarité avec le cours de géographie. Vous avez visionné en classe le film de
17 Conférence de Pierre Bayard, « Introduction à la critique interventionniste », 6 avril 2011 :
https://vimeo.com/23304541
12
Stéphane Brizé, La loi du marché (2015). Pensez-vous que l’œuvre d’Annie Ernaux puisse avoir
un lien avec ce livre ?
Avez-vous pensé à un autre livre ou à un film en lisant ce texte ?
L’une des figures de ce texte évoque-t-elle un personnage que vous connaissez ?
Le module « prendre en compte un contexte d’écriture » permet aux élèves de se confronter
aux notions d’auteur, de public et de contexte littéraire, économique, social ou politique. Il constitue
une introduction plus explicite que dans le module 3 à la notion d’Histoire Littéraire surtout pour les
œuvres des siècles passés.
Voici à titre d’exemples, quelques activités proposées à l’élève :
Quand l'auteur parle de son œuvre… Regardez cette interview d'Annie Ernaux sur France
Culture « Dans le caddie d'Annie Ernaux ». Vous pouvez vous en tenir aux 17 premières minutes. Vous
êtes invités à écouter dans l'ordre de votre choix les sections suivantes.
Partie 1 du début à 7'12'' : l'importance du quotidien.
Partie 2 de 7'12'' à 10'20 : l'hypermarché : un lieu pour nous rendre visibles les uns
aux autres.
Partie 3 de 10'20 à 17'05'' : hypermarché et climat social
Le site Lumni.fr propose également de nombreuses ressources pour introduire un contexte
particulier, qu’il soit politique, économique, social ou littéraire.
Le module « travailler son élocution » s’intéresse davantage à la maîtrise de l’articulation et du
débit de la voix. Ce module plus ludique, repose sur des exercices techniques qui visent à « tonifier »
l’articulation et à faciliter le placement de la voix. Pratiqué sur l’ensemble de l’année, il aide l’élève à
faire entendre sa voix et met l’accent sur la dimension corporelle de l’oral.
Voici à titre d’exemples, quelques propositions de travail :
Travailler son articulation avec des vire-langues, phrases ou séquences de mots comportant
des syllabes presque semblables que l'on doit prononcer très vite sans se tromper. Ces groupes de mots
difficiles à articuler sont assemblés dans un but ludique pour servir d'exercice d'élocution.
Tu t’entêtes à tout tenter, tu t’uses et tu te tues à tant t’entêter.
Un pâtissier qui pâtissait chez un tapissier qui tapissait, demanda un jour au tapissier qui tapissait :
vaut-il mieux pâtisser chez un tapissier qui tapisse ou tapisser chez un pâtissier qui pâtisse ?
Elle est partie avec tonton, ton Taine et ton thon.
As-tu été à Tahiti ?
Pratiquer l’exercice du crayon : munissez-vous d'un crayon à papier et placez l'extrémité
opposée à la mine entre les dents de devant, bien serrées mais sans crispation. Puis tout en tenant le
13
crayon, le plus possible à l'horizontale, entraînez-vous à prononcer lentement un extrait de votre choix.
Suivre un programme d’entraînement vocal avec Vocal’iz : application gratuite qui propose
une analyse de la voix et un programme d’exercices personnalisés pour chacun.
Comme nous l’avons déjà précisé plus haut, les élèves sont libres de construire leur propre
parcours d’appropriation, conseillés par le professeur. Un élève peut, par exemple, choisir d’entrer
dans cette démarche par une proposition du module « Prendre en compte un contexte d’écriture »
pour se diriger ensuite vers le module « Mettre en mots son expérience de lecteur », puis s’orienter
vers le module « Mettre l’œuvre en perspective », avant de revenir vers le module « Approfondir sa
connaissance de l’œuvre » à la faveur d’une comparaison entre l’œuvre cinématographique et
littéraire, et poursuivre sa réflexion en abordant la deuxième partie de l’interview proposée dans le
module « Prendre en compte un contexte d’écriture ». On invite même l’élève à enrichir par de
nouvelles propositions chacun de ces modules, à écouter ou lire par exemple d’autres interviews d’un
auteur contemporain, à mettre le livre en perspective avec d’autres œuvres artistiques, à
expérimenter de nouvelles stratégies pour mettre en mots des impressions de lecture.
