26
Madagascar face à la criminalité multiforme Notes de l’Ifri Mars 2017 Mathieu PELLERIN Programme Afrique subsaharienne

Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

  • Upload
    others

  • View
    6

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme

Notes de l’Ifri

Mars 2017

Mathieu PELLERIN

Programme Afrique subsaharienne

Page 2: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

L’Ifri est, en France, le principal centre indépendant de recherche,

d’information et de débat sur les grandes questions internationales. Créé

en 1979 par Thierry de Montbrial, l’Ifri est une association reconnue

d’utilité publique (loi de 1901). Il n’est soumis à aucune tutelle

administrative, définit librement ses activités et publie régulièrement ses

travaux.

L’Ifri associe, au travers de ses études et de ses débats, dans une démarche

interdisciplinaire, décideurs politiques et experts à l’échelle internationale.

Avec son antenne de Bruxelles (Ifri-Bruxelles), l’Ifri s’impose comme un

des rares think tanks français à se positionner au cœur même du débat

européen.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la responsabilité de l’auteur.

ISBN : 978-2-36567-696-0

© Tous droits réservés, Ifri, 2017

Comment citer cette publication :

Mathieu Pellerin, « Madagascar face à la criminalité multiforme »,

Notes de l’Ifri, Ifri, mars 2017.

Ifri

27 rue de la Procession 75740 Paris Cedex 15 – FRANCE

Tél. : +33 (0)1 40 61 60 00 – Fax : +33 (0)1 40 61 60 60

E-mail : [email protected]

Ifri-Bruxelles

Rue Marie-Thérèse, 21 1000 – Bruxelles – BELGIQUE

Tél. : +32 (0)2 238 51 10 – Fax : +32 (0)2 238 51 15

E-mail : [email protected]

Site internet : Ifri.org

Page 3: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Auteur

Mathieu Pellerin est chercheur associé au sein du programme Afrique

subsaharienne de l’Ifri. Ses travaux de recherche portent depuis 2010 sur le

Sahel (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso), le Lac Tchad et Madagascar.

Il travaille depuis juin 2015 pour le Centre pour le Dialogue

Humanitaire (HD) comme conseiller spécial en charge du dialogue intra-

islamique. Il est également consultant international pour des organisations

publiques et privées (Banque mondiale, Union européenne, ONGs, etc.).

Il est également rédacteur en chef adjoint de la revue Sécurité & Stratégie.

Page 4: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Sommaire

INTRODUCTION .................................................................................................. 4

UN NOUVEAU PACTE ÉLITAIRE CONSTRUIT SUR DES BASES FRAGILES ....... 6

L’ÉTAT FACE AUX TRAFICS : DE L’IMPUISSANCE À LA COMPLAISANCE ......10

Panorama des trafics et de leur organisation .................................................... 10

Le cas du bois de rose ........................................................................................... 12

DU TRAFIC À LA VIOLENCE ARMÉE : LE CAS DES DAHALO ...........................17

CONCLUSION ....................................................................................................24

Page 5: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Introduction

Madagascar est-elle véritablement sortie de la crise entamée en 2009 ? Sur

un plan strictement formel, il est d’usage de considérer que l’élection

présidentielle1 de décembre 2013 a clôturé une séquence politique de

relative paralysie institutionnelle depuis le coup d’État de mars 2009 et

le régime de transition alors mis en place. Plus récemment, l’organisation

réussie du sommet de la Francophonie en novembre 20162 et le succès de

la conférence des bailleurs et investisseurs en décembre de la même année3

consacrent le retour de Madagascar sur la scène internationale. Pourtant,

une observation attentive de l’état du pays amène à questionner la

prolongation de la crise sous d’autres formes. Les difficultés économiques,

en dépit de quelques lueurs d’espoir4, et une opposition de plus en plus

vindicative (à l’Assemblée comme en dehors) en sont les signes les plus

visibles. L’identité même de cette opposition, largement construite autour

du parti de l’ancien président de la transition, Andry Rajoelina, montre que

la séquence politique ouverte en 2009 n’est pas encore clôturée et qu’elle

promet d’être sujette à une nouvelle crise lors du prochain scrutin

présidentiel de 2018. Mais l’héritage le plus lourd de la transition à gérer,

ainsi que nous l’avons montré en 20145, est sans doute la pénétration

toujours plus avancée d’une criminalité multiforme.

Qu’il s’agisse de la recrudescence de dahalo6 ou bien du

développement de trafics, cette criminalité n’est pas nouvelle dans le pays.

Chaque crise politique a pour corollaire un effritement des cadres

institutionnels en place, ce qui favorise le développement du banditisme et

de l’économie informelle, dont une partie tient aux trafics. Ainsi, chaque

épisode de crise à Madagascar a vu les cas de vols de zébus perpétrés par

des dahalo s’intensifier, avec en réaction le déploiement de forces de

1. « Hery Rajaonarimampianina remporte l’élection présidentielle », RFI, 3 janvier 2014.

2. « Sommet de la francophonie : un sommet plutôt positif pour Madagascar », RFI, 28 novembre

2016.

3. « Madagascar lève 6,4 milliards USD pour son développement », Afriqueinside, 2 décembre

2016.

4. A. Faujas, « Des lueurs d’espoir pour l’économie malgache », Jeune Afrique, 24 novembre 2016.

5. M. Pellerin, « Madagascar. Gérer l’héritage de la transition », Notes de l’Ifri, juillet 2014.

6. Littéralement « bandits », désigne des groupes de bandits notamment spécialisés dans le vol de

zébus.

Page 6: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

5

gendarmerie dans le cadre d’opérations planifiées7. De même, les

ressources naturelles font l’objet de trafics qui sont bien antérieurs à 2009.

Les pierres précieuses, notamment depuis le développement de la mine

d’Ilakaka au début des années 19908, ont toujours été exploitées par des

réseaux informels qui bénéficiaient de complicités au sein de

l’administration et du pouvoir en place pour développer leurs activités hors

de tout cadre formel. Ce n’est qu’au début des années 2000, sous

l’influence de la Banque mondiale notamment, qu’une timide tentative de

formalisation a été entreprise9. Ces ressources, au même titre que d’autres

(aide internationale, budget de l’État, entreprises publiques, titres fonciers,

etc.) font l’objet d’un accaparement par les différents « pactes élitaires »

qui se sont succédé depuis l’indépendance dans le pays. C’est sur ce modèle

que fonctionne l’économie politique de Madagascar.

7. Voir à ce sujet, Madagate, « Madagascar : Dahalo ou le phénomène cyclique de plus en plus

meurtrier », 6 septembre 2012.

8. Au sujet d’Ilakaka, voir R. Canavesio, Exploitation informelle des pierres précieuses et

développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à

Madagascar, université Michel de Montaigne - Bordeaux III, 2010.

9. Voir à ce sujet, Banque mondiale, Secteur minier : fiche de résultats sectorielle, 14 avril 2013,

www.banquemondiale.org.

