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LA MÉTHODE DANS L'ÉTUDE DES DESSINS D'ENFANTS Les êtres vivants, avant d'être étudiés scientifiquement, ont com- mencé par être de simples objets de curiosité. Les riches avaient un cabinet d'histoire naturelle comme une galerie de tableaux ou une volière ; on collectionnait les êtres dont la couleur ou la forme se faisaient remarquer par leur éclat, leur agrément, leur bizarrerie ou leur nouveauté, de même que l'enfant s'émerveille devant la « drôle de bête » ou la jolie fleur et, tel le sauvage ou le préhistorique, s'en- combre de coquillages. Ce n'est que peu à peu que de la simple descrip- tion, de la classification nécessaire au rangement des collections, on s'est élevé à la recherche des caractères généraux et des lois de la vie. Il en a été de même pour l'étude psychologique de l'enfant. Les premières observations d'enfants ont été des collections de leurs réparties ou de leurs réflexions, rassemblées pour leur drôlerie, recueils analogues aux bestiaires ou aux lapidaires du Moyen Age, ou, si cette comparaison semble irrévérencieuse, aux ana des grands personnages. Les parents, qui étaient les plus à même de recueillir ces traits enfantins, ne se faisaient pas faute de les colporter, de les pro- poser à l'admiration de leurs amis, qui les payaient de la même monnaie, et ainsi ont vu le jour dans des livres un certain nombre d'enfants phénomènes, amusants ou insipides, parfois non moins éloignés de la réalité que les cyclopes ou les sciopodes des anciens navigateurs. Mais la considération des enfants, comme celle des êtres vivants, s'est élevée de cette phase anecdotique à une phase plus scientifique. JOURNAL DE PSYCHOLOGIK, 1922. 13

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L A MÉTHODE

DANS

L'ÉTUDE DES DESSINS D'ENFANTS

Les êtres vivants, avant d'être étudiés scientifiquement, ont com­

mencé par être de simples objets de curiosité. Les riches avaient un

cabinet d'histoire naturelle comme une galerie de tableaux ou une

volière ; on collectionnait les êtres dont la couleur ou la forme se

faisaient remarquer par leur éclat, leur agrément, leur bizarrerie ou

leur nouveauté, de même que l'enfant s'émerveille devant la « drôle

de bête » ou la jolie fleur et, tel le sauvage ou le préhistorique, s'en-

combre de coquillages. Ce n'est que peu à peu que de la simple descrip-

tion, de la classification nécessaire au rangement des collections, on

s'est élevé à la recherche des caractères généraux et des lois de la vie.

Il en a été de même pour l'étude psychologique de l'enfant. Les

premières observations d'enfants ont été des collections de leurs

réparties ou de leurs réflexions, rassemblées pour leur drôlerie,

recueils analogues aux bestiaires ou aux lapidaires du Moyen Age,

ou, si cette comparaison semble irrévérencieuse, aux ana des grands

personnages. Les parents, qui étaient les plus à même de recueillir ces

traits enfantins, ne se faisaient pas faute de les colporter, de les pro-

poser à l'admiration de leurs amis, qui les payaient de la même

monnaie, et ainsi ont vu le jour dans des livres un certain nombre

d'enfants phénomènes, amusants ou insipides, parfois non moins

éloignés de la réalité que les cyclopes ou les sciopodes des anciens

navigateurs.

Mais la considération des enfants, comme celle des êtres vivants,

s'est élevée de cette phase anecdotique à une phase plus scientifique.

JOURNAL DE PSYCHOLOGIK, 1922. 13

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194 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

On s'est aperçu avec une netteté graduellement croissante que la

« pédologie » ou étude méthodique des diverses activités ou « compor-

tements » de l'enfant pouvait fournir, à divers points de vue, d'utiles

enseignements. C'est le cas, en particulier, pour ses manifestations

graphiques1.

Si l'intérêt d'une étude scientifique du dessin enfantin ne semble

guère contestable, la méthode employée pour cette étude laisse

encore beaucoup à désirer. L'adage banal : « C'est en forgeant qu'on

devient forgeron » ne s'applique pas moins au travail scientifique

qu'à n'importe quelle technique. C'est au cours d'un ordre déter-

miné de recherches et par la pratique même que ceux qui s'y

appliquent arrivent à en perfectionner graduellement la méthode.

Ce principe général trouve son application dans l'étude du dessin

enfantin : à mesure qu'on s'y livrait, on est arrivé à une notion

plus nette des résultats que l'on cherchait à atteindre et des moyens

à employer pour les obtenir.

Le caractère le plus immédiatement apparent du dessin enfantin,

qui saute pour ainsi dire aux yeux et s'impose de lui-même à l'atten-

tion de l'observateur, est que la représentation de tel objet par un

enfant est d'ordinaire extrêmement différente de celle qu'en donne-

rait un dessin d'adulte, de celle qu'il en donnera lui-même à un âge

plus avancé. Le facteur technique, à savoir la maladresse d'exécution,

ne suffisant pas à expliquer cette différence, il a fallu en chercher

d'autres raisons, qui ne peuvent être que d'ordre psychique, et l'on

est arrivé à prendre une conscience de plus en plus nette que l'étude

du dessin enfantin doit être une étude psychologique de l'enfant

dessinateur.

Une fois déterminée de la sorte l'orientation générale de la recher-

che, il en résulte la nature des procédés à employer pour atteindre

le but visé 2. Une psychologie de l'enfant dessinateur, comme la psy-

1. Pour éviter toute équivoque, il est spécifié une fois pour toutes que l'adjectif graphique est appliqué ici non à l'écriture, mais au dessin. Un scrupule, peut-être excessif, m'a fait reculer devant le néologisme dessinatoire, qui serait pour-tant fort utile. — Quelques-uns des partis que l'on peut tirer de ce chapitre de la psychologie enfantine sont indiqués dans mon ouvrage : Les dessins d'un enfant, Paris, Alcan, 1913, Conclusions, pp. 225-252.

2. Sur l'historique de diverses méthodes, on trouvera d'excellents détails dans G. Rouma, Le langage graphique de l'enfant. 2e édit., Bruxelles et Paris, Alcan, 1913, chap. (p. 1-21) et bibliographie (p. 265-275).

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G.-H. LUQUET. — LA METHODE D'ETUDE DES DESSINS D'ENFANTS 195

chologie dans son ensemble et plus généralement comme toutes les

sciences concrètes, se propose d'établir des lois ou formules géné-

rales qui soient d'accord avec l'ensemble des faits connus, en utili-

sant les procédés généraux de la méthode expérimentale et notam-

ment les deux méthodes de concordance et de différence, qui ont

pour caractère commun de comparer des cas concrets qui se ressem-

blent par certains de leurs éléments en même temps qu'ils diffèrent

par d'autres. Ces éléments sont ici d'une part les caractères des

dessins dans la matérialité de leur tracé, d'autre part les conditions

matérielles et les dispositions mentales dans lesquelles se trouvaient

leurs auteurs quand ils les ont exécutés. L'application des méthodes

expérimentales à l'étude du dessin enfantin exige donc une collec-

tion aussi ample que possible de dessins dont le nombre fasse res-

sortir les ressemblances et les différences qu'ils présentent. Cette

considération du nombre des dessins à recueillir comme matériel

d'étude a été jusqu'à présent prépondérante, et comme les auteurs

d'études systématiques ne pouvaient à eux seuls rassembler un

nombre assez considérable de dessins, et que peut-être ils préféraient

à la tâche de réunir les documents celle de les mettre en œuvre, ils

ont généralement recouru au procédé des enquêtes, sollicitant la

communication de nombreux dessins de la part de diverses personnes,

et en particulier des instituteurs, spécialement qualifiés par leurs

fonctions pour cette collaboration. Cette méthode, inaugurée en 1893

en Californie par Earl Barnes, a été employée avec prédilection par

les Allemands. On ne saurait notamment passer sous silence l'en-

quête entreprise en 1904 sous la direction de l'historien Karl Lam-

precht et étendue au monde entier.

Un autre moyen de réunir une collection de dessins d'enfants qui,

à la différence du procédé des enquêtes, ne requiert aucune collabo-

ration, est la méthode d'observation directe ou monographique. Ici,

sans chercher à se procurer des dessins d'auteurs inconnus, on se con-

tente de recueillir les œuvres graphiques d'un enfant ou de quelques

enfants bien déterminés, généralement et presque forcément les

enfants du collectionneur. Cette observation peut porter sur une

période plus ou moins longue ; elle présente son maximum d'utilité

lorsqu'elle s'étend à toute la durée de l'activité graphique du sujet

considéré, depuis ses premières productions jusqu'à l'âge où ses

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196 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

dessins deviennent pratiquement semblables à ceux d'un adulte.

A côté du procédé des enquêtes et de la méthode monographique

ou d'observation directe, une autre source de documents, négligée

jusqu'à présent, est l'observation de ce que j'appellerai les graffiti,

à savoir les dessins que le passant le plus distrait ne peut manquer

d'avoir aperçus sur les murs, les trottoirs ou le sol de nos rues, et

dont le nombre se multiplie considérablement dès que l'on y prête

quelque attention. Il y a là une véritable exposition permanente, où

des dessins nouveaux apparaissent sans cesse et viennent remplacer

ceux qui sont détruits par les intempéries ou les nettoyages ; et de

même que les Salons peuvent renseigner le critique d'art sur les

tendances de l'art des professionnels dans un milieu historique et

social donné, de même ce « Salon de la rue » peut fournir une con-

tribution notable à l'étude de l'art spontané et particulièrement

enfantin.