Ces modules entretiennent chacun un rapport différent avec le développement de la compétence
orale :
le module « Travailler son élocution » est un entraînement de l’oral, au service de sa
dimension corporelle ;
le module « Prendre en compte un contexte d’écriture » aborde le contexte par l’oral
puisqu’il s’appuie sur un travail d’écoute, dimension première de l’oral ;
le module « Mettre en mots son expérience de lecteur » propose de travailler avec
l’oral, notamment dans l’exercice de lecture expressive mais également dans la possibilité qu’il
offre d’un débat entre les élèves ;
l’ensemble des modules, par le travail qu’ils induisent sur le langage, sur sa dimension
réflexive et symbolique, créent les ressources lexicales sur lesquelles l’élève pourra s’appuyer
pour son oral second. Dans cette dernière perspective, l’écrit devient ici nécessaire au travail
oral, comme espace de recherche des éléments de langage que l’élève doit s’approprier pour
enrichir et développer son expression personnelle.
Lorsque ces modules sont proposés en accompagnement d’une lecture cursive, ils encouragent
l’élève à s’impliquer davantage dans la lecture de l’œuvre et l’engagent à faire preuve d’une plus
grande autonomie critique. Dans le cadre de l’étude d’une œuvre intégrale, l’élève travaille librement
ses modules au cours de la séquence ; les horizons ouverts par les extraits étudiés en classe lui
permettent de questionner sa propre réception du texte et d’enrichir son oral de lecteur.
14
3. Élaborer l’oral second
À l’issue de ce travail, les élèves enregistrent un deuxième oral qu’ils pourront eux-mêmes
comparer à leur première prestation.
Mathieu –oral second
https://monnuage.ac-versailles.fr/s/7BM9cGEBK4eTn5N
On perçoit dans ce deuxième oral que l’élève a consolidé sa connaissance de l’œuvre en prenant
davantage en compte le contexte d’écriture. Même si la référence au film de Stéphane Brizé comporte
des erreurs, l’élève parvient à interroger sa conception du supermarché à l’aune de ces deux œuvres.
L’oral s’est ainsi enrichi sur plusieurs plans : la maîtrise du contenu dans un genre spécifique, celui du
journal, la contextualisation et la portée de l’œuvre, sa réception que l’élève partage avec son auditeur.
Les notions de genre et de réalisme restent problématiques, mais elles pourront faire l’objet d’une
reprise notamment lors du débat qui suit cet exercice.
Jeanne – oral second
https://monnuage.ac-versailles.fr/s/NMQWtdxjMELXiKC
Dans ce deuxième exemple, l’élève est parvenue à développer son propos : elle s’implique
davantage dans la lecture de l’œuvre et propose des exemples pour étayer son propos. Elle montre
comment l’œuvre lui a permis de faire évoluer sa perception du monde, signe d’une appropriation
réelle du texte. Il lui est encore difficile d’articuler l’œuvre cinématographique au livre d’Annie Ernaux
; les deux œuvres sont encore nettement dissociées dans son oral mais, comme pour son camarade,
on pourra lui demander de travailler davantage ces correspondances dans le débat entre pairs.
C’est sur ce constat que l’on propose donc de faire évoluer le modèle didactique à l’origine de
cette expérimentation et d’intégrer une dimension collective à l’élaboration d’un oral individuel.
