29
BIBEBOOK PIERRE LOTI LA MOSQUÉE VERTE

loti_pierre_-_la_mosquee_verte.pdf

  • Upload
    marx-al

  • View
    213

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • BIBEBOOK

    PIERRE LOTI

    LA MOSQUE VERTE

  • PIERRE LOTI

    LA MOSQUE VERTE1894

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1095-2

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

  • propos de Bibebook :Vous avez la certitude, en tlchargeant un livre sur Bibebook.com de

    lire un livre de qualit :Nous apportons un soin particulier la qualit des textes, la mise

    en page, la typographie, la navigation lintrieur du livre, et lacohrence travers toute la collection.

    Les ebooks distribus par Bibebook sont raliss par des bnvolesde lAssociation de Promotion de lEcriture et de la Lecture, qui a commeobjectif : la promotion de lcriture et de la lecture, la diusion, la protection,la conservation et la restauration de lcrit.

    Aidez nous :Vous pouvez nous rejoindre et nous aider, sur le site de Bibebook.

    http ://www.bibebook.com/joinusVotre aide est la bienvenue.

    Erreurs :Si vous trouvez des erreurs dans cette dition, merci de les signaler :

    [email protected]

    Tlcharger cet ebook :

    http ://www.bibebook.com/search/978-2-8247-1095-2

  • Credits

    Sources : B.N.F. fl

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

  • LicenceLe texte suivant est une uvre du domaine public ditsous la licence Creatives Commons BY-SA

    Except where otherwise noted, this work is licensed under http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/

    Lire la licence

    Cette uvre est publie sous la licence CC-BY-SA, ce quisignie que vous pouvez lgalement la copier, la redis-tribuer, lenvoyer vos amis. Vous tes dailleurs encou-rag le faire.

    Vous devez attribuer luvre aux dirents auteurs, ycompris Bibebook.

  • AMONSIEUR PAUL CAMBONAMBASSADEUR DE FRANCEn

    1

  • CHAPITRE I

    Brousse, 29 mai 1894.

    L I la Mosque Verte, assis lombre matinale, com-menaient le rve du jour. Les premires heures du soleil nou-veau venaient de les runir dans leur lieu familier, au bord de lasainte terrasse, sous des platanes centenaires. La mosque, derrire eux,levait sa faade de marbre. Et, leurs pieds, devant leurs yeux contem-plateurs, la ville de Brousse, toute noye de verdure, dvalait doucementdans labme lointain des plaines.

    Ils rvaient lombre, les Imans de la Mosque Verte. Les feuillesneuves des platanes tendaient un dme trs frais au-dessus de leurs tur-bans immobiles. Peu de bruits troublaient leurs ottantes penses: deschants doiseaux, des musiques deaux vives, et, entendues de loin, desvoix gaies de petits enfants; la ville den dessous, demi cache dans les

    2

  • La mosque verte Chapitre I

    arbres, leur envoyait peine le murmure de sa vie tranquille, assourdiesous tant de feuillages.

    La terrasse o les Imans rvaient tait, devant la mosque, comme unpristyle dj religieux; elle formait sanctuaire au dehors. Elle sentouraitdun mur bas tapiss de eurettes de mai, et on y accdait par un portailouvert tous venants. En plus de ces platanes vnrables, sous lesquelsles Imans sabritaient, on y trouvait aussi un grand cyprs sombre et unkiosque blanc, aux arceaux lgers, do jaillissait une fontaine

    Quand, avec mon compagnon de voyage, je pntrai pour la premirefois dans ce lieu de continuelle paix, nous ntions Brousse que depuisla veille au soir, amens par lambassadeur de France.

    La maison o notre ambassadeur nous avait oert lhospitalit char-mante tait situe mi-hauteur de montagne, en dehors de la ville,presque dans les champs, entre Brousse et le village de Tchkirgu. Une maison orientale toute neuve, presque inacheve, ayant encore sesplafonds et ses portes de bois blanc; en bas, un vestibule pav de faence;en haut, nos chambres regardant des lointains innis et un grand salonaux murs blanchis de chaux frache, sur lesquels on avait clou la htede longues broderies de soie et dor en forme de portes de mosque.

    Arrivs en voiture, trs tard, pendant une nuit sans lune, nousnavions rien pu deviner hier de la vieille ville dlicieuse. Et, ce matin, nosfentres ouvertes au clair soleil, nous nous tions dabord merveills devoir tout apparatre; limpression nous tait venue de plonger aux tempsanciens de lIslam, dassister un printemps dautrefois, dans un den detranquillit et de verdure. Puis nous tions sortis dans la lumineuse cam-pagne, et, presss de connatre cette Mosque Verte, nous avions louune quelconque de ces petites carrioles turques, qui stationnent aux car-refours des chemins, sous les grands arbres. Dune forme bizarre de na-celle, peinturlure de toutes sortes de dessins et de eurs, elle tait malsuspendue, basse avec une toiture courbe orne de cuivres brillants etde broderies de perles; le cocher portait veste rouge soutache dor; lecheval blanc, bariol de henneh, avait des colliers, des pendeloques et desclochettes: tout un Orient archaque, naf, un peu enfantin encore, sbat-tant dans la joie des nuances vives.

