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    UNE DIFFRENCE DCART

    Heidegger et Lvi-Strauss

    Il est impossible de fixer le statut ontologique de la structure etcest cela qui, dans la structure, est proprement parler fascinant.Son regard en effet car une structure est toujours, en quelquemanire, un regard alors mme quil est saisie critique par excel-lence, rvlation et production de diffrences, son regard, donc,immobilise, captive et paralyse la plus fondamentale des diff-rences, la diffrence ontologique.

    Soient ltant, ltre et leur diffrence. La structure nest aucundes trois : elle nest pas un tant, impossible de rencontrer dans lemonde quelque chose comme une structure ; en mme temps, ellenest pas ltre, ltre nest pas une structure. Sans doute et para-doxalement la non-tantit de la structure est-elle encore trop cho-sique pour pouvoir, comme ltre et avec lui, se tenir en retrait. Nidans le monde, donc, ni hors du monde, la structure nest pas nonplus, en elle-mme, une diffrence, elle est bien plutt un hybride,une sorte de monstre ontico-ontologique. Et ce dautant plus que ce

    que je viens dnoncer peut parfaitement sinverser. Soient ltant,ltre et leur diffrence : la structure dit les trois la fois. Aucunedifficult dcrire un tant en termes de structure. Nimportelequel mme, quil soit Dieu, table ou cuvette , selon la clbreaffirmation de Michel Serres1. Aucune difficult non plus dcrirela structure elle-mme comme un tant, Dieu, table ou cuvette. Lastructure, limage de ce quelle structure, est elle-mme struc-ture. Cest ainsi que Lvi-Strauss la prsente, par analogie, comme

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    1. Lequel cite La Fontaine (Fables, IX, 6, 4) qui sinspire lui-mmedHorace (Satires, I, 8, 1). Cf. Michel Serres : Sur un contenu culturel donn,quil soit Dieu, table ou cuvette, une analyse est structurale (et nest structuraleque) lorsquelle fait apparatre ce contenu comme un modle (La Communica-tion, d. de Minuit, 1968, p. 32).

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    une nomenclature ou comme un jeu. Il prend pour exemple, dansLa Pense sauvage, le jeu de football, donnant ainsi la structure, le

    temps dune comparaison, le visage dun tant intra-mondain.Est-il dautre part tellement illgitime de penser ltre lui-mme

    sinon vritablement comme structure, du moins comme originemme de toute structure, comme unit originairement synth-tique ? Quest-ce que la synthse a priori cet ajointement queHeidegger nomme, dans Kant et le problme de la mtaphysique, synthse ontologique sinon une structure ? Quant la diff-rence enfin quon la pense, comme Heidegger, comme un entre-deux plus originaire que ce quil diffrencie ou, comme Lvi-

    Strauss, comme un cart significatif quant la diffrence,donc, nexige-t-elle pas le recours la structure comme son essen-tielle condition dintelligibilit, cest--dire en fait comme au rvla-teur de son mode dtre ?

    Je voudrais interroger ici lirrductible mtissage ontologiquedu concept de structure en montrant que ce concept na peut-treau fond jamais rien dsign dautre que limpossibilit de partagersimplement entre ltre et ltant, de partager simplement du mmecoup entre lanalytique existentiale et les sciences humaines. Je ten-

    terai de mettre en lumire le caractre ontologiquement hybride duconcept de structure en crant un autre croisement, en produisantune autre hybridation sous la forme dune confrontation entre Hei-degger et Lvi-Strauss. Il sagit bien en effet dun trange couplage,et je ne sais sil faut ou non le reconnatre lui-mme comme mons-trueux, ou contre-nature. Toujours est-il que je mautorise, pour luidonner lieu, dune certaine tradition philosophique franaise qui adcouvert les deux auteurs ensemble.

    Dans tre et temps, on le sait, Heidegger fait un usage constant du

    concept de structure. Do vient-il ? Heidegger ne lemprunte certespas la psychologie, ni la sociologie (le terme, rappelons-le, estconsacr par Durkheim dans Les Rgles de la mthode sociologiqueen 1895) encore moins la linguistique. Le terme Struktur apparatds ses premiers crits consacrs la logique, notamment dj,en 1912, dans les Neuere Forschungen ber Logik1. La logique estdfinie comme la science des structures ou des formes valides designification. Et la premire de ces formes, ou structures, est la struc-ture du jugement. Heidegger montre, dans son cours de 1925-1926

    intitul Logik, Die Frage nach der Wahrheit,quelatchedelalogiquetraditionnelle, cest--dire aristotlicienne, consiste dgager la

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    1. Gesamtausgabe, Francfort, Klostermann, 1975 sq, t. 1.