4. L’oral en débat pour former des lecteurs critiques et autonomes
Le modèle de Bernard Schneuwly et Joachim Dolz, par les mots mêmes de « production finale »
ferme la séquence didactique sur ce deuxième travail. On le comprend aisément pour les genres oraux
comme l’interview, la chronique, le guide touristique audio par exemple mais dans le cadre de « l’oral
de lecteur », cette deuxième production ne constitue pas une fin en soi. L’oral peut et doit encore
s’enrichir, le lecteur continue de se déplacer. L’élaboration de ce travail, de cet « oral second », plus
15
maîtrisé, plus réfléchi, capable d’accéder à une dimension symbolique de l’œuvre et du langage, ouvre
la voie d’une conversation entre lecteurs qui permet l’expression d’interprétations que chacun a
d’abord pu construire pour lui-même.
Le modèle de la séquence didactique intégrerait ainsi une nouvelle phase, celle où la production
orale seconde, devenue intermédiaire, entrerait en conversation avec tout ou partie des autres oraux
pour donner lieu à l’élaboration d’un troisième oral témoin de ces déplacements opérés par ces formes
d’apprentissages nouveaux que deviennent ces conversations.
Le modèle didactique évoluerait de la façon suivante :
Dans une situation de classe traditionnelle, ces conversations pourraient faire l’objet de temps
d’échange proposés en groupes par l’enseignant. On aurait ici le plaisir de vivre des échanges incarnés,
à bâtons rompus, où « l'organique de la voix indique combien la connaissance est incorporée, combien
nous sommes imprégnés dans notre forme de vie par ce que nous disons, imprégnés par ce que nous
sous-entendons, par les différentes ellipses de nos raisonnements, par ces petits mots logiques que
sont les "et" et les "mais", les "donc", les "ou" etc., petits mots auxquels la conversation restitue toute
la polysémie (…) »18 La manière singulière dont chacun s’imprègne de l’œuvre encouragerait sa
relecture, sa mise en voix, rendrait plus vivante encore cette parole silencieuse qu’est l’écriture.
Mais en ces temps troublés de crise sanitaire, la nécessité de faire cours à distance engage une
autre manière de vivre cette conversation. Tous les oraux enregistrés sont mis à disposition des élèves
qui choisissent de les écouter à leur rythme, d’évaluer la pertinence des interprétations qu’ils
entendent, de reconsidérer leur vision de l’œuvre, de saisir aussi combien le texte peut s’offrir à des
lectures plurielles qui interdisent tout discours dogmatique, toute démonstration ou exposition de
doctrine. Ces conversations différées leur montrent aussi comment on peut investir le texte d’une
lecture subjective légitime dans cette rencontre personnelle que l’on a avec l’œuvre ; elles leur
donnent le moyen de comprendre que parfois le lecteur parle moins du texte que de lui-même et
qu’en ce sens ce qu’il dit du livre ne peut pas vraiment être partagé par d’autres, que la lecture
littéraire, comporte toujours deux dimensions, l’une commune à tous les lecteurs parce que déterminé
par le texte et l’autre, subjective, empirique, parfois légèrement déformée par sa propre subjectivité.
S’il est difficile de dissocier l’une et l’autre dimension dans sa lecture personnelle de l’œuvre, combien
il est facile en revanche de le percevoir dans la somme et la confrontation d’une trentaine d’oraux de
lecteurs.
18 Ali Benmaklouf, La conversation comme manière de vivre, Albin Michel, 2017.
16
Pourrait-on alors considérer ce troisième oral comme une forme de production finale ? Et s’il
n’était, lui aussi, qu’un oral intermédiaire, appelée à évoluer encore au moment de l’examen, dans un
entretien fécond avec l’examinateur ? Car c’est bien cela finalement que le jury évalue, en dernier
ressort, non pas des vérités sur l’œuvre, comme le croient trop souvent les élèves, mais cette capacité
à devenir lecteur, à converser sur l’œuvre pour mieux la comprendre, pour ouvrir de nouveaux
horizons d’interprétation, pour l’inscrire dans une double histoire, esthétique, celle de l’œuvre elle-
même mais aussi personnelle, celle que l’on comprend des années plus tard lorsque l’on relit et perçoit
différemment une œuvre de notre histoire passée.
