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L’OR D’ATALANTE

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L’OR D’ATALANTE

Collection dirigée parMurielle Gagnebin

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Cet ouvrage est publié avec le concoursdu Centre de Recherche sur les Images et leurs Relations (CRIR)

de l’Université de la Sorbonne-Nouvelle (Paris-III)et celui du Centre National du Livre

Illustration de couverture : Jean-Daniel Pollet : Photogramme de Dieu sait quoi (1995). © P.O.M.

© 2005, Éditions Champ Vallon, 01420 SeysselISBN 2-87673-411-7

www.champ-vallon.com

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LES IMAGESPARLANTES

Sous la direction deMurielle GAGNEBIN

L’OR D’ATALANTECHAMP VALLON

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Guy ASTIC

Béatrice CHEMAMA-STEINER

François FRONTY

Murielle GAGNEBIN

Guillaume GOMOT

Stéphane GOUDET

Laurent GRISON

Philippe HAMON

Yves HERSANT

Dominique LAIGLE

Gilbert LASCAULT

Barbara LE MAÎTRE

Jean-Louis LEUTRAT

Suzanne LIANDRAT-GUIGUES

Julien MILLY

Marie-José MONDZAIN

Cyril NEYRAT

Corinne RONDEAU

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Je tiens à remercier Julien Milly pour toute l’aide apportée.M.G.

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INTRODUCTION

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Les images parlantes : l’étrangeté habite ce titre ! Quel type d’image faut-il rechercher pour leur conférer semblable

qualificatif ? L’image est-elle muette ? Provoque-t-elle le discours ? Sejoint-elle à celui-ci ou est-elle seulement parlée ? si l’on préfère, tra-versée par le verbe, non supplément de celui-ci, mais étoffe épousantles plis de multiples discours ? Dira-t-on alors qu’elle est apotro-païque ? alliée de la glose ? rébus ? On la pensera diversement, tantôtau service de la pédagogie, tantôt matière même de l’iconologie et deses trésors herméneutiques. À l’inverse, propre à allumer les feux del’iconoclasme, l’image parlante doit-elle disparaître ? Est-elle vouée àune contradiction essentielle, et la déclarerons-nous irréductible àl’ordre du discours, ou, à l’opposé et dans une perspective logocen-trique, se fait-elle « langage » ? Mais alors, quelles sont les conditionsd’être de ce dernier, et pourquoi semblable vue appelle-t-elle commenaturellement des guillemets ?

Les détournements de l’image vers un langage codé (imageries duXIXe, bandes dessinées, figures de la publicité), les contrebandes del’image au gré de textes particulièrement transgresseurs sont légion. Jepense à certains cryptogrammes religieux, aux dessins et aux curieuxpouvoirs de hiéroglyphes aventureux et ludiques, à la force étrange ettellement subversive de l’art brut, aux mécanismes du rêve, à son tra-vail de condensation comme aux ruses de la psychanalyse s’exerçant àpercer, non les images du rêve, mais bien le discours du rêveur surcelui-ci qui n’est qu’images…

À toutes ces tentatives qui briguent pour l’image une puissance dedévoilement, il faut impérativement ajouter la pratique du critique

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d’art, amené à décomposer les fastes de l’apparaître en segments dis-cursifs, où le discours se noue dans l’image, se tresse à celle-ci, aurisque de créer comme un nouvel objet, lui-même offert à d’autres lacsinterprétatifs – et cela à l’infini. Mais percevoir à même ce troisièmeobjet (résultat d’un discours à travers une image, au gré de celle-ci,elle-même déjà travaillée en sa fabrique par le langage) l’aventured’une fable émanant de l’image, l’approfondissant, la reconstruisant,évoquant son fonctionnement ou parfois même la portant vers d’autresterres propres à la dévoiler bel et bien en tant que lieu primordial del’immanence d’un récit comme lové dans l’iconique, c’est assurémentexhiber une fonction inédite et spécifique à l’image en tant qu’elle estparlée, à savoir son capital créateur, son inventivité poïétique. L’imageparlée n’appartient plus seulement à l’ordre du soutènement, de laparaphrase, du dédoublement, de la suppléance, de la contradiction, dela falsification, ou de l’essence qualifiante, c’est-à-dire de la quidditépropre à chaque objet, mais elle se fait objeu1, investie du « pouvoir des’instituer en lieu et place d’un manque », dotée d’énergies créatrices,creuset pour l’imaginaire en quête d’autres sentiments.

