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MALADIES ET MEDECINE EN INDE SELON L'AWRVEDA Gy tvîazars Université louis Pasteur,Strasbourg [France), École Pratique des Hautes Études, Paris [France] En Inde, comme en Chine et peut être plus que partout ailleurs dans le monde non occidental, les médecines traditionnellesconservent un créditimportant. La plus répan- due de ces médecines,la plus célèbreaussi, est celle qui se réclame de I'Ayurveda,le ((savoir (veda) sur la longévité (âyur) N, dont les principalesthéoriesétaient déjà fixées il y a près de deux millénaires.En effet, la doctrine classiquede I'Ayurvedase présente touteforméedansdeuxvolumineuxtraitésdu débutde l'èrechrétienne, la Carakasamhitâ (prononcer Tcharakasanghita, la (( Collectionde Caraka ») et la Susrutasamhitâ (pronon- cer Souchroutasanghita, la ((Collectionde Susruta 4, qui sont les plus vieux textes médicaux sanskrits parvenus jusqu'à nous mais qui reposent manifestement sur un même fond doctrinal plus ancien (I). Tel qu'il apparaît dans ces recueils,I'Ayutveda est avant tout remarquable par son intention scientifique. Se caractérisantlui-même comme fondésurl'observationraison- née (21, il offre une interprétation rudimentaire mais rationnelle de la constitution du corps, desfonctionsvitales etdesmaladies, selon une approcheholistique de l'homme englobanttoutes les manifestations somatiqueset psychiques. Le caractere systémique de Ilapproche âyunrédique Cexamen des données réunies dans les premiers traités d'Ayurveda montre que les médecinsde l'Indeancienne se sontreprésentésles êtresvivants d'une façon que nous pourrions qualifier aujourd'hui de systémique. L'homme (commel'animal) y est considéré comme un système ouvert suivant une conception assez proche de celle développée par Ludwig Von Bertalanffy,c'est-àdire un système échangeant conti- nuellementmatière, énergieet information avec son environnement (3). Danslestextes sanskrits,ce système est décrit à la fois sous un aspect structurel et sous un aspect fonctionnel. D'un point de vue structurel le corps humain comprend quatre sortes de compo- sants : 1) La peau (Wac) qui constitueen quelque sorte la frontière qui sépare le systèmede son environnementet à travers laquelle sontaussi réalisés des échanges avec cet environnement.

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MALADIES ET MEDECINE EN INDE SELON L'AWRVEDA

Gy tvîazars Université louis Pasteur, Strasbourg [France),

École Pratique des Hautes Études, Paris [France]

En Inde, comme en Chine et peut être plus que partout ailleurs dans le monde non occidental, les médecines traditionnelles conservent un crédit important. La plus répan- due de ces médecines, la plus célèbre aussi, est celle qui se réclame de I'Ayurveda, le ((savoir (veda) sur la longévité (âyur) N, dont les principales théories étaient déjà fixées il y a près de deux millénaires. En effet, la doctrine classique de I'Ayurveda se présente toute formée dans deux volumineux traités du début de l'ère chrétienne, la Carakasamhitâ (prononcer Tcharakasanghita, la (( Collection de Caraka ») et la Susrutasamhitâ (pronon- cer Souchroutasanghita, la ((Collection de Susruta 4, qui sont les plus vieux textes médicaux sanskrits parvenus jusqu'à nous mais qui reposent manifestement sur un même fond doctrinal plus ancien (I).

Tel qu'il apparaît dans ces recueils, I'Ayutveda est avant tout remarquable par son intention scientifique. Se caractérisant lui-même comme fondé sur l'observation raison- née (21, i l offre une interprétation rudimentaire mais rationnelle de la constitution du corps, des fonctions vitales et des maladies, selon une approche holistique de l'homme englobant toutes les manifestations somatiques et psychiques.