    En route, nous avions crois quantit de petits quipages pareils, qui

    3

  • La mosque verte Chapitre I

    dtalaient gament, clatants de peinturlures, au milieu des verts printa-niers, sous les votes de feuilles nouvelles, le long des talus de hautesherbes piques de coquelicots rouges. Et, dans ces carrioles, ctait unecontinuelle diversit de costumes: des hommes en veste brode et rebro-de, des femmes qui se drapaient dans de longs voiles de soie lame dor etne laissaient voir de leur visage que les beaux yeux peints. Sous nos piedsstendait limmense plaine, o des arbres moutonnaient linni commela frisure dun tapis de laine verte. Et Brousse tait devant nous, accrocheau anc dumont Olympe qui dominait toutes choses de sa cime encore z-bre de neiges; ville presque enfouie dans les branchages enchevtrs, etplutt devine quaperue; sorte de grand bois dune teinte de printemps,do mergeaient et l les dmes des mosques, les minarets blancs etles cyprs noirs. Nous dpassions aussi des charrettes lentes, que tra-naient des bues gris, cois de perles bleues, ou des bufs blancs aufront rougi de henneh. Et des groupes de paysans encombraient le che-min, apportant dextravagantes charges de branches de mrier, pour cesvers soie qui depuis des sicles travaillent inconsciemment ler lesclbres toes de Brousse.

    Dans la ville enn, nous avions commenc rouler bruyamment surles pavs durs. De chaque ct des rues, les maisonnettes en bois se sui-vaient sans saligner; les tages suprieurs, trs dbordants, taient sou-tenus par des volutes, des consoles, et en gnral poss de travers surles tages den dessous, suivant des fantaisies imprvues pour orien-ter mieux vers le beau paysage, vers linni des plaines, quelque fentregrille par o regardent les femmes. Il y avait des petites boutiques na-vement ornes; des petits mtiers bizarres qui sexeraient sans hte pardes procds dautrefois. On prenait de plus en plus conscience dun re-cul dans ces bons temps passs, qui taient moins durs aux artisans et auxpauvres. On sentait combien ici la vie tait demeure simple et contem-plative: dinnombrables rveurs taient assis, lombre des arbres, auxportes des cafedjis ou des barbiers, devant un narguil, une microsco-pique tasse de caf, ou seulement un verre deau claire rafrachie dun peude neige de lOlympe. Des arbres, des arbres partout, et des rues entire-ment votes de treilles centenaires, aux pampres tout neufs. et l, auxcarrefours, apparaissaient des petits lointains baigns de pnombre verte,

    4

  • La mosque verte Chapitre I

    comme des lointains de dessous bois, et la bigarrure charmante des cos-tumes clatait mieux dans le gai feuillage, la bigarrure des vieux costumesturcs, nullement gts comme Stamboul par nos modes tristes. Beau-coup de mosques, sabritant toutes sous des platanes gants, sous desplatanes sans ge, aux troncs monstrueux, encore admirablement vertsdans leur vieillesse extrme. Et tant de fontaines jaillissantes, descen-dant, en minces lets ou en belles gerbes pures, des neiges den haut!Toute cette ville ombreuse tait entirement pntre par les eaux vives,qui tombaient ensuite et se runissaient dans les plaines den bas. Et tantde spultures partout! Le long des rues et sur les places, des morts mlsaux vivants; des kiosques funraires, des tombeaux, verdis lobscuritde leurs grands cyprs Mais cela tait sans horreur et sans eroi, aumilieu de ce peuple de croyants; il semblait que ces invisibles couchssous terre ne faisaient l que poursuivre le tranquille rve de leur vie,le mme rve, avec un peu plus de mystre seulement, un peu plus desilence encore et plus de nuit

    Brousse avait continu de dler vite sous nos yeux, tandis que nouspassions dans notre petite voiture peinte. Aprs une demi-heure de route,nous tions arrivs un large et profond ravin, dans lequel courait un tor-rent sous un fouillis darbres; des ponts lenjambaient, des ponts antiqueset massifs, dnormes arceaux byzantins, et, comme ces ponts taientdune inutile largeur, les Turcs avaient bti dessus, tout le long des para-pets, des maisonnettes suspendues, pour y jouir du site trange: ctaientdes ponts habits. Contrairement aux villes arabes, o les impntrablesdemeures, ensevelies de chaux blanche, nont jamais de fentres, les villesen bois peint de la Turquie regardent de tous cts par des milliers dou-vertures, que masquent seulement, pour lobservance musulmane, desgrillages lgers.

    La ville enn traverse, notre attelage stait arrt prs de laMosqueVerte, sous des platanes, et, pied, dj charms, mme un peu recueillis,nous avions franchi le petit portail pour pntrer dans le saint prau. LesImans alors nous taient apparus, assis tout au rebord de leur terrasseet dcoups en silhouette sur les lointains profonds quils contemplaient.Leurs turbans, blancs ou verts, staient peine tourns vers nous, et puisils avaient repris leur rve, nous laissant contempler aussi.

    5

  • La mosque verte Chapitre I

    La mosque nous surplombait, toute blanche et tranquille. Ses paroisde marbre, un peu djetes par les sicles, par les tremblements de terre,donnaient, ds labord, malgr leur blancheur immacule, limpressiondes temps lointains. Lherbe y poussait et l, formant bordure verteentre les assises, et des colombes aaires, qui faisaient leur nid dans lestrous du mur, allaient et venaient alentour. La haute porte, dun dessinmystrieux, avait pour couronnement quelque chose comme unemultipleretombe de stalactites de grotte, et les fentres sencadraient de nesdentelles dAlhambra. Mais, malgr cette extrme complication de dtails,lensemble, les grandes lignes, tout demeurait reposant et simple. Il taitvraiment un grand matre du rve, celui qui la conue, il y a cinq sicles,la Mosque Verte et qui la die ici, devant ces perspectives profondes,en balcon avanc sur ce pays darbres.