De tous ces transports de l’image sur la langue, dont un des plusmarquants constitue certainement le septième art, le cinéma aux mul-tiples langages – et là je ne fais allusion ni aux dialogues ni aux cartonsrelevant du cinéma muet, mais bien à une présence secrète du langagearticulant images et sons –, résulte un constat : le retentissement del’image conjuguée au discours en transforme parfois la structure, voirela nature. Je pense ici à certains textes surréalistes et à la dispositiongraphique qui a pu modifier l’essence du poétique, comme Calli-grammes d’Apollinaire, mais aussi à la présence à même l’image de lalettre, ainsi que le cubisme nous y a invités, ou encore à la grammairesi spéciale d’un Paul Claudel (dans Cantate à trois voix), d’un Yves Bon-nefoy, mais aussi d’un Paul Celan, d’un Joyce ou d’un Francis Ponge.

Chez chacun d’entre eux, mais singulièrement, l’image verbale sefait frontière, seuil, transition, pour aboutir au « lieu », en sa faceréversible d’icône. On reconnaîtra dans cet argument liminaire lamarque des différents propos qui vont suivre où sera discutée la ques-tion si délicate spécifique à quelque hypothétique image parlante.

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Murielle Gagnebin

1. P. Fédida, « L’objeu », in L’Absence, Paris, Gallimard, 1978, pp. 97-98.

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Ces textes sont issus, d’une part, d’un colloque organisé par leCentre de Recherche sur les Images et leurs Relations (CRIR) del’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle, les 21-22 novembre 2003,dont ils forment les Actes dûment réécrits pour cette occasion, et,d’autre part, de contributions suscitées auprès de différents chercheurspour que cet ensemble constitue un véritable ouvrage sur cette ques-tion si épineuse.

Ainsi avec Yves Hersant et Philippe Hamon, l’image ouvrira auxjeux raffinés de l’ekphrasis, tandis que Marie-José Mondzain et BéatriceChemama-Steiner, nous questionnant sur la « souffrance de l’image »,montreront que si « voir, c’est faire parler », « parler, c’est faire voir »,ou alors que Laurent Grison (en littérature), Guillaume Gomot,François Fronty et Julien Milly (confrontés au cinéma), CorinneRondeau (en peinture) postuleront un va-et-vient des images parlées,une intertextualité comme une intericonicité résultant d’un tissagetantôt méticuleux, tantôt intuitif, entre le visible et l’invisible, tou-jours issu d’une tache aveugle, d’un indicible ou même d’un aveugle-ment. Guy Astic, quant à lui, étudiera le « film choral », soit la « pro-jection feuilletée de paroles », livrant des enchevêtrements calculés,des parallélismes, des performances vocales, bref fouillant la construc-tion de films où seule la résonance entre séquences est ce qui fait sens.

Gilbert Lascault, pour sa part, expliquera comment « se réalisentdes livres à deux », ou plus précisément des livres d’images et detextes, des livres composés de peintures, de photographies, de gra-vures, de sculptures ouvrant à l’esthéticien-poète la gageure d’untexte, tantôt explicatif, tantôt en duo, voire même antagoniste, ouencore porté par une intime complicité. Poème narratif, fable sansconclusion, mensonges vrais, enluminures, scénarios inachevés, la« critique fictionnelle »1 naît et s’amplifie, comme Dominique Laiglele fera entendre « à mots couverts ».

Puis je proposerai une réflexion d’ordre psychanalytique sur deux« artistes bruts », l’un (en 1928) inventant ses alphabets, baptisés,chacun, « Ouvertitude » et « Fermotitude », à force de combinaisonsde formes tantôt déliées, tantôt ligaturées, l’autre (en 1970) donnant

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1. Cf. F. Coblence (dir.), Les Fables du visible et l’Esthétique fictionnelle de Gilbert Lascault,Bruxelles, La Lettre volée, 2003.