Page 7: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Un nouveau pacte élitaire construit sur des bases fragiles

La régulation du politique à Madagascar s’opère en effet à travers la

construction de ces « pactes élitaires » construits entre acteurs politiques,

cadres de l’administration, opérateurs économiques, forces de sécurité,

voire parfois acteurs religieux10. C’est une condition de la stabilité politique

du pays par le maintien au pouvoir de ces réseaux interdépendants les uns

des autres11. Ainsi, certains postes au sein de l’administration

particulièrement convoités sont systématiquement offerts à des proches

des présidents de la République et servent de portes d’entrée privilégiées

pour les autres acteurs du système. La direction des Douanes (ainsi que ses

antennes régionales) sert ainsi à favoriser les opérateurs économiques du

« pacte élitaire », lesquels redistribuent aux autres acteurs12. La direction

des Mines et singulièrement celle de l’Office des mines nationales et des

industries stratégiques (OMNIS) est éminemment stratégique pour le

contrôle, entre autres, de l’octroi des licences. La direction des Impôts est

stratégique au sens où elle peut servir de levier de pression auprès

d’opérateurs économiques peu amènes avec le pouvoir en place. La

direction générale du port de Toamasina, par lequel transitent de

nombreux flux commerciaux, est également réputée stratégique13. Ces

quelques exemples sont loin d’épuiser la liste des postes stratégiques qui

permettent le bon fonctionnement de ces « pactes élitaires ». En d’autres

termes, la corruption, l’économie informelle (dont les trafics), et surtout le

trafic d’influence ont de tout temps existé dans le pays. Dès lors, il convient

de s’interroger sur ce qui a réellement changé depuis 2009.

L’une des hypothèses explicatives de la situation actuelle tient au fait

qu’en 2009, Andry Rajoelina était partiellement otage d’un groupe

d’acteurs au sein duquel il incarnait le leadership. L’enjeu n’est pas ici de

10. L’enquête ELIMAD identifie neuf sphères d’élites à Madagascar : le gouvernement,

l’institution publique, les élus, les partis politiques, les forces de sécurité, les réseaux

entrepreneuriaux, les Églises, la société civile et les organisations internationales. « Les élites à

Madagascar : un essai de sociographie », Présentation à l’IFM à Antananarivo, 5 janvier 2016.

11. M. Pellerin, « Madagascar. Gérer l’héritage de la transition », op. cit.

12. Entretien avec un opérateur économique, Antananarivo, mars 2013.

13. Ibid.

Page 8: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

7

revenir en détail sur le contexte qui avait conduit au coup d’État de

mars 2009, mais simplement de rappeler que l’entourage d’Andry

Rajoelina était non seulement extrêmement hétéroclite mais surtout

composé d’acteurs très puissants. Andry Rajoelina était alors fraîchement

catapulté à la mairie d’Antananarivo, dépourvu d’ancrage local et sans

aucune base élitaire derrière lui. Certains de ces acteurs ont même, dès

2007, décidé de l’appuyer pour qu’il prenne le contrôle de la mairie

d’Antananarivo14. Il s’est rapidement retrouvé prisonnier des puissants

acteurs qui l’ont fait roi, qu’il s’agisse de sous-officiers de l’armée qui ont

joué un rôle décisif dans la conduite du coup d’État, d’opérateurs

économiques qui ont financé son aventure, ou bien d’anciens politiciens

bien plus rompus que lui aux rouages de la vie politique et de l’économie

du pays.

La relative fragilité du pouvoir en place a dès lors été profitable à tous

ces puissants acteurs qui se sont retrouvés à des postes de pouvoir dont ils

ont su profiter. La situation tranche avec ce qui avait cours au temps du

président Ravalomanana. Derrière la dérive patrimonialiste qui

caractérisait sa gouvernance (autour de son entreprise Tiko)15, le système

qu’il avait mis en place se caractérisait par sa nature pyramidale. Il était

difficile, voire impossible, d’être un acteur économique significatif à

Madagascar sans appartenir au « pacte élitaire » qu’il avait mis en place,

créant de facto de nombreux mécontents. Tous ceux-là vont logiquement

basculer dans l’opposition et soutenir Andry Rajoelina16 dont ils profiteront

du manque d’autorité une fois devenu président de la transition pour se

« servir ». Le système devient alors davantage horizontal, différents types

d’activités informelles et de trafics se développent et coexistent sans

nécessairement remonter au plus haut niveau de l’État. Éprouvant le

besoin de constituer son propre « pacte élitaire », soucieux de consolider la

puissance de son régime naissant, le président de la transition ne pouvait et

ne souhaitait alors sans doute pas s’aliéner ces nouveaux acteurs17. Enfin,

dès les premières semaines de son régime, celui-ci a publiquement exprimé

le souhait de trouver des sources de financement alternatives à l’aide

internationale (dont dépend 70 % du budget de fonctionnement de l’État

malgache), faisant ici écho aux récentes déclarations de Jean-Pierre Laisoa,

baron du trafic de bois de rose : « Andry Rajoelina a déclaré lors de sa

visite à Brickaville que les recettes de vente de bois de rose avaient permis

14. Entretien avec un membre de ce groupe d’acteurs, Antananarivo, juillet 2009.

15. M. Pellerin, « Madagascar, un conflit d’entrepreneurs », Politique Africaine, mars 2009.

16. Ibid.

17. Entretien avec un directeur de cabinet ministériel, Antananarivo, janvier 2012.

Page 9: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

8

de faire tourner le pays pendant deux ans sans l’aide des bailleurs de fonds

étrangers18 ».

Les appétits personnels et revanchards, le manque d’autorité centrale,

le besoin urgent de nouvelles sources de financement ont donc contribué à

de nouveaux trafics ou à développer ceux qui préexistaient : trafic d’or, de

pierres précieuses et de bois précieux, vol de zébus surtout. C’est dans ce

contexte que s’est donc construite la transition en 2009, rendant

rapidement la situation incontrôlable si tant est que le président ait voulu

la contrôler. Il a, à l’époque, maintes fois évoqué auprès de la communauté

internationale ou à certains membres de son entourage, son incapacité à

contrôler les acteurs qui l’entouraient19.

La recentralisation du pouvoir va s’opérer au fil de la transition,

recentralisant en même temps le pilotage des réseaux de l’économie grise.

Une structuration de ces réseaux élitaires va s’opérer au travers d’acteurs

occupant alors d’importants postes. Ils vont constituer les principales

portes d’entrée pour opérer dans le pays, et ce dans tous les domaines,

légaux ou informels : Haja Resampa, Secrétaire général de la présidence ;

Mamy Ravatomanga, opérateur économique très influent ; Patrick Leloup,

conseiller du Président ; Mamy Ratovomalala, ministre des Mines. Toutes

les exportations de minerais devaient ainsi recevoir l’assentiment (et donc

probablement l’intéressement) de Patrick Leloup ou de Mamy

Ratovomalala20. Il en était de même des réseaux de vols de zébus et de bois

de rose qui remontaient également au niveau de ces acteurs21. Madagascar

est alors entrée dans une phase de « criminalisation de l’État », où l’État se

reconstruit sur un système où la frontière entre l’illicite et le licite devient

brouillée22.