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    structure fondamentale du logos (Grundstuktur des Logos), qui estcelle de la prdication. Heidegger la caractrise encore comme Als-Struktur , structure du en tant que 1. Certes, la structure ,dans tre et temps, est coupe de cette acception logique, mais elle enprovient nanmoins. Sans doute Heidegger na-t-il pas t indiff-rent la fortune que le concept de structure commenait connatredans les sciences humaines. Il na pu ignorer non plus lavnementpuis le triomphe du structuralisme, ne serait-ce que du fait de sonamiti avec Lacan. Toujours est-il quil nen a jamais parl et na dumme coup jamais pris la peine de prciser sa propre comprhensionde la structure par rapport celle des structuralistes . Une ving-

    taine dannes seulement sparent la publication de tre et temps decelle des premiers ouvrages de Lvi-Strauss. 1948 pour La Vie fami-liale et sociale des Indiens Nambikwara, 1949 pour Les Structures l-mentaires de la parent. Quant lAnthropologie structurale, on saitquelle regroupe des textes qui schelonnent de 1945 1954. Aucunefrquentation cependant, entre les deux auteurs, aucun change. Ilest passionnant de mettre en lumire aprs coup ce qui, trangement,ne peut apparatre que comme des points de passage mme si ceux-ci sont en mme temps des points de rupture entre le concept hei-

    deggerien et le concept structuraliste de structure. Cest une tellemise en lumire que jaimerais ici me consacrer. Mon discours tenterade respecter, mesure quil le situe, son propre impratif mthodolo-gique : se tenir dans lentre-deux du cercle hermneutique et du bricolage .

    La prsence de la structure dans le lexique de tre et tempsnest videmment ni marginale, ni adventice. La structure touchebien lessentiel, cest--dire ltre. Plus exactement cet tantqui a une comprhension de son tre, le Dasein. Le Dasein,

    dailleurs, nest rien dautre quune structure. Le 39 sintitule : La question de lentiret originale du Dasein comme tout struc-tur (die Ganzheit des Strukturganzen des Daseins). 2 Ce qui secomprend deux niveaux qui se recoupent et sinterpntrent. Pre-mirement, lorsquil prsente, au 9, la tche et la vise delanalytique existentiale, Heidegger montre que celle-ci na paspour but dtudier ontiquement le comportement individuelmais dexpliciter thmatiquement la structure ontologique duDasein . Deuximement, en dterminant cette dernire comme

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    1. GA 21, 12.2. Sein und Zeit, GA 2. La traduction franaise utilise ici est celle de

    Franois Vezin, Paris, Gallimard, 1986.

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    structure dexistence (Existenzstruktur) , Heidegger en vient mettre au jour, dans le mme paragraphe, ces catgories

    dexistence que sont les existentiaux . Or les existentiaux sonteux-mmes des structures ; ces structures, dit Heidegger, sont for-tement accuses dans la mesure o elles sont prcisment des dterminations ontologiques 1. Les existentiaux, entendus, donc,comme structures ou moments structurels , caractristiquesontologiques fondamentales du Dasein, sont lexistentialit, la fac-ticit et le dvalement (dchance).

    Quel rapport entre la comprhension existentiale et la com-prhension logique de la structure ? Dans son cours de 1925-1926,

    Heidegger avait montr que la structure du en tant que , lastructure de la prdication, quAristote tient pour fondamentale,nest en ralit pas originaire. Elle renvoie un socle signifiant(...) antrieur la discursivit langagire. [Elle] appartient la sphre, en de de la logique, du Verhalten comporte-ment (...) 2. Ce comportement cest--dire en fait lensemble detous les comportements de la vie humaine est rendu possible par lecaractre ouvrant , prlogique, qui caractrise la structure onto-logique du Dasein.