    Les marches de marbre blanc, envahies dherbes quon ne drangejamais, taient aujourdhui toutes semes de coquelicots rouges: les Turcssentent le charme des ruines, des eurs sauvages reprenant leurs droitssur les plus splendides choses humaines et, dailleurs, sils ne rparentjamais rien, cest pour ne pas contrarier la volont dAllah, qui est quetout tombe et nisse

    Les Imans, assis lombre, ayant compris notre dsir dentrer dans lesanctuaire, nous avaient envoy un jeune homme qui rvait l, tendu leurs cts.

    Ctait un garon pauvre, qui avait mtier de louer des babouchesaux visiteurs de ce lieu saint. Humblement il tait venu nous chausser etouvrir devant nous les portes de la mosque sereine.

    Dabord, nous navions peru quune impression de fracheur, de p-nombre dlicieuse, de suprme paix; puis, lentement, le charme spcialde ce lieu nous avait imprgns.

    Au centre, une fontaine jaillissait dune vasque toute blanche. Sur lesmurailles, des faences rares de celles dont le procd de coloration estdepuis trois cents ans perdu alternaient avec la blancheur des marbres.Au-dessus de la porte dentre, apparaissait trs haut la grande loggia enfaence des sultans dautrefois, et de chaque ct, au niveau des dalles,des loges pareilles souvraient, pour les Imans; les prcieux carreaux quiles tapissaient, reprsentant dinimaginables eurs, avaient des encadre-

    6

  • La mosque verte Chapitre I

    ments et des bordures de tous les bleus turquoise depuis la frache tur-quoise couleur de ciel clair jusqu la turquoisemourante steignant dansles verts tranges.

    Au fond de la mosque, resplendissait le Mihrab (qui est, comme cha-cun sait, le portique trs saint, orient dans la direction de la Mecque,vers lequel se tournent les dles en priant); chef-duvre dart ancien,trs haut et majestueux, il tait entirement en faence; ses eurs, sesarabesques, ses inscriptions en relief, avaient des contournements in-nis; son ogive, mille brisures, tait surcharge de stalactites, rappelaitles lentes cristallisations aux votes des cavernes; et, au-dessus de tout,couronnant ces complications amonceles, une srie de grands tres po-lychromes se dcoupaient sur le marbre blanc des murs.

    Et toujours, ici comme dehors, dans son prodigieux entassement dedtails, la mosque demeurait simple en elle-mme, conue avec un artsuprieur, pour tre, malgr tout, reposante voir. Le calme qui sen d-gageait devait provenir peut-tre de labsence de toute forme vivante:rien de ces images douloureuses, souvent superbes, mais toujours trophumaines, qui dcorent nos glises. Les eurs mme ayant je ne sais quoide rigide qui les change; partout la rgularit gomtrique, limpersonnel,labstrait, linexistant; larrangement des choses et leur dessinpur, sen-tant dj lapproche et lapaisement dune sorte dau-del inorganique,immatriel, ternel

    Nous avions voulu visiter ensuite le tombeau du sultan Mehemed I,fondateur de cette mosque. Il tait dans le voisinage, sur une esplanadeun peu plus haute, et nous avions d repasser sous les vieux platanes,monter encore quelques marches de pierre.

    Cest ce tombeau qui est la vritable Mosque Verte, nom qui cepen-dant va si bien tout lensemble de ce lieu saint, cause de ladmirableverdure des alentours, cause de la verte pnombre que les platanes en-tretiennent ici au-dessus des marbres.

    Un kiosque funraire de forme octogonale, surmont dun dme etorn au dehors dun revtement en petits carreaux couleur vert-de-gris,imitant les cailles des lzards.

    Au dedans, un enchantement, dans des nuances demer et dmeraude.Des faences semblables celles de lextrieur, mais brodes de nes ara-

    7

  • La mosque verte Chapitre I

    besques dor, et, au milieu de chacune des faces de loctogone vert, unerosace polychrome, une de ces rosaces la fois si compliques et sisimples, dun dessin de chle persan, qui selent en une pointe lan-ce et que termine une sorte de eur de lis. Des petits vitraux, haut per-chs, tout prs du dme, et travaills autant que des pices de bijouterie,laissant descendre une lumire changeante, comme ltre au travers depierres prcieuses. Par terre, lpaisseur des tapis anciens, sur lesquels onmarche sans bruit, en babouches. Et au centre du kiosque, le catafalque,le monumental catafalque inclin, en forme de cercueil, coi du turbande jadis et recouvert dun voile de la Mecque, en soie groseille ple avecinscriptions dargent mat. Une merveille dart oriental, cette grande tristechose rose, chamarre dargent, qui se dresse devant ces fonds couleurdeau marine

    Ensuite, le loueur de babouches nous avait ramens dans la premirecour, prs des Imans silencieux, nous proposant de nous asseoir aussi aurebord de la terrasse, pour jouir de la vue incomparable des lointains.

    Les Imans, notre approche, avaient port leur main droite leurslvres, puis leur front, en geste de salutation amicale, nous invitant prendre place prs deux sur un tapis rouge. Et, alors, notre connaissanceet notre sympathie avaient commenc.

    Le lieu dlection des Imans est une modeste et trs vieille estradeen planches, qui sappuie au tronc du grand cyprs et o lon monte partrois marches fendilles au soleil. Le plancher en est trs vermoulu; toutau bord de la terrasse, il aeure le sommet du petit mur denceinte, pourpermettre, mme aux personnes assises, de ne rien perdre du merveilleuxpanorama den-dessous.