L'importance de cette source de documents semble être restée

jusqu'ici inaperçue. C'est la vue des graffiti dessinés sous les arcades

d'une rue de Bologne où il avait cherché un. refuge contre une

averse qui avait suggéré à C. Ricci 1 d'étudier le dessin enfantin ;

mais il ne songea pas à exploiter ce filon inépuisable et c'est d'abord

aux enfants de quelques amis, puis, trouvant ce mode de collection

trop lent, aux écoliers de Bologne et de Modène qu'il emprunta ses

matériaux.

Chacun des procédés que nous venons de signaler a ses qualités et

ses insuffisances, et, pour en obtenir le maximum de rendement, il

convient de les combiner d'une façon judicieuse après avoir reconnu

ce qu'on peut en attendre et ce qu'il serait vain de leur demander.

S'il ne s'agissait que de rassembler des dessins, ces différents procé-

dés auraient la même valeur, puisque tous en procurent également.

Mais, sous peine de retomber dans les collections pures et simples,

qui ne sont qu'un objet de curiosité, la réunion des dessins ne doit

pas être une fin, mais simplement un moyen ; selon la comparaison

d'A. Comte, il ne faut pas confondre une carrière, avec un édifice.

Les dessins recueillis ne doivent être considérés que comme des

matériaux en vue d'une élude méthodique du dessin enfantin, et la

1. C. Ricci, L'arte dei bambini, Bologne, 1887. Traduction allemande sous le titre de Kinderkunsl, avec préface de Lamprecht. Leipzig, Voigtlânder, 1906.

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G.-H. LUQUET. — LA MÉTHODE D'ÉTUDE DES DESSINS D'ENFANTS 107

valeur relative des différents procédés devra se mesurer au parti que

cette étude pourra tirer des documents qu'ils procurent. Assurément,

il ne faut pas faire fi, dans ce tâtonnement perpétuel qu'est n'importe

quelle recherche scientifique, de L'enregistrement minutieux des cas

concrets à mesure qu'ils se présentent, car on ne sait jamais s'ils ne

pourront pas prendre quelque jour une importance insoupçonnée

pour le moment; quiconque a quelque pratique du travail scienti-

fique n'a pas manqué d'éprouver, en maintes occasions, le regret

d'avoir négligé tel fait qui, au souvenir, lui semble présenter un inté-

rêt parfois de premier ordre pour la solution du problème dont il

s'occupe actuellement. Il n'en reste pas moins que les cas concrets

n'ont d'utilité scientifique que par rapport aux hypothèses, soit pour

contrôler des hypothèses déjà émises, soit pour en suggérer de nou-

velles. Dans quelle mesure les documents recueillis par chacun des

procédés dont nous nous proposons d'apprécier la valeur relative

sont-ils capables de remplir l'un ou l'autre de ces deux rôles, se

prêtent-ils à une utilisation scientifique ?

Tout d'abord, l'enquête à prétentions mondiales entreprise à l'ins-

tigation et sous la direction de Lamprecht semble présenter ce grave

défaut que le souci de rassembler des matériaux risque d'en ajour-

ner l'utilisation à une échéance indéterminée. Voici en quels termes

lyriques Lamprecht célébrait, dans su préface à la traduction de

l'ouvrage de C. Ricci, les premiers résultats de son entreprise : « De

nombreuses puissances étrangères ont chargé les professeurs et les

autorités scolaires de nous communiquer des matériaux recueillis de

la façon la plus variée et la plus objective conformément à des ins-

tructions précises. Nous devons remercier tout d'abord l'Angleterre :

l'office colonial, l'office des Indes, la League of the Empire ont con-

couru à un haut degré à la besogne sollicitée. D'autres puissances

européennes et extra-européennes nous ont également accordé ou

promis leur collaboration ; il ne manque jusqu'à présent que la

France l. En particulier, nous avons reçu l'aide la plus amicale et la

plus énergique de l'Italie, source et patrie de l'art européen. Ici, le

ministère de l'Instruction publique a fait imprimer dans son Bulletin

notre invitation à rassembler des dessins d'enfants, y compris une

1. Une traduction française de l'invitation et des instructions de Lamprecht a été publiée dans la Revue de synthèse historique. t. XI p. 54.

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198 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

excellente traduction de l'histoire de Jean Nez-en-l'air, qui est

actuellement traduite en dessins par les enfants de toutes les parties

du monde ; et on m'a en outre rendu possible d'envoyer directement

à tous les inspecteurs primaires d'Italie 900 tirés à part de cette

notice avec une courte invitation. Et voici qu'une vague de dessin se

propage depuis les jardins alpestres de Bellune jusqu'aux plaines

brûlantes de Bénévent et depuis les escarpements à oliviers et à

vignobles de la Riviera jusqu'aux austères pinèdes de la région de

Ravenne ; et tous les milliers de dessins des petits Italiens accourent

se rassembler à Leipzig. Il y a là un zèle spontané qui ne trouve son

pendant qu'au Japon, la patrie de l'art dans le monde asiatique. »

Ces lignes enthousiastes sont datées de juillet 1906. Depuis quinze

ans, l'opulente moisson de documents qu'elles célébraient n'a été

utilisée, à ma connaissance, pour aucune publication synthétique de

quelque importance. Quel sera le ternie d'une gestation si prolongée ?

Faut-il croire que, à l'instar de l'infortuné Polochon, astreint à la

corvée d'enlever de la cour de la caserne toutes les plus grosses

pierres, ces travailleurs consciencieux craignent d'arrêter trop tôt

leur besogne préparatoire ; l'attente de documents nouveaux doit-

elle retarder indéfiniment l'emploi de ceux qu'ils ont déjà réunis, et

sont-ils condamnés à la stérilité par le souci de ne rien produire que

de définitif ?

Si les fruits d'une enquête aussi colossale restent encore dans un

devenir problématique, d'autres enquêtes de prétentions plus

modestes ont en revanche donné des résultats effectifs, dont la

valeur permet d'apprécier celle de la méthode qui les procure. Quel

qu'en soit l'intérêt, ils ne fournissent en fait et ne peuvent fournir

que des indications à la fois statistiques et statiques. Chacun des

enfants observés n'est représenté que par une dizaine de dessins au

maximum, exécutés au jour et à l'heure où il a été soumis à l'en-

quête. On saura par exemple qu'à ce moment précis il a dessiné de

telle façon un monsieur ou une madame, un cheval, un chien, un

chat, un canard, une chaise ou une maison ; mais on ignorera com-

ment il les dessinait antérieurement et comment il les a dessinés plus

tard. L'enquête cherche bien à déterminer comment un même motif

est figuré par des 6. fants d'âge différent ; mais ce n'est nullement la

même chose que d'établir comment il est représenté par un même

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G.-H. LUQUET. — LA MÉTHODE D'ÉTUDE DÉS DESSINS D'ENFANTS 199

enfant à des moments successifs. Par exemple, les chiffres et les

graphiques résumant l'enquête de L. Partridge sur la représentation

du corps humain1 indique bien que pour les enfants considérés,

envisagés en bloc, la fréquence de tel détail (bras, nez, cheveux, etc.),

tout en augmentant dans l'ensemble d'une façon continue avec l'âge,

diminue parfois dans le passage d'une année à la suivante et, ce qui

est encore plus curieux, que plusieurs de ces régressions relatives à

des détails différents se manifestent à la fois dans le passage de dix

à onze ans. Mais, comme les dessins qui fournissent cette constata-

tion proviennent de dessinateurs différents, il est impossible de

savoir si la fréquence de tel détail augmente ou diminue chez un

même enfant à des âges successifs. De même, aucune enquête n'a

signalé ni ne pouvait découvrir le fait, dont j 'ai indiqué à la fois

l'existence et l'intérêt, que dans les bonshommes têtards il arrive

qu'un même enfant insère les bras tantôt sur la tête, tantôt sur les

jambes 2.

Négligeons l'impossibilité où le procédé des enquêtes est, par sa

nature même, de fournir des indications d'ordre évolutif, et exami-

nons la valeur des renseignements fragmentaires qu'il procure. Il

essaie d'obtenir par surprise, si je puis dire, des renseignements que

peut seule fournir la méthode d'observation directe. En effet, il

consiste essentiellement en ce que le psychologue qui étudiera les

dessins, ne pouvant les recueillir lui-même, charge de ce soin d'autres

personnes, et il repose sur le postulat que ces personnes, pour les

recueillir, opéreront comme il le ferait, ou plus exactement comme

il voudrait le faire, s'il s'appliquait lui-même à celte besogne. Mais

c'est là un postulat contradictoire, car, même à supposer que chacun

des collecteurs de dessins possède les aptitudes psychologiques ou

plus généralement scientifiques du directeur de l'enquête, ou plus

simplement qu'il veuille suivre à la lettre ses instructions détaillées,

le nombre même des enfants sur lesquels il doit porter simultané-

ment son attention lui interdit pratiquement de répondre à ces exi-

gences.

D'abord, si, tout au moins pour les dessins dont le motif a été

1. Lena Partridge, Children's drawings of men and women, in Earl Barnes, Studies in Education, t. I I . Philadelphie, 1902. pp. 163-179.