Le caractere systémique de Ilapproche âyunrédique Cexamen des données réunies dans les premiers traités d'Ayurveda montre que

les médecins de l'Inde ancienne se sont représentés les êtres vivants d'une façon que nous pourrions qualifier aujourd'hui de systémique. L'homme (comme l'animal) y est considéré comme un système ouvert suivant une conception assez proche de celle développée par Ludwig Von Bertalanffy, c'est-àdire un système échangeant conti- nuellement matière, énergie et information avec son environnement (3). Dans les textes sanskrits, ce système est décrit à la fois sous un aspect structurel et sous un aspect fonctionnel. D'un point de vue structurel le corps humain comprend quatre sortes de compo-

sants : 1) La peau (Wac) qui constitue en quelque sorte la frontière qui sépare le système de

son environnement et à travers laquelle sont aussi réalisés des échanges avec cet environnement.

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2) Des élémentsconstitutifs : cinq éléments de base, (( vide )), ((vent n, (( feu D, (( eau )) et (( terre )) (représentés respectivement par le vide des organes creux, le souffle, la chaleur animale, les liquides et les parties solides), dont les combinaisons forment les substances différenciées de l'organisme, au nombre de sept: le chyle, le sang, la chair, la graisse, les os, la moelle et le sperme (l'être humain fabriquant lui-même ses propres constituants à partir des éléments fournis par son environnement). Ces sept substances organiques contiennent aussi un principe qui les rend vivantes et qu'on nomme ojas, la force vitale (4).

3) Un réseau de relation, de transpolt et de communication constitué par différentes sortes de canaux (nad qui véhiculent tous les souffles et fluides vitaux, les sensa- tions, etc. (5).

4) Des réservoirs ou (( réceptacles )) (âsaya) : les uns ignorés de l'anatomie moderne, les autres correspondant à des organes creux comme le (( réceptacle du cru )) (l'es- tomac), le (( réceptacle du cuit )) (les intestins), le (( réceptacle de l'urine )) (la vessie) et chez la femme le (( réceptacle de l'embryon )) (l'utérus) (6).

Du point de vue fonctionnel l'organisme comporte notamment: 1) Des fluxde diverses natures : chyle, sang, souffles vitaux, etc. qui circulent dans les

différents canaux et transitent par les réservoirs du système. 2) Des centres de décision, notamment l'organe psychique central, le manas (de Man,

penser), qui est distingué de l'organe de la conscience ou citta. Ici intervient aussi la notion de cakra, centres énergétiques considérés comme les carrefours et centres de régulation des souffles vitaux circulant dans le corps (i).

I I faut y ajouter les entrées (air inspiré, aliments ingérés, influences climatiques. ..) et les sorties (excréments, urine, sueur.. .) qui traduisent les interactions du système avec son environnement.

La représenídon de la santé et de la maladie Pour le praticien se réclamant de la tradition âyurvédique, les maladies sont de deux

sortes, exogènes ou endogènes. Les premières sont dues à des causes accidentelles (coups, blessures, morsures, chutes, brûlures, etc.). Toutes les autres résultent d'un (( déséquilibre des dhâtu )) (dhâtuvaisamya), c'est-à-dire de perturbations dans l'équi- libre des éléments qui constituent la matière du corps et qui l'animent (8). Trois de ces éléments sont directement présents et actifs dans le corps, le vent sous la forme du souffle vital ou prâna, le feu sous la forme d'un principe igné appelé pitta (la (( bile »I, l'eau sous la forme d'une matière commune à toutes les sérosités et sécrétions corpo- relles, le kapha ((( phlegme »). Chacun de ces trois principes est censé agir en revêtant des formes secondaires qui répondent aux différentes fonctions et manifestations vitales. Leur action concourt à un processus complexe et autonome d'équilibration qui maintient l'organisme en vie (par le renouvellement constant de ses constituants) et en bonne santé. Ces idées indiennes sont très proches de la notion d'homéostasie, déjà entrevue par Claude Bernard au siècle dernier et que Walter Cannon (1871-1945) a décrite comme l'ensemble des processus organiques qui agissent pour maintenir

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l'état stationnaire de l'organisme, dans sa morphologie et dans ses conditions inté- rieures, en dépit des perturbations extérieures.

