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ALFRED SAUVY Professeur au Collège de France MALTHUS ET LES DEUX MARX Le problème de la faim et de la guerre dans le monde 1g ÉDITIONS GONTHIER

Malthus Et Les Deux Marx_1963

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ALFRED SAUVYProfesseur au Collège de France

MALTHUS

ET

LES DEUX MARX

Le problème de la faimet de la guerredans le monde

1gÉDITIONS GONTHIER

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Bibliothèque MÉDIATIONSpubliée sous la direction de Jean-Louis FERRIER

ÉDITIONS GONTHIER© 1963 by Editions DENOEL, Paris

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S.

Illustration couverture : Jungle Doctor(Hopker, Magnum Photos)Couverture de Jean FORTIN.

Imprimé en France

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CHAPITRE I

La poudrière et le rongeur

En 25 ans, le monde a subi la plus grande transfor-mation qu'il ait jamais connue. Dans l'espace d'unegénération, sa situation a changé bien plus qu'en unsiècle de Moyen Age ou un millénaire de préhistoire.

Rien de saillant ne peut plus se produire en unpoint quelconque qui n'ait sa répercussion sur le tourde la terre. En quelques secondes, se répand une nou-velle qui peut faire tomber des gouvernements natio-naux ou ruiner des hommes placés à 10 000 kilomètresde là. Nulle autorité ne commande, nul ordre ne règlecet amas de 3 milliards d'hommes, plus différents decondition qu'ils ne l'ont jamais été, et cela au momentmême où ils sont plus proches, plus voisins que jamais.

De ce chaos, de cet enchevêtrement d'intérêts, émer-gent deux problèmes fondamentaux :

— Li' menace d'une guerre atomique qui peut, enquelques minutes, ouvrir une période de régressiondestructive, sans précédent dans l'histoire.

— La croissance rapide de la population dans lesPays les moins bien placés pour y faire face.; cettecroissance implacable crée une hypothèque, sans cessealourdie, sur les ressources de la planète et risque deprovoquer, quelque jour, une immense crise maté-rielle et morale.

Le premier problème, qui met en présence deuxgrands adversaires, les E.-U. et l'U.R.S.S. et mêmetrois avec la Chine, est assez bien connu, dans seslignes politiques essentielles.

Le second a donné lieu à une littérature foisonnante,bourgeonnante qui, malgré d'excellents ouvrages aplutôt contribué à obscurcir la question.

Nous sommes ainsi dans la situation d'un grouped'hommes qui vivraient au-dessus d'unie poudrière,s'attendant un jour ou l'autre à sauter. Mais entre

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temps, un rongeur mine lentement la construction surlaquelle ils reposent.

Or ces deux risques sont liés.

INSOUCIANCE, IGNORANCE, INTOLÉRANCE

Pour l'individu isolé, ces deux dangers peuvent fortbien être traités par l'insouciance ; le comportementde l'autruche est excusable, voire même recomman-dable, pour celui qui, ne pouvant rien faire pour seprémunir d'un danger, préfère l'ignorer et lutter contreles difficultés quotidiennes à sa mesure.

Mais, pour les groupes nationaux ou internationaux,pour le corps social, une telle attitude est voisine dusuicide. Or, plus scabreuse encore que l'ignorance estla connaissance imparfaite des données mêmes et leurdiffusion sous une forme séduisante, qui, après avoirtitillé les fibres les plus sensibles et placé les hommesen état d'intense vibration, leur administre des cal-mants, ou leur suggère des thérapeutiques contre-indiquées.

Ce qu'on appelle l'explosion démographique est sur-venu dans un monde ignorant tout de la démographie.Bannie des universités, méprisée des économistes,inconnue de « l'honnête homme a, cette science capi-tale a -dû, pendant deux siècles, vivre à l'état sauvage.Pas un adulte sur 100 n'avait, vers 1950, reçu lesrudiments les plus élémentaires de cette branchefondamentale. Et aujourd'hui encore, dans les milieuxuniversitaires, elle est considérée comme une intruse,plus que comme une personne de la grande famille.Si on lui octroie une place, c'est pour en faire unesorte de pensionnaire, de locataire et, ainsi, éviterde lui donner ses possibilités de développement.

De toutes les responsabilités qui s'ouvrent et seprennent, celle des universitaires est particulièrementlourde.

L'ÉVASION

Ne pouvant plus être ignorée, la montée du mondequi a faim, de ce Tiers Monde qui n'a rien étéjusqu'ici et qui pourrait bien un jour être tout, est

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devenue matière à spectacle ; spectacle émotif, hallu-cinant, qui, dans les ouvrages du genre, tient leshommes en haleine jusqu'au dénouement final. Celui-cise doit, naturellement, d'être sinon heureux, du moinssouleant, c'est-à-dire chargé d'anathèmes propres àsoulager la conscience.