5. Prolongements réflexifs, trois essais de réponses à des questions entendues
L’expérimentation pédagogique pensée et mise en œuvre par Daphné Jacamon croise des
questions vives de la discipline, des enjeux plus larges autour de la didactique de la littérature, enjeux
qui se trouvent comme avivés par la perspective de l’enseignement de l’oral du lecteur.
5.1. La question des postures énonciatives de l’élève et de la place de la subjectivité face aux textes
littéraire : que faire de la parole de l’élève ?
En classe, pour concilier la réception subjective et l’élaboration d’un propos structuré sur le
texte, le professeur de lettres crée des situations de travail qui puissent garantir à la fois l’appropriation
des œuvres et l’épaississement du discours de l’élève. Dans ce cheminement pédagogique, la première
étape consiste souvent à accueillir les réactions des élèves à la suite d’une lecture première du texte.
Qu’elles portent sur les impressions de lecture, les émotions ou sensations ressenties à la découverte
d’un texte, les éléments de compréhension ou d’interprétation, l’ouverture de pistes réflexives, les
questions proposées aux élèves leur permettent d’explorer et d’exprimer leur réception du texte. Le
premier écueil pour le professeur tient alors à l’accueil et à la prise en compte de ces
réactions premières. À l’écrit (note d’étonnement, écrit d’appropriation, carnet de lecteur, etc.) ou à
l’oral (le plus souvent, de manière chorale), le professeur est confronté à la multitude de ce que le
texte suscite chez chacun. Il entend tout à la fois des reformulations pertinentes, d’excellentes
intuitions interprétatives, mais aussi ce qui a constitué pendant ses études universitaires des obstacles
à l’analyse littéraire : paraphrase, stéréotypes, idées reçues, malentendus, lectures psychologisantes,
anachronismes, contresens… Quand il n’a pas affaire à des propos impertinents, voire provocateurs.
Par conséquent, que faire de la collecte des remarques spontanées des élèves, que faire de
l’expression première de leur subjectivité ?
Il semble que se joue là une éthique de la réception, en lien tout à la fois avec l’épistémologie de
la discipline, les enjeux de la formation de l’esprit, la question de la transmission des valeurs à l’école.
Hélène Merlin-Kajman a montré qu’il est loin d’être facile d’accueillir certains propos sur les textes et
de prendre en compte les réceptions singulières des élèves pour élaborer une situation
d’apprentissage pertinente et formatrice. Elle pose les enjeux du recueil des paroles de lecteur à partir
d’exemples extrêmes, qui peuvent déstabiliser un professeur, même aguerri. Ainsi cet étudiant qui
17
comprend La Métamorphose de Kafka comme l’illustration d’une logique souveraine : « La société ne
peut pas prendre en charge tous les inutiles de la terre…19 ». Tout enseignant est susceptible de
rencontrer de telles situations, dans lesquelles surgissent des lectures inattendues d’œuvres littéraires
pourtant canoniques. Certaines sont même devenues des « cas d’école » que les enseignants se
transmettent – à juste titre, car elles mettent en scène ce lien intime entre discipline, didactique et
éducation. Tel élève s’offusque qu’on lui soumette un texte raciste à la lecture d’un extrait de De
l’esprit des lois de Montesquieu ; tel autre, dans une juste provocation, lance à voix haute que Phèdre
est une « cougar » ; un autre encore, interrogé sur ce qu’il a compris de la double-pensée dans 1984,
ferme son livre rageusement en disant qu’il n’a RIEN compris… Au cœur de cette capacité à accueillir
toutes les réactions des élèves, se joue le positionnement du professeur par rapport au texte, au
monde de l’élève, au monde de l’école et à l’incarnation de ses valeurs. Ce positionnement s’établit
également par la place qu’occupe le professeur pour lequel la littérature est un objet de connaissances
et de savoirs à contextualiser dans une histoire littéraire donnée, et par la place de l’élève, novice en
formation. Pour reprendre les propos d’Hélène Merlin-Kajman : « Je suis convaincue qu’il faut troubler
les certitudes plutôt que les balayer par d’autres certitudes autorisées. Et pour les troubler, accueillir
celui qui les prononce et qui, souvent, y tient parce que s’y joue une partie de ses identifications. Car
si mon savoir d’enseignante détient quelque autorité, il la tire de l’histoire dialogique de ce savoir
(…)20». Il s’agit donc de considérer très sérieusement les réactions des élèves comme les indices
incontestables d’une activité de lecteur, indices qui vont permettre d’orienter les apprentissages, de
problématiser l’accès au sens, d’arrimer la parole à des savoirs, d’ouvrir des perspectives nouvelles
pour permettre à l’élève lecteur de faire évoluer son discours sur l’œuvre.