Selon I'Ayurveda, lorsque l'un de ces principes est excité ou, au contraire, quand son action diminue ou s'arrête, la maladie survient. C'est pourquoi on a aussi donné à cette triade d'éléments vitaux le nom de tri-dosa, les ((trois troubles n. Les états de perturbation de leurs fonctions sont complexes dans la majorité des cas. L'altération d'un seul de ces éléments ou seulement de l'une de ses formes secondaires peut déclencher une maladie en raison des dérangements entraînés dans le fonctionnement des autres. Souvent deux d'entre eux ou même les trois sont simultanément mis en cause, à des degrés divers, dans la production des différents maux. D'où un grand nombre de combinaisons pathogènes.

Les dosa peuvent à leur tour affecter les autres constituants organiques, les arti- culations, le système vasculaire, etc. Les éléments, les tissus, les organes interagis- sent, le déséquilibre des uns entraînant le déséquilibre des autres. C'est ainsi que le sang, fluide vital à l'état normal, peut devenir le siège ou la source de maux divers, par suite d'un déséquilibre qui l'affecte directement ou par l'intermédiaire des dosa. Par exemple, parvenu au sang, le vent excité peut provoquer des ulcères. Du sang (( vicié )) peut bloquer le chemin du vent qui, rendu excité par ce blocage, peut troubler déme- surément le sang. On parle alors de (( sang venteux )). L'échauffement du sang consé- cutif à l'excitation de la bile donne lieu aux formes cliniques hémorragiques dites rakta- pitta, (( sang-bile D. Sous ce nom sont englobées toutes les maladies qui se traduisent par une perte de sang ou de sang avec bile )) à travers les ouvertures du corps : héma- témèses, hémoptysie, mélénas, saignements de nez, etc. (9) Les perturbations dans les fonctions du ((vent )), de la bile )) et du (( phlegme )) sont elles-mêmes rapportées à des causes appelées nidâna qui sont recherchées principalement dans le comporte- ment du malade, son alimentation, compte tenu des circonstances extérieures, clima- tiques ou accidentelles. Ainsi, d'après les traités médicaux, l'activité normale du vent est modifiée notamment par l'excès d'exercice, les veilles prolongées, les longues chevauchées, la marche à pied, un régime riche en aliments piquants, acides ou Caus- tiques, un temps nuageux ou pluvieux (10).

L'étiologie des maladies mentales décrites sous le nom d'unrnâda fait intervenir deux dosa spécifiques du psychisme : rajas et tarnas, II s'agit de deux des trois compo- santes de la nature originelle, qui servent à classer les êtres. Le rajas, qui représente l'activité, est à l'origine des désirs et des passions. Lorsqu'il prédomine le caractère d'un individu, celui-ci est imbu de lui-même, logorrhéique, coléreux et recherche la compétition. Le famas connote l'ignorance et l'inertie. Un sujet qui a des tendances (( tamasiques )) prédominantes se montre craintif et triste. La confusion s'installe dans son esprit. L'accentuation de ces tendances peut devenir pathologique (I I).

l'influence des croyances religieuses Médecine (( indienne », I'Ayurveda est aussi une médecine (( hindoue )). C'est dire

que leur esprit scientifique n'a pu empêcher les théoriciens de I'Ayurveda de tenir compte de certaines croyances religieuses, en particulier celles relatives à la transmi-

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gration (samsâra) et au karman, auxquelles ils se sont efforcés de faire une place dans le système (12).