2. Luquet, Les bonshommes têtards, in Journal de Psychologie. 1920. p. 687.

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200 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

1. Cf. LUQUET, Les dessins d'un enfant, pp. 15-16 et 55-59.

imposé, il est en état de savoir ce qu'ils représentent, il lui est sou-

vent impossible d'en comprendre les différents détails, à moins de

s'en faire expliquer la signification par le dessinateur pendant qu'il

dessine ou tout au moins immédiatement après, ce que le nombre

même des sujets qu'il doit observer simultanément rend pratique-

ment irréalisable. Pour la même raison, comment savoir si le dessi-

nateur est satisfait de son œuvre ? On recueille un dessin qui a été

fait, je suppose, sur la demande d'un cheval, et l'on juge que c'est un

très mauvais dessin de cheval. Mais son auteur n'était-il pas lui-

même de cet avis ? Et bien plus, si en cours d'exécution, il trouve

que son dessin ressemble davantage à un oiseau qu'à un cheval, il

pourra être amené (la méthode d'observation directe permet de cons-

tater la réalité de ce fait 1) à substituer une intention secondaire à

l'intention primitive, a laquelle il tenait d'autant moins qu'elle lui

avait été imposée, et à terminer de façon à faire un oiseau un dessin

commencé pour faire un cheval. Tout ce processus psychique échap-

pera la plupart du temps à la personne qui recueille et par suite à

celle qui utilise le document, et si l'on en tire des conclusions, elles

seront forcément erronées.

Passons maintenant des dessins aux dessinateurs. La personne

chargée de recueillir les dessins ne peut, par suite du nombre des

enfants dont ils émanent, être informée, même d'une façon som-

maire, de la psychologie individuelle de chacun d'eux ; les rensei-

gnements qu'elle peut fournir sur leur compte se réduisent à peu

près à l'indication de leur sexe et de leur âge. Les instigateurs des

enquêtes ne se font pourtant pas faute d'en réclamer une foule

d'autres, mais ils négligent trop de se mettre mentalement à la

place de ceux à qui ils les demandent. D'abord ils ne se rendent

pas compte de la difficulté de les fournir. Par exemple, certains des

renseignements demandés doivent être obtenus des enfants eux-

mêmes, qui répondront ce qu'ils voudront, sans contrôle possible,

et ne comprendront pas toujours les questions ; par exemple : ont-

ils un livre d'images ? Dessinent-ils à la maison (Enquête Kerschen-

steiner)? Aiment-ils à regarder des tableaux ? (Enquête Lamprecht).

Pour ceux des renseignements que pourrait fournir, avec plus ou

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G.-H. LUQUET. — LA MÉTHODE D'ETUDE DES DESSINS D'ENFANTS 201

moins de facilité, le collecteur des dessins, les instigateurs de l'en-

quête ne tiennent pas non plus assez de compte du travail matériel con-

sidérable qu'exigerait de chacun de leurs collaborateurs bénévoles la

réponse à toutes les questions posées pour chacun des dessinateurs :

nationalité, et pour les naturalisés nationalité antérieure ; localité et

degré de la classe, profession ou situation sociale des parents, degré

de l'intelligence de l'enfant en général, son rang dans sa classe,

branches pour lesquelles il a le plus et le moins d'aptitudes, son

caractère ou son type mental (distrait, attentif, actif, apathique, doux,

violent, obéissant, indiscipliné), éventuellement son état de santé ou

de misère. Vraiment, ces psychologues professionnels ne font pas

preuve de beaucoup de psychologie : ils auraient pu prévoir qu'à

tant demander, ils risquaient fort de ne pas obtenir grand'chose. En

tout cas, les faits se sont chargés de montrer le résultat pratique de

leurs exigences excessives. Dans l'enquête instituée en Suisse par

Claparède en 1907, plus de 20 p. 100 des matériaux recueillis (les

dessins de plus de 600 enfants sur environ 3.000) n'ont pu être utilisés,

par suite de l'insuffisance ou même de l'absence totale des rensei-

gnements qui devaient les accompagner.

Les dessins une fois recueillis, pour les classer d'une façon aussi

objective que possible, on les groupera d'après les seuls caractères

connus avec quelque précision, à savoir le sexe et l'âge de leurs

auteurs. Mais la répartition par âges est forcément grossière et

même artificielle, car la continuité de la vie ne se laisse pas découper

en tranches égales de tant d'années révolues : par exemple un

enfant ayant le jour de l'enquête cinq ans un mois sera réuni dans

le groupe des enfants de cinq ans à un enfant de cinq ans onze mois,

alors que son âge le rapprocherait bien plutôt d'un enfant de quatre

ans onze mois, qui sera rangé dans le groupe des enfants de quatre

ans.

Prenons maintenant les groupes de dessins ainsi constitués par

âge. Admettons, bien que cela puisse être discuté, que chacun de ces

groupes réunit un nombre de dessins suffisant pour que puisse jouer

la loi des grands nombres, fondement des statistiques. L'effet de

cette loi est d'éliminer les différences individuelles ; mais cette élimi-

nation supprime précisément ce que la comparaison des dessins

pouvait révéler d'intéressant, car le but du psychologue n'est nulle-

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202 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

1. Luquet. op. cit.. $ 58.

ment celui du physicien qui, négligeant les mouvements de chaque

atome, ne s'intéresse qu'à leur résultante globale ; il tend à des lois

dont la généralité systématise la complexité des cas concrets, mais

sans la supprimer. En fait, les résultats obtenus par Lena Partridge

ou Levinstein, par exemple, consistent en moyennes ou pourcen-

tages : dans les dessins d'enfants de tel âge, une majorité plus ou

moins grande présente tel caractère. Mais pourquoi, alors que ceux-là

le présentent, les autres ne le présentent-ils pas ? Là est, a notre avis,

le véritable problème, et le procédé des enquêtes ne permet pas de le

résoudre.

Et, d'autre part, quel étrange moyen, pour chercher comment

l'enfant dessine spontanément, que de le faire dessiner dans des

conditions artificielles ! Je veux bien qu'il ignore le parti qu'on se

propose de tirer de ses dessins et que par suite il n'y ait guère lieu

de craindre, comme dans d'autres recherches de psychologie expéri-

mentale, des simulations voulues. Il n'en reste pas moins que s'il

dessine, c'est parce qu'on l'a fait dessiner : j'ai toujours été frappé

de l'ironie inconsciente de l'expression « dessin libre » appliquée

à des exercices scolaires, et elle me rappelle celle d'exercices d'indé-

pendance pour les gammés interminables imposées aux apprentis

pianistes. A tout le moins, même si cela ne déplaisait pas à l'enfant

de dessiner quand on le lui a demandé, on l'a obligé à dessiner par

exemple un cheval alors qu'il eût peut-être préféré dessiner un

bonhomme, et celte tâche imposée risque de n'avoir pas été exécutée

avec tout le soin désirable. Même quand il dessine pour son plaisir,

l'enfant fait parfois des dessins hâtifs et négligés. 11 en. fera bien

davantage dans des exercices scolaires qui ne l'intéresseront pas, et

ces dessins bâclés, retenus par l'enquête, donneront une idée

inexacte de sa façon de dessiner. Inversement, en vertu de ce que

j'ai appelé la duplicité de types 1, il pourra faire à l'usage de son

maitre des dessins différents de ceux qu'il ferait pour sa satisfaction

personnelle, et ici encore on sera amené à prendre pour des mani-

festations de sa spontanéité graphique des œuvres plus ou moins

artificielles.

Du côté maintenant des collecteurs de dessins, leur rôle peut être

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G.-H. LUQUET. — LA MÉTHODE D'ÉTUDE DES DESSINS D'ENFANTS 203

conçu de deux façons différentes. Ou bien, ce qui semble être la

tendance la plus générale, on comptera sur eux pour accompagner

les dessins des renseignements complémentaires sans lesquels leur

intérêt comme matériaux d'étude reste extrêmement médiocre ;

mais, sans rappeler les difficultés matérielles signalées plus haut,

peut-on espérer qu'ils posséderont tous les aptitudes nécessaires ?

Si au contraire on restreint leur collaboration à la besogne presque

machinale de faire exécuter les dessins demandés, de les recueillir et

de les transmettre en y ajoutant tout au plus l'indication du sexe et

de l'âge de leur auteur, n'est-il pas à craindre qu'un certain nombre ne

se désintéressent d'une besogne ingrate et dont l'intérêt pourra leur

échapper ? Dans un cas on leur aura demandé trop, dans l'autre trop

peu ; mais dans l'un comme dans l'autre, leur collaboration, pour-

tant indispensable avec le procédé des enquêtes, est pour celles-ci

une entrave en même temps qu'une aide.