    Quand nous sommes l, on fait venir du caf, des narguils, et le pe-tit loueur de babouches sassied aussi en cercle avec nous, car, si pauvrequil soit, les Imans ladmettent dans leur compagnie: dabord, les gens dupeuple sont ici tous plus ou moins ans par la prire; et puis, la Turquieest le vrai pays de lgalit, galit devant la contemplation et devantle rve. Ils ont pourtant une foi, les Turcs, un clerg puissant, une tho-cratie et un khalife; mais cela nempche pas les riches et les pauvres, leslaboureurs et les plus savants derviches, de se tendre la main, de sasseoircte cte, devant les plus humbles petit cafs, pour causer ensemble.

    8

  • La mosque verte Chapitre I

    Et nous ignorons compltement la fraternit quils pratiquent, nous, lespromoteurs des belles thories galitaires qui aboutissent la marmiteexplosible, aprs nous avoir fait passer par la duperie honteuse et btedune aristocratie dargent.

    Sur la terrasse des Imans, la causerie, qui amne pour nous loubli desheures, est trs lente, trs clairseme dans du silence, compose surtoutde formules aimables, sourires, gestes calmes pour indiquer les grandshorizons dvelopps sous nos pieds.

    Dabord, la mme altitude que nous, sur le liane du mont Olympe,sploie la ville de Brousse, berceau des Osmanlis. Trs plonge, cette ville,presque noye, disparue dans les ramures de tous ses arbres, dans lesfeuillages si frais de son beau mois de mai. Les Turcs lappellent la Villeaux cinq cents mosques; et, en eet, ce qui surnage au-dessus du ot vert,ce sont surtout les saintes coupoles, les ches blanches des minarets, puis les grandes larmes noires des cyprs, disant quil y a partout desmorts, que les Osmanlis dautrefois sont l, endormis sous les pas de leursls pieux

    La ville ne descend point dune plonge gale et rgulire dans lesplaines. et l, des ressauts, des plans de terrain savancent commedes proues, supportant des mosques plus merges de la verdure, desmaisons plus apparentes; et, au bord de ces escarpements, toujoursstendent des terrasses, des lieux de contemplation o dautres rveurscomme nous sont assis devant les lointains.

    Les plaines den bas, toutes veloutes darbres, de peupliers, de m-riers, de chnes, sen vont, sen vont de plus en plus bleutres, jusquune ceinture de montagnes trs loignes, dune teinte claire diris, quiconnent avec le ciel pur. Et, derrire nous, cette mosque aux grandsmurs de marbre, qui semble contempler aussi par ses fentres festonnes,panche son calme mystique sur nos ttes

    Un groupe dhommes est l, un peu lcart, dans le saint enclos.Assis ou tendus, accouds au petit mur denceinte, silencieux tous, ilsregardent au fond du goure vert: campagnards quelconques, brigandsou bergers. Grands et blonds, superbes, les yeux ombrs, la moustache d-tache en clair sur le visage hl de soleil, ils portent des vestes bleues ourouges, courtes de taille, laissant voir le large enroulement des ceintures

    9

  • La mosque verte Chapitre I

    de cachemire autour des reins souples. Leurs manches, tailles la tar-tare, pendent librement de leurs paules, un peu comme des ailes: leurspantalons mille plis sarrtent au-dessus du genou, dcouvrant, suivantla mode dAnatolie, le haut du mollet nerveux au-dessus de la gutre ser-re. Types de guerriers songeurs, ils seront ou ils ont t de ces soldatscroyants, admirables au feu, qui composent et rendent si fortes les armesde Turquie.

    Lair est sec et suave, dj dune saine chaleur dt. Le parfum desinnombrables roses des jardins monte jusqu nous, ml des senteursbalsamiques de cyprs

    Est-ce quil y a dans ton pays beaucoup de points de vue aussi beauxque celui-ci? demande en souriant lun des turbans verts.

    Et, au ton de sa question, on sent quil ne croit pas la chose possible.

    Quelle conception haute et sage ils ont de la vie, ces gens-l! Consi-drer comme transitoires les choses dici-bas; esprer en Dieu et prier; secrer trs peu de besoins, trs peu dagitations, et jouir le moins brive-ment possible de ce qui est dune vraie beaut sur terre: les printemps,les matins limpides et les soirs dor.

    Quand nous quittons les Imans de la Mosque Verte, promettant derevenir les voir, leurs saluts sont gracieux et grands.

    Et dj, entre nous, une sympathie sest noue; ils ont compris sansdoute que nous sommes presque des Orientaux, nous dont les cts tour-ments leur chappent

    Brousse, que nous traversons de nouveau pour rejoindre la maisonde notre ambassadeur, sommeille doucement sous la chaleur de midi. Etbeaucoup de gens sont genoux, les mains jointes, la tte leve, faisantleur prire.

    n

    10

  • CHAPITRE II

    P lieux de paix et de rve dont lensemble formeBrousse, il en est un autre particulirement exquis: le bocagefunraire, autour de la mosque Mouradieh. L, sous des cyprshauts comme des tours, sous des platanes centenaires grands comme desbaobabs nubiens, sont ombrags des kiosques qui servent de dernire de-meure plusieurs sultans passs. Des rosiers, comme des lianes, courentdun arbre lautre, eurissent avec une tonnante profusion le long dessentiers envahis dherbes folles. De leau jaillit partout des vieilles fon-taines; des oiseaux ont des nids dans toutes les brandies. Cest le bocagede lombre et surtout le bocage des roses. Par exception, on ny a pas devue; on y devine seulement, sans les voir, les plaines den dessous; on yest enferm sous une vote verte, entre des murs verts qui y font la paixplus inviolable quailleurs et plus attriste.