À titre d’illustration, dans son expérimentation, Daphné Jacamon recueille les premières réactions
des élèves avec quatre objectifs : donner une place primordiale à la rencontre subjective avec le texte,
réaliser une évaluation précise des acquis et des besoins des élèves pour construire des parcours
d’apprentissage modulaires et différenciés, faire un retour personnalisé à chaque élève sur son oral
premier et le conseiller sur les modules à choisir, garder mémoire de la première prestation des élèves
pour mesurer et leur faire mesurer leur progression ultérieure. Daphné Jacamon fait également le
choix de collecter et de partager les oraux seconds des élèves pour permettre à chacun d’appréhender
sa propre subjectivité en comparaison avec celle des autres et de nourrir, de faire évoluer son discours
sur l’œuvre.
5.2. La question de la posture de l’élève dans son énoncé : quelle place pour le « je » dans l’oral du
lecteur ?
Le choix du pronom personnel - ou impersonnel – pour asseoir un discours écrit ou oral sur une
œuvre littéraire est une problématique récurrente de l’enseignement des lettres. Dominique Bucheton
souligne la présence pérenne de cette question dans les écrits institutionnalisés tout au long du
parcours scolaire et universitaire :
« Mais que l’on soit élève en cycle 3 ou étudiant en master en train de rédiger son mémoire,
l’une des difficultés premières de l’écriture est de s’énoncer comme sujet singulier tout en
19 Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup, essai sur une zone à défendre, la littérature, Gallimard, coll. « NRF Essais » 2019 : passage au discours direct dans l’œuvre, p. 168.
20 Ibid., p. 172.
18
intégrant, ou en rapportant, les points de vue des autres, les discours entendus ou lus ».21
Cette problématique de la posture de l’élève dans son énoncé se pose à l’oral dans les mêmes termes
qu’à l’écrit : « [En commentant ou en présentant le texte,] puis-je donner mon avis ou pas ? ».
Le travail de l’oral du lecteur dans la perspective de la seconde partie de l’épreuve orale anticipée
de français pourrait paraître résoudre cette difficulté : l’utilisation de la première personne est admise
de manière consensuelle, et les oraux d’élèves montrent qu’ils l’utilisent spontanément. La
présentation de l’œuvre choisie par le candidat inaugure pourtant une toute nouvelle manière de dire
« je » dans un oral institutionnalisé. Cet oral du lecteur ne ressemble à aucun autre oral scolaire
puisqu’il met en mots une expérience de lecture littéraire, c’est-à-dire qu’il tresse discours savant et
discours sur soi rencontrant l’œuvre. Les professeurs de lettres et leurs élèves appréhendent cette
tension du « je », parfois ressentie comme une injonction contradictoire à l’approche de l’examen,
puisqu’il s’agit d’adopter une voie/voix médiane entre l’expression subjective d’une sensibilité
personnelle et le discours académique prétendument attendu sur une œuvre. Le sujet est à réinventer
dans cette épreuve.