    Les 39-41 de tre et temps vont prciser cette significationontologique en mettant au jour, en trois temps, lunit des existen-tiaux. Premier nom donn cette unit, ltre-au-monde. Deuximenom, le souci, phnomne unitaire , rendu en quelque sortevisible par le premier3. Enfin, le souci se voit lui-mme conduit versune ultime unit, la temporalit. Quand cette structure articule(gegliederte Struktur), [le souci], a t fixe la premire fois, il a tindiqu que, compte tenu de cette articulation, la question ontolo-gique devait pntrer encore plus loin pour arriver dgager enfin

    lunit de cette multiplicit structurale (Strukturmannigfaltigkeit)prise en entier. Lunit originale de la structure du souci rside dansla temporalit. 4

    Soit, donc, la structure ontologique du Dasein comme structuredexistence, soit la structure dexistence comme unit ou articula-

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    1. 9, p. 76 [59].2. Jean-Franois Courtine, Les Recherches logiques de Martin Hei-

    degger, de la thorie du jugement la vrit de ltre , in Heidegger, 1919-

    1929. De lhermneutique de la facticit la mtaphysique du Dasein, Paris, Vrin,1996, p. 7-31, p. 25. Le cours de 1925-1926, publi sous le titre Logik, die Fragenach der Wahrheit, constitue le t. 21 de la GA.

    3. tre et temps, 12.4. 65, p. 387 [433].

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    tion de structures, cest--dire dexistentiaux ou modes dtre fon-damentaux. Pourquoi toute la dmarche de tre et temps est-elle

    ordonne la mise au jour dune unit structurelle toujours plushaute, vritablement originaire ? Ce mouvement obit, entre autresmotifs, la ncessit de dtourner la structure de cette significationque Heidegger dit tre sa signification ontique. Cette significationontique est celle dassemblage, dagencement, de charpente, de compo-sition, voire de machine.

    Le Dasein est un tout, non un agrgat ni un assemblage : Ltre-au-monde, affirme Heidegger, est une structure lorigineet en permanence entire. Certes, il faut insister sur le caractre

    relationnel et non substantiel des moments cooriginaires constitu-tifs de lentiret : chacun ne prend sens que dans et par son rapportaux autres. Il nempche que cette relation se dploie sans jamais sebriser, se disjoindre ni sespacer, au contraire de ce qui peut avoirlieu, selon Heidegger, dans un assemblage1.

    Est-il possible, demande-t-il, darriver saisir ce tout struc-tur [...] du Dasein dans son entiret ? La rponse est claire : Procdant par limination, il y a une chose qui peut dj treexclue de la question : lentiret du tout structur ne saurait tre

    atteinte phnomnalement par une construction assemblant deslments (durch ein Zusammenbauen der Elemente). Celle-ci auraitbesoin dun plan de construction (Bauplan). 2 De la mmemanire quil distinguera, dans son Schelling (1936), deux significa-tions du concept de systme, lune, authentique lajoin-tement interne qui donne la chose [...] son fondement et satenue , lautre, inauthentique lentassement (Geschiebe)simplement extrieur 3, le philosophe distingue dans tre et tempsdeux significations de la structure qui recoupent dailleurs quasi-

    ment terme terme celles du systme. Dun ct, la structurecomme regard transperant (Durchblick) compltement [le] toutpour ny voir quun phnomne originairement unitaire que le toutrecle dj de manire que tout moment structural en dpendeontologiquement dans sa possibilit structurelle 4. De lautre la

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    1. Dans les sminaires de Zollikon, Heidegger rappelle que lanalytiqueexistentiale, tout comme lanalytique transcendantale kantienne, ne consistentpas en une dissolution ou dcomposition dun tout en ses lments. Elles entre-prennent au contraire de dcouvrir une unit originaire, justement nomme

    unit structurelle.2. tre et temps, 39, p. 230 [241].3. Schelling, tr. fr. Jean-Franois Courtine, Paris, Gallimard, 1977, p. 54 ;

    GA 42 [45].4. tre et temps, p. 230 [241].

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    structure comme simple plan, cadre, dispositif destin tre concr-tis ou rempli par assemblage ou amas de pices dtachables.