Au demeurant, cette collaboration ne peut guère être sollicitée,

comme le montre en fait l'enquête de Lamprecht, sans passer par

l'intermédiaire des autorités universitaires et, si discrète que l'on

veuille supposer cette intervention administrative, l'invitation risque

de présenter à ceux à qui elle s'adresse l'apparence d'un ordre

déguisé qui impose une corvée. Ne s'en trouvera-t-il pas dans le

nombre qui, à plus ou moins juste titre, seront indifférents aux

résultats attendus de l'enquête, sceptiques sur la valeur des procédés

employés, ou même hostiles à la besogne dont on les charge ? S'ils

pensent que c'est là du temps perdu à des niaiseries, ne pourront-ils

pas exprimer cette opinion à haute voix devant leurs élèves, les

excitant ainsi à ne pas apporter à l'épreuve tout le soin désirable ;

tout au moins, la tentation sera forte de reléguer celle-ci à la fin

d'une classe, à un moment où l'enfant sera fatigué, énervé ou pressé

de partir. D'autre part, les instituteurs visés, qu'ils soient ou non

informés avec plus ou moins de précision du but poursuivi par l'en-

quête, ne manqueront pas d'en imaginer un et pourront tenir à ce

que les matériaux qu'ils fourniront soient conformes à ce qu'ils se

figurent qu'on en attend. Enfin, ils ne manqueront sans doute pas

d'avoir l'idée que ces documents pourront fournir, ne fût-ce que par

accident, des éléments d'appréciation sur la valeur de leur ensei-

gnement, et tiendront naturellement à ce qu'ils en donnent une

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204 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

bonne opinion. Ne pourront-ils pas craindre de compromettre soit

des collègues, soit eux-mêmes, en répondant à ces questions de

l'enquête Lamprecht : l'enfant a-l-il déjà appris le dessin ? les profes-

seurs de sciences ou de littérature se servent-ils de dessins dans leur

enseignement et leurs explications ? Pour la matérialité même des

dessins, par un tri dans ceux qu'ils auront recueillis, par des indica-

tions données avant ou pendant leur exécution, en montrant une

image ou traçant un croquis au tableau, ou par toute autre inter-

vention, ils fausseront, qu'ils le veuillent ou non, les résultats de l'en-

quête, car les dessins qu'ils transmettront, bien qu'exécutés par des

enfants, ne seront pas des dessins enfantins authentiques. Bref, ils

pourront être incités à prendre exactement le contrepied des recom-

mandations détaillées énoncées par exemple par Claparède ou Lam-

precht sur la façon de procéder à l'enquête.

lit ce ne sont pas là des craintes en l'air, de pures possibilités

théoriques, comme l'établissent les faits sur un point pour lequel la

vérification empirique est possible. Kerschensteiner, à la suite de

son enquête de 1903 dans cinq écoles de Munich, reconnut que,

malgré une conférence faite au personnel enseignant, malgré ses

recommandations personnelles, malgré la surveillance assidue

exercée par lui-même pendant les expériences, les dessins fournis

par vingt classes avaient été influencés. En particulier, pour l'expé-

rience relative au dessin d'uu cheval, certaines classes fournirent une

grande major té de dessins où le cheval était accompagné d'un

ratelier que les dessinateurs, laissés à leur spontanéité, n'auraient

certainement pas songé à figurer.

En résumé, le procédé des enquêtes, s'il veut procurer la quan-

tité de dessins qui en est la raison d'être, doit presque inévitablement

prendre la forme des enquêtes scolaires, et les documents fournis

par celles-ci risquent, dans une mesure plus ou moins grande, de

ne pas représenter fidèlement l'activité graphique spontanée de leurs

auteurs. Même en faisant abstraction de cette réserve indispensable,

ce procédé est incapable de rendre les services que l'on attend d'une

méthode scientifique, c'est-à-dire soit de suggérer, soit de contrôler

les hypothèses relatives à l'explication des caractères du dessin

enfantin.

En effet, cette méthode permet bien de constater que les seuls

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G.-H. LUQUET. — LA MÉTHODE D'ETUDE DES DESSINS D'ENFANTS 205

caractères des dessinateurs qu'elle soit en mesure d'indiquer avec

une précision suffisante, à savoir leur sexe et leur âge, ne possèdent

à l'égard de tel caractère déterminé du dessin aucune valeur expli-

cative, n'en sont la condition ni nécessaire ni suffisante. Ils n'en sont

pas la condition nécessaire, puisque le môme caractère se retrouve

dans des dessins émanant d'auteurs de sexe ou d'âge différent, et ils

n'en sont pas la condition suffisante, puisque dans des dessins exé-

cutés par des auteurs de même sexe et de même âge, ce caractère

est tantôt présent, tantôt absent. Elle est donc forcée de reconnaître

que l'explication des caractères des dessins qu'elle recueille doit être

cherchée dans des conditions autres que celles qu'elle peut indiquer.

Cet aveu est formulé explicitement par Schuyten1. Il déclare qu'après

beaucoup d'efforts inutiles, il est arrivé à la conclusion « qu'il n'est

pas possible d'établir un type unique du bonhomme pour chaque

âge en ayant recours uniquement à l'investigation scientifique »

(c'est-à-dire au moyen des données fournies par la méthode des

enquêtes ; et cependant ces données étaient recueillies dans les con-

ditions les plus favorables, puisqu'il procédait lui-même aux expé-

riences, sans interposition de collaborateurs). « Pourtant ces types

existent, mais pour les établir avec exactitude, il faut une base qui

m'échappe jusqu'ici. » Celte base, c'est la considération des facteurs

psychiques, qui restent en dehors des atteintes du procédé des

enquêtes, et ne peuvent être aperçus que par la méthode d'obser-

vation directe.

11 est manifeste que les graffiti sont, au moins à certains égards, des

documents de valeur encore inférieure aux dessins recueillis par la

méthode des enquêtes. En effet, les informations complémentaires,

si insuffisantes soient-elles, que celle-ci permet d'ajouter à la maté-

rialité des dessins font ici complètement défaut. En ce qui concerne

d'abord leur signification, elle peut, sous les réserves indiquées plus

haut, être connue dans la méthode des enquêtes pour les dessins

dont le sujet a été imposé. Dans les graffiti au contraire, un certain

nombre de dessins, et précisément les plus intéressants en tant

qu'énigmatiques, présentent un aspect tel que la signification en est,

1. Schuyten, De oorspronkelijke Ventjes der Anlwerpsche Schoolkinderen (Les bonshommes primitifs des écoliers d'Anvers), in Paedologisch Jaarbœk, t. V. 1904, pp. I sq.

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206 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

sinon parfois inintelligible, du moins ambiguë et ne peut être que

conjecturée avec une probabilité variable. Ce n'est que dans des cas

relativement rares que le dessin est accompagné d'une légende, qui

peut fournir des renseignements aussi précieux qu'imprévus. J'ai

relevé par exemple un graffite présentant tous les caractères d'un

quadrupède et accompagné de la légende poisson, ce qui prouve que

son auteur (ou tout au moins un autre enfant, pour le cas, très peu

vraisemblable en l'espèce, où la légende aurait été ajoutée après

coup à un dessin exécuté par un individu différent) a considéré comme

un poisson une figure où un adulte reconnaîtrait sans hésitation un

quadrupède. D'autre part, si le procédé des enquêtes ne fournit guère

sur le dessinateur d'autres renseignements que son sexe et son âge,

il fournit au moins ceux-là. Far contre, l'immense majorité des graffiti

sont anonymes. La plupart ne sont accompagnés d'aucune inscrip-

tion. Lorsqu'ils en présentent une et que c'est un nom propre ou un

prénom, ceux-ci peuvent être soit une légende, soit une signature et

désigner tout aussi bien la personne dont le dessin prétend être le

portrait que son auteur. On ne peut même pas être sûr qu'un prénom

soit une signature et non une légende lorsqu'il accompagne un

graffite qui parait représenter un personnage de l'autre sexe, car il

existe des exemples de dessins qui par leur intention ou au moins

leur interprétation connue avec certitude prétendent figurer un per-

sonnage d'un certain sexe et qui possèdent cependant des attributs

anatomiques ou de costume correspondant à l'autre sexe. Bien plus,

lorsqu'un nom propre ou un prénom est inscrit à côté d'un dessin ne

représentant pas un bonhomme, mais par exemple un animal, il est

possible, comme l'établissent en fait des exemples de ma collection,

que ce nom serve de légende à un dessin qui, sous une apparence

non humaine, prétend représenter, à titre de caricature, le portrait

d'un être humain. Enfin, quand bien même on serait sûr que l'ins-

cription est une signature, il faudrait, pour retrouver derrière le nom

de l'auteur et à plus forte raison derrière son simple prénom sa

personnalité, une enquête pratiquement impossible et qui d'ail-

leurs se heurterait, si on la tentait, à une hostilité déclarée. Bien

qu'en principe, pour des raisons faciles à comprendre et notamment

pour ne pas risquer de fausser la spontanéité des dessinateurs, j'évite

d'être vu dans mon travail de relevé des graffiti, j 'ai été parfois

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208 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

de même la signature n'est pas destinée à révéler à des tiers

la personnalité de l'auteur ; mais le fait d'être son œuvre est un des

éléments du dessin au même titre que d'être l'image de tel objet.

D'autre part, la signature peut être simplement une attestation que

l'auteur se donne à lui-même, sans songer à un public éventuel,

d'être l'auteur du dessin. Si subtile qu'on puisse trouver la distinc-

tion que nous établissons entre une signature destinée à être vue par

autrui et une signature réservée à son auteur, la réalité m'en semble

établie par un graffite que j 'ai vu accompagné de l'inscription :

« signé cherchz après ». Ici le dessinateur a manifestement voulu à

la fois que son œuvre fut accompagnée d'une signature et que cette

signature fût inintelligible à autrui. De même, l'invective que je viens

de mentionner était signée « Machin ». On comprend qu'un souci

de prudence ait poussé son auteur à ne pas la signer de son nom ;

mais en même temps il a tenu à ce qu'elle fût cependant accompa-

gnée d'une signature.

