Mad Max Fury Road

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Mad Max Fury Road

2015 : George Miller enfin reconnu pour ce qu'il est, c'est--dire un des trs, trs grands cinastes de ces 40 dernires annes ? Au vu de cet opus magnum et de son hallucinante profondeur tous points de vue, il serait temps. WITNESS THIS !

"Je ne sais pas avec quelles armes sera combattue la troisime guerre mondiale, mais la quatrime le sera avec des cailloux et des btons". Suivant la sentence dEinstein presque la lettre, le monde de laprs-boom nuclaire na apparemment plus rien voir avec le ntre, part quelques rares artefacts et lexacerbation extrme des comportements de sauvagerie inhrents l'humain en tat de pnurie. Des annes (des dcennies ?) plus tard, des poches dorganisation de la barbarie se sont constitues sur les trop maigres ressources encore exploitables: leau pure, la terre non contamine propre faire pousser les dernires graines, le ptrole restant, les tres humains sains aptes engendrer des enfants sans difformits... Ce qui reste dhumanit est non seulement en pril permanent, mais surtout perdu et prompt suivre les plus charismatiques pour se rfugier religieusement sous leur tutelle. Max Rockatanski, ancien policier hant par un trs lourd pass, est fait prisonnier au sein de la communaut dImmortan Joe, qui rgne coups de carotte et de bton sur quelques centaines de survivants, et une arme de fous furieux motoriss qui voient en lui un messie revenu dentre les morts. Joe dtient et organise les ressources d'une oasis trs hirarchise, qui n'hsite pas exploiter les tres humains pour leur sang ou leur lait. Bref, un capitalisme "de crise" o les monopoles vont aux plus implacables, qui n'hsitent pas s'entourer de psychopathes pour que les veaux continuent en ordre d'aller au pr : vieille antienne hlas universellement d'actualit (une journe de travail dans n'importe quel coupe-gorge corporate permet de s'en rendre compte). Donneur universel qu'on utilise pour perfuser les War Boys fatigus, Max se retrouvera au centre dune guerre dclenche contre le systme par l'imperator Furiosa, lieutenant mrite dImmortan Joe, lorsquelle enlve les favorites du potentat pour leur rendre libert et dignit, dans Terre Verte dont elle a le vague souvenir...

Au vu de ce pitch qui nexpose pourtant qu peine une bobine de mtrage, on balaie dj linanit des critiques entendues et l quant labsence de scnario du projet Fury Road. Comprendre : pas de scnarisation ostensible au sens tayloriste de l'poque. Ni division utilitaire des squences, ni tunnels de dialogue soi-disant indispensables au character building, ni surlignement systmatique de chaque lment narratif, ni simplification de l'univers pour le faire rentrer dans les rangs d'ognons des futures coupures publicitaires de l'exploitation tl. Il est d'ailleurs amusant que les films les plus "crits" de ces dernires annes, au point d'tre d'une fluidit et d'une vidence qu'on devrait enseigner en coles de cinma, se voient reprocher un prtendu manque de travail sur leur substance, par des gens qui ne parviennent pas les pitcher en moins d'une demi-page (remember Avatar, Gravity, Pacific Rim, Matrix et environ 40 autres ?). Pour info, hors histoires antrieures des personnages et storyboards, le script de Fury Road avoisinerait les 170 pages... Pour un film qui parvient poser ses personnages, son univers avec l'ensemble de son cosystme, ses lignes de forces et de pouvoirs, puis y imposer un retournement complet de paradigme, le tout en une bobine, le chiffre toutefois n'est gure surprenant. Mais c'est bien entendu le traitement de cette matire, sous une formes alliant la plus cinglante modernit la geste mdivale, qui surprendra le chaland.

Tout au long de sa carrire, George Miller sest montr rflchi et droutant, incompris tant de ses dtracteurs que de certains de ses zlateurs. En premier lieu, son projet de pur cinma se heurte invariablement aux attentes dune industrie sclrose par ses propres paresses structurelles, mais aussi aux rflexes de publics qui se sont habitus la radio filme qui constitue la part du lion des productions de lpoque. Autrement dit, ses boulets ne correspondent pas la taille de nos canons (canons parmi lesquels le choix de calibre se fait plus restreint chaque anne), avec les ractions de rejet nophobe quon peut en attendre... Et qui rappellent le petit enfant habitu aux knakis sous vide qui refuse mordicus du foie gras parce que cest "bizarre". Et en effet, le cinma de Miller est une bizarrerie en regard des mthodes (et des fins) du mdium filmique tel qu'il est pratiqu (ou en tous cas, telle qu'on versifie sa facture) en gnral notre poque. Et sa filmographie, enferme dans aucun autre genre que celui, disons, des exprimentations en iconisation et lisibilit cosmogonique, achve de perdre le passant distrait. Il ne faut pourtant pas confondre la varit des sujets qu'il aura traits pour de l'inconstance artistique, loin s'en faut.