    Et, de tous ces trs vieux kiosques que vient nous ouvrir les unsaprs les autres un Iman rveur le plus charmant est celui du prince

    11

  • La mosque verte Chapitre II

    Mustaphar(1472).Lintrieur en est revtu des plus admirables faences persanes. Cest,

    sur fond bleutre, un semis de eurs imaginaires, dun dessin archaque etrare; des eurs de deux bleus, lapis et turquoise, alternant avec des eursde corail, mailles en relief. Au-dessus de cette tapisserie ferique, courtune frise galement en faence, fond noir, avec inscriptions religieusesblanches traverses de gerbes de eurs roses. Et on recherche aujour-dhui le secret de ces colorations-l, qui est perdu depuis trois sicles.

    Le prince ayant demand que son tombeau ft sem de gazon et arrospar leau du ciel, ses successeurs dles ont laiss, dans la vote de cekiosque sans prix, une ouverture par o les pluies tombent; le catafalquede marbre blanc, en forme de grand cercueil ouvert, a t rempli dunterreau rougetre o pousse lombre, entre les merveilleuses muraillesde faence, une herbe ple et maladive.

    Le soir, une attirance nous ramne vers nos amis de la matine, versla belle Mosque Verte.

    En mme temps que nous, y arrivait un petit cortge funraire: unjeune homme, port lpaule, sur un brancard, par dautres jeuneshommes recueillis et graves. Le corps, jamais rigide, tait recouvertdtoes brodes qui en dessinaient la forme, et on ne voyait pas le vi-sage, cach sous un voile. Rien de triste lugubrement, mais plutt unemlancolie apaise et douce, dans cette scne de mort, dans ce cortge sijeune, aux costumes de couleurs vives, dlant sous les platanes, par unesoire de printemps, avec toutes ces eurs alentour

    Nous avions ralenti notre marche pour les laisser passer.Ils dposrent un instant la civire sur les marches de la mosque.

    Les Imans alors, sans quon les appelt, se levrent lentement, dans leursrobes de prtres, et vinrent saligner autour du mort pour prier.

    Puis, quand les prires furent dites et lenterrement reparti, ils se tour-nrent vers nous avec de bons sourires, nous invitant venir reprendreplace sur lestrade, sur le tapis rouge, pour faire avec eux le rve du soir.

    Un cafedji du voisinage apporta comme ce matin des narguils, ducaf, et de primitifs petits sorbets rafrachis la vraie neige den haut;puis, voyant que nous dsirions payer notre tour cette dnette: Oh!dirent-ils en plaisantant, vous tes des mussars (des trangers); votre

    12

  • La mosque verte Chapitre II

    argent ne passerait pas dans notre ville, et le cafedji, dentente aveceux, naccepta point nos ores. Ils taient presque pauvres cependant,et quelques pices de monnaie comptaient encore pour eux; mais leur re-fus avait tant de bonne grce distingue, que nous ne pouvions que noussoumettre et sourire aussi.

    Vraiment, ceux qui nont rencontr les Turcs qu Constantinople, oudans dautres ports dj dors par notre contact, ne les connaissentpas; cest dans les petites villes moins frquentes de lintrieur quil fautvenir pour apprcier leur hospitalit ouverte, leur courtoisie parfaite, leurdlicatesse et leur scrupuleuse honntet.

    O lont-ils emport, le jeune homme mort? demandai-je.L haut, dirent-ils, souriant toujours, comme sil ny avait rien de

    dnitif ni de sombre dans cet anantissement-l; il est all dormir dansla montagne

    Gardiens de vieux rites vnrables, dans le plus exquis des sanctuaires,les Imans navaient pas prouv le besoin de voyager beaucoup. Et lundeux, qui ne connaissait mme pas Stamboul, minterrogea sur les aspectsdu Bosphore.

    Le groupe des beaux guerriers ers, aux moustaches blondes, se te-nait, comme ce matin, quelques pas de nous, immobile au bord de laterrasse.

    Quest-ce quils font, ceux-ci? dis-je. Quest-ce quils attendent, la mme place, depuis tant dheures?

    Lun des turbans verts sembla surpris, et, comme explication,memon-tra, de son geste large et noble, les vertes plaines fuyantes, la ville turquetendue au anc de lOlympe:

    Mais, rpondit-il, ils regardent!Ce motif de la longue immobilit de ces hommes lui semblait susant

    et naturel.Ouvrant sans bruit le portail, quatre petites lles de six huit ans, d-

    licieusement jolies, entrrent dans le prau. Leurs robes longues avaientdes couleurs clatantes de eurs; des petits voiles de mousseline blanchepeinturlure, poss sur leurs cheveux teints au henneh, les coiaient dr-lement. Elles tenaient des hannetons verts attachs par des ls; ellesavaient chacune au front une rose avec un brin de jasmin, et aux oreilles,

    13

  • La mosque verte Chapitre II

    des cerises accroches. Dans leurs yeux noirs, dj tout lemystre et toutle charme des femmes orientales.

    Sur les dalles tristes, ct des Imans graves, elles se dchaussrent,rent un tas de leurs socques et de leurs babouches; puis se mirent sauter par-dessus, cloche-pied, en chantant une chanson lente.