    On remarque que Heidegger fait implicitement rfrence auxsciences humaines en particulier lanthropologie et lethno-logie lorsquil nonce cette seconde signification. Ltre duDasein, prend-il soin de prciser, ne saurait se dduire dune idede lhomme et la structure ici recherche ne peut en aucun casrsulter dune enqute axe sur ltant intrieur au monde 1.Faut-il rappeler que, pour Heidegger, lanalytique existentialeprcde toute psychologie, toute anthropologie, a fortiori toutebiologie ? 2

    Cependant, cest l ce qui est troublant, Heidegger affirme trsclairement par ailleurs quaucune de ces sciences, pas plus,dailleurs, que la logique, ne mobilise directement la significationontique de la structure, simple assemblage ou accumulation de pi-ces et de morceaux. Au 10 intitul : Dlimitation des frontiressparant lanalytique du Dasein de lanthropologie, de la psycho-logie et la biologie , Heidegger fait tat des travaux de Dilthey etde Scheler. De Dilthey, il mentionne la psychologie commescience de lesprit , de Scheler, son interprtation phnomnolo-

    gique de la personnalit . Il dit : Les investigations de WilhelmDilthey ont t constamment tenues en haleine par la question de lavie. Les vcus de cette vie, il tente de les comprendre en sui-vant la connexion intime entre leur structure et le dveloppementsur la base de cette vie prise elle-mme en entier. Heidegger ajouteque la psychologie comme science de lesprit [de Dilthey] renonce sorienter sur des lments, des atomes psychiques et serefuse faire de la vie de lme un agrgat de morceaux, prfrantse donner pour but la vie comme un tout et les figures quelle

    prend . On voit clairement que cest bien la structure au sensdentiret, de tout articul, qui est ici requise, non la juxtaposition.Mme chose pour Scheler : la personne se prsente chez lui comme articulation dactes intentionnels qui se relient entre eux parlunit dun sens 3. Donc pas dassemblage non plus. Quant labiologie, ne donne-t-elle pas elle aussi aux concepts de forme oude structure du vivant le sens de totalit organise , irrduc-tible une somme ou une compilation ? Heidegger le reconnat vi-demment lorsquil cite von Uexkll dans Les Concepts fondamen-

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    1. Ibid., p. 230.2. Ibid., p. 77.3. P. 79.

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    taux de la mtaphysique : Lorganisme [comme forme animalepermanente ou structure] non seulement prserve son unit spci-

    fique, mais se la donne primordialement. 1Ds lors, pourquoi Heidegger congdie-t-il le sens ontique de la

    structure et le renvoie-t-il des domaines de recherche ou de ques-tionnement dont il reconnat par ailleurs quil est absent ?

    Je proposerai cette rponse : le sens ontique de la structure naaucun sens. Il ne vient lide de personne. Ni des philosophes, nides biologistes, ni des psychologues, anthropologues ou ethnolo-gues. De personne. Mme pas de lhomme de la rue. Certes, il existeun sens vague, courant, du mot structure . Mais tout le monde

    entend dans la structure, mme vaguement, lentiret ou lunitarticules dun tout. Quelquun qui achte une voiture dont on luivante, par un abus conceptuel peut-tre, la structure quilsagisse du chssis ou du type de matriau du vhicule , nentendjamais, dans ce mot de structure , un simple agrgat datomes.Tout de suite lui vient lesprit lide approximative dune organi-sation, dun rythme, dune synthse.

    Quel rle joue alors, dans la pense de Heidegger, ce sensontique ou driv qui, dune certaine manire, nexiste pas ? Et qui

    ne sert rien ?Car il ne sert rien. Heidegger montre bien que si les sciencesnumres plus haut ne peuvent donner lieu une saisie authen-tique du Dasein, si leur insuffisance justifie llaboration dune ana-lytique existentiale, cest parce quelles naperoivent pas les sou-bassements ontologiques qui sont pourtant les leurs, autrement ditparce quelles requirent sans le savoir la signification ontologiquede la structure. Ce nest pas parce quelles font un mauvais usage duterme. Cest ainsi par exemple que si l appareil conceptuel gros-

    sier et rudimentaire de lethnologie peut se rvler positif parson efficacit pour dgager dans tout leur relief les structures onto-logiques des phnomnes , cest bien parce que lethnologie semeut dj [...] dans des concepts et des explicitations du Daseinprdtermins 2. Donc si lethnologie est incapable, comme lesautres sciences ou savoirs rgionaux, de mettre au jour de maniresatisfaisante lentiret du Dasein, sa constitution dtre commetout structur, ce nest pas, encore une fois, parce quelle feraitusage, implicitement ou explicitement, sous ce nom ou sous un

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    1. Les concepts fondamentaux de la mtaphysique. Monde-finitude-solitude,tr. fr. Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 343. Voir aussi p. 328, GA 29-30.

    2. tre et temps, 11, p. 83.