La verticalité du système étant toutefois sans comparaison avec celle

qui avait cours à l’époque du président Ravalomanana, des acteurs de haut

rang (ministres, officiers supérieurs, opérateurs économiques) ont profité

du fait que les institutions étaient dévoyées de leurs missions originelles

pour s’engager à leur tour dans des activités informelles de moindre

importance. Durant toute la période de transition, qui s’acheva en

décembre 2013, les réseaux de l’économie souterraine ont indistinctement

enrichi les acteurs précités. Ils ont dans le même temps permis une

stabilisation de l’économie réelle (permettant de soutenir artificiellement

18. Interview de J.-P. Laisoa, Midi Madagasikara, 26 mai 2016.

19. Entretien avec un Ambassadeur en poste à Madagascar, Antananarivo, juin 2010.

20. Entretien avec un exportateur de chrome, Antananarivo, juin 2011.

21. Entretien avec un journaliste spécialisé sur le vol de zébus, Antananarivo, septembre 2014.

22. J.-F. Bayart, S. Ellis, B. Hibou, La Criminalisation de l’État en Afrique, Bruxelles, Complexe,

1997.

Page 10: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

9

une monnaie, l’Ariary, alors très dévalorisée) et la consolidation du

président de transition dont le souci était de préserver la fidélité de ceux

qui l’ont porté au pouvoir en leur concédant des parcelles de prérogatives.

À l’arrivée du président Hery Rajaonarimampianina, celui-ci se

retrouva dans une situation analogue à celle de son prédécesseur. Faute de

base électorale et de réseau élitaire, il éprouva nombre de difficultés à

construire son réseau élitaire du fait de la rupture consacrée avec Andry

Rajoelina fin 2013. Ce dernier, à la tête du MAPAR23, parvint à conserver

plusieurs acteurs du réseau élitaire construit du temps de la transition.

Tout en cherchant à absorber ces réseaux élitaires, le nouveau président

s’est efforcé de constituer son propre pacte, dont nous évoquions en 2014

le caractère syncrétique en dépit d’une surreprésentation d’individus

affiliés à l’ancien président Didier Ratsiraka24. Cette dernière tendance s’est

depuis confirmée, notamment avec la nomination du président du Sénat,

Honoré Rakotomanana, mais en parallèle d’une tentative d’enracinement

territorial du HVM25, le parti présidentiel. L’un des ressorts de cet

enracinement s’avère justement être le contrôle des réseaux économiques,

y compris ceux informels, pourvoyeurs de devises et donc d’une certaine

force de frappe électorale. Cela passe entre autres par un démantèlement

des figures de proue des anciens réseaux élitaires à l’instar de l’opérateur

économique Mamy Ravatomanga, qui fait l’objet depuis 2014 de mandats

d’arrêts et d’interdictions de sortie du territoire, indépendamment des

tracasseries administratives et fiscales que permet le contrôle des

institutions régaliennes. Ce démantèlement vise moins à casser l’entreprise

économique de l’opérateur en question qu’à en récupérer le contrôle. Pour

ce faire, le président a su convaincre son ancien bras droit, Mbola

Rajaonah, transitaire de Toamasina, de rejoindre le clan présidentiel

jusqu’à devenir l’un de ses principaux conseillers actuellement à la

présidence. Dans le cadre de cette consolidation du pouvoir en place,

il convient d’analyser le rôle que tiennent les trafics.

23. Miaraka Amin'i Presidà Andry Rajoelina, plateforme réunissant les supporters d’Andry

Rajoelina.

24. M. Pellerin, « Madagascar. Gérer l’héritage de la transition », op. cit.

25. Le nom intégral du parti est : Hery Vaovao ho an'i Madagasikara.

Page 11: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

L’État face aux trafics : de l’impuissance à la complaisance

Panorama des trafics et de leur organisation

Les trafics portent désormais sur tout ou presque dans le pays : ressources

naturelles (bois précieux, minerais), espèces protégées (tortues,

hippocampes, lémuriens, caméléons, flore endémique) ou non (zébus,

crabes, vanille), produits illicites (armes, drogues) font l’objet de trafics

plus ou moins organisés. Certains, comme le trafic de cloches d’église ou

d’ossements humains, sont très largement sauvages et traduisent l’état

d’effondrement de valeurs traditionnelles malgaches, ici le culte des

ancêtres et la religion chrétienne. D’autres sont organisés à l’échelle locale

ou régionale, à l’instar de certains trafics d’espèces protégées, d’armes ou

de drogue, non sans bénéficier de protections établies dans l’appareil

administratif ou sécuritaire de la capitale. Enfin, les trafics de minerais, de

bois précieux et de certaines espèces protégées ou non (zébus notamment)

sont ceux qui constituent l’enjeu financier le plus considérable, et, dès lors,

qui attirent les réseaux les plus puissants au niveau national. Ils disposent

du niveau d’organisation le plus avancé, avec des ramifications qui vont des

pouvoirs locaux (maires, députés) au cœur de l’appareil étatique national,

et ce, jusqu’au plus haut niveau de l’État26. Le trafic de cannabis est

susceptible d’être rangé dans cette catégorie également. Il convient ici de

noter que ce dernier trafic connaît une croissance exponentielle. Fin

juin 2016, par exemple, deux tonnes de cannabis ont été saisies à Ambanja,

dans une aire protégée. Selon les informations communiquées par les

forces de sécurité, il s’agirait d’un point de production qui alimenterait le

marché sous-régional (Comores, Djibouti, Mayotte)27. L’ensemble de ces

trafics ont fait l’objet d’une couverture médiatique locale ou internationale.

Si ces trafics n’ont à ce jour jamais été quantifiés, leur ampleur ne fait

guère de doute.

26. Entretien avec un officier malgache, Antananarivo, septembre 2014.

27. « Trafic de drogue à Ambanja – Deux tonnes de cannabis découvertes », L’express de

Madagascar, 20 juin 2016.

Page 12: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

11

Les trafics, selon leur nature et leur ampleur, ne remontent pas

nécessairement jusqu’aux plus hauts niveaux de l’État. Le délitement

susmentionné des institutions, le manque d’emprise territoriale de l’État

central sur tout le territoire a abouti au développement de nouvelles filières

organisées avec l’approbation « d’acteurs d’influence » qui, là encore, n’ont

guère besoin de siéger officiellement à la présidence ou à la primature.

Mentionnons d’emblée que ce trafic d’influence est très généralisé dans le

pays, tout service administratif pouvant être monnayé28. Les mêmes

pratiques prévalent dans l’organisation des grands trafics dans le pays.

À l’origine, un opérateur malgache ou étranger – souvent ressortissant

chinois mais pas exclusivement – identifie une « opportunité d’affaires » et

s’attache alors les services d’un acteur du système (le « pacte élitaire ») qui

jouera le rôle de courtier, valorisant ici un titre de conseiller à la primature

ou de conseiller à la présidence, mais rémunéré pour ces services privés.

Aucun recensement du nombre de conseillers de cet ordre n’existe, mais il

s’approcherait selon plusieurs sources du millier29. Selon le secteur

d’activité, le niveau d’intervention du courtier remontera plus ou moins

haut dans l’appareil étatique.