Le mot karman, dérivé de la racine Kß, ((faire D, signifie ((acte, action D, mais désigne aussi le résultat des bonnes et des mauvaises actions sous forme de mérite ou de démérite, la conséquence inéluctable d'actes accomplis dans des existences anté- rieures. II s'est élaboré toute une théorie autour du karman qui est devenu le dogme central de l'hindouisme. Affectant le lingasarîra ou ((corps subtil D, c'est-àdire l'indivi- dualité psychique (âtman), substrat permanent et inconscient de l'être (sama), le karman l'oblige indéfiniment à subir une incarnation nouvelle dans une condition humaine ou non, déterminée par la qualité des actes passés. Les grandes religions de l'Inde, hindouisme, bouddhisme et jainisme, ont largement développé le thème de la rétribu- tion des fautes commises, enseignant que chaque acte coupable a pour conséquence le malheur et la souffrance, selon la loi du karman. Ainsi, les effets des mauvaises tendances dans une existence antérieure se traduisent dans un nouvel organisme en le gâtant. Par exemple, selon les textes bouddhiques, le mensonge a pour conséquence les maladies de la bouche, les maux de dent, les maux de gorge et la mauvaise haleine (13).

D'après la théorie savante du karman, les actes, ainsi que les pensées et les désirs accumulés au cours de chaque existence, laissent dans le psychisme des traces qu'on appelle vâsanâ (littéralement (( parfumage D, pour en dénoter le caractère subtil) et qui organisées en agglomérats subconscients, les samskâra (qu'on peut sommairement comparer aux (( complexes )) de la psychologie de l'inconscient), déterminent les tendances innées de chaque individu (14).

Pour I'Ayurveda, certains des maux qui accablent les hommes sont bien la consé- quence de leurs mauvaises actions dans des vies antérieures. Plusieurs traités d'Ayurveda divisent les maladies en trois catégories : celles qui proviennent du karman, celles qui proviennent des dosa et celles qui sont attribuées à ces deux ordres de causes réunis, les premières se reconnaissant généralement à l'échec des tentatives pour y remé- dier (15). Le karman est également évoqué par les textes médicaux pour expliquer la naissance de jumeaux, des malformations congénitales, l'hermaphrodisme, l'impuis- sance ou la stérilité. Un certain nombre de signes observés sur un enfant à sa nais- sance sont aussi attribués à l'influence du karman et pourront se traduire ultérieure- ment par des maux incurables ou difficile à guérir (16). C'est pourquoi, dans certains cas, I'Ayurveda considère qu'il est inutile de tenter une thérapeutique et que le malade doit être abandonné à son sort. Cette coutume semble avoir été très générale dans l'Inde ancienne puisque l'abandon de l'incurable par le médecin est passé en proverbe pour désigner l'abandon le plus complet (17). La Susrutasamhitâ met d'ailleurs en garde le médecin qui se risquerait à traiter un cas paraissant sans espoir. II encourt la disgrâce publique.

Mais les maîtres de I'Ayurveda se sont employés à atténuer le déterminisme du karman pour garder sa raison d'être à la médecine âyurvédique. En effet, tous les efforts d'un médecin pour combattre une maladie seraient vains si celle-ci n'était que la rétri- bution automatique d'un péché. A quoi bon soigner un patient dont les jours seraient comptés en raison de son comportement dans une vie antérieure ?Aussi, tout en recon-

MALAOIES El MEDECINE EN INDE SELON L'AYURVEDA

naissant plus ou moins explicitement la théorie du karman, les théoriciens de I'Ayurveda lui ont supposé suffisamment d'exceptions pour qu'elle ne contredise pas leurs concep tions médicales.

D'autre part, bien que les théories pathogéniques de I'Ayurveda excluent les hypo- thèses d'interventions démoniaques dans la production des maladies, la croyance aux démons était trop répandue dans les milieux populaires pour ne pas s'être introduite dans la médecine savante qui a admis, dans certains cas, l'action d'êtres surnaturels se traduisant par des changements profonds dans la personnalité du malade qui adopte alors le type de comportement attribué à l'un ou l'autre de ces êtres. Mais, d'après I'Ayurveda, ces entités n'agissent pas directement. Elles ne font que compliquer des états morbides naturels (18).

Même dans l'utilisation de la physiognomonie ou de l'oniromancie l'esprit scienti- fique de I'Ayurveda reprend ses droits. La Carakasamhitâ donne par exemple de la valeur pronostique des rêves annonciateurs de mort l'explication suivante : il s'agit d'hal- lucinations provoquées par les dosa qui affectent les canaux vecteurs des impressions sensorielles vers l'esprit. Ces rêves sont donc à interpréter comme des signes graves, parce que produits eux-mêmes par des troubles graves (19).

la pratique de I'Ayurveda La pratique médicale âyurvédique est elle aussi imprégnée de pensée systémique.