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dans une rhétorique expressionniste où l’image commande sa propreglose.

Enfin, à la faveur de commentaires croisés, le film-joyau Dieu saitquoi (1995), de Jean-Daniel Pollet, sur des propos de Francis Ponge,répertoriés en amorce par Jean-Louis Leutrat, posera la question decomment faire parler des images muettes, et Barbara Le Maître, rap-prochant Pollet de Morandi, insistera : des natures mortes. Mais si pourCyril Neyrat, adoptant une posture philosophique, J.-D. Pollet « faitapparaître l’ontologique » en essayant de « ne parler de rien », pourSuzanne Liandrat-Guigues, après une étude tout en finesse de la struc-ture du film mettant en évidence l’absence de mouvements dans lechamp, qu’elle oppose aux mouvements giratoires si présents, décou-vrant des raccords dans l’axe qui modifient l’objet vu par la caméra, aurythme de neuf voix off, c’est l’« envoûtement du monde », conçucomme « vanité des vanités », qui est bel et bien anticipé ou mis ensuspension par J.-D. Pollet. Avec Stéphane Goudet, au contraire, onrepérera à même ce « film du périmètre » une « esthétique de l’agence-ment (des motifs et des mouvements contrariés) » et enfin J.-L. Leutratdéveloppera la question de l’hommage porté à un poète : il s’agira soitde « parler en même temps », soit de « parler à la place » du poète, seglissant ainsi dans les interstices silencieux et venant, comme le rêvaitRoman Ingarden1, en quelque sorte, couvrir ces plages d’incertitudeslaissées à l’inspiration de l’interprète tant musical que théâtral, icicinéaste.

Ce « regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle », suit-on Ponge, aura suau cours de cet ouvrage, en convoquant tantôt l’apparition, la repré-sentation – registre de l’image –, tantôt le discours, glose ou disjonc-tion – registre du verbe –, montrer peut-être que le phasme est àl’image ce que la déroute est à la parole lorsque celle-ci se fait ima-geante et que les images se veulent parlantes.

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1. Cf. Untersuchungen zur Ontologie der Kunst (Recherches relatives à l’ontologie de l’art), Tübin-gen, Max Niemeyer Verlag, 1962.

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L’IMAGE PARLÉE ?

– Histoire, théologie et philosophie –

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LES IMAGES PARLANTESpar

Marie José Mondzain

Les images n’ont jamais parlé et la question qu’une telle expressionsoulève est du même ordre que celle qui reviendrait à se demander s’ilarrive à nos yeux d’émettre des sons ou d’en percevoir. On peutadmettre certes sous couvert de licence poétique ou de commodité queles images parlent, mais cela ne peut que vouloir dire qu’elles sem-blent s’adresser à nous en tant que sujets parlants. Ce qui se donne auxyeux ne se donne pas à l’ouïe. Ce qui ne signifie en rien que le visiblene nous donne rien à entendre. Mais nous savons bien que ce qui sedonne à entendre ne tient pas à la seule acuité de nos oreilles. Quin’est pas familier des formules accusatrices : « Ils ont des yeux et ils nevoient pas, ils ont des oreilles et ils n’entendent pas », par quoi l’Évan-gile dénonce l’aveuglement et la surdité face à la parole. C’était dutemps qu’une image parlait mais il s’agissait de l’incarnation histo-rique de l’image invisible. Depuis le départ pour un autre monde de cecas singulier, nous devons constater que les images ne parlent pas. Parconséquent la question des liens entre le visible et la parole nous restecomplètement à charge d’élucidation. Alors, me direz-vous, prenonsles choses plus modestement et considérons l’exemple du cinéma. Onpourrait croire qu’il s’agit de la sonorisation de l’image qui donne laparole à l’image. Le cinéma de muet qu’il était devint un jour ducinéma parlant, c’est-à-dire sonorisé, or nous savons bien que le

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cinéma muet est parlant non du seul fait que les cartels nous rensei-gnent sur ce que les acteurs sont censés dire et les images censéesexprimer mais aussi et surtout parce que ce cinéma muet s’adresse àdes sujets parlants. Ce qui a fait dire que le cinéma parlant n’avait pasdonné la parole aux images mais avait modifié le traitement cinémato-graphique du silence. Donc ce n’est pas du sonore dans l’image que jevoudrais parler.