Au niveau le plus bas, on retrouvera ainsi beaucoup d’opérateurs

chinois impliqués dans les différents trafics d’espèces naturelles. Pour la

plupart de ces trafics, d’ampleur modeste et organisés à l’échelle d’une

localité ou d’une région, les services de sécurité ne restent pas inactifs. Des

saisies d’espèces naturelles sont souvent opérées, de même que des saisies

d’or à l’aéroport, la limite tenant ici à la défaillance de la chaîne pénale

puisque les trafiquants arrêtés sont régulièrement libérés faute de moyens

de collecte des preuves ou par simple corruption.

Pour d’autres secteurs, davantage stratégiques, les courtiers ne sont

pas de simples membres du pacte élitaire. Ils appartiennent au premier

cercle du pouvoir, ce qui leur permet d’accéder aux plus hautes strates de

l’appareil étatique. Ils ont ainsi la possibilité de contourner les

administrations de l’État pour s’arroger des prérogatives. Les secteurs de la

pêche (licences de pêche, exportation de crabes), du bois de rose ou des

mines sont ici concernés. Dans ce dernier domaine, on peut ici citer le cas

d’une concession minière accordée « sur un bout de papier en lettres

manuscrites » à une entreprise indienne sans que le ministre des Mines de

l’époque n’ait été informé30. Il peut également être mentionné le cas d’un

opérateur minier asiatique amené par l’un de ces courtiers jusqu’à un

28. Entretien avec un acteur politique malgache, juillet 2016.

29. Entretien avec un courtier du système, Antananarivo, juillet 2016.

30. Entretien avec le ministre concerné, Antananarivo, mars 2014.

Page 13: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

12

bureau de la présidence31 pour se voir expliquer les droits d’opérer officieux

desquels il devra s’acquitter.

Dans le domaine des ressources halieutiques, un ancien ministre,

nommé sénateur par le président il y a moins d’un an32, a également été

accusé par la presse de trafic d’influence lorsqu’il exerçait à la tête du

ministère de la Pêche. Alors que le ministre de la Pêche avait mis en place

des périodes annuelles d’interdiction de pêche de crabes afin de protéger

les mangroves surexploitées, celui-ci accordait dans le même temps des

autorisations spéciales à des opérateurs chinois, aboutissant à des plaintes

déposées auprès du Bureau indépendant anticorruption (BIANCO33). Plus

récemment, un ancien ministre de l’Élevage, Jean De Dieu Maharante,

dont le nom avait été souvent mentionné dans les dossiers touchant à la

filière zébu, a été mis en cause dans une affaire de trafic de cannabis. Son

véhicule (sur lequel figurait la cocarde) fut intercepté avec 131 sacs de

cannabis. L’assistant parlementaire d’un député de Toliara, membre du

MAPAR (mais rallié au HVM), qui est le neveu du ministre concerné, a été

arrêté dans le cadre de cette affaire. L’entourage du ministre n’a eu de cesse

de clamer qu’il n’était guère au courant de l’agissement de ses proches,

mais cette affaire sulfureuse ne fait qu’augmenter les soupçons contre ledit

ministre.

Le cas du bois de rose

L’exemple de la filière du bois de rose mérite ici d’être développé. Elle fut

établie à partir des exportateurs de la côte est, et ce bien avant 2009

certains d’entre eux ayant opéré légalement au temps de

Marc Ravalomanana. En effet, ce dernier avait délivré une autorisation

ponctuelle d’exportation du bois de rose coupé en 2004, consécutivement

à un cyclone qui avait déraciné plusieurs centaines d’arbres. Certains

opérateurs ont alors contourné la fin d’autorisation pour mettre en place

des filières d’exportation illégales34. Une étude de 2013 recense à 109,

le nombre d’opérateurs du bois de rose dans la région Sava, contre

seulement 13 en 200935. Depuis 2009 les courtiers impliqués auprès des

exportateurs ont facilité l’expédition massive du bois précieux qui

31. Entretien avec un acteur politique malgache, Antananarivo, juillet 2016.

32. Présidence de la République malgache, Décret n° 2016-067 du 1er février 2016,

www.presidence.gov.mg.

33. « Corruption : un ancien ministre dénoncé par des opérateurs », La Gazette, 4 mai 2016,

www.africanewshub.com.

34. « Rapport d’enquête sur le commerce mondial des bois précieux malgaches : bois de rose,

ébène et palissandre », Global Witness, octobre 2010.

35. H. Randriamalala, « Étude de la sociologie des exploitants de bois de rose malgaches »,

Madagascar Conservation and Development, Vol. 8, n° 1, 2013.

Page 14: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

13

nécessite, de par son ampleur, des autorisations en bonnes et dues formes

délivrées au niveau de la présidence et de la primature36. Il ne fait guère de

doute que les services de sécurité se sont montrés très largement

impuissants à endiguer ces réseaux criminels, non par manque de

connaissance des réseaux, ni par incapacité opérationnelle, mais a priori

davantage par crainte de toucher à des réseaux puissants. À titre de preuve,

la lettre adressée au président de la République en date du 8 avril 2014 par

le président du Comité sur le bois précieux, Jean-Omer Beriziky, ancien

Premier ministre, est édifiante37 : mandat d’amené resté sans suite contre

un important opérateur de bois de rose ; convocations du procureur non

respectées ; non-citation à comparaître d’opérateurs de bois de rose,

preuve d’implication du procureur d’Antalaha dans le trafic de bois de

rose ; absence de procédure engagée contre des acteurs notoirement

impliqués. Ces constats dressés par une très haute personnalité alors en

charge de la lutte contre le bois de rose mettent à jour l’impunité qui

prévaut dans le pays. S’ils mettent a priori surtout en cause des magistrats,

cela n’exonère aucunement les hauts dirigeants du pays d’une

responsabilité dans cette impunité.

Si la maîtrise des ports est essentielle à l’acheminement des objets

trafiqués, les filières d’exportation ne sont pas entièrement contrôlées

depuis Antananarivo. Au contraire, elles seraient largement autonomes,

permettant à des opérateurs côtiers de basculer dans « l’informalité » et de

s’enrichir jusqu’à devenir intouchables, jouissant d’une capacité de

redistribution locale qui les protège. L’affaire Bekasy a mis cela en lumière.

Ce conseiller technique du ministre de la Sécurité publique a été arrêté en

2015 pour son implication présumée dans l’exportation de bois précieux38.

Celui-ci avait alors bénéficié du soutien des notables du nord, dont

Benjamin Vaovao, qui avait publiquement dénoncé le fait que les

opérateurs économiques des régions côtières étaient les seuls visés par la

justice alors que selon lui « les vrais nababs de ces trafics, originaires des

Hautes terres, ne sont nullement inquiétés39 ». Dans un contexte de

tensions latentes entre hautes terres et régions côtières, et de tentative de

consolidation du pouvoir du HVM, il est permis de croire que porter

atteinte à ces réseaux côtiers s’avère politiquement risqué, expliquant pour

36. Voir par exemple la défense de Jean-Pierre Laisoa qui soutient avoir bénéficié de toutes les

autorisations requises. « Blanchiment de capitaux - La femme du député Jaovato convoquée par la

chaîne pénale », Midi Madaasikara, 17 septembre 2016.

37. La lettre en question est consultable à l’adresse suivante : jeannotramambazafy.overblog.com.

38. « Trafic de bois de rose : Bekasy, conseiller du ministre de la Sécurité publique, devant la

chaîne pénale ce jour », Midi Madagasikara, 24 septembre 2015.