Son objectif général est de maintenir l'équilibre des principes vitaux responsables du bon fonctionnement de l'organisme ou de rétablir cet équilibre lorsqu'il est rompu.

Dans la pratique, I'Ayurveda privilégie la prévention en accordant une grande impor- tance au mode de vie, à l'hygiène et à la diététique, dans le but de maintenir l'équilibre du système. Au chapitre de l'hygiène corporelle, une des exigences les plus élémen- taires est celle du bain. D'après le traité de Susruta, le bain fait disparaître la somno- lence, l'échauffement et la fatigue; il combat la soif, les démangeaisons et la trans- piration; il est dépuratif, purifie les organes des sens, clarifie le sang et stimule le (( feu digestif )) (20). Quant à la diététique âyurvédique, elle est très développée et témoigne d'un grand souci d'adaptation au climat et aux populations de l'Inde. La préparation des aliments et la composition des menus font aussi l'objet de règles particulières (21). A côté des aspects préventifs, les traitements âyurvédiques les plus en vogue de

nos jours sont la parícakarma-thérapie et l'administration de remèdes à base de substances naturelles d'origine végétale, animale ou minérale.

La parícakarma-thérapie est le mode de traitement par excellence pour rétablir l'équi- libre des principes vitaux. Sous ce nom sont regroupées (( cinq mesures )) (panca-karma, prononcer pantchakarma) : la vomification, la purgation, les lavements, les prises de préparations médicamenteuses par le nez et les saignées. A côté de ces mesures prin- cipales sont utilisées d'autres techniques comme I'oléation (snehana). L'oléation passe pour détruire le vent rendu anormal et éliminer les impuretés obstruant les canaux corpo- rels. Elle consiste en l'administration de corps gras (huiles végétales, graisses animales) par voies interne et externe, pendant plusieurs jours, à des doses et suivant des fréquences qui peuvent varier d'un individu à l'autre en fonction de divers critères : saison, âge, tempérament et état de santé du patient, indications thérapeutiques, etc. (22).

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Parmi les médicaments préconisés par I'Ayurveda, ceux à base de plantes sont les plus nombreux. La médecine âyurvédique a utilisé plus de 3 O00 espèces végétales dont un bon millier entrent, sous des formes diverses, dans la composition des remèdes encore prescrits de nos jours. Les formes médicamenteuses sont variées : poudres, infusions, décoctions, macérations, électuaires, pilules, liniments, onguents.. . En dehors des préparations aqueuses, l'excipient habituel est l'huile ou le beurre clarifié (gbi), mais on utilise aussi le lait et le miel. Quant aux modes d'administration de ces remèdes, ils dépendent de la nature du médicament et/ou de la localisation du mal. Un certain nombre de préparations sont administrées par voie orale ou rectale. D'autres sont réservées à l'usage externe. A l'emploi de tous ces remèdes i l faut ajouter l'usage de caustiques, de fumigations, les régimes alimentaires, les exercices physiques et les massages (23).

La complexité des remedes âyurvéáiques L'Ayurveda n'est pas une médecine des simp/es. Les principaux remèdes à base

de plantes sont des préparations aux formules parfois très complexes. Cette complexité des compositions s'explique à la fois par les conceptions pathogéniques de I' Ayurveda, par la complexité des cas à traiter et par le souci de combiner les différents ingrédients de manière à contrebalancer, accroître ou prolonger les effets des uns par les proprié- tés des autres.

En Inde, dès avant le début de l'ère chrétienne, on a cherché à expliquer les effets des plantes sur l'organisme en fonction des théories de I'Ayurveda et à en apprécier I'eff icacité suivant leur action apparente ou supposée sur les principes vitaux, d'après les signes observés sur les patients et les résultats obtenus : telle espèce étant par exemple considérée comme (( antibilieuse )) lorsque le mal qu'elle guérit est attribué à une activité excessive de la bile. On a été ainsi amené à distinguer des plantes qui ((apaisent )) le vent, la bile et le phlegme, et d'autres qui les excitent ».