L’autre hypothèse de travail que pose une telle expression d’« imageparlante » consiste à penser que l’image s’offre à une lecture que l’onfeint de trouver dans un vocabulaire ou un lexique de l’image elle-même. Cette perspective est celle dont ont abusé ceux qui ont déplacéla question de la parole sur celle du langage. L’image est-elle un objetlinguistique ? ou bien l’image ne délivre-t-elle son sens que dans undécryptage de signes fût-ce par la voie de son lexique et de sa gram-maire propre ? Ces interrogations ont eu leur heure de gloire dans lamesure où elles promettaient tous les pouvoirs de comprendre et desavoir aux maîtres des signes. En effet si l’image fonctionnait structu-rellement comme un langage, l’analyse de l’image pouvait s’opérer ets’épuiser à l’épreuve de tous les discours que l’on tenait sur elle. Restele site psychanalytique qui a proposé d’aborder le sens des images durêve en les faisant parler, c’est-à-dire en recueillant dans la parole durêveur à présent réveillé le sens de l’idiolecte de ses désirs subjectifs. Laclinique de telles images commence là où l’échec de la symbolisationconduit à supposer que l’image est le moyen par lequel la parole éla-bore les régimes de sa propre cryptologie. Les rêves parlent dans lamesure où la figurabilité des songes est une opération qui nécessite lesommeil des sens et la clôture des yeux. C’est alors que le travail d’uneinstance inconsciente dont seul le langage atteste l’existence fait parlerdes images que par définition nul ne verra ni n’entendra jamais.

Or c’est bien des images que nous voyons, que nous faisons de nosmains et dont nous partageons la vision avec d’autres que je voudraisparler.

Car dans tous les cas précédemment évoqués ce n’est pas l’image quiparle mais nous qui leur donnons la parole, nous prenons la parole à laplace de l’image pour lui faire dire ce qu’elle ne refusera jamais de direpuisque l’image n’a pas les moyens de refuser. Reconnaître que l’imagene dispose pas des moyens du refus, ce n’est pas pour autant la priver

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du pouvoir d’affirmer. Quelle que soit la configuration choisie on peutdire d’entrée que les images ne parlent pas mais que les images sontparlées. Or nul ne contestera cependant que dans les registres desobjets que nous voyons et que nous appelons images, certaines sontéloquentes.

Comment comprendre ces deux propositions contradictoires sinonen reconnaissant que le mot image a changé de sens entre les deuxénoncés ou bien qu’il y a deux façons pour les images d’être parlées etque dans un cas nous désignons des images parlantes. Ou alors, siaucune image ne parle, est-ce que les visibilités qui parlent, cesimages éloquentes sont encore des images ? La question est complexeet c’est celle qui a précisément agité le monde chrétien. La penséejuive n’a-t-elle pas condamné l’image en raison de son silencepuisqu’elle était incompatible avec un contrat de parole et même pou-vait le menacer. Après que l’image a été intronisée, célébrée par lemonde chrétien, quelque chose du combat théologique et philoso-phique contre les privilèges de l’illusion et du sensible a définitive-ment changé dans l’affrontement du discursif et de l’iconique. C’est ense réclamant d’une synonymie du terme de graphè selon qu’on désignel’écriture ou l’image que les Pères prétendirent que les images par-laient. Mais cette posture n’a pas prévalu puisque très rapidement lasupériorité de l’image sur la parole renversait les prémisses de ladémonstration. L’image n’est parlante que lorsqu’elle incarne laparole, tel est le cas du messie et de lui seul. Dans tous les autres cas,qui sont les nôtres ici-bas, l’image rompt avec la parole et déborde lalettre en opérant simultanément sur deux niveaux : l’image est douéed’un éclat qui submerge d’une évidence sans mot mais l’image estaussi en mesure, par sa puissance sensible et sa rapidité, de convaincreet d’obtenir la soumission volontaire ou non. Elle instruit en char-mant. On arrive donc au paradoxe suivant qui consiste à défendrel’image contre tout régime discursif en promouvant des images élo-quentes. Tel est le premier registre que je présente ici, celui de l’élo-quence des images parlées.