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    autre, dun concept de structure driv, dune comprhension de lastructure comme assemblage, mais parce quelle demeurerait

    aveugle au socle ontologique de la notion.Ds lors, si toute structure, mme tante , renvoie toujours

    une unit originairement synthtique, si la structure na pas de sensontique, pourquoi vouloir diffrencier son sens ? Pourquoi fairefonctionner une diffrence factice, plus factice que le fait dtre-l,puisque mme pour le Dasein le plus proccup, le plus dchant, lemoins rsolu, jamais rien nest un simple assemblage, rien, sinonjustement ce qui nest rien ? Pourquoi vouloir tenter de dsolidari-ser la signification authentique de la structure dun faux ami, ou

    plutt dun faux ennemi, qui ne lui oppose rien ?Encore une fois, quoi sert, dans tre et temps, cette feinte-

    fausse-factice structure de lassemblage ? Perdue dans le texte lamanire dun signifiant flottant ? Disons ceci provisoirement : elleattend.

    Vient, ce point de mon analyse, le moment de me tourner versLvi-Strauss. Au moment de la rdaction de son travail sur laparent, Lvi-Strauss a affaire deux conceptions trs prcises de lanotion de structure : lune qui fait dj autorit dans sa discipline,

    cest celle de structure sociale dveloppe par les anthropologuesanglo-saxons, et notamment par Radcliffe-Brown ; lautre, dont ladcouverte est rcente pour lui, qui vient de la linguistique, et quildcouvre travers lenseignement de Jakobson et la lecture deSaussure et Troubetsko. Loriginalit de la dmarche de Lvi-Strauss consiste dans le lien quil tablit entre les deux, ce qui luipermet du mme coup dlaborer une approche totalement neuvedu concept.

    Faut-il rappeler que chez Lvi-Strauss, plus clairement peut-

    tre que chez tout autre, la structure ne dsigne jamais un simpleassemblage dlments ? Dabord parce que, comme le ditLAnthropologie structurale, dun point de vue structuraliste [...],la notion de structure ne relve pas dune dfinition inductive,fonde sur labstraction et la comparaison des lments communs.[...] Ou le terme de structure sociale na pas de sens, ou ce sensmme a dj une structure 1. Le terme de structure est lui-mmeune unit ou une totalit articules. Deuximement, parce que lastructure ne peut tre directement apprhende dans la ralit

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    1. Anthropologie structurale (AS), Paris, Plon, 1958, chap. XV : Lanotion de structure en ethnologie , p. 305.

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    concrte 1. Ntant pas intra-mondaine, la structure ne peut donctre assimile un plan de montage. Troisimement, parce que les

    relations qui existent entre les diffrents termes dune structure nesont pas des frontires rigides mais des seuils , qui interdisenttout morcellement ou dislocation2. Dans un texte consacr lapense de Lvi-Strauss, Jean Pouillon caractrise la structure en cestermes : un systme de diffrences qui ne conduit ni leur simplejuxtaposition, ni leur effacement artificiel 3. Enfin, parce quelledemeure un point dquilibre, comme laffirme Lvi-Strauss audbut de La Pense sauvage, entre ncessit et vnement, recherchedu point dimpact entre la forme et le phnomne4.

    Il est inutile dinsister plus longtemps sur lvidente solidaritdes lments formant structure. Je mattacherai plutt dgager lamanire dont Lvi-Strauss pense larticulation qui prside cettesolidarit. Cest au fond en confrontant la comprhension heidegge-rienne de la Gliederung celle de larticulation structurale que jepourrai tenter de faire un sort la signification ontique factice de lastructure qui dort, suspendue, dans tre et temps. Chez Heidegger, ilsagit de penser la fois la diffrence diffrence entre les existen-tiaux et lunit, cest--dire le phnomne originaire qui permet

    aux diffrents moments de se dployer. La Gliederung est ainsi ins-parable de la Struktur, elle apparat en un certain sens comme sonsynonyme. On entend, dans Gliederung, la fois le tout et la diff-rence des membres. De ce fait, et quoi quHeidegger en dise,larticulation est entendre ici en un sens quasi physiologique. Ladtermination proprement structuraliste de larticulation quant elle si elle engage bien elle aussi une relation ncessairement com-plmentaire entre unit et diffrence ne doit rien, on le sait, lamtaphore des membres ou de la membrure. Larticulation est un

    concept offert au structuralisme par la linguistique. Sil sagit iciaussi de dsigner un type de relation entre les termes qui primelexistence mme des termes, cette relation, pour tre systmatique,ne repose sur aucun phnomne unitaire. Llmentaire en linguis-tique, llmentaire de la structure sociale ou des structures deparent, cest lcart. La langue est un systme, cest--dire unetotalit articule, mais cette articulation nest rien dautre que la