Pour justifier cette interprétation des effets thérapeutiques des substances médi- cinales, les médecins indiens ont été très tôt conduits à établir des correspondances entre les éléments du fonctionnement vital et les propriétés sensibles de ces substances telles que leur consistance, leur odeur, leur couleur et surtout leur saveur. II en est résulté une théorie des saveurs s'appliquant aussi bien aux plantes comestibles, dont l'étude relève de l'hygiène alimentaire, qu'aux végétaux et aux substances d'origine animale ou minérale à propriétés médicinales. La pharmacologie âyurvédique a pris également en considération les qualités thermiques des espèces végétales en distin- guant des plantes ((froides )) et des plantes (( chaudes )) selon la sensation qu'elles provoquent lorsqu'on les absorbe (24).

II est encore tenu compte de toutes ces conceptions dans l'élaboration des diffé- rentes préparations âyurvédiques qui sont regroupées en plusieurs catégories : extra- its, préparations à base de corps gras, produits de fermentation, etc. Avant d'être admi- nistrés ou incorporés dans un mélange, certains ingrédients, notamment des plantes toxiques comme l'aconit, doivent faire l'objet d'un traitement spécial destiné à réduire ou à éliminer leurs effets indésirables (25).

Les pâtes et les pommades, par exemple, sont généralement confectionnées avec des poudres mélangées à un liquide qui peut être de l'eau, de l'urine de vache, une

MAUDIES EJ MÉDECINE EN /ND€ SELON L>AYURVEDA

huile végétale ou du beurre clarifié, jusqu'à la consistance désirée. Les décoctions sont elles aussi préparées avec des poudres ou des plantes séchées plus ou moins fine- ment divisées. Pour une partie d'ingrédients on utilise quatre parties d'eau. Le mélange doit être réduit au quart à petit feu, en remuant fréquemment, puis refroidi et filtré. Après réduction, on peut encore ajouter quatre parties d'eau et continuer à chauffer jusqu'à nouvelle réduction au quart. En répétant plusieurs fois la même opération on obtient des extraits aqueux très concentrés. D'autres préparations nécessitent des opérations bien plus compliquées.

L'Ayurveda et la médecine occidentale Lorsqu'elle ne les a pas assimilées en les indianisant, la science indienne est restée

assez imperméable aux influences étrangères. Ainsi dans le domaine médical, beau- coup d'Indiens sont convaincus aujourd'hui encore de la supériorité de la médecine âyurvédique sur la médecine occidentale, en face de laquelle la science traditionnelle a d'ailleurs longtemps affiché l'attitude de réserve et même d'ignorance systématique qu'elle avait adoptée, quelques siècles auparavant, face à la médecine introduite par les envahisseurs musulmans.

Loin de s'effacer devant la médecine moderne, la médecine âyurvédique a connu un renouveau. Depuis l'indépendance de l'Inde, elle bénéficie même d'une recon- naissance officielle et elle continue de jouer un rôle non négligeable dans la politique de santé de l'Inde. L'étude et la pratique en sont réglementées et i l existe actuellement en Inde un grand nombre de collèges et facultés d'Ayurveda avec hôpitaux et centres de soins. En 1985, d'après des statistiques publiées par le ministère indien de la Santé, on a dénombré 97 facultés ou collèges d'Ayurveda et 23 instituts, départements et centres de recherches consacrés à cette médecine traditionnelle, ainsi que plus de 12 O00 dispensaires et 1 460 hôpitaux âyurvédiques, et on a recensé plus de 250000 prati- ciens de I'Ayurveda (26). Les théories professées par les anciens textes sanskrits sont encore à la base des enseignements dispensés aujourd'hui dans les collèges et facul- tés de médecine âyurvédique. Mais à côté des fondements doctrinaux de I'Ayurveda, on y étudie aussi l'anatomie et la physiologie modernes. D'autre part, si dans beaucoup de centres de soins et d'hôpitaux âyurvédiques l'établissement du diagnostic se fonde encore sur les caractéristiques cliniques données par les traités médicaux sanskrits, on y a aussi recours à des examens biologiques courants.