Ainsi, dans la plupart des cas, il ne faut pas espérer obtenir des

renseignements sur la personnalité des auteurs des graffiti. Qui plus

est, dans des cas tout à fait exceptionnels où, me voyant copier ces

dessins et flattés de l'attention qu'on y prêtait, certaines personnes

s'en déclaraient ou m'en signalaient les auteurs, j 'ai eu les raisons

les plus sérieuses de suspecter l'exactitude de ces attributions. En

particulier, pendant que je relevais un ensemble de graffiti qui, par

leurs caractères, émanaient manifestement de plusieurs enfants

d'âges très différents, une femme du voisinage m'a déclaré qu'ils

étaient tous du même auteur, son fils âgé de six ans.

En résumé, nous croyons qu'il serait vain d'attendre des graffiti

des informations sur leurs auteurs. Si même on pouvait, dans des cas

exceptionnellement favorables, parvenir à identifier ceux-ci, il serait

bien difficile d'en connaître autre chose que le sexe et l'âge, rensei-

gnements que peut fournir la méthode des enquêtes et dont, nous

l'avons vu, l'intérêt est médiocre.

Si, du point de vue d'où nous venons de les envisager, les graffiti

sont des documents de valeur encore inférieure aux dessins recueillis

par le procédé des enquêtes, ils ont sur eux cet avantage que la

spontanéité du dessinateur n'y est pas déformée par des suggestions

étrangères. Est-ce à dire que leurs auteurs sont soustraits à toute

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G.-H. LUQUET. — LA MÉTHODE D'ÉTUDE DES DESSINS D'ENFANTS 209

influence ? Evidemment non, car ils ne dessinent pas en vase clos ;

mais de ces influences, les unes, qui sont vraisemblables bien que

la réalité en soit invérifiable, restent probablement sans effet, et si

les autres, qui ne sont pas des suggestions à proprement parler, ont

une efficacité, les graffiti permettent justement d'en constater à la

fois l'existence et l'action. Les suggestions proprement dites aux-

quelles ont pu être soumis les auteurs des graffiti sont celles de

camarades qui leur auront dit soit de dessiner tel motif, soit de le

figurer de telle façon. Elles resteront évidemment lettre morte pour

l'observateur, qui n'a pas assisté à l'exécution des dessins. Mais d'une

part, si elles ont existé, elles émanaient d'individus dont l'âge et

la mentalité étaient sensiblement les mêmes que ceux du dessinateur,

et par suite leur rôle a dû se borner à l'inviter à agir comme il l'au-

rait fait de lui-même sans cette invitation ; et d'autre part, comme

ces camarades étaient des égaux, aucune autorité ni aucune sanction

ne l'obligeait ni ne l'inclinait, à la différence d'un élève dessinant sous

le contrôle d'un maître, à céder à leurs suggestions, dans le cas où

elles heurtaient sa spontanéité. A. ce point de vue, l'influence indé-

terminable des camarades sur les auteurs des graffiti est semblable

à celle des frères et sœurs plus âgés sur les dessinateurs susceptibles

d'être étudiés par la méthode d'observation directe, qui établit le peu

d'efficacité de ces suggestions, et même de celles des parents, sur

l'enfant, soit parce qu'il ne les comprend pas, soit lorsqu'il les com-

prend. Cette résistance à la suggestion est d'ailleurs attestée par les

graffiti eux-mêmes. Si l'âge précis de leurs auteurs reste générale-

ment inconnu, divers indices permettent de le déterminer d'une

façon approximative, et d'établir avec une vraisemblance parfois

voisine de la certitude que certaines ces productions doivent être

attribuées, non à des enfants, mais à des adolescents ou même à des

adultes. Or l'enfant et l'adulte paraissent s'opposer par deux concep-

tions différentes de la ressemblance du dessin que j'appelle respec-

tivement réalisme intellectuel et réalisme visuel ; et pourtant les

graffiti attribuables à des dessinateurs sortis de l'enfance manifestent

en maintes occasions, d'une façon non équivoque, la tendance au

réalisme intellectuel caractéristique du dessin enfantin. Cependant

leurs auteurs ont été soumis, à un degré encore plus élevé que les

enfants, aux suggestions soit implicites soit même expresses des

JOURNAL DE PSYCHOLOGIE, 1922 14

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210 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

adultes : ils ont vu en plus grand nombre des images conformes au

réalisme visuel, ne fût-ce que sur des affiches ou dans des journaux

illustrés ; ils ont reçu à l'école un enseignement au moins élémen-

taire du dessin ; cela ne les empêche pas de continuer à dessiner

comme des enfants, preuve évidente que leur spontanéité a résisté

victorieusement aux suggestions antagonistes.

Mais les auteurs des graffiti sont soumis à d'autres influences que

des suggestions proprement dites, que ne rencontre que peu ou point

un enfant dessinant pour ainsi dire en chambre ; par suite les graffiti

sont susceptibles de fournir des renseignements qu'on ne pourrait

rencontrer ailleurs et qui, pour le dire en passant, permettent

d'utiles comparaisons avec les figures pariétales et rupestres des

documents ethnographiques et préhistoriques, sans parler des dégéné-

rescences des thèmes décoratifs dans l'art industriel1. En effet, l'enfant

qui dessine à la maison exécute ses dessins sur des feuilles vierges

ou, si elles portent déjà des dessins, ce sont ceux que lui-même vient

d'exécuter et que du reste, la plupart du temps, il ne regarde même

pas, trop occupé de celui qu'il est en train de l'aire pour accorder

une attention rétrospective à ceux qui l'ont précédé. L'observateur

d'un enfant placé dans ces conditions n'a aucun moyen de savoir

quelle influence peut exercer sur l'enfant, tant pour le choix de ses

motifs que pour la façon de les figurer, la vue de dessins d'auteurs

différents. C'est cela que peuvent nous apprendre les graffiti, tracés

sur des parois déjà couvertes de nombreux dessins d'auteurs diffé-

rents, souvent tout à côté d'eux, sinon par dessus.

Sous celte réserve, les graffiti, comme les dessins que procure le

procédé des enquêtes, ne peuvent fournir que des documents de

qualilé inférieure. Le nombre des dessins qui doivent servir de

matériaux d'étude pour une psychologie de l'enfant dessinateur est

destiné à faire ressortir la différence ou la concordance de leurs divers

éléments. Il faut donc que ces éléments soient connus avec exacti-

tude, et par suite la précision des documents n'est pas moins indis-

pensable que leur nombre, leur qualité que leur quantité. La compa-

raison des dessins recueillis ne peut être instructive que si l'on sait

pour chacun d'eux ce qu'il représente et comment il le représente,

1. CI. LUQUET , Dégénérescences alphabétiques du visage humain, in Revue

d'ethnographie et de sociologie, t. V (1914).

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G.-H. LUQUET. — LA MÉTHODE D'ÉTUDE DES DESSINS D'ENFANTS 211

pourquoi son auteur l'a fait et l'a fait comme il l'a fait, en un mot si

l'on connaît à la fois le dessin et le dessinateur. Par exemple, en ce

qui concerne le dessin, il faut en connaître non seulement les carac-

tères matériels que son aspect visuel suffit à révéler, mais encore la

façon dont il a été dessiné, l'ordre successif d'exécution de ses

diverses parties, sa signification pour son auteur (par exemple, tel

dessin a-t-il la prétention de représenter une vache ou une poule?).

Pour le dessinateur, il faut connaître ce qu'il était quand il a fait le

dessin, par exemple non seulement son sexe et son âge, mais encore

les caractéristiques de sa psychologie individuelle, ses occupations

favorites et son tour d'esprit, le nombre des dessins en général et

des dessins de même motif qu'il a déjà faits, les innovations que ce

dessin peut présenter par rapport aux représentations antérieures

du même objet ou les modifications dans la façon de reproduire en

dessin un objet quelconque, les circonstances et les dispositions dans

lesquelles il a fait ce dessin, si par exemple il l'a exécuté avec soin

et à loisir, ou d'une façon hâtive et négligée, s'il l'a fait ou non dans

une même séance après d'autres représentant soit le même motif,

soit un motif différent, si quelque circonstance ne l'a pas amené à y

introduire un élément inaccoutumé (par exemple dans un dessin de

maison, tel détail, qui n'est pas caractéristique d'une maison en

général, qui n'existe pas dans la maison paternelle, mais qui l'aura

frappé chez un ami au cours d'une visite récente), si quelque sugges-

tion n'a pas influencé sa spontanéité, soit dans le choix du motif

(dessins sur commande), soit dans la façon de le figurer.

Il est manifeste que ces renseignements tant sur le dessin que sur

le dessinateur, et une foule d'autres dont l'utilité se révèle à l'usage,

ne peuvent être obtenus que par un observateur qui assiste à l'exé-

cution de chaque dessin, qui surveille l'enfant d'une façon autant

dire ininterrompue et vit dans le même milieu que lui, dont d'autre

part la surveillance passe inaperçue du sujet au même titre que la

présence d'un meuble familier pour ne pas risquer de fausser sa

spontanéité. Ces considérations imposent la nécessité de la méthode

monographique ou d'observation directe d'un même enfant au cours

de ses manifestations graphiques.

Les avantages de cette méthode ne sauraient être contestés, et

avaient déjà été signalés non seulement pour l'étude du dessin

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212 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

enfantin, mais pour la psychologie enfantine en général 1. Mais elle

présente un inconvénient manifeste, que n'ont pas manqué de relever

divers critiques dans leurs comptes-rendus de l'ouvrage où je l'appli-

quais après l'avoir préconisée2. Il est assurément hasardeux et même

abusif de conclure de piano d'un enfant unique à l'enfant en général,

et l'induction fondée sur une base aussi étroite manquerait de soli-

dité, si elle n'était étayée d'autre part.