Comme l'esprit ne peut pas rester longtemps dansune position d'inconfort et de tension, nombreux sontles moyens d'évasion à la disposition des hommes desannées 60 :

q Les uns s'évadent à l'intérieur même du petit universdont ils sont le centre, nation, régime, profession,famille, etc., estimant qu'on a bien tort de se soucierdes Canaques et des Iroquois.

»' A l'inverse, d'autres suivent en pionniers de l'espaceles premiers pas de l'astronautique ; les prolongeantavec délice et orgueil, ils voguent eux-mêmes dansl'éther. « Vous avez bien tort, m'a écrit l'un d'eux,de vous soucier de ces misérables problèmes. Il fautêtre bien attardé pour s'imaginer que le monde finicommence, alors que nous assistons au contraire auxdébuts du monde infini. Le peuplement de la terre vadevenir une question mineure, maintenant que d'autresplanètes sont à notre portée. »

Ces nouveaux astrologues sont heureux de n'avoirpas à regarder leurs pieds, heureux du moins tant quele puits n'est pas sous leurs pas. Leurs rêves sont par-fois assis sur de robustes calculs, où rien n'est oublié,à l'exception toutefois du Temps.

D'autres encore, ont confiance dans la Providence.Ce n'est plus le dieu archaïque, mais la Science, grandepourvoyeuse, qui va démolir toutes ces vues terreà terre et permettre à l'Abondance de se répandre detelle façon que le nombre des hommes devienne unedonnée secondaire.

a? Une autre évasion, classique celle-là, est le compor-tement charitable. Soulageant la conscience du richebien plus vite que la faim du pauvre, la charité est ,une attitude plus commode qu'efficace. Si d'aventure,une personne ainsi immunisée entend parler deshommes qui ont faim, elle dira ou pensera quiè-tement : a J'ai déjà donné. »

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MISÈRE DE LA PHILOSOPHIE

C'est par ce titre que Marx répondit à la « Philo-lophie de la misère » de Proud'hon. Misère des scienceshumaines, peut-on dire plutôt, en rajeunissant levocabulaire. Il ne s'agit même pas de parentes pauvres,mais souvent de proscrites, d'indésirables.

Honorée, célébrée sur les autels, la Science inspirequelques craintes aux hommes qui possèdent un certainpouvoir matériel ou spirituel. Cette ennemie de l'arbi-traire et du préjugé est une gêneuse possible. Lesmilieux politiquement très avancés, qui ont presquedivinisé la connaissance, témoignant, pour la Science,d'un respect quasi-religieux, les hommes les plus avertis,les plus brillants, les plus scrupuleux aussi dans leurdomaine propre, n'hésitent pas à aborder les sujetshumains les plus délicats, sans avoir procédé à la plusmodeste étude, sans connaître l'essentiel de ses donnéesexpérimentales. Tournant le dos à leurs principes lesplus sacrés et les plus dignes, ils s'expriment de façonpositive, de la façon la plus antiscientifique, ramassantautour d'eux les documents les plus favorables à leuropinion préconçue, de façon à consolider des vuestoutes faites. Prévention des naissances, féconditénaturelle de l'espèce humaine, démocratisation del'enseignement, progression et répartition des revenus,place des personnes âgées dans la société, autant dequestions délicates qui ont fait l'objet d'études pro-fondes, ces dernières années, modifiant sensiblementles idées que l'on pouvait se faire a priori dans cesdomaines.

Non seulement ces acquisitions ont été peu diffusées,ce qui s'explique, mais les hommes les plus pourvusd'esprit scientifique se prononcent, sans les approcher,sur les domaines qu'elles traitent.

Nul n'oserait entrer en conflit, ni même en débat,avec un cancérologue sur les épithéliomas, avec un

*physicien sur les mésons. Mais le domaine humain estun domaine public où chacun s'exprime librement,écouté selon l'élévation de sa voix ou l'assurance de sespropos, plus que d'après la profondeur de ses connais-sances. A ce jeu, les chercheurs de ces disciplines

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risquent eux-mêmes de perdre confiance. Comments'étonner dans ces conditions, que les phénomènesdémographiques soient simplement subis, alors qu'ilspourraient si facilement être prévenus ?

CE QUI EST EN DÉBAT ICI

Des deux grands problèmes du monde, la poudrièreet le rongeur, c'est le second qui est