39. « Affaires Bekasy – Joseph Yoland – Mektoub - Des bombes à retardement ! », La Vérité,

20 octobre 2015.

Page 15: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

14

partie l’absence de condamnation de « barons » de ces trafics. Dans

le cadre de l’affaire Bekasy en tout cas, sa libération aurait été ordonnée

par un conseiller de la présidence40. En tout et pour tout, au cours des dix

dernières années, six condamnations relatives aux 40 infractions sur

le commerce de bois de rose constatées à Madagascar ont été prononcées.

Les peines d'emprisonnement prononcées n'ont pas excédé deux ans,

tandis que le total des amendes est estimé à 440 280 dollars41.

Conformément au fonctionnement du pacte élitaire tel que décrit dans

la première partie, le régime au pouvoir trouverait en outre un plus grand

intérêt à coopter des acteurs de l’économie grise plutôt que de les traduire

en justice. Dans le contexte de très forte polarisation entre les forces

politiques en concurrence pour le contrôle du pouvoir à Madagascar,

singulièrement à l’approche du scrutin du 2018, contrôler les têtes de

réseau est non seulement un moyen d’empêcher l’opposition de se financer

mais aussi peut-être de renforcer son emprise électorale sur l’ensemble du

territoire. Ce n’est ainsi sans doute pas le fruit du hasard si plusieurs têtes

de réseau dans le pays, notamment impliquées dans les trafics de bois de

rose et de zébus, sont des députés membres du HVM. Le seul cas

suffisamment public pour être mentionné est celui de Jean-Pierre Laisoa,

mais d’autres d’acteurs du même profil sont également membres du parti

au pouvoir. Le cas du député d’Ankozoabo sud, Mara Niarisy, est

extrêmement révélateur. Ayant la réputation de « parrainer » un réseau de

voleurs de zébus, il fut inquiété par la justice malgache pour trafics de

zébus et d’armes fin 2015 après que les forces de sécurité aient trouvé chez

lui des fusils de chasse et près de 360 zébus volés. Inquiété par la justice

alors qu’il était partisan du MMM (Malagasy Miara Miainga) et farouche

opposant au président, il sera finalement acquitté et défend désormais les

couleurs du parti au pouvoir, le HVM. Un autre député d’une région très

touchée par le vol de zébus a obtenu de la capitale que le lieutenant de

gendarmerie en place dans sa région soit remplacé à la suite de plusieurs

opérations anti-dahalo nuisant à ses intérêts. Ce député, élu en tant

qu’indépendant, est lui aussi rallié au HVM. Reste à savoir si cette

cooptation dissimule des financements de partis politiques, voire des

implications de personnalités haut placées dans ces filières de trafic.

Toujours est-il que la couverture politique dont jouissent ces acteurs locaux

neutralise très largement l’effectivité de la lutte contre la criminalité

organisée portée par le régime en place. De même, l’appartenance au

« réseau élitaire » du président actuel, d’individus mis en cause dans le

40. Entretien avec un acteur politique, Antananarivo, juillet 2016.

41. L. Caramel, « Trafic de bois de rose : ultime avertissement pour Madagascar », Le Monde,

26 septembre 2016, www.lemonde.fr.

Page 16: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

15

trafic de bois de rose met le régime actuel face à ses contradictions. Dans la

liste des présumés trafiquants de bois de rose remise par Omer Beriziky au

président de la République en 2014, figureraient selon La Lettre de l’Océan

Indien plusieurs acteurs proches du régime actuel tels que Lucky Nazaraly,

père de l’opérateur économique Éric Nazaraly, et Narson Rafidimanana,

ministre de la présidence chargé des projets présidentiels et de

l’aménagement du territoire42. À la veille des élections municipales de

2015, Omer Beriziky avait publiquement mis en cause trois têtes de liste du

HVM dans la région Antsiranana pour leur implication dans les

exportations de bois de rose43.

Le régime malgache se trouve aujourd’hui écartelé entre son souci de

recouvrer sa respectabilité internationale – avec les financements que cela

suppose – et son besoin légitime de consolider son assise politique, qui

passe des stratégies de composition voire de cooptation de ces importants

opérateurs. Le cas du bois de rose saisi à Singapour et qui a fait l’objet

d’une couverture médiatique internationale traduit l’embarras du pouvoir

en place. En mars 2014, 3 372 tonnes de bois de rose malgache (soit une

valeur de 44,5 millions USD) appartenant à un opérateur chinois sont

saisies à Singapour. Le ministre de l’Environnement de l’époque indique

alors que les documents d’exportation sont légaux, blanchissant de fait

l’exportateur chinois. En début d’année, le nouveau Premier ministre

Jean Ravelonarivo revient sur la position du ministre de l’époque en

février 2016, affirmant que la transaction violait les règles de la CITES

(Convention on International Trade in Endangered Species of Wild Fauna

and Flora) et les lois nationales et invitant le tribunal singapourien « à

utiliser sa lettre […] pour défendre les intérêts de Madagascar ». Envoyée

trop tardivement, cette lettre n’a pas pu être utilisée pour condamner la

société exportatrice et depuis, le gouvernement a obstinément refusé d’être

témoin au procès afin de confirmer l’illégalité de cette exportation. Cette

attitude laisse supposer que le gouvernement malgache ne fait rien pour

redorer son blason auprès de la communauté internationale ni pour

donner l’exemple localement. Selon une personnalité proche du régime, si

le gouvernement malgache se montre si prudent dans cette affaire, c’est

qu’il protège des personnes très haut placées et directement impliquées44.

Madagascar est sous surveillance accrue de la CITES depuis trois ans,

l’organisation ayant déjà prononcé un « embargo » sur le bois de rose, resté

inappliqué. Afin d’éviter cette fois une « suspension de commerce »,

42. « Bois de rose : l’éternelle épine dans le pied du Président », Lettre de l’Océan Indien, n° 1436,

14 octobre 2016.

43. « Omer Beriziky : des candidats HVM dans la liste des trafiquants de bois de rose », Midi

Madagasikara, 27 novembre 2015.

44. Entretien, Antananarivo, 26 juillet 2016.

Page 17: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

16

les autorités malgaches ont tenté de faire bonne figure, menant une grande

opération contre 22 opérateurs et facilitateurs de bois de rose trois jours

seulement avant le sommet de la CITES le 27 septembre, et promettant de

témoigner au procès à Singapour. Ces promesses ne semblent toutefois pas

leurrer les observateurs proches du dossier.

La bonne volonté des autorités malgaches est ici mise en cause et,

derrière la protection ou la complicité avec des réseaux criminels, la

question qui se pose est celle de son engagement à renforcer les moyens de

l’État en matière de justice et de lutte contre la corruption. Le traitement

du dossier des « pôles anti-corruption » (PAC) invite ici à douter de la

bonne foi des autorités. Ces pôles ont été âprement soutenus par la

communauté internationale, dont le PNUD et les États-Unis, afin de

suppléer aux difficultés d’une chaîne anti-corruption régulièrement

soupçonnée d’être sous contrôle du pouvoir. Le BIANCO lui-même s’est

déjà fait l’écho de ce manque d’indépendance, expliquant en grande partie

les difficultés à faire condamner bandits et criminels en col blanc. Or, ce

projet, qui a fait l’objet d’une consultation des différents services impliqués

(BIANCO45, SAMIFIN46, CIS47, ministère de la Justice), a été concurrencé

par un autre projet porté par la présidence, celui de la création d’une

« Cour Spéciale » dont les membres seraient nommés par le président de la

Cour Suprême, dont l’indépendance est ouvertement mise en doute.