Pour lui donner cet appui, on pourrait songer, et ce serait assuré-

ment la méthode idéale, à contrôler l'une par l'autre plusieurs mono-

graphies relatives à des enfants différents3. Malheureusement les

conditions requises pour un emploi fructueux de la méthode mono-

graphique sont telles qu'elles ne peuvent se trouver réunies qu'à

titre exceptionnel. Les observateurs capables de la pratiquer ne sont

pas légion, elles aptitudes, même quand elles existent, ne suffisent

pas : elles doivent encore être complétées par l'assiduité de l'observa-

tion, qui exige que l'observateur n'ait pour ainsi dire pas autre chose

à faire, condition que les nécessités de l'existence rendent diffici-

lement réalisable. En fait, bien que mon jugement puisse être sus-

pect de partialité, je ne vois aucun exemple de monographie qui, tant

pour la durée de l'observation que pour sa précision minutieuse,

approche de celle que j 'ai consacrée aux dessins de ma fille Simonne,

et moi-même, bien que déjà entraîné à ce genre d'études par ce pre-

1. « Quelque précieuses que soient (les) investigations statistiques, elles ne peuvent remplacer l'étude méthodique et personnelle d'un enfant, ce qui est pour nous le grand desideratum. » (J. Sully, op. cit., p. 34). « Ce qui vaudra toujours mieux que (les enquêtes), ces recherches à distance auxquelles on associe des collaborateurs inconnus, c'est l'enquête directe, immédiate, que le psychologue dirige lui-même sur un ou plusieurs enfants. » (t.. Compayré, préface à la tra-duction de J. Sully, op. cit., p. X I I I ) .

2. « La méthode monographique a de grands avantages : elle permet de retrouver les éléments, lus influences, l'évolution : elle est autrement instructive que les méthodes statistiques et statiques ordinairement en usage. Mais elle a aussi des inconvénients, notamment en ce qui concerne la valeur générale dos résultats. Il est hasardeux de parler de 1' « enfant » après avoir observé un enfant. Nous verrons que sur plusieurs points la doctrine établie sur cette base étroite laisse des doutes dans l'esprit d'un lecteur qui a en mains une collection semblable, mais où sont réunies les séries de dessins de plusieurs sujets. » (Ed. Cramaussel, in Revue philosophique, 1913, t.. I I . p. 426).— Mon collègue et ami Cramaussel me permettra d'ajouter qu'après un examen attentif de ses documents, qu'il a eu l'amabilité de mettre à ma disposition et où je ne me suis pas fait faute de puiser, je n'y ai rien trouvé de nature à ébranler « ma doctrine », mais au contraire de nombreuses confirmations de celle-ci.

3. « C'est à l'aide de chroniques de ce genre, sincères et minutieuses, que pourra se constituer définitivement, quand elles auront été réunies en assez grand nombre, l'histoire de l'âme de l'enfant. » (G. Compayré. loc. cit., p. xIv).

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G.-H. I.UQUET. — LA MÉTHODE D'ÉTUDE DES DESSINS D'ENFANTS 213

mier travail, je n'ai pu le recommencer sur son frère plus jeune,

principalement faute de loisir pour le surveiller d'aussi près et d'une

façon aussi continue.

D'autre part, quand bien même les observateurs qui emploieront

la méthode monographique, ne seraient pas des universitaires ou

des spécialistes de la psychologie, ils appartiendront forcément, et

par suite leurs enfants, à une classe sociale particulière, qu'on peut

appeler en gros, à défaut de caractéristique plus précise, la bour-

geoisie intellectuelle.

Si donc la méthode monographique est seule capable de fournir le

point de départ d'une psychologie de l'enfant dessinateur, il ne faut

pas trop compter sur une extension de celte méthode pour contrôler

les hypothèses qu'elle aura suggérées. Mais c'est ici que les autres

procédés, enquêtes et collection des graffiti, qu'on peut réunir sous

le nom de méthode collective, peuvent rendre, à condition de leur

assigner le rôle qui leur convient, les plus grands services. La

méthode collective se préoccupe spécialement de la quantité dos

documents, la méthode monographique de leur qualité, et il semble

bien que chacune, employée isolément, ne puisse obtenir l'une

qu'au détriment de l'autre : mais est-il impossible de réunir l'une et

l'autre, par un emploi combiné des deux procédés, le premier four-

nissant le nombre, le second la précision ? Aux quelques petits bour-

geois vraisemblablement bien élevés que peut étudier la méthode

monographique, aux élèves dessinant à l'école sous la direction et

le contrôle d'un maître sur lesquels portent les enquêtes, les graffiti

viennent ajouter une foule innombrable d'enfants, généralement du

milieu le plus populaire, dont rien ne vient déformer la spontanéité

graphique. Le recours à la méthode collective augmente dans une

proportion pratiquement illimitée le nombre des dessinateurs envi-

sagés et permet en quelque sorte de substituer à l'induction baco-

nienne l'induction aristotélicienne. En face de tant de dessinateurs

différents, la loi des grands nombres peut réellement jouer et, par

élimination des différences individuelles, mettre en relief les carac-

teres généraux du dessin enfantin. Et si, comme nous le disions plus

haut, les statistiques sont incapables d'expliquer les caractères dont

elles constatent le degré de fréquence, nous pouvons en prendre

notre parti, du moment que cette explication nous sera fournie,

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214 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

grâce à la méthode monographique, par l'observation attentive

d'enfants dont les dessins présentent ces caractères

D'une façon plus précise, la généralisation à partir d'un enfant

unique deviendra légitime si l'on peut s'assurer que ce n'est pas un

dessinateur exceptionnel. Ainsi on doit considérer comme anormale,

au même titre, quoiqu'en sens inverse, que les enfants arriérés, la

fille de Baldwin qui, dès l'âge de cinq mois, comprenait le sens

général d'une gravure représentant le chagrin d'un prisonnier2, et

était par suite en avance de plus de six mois sur la moyenne des

enfants pour la reconnaissance des images. Or la méthode des en-

quêtes, comme les méthodes statistiques dont elle n'est qu'un cas

particulier, permet de construire un dessinateur-schématique ou

moyen dans lequel les caractères communs à tous les individus

réels qui ont servi à le constituer ressortent par leur concordance,

comme dans les images composites de Galton, les caractères dif-

férentiels ne laissant qu'une trace plus ou moins vague, mais suf-

fisante pour indiquer une marge de variation. La réunion des

dessins d'enfants d'un même âge (en laissant de côté la considé-

ration du sexe, qui en fait semble pratiquement négligeable),

permet de construire le dessinateur schématique d'un âge déter-

miné ; puis, en mettant bout à bout, si l'on peut dire, les dessinateurs

moyens d'âges successifs, on obtiendra l'évolution schématique du

dessinateur moyen. Si maintenant, l'enfant étudié par la méthode

monographique, comparé au dessinateur schématique obtenu par

le procédé des enquêtes, n'en diffère pas plus, à chacun des moments

de son évolution, que celui-ci ne diffère de chacun des individus

réels qui ont servi à le construire, cet enfant particulier pourra légi-

timement être considéré comme un dessinateur moyen, qui ne diffère

de celui auquel aboutit le procédé des enquêtes qu'en ce qu'il est

réel, et non construit artificiellement. Dès lors, il sera légitime de

généraliser, d'étendre au dessinateur moyen les constatations psycho-

1. On me permettra de rappeler que c'est sur cet emploi combiné de la méthode monographique et de la méthode collective que repose mon étude sur Les bons-hommes têtards, parue ici-même (Journal de Psychologie, 1920, pp. 684 sq.) .

2. Baldwin, Le développement mental, trad. française, Paris, Alcan, 1897. p. 304. I1 ajoute (p. 305, note 1) : « Je sais que c'est là un cas extraordinairement précoce d'appréciation de la signification d'un dessin, mais je puis en préciser les circonstances. »

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G.-H. LUQUET. — LA MÉTHODE D'ÉTUDE DES DESSINS D'ENFANTS 215

logiques qu'il a été possible de faire sur un enfant particulier grâce

à la méthode d'observation directe et que les procédés collectifs ne

permettent pas de faire sur les autres.

En résumé, dans l'étude du dessin enfantin, la méthode d'obser-

vation directe est seule capable de fournir les renseignements

d'ordre psychique et évolutif sans lesquels cette étude serait

dépourvue d'intérêt scientifique ; elle doit être à la fois le point de

départet le centre de toute recherche. Elle indique les raisons des

caractères du dessin et de leurs modifications, mais seulement à

titre d'hypothèses qu'elle ne peut contrôler, puisque ces explications

ne valent que pour un sujet déterminé et qu'elle est incapable, à elle

seule, d'en légitimer la généralisation. La méthode des enquêtes

indique si cette généralisation est légitime en permettant de recon-

naître si cet individu particulier est un dessinateur ordinaire ou

moyen. Les graffiti fournissent des documents encore infiniment plus

nombreux que la méthode des enquêtes et plus variés, tant pour les

motifs représenlés que pour les caractères individuels, d'ailleurs non

moins inconnus, de leurs auteurs, productions graphiques où la

spontanéité des dessinateurs ne risque pas, comme dans la

méthode des enquêtes, d'être déformée par des suggestions émanant

d'adultes ; enfin ils permettent, ce qui serait à peu près impossible

avec les autres procédés, de déterminer la nature et le degré de l'in-

fluence que peut exercer sur un dessinateur, tant pour le choix des

motifs que pour la façon de les figurer, la vue de dessins d'auteurs

différents. Tels sont, dans l'ensemble, les résultats que l'on peut

attendre de l'emploi combiné des divers procédés d'étude du dessin

enfantin.