Considérons le paradigme de toute image habitée par la parole,l’empreinte du Christ laissée sur le Saint Suaire de Turin. Je vais parlerd’un film qui fut réalisé au moment où la preuve était faite sans appeldu caractère artificiel, voire artistique de l’empreinte.

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LA RHÉTORIQUE DE L’IMAGE PARLANTE

Voici donc un document, qui feint d’être un documentaire alorsqu’il s’agit d’une fiction et qui met en abîme la question qui est iciposée à savoir l’avènement, l’irruption dans le visible de celui qui estimage de l’invisible. Elle a lieu par la voie des traces négatives laisséessur un linge. Or avant même de se livrer à la moindre reconstitutionhistorique ou textuelle, avant même d’invoquer le moindre argumentdoctrinal, le film prend la parole au sens propre. C’est l’apparition duvisible comme parole qui témoigne pour l’image christique enl’absence paradoxale de tout locuteur. L’image parle nous dit-on. Alorsmême que la voix d’un acteur-orateur et prédicateur soutient notreregard pour nous dire ce que dit la chose que nous voyons sur ce quenous ne voyons pas. Or qu’est-ce que le metteur en scène a choisi demontrer ? Rien d’autre que ce que la tradition lui tendait, de façondéjà éloquente : un morceau de toile, un fragment de tissage. La méta-phorisation du textuel, donc du scripturaire dans un morceau de tissuqui parle à soi seul du vestige négatif qui est venu par enchantements’y poser, voilà un ensemble qui prenant la parole nous laisse précisé-ment sans voix ; la voix qui présente fait de la chose qu’elle montre enretour un présentoir de la voix. Tout le film est une entreprise narra-tive et édifiante qui fait appel au mutisme de l’émotion et de laconviction. Au cœur de l’étrange paradoxe, avec une violence suave, lavoix exige dès les premiers mots que nous croyions sans preuve visiblepar le visible. Ouvrir un faux documentaire cinématographique enproclamant : heureux celui qui croit sans voir, n’est pas le seul coup deforce du film qui, d’un bout à l’autre, veut nous convaincre que la voixque l’image nous fait entendre n’est pas celle que nous entendons avecnos oreilles mais celle de l’image invisible dont seul le vestige inverséest perceptible. L’image parlée soutient que l’image est parlante. Puiscomme il est impossible de faire croire sans montrer, la caméramontre, mais aussitôt, expert en matière de conviction, elle sait qu’ilfaut que la parole vienne faire voir ce qu’il y a à voir et que la simpleapparition des choses ne montre pas et surtout ne démontre pas. Il fautau nom du silence qu’impose l’apparition de l’Être qu’une éloquencevienne construire le regard auquel on réserve le déploiement de ce qui

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va suivre. Rhétorique qui glorifie une parole vraie sur la visibilité d’unfaux, sophisme cinématographique qui n’a souci de s’appuyer sur unemystification puisque la vérité résulte d’un tissage entre l’invisible etles mots. Qu’importe la nature de ce qu’on montre puisque l’ensemblediscursif ne construit l’image que comme lieu d’aveuglement. Entre lacécité de l’œil ébloui et celle de l’œil mystifié le discours qui fait par-ler l’image se promène à l’aise dans des images qui n’ont aucun moyende confirmer ou de réfuter. Image achiropoiète, nous dit-on, c’est-à-dire non faite de main d’homme, image faite entièrement de parolesd’homme. Logopoiète.

Nous assistons ici à la constitution rhétorique de l’idole au sens oùl’Étranger dans le Sophiste cherchant à désigner les modes d’apparitionsdu visible par la puissance du discours désigne sous l’expression d’eidolalegomena, idoles dites, ces images parlées, images éloquentes exhibéespar le présentoir de l’éloquence et de la rhétorique. Ces idoles dites lais-sent effectivement le sujet qui écoute sans voix puisque la sophistiquedu dispositif consiste à faire de l’image un pur instrument de pouvoirdans la gestion des passions et des convictions au cœur de la cité. Cedestin du visible dans la programmation interne d’un commentaireexplicite ou implicite n’est rien d’autre que ce que nous appelonsaujourd’hui de la communication. L’image parlante c’est de la « Com ».