Dans la démarche proposée ci-dessus, Daphné Jacamon accompagne les élèves dans la
construction d’un discours à la fois personnel et informé grâce à l’importance accordée aux oraux des
élèves, à la variété des modules proposés, au partage des oraux seconds pour relancer la réflexion.
L’expérimentation « l’oral du lecteur » cherche à instaurer une dynamique dialectique entre la parole
spontanée des élèves sur une œuvre et des éléments de savoirs, de contexte, de problématisation ;
les deux se nourrissent l’un l’autre quand leur trop forte opposition est un danger pour le travail de
l’oral du lecteur. Daphné Jacamon met en place des situations de travail qui aident les élèves à étoffer,
préciser, cultiver une parole première et spontanée en se fondant sur le lien intime entre lecture,
écriture et oral : fréquentation individuelle des textes (variété des approches), lecture à voix haute,
lecture de ressources documentaires ou critiques, écoutes de lectures ou de propos de lecteurs, écoute
de propos de l’auteur sur son œuvre, écoute réflexive de sa propre parole grâce aux enregistrements
que permet le numérique, écoute synchrone ou différée des propositions des autres élèves de la
classe.
5.3. La question du genre et de la forme de l’énoncé : quelles conduites discursives pour l’oral du
lecteur ?
Pour aider les élèves à s’engager dans leur propos, et à naviguer entre les deux écueils du prêt-à-
dire récité presque par cœur et de l’impressionnisme relâché de la parole quotidienne, il faut sans
doute revenir sur les modèles discursifs que l’école accorde et apprend à l’élève pour exprimer le
jaillissement d’une interprétation personnelle dans une expression qui puisse faire consensus entre la
sphère privée et l’exercice codifié d’une situation d’examen. Pour penser l’exercice nouveau de la
présentation d’une œuvre choisie, peut-être faut-il s’inspirer – sans en faire pour autant des modèles
- des pratiques existantes en dehors de l’école : émissions littéraires, prises de parole d’écrivains, de
journalistes culturels, d’universitaires, cercles de lecteurs, présentation en librairie, journées de
promotion de la lecture en bibliothèque, vidéos de booktubers, etc.
Écoutons par exemple l’écrivain François Mauriac dans une archive de l’INA :
21 Refonder l’enseignement de l’écriture, vers des gestes professionnels plus ajustés de la maternelle au lycée, Retz, 2014
19
« J’appelle une œuvre « habitable » une œuvre de Balzac, ou de Dickens, ou de Proust, dans
laquelle j’entre, je sors, voilà. J’ai aujourd’hui…je suis septuagénaire, n’est-ce pas ? et bien, je peux
dire que depuis quarante ans, et même depuis cinquante ans, j’habite Balzac, et j’habite Dickens,
et j’habite Dostoïevski, et j’habite Tolstoï, vous comprenez ce que je veux dire ? J’y entre et j’en
sors tout le temps, moi je prends un Balzac, à chaque instant je prends un Balzac, je prends Proust
à chaque instant. (…) Mais par exemple, j’aime profondément Kafka, l’homme Kafka. Mais ses
livres, je les ai lus une fois, mais plutôt crever que d’y entrer ! Vous comprenez, je n’ai jamais envie
de recommencer un cauchemar ! Moi j’ai une peur terrible des cauchemars…ça ne m’empêche pas
d’aimer profondément Kafka ! Son journal : oui. Ses lettres : oui. Tout ce qui est lui : oui. Mais ses
romans que j’admire, je ne les ai lus qu’une fois, et je n’y reviendrai jamais, vous comprenez ? » 22
François Mauriac s’avance, hésite, se reprend. Il ne lève pas tous les implicites de son propos,
emploie des néologismes, n’est pas immédiatement clair. Il se répète pour préciser sa pensée, a
recours parfois à une grammaire de l’oral elliptique, formule des jugements arrêtés sans les expliciter.