C'est du moins sous cette forme que le problème de la méthode

aurait dû se poser — si on avait songé à le poser — au moment où

l'on a abordé l'étude du dessin enfantin. Mais en même temps que

les recherches entreprises un peu au petit bonheur permettaient

d'apprécier la valeur des procédés auxquels elles avaient recours, et

d'esquisser les grandes lignes d'une solution du problème de la

méthode, elles apportaient au problème du dessin lui-même des

solutions partielles. Par suite, le but des recherches s'est précisé, et

à cet accroissement de précision dans l'énoncé des questions doit

correspondre une spécification de la méthode. Au début, où l'objet

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216 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

d'étude était le dessin enfantin en général, la préoccupation dominante

devait nécessairement être de rassembler le plus grand nombre de

documents permettant de s'en faire une idée grossière ; il fallait

donner un nombre considérable de coups de sonde ou, pour parler

sans métaphore, faire ce que Cl. Bernard appelle des expériences pour

voir. Mais nous n'en sommes plus tout à fait là. Les travaux anté-

rieurs ont substitué au problème général du dessin enfantin un

certain nombre de problèmes précis, et ont apporté à ces problèmes

précis des solutions provisoires qu'il s'agit maintenant de contrôler.

En conséquence, le rôle des documents s'est modifié ; après avoir

servi presqu'exclusivement au début à fournir des énoncés précis

de problèmes, ils doivent maintenant servir à résoudre ces problèmes.

Si donc il ne faut pas oublier que les problèmes actuellement posés

pourront à leur tour en soulever de nouveaux, et si par suite il

serait maladroit de négliger d'emmagasiner des faits qui pourront

peut-être un jour contribuer à la solution de problèmes encore

insoupçonnés, la tâche la plus urgente actuellement est de s'attacher

aux questions particulières qui ont déjà été formulées en termes

précis et de contrôler la valeur des réponses qui y ont été faites.

L'énoncé précis d'un problème indique ce que doivent être les faits

qui permettront de le résoudre ou, pour parler comme Bacon, les

faits cruciaux. Il faut donc maintenant, pour chaque problème, se

demander ce que doivent être les faits cruciaux et chercher si la

documentation existante fournit des exemples de ces cas privilégiés ;

dans le cas contraire, s'ingénier à se les procurer, de même que le

physicien détermine quelle sera pour telle loi l'expérience concluante

et pour cette expérience le dispositif approprié. Par exemple, on

conjecture que l'enfant, à un certain moment de son évolution gra-

phique, tient, dans le dessin d'un objet, à en représenter des élé-

ments réels, mais invisibles, comme si les parties de cet objet qui

les cachent étaient transparentes. Quels sont les objets dont le dessin

manifestera cette représentation par transparence, et par suite quels

sont les dessins qu'il faudra soit rechercher dans la documentation

dont on dispose, soit provoquer pour résoudre ce problème ? Est-il

permis de considérer comme exemples de. la transparence les bons-

hommes qui semblent figurer le corps sous le vêtement ? Non, car

si l'enfant, comme cela arrive fréquemment, a dessiné d'abord le bon-

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G.-H. LUQUET. — LA METHODE D'ETUDE DES DESS1NS D'ENFANTS 217

homme nu et l'a habillé ensuite, de la façon que procédait le peintre

David, il est au moins possible que, sans se donner la peine d'effacer

les traits du corps qui subsistent sous ceux du vêtement, il les con-

sidère comme inexistants, ne comptant pas 11 en serait de même

pour les représentations de végétaux figurés d'abord avec leurs

racines et dont celles-ci sont surchargées ensuite par la représen-

tation du sol. Sans nous arrêter à des cas graduellement plus

démonstratifs, nous indiquerons tout de suite un fait crucial. Ce

serait la représentation d'un organe interne du corps recouvert et

masqué par la peau : les veines ou les muscles de la main, le cœur

dans la poitrine, le fœtus in utero. De tels exemples, notamment le

dernier, se rencontreront difficilement dans des dessins de jeunes

enfants ; mais en voici qu'on peut attendre de lui ; ce sera le dessin

d'un pot de fleurs montrant dans son fond le trou pour l'écoulement

de l'eau, qui ne peut se voir ni de côté, ni d'en haut quand le pot est

rempli de terre ni d'en bas puisqu'il est posé sur le sol. De même, l'in-

différence de l'enfant à l'égard de certains détails de l'objet réel

figuré, quand ils sont inutiles pour le dessin, et même quand ils y

seraient nécessaires, sera mise en évidence par le dessin d'un

bonhomme se promenant avec un parapluie sous la neige. On cons-

tatera souvent que le bonhomme n'a qu'un bras, celui qui tient le

parapluie, ou même n'en a pas du tout, le parapluie lui étant soit

simplement juxtaposé, soit relié d'une façon arbitraire (par exemple

implanté dans le crâne) ; parfois aussi, la neige ne sera représentée

qu'au-dessus du parapluie, puisque celle qui tombe tout autour est

dépourvue d'intérêt.

Pour se procurer les faits décisifs, soit qu'on n'en ait pas rencontré

d'exemples dans la documentation, soit qu'on désire en obtenir de

nouveaux, les procédés à employer sont ceux qui sont capables

de fournir des faits, à savoir l'observation et l'expérimentation.

Nous rencontrons ici ce que Bacon appelait les prérogatives des

faits expérimentaux, autrement dit les avantages pratiques de l'expé-

rimentation sur l'observation pure et simple, dont le principal est

que l'observateur est réduit à attendre, peut-être indéfiniment, le fait

dont il a besoin, tandis que l'expérimentateur en provoque l'appari-

1. Luquet. Les dessins d'un enfant, p. 192, n. I.

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d'étude était le dessin enfantin en général, la préoccupation dominante

devait nécessairement être de rassembler le plus grand nombre de

documents permettant de s'en faire une idée grossière ; il fallait

donner un nombre considérable de coups de sonde ou, pour parler

sans métaphore, faire ce que Cl. Bernard appelle des expériences pour

voir. Mais nous n'en sommes plus tout à fait là. Les travaux anté-

rieurs ont substitué au problème général du dessin enfantin un

certain nombre de problèmes précis, et ont apporté à ces problèmes

précis des solutions provisoires qu'il s'agit maintenant de contrôler.

En conséquence, le rôle des documents s'est modifié ; après avoir

servi presqu'exclusivement au début à fournir des énoncés précis

de problèmes, ils doivent maintenant servir à résoudre ces problèmes.

Si donc il ne faut pas oublier que les problèmes actuellement posés

pourront à leur tour en soulever de nouveaux, et si par suite il

serait maladroit de négliger d'emmagasiner des faits qui pourront

peut-être un jour contribuer à la solution de problèmes encore

insoupçonnés, la tâche la plus urgente actuellement est de s'attacher

aux questions particulières qui ont déjà été formulées en termes

précis et de contrôler la valeur des réponses qui y ont été faites.

L'énoncé précis d'un problème indique ce que doivent être les faits

qui permettront de le résoudre ou, pour parler comme Bacon, les

faits cruciaux. 11 faut donc maintenant, pour chaque problème, se

demander ce que doivent être les faits cruciaux et chercher si la

documentation existante fournit des exemples de ces cas privilégiés ;

dans le cas contraire, s'ingénier à se les procurer, de même que le

physicien détermine quelle sera pour telle loi l'expérience concluante

et pour celte expérience le dispositif approprié. Par exemple, on

conjecture que l'enfant, à un certain moment de son évolution gra-

phique, tient, dans le dessin d'un objet, à en représenter des élé-

ments réels, mais invisibles, comme si les parties de cet objet qui

les cachent étaient transparentes. Quels sont les objets dont le dessin

manifestera cette représentation par transparence, et par suite quels

sont les dessins qu'il faudra soit rechercher dans la documentation

dont on dispose, soit provoquer pour résoudre ce problème ? Est-il

permis de considérer comme exemples de. la transparence les bons-

hommes qui semblent figurer le corps sous le vêtement? Non, car

si l'enfant, comme cela arrive fréquemment, a dessiné d'abord le bon-

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G.-H. LUQUET. — LA METHODE D'ETUDE DES DESSINS D'ENFANTS 217

homme nu et l'a habillé ensuite, de la façon que procédait le peintre

David, il est au moins possible que, sans se donner la peine d'effacer

les traits du corps qui subsistent sous ceux du vêtement, il les con-

sidère comme inexistants, ne comptant pas Il en serait de même

pour les représentations de végétaux figurés d'abord avec leurs

racines et dont celles-ci sont surchargées ensuite par la représen-

tation du sol. Sans nous arrêter à des cas graduellement plus

démonstratifs, nous indiquerons tout de suite un fait crucial. Ce

serait la représentation d'un organe interne du corps recouvert et

masqué par la peau : les veines ou les muscles de la main, le cœur

dans la poitrine, le fœtus in utero. De tels exemples, notamment le

dernier, se rencontreront difficilement dans des dessins de jeunes

enfants ; mais en voici qu'on peut attendre de lui ; ce sera le dessin

d'un pot de fleurs montrant dans son fond le trou pour l'écoulement

de l'eau, qui ne peut se voir ni de côté, ni d'en haut quand le pot est

rempli de terre ni d'en bas puisqu'il est posé sur le sol. De même, l'in-

différence de l'enfant à l'égard de certains détails de l'objet réel

figuré, quand ils sont inutiles pour le dessin, et même quand ils y

seraient nécessaires, sera mise en évidence par le dessin d'un

bonhomme se promenant avec un parapluie sous la neige. On cons-

tatera souvent que le bonhomme n'a qu'un bras, celui qui tient le

parapluie, ou même n'en a pas du tout, le parapluie lui étant soit

simplement juxtaposé, soit relié d'une façon arbitraire (par exemple

implanté dans le crâne) ; parfois aussi, la neige ne sera représentée

qu'au-dessus du parapluie, puisque celle qui tombe tout autour est

dépourvue d'intérêt.