La publicité et la propagande, voilà ce dont ce film désigne lemoment fondateur

Mettre le visible au service d’un programme, c’est retourner l’imageen son contraire c’est-à-dire en faire un instrument de silencieusecécité. Il est d’ailleurs intéressant dans la suite du film d’entendre leretour incessant du lexique de l’aveuglement : la lumière aveuglante,les radiations atomiques, l’éclat insoutenable, etc.

La preuve de la violente actualité de ce modèle inépuisable est don-née par la publicité. Les images éloquentes sont chargées d’opérationscommerciales sur un marché des messages courts et efficaces. La rhéto-rique publicitaire use jusqu’à la corde des ressorts de ces dispositifs.Mais je voudrais en montrer un exemple accompli et remarquable,remarqué même puisque l’image dont il s’agit a reçu le prix de lameilleure image de l’année.

Une photographie prise peut-être au crépuscule dans un hameaucensé être à deux heures de Paris, une atmosphère sinistre, une femme

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vieille, plutôt moche et boiteuse, sans charmes ni élégance marche dif-ficilement avec sa canne dans la rue déserte et sur ce fond verdâtre. Auseuil de la nuit. Tout est là pour dire quoi ? Deux lignes d’un blancéclatant indique qu’à deux heures de Paris grâce à l’Eurostar il y aaussi Londres, que vous ne voyez pas. Puissance éblouissante de l’invi-sible londonien, qui doit attirer, séduire ; inutile de montrer PicadillyCircus un soir de Noël dans le scintillement de son luxe et de ses pro-positions. On ne montre pas le paradis ni le royaume de Dieu en géné-ral. Non il faut simplement montrer le monde qu’on quitte, celui donton triomphe comme un ressuscité qui l’a échappé belle, qui a failli cre-ver dans son trou obscur et désespérant. L’image parle mais il est clairqu’elle est parlée.

La disqualification sous-entendue de ce qu’on voit a même suscitéde légitimes réactions de la part des parties concernées. Or supprimezla légende, cette photographie pourrait aussi bien figurer dans uneexposition de photos où elle vaudrait pour son cadrage, sa mélancolie,le traitement de la lumière, son silence intimiste, cette image d’unautre temps, etc., ou bien avec une musique appropriée dans l’ouver-ture d’un film documentaire, ou d’un film tiré d’un roman deSimenon, le crime de Lurs ou le village de Marie Besnard… La mise enscène sonore modifie de fond en comble ce que dit l’image et donc lesopérations qu’elle induit. Cette image est une communication réussiecar elle transforme l’image en message visuel immédiatement décryp-table de manière univoque. Du moins le publicitaire le souhaite-t-il.La simultanéité du sens et de la vision situe la temporalité du discoursiconique dans une immédiateté sans réplique que le terme de médiafait trop souvent oublier.

Pour revenir au Saint Suaire encore un instant, il faut en retenircette métaphore du tissage qui indique bien que l’apparition deschoses n’est pas une irruption sauvage et préverbale d’une visibiliténaturelle même pour le sophiste grec ou dominicain. L’image est com-position d’un rapport, un tissage. Reste à comprendre les différentsdestins de ce tissage.

Dans le même mouvement, quelque chose pourtant de l’ordre dufondement semble s’annoncer dans la figure de la naissance du visibleinséparable du sujet parlant. Autrement dit la question des images

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parlées ne saurait se réduire à la seule considération des stratégies decommunication. Le message chrétien était dès le départ frappé d’ambi-valence et de duplicité. Par quoi je veux indiquer que la doctrine del’incarnation articule directement la naissance de l’image à la naissancedu sujet parlant. Mais comme je ne veux en aucun cas exploiter davan-tage ce champ historique et culturel au-delà du nécessaire, je choisispour mieux établir cette articulation d’aller encore plus en amont. Sil’image a à voir avec la naissance du sujet parlant, il doit être possiblede trouver des images originaires dont je puis dire qu’elles ne pren-nent pas la parole, en ce sens qu’elles ne la confisquent pas, mais qu’aucontraire elles donnent la parole ; Il s’agirait d’images constituantes.Cela voudrait-il dire qu’il y a des images originaires antérieures àtoute parole ? C’est une hypothèse que je ne retiendrai pas parce quejustement les exemples que je vais prendre à présent plaident tout àfait pour le contraire. Pour cela il faut interroger ce qui s’offreaujourd’hui sous nos yeux pour penser la fondation génétique del’image : je veux parler de l’art paléolithique.