45. Bureau Indépendant Anti-Corruption.

46. Service de Renseignements Financiers.

47. Central Intelligence Service.

Page 18: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Du trafic à la violence armée : le cas des dahalo

Outre les conséquences économiques et politiques de cette criminalité

organisée, elle aboutit, pour les trafics les plus sensibles, à la constitution

de groupes armés et à la montée de la violence dans la société malgache.

Madagascar est en effet en proie à une milicianisation croissante, déjà

observée48 en 2014 dont les acteurs sont bien souvent les forces de sécurité

elles-mêmes, mais également des civils. L’implication d’éléments des forces

de sécurité dans la criminalité ou dans la formation de groupes miliciens

n’est plus à démontrer. Elle illustre l’effondrement des cadres

institutionnels et le fait que nombre d’éléments des forces de sécurité

détournent leur mission de service public pour vendre leurs services à des

acteurs criminels. La participation de forces de sécurité à des enlèvements

ou à la location d’armes de service à des bandes armées est légion. Le

23 septembre 2016, dans la région de Toamasina, un gendarme fut

désarmé et lynché par la foule près de Foulpointe pour avoir braqué une

épicerie. Il fut remis à la compagnie de gendarmerie de Tamatave le

lendemain49. Au mois de juillet dernier, le garde du corps d’un ministre fut

arrêté pour être mêlé à une série d’enlèvements50. Un récent fait témoigne

de l’acuité de la question de la location d’armes de la part des forces de

sécurité. Le 7 septembre, un gendarme, garde du corps d’un sénateur, a été

arrêté en flagrant délit de vente de son arme de service par les policiers de

l’Unité d’intervention rapide (UIR) de la police. Trois autres de ses

collègues ont été placés en détention quelques jours plus tard. Loin d’être

anecdotique, ces cas surviennent très régulièrement dans le pays. Cette

tendance à la milicianisation des forces de sécurité se lit à l’aune de

l’événement survenu le 8 août dernier, lorsque des policiers ont encerclé le

Palais de Justice et menacé des plaignants après l’inculpation d’un membre

du Service central antigang soupçonné de participer à une attaque à main

armée. L’implication de ces forces régaliennes ne se limite pas simplement

à la location d’armes mais irait jusqu’à la participation directe à des

opérations criminelles. Plusieurs noms circulent régulièrement pour leur

48. M. Pellerin, « Madagascar. Gérer l’héritage de la transition », op. cit.

49. « Gendarme bandit », L’Express de Madagascar, 23 septembre 2016.

50. S. Andriamarohasina, « Kidnapping – Un garde de corps de ministre arrêté », L’Express de

Madagascar, 22 juillet 2016.

Page 19: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

18

participation à des filières d’enlèvements – le « kidnap for ransom »

d’opérateurs indiens (ou de leurs enfants) étant une industrie en pleine

expansion très prolifique à Madagascar51. Des cas d’implication d’éléments

de la gendarmerie dans l’escorte de cargaison de drogue ont également été

évoqués, de même que la collaboration de certains éléments avec des

dahalo52. Si la gendarmerie est la plus soupçonnée d’être minée par cette

dérive criminelle, de l’aveu même d’un de ses plus influents

représentants53, fort heureusement ces cas ne doivent pas occulter les

opérations menées par la gendarmerie contre différents types de trafics,

dont le trafic de cannabis54, et contre les dahalo.

Le cas des dahalo traduit plus qu’aucun autre, l’évolution de la

criminalité économique (le vol de zébus) vers la violence. Ce phénomène,

dont nous avions déjà évoqué les principales dynamiques55, ne connaît

aucune décroissance à cause d’une quasi-indifférence générale. Selon le

secrétaire d’État à la gendarmerie, le général Paza, 2 000 attaques ont été

recensées entre 2011 et 2016, soit plus d’une attaque par jour56. Le nombre

de morts se chiffre en milliers.

Rappelons effectivement que le vol de zébus est le moteur du

phénomène dahalo, et qu’il ne doit pas occulter l’existence d’autres filières

de vols, tenus notamment par des étrangers, et qui portent sur des porcs ou

sur des moutons. Les grandes filières d’exportation de viandes sont

connues et établies : les zébus sur pieds sont vendus aux Comores depuis

Vohemar, Toamasina ou encore Mahajanga. La viande congelée est quant à

elle vendue en Chine après avoir été découpée dans les abattoirs chinois.

Ceux-ci constituent le moteur des vols de zébus, car ils permettent de

soutenir la demande extérieure, principalement asiatique. Les abattoirs

chinois, implantés légalement avec des agréments délivrés par le ministère

de l’Élevage, réceptionnent en effet énormément de zébus volés. Ils servent

tout autant à « blanchir » ces zébus via une falsification de la comptabilité

de ces abattoirs : 10 % seulement des zébus abattus sont effectivement

déclarés, les 90 % restant étant volés57. Plusieurs abattoirs auraient été

fermés en 2016. Plusieurs interlocuteurs rencontrés ont témoigné avoir

aperçu, notamment dans la région de Toliara, de présumés éleveurs

51. Entretien avec un militaire occupant un poste à responsabilité, Antananarivo, juillet 2016.

52. Entretien avec un Colonel de l’armée malgache, Antananarivo, juillet 2016.

53. Entretien avec un Général de la gendarmerie, Antananarivo, juillet 2016.

54. À titre d’illustration, la saisie des deux tonnes de cannabis à Ambanja en juin 2016 fut l’œuvre

des forces de gendarmerie.

55. M. Pellerin, « Madagascar. Gérer l’héritage de la transition », op. cit.

56. « Lutte contre l’insécurité : l’Usad, officiellement active à Mahabo », Les Nouvelles, 20 juin

2016.

57. Entretien avec un observateur des vols de zébus à Madagascar, Antananarivo, juillet 2016 .

Page 20: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

19

accompagnés de troupeaux de zébus se diriger vers l’abattoir chinois de la

région. Armés, il s’agissait plutôt vraisemblablement de dahalo. L’ancien

ministre Anthelme Ramparany a suspendu les agréments, désormais

délivrés au compte-gouttes. Les méthodes de blanchiment varient d’une

région à l’autre. Selon une source originaire du sud du pays, à Iakora, les

zébus volés seraient entreposés pendant six mois dans une réserve

naturelle (Ikalabatsitra) avant de bénéficier de nouveaux papiers (carnets

d’identité et de vaccination).

Trois solutions ont à ce stade été privilégiées, dont il est à craindre

pour chacune qu’elles n’accentuent le problème dès lors que l’État

malgache manquerait de fermeté pour leur application effective.