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    1. Ibid., p. 335.2. Ibid., p. 326.3. Le texte de Jean Pouillon : Luvre de Claude Lvi-Strauss , paru

    dans Les Temps modernes, juillet 1956, est cit p. 365 de lAS.4. La Pense sauvage, Paris, Plon, coll. Agora , p. 39 sq.

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    dtermination rgle despacements entre des units distinctives ousignifiantes1.

    Lvi-Strauss fait de lcart un concept fondamental de lamthode structuraliste. Citons deux occurrences de ce terme dansLAnthropologie structurale : premirement, nous appelons culturetout ensemble ethnographique qui, du point de vue de len-qute, prsente, par rapport dautres, des carts significatifs [...].Lobjet dernier des recherches structurales [est lensemble des] cons-tantes lies de tels carts... 2. Deuximement : Comme en lin-guistique, ces carts diffrentiels constituent lobjet propre delethnologie. 3

    Toute la question est alors de savoir si diffrence et cart ont mmesignification, si Heidegger aurait pu parler dcart ontologique aussibien que de diffrence ontologique. Il sagit bien de mesurer la diff-rence ou lcart entre la diffrence et lcart. Jamais, me semble-t-il,Heidegger naurait pu employer le terme d cart pour dire ladiffrence des existentiaux. Certes, dans Das Wesen der Sprache(1957-1958), il emploie bien, au moment de caractriser le traitouvrant qui signe le voisinage entre posie et philosophie, leterme d cart (Auseinander). Posie et philosophie, dclare-

    t.il, scartent lune de lautre en toute largeur 4. Mais cet cartnest pas de mme nature que celui ou ceux qui forment et rglentles intervalles entre les lments de la langue ou les relations desparents lintrieur du cercle social. De tels lments, pour le lin-guiste comme pour lethnologue, ne sont pas proprement parlerdes voisins ; le jeu ontologique de leur proximit et de leur loi-gnement ne fait pas question. Tout simplement parce quun cartnest quun cart. Il y a lcart, cest tout, cet cart, comme le ditFoucault dans Les Mots et les choses, infime mais invincible, qui

    rside dans le et 5. On peut aussi citer, sur ce point, la Logique dusens de Deleuze : Le sens est effectivement produit par [la] circula-tion [circulation entre les carts, rendue possible par les carts eux-

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    1. Comme le dclare Saussure : En latin articulus signifie membre,partie, subdivision dans une suite de choses ; en matire de langage,larticulation peut dsigner ou bien la subdivision de la chane parle en syl-labes, ou bien la subdivision de la chane des significations en units significa-tives ; cest dans ce sens quon dit en allemand gegliederte Sprache (Cours delinguistique gnrale, Paris, Payot, 1972, pour la nouvelle dition).

    2. AS, p. 325.3. Ibid., p. 358.4. Traduit par Le dploiement de la parole dans Acheminement vers la parole,

    tr. fr. Franois Fdier, Paris, Gallimard, 1976, p. 180 ; GA 12.5. Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 351.

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    mmes] (...). Bref, le sens est toujours un effet. Non pas seulementun effet au sens causal ; mais un effet au sens de effet optique,

    effet sonore, ou mieux effet de surface, effet de position, effet delangage. 1 Ce que Heidegger ne dirait prcisment jamais du sensde ltre...

    Ainsi, en substituant lcart la diffrence, le structuralismetend-il invalider en quelque sorte la diffrence ontologique censetre son soubassement inaperu. Lcart diffrentiel na pas dedemeure ontologique, cest lui qui est ontologiquement hybride, oumonstrueux. Hors voisinage, il est aussi hors diffrence alors mmequil opre comme diffrence pure, cest--dire, pour reprendre un

    terme de Saussure, comme diffrence immotive .Il est maintenant possible de revenir notre assemblage en