    Et les Imans de la Mosque Verte, dtournant leurs yeux des contem-plations dinni, se plaisaient maintenant regarder sauter les petiteslles; lombre des vieux platanes, elles taient aussi fraches, sur le fonddes marbres blancs de la mosque, aussi clatantes que les coquelicots oules marguerites, petites eurs de Turquie, elles-mmes

    Ctait lheure du tournoiement joyeux des martinets et de leursgrands cris dans lair, lheure plus dore du soir. En bas, aux profondeursde lhorizon, des vapeurs dj oranges, dj roses, se confondaient avecles plus lointaines cimes; les montagnes avaient lair de nuages dlicatsqui se seraient gs, et les nuages semblaient des montagnes un peu chi-mriques, dont les contours lentement se dformaient, drangs par dim-perceptibles soues.

    Nous prmes cong des Imans de la Mosque Verte et du loueur debabouches, leur serrant tous la main, cette fois, dj comme desamis, pour monter, avant la tombe du jour, un lieu appel Bounar-Bachi (la Tte des Sources), dans des quartiers plus levs, tout en hautde ce bois qui est une ville.

    Et notre voiture se mit gravir des pentes trs raides, entre des mai-sons qui dbordaient par leurs tages suprieurs sur les rues troites. Il yavait le long du chemin quantit de vnrables petites mosques, plus oumoins en ruines, beaucoup de cyprs et de tombeaux. Et, montant tou-jours au anc de lOlympe, nous avions des plonges de vue de plus enplus profondes sur les plaines den dessous.

    Bounar-Bachi, un plateau ombreux, o lherbe pousse trs ne sous lecouvert de saules antiques, aux branches normes, aux troncs contournscomme des corps de monstres. et l, de grands cyprs sous lesquelsverdissent des tombes, et, naturellement, beaucoup de sources bruis-santes, beaucoup deaux transparentes et froides, peine chappes dessommets neigeux. Cest un lieu mur par les arbres, o lon na pas de vueet qui porte au recueillement triste. Cependant des enfants y jouent, des

    14

  • La mosque verte Chapitre II

    enfants qui ont de beaux yeux pleins de la joie dexister. Et des femmessy promnent, enveloppes dans des voiles qui sont teints dadorablesnuances de eurs.

    Nous nous arrtons l, un moment, devant un petit caf isol. Deshommes silencieux y sont assis prs de nous, dans lclat charmant ducostume oriental; ils coutent bruire les sources fraches; ils regardentdevant eux la prairie ferme et les tombes voisines, sous lesquelles,sans doute, des morts continuent plus confusment, dans les racines descyprs, un rve pareil au leur.

    Au crpuscule rose, nous redescendons, le long des murailles byzan-tines qui entourent la Brousse dautrefois, dbris encore imposants, decarrure presque cyclopenne. Comme la vue est encore plus jolie, duhaut de ces murailles, des maisonnettes de bois sy sont perches, toutcomme en bas, sur les parapets des vieux ponts.

    De ce chemin qui descend, nous avons, au coucher du soleil, un aspectdensemble trangement lumineux de la vieille ville turque, qui est commeboule, comme dgringole en cascade sous la verdure; quelques mos-ques, qui posent sur des espces de roches en promontoire, surgissentpresque entires hors des brauches et slancent trs majestueuses. L-bas, tout au loin, apparaissent en bleutre les forts peuples de cerfs;sous nos pieds, les plaines de mriers verts, et, au-dessus de nos ttes,lantique Olympe aux neiges blanches, patrie de tous les gentils ours dan-seurs que des montagnards promnent dans les villes au son. du tamtam,pour la joie des petits enfants de Turquie.

    Par une belle nuit dtoiles, les grillons chantant, les lucioles prome-nant leurs tincelles en lair, nous nous endormons dans la maison denotre ambassadeur, dans nos chambrettes de bois neuf, entendant vague-ment, au milieu du silence de la campagne, le bruit des eaux courantes etle chant perl des rossignols.

    n

    15

  • CHAPITRE III

    Mercredi, 30 mai.

    L I la Mosque Verte, assis lombre de leurs platanes,avaient repris ds le matin leur rve dhier.Trois gures nouvelles aujourdhui staient jointes eux.Dabord un vieil Iman comme il en apparat dans les contes orientaux,si vieux, si vieux, que lorsquil tait immobile, il semblait peine vivre.Longue barbe blanche et longue robe blanche. Sur le tapis rouge, per-sonnage tout blanc, il tait assis ct des autres, continuant un rvecommenc depuis prs dun sicle. Ensuite, un ngre turban vert, quirevenait des villes saintes, et un Moghrabi, un Arabe dAlgrie.

    A lcart, le groupe des beaux guerriers blonds en veste brode, et,sous les arceaux du kiosque blanc, les quatre petites lles aux bouclesdoreilles en cerises: au complet, tout notre tranquille entourage de la

    16

  • La mosque verte Chapitre III

    veille.Plus amical encore ce matin, notre salut de revoir avec les Imans.

    De chaque ct du vieillard, pour plus dhonneur, ils nous rent prendreplace, et lui nous tendit la main en nous souhaitant la bienvenue avec unsourire. La Mosque Verte aussi nous parut plus charmante; ses lignes,plus harmonieuses; une paix toujours plus grande se dgageait pour nousde sa faade de marbre, de ses marches de marbre, envahies par les co-quelicots rouges et les herbes des champs.