Donc nouveau paradoxe : comment le tissage intime du dire et duvoir s’accommode-t-il d’une expérience native où le voir et d’être del’image fonderaient d’une certaine façon l’accès à la parole elle-même.

Comment donc reconnaître les traces d’une expérience constituantede l’image là où, sans éloquence, dans le silence de toute rhétorique, secompose sous nos yeux une relation, un tissage qui ne doit rien à latoile des linceuls et aux artifices de la composition mais qui met enœuvre la formation de la vie humaine pour composer de l’humanité.Passer des images parlées, des eidola legomena, à ces images qui rom-pent avec les programmes muselants de la communication, qui entrentdans le tissage de l’humanité elle-même, là où le geste imageant ins-crit comme en puissance le pouvoir de parler et celui d’écouter.

Devenir un sujet humain parlant, c’est entretenir avec le monde unécart constituant, une séparation qui est la condition fondatrice detoute production symbolique, de tout signe. Autrement je veux consi-dérer la genèse de l’expérience où la conscience de soi comme sujetparlant passe par l’inscription de l’écart où celui qui produit sa propreimage temporalise cet avènement dans le visible. Si l’on considère lestextes de la Genèse, on y trouve que l’homme est créé sous le signe del’image et que c’est la puissance du souffle qui lui donne la vie. Le

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souffle, c’est Ruah. Cette tradition textuelle indique que la naissancede l’image n’est naissance d’humanité qu’habitée par le souffle et lapuissance de la voix qui nomme. Celui qui vient au monde fait de lui,puisqu’il est à l’image de son créateur, une puissance de nomination àson tour, c’est-à-dire un sujet doué de voix. Donc créer, c’est donner savoix à l’image. L’image parlante, c’est l’homme même. Eh bien je vou-drais montrer que le texte de la Genèse ne fait rien d’autre que d’affir-mer ce dont l’art rupestre témoigne.

Le monde de la préhistoire est désigné comme tel par le paléonto-logue parce qu’il s’agit des temps antérieurs à toute écriture. Or lesinscriptions des traces constitutives de l’humanité sont des images quiconstruisent le sujet parlant. En dehors de toute métaphore et de touteallégorie, à l’écart de tout mythe, des traces muettes semblent nousfaire assister à la naissance du sujet parlant au seuil exact où, antérieu-rement à la trace écrite, l’inscription du souffle donne la parole ausujet imageant. L’image donne la parole au sujet qui dans le tissagedes inscriptions caverneuses institue le site singulier de l’homme. Cesite est celui de son image pour l’autre, dès lors la voix, c’est l’écho del’image, son retour du côté du sujet imageant. Le sujet imageant fondele sujet parlant. Voilà sans doute ce que disent sans mot les images.

Notons que nous sommes dans le même mouvement sur le lieumême où la phénoménologie a abordé la question d’une pure et origi-naire expérience de la présence de soi dans le tissage de la présencesensible du monde, une pure perception préverbale de la présence quimettrait au monde une conscience pure.

Mais je commencerai par aller sur les traces mêmes de cette éclosionpour constater que ce n’est pas l’écriture qui originairement inscrit ladifférance comme temporalisation de la conscience comme le défendDerrida. C’est l’image et plus précisément le geste qui produisentl’image et la trace de ce geste dans le champ des phénomènes sur leplan phénoménal du visible qui originairement installe la voix dusujet parlant au cœur de sa propre image.

Leroi-Gourhan nous a appris à regarder sous le signe emblématiquedu geste et de la parole ce moment où les humains ont achevé le cyclede l’hominisation qui les sépare des grands singes, cycle de l’hominisa-tion anatomique et organique. Qu’en est-il de notre humanisation ? Ils’agit là d’un procès sans fin car si devenir un homme a pris environ un

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