En Occident aussi, à l'heure d'une mise en question de la médecine scientifique et d'un regain de faveur pour les thérapeutiques alternatives, I'Ayurveda suscite un inté rêt croissant. Alors que la pratique médicale moderne est de plus en plus parcellisée et œuvre de spécialistes, l'approche âyurvédique a comme caractéristique de consi- dérer l'individu dans sa globalité, de limiter le recours à des médicaments chimiques et de viser au contraire à renforcer les défenses naturelles de l'organisme. Cette approche explique que le praticien de I'Ayurveda a surtout à traiter le malade et non pas la mala- die dont il souffre.

II y a déjà quelques années que des pratiques âyurvédiques (ou présentées comme telles) ont commencé à se répandre en Amérique et en Europe, notamment en Allemagne, en Italie et en France. Malheureusement, cette vulgarisation ne s'est pas

LES SCIENCES HORS D'OCCIDENT AU He SItCLE

toujours accompagnée jusqu'ici d'une réflexion critique sur l'authenticité, l'innocuité et l'efficacité de pratiques dont la presse occidentale a trop tendance à exagérer l'an- cienneté et les possibilités. Ce qui explique aussi l'attrait et la fascination que I'Ayurveda exerce aujourd'hui sur un public de plus en plus déçu par la médecine scientifique.

MALADIES ET MÉDECINE EN /NDE SELON L'AYURVEDA

NOTES ET RÉFÉRENCES

1) Sur la doctrine de I'Ayurveda voir : Filliozat, J., La doctrine classique de la médecine indienne, ses origines et ses parallèles grecs, Paris, Imprimerie Nationale, 1949. Huard, P., Bossy, J., Mazars, G., Les méde- cines de l'Asie, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 20-36. Mazars, G., (( La médecine âyurvédique )), Encyclopédie des Médecines Naturelles, Paris, Éditions Techniques, 1991, tome 11, A4, p. 6-1 I. En ce qui concerne les anciens traités médicaux sanskrits, se reporter aux traductions suivantes : Sharma, P.V., Caraka-Samhitâ (Text with english translation), Varanasi, Delhi, Chaukhambha Orientalia, 3 vol., 1981- 1985. Bhishagratna, K. K. L., An english translation of the Sushruta samhita based on original sanskrit text, Varanasi, Chowkhamba Sanskrit Series Office, 1963, 3 vol. Hilgenberg, L., Kirfel, W., Vâgbhata's Astângahrdayasamhitâ, ein altindisches Lehrbuch der Heilkunde, aus dem Sanskrit ins Deutsche über- tragen mit Einleitung, Anmerkungen und Indices, Leiden, 1941.

2) Les conditions de validité des constatations et des raisonnements qui sont à la base du diagnostic, du pronostic et du traitement ont intéressé de bonne heure les milieux de I'Ayurveda. Ainsi, la Carakasamhitâ contient un enseignement de logique destiné à guider le futur médecin dans ses raisonnements. Cette importance donnée à l'enseignement de la logique dans la pédagogie médicale atteste les préoccupa tions rationnelles des milieux médicaux de l'Inde ancienne.

3) Bertalanffy, L. von, Théorie générale des systèmes. Traduit par J.B. Chabrol, Paris, Dunod, 1973, p. 145 146. Du même auteur, voir: Les problèmes de la vie. Essai sur la pensée biologique moderne. Traduit de l'allemand par Michel Deutsch, Paris Gallimard, 1961, p. 18,29,31-32.

4) Sur cette ((force vitale )) voir: Carakasamhitâ, Sûtrasthâna (Section des aphorismes), XVII, 73-77; XXX, 9-11.