A ce titre, Fury Road peut tre vu non comme un nouveau dpart, un retour aux sources (ou en grce) la manire par exemple de la folle filmo rcente d'un Friedkin, mais bien comme une uvre quintessentielle de son auteur, tant en termes de philosophie que de forme. C'est la cohrence des considrations de l'auteur sur la notion d'univers (terme ne pas prendre, on l'aura compris, au sens employ par les magazines de dcoration intrieure...), d'action et de personnages, qui frappe en premier lieu lors du visionnage de cette incroyable fresque. Autrement dit, le propos de Miller reste de crer du mythe et du signifiant sous forme de distillat, pas des artefacts inoffensifs ou de la nostalgie bon compte. Dans ce Fury Road, la manire dont le rcit passe non par la versification, mais par l'intrication des symboles et des lments eux-mmes, ramne directement celle dont Miller a fourbi ses armes sur les incroyablement matures Happy Feet et le second Babe ; c'est--dire qu'en allant dans la catgorie gnralement mprise du film "pour enfants" afin de trouver une formule d'implication du public qui s'affranchisse des prjugs et des conventions, Miller a pu affuter son art sur un projet poli pendant plus de 15 ans, au point que Mad Max 2, pourtant rfrence crasante, passe dsormais en comparaison pour un effort qui reste la surface de son sujet !

Oui, c'est ce point.

C'est au point qu'on rvalue la saga dans son ensemble (et notamment le problmatique Beyond Thunderdome) pour y voir une fresque la fois universelle dans l'implication des spectateurs et indite dans son projet, sa facture et son mariage du sculaire et du futuriste. C'est au point qu'on voit d'un autre il le reste de l'uvre de Miller comme tendant intgralement vers cette dbauche de sens et de dynamisme furieux : films personnels, travaux de commande, projets avorts, recycls ou maudits... En termes de discours, mais surtout de questionnement. Miller s'intresse surtout interroger le statut de l'individu dans ses dterminismes (par exemple la maladie du petit Lorenzo dans le beau film ponyme) ou face aux tourments qu'un univers implacable parce qu'indiffrent lui balancera au visage. En disciple d'Hippocrate (il a t mdecin), il s'interroge non seulement sur la notion de gurison chez l'humain (et en creux sur son intrt) mais aussi sur les couches mythiques profondes qui fondent celui-ci : ce qu'il considre important, sa facult survivre, ses tentatives pour transcender ces besoins, ses questionnements mtaphysiques. Autrement dit, il oppose une thique de la pense concrte, donc de l'action, au besoin dsespr de l'humain d'appliquer sa pulsion de ferveur n'importe quel prdateur se faisant passer pour un prophte.

Miller se consacre surtout, l'instar d'autres grands conteurs comme Miyazaki, Spielberg, Kubrick ou Tarkovski sur des modes diffrents, affranchir le propos narratif du cadre strict de l'histoire raconte, pour en tirer une forme de rcit "totalisant". Un rcit qui place au mme niveau ses composantes techniques, thmatiques et narratives sans aucune inhibition arbitraire. Cela demande mieux que de la virtuosit, cela demande un profond sens artistique et en ce sens, on comprendra mieux les dceptions quant au rendu temporel ou la caractrisation en retrait du rle-titre.