    attente, au faux ami, ou faux ennemi de la structure conue commepice monte. Tout se passe comme si, par cette feinte ou ce fauxsens, Heidegger conjurait par avance ce que la diffrence allaitdevenir : un pur cart, un cart pur et simple. Certes, jai insist surce point, le systme des carts diffrentiels nest pas, pour le struc-turaliste, un cadre formel o viennent saccumuler ou sentasser deslments. Cependant, il semble que Heidegger se dfende davance

    contre une certaine interprtation de la diffrence, inadmissiblepour lui, qui fait de la diffrence un cart et brouille ainsi le traitdonateur de ltre et de ltant. Sans cesse, dans les textes post-rieurs tre et temps, Heidegger sen prendra la linguistique en ladnonant comme un facteur dinstrumentalisation du langage.Sans cesse il dnoncera la signification mcanique, machinique queles sciences humaines confrent selon lui lhomme, son monde et son dire. Lassemblage, la structure pense comme constructionformelle et coquille vide, si elle ne correspond aucun rfrent rel,

    nen a pas moins un rle : elle sert en quelque sorte Heidegger debouclier anticipatif oppos lavenir structural de la diffrence. Ilfaut remarquer en effet quen France, des auteurs comme Deleuze,Foucault et Derrida, pour ne citer queux, lisent Heidegger et inter-prtent la diffrence ontologique laide doutils hermneutiqueslabors par le structuralisme, notamment laide du conceptdcart. La diffrance est prcisment ne de la rencontre entrediffrence et cart. Espacement et temporalisation sont plus origi-naires que la diffrence entre ltre et ltant.

    Heidegger aurait-il pressenti quil lui fallait en quelque sortegarantir la structure contre le structuralisme, protger la structure

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    1. Logique du sens, Paris, d. de Minuit, 1969, p. 87.

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    contre elle-mme, dvaluer lcart en le rduisant au vide intersti-tiel, au nant intervallaire qui sparent sans plus les atomes dun

    agrgat ? Toujours est-il que, pour lui, larticulation, Gliederung,nest pas un cartement. Il convient bien sr de reconduire cettepense de larticulation au phnomne vritablement unitaire quiprside son unit : la temporalit. On pourrait en effet mobjecterque la signification ontique de la structure a bel et bien un sens chezHeidegger, puisquelle a gouvern selon lui la comprhension mta-physique du temps comme temps cosmologique, pure succession demaintenants nivels. Il prcise dailleurs dans le cours de 1925-1926,Logik, et contre cette comprhension, que le temps nopre (fun-

    giert) pas rahmenmssig comme un cadre mais bien, justement,strukturmssig, comme une structure, unit dploye et articuledes extases1. Il serait toutefois possible dinquiter son tour ceconcept mtaphysique du temps comme simple assemblage oucadre, en montrant quil ne correspond peut-tre lui non plus rien,que jamais le temps na t compris ainsi, et que, comme le dit Der-rida, il ny a peut-tre pas de temps vulgaire, ou, ce qui revient aumme, il ny a pas dautre concept du temps que celui que Heideg-ger appelle vulgaire 2.

    Il faut maintenant voir, en retour, que si lcart brouille etinquite la diffrence ontologique, cest aussi, et prcisment, dufait de sa propre porte ontologique. Quoi quen dise Lvi-Straussqui, dans les pages douverture de Tristes tropiques en particulier,dmarque explicitement son chemin de pense et dexprience decelui de la philosophie et de la mtaphysique, la dtermination pro-prement structuraliste de la structure a une porte existentialeincontestable. Comme je lai signal en introduction, les choses peu-vent parfaitement sinverser. Dnuer la structure de signification

    ontologique est un geste dont le sens est ontologique.La comprhension structuraliste de la structure est ouverturedun certain regard sur la finitude qui radicalise ltre-pour-la-mort.Elle exhibe celui-ci, je nhsite pas employer cette formule,comme une monnaie dchange. Il ne suffit peut-tre pas daffirmerque le Dasein est un tout structur. Il faut encore montrer que larelation qui unit ce tout aux autres, cest--dire aux autres Dasein,est elle-mme structure. Structure par lchange en effet, ou parce que Lvi-Strauss appelle la communication. Les carts diffren-

    tiels rendent possible, dans une communaut, une conomie au sein

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    1. GA 21, p. 409.2. Apories, Paris, Galile, 1996, p. 34.