Sur le plan strictement militaire, les différentes opérations lancées

jusqu’ici n’ont guère permis d’endiguer une menace extrêmement diffuse,

les dahalo étant étroitement mêlés à la population58. La mise en place de

l’Unité spéciale anti-dahalo (USAD) à Mahabo (district de Betroka) est la

dernière innovation en date. Cette unité d’élite de la gendarmerie nationale

créée spécialement en réponse au vol de zébus, compte un véhicule blindé

et devrait disposer à terme de deux drones et d’un hélicoptère. Ces traques

très difficiles à mener pour des forces généralement peu aguerries auraient

surtout été accompagnées d’exactions. Un rapport d’Amnesty International

dénonce en particulier les exactions commises par l’armée dans le cadre de

l’opération « Fahalemana 2015 », sans qu’aucune enquête n’ait été menée

jusqu’ici59. Ces exactions et l’impunité associée renforcent l’impopularité

des forces de sécurité engagées dans la lutte contre les dahalo et

nourrissent la dimension politique du phénomène, ainsi que le soutient par

exemple Henri Rasamoelina60. La question de la mutation politique du

phénomène reste posée, ainsi que l’a questionné le cadre du parti politique

TIM (Tiako i Madagasikara), le député Guy Rivo Randrianarisoa : « Au

rythme actuel, les dahalo iront jusqu’à demander l’indépendance du sud de

Madagascar.61 » Plusieurs attaques de dahalo ont effectivement pris une

dimension politique, notamment lorsqu’elles ciblent des représentants de

l’administration. Ainsi, fin avril, le directeur de l’administration générale

du territoire (DAGT) de la région Melaky fut tué par deux dahalo lors d’une

embuscade. Les affrontements survenus à Ankazoabo sud ont également

une coloration davantage politique, les forces de la gendarmerie envoyées

par Antananarivo en renfort ayant été prises dans une embuscade

58. Entretien avec une journaliste basée à Fort Dauphin, août 2015.

59. Rapport annuel, Madagascar 2015/2016, Amnesty International, www.amnesty.org.

60. H. Rasamoelina, « La solution est politique », Newsmada, 7 septembre 2015.

61. G. F. Ranaivoson « Lutte contre les dahalo – L’État remet à jour la tolérance zéro », L’Express

de Madagascar, 24 juin 2016.

Page 21: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

20

meurtrière tendue par des dahalo jouissant manifestement d’appuis au

sein de la gendarmerie locale62.

L’autre solution privilégiée par l’État est celle de l’amnistie de dahalo

repentis, les « dahalo miova fo ». Au travers de cérémonies officielles,

plusieurs milliers de dahalo ont été ainsi amnistiés depuis 2013. 4 000

furent annoncés à Amboasary, 2 000 à Miandrivazo (Menabe) et 2 000 à

Sakaraha en 2014 pour les plus importantes vagues d’amnistie, mais ce

processus a fait des émules dans la plupart des régions. L’ancien Premier

ministre, Roger Kolo, originaire du sud, est présenté comme l’acteur de ces

processus qui visent à utiliser ces dahalo dans la protection des villages et

des routes en accord avec le Fokonolona63. Il ne fait guère de doute que ces

réintégrations produisent des effets concrets en termes de sécurité, les

anciens dahalo étant évidemment plus à même de débusquer leurs anciens

compagnons d’armes que les forces de sécurité. Certains cas de repentance,

plus anciens, ont produit des résultats réels, à l’instar du Dina Melaky64

dirigé par un célèbre dahalo repenti et reconverti pour la protection des

populations du nom de Fohara. Ce processus s’inscrit dans une logique

séquentielle, se basant à court terme sur la distribution de vivres, à moyen

terme sur la délivrance de services sociaux de base (construction d’écoles,

de centres de santé) et à plus long terme, sur l’élaboration de plans

communaux de développement. Reste qu’au regard du manque de

planification de l’État malgache, des difficultés budgétaires rencontrées par

les autorités et du très haut niveau de corruption des institutions, il est

difficile d’imaginer qu’une telle stratégie puisse être mise en œuvre dans la

durée. Sans compter que le Premier ministre qui a porté ce projet n’exerce

plus aucune fonction à l’heure actuelle. Celui-ci avait eu le mérite de

rappeler que derrière les dahalo se cachent des individus motivés par le

souci d’une amélioration de leurs conditions socioéconomiques. Par

conséquent, la communauté internationale, qui réfléchit à l’heure actuelle

aux moyens les plus utiles de dépenser ses budgets dans le pays, à l’instar

du Peace Building Fund des Nations unies, serait bien avisée de concentrer

ses efforts sur la consolidation de ces processus de repentance. Faute de

respect des engagements vers ces repentis, le danger est en effet de créer

des frustrations et de les encourager à basculer à nouveau dans le

banditisme.

62. Entretien avec un officier malgache, Antananarivo, juillet 2016.

63. Le Fokonolona est une communauté villageoise réunie sur un territoire déterminé.

64. Dina appliqué à la région Melaky.

Page 22: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

21

La dernière solution envisagée, qui se renforce grâce aux repentances,

est celle des Dina65 ou Dinabe. Cela a été et demeure considéré comme la

solution privilégiée pour faire face au dahalo66, en premier lieu parce

qu’elle est prévue et encadrée légalement mais également parce qu’elle

permet à des forces de sécurité aux moyens limités de déléguer la sécurité à

des acteurs civils locaux. Il ne convient pas ici de refaire l’histoire des Dina,

déjà documentée, mais il est utile de rappeler que cette solution est

éprouvée et renouvelée à chaque épisode de crise à Madagascar, chacun se

traduisant par un développement du phénomène dahalo. Depuis 2009, de

nombreuses régions ont conclu des Dina, en vertu desquels les populations

civiles sont habilitées à s’armer pour se défendre. Dans la zone la plus

touchée par les dahalo, Betroka, le « Dinan’ny Zanak’i Mangoky67 » fut

validé par le tribunal en 2015, permettant aux milices équipées de

2 000 fusils de se défendre contre les dahalo. Loin d’être basé sur le

volontariat, les Dina obligent les hommes en âge de combattre à se

mobiliser. Les réfractaires risquent le bannissement des communautés.

Officiellement, les Fokonolona ne peuvent eux-mêmes se faire vengeance

et ont pour mission d’épauler les forces de gendarmerie, y compris de leur

remettre les dahalo arrêtés. La réalité est malheureusement différente.

La formation des Dina, aussi utile soit-elle pour la protection des

villages et le règlement du problème dahalo à court terme, risque de

provoquer plus de problèmes qu’autre chose faute d’un cadre légal que

l’État soit en mesure de faire respecter. Nous avions pointé le risque en

2014 que la défense populaire, permise dans le cadre des Dina, fasse le lit

de milices d’autodéfense que l’État ne serait pas en mesure de contrôler.