Car il faut bien en venir au film lui-mme, quoique son opulence appelle des analyses qui battent un peu la campagne. Et il est gargantuesque, si l'on nous passe la litote. Pour en revenir aux considrations qui prcdent, on recommandera, pour apprcier l'art consomm du narrateur, de voir Fury Road moins comme un film pique, avec ses suites linaires de squences, de personnages et de situations tanches les uns par rapport aux autres, que comme une tapisserie au sens mdival du terme. En effet d'un ct, les rfrents et citations implicites ou explicites de Fury Road puisent largement dans la culture classique et antique : enlvement des sabines, religion nordique, courses de chars, traverse des Alpes par Hannibal, ou encore tambours de guerre revisits (et de quelle manire!). De l'autre, la structure rappelle grandement une construction mdivale du rcit, qui voque grandement, par exemple, la tapisserie de Bayeux : l'ensemble de l'histoire conte peut tre apprhend comme un tout compact, embrassable d'un seul regard. Dans le mme mouvement, le droul du rcit, l'enchainement temporel d'vnements et l'articulation des lments, peut videmment tre visualis comme un vecteur allant de A B. Chaque approche profite de l'autre pour renforcer le tout, la porosit entre les lments du rcit permettant d'explorer l'univers dpeint de faon verticale (la suite d'vnements) et horizontale (les associations d'ides, le discours philosophique, le travail sur les archtypes ET la maestria technique) et ce au mme instant. C'est ainsi qu'au-del de l'merveillement que cause la dbauche cintique, les cascades sans CGI, de l'interprtation et des personnages hauts en couleur nomms en fonction de leurs actions ou de leur fonction (les lieutenants, le Doof Warrior et sa guitare lance-flammes), c'est la profondeur, la richesse et la cohrence de l'univers dpeint qui dteignent jusque sur les trois films prcdents.

En effet, la rptition, et mme la reprise de motifs et d'lments voire de fonctions de personnages d'un film l'autre, ne s'embarrasse pas d'une notion restreinte de continuit. Ainsi de l'interceptor V8, vhicule emblmatique de Max qu'on retrouve ici alors qu'il a t dtruit dans Road Warrior. Le fait qu'Immortan Joe sois jou par le mme acteur que Toe Cutter dans le premier Mad Max peut impliquer qu'il s'agit du mme personnage, mont en grade et s'tant trs bien accommod du cataclysme par sa capacit faire rgner une terreur religieuse chez les paums, qu'il soient bikers l'poque ou survivants aujourd'hui (l'insert d'yeux exorbits tir du premier film, au moment de la dernire collision, pourrait en tre l'indice). L'organisation hirarchique et topographique de son royaume rappelle, lui, le Barter Town du numro 3 (o le chef et ses possessions sont logs dans les hauteurs, l'abri de la plbe), o dj le pilote de l'autogyre du numro 2 rapparaissait sous une nouvelle identit mais avec le mme rle dans les vnements. Cela rappelle bien entendu le flou entretenu autour d'Hummungus dans ce mme Mad Max 2, qui pouvait ou pouvait ne pas tre Goose, l'ancien ami de Max mutil dans le premier rcit. Plutt que rcit, on devrait d'ailleurs parler de chants, tant la structure globale de l'histoire de Max, reproduite dans Fury Road en microcosme, reprend en effet les sagas mdivales et scandinaves telles que l'Edda : il est certes tentant d'voquer ce parallle au vu du systme de foi des War Boys, jeunes hommes condamns moyen terme par la maladie, qui rvent de hauts faits pour sjourner au Valhalla et renatre... Et on pourrait continuer longtemps ce jeu de piste qui n'oublie pas de crer ses propres signifiants, (ATTENTION SPOILER) comme cet homme qui apparat dans les expressionnistes flashes-back traumatiques de Max, puis est montr au milieu de la foule en liesse la fin du film (FIN DU SPOILER)...

Au sein de ce programme o le flux est plus signifiant que la lettre (voir l'agrable conomie de dialogues du film), le personnage de Max lui-mme pourrait dcevoir du fait de sa position en retrait dans le rcit. Or c'est prcisment le point d'achoppement du projet. En effet, si l'antagoniste est clairement identifi comme tel (Joe), le protagoniste n'est pas le rle-titre mais l'Imperator Furiosa, alter-ego de Max dont elle reprsente la fois la part de d'humanit et sa possibilit de se rdimer, mme si c'est via une croyance sujette caution (autrement dit : un espoir). Opposant l'intensit et l'intelligence de Charlize Theron la prsence animale de Tom Hardy, les deux personnages sont d'ailleurs constamment poss en regard l'un de l'autre, Miller insistant notamment sur la marque au fer rouge faite sur leurs nuques, le sigle de Joe se retrouvant aussi sur son volant elle et de faon stylise sur le masque dont Max aura tant de mal se dbarrasser. Cette caractrisation double culmine bien entendu dans le combat aux poings des deux personnages, modle de narration par l'image, le geste et le dcoupage, o chaque revirement impose sa marque sur la relation des belligrants. A ce propos, on ne dira jamais assez comme il est agrable d'avoir enfin un personnage fminin fort, positif, et qui ne tombe pas amoureuse du mle en prsence ! Qui n'est d'ailleurs pas le hros, puisqu'il reprend le statut de tmoin (la notion est d'ailleurs cruciale dans ce film), presque mme de juif errant, que Miller lui assigne depuis Mad Max 2. L'ensemble de la mise en scne, en jouant constamment sur le placement de Max dans l'action et donc sur son point de vue sur les vnements, s'emploie montrer Max moins comme acteur de l'action que comme greffier ou narrateur (il est le seul qui dispose de monologue en off). Son action est d'ailleurs assez marginale, sauf lorsqu'il dcide enfin d'aider Furiosa et la communaut matriarcale de l'autre ct du dsert, personnages magnifiques de vritables vieilles dames crdibles, c'est--dire sans concession, sachant apprcier la vie pour ce qu'elle est et se battre pour celle des autres.