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    de laquelle chaque terme nexiste, dune faon ou dune autre, quenfonction de son changeabilit. tre fini, cest tre changeable,

    cest--dire pouvoir et devoir circuler. Dans toute socit, dclareLvi-Strauss, la communication sopre au moins trois niveaux :communication des femmes ; communication des biens et des servi-ces ; communication des messages. Par consquent, ltude du sys-tme de parent, celle du systme conomique et celle du systmelinguistique offrent certaines analogies. Toutes trois relvent de lamme mthode ; elles diffrent seulement par le niveau stratgiqueo chacune choisit de se situer au sein dun univers commun. Onpourrait mme ajouter que les rgles de parent et de mariage dfi-

    nissent un quatrime type de communication : celui des gnes entreles phnotypes. La culture ne consiste donc pas exclusivement enformes de communication qui lui appartiennent en propre (commele langage), mais aussi et peut-tre surtout en rgles applicables toutes sortes de jeux de communication, que ceux-ci se drou-lent sur le plan de la nature ou sur celui de la culture. 1

    On pourra toujours se montrer scandalis par de telles affirma-tions, les classer sans plus parmi les banalits et dlires ontiquesproduits par les sciences humaines. Reste que le structuralisme

    exhibe en quelque manire, ft-ce malgr lui, quelque chose commeune doublure, un envers de la diffrence ontologique. Doublure etenvers qui ne sont ni ontiques, ni ontologiques, tout en tant lesdeux la fois. Cette doublure, cet envers, sont ceux de lcart, cartpens en fin de compte l rside loriginalit de la pense de Lvi-Strauss par rapport la linguistique comme norme de frayage,nbuleuse dhabitudes et dchanges (les biens, les mots, les fem-mes) dont la persistance est assure par des dispositifs nergtiquesstables.

    On peut bon droit considrer que le structuralisme, en ce sens,pousse lanalytique du Dasein la limite en levant la censure quicarte ou diffrencie lcart de la diffrence et jette le Dasein, plusviolemment peut-tre encore que la Geworfenheit, dans lconomiede march existentiale dont mme lirremplaabilit devant la mortnabolit pas le mouvement perptuel.

    Foucault ne sy est pas tromp qui, au chapitre conclusif de sonouvrage Les Mots et les choses, voit dans lpistmmoderne et sonextrme pointe structuraliste ce quil nomme, de manire extrme-

    ment troublante, une analytique de la finitude 2.

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    1. AS, p. 326-327.2. Op. cit., p. 323 sq.

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    Jai vis, tout au long de cet article, ce point o, une fois dtruitle barrage de la signification factice de la structure comme assem-

    blage, analytique existentiale et structuralisme peuvent tre relle-ment confronts, cette confrontation provoquant prcisment leurdconstruction. Dune part, parce que la prise en compte structura-liste de larticulation et de lcart ne peut plus tre circonscrite,comme le dit Derrida dans De la grammatologie, dans les limitesdune science ontique ou ontologie rgionale , selon le modledes questions heideggeriennes, tel quil fonctionne puissamment dsle dbut de Sein und Zeit, comme (...) 1. La structure structura-liste se voit, du fait de cette confrontation et parce quelle hybride

    la diffrence, ontologiquement dsenclave. En retour, conduitevers (et non reconduite ) sa signification et sa porte ontologiques,cest--dire vers une analytique de la finitude , la structurestructuraliste perd lambition positiviste, voire scientiste, queLvi-Strauss a prtendu lui confrer.

    Entre lanalytique existentiale, et le structuralisme, entre la dif-frence et lcart, quelles structures lmentaires de parent ? Letemps de se le demander, il est trop tard. La structure, voue lhybridation, est finie. La structure, cest toujours et ncessaire-

    ment fini. Mais une fin, nous le savons depuis Heidegger, est uneimpossible possibilit. Et une impossible possibilit, nous le savonsdepuis Lvi-Strauss, est lautre nom dune prohibition. De quellefin finit la structure ? Faut-il, pour rpondre une telle question,dployer deux analytiques distinctes de la finitude ? Maintenir quediffrence ontologique et prohibition de linceste mourront chacunede leur ct ? Quil est vain de vouloir, comme dans une construc-tion formelle, les assembler ? Ou se donnent-elles au contraire fon-damentalement lune lautre en changeant leurs enseignements ?

    La question, en son entiret structure, selon toutes les subtilitsde son articulation, nen finit pas.Catherine MALABOU.

    Universit Paris X - Nanterre

    1. De la Grammatologie, Paris, d. de Minuit, 1967, p. 35.

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