    Le ngre nous apprit quil tait du Soudan occidental, mais quil ne serappelait plus sa patrie, ayant t amen tout petit la Brousse. LAlg-rien nous conta quil tait venu ici la suite dun plerinage la Mecque, sans trop savoir pourquoi, par fantaisie de nomade, peut-tre: mais prsent il regrettait son pays, quitt depuis deux annes, et souhaitaitdy revenir. Il se trouva que mon compagnon de voyage, H. de V, qui jadis fut aussi mon compagnon au Maroc, avait habit son village,connaissait sa tribu, son cad, ce dont lexil fut touch jusquaux larmes.Alors une conversation en arabe sengagea entre eux deux, tandis que jecausais en turc avec les Imans et quon apportait les narguils, le caf,les petits sorbets. Une ombre dlicieuse descendait des platanes, un ventexquis respirer passait sur cette terrasse suspendue, qui domine de trsvastes lointains; la fontaine jaillissante, sous le kiosque blanc, rafrachis-sait lair: il semblait mme quune fracheur sortait aussi du sanctuaire siproche, de tout cet amas de marbre et de faence qui est la Mosque Verte.

    Nous les quittmes comme hier, lheure chaude de midi, promettantde venir ce soir, notre dernier soir, leur faire une visite dadieu.

    Notre voiture, cette fois, pour traverser Brousse, prit par le long ba-zar; il faisait plus frais dans ce lieu, dans la demi-obscurit de ces votes.Et nous regardions dler les talages, plus colors au milieu de la p-nombre, les tapis clatants, les toes barioles, surtout les fameusesgazes de soie de Brousse, qui semblent des brouillards roses ou bleus, im-palpables, sur lesquels on aurait trac des raies en jetant des ocons deneige.

    De distance en distance, de grands tableaux nafs taient peinturlurs la vote de ce bazar. Cela reprsentait de saintes villes idales, toutesde mosques et de tombeaux, o abordaient, sur une mer bleu faence,

    17

  • La mosque verte Chapitre III

    des navires voiliers en forme de nefs antiques. Puis nous traversmes lequartier des fabricants de buires en cuivre, de harnais brods, de frappoirspour les portes des maisons, de plateaux et de corets. et l, au mi-lieu des boutiques, les marchands de comestibles montraient leurs petitescuisines sobres et proprettes, ornes de eurs. Trs peu de viandes; desbouillies, des laitages, des tranches roses de pastques. Et les robustes por-tefaix, les hommes de peine venaient acheter, dans des assiettes poupe,de petites parts de ces choses qui susaient entretenir leurs muscles su-perbes, tant la sobrit est habituelle et hrditaire en pays turc. Aucunvin, bien entendu, aucune liqueur fermente; rien que des citronnades(citronades), tenues fraches sous des blocs de neige de lOlympe.

    En passant, nous apercevions par chappes les rues transversales;sous des treilles centenaires, sous des platanes gants, les petits cafs oles gens du peuple se reposent heureux, dans la griserie trs douce desnarguils. Quelques heures de travail pour de minces salaires leur suf-sent par journe, modrs quils sont dans leurs besoins et leurs dsirs. On a toujours de quoi, nest-ce pas, sacheter une jolie veste brode quidure plusieurs saisons et payer sa place sur un banc, lombre dt ouau soleil dhiver. Ensuite, quand dcline la vie, la foi est l pour chasserla terreur de la mort.

    Le soir, au soleil baissant, nous revnmes la Mosque Verte, fairenotre visite dadieu nos amis.

    Le vieil Iman barbe de neige tait, comme ce matin, assis prs deux,dans les plis de sa robe blanche. Et la causerie recommena entre nous, gens appartenant des mondes si loigns, et pour ainsi dire des siclesdirents.

    Eux nous dsignaient, parmi tant de dmes qui mergeaient de laverdure, les mosques principales et nous nommaient leurs fondateurs,presque toujours ensevelis dans leur voisinage:

    Cest dans ce kiosque que dort le sultan Osman. et dans cet autre,le sultan Mourad

    Y a-t-il, interrompit le vieillard tout blanc, y a-t-il des hommes aussigs que moi, dans ton pays?

    Je ne sais pas, rpondis-je; combien dannes avez-vous mon pre?Quatre-vingt-quinze ans, environ.

    18

  • La mosque verte Chapitre III

    Oh! oui, alors, il y en a.Un silenceEt y a-t-il des hommes qui atteignent cent aunes, dans ton pays?Une petite fume apparut, dans le vert inni de la plaine, dans la mer

    darbres tendue nos pieds, une petite fume qui serpentait, rapide, sap-prochant de nous. Le vieillard me la dsigna de la main, dun geste largipar lampleur de sa robe blanche; il ne pronona pas une parole, mais sonclignement dyeux, son sourire un peu narquois signiaient: Tu connaisa? a vient de chez toi?

    Hlas, oui, je connaissais a, et je me mis sourire aussi de sa moque-rie discrte. Le chemin de fer! le petit chemin de fer voie troite qui,depuis une anne, relie Brousse lun des ports de la mer de Marmara.

    Dans ton pays, si lon tait ainsi sur une hauteur, on en verraitpasser beaucoup, je suppose?

    Hlas, oui, mon preIci, nous nen avons quun seul, oh! un seulement! Mais, ajoute-

    t-il, yetichir! yetichir! (Cela sut! cela sut!)Cela sut, en eet. Je nose mettre cette ide devant lui, mais je

    trouve mme que cest tropNous nous retournons, entendant ouvrir derrire nous le portail de la

    haute terrasse. Cest lambassadeur de France qui vient visiter la MosqueVerte, prcd, comme ltiquette dOrient lexige, par un beau janissairetout brod dor.