De toutes les trajectoires des personnages, c'est peut-tre d'ailleurs celle de Nux qui confirme la grande maturit du propos de Miller : dans un monde o la seule transcendance est un dvoiement du religieux au service d'un potentat sanguinaire, mais o la beaut et le savoir sont vues comme des manifestations du divin, ce War Boy (parfait Nicolas Hoult) qui dcide d'aider la cause de Furiosa et des fiances ne passe pas outre sa foi en se retournant contre le systme qui l'instrumentalise : il la sublime, dans une squence climatique parmi les plus sauvagement belles qu'on a vues depuis longtemps.

Fury Road est un film-monde dont la pertinence procde de l'indit. On pourrait jouer longtemps au jeu des rfrents mais, finalement, le propos de Miller n'est pas l. A 70 ans, il n'a pas le temps de chercher les flicitations ou de s'appesantir sur ce qu'il sait dj, et qu'il nous dit en substance dans tous ses films, notamment son message cologiste. Il avance, et nous laisse le soin de le suivre en attrapant ce qu'on veut de la course - ou ce qu'on peut. En effet, c'est l'un des trs trs rares cinastes faire effectivement confiance son spectateur en lui laissant le soin de scruter lui-mme chaque plan, chaque information, chaque dflagration sensitive. Voir par exemple comme des donnes thmatiques essentielles comme la ferme lait humain, les cultures hydroponiques, ou les handicaps des proches de Joe, se voient montrs en coup de vent pour ne pas altrer le rythme. Car pour Miller qui considre le cinma comme de la musique visuelle, c'est le rythme qui est la vertu cardinale (qu'on se souvienne de la photo dans l'tui pistolet d'Hummungus).

A cet gard, Mad Max Fury Road est l'une de ces dates qui font avancer d'un bond le cinma dans son ensemble (le dernier faire a c'tait Cuaron...), au moins sur ses bases esthtiques et opratoires. Logistiquement, le film est fou. Par son criture (et notamment son montage), il est d'une puissance qu'il sera trs dur d'galer. Par son humanit sans mivrerie, son conomie de moyens narratif, c'est le blockbuster qu'on n'attendait plus pour nous rconcilier avec le film d'action. Et par film d'action, on parle ici simplement de film, l'objet mme d'une histoire tant la transformation du rel par refus du monde donn. On pourrait louanger pendant longtemps le film de George Miller, se rjouir de la reconnaissance dont il pourrait jouir l'occasion de ce spectacle sauvage et rflchi, mais ce serait bien futile en regard d'une exprience qui SE DOIT D'ETRE VECUE ET PARTAGEE EN SALLE. C'est du cinma pur et total (si ces mots ont un sens quelconque) au sens o le mdia, trop souvent ramen de la radio filme, a besoin de se trouver libr des arbitraires culturels pour redevenir une exprience se suffisant elle-mme. Le cinma, comme la musique, est avant tout une exprience sensorielle qui convoie du sens. Les grands savent faire de ces deux composantes des bombes de masse critique qui, en s'entrechoquant, provoquent cataclysmes dvastateurs et veils dors, vous emmnent plus haut et plus loin que vous-mme en vous ayant touch au cur puis la tte par les yeux et les oreilles.

Monsieur Miller, merci. Tous les autres, il va falloir plancher pour rattraper le septuagnaire.