Plusieurs incidents isolés n’ayant pas toujours fait l’objet d’une couverture

médiatique indiquent une dérive vers la justice populaire. De très

nombreuses exécutions sommaires portent la marque des Dina, qui

s’arrogent des pouvoirs d’autodéfense dépassant de loin ceux que la loi leur

confère. À titre d’illustration, le 27 septembre, un voleur a été exécuté chez

lui dans le district de Beroroha avant même d’être remis aux forces de

65. Le dina est une convention établie entre les membres d’une communauté déterminée

(Fokonolona) où chaque membre doit marquer son adhésion par des serments ou des

imprécations sous peine de s’exposer à des sanctions ou malédictions. Depuis la loi 2001 -004 du

25 octobre 2001, à des fins de désengorgement des tribunaux, une procédure d’homologation a été

instituée pour les dina. Le dina doit recevoir l’aval des autorités communales et étatiques, ainsi

que l’homologation du juge. Il doit être régi en conformité avec le décret 2001 -004 du 25 octobre

2004. L’exécution du dina revient intégralement au Fokonolona.

66. Pour une perspective historique, voir I. Rakoto, « L’insécurité rurale liée au vol de bœufs :

quelques propositions de solution », Revue scientifique internationale des civilisations , n° 19,

2010.

67. Littéralement le Dina des enfants de Mangoky, du nom du fleuve situé entre les régions

Menabe et Atsimo-Andrefana.

Page 23: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

22

sécurité68. Le risque est même que les milices se retournent à terme contre

ceux qui les épaulaient. Un incident survenu fin septembre à

Tsiroanomandidy soutient cette hypothèse. Cette zone du nord ouest du

pays, très concernée par les attaques des dahalo, a vu la formation d’un

Dina en 1982. Le 29 septembre, le responsable du Dina intervient auprès

des gendarmes afin de faire libérer un membre du Dina arrêté pour vol de

vélo. Alors que le responsable du Dina a lui aussi été placé en garde à vue,

les membres du Dina ont attaqué la gendarmerie, dérobant les armes et

blessant grièvement un gendarme69. Le 8 octobre, la caserne de la brigade

territoriale de la gendarmerie nationale à Ankazomborona Mahajanga a été

attaquée par une foule d’un millier de personnes décidées à extraire un

individu convaincu d’homicide, lequel a été ensuite lynché par la

population70. À Antanimora Ambovombe, le 4 novembre, quatre dahalo

escortés par des gendarmes ont été fusillés71. Enfin, le 5 novembre, le

Fokonolona de Mampikony s’est attaqué au pénitencier et à la brigade de

gendarmerie (saccagée et incendiée) qui ont refusé de lui livrer des

jumeaux arrêtés pour le meurtre d’un médecin72. La récurrence de ces

incidents traduit incontestablement l’aggravation de la fracture entre les

forces de sécurité et la population, mais aussi le danger que représente la

délégation de pouvoir de police au Fokonolona, en particulier quand cette

délégation est opérée par un État faible et en difficulté pour assurer tout ou

partie de sa souveraineté territoriale. Cette configuration n’est pas propre à

Madagascar. En Afrique de l’Ouest et surtout au Sahel, l’encouragement de

l’État à la création de « milices civiles », pour éteindre des mouvements

armés (Mali, Cameroun, Tchad, Nigeria) ou simplement pour assurer une

sécurité à la base (Burkina Faso) tend à échapper in fine au contrôle des

autorités73.

L’implication de hautes autorités malgaches dans la filière zébu affecte

également le fonctionnement des Dina. En effet, ces autorités n’ont parfois

pas intérêt à voir des Dina être trop efficaces. Leur bon fonctionnement

repose sur la parfaite entente des acteurs qui l’ont formé. Dès lors qu’un de

ces acteurs, notamment de l’administration, est remplacé, l’édifice sur

68. MadagascarMatin, 28 septembre 2016.

69. « Tsiroanomandidy : Biraon’ny kaominina sy zandary voatafika, very ny basy ‘kalach’ iray »,

Midi Magasikara, 30 septembre 2016.

70. S. Andriamarohasina « Mahajanga – Un millier de personnes attaque une caserne », L’Express

de Madagascar, 10 octobre 2016.

71. A. Manase, « Vindictes populaires : quarante morts et aucunes arrestations », L’Express de

Madagascar, 12 novembre 2016.

72. « Émeute sanglante à Mampikony : la caserne de la Gendarmerie saccagée et incendiée »,

Les Nouvelles, 7 novembre 2016.

73. « Mali : silence des autorités face aux accusations des États-Unis sur le Gatia », RFI,

29 septembre 2016.

Page 24: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Madagascar face à la criminalité multiforme Mathieu Pellerin

23

lequel s’est construit le Dina peut être ébranlé. Il n’est pas rare donc que

des éléments de la gendarmerie trop soucieux de leur mission soient

rappelés par l’administration centrale et remplacés par des agents qui ont

pour mission ne pas reconnaître les Dina. C’est ce qui se serait passé dans

la région Bongonlava depuis 2015. Un Dina, effectif à partir de 2011, avait

permis de restaurer un minimum de sécurité grâce à une entente entre les

populations, l’administration civile et l’Emmoreg (État-major mixte

opérationnel régional de la gendarmerie). Or, en 2014, le président du

tribunal et le commandant de l’Emmoreg furent réaffectés, remplacés par

des acteurs qui négligèrent le Dina. Des dahalo furent relâchés par le

tribunal et l’insécurité reprit74 à partir de 2015. À nouveau en 2016, la

région Bongolava active trois Dina pour faire face à la recrudescence des

attaques de dahalo. À l’image du cas de Bongonlava, la justice est mise en

cause par nombre d’interlocuteurs interrogés qui évoquent le cas de dahalo

libérés dans plusieurs régions de pays. Le cas de Betroka où des dizaines de

dahalo furent libérées par un magistrat proche des réseaux qui pilotent

cette filière est, à ce titre, symptomatique.

74. Entretien avec une journaliste d’investigation spécialisée sur les questions de vols de zébus,

Antananarivo, 25 juillet 2016.

Page 25: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université

Conclusion

Madagascar, à l’image de nombreux autres pays à travers le monde, a vu

l’émergence de réseaux économiques qui opèrent aussi bien dans

l’économie licite qu’illicite. Ces réseaux, comme cela fut toujours le cas à

Madagascar depuis l’indépendance de 1960, sont une condition de stabilité

du pouvoir en place. Quand l’économie licite soutient en partie les

équilibres sociopolitiques, on tend à parler de risque de dérive

patrimonialiste. Lorsque ces équilibres deviennent en partie sauvegardés

par une économie illicite, il convient de parler de « criminalité

systémique », où la criminalité devient un mode de gouvernance à part

entière et non plus un phénomène périphérique à l’État. Madagascar, de ce

point de vue, est à la croisée des chemins. La normalisation du régime

actuel se fera-t-elle à partir de ce mode de gouvernance qui n’a plus rien de

singulier si l’on regarde par exemple comment évoluent les États dans la

bande sahélienne, comme le Mali ou le Niger ? Le cas échéant, Madagascar,

plus encore qu’aujourd’hui, serait régulée à partir d’équilibres fragiles avec

le développement d’acteurs de l’économie grise peu ou pas contrôlables. Au

contraire, le régime est-il suffisamment puissant pour expurger sa base

élitaire de cette économie grise ou pour reconstruire une base élitaire en

dehors de cette économie grise ? Rien n’est moins sûr, et l’échéance

électorale de fin 2018 ne l’y incitera probablement pas.

Page 26: Madagascar face à la criminalité multiforme · 2017-03-21 · développement dans les nouveaux pays producteurs. Le cas des fronts pionniers d’Ilakaka à Madagascar, université