Pour se procurer les faits décisifs, soit qu'on n'en ait pas rencontré

d'exemples dans la documentation, soit qu'on désire en obtenir de

nouveaux, les procédés à employer sont ceux qui sont capables

de fournir des faits, à savoir l'observation et l'expérimentation.

Nous rencontrons ici ce que Bacon appelait les prérogatives des

faits expérimentaux, autrement dit les avantages pratiques de l'expé-

rimentation sur l'observation pure et simple, dont le principal est

que l'observateur est réduit à attendre, peut-être indéfiniment, le fait

dont il a besoin, tandis que l'expérimentateur en provoque l'appari-

1. Luquet. Les dessins d'un enfant, p. 192, n. 1.

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218 JOURNAL DE PSYCHOLOGIE

tion. Mais, en matière psychologique, l'expérimentation ne va pas

sans inconvénients. Si l'on y recourt, c'est par hypothèse que l'obser-

vation ne fournirait pas les faits nécessaires à l'étude : c'est donc que

le sujet envisagé, placé dans les conditions normales, n'agirait pas

de la façon dont on désire le voir agir, et par suite que les conditions

dans lesquelles on le place pour expérimenter sont des conditions

anormales, au moins en ce qui le concerne. Mais le fait résultant de

ces conditions anormales a lui-même des conséquences. Le sujet est

donc déformé par l'expérimentation, de sorte que lorsqu'on l'obser-

vera par la suite, on ne sera pas sûr que les constatations qu'on fera

sur lui seront les mêmes que celles auxquelles il aurait donné lieu

s'il n'avait pas été soumis antérieurement à l'expérimentation ; par-

fois même on pourra établir empiriquement qu'il se comporte autre-

ment que d'autres sujets qui n'y ont pas été soumis. Par exemple, la

fille de Baldwin, entraînée depuis l'âge de un an et demi à tracer des

lignes pour figurer des bonhommes ou des animaux, est arrivée à

dessiner un bonhomme où elle reconnaissait et où l'on peut recon-

naître, malgré la maladresse de l'exécution, les différentes parties

du corps dès son vingt-septième mois, c'est-à-dire en avance d'un an

environ sur les enfants ordinaires. On peut donc poser en principe

que l'enfant qui, en vue d'expérimenter, a été place artificiellement

dans certaines conditions, ne peut continuer à être utilisé comme

sujet que dans la mesure où il aurait pu se trouver placé naturelle-

ment dans les mêmes conditions. Un premier devoir de l'expérimen-

tateur sera donc de déterminer les conditions dans lesquelles il ne

pourrait placer son sujet sans le rendre inutilisable pour des obser-

vations ultérieures, ce à quoi, par suite des difficultés, signalées plus

haut, inhérentes à la méthode monographique, il ne saurait se

résigner sans motifs graves. Tout au moins, il devra rechercher, par

comparaison avec des enfants non soumis à l'expérimentation,

quels sont les points pour lesquels le sujet sur lequel il a expéri-

menté se comporte comme un enfant ordinaire et par suite peut être

considéré comme n'ayant pas été déformé par l'expérimentation. Les

inconvénients éventuels de l'expérimentation seront d'ailleurs

atténués dans une certaine mesure si l'on en restreint l'emploi à ce

qui semble être sa principale utilité, à savoir de placer artificielle-

ment le sujet dans la situation où l'on conjecture que s'est trouvé l'an-

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G.-H. LUQUET. — LA METHODE D'ÉTUDE DES DESSINS D'ENFANTS 219

teur, non observé directement, d'un dessin présentant un certain

caractère, pour voir si la réalisation de cette situation pour le sujet

produira dans son dessin le caractère qu'on suppose en avoir été

l'effet chez l'autre dessinateur.

Ce qui vient d'être dit de l'expérimentation en général se transporte

au mode d'expérimentation le plus approprié à l'étude du dessin

enfantin, à savoir la suggestion. Le dessin et les diverses manifesta-

tions accessoires qui l'accompagnent étant des produits de l'activité

de l'enfant, si l'on veut les susciter, le moyen le plus simple est de les

lui demander. Au point de vue méthodologique, une distinction

essentielle doit être établie entre les suggestions à intention péda-

gogique et les suggestions à intention psychologique, pour proscrire

entièrement les premières. Par exemple, en face d'un enfant qui

dessine un bonhomme têtard, c'est-à-dire dépourvu de tronc, l'obser-

vateur, même sans être à un degré quelconque professeur de dessin,

pourra être choqué et lui dire qu'un homme a un tronc et que par

conséquent un bonhomme doit aussi en avoir un. Si l'enfant, dans

ses bonshommes ultérieurs, cède à la suggestion, on pourra discuter

si c'est par simple soumission à une autorité ou parce qu'il a reconnu

qu'à son propre point de vue, il avait tort de dessiner comme il le

faisait auparavant : il n'en restera pas moins que ce n'est pas de lui-

même qu'il a eu cette idée, et par suite on se sera mis dans l'impos-

sibilité du savoir quand et pour quelles raisons cette idée lui serait

venue spontanément. Les suggestions doivent donc avoir pour but,

non pus d'incliner l'enfant à changer sa manière spontanée de

dessiner, mais exclusivement de Lui faire exécuter certains actes qui

renseigneront l'observateur sur celle manière spontanée, et on devra

soigneusement veiller, en l'amenant à manifester ainsi sa spontanéité

sur le point spécial que l'on désire étudier, à ne pas la modifier par là-

même sur d'autres points. Nous ne pouvons évidemment entrer dans

une analyse détaillée des différents cas qui peuvent se présenter;

même en matière de méthode, une part doit être laissée au tact du

chercheur, et c'est à lui qu'il appartiendra de mettre en balance

l'intérêt des renseignements actuels que l'emploi de la suggestion

lui procurerait sur l'activité spontanée de son sujet et celui des ren-

seignements ultérieurs que cet emploi risquerait de lui faire perdre.

Par exemple, en lui demandant de dessiner un cheval alors qu'il n'en

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G.-H. LUQUET. — LA MÉTHODE D'ÉTUDE DES DESS1NS D'ENFANTS 221

indiquées, se faire scrupule de recourir à la suggestion comme pro-

cédé d'étude du dessin enfantin, son emploi fournit tout au moins un

résultat de la plus haute importance, qui est d'établir dans quelle

mesure elle exerce sur l'enfant une action efficace et s'il y a tant lieu

d'en redouter une influence déformatrice. Ma pratique personnelle,

corroborée par des indications éparses tirées des expériences

d'autres auteurs, m'a amené à la conclusion que, sans se départir

de la prudence nécessaire, il ne faut pas exagérer la défiance à

l'égard de ce procédé d'expérimentation. A. condition de ne pas être

prolongée ou répétée, une suggestion n'exerce pas en général d'in-

fluence sensible sur les dessins postérieurs à celui pour lequel on l'a

employée ; bien plus, elle reste souvent sans effet sur ce dessin lui-

même. Il suffit de voir combien est graduelle, par combien de régres-

sions est ralentie la fixation des modifications que l'enfant apporte

de lui-même à sa façon de dessiner, pour comprendre quelle force

d'inertie la routine issue de sa spontanéité opposera inconsciemment

à des actions venues du dehors. Nombre d'exemples à la fois amu-

sants et instructifs prouvent que, même quand il s'y efforce, ce qui

n'est pas toujours le cas, l'adulte, et particulièrement le pédagogue,

n'arrive pas à se mettre au niveau mental de l'enfant ; sa sugges-

tion n'est pas comprise et par suite reste sans effet. Quant l'enfant la

comprend, il la juge, et avec partialité : dans la plupart des cas, il

est convaincu — et il n'est pas embarrassé pour en administrer la

preuve — de la légitimité de sa façon d'agir, de sorte que si on lui

en suggère une autre, il adoptera d'office à son égard une attitude

rebelle. Quand la suggestion est efficace, son rôle parait se réduire

à faire prendre conscience par l'enfant d'une tendance obscure qui

s'ébauchait en lui et de sa légitimité à son propre point de vue, et

c'est alors qu'il y cède, parce qu'il y voit simplement une expression

plus nette et plus juste de sa propre spontanéité.

L'expérimentation en général et le recours à la suggestion en par-

ticulier complètent donc les autres procédés d'étude du dessin

enfantin, et notamment la méthode d'observation directe, qui est à

la fois la plus instructive et la plus appropriée à leur emploi, d'une

açon spécialement adaptée à l'état actuel de cette recherche scienti-

fique.

G.-H. LUQUET