5) Susrutasamhitâ, Sârirasthâna (Section sur ce qui concerne le corps), Chapitre IX. 6) Carakasamhitâ, Sûtrasthâna, XX, 8; Nidânasthâna (Section sur les causes), IV, 9 ; Sârîrasthâna, 111,3. 7) Plusieurs auteurs, méconnaissant l'origine de ces conceptions dans la médecine indienne, se sont effor-

cés de découvrir le substratum anatomique de ces (( centres », les identifiant parfois avec les plexus sympathiques. En réalité, l'identification des cakra à des organes corporels n'est pas fondée. Les struc- tures en question ne sont nullement anatomiques mais se placent sur le plan du ((corps subtil », le sûks- masaflra, support permanent de l'individualité psychique.

8) Carakasamhitâ, Sûtrasthâna, IX, 4. 9) Mazars, G., (( Le sang et les plantes du sang dans la médecine âyurvédique », Savoirs, matériaux pour

une anthropologie des savoirs, no 1, (( Les plantes, le sang », 1988, p. 149-1 57. IO) Susrutasamhitâ, Nidânasthâna, I, 3941. 11) Stork, H., (( Principes de base des traitements psychiatriques dans I'Ayurveda », Scientia Orientalis, 16,

12) Weiss, M.G., Karma and Ayurveda », Ancient Science of Life, vol. VI, no 3, 1987, p. 129-134. 13) Levi, S., Mahâ-karmavibhanga (La grande classification des actes) et Kamavibhangopadesa (Discussion

sur le Mahâ Karmavibhanga), Paris, Ernest Leroux, 1932, p. 142. 14) Sur ces questions voir: Rosu, A., Les conceptions psychologiques dans les textes médicaux indiens,

Paris, Institut de civilisation indienne, 1978. 15) Astângahrdayasamhitâ, Sûtrasthâna, XII, 57-59. 16) Carakasamhitâ, Sârîrasthâna, 11, 17-21 ; VIII, 51. 17) Filliozat, J., ((Le Kumâratantra de Râvana », JournalAsiatique, 1935, p. 56. 18) Ibid., p. 64. 19) Filliozat, J., (( Le sommeil et les rêves selon les médecins indiens et les physiologues grecs », Journal

1979, p. 21-29.

de Psychologie, tome 40-41, 1947-1 948, p. 333.

LES SCIENCES HORS O'OCCIDENTAU He SIÈCLE

20) Susrutasamhitâ, Cikitsâsthâna (Section de thérapeutique), XXIV, 33-35. 21) Mazars, G., N La diététique âyurvédique D, Actes du colloque ((Alimentation et Médecine », Bruxelles,

22) Ojha, D. et Kurnar, A., Panchakama-therapyin Ayurveda, Varanasi, Chaukharnba Arnarabharati Prakashan,

23) Mazars, G., (( La médecine âyurvédique », Encyclopédie des Médecines Naturelles, Phytothérapie,

24) Sur ces aspects voir : Sharrna, P.V., Introduction to dravyaguna lindian pharmacology), Varanasi,

25) Ibid. p. 76. 26) (( Les médecines traditionnelles de l'Inde, actualité et perspectives », Nouvelles de l'lnde, no 291,

Archives et Bibliothèques de Belgique, 1993, p. 11-28.

1978.

Aromathérapie, Paris, Éditions Techniques, 1991, A-4, p. 14-16.

Chaukhambha Orientalia, 1976, p. 24-52.

déc.dan. 1993-94, p. 23-27.

LES SCIENCES HORS D'OCCIDENT AU XXE SIÈCLE

2 0 ~ CENTURY SCIENCES: BEYOND THE METROPOLIS

SÉRIE sous LA DIRECTION DE ROLAND WAAST

VOLUME 4

MIDECINES ET SANTI MEDICAL PRACTICES AND HEALTH

ANNE-MARIE MOULIN ÉDITEUR SCIENTIFIQUE

ORSTOM Éditions L'INSTITUT FRANÇAIS DE RECHERCHE SCIENTIFIQUE POUR LE DÉVELOPPEMENT EN COOPERATION

PARIS 1996