François Mauriac ne raconte pas, ne résume pas, ne présente pas, n’expose pas, ne décrit pas,
n’argumente pas : il structure une expérience de lecteur entre deux grands types d’œuvres, les œuvres
« habitables » et celles qui ne le sont pas.
Un autre modèle intéressant à analyser est celui du booktube que les professeurs commencent à
intégrer dans leurs pratiques (le plus souvent pour rendre compte des lectures cursives). La posture
énonciative y est particulièrement affirmée. Visant juste, l’esthétique de ces vidéos kaléidoscopes
exhibe la polyphonie du discours, dans un montage juxtaposant les regards et les approches sur
l’œuvre dans un jeu de rôle accéléré : lecture enthousiaste d’un extrait, commentaire critique ou naïf,
oral d’intervention dans lequel le booktuber se glisse dans la peau d’un personnage, regard
contemporain, approche par association d’idée (« la couleur à laquelle j’ai pensé pendant tout le livre
était… »), etc.
Quelles seraient les caractéristiques de ces différents modèles pour penser l’oral du lecteur ? La
réponse est aucune si ce n’est l’expression d’une entrée absolument personnelle dans les textes. Ce
que les exemples permettent de constater, c’est que la parole du lecteur est singulière au point de se
réinventer sans cesse. Aucune méthodologie donc à déduire de ces pratiques. Plutôt l’explicitation de
tous les possibles discursifs que l’élève peut explorer (résumer, citer, commenter, décrire, faire des
liens, faire des associations d’idée, porter un jugement et le justifier, imaginer à partir de l’œuvre,
reconfigurer, etc.) et l’exhortation à une grande liberté pour élaborer une présentation d’œuvre
personnelle.
Conclusion et perspectives : portrait du lector loquax idéal comme horizon pour former les élèves
Au terme de cet article, ressaisissons le portrait du lector loquax idéal, sorte d’utopie pour se
donner matière à penser la formation des élèves. Le lector loquax accepte de s’exposer : il délivre une
parole sensible, qu’il cherche à habiter pleinement ; une parole parfois fragile, moins structurée
qu’une trace rédigée, mais porteuse d’une émotion et/ou d’un sens que la voix et le corps catalysent
22 Voir « François Mauriac et ses lectures », extrait de l’émission « Lectures pour tous » du 06 mai 1959 : https://www.ina.fr/video/I08018847/francois-mauriac-et-ses-lectures-video.html.
20
afin de les restituer et de les transmettre autant que les mots. Cependant l’appartenance de l’œuvre
à une sphère autre que celle du quotidien éloigne le lector loquax de la simple expression spontanée
de son ressenti ou de son interprétation. Le travail s’enclenche alors pour mettre en mots, en pensée
articulée, ce qui aurait pu demeurer au stade d’une impression diffuse. De même que la pensée se
construit en parlant, le déploiement d’un discours organisé, justifié et sensible, participe dans le temps
au développement d’une conscience esthétique indissociable de la construction de soi comme « sujet
lecteur », sujet-conteur, sujet-parlant sur et à partir des œuvres découvertes. En ce sens, à des
moments déterminés, le lector loquax confronte sa lecture à d’autres horizons que lui-même : réseaux
de textes, éléments documentaires, propos et interprétations d’autres lecteurs mis éventuellement en
débat, etc. Le lector loquax, en faisant l’expérience de l’autre en soi se rend davantage intelligible à
lui-même : en s’appropriant progressivement de nouveaux savoirs, de nouvelles interprétations, de
nouvelles informations, étroitement maillés à sa lecture de l’œuvre, qu’il choisit de retenir ou non, le
lector loquax reconfigure sa réception de l’œuvre et par là-même apprend à se connaître mieux lui-
même à travers les métamorphoses et les progrès de son discours.