    Nous lui avions parl de nos modestes amis les Imans, et il se dirigevers notre petite estrade de contemplation, nullement surpris de noustrouver assis l. Les Imans se lvent comme nous son approche et nousfaisons les prsentations: Nos amis, les Imans de la Mosque Verte! Notre ambassadeur!

    Lambassadeur alors veut bien leur tendre la main, avec sa bonnegrce charmante, et eux la prennent tout simplement, sans obsquiositni gne, ayant, eux aussi, comme tous les Orientaux, leur distinction etleur grandeur. Du reste, dans cette Turquie o les petits et les grands ontlhabitude de sasseoir ensemble pour causer, rver, boire lombre lesmmes inoensives choses, les puissants nearouchent pas les humbles.

    19

  • La mosque verte Chapitre III

    Et, lheure tant venue o le vieillard presque centenaire va redes-cendre pas tremblants les marches de la petite estrade pour regagner samaison, lambassadeur invite dun signe le janissaire dor le soutenir, ce que celui-ci sempresse de faire avec un visible respect.

    Maintenant nous devons quitter, et peut-tre pour jamais (nous re-tournons demain en Europe) ce lieu dlicieux et unique qui est laMosqueVerte.

    Notre dernier coup dil, jet au kiosque spulcral du sultan MehmedI, est inoubliable. Le soleil, trs bas, au travers dun vitrail qui semble enpierreries, envoie des gerbes de rayons colors sur le catafalque rose etargent, et la grande chose funbre se dtache ainsi toute lumineuse sur lapnombre marine de ces fonds, revtus de prcieuses faences vertes.

    Brousse, que nous traversons pour la dernire fois, est dj envahiepar lombre du soir. Le crpuscule est commenc sous les platanes et sousla vote touue des treilles, dans les petites rues o toute la populationest maintenant assise, aprs les paisibles travaux du jour, pour fumer lesnarguils endormeurs: gens du peuple en veste courte, rouge ou bleue, lesreins ceints de cachemire, la tte noble coie du tarbouch gland noirquun mince turban de soie entoure; gens lettrs, gens riches, en robelongue, avec volumineux turban en mousseline blanche ou verte; touscausant ensemble et attendant le signal de la prire du Moghreb quilsferont en commun. La chaleur est tombe avec la lumire, et partout onentend le bruit frais des fontaines.

    Avant de rentrer au logis, nous voulons pourtant voir encore une foisle bocage funraire autour de la Mouradieh.

    Lheure est dj tout fait crpusculaire et les chauves-souris sveillentquand nous entrons dans cet enclos. Nous foulons lherbe haute, plus re-cueillis dans la demi-nuit des platanes gants; leurs branches semblentdes torses ou des trompes demonstres, et partout des buissons de roses lesenlacent, guirlandes de roses rouges et guirlandes de roses roses. Nousne rencontrons personne, et les kiosques des sultans morts semblent tousferms, devenus lugubres, prsent, dans cette obscurit.

    Nous nous en allions. Mais voici que surgit, des fonds dombre verte,lIman qui nous avait reus hier. Il vient nous souriant, comme dj ami:

    Oh! mais pourquoi arrivez-vous si tard?

    20

  • La mosque verte Chapitre III

    En eet, tout est ferm.Et lui-mme venait de prparer sur un banc de pierre, dans ce lieu si

    dsol le soir, son matelas, son tapis et son narguil, pour se coucher etsendormir.

    A sa ceinture, il porte les grosses clefs des tombeaux et nous ore deles rouvrir. Nous le prions de nous montrer seulement celui du princeMustapha, cause des merveilles de faence quil renferme.

    Mais il fait trop sombre l dedans, sous le double couvert de la coupoleet des arbres: on ne distingue plus les bleus lapis ni les rouges corail deseurs mailles; le revtement magnique des murailles semble ntreplus quune tapisserie aux dessins dmods et tristes, en grisailles mono-tones; le catafalque est inquitant, avec sa coiure humaine, et on croitsentir dans lair une vague odeur de cadavre.

    Allons-nous-en, dcidment. Derrire nous, la vieille porte grince, re-ferme; nous reprenons les sentiers pour sortir, sous le dme paissi desfeuillages, entre les guirlandes de roses, dans cette herbe folle qui est sp-ciale aux cimetires.

    Et comme nous voulions en cueillir, de ces roses : Attendez! ditlIman. Il disparat derrire les branches, puis revient bientt nous enrapportant dautres, dabsolument embaumes, de celles qui servent composer lexquise essence orientale.

    La nuit close, la nuit sans lune, mais scintillante dtoiles, me trouve ma fentre, regardant encore le pays que je vais quitter demain ma-tin, la plaine den-dessous, magniquement verdoyante au plein jour etintensment noire cette heure.

    Je me rappelle alors le vilain petit panache de fume, qui tait si em-press de courir au travers des bois et que lIman, bientt centenaire, duhaut de la terrasse dlicieuse, mavait signal dun geste, et je croisentendre encore ce Yetichir! yetichir! (Cela sut! cela sut!) rptdeux ou trois fois, la manire des vieillards dOrient qui aiment mar-teler leur pense par des redites.

    Oh! oui, cela sut, et mme cest trop, hlas! Cest par l que vontvenir sabattre, sur la vieille capitale des Osmanlis, les tristes agits dOc-cident; cest par l aussi que tout sen ira, vite, vite, comme un ruisseau

    21

  • La mosque verte Chapitre III

    quon ne peut plus retenir: tout, la paix, le rve, la prire et la foi.

    n

    22

  • Table des matires

    I 2II 11III 16

    23

  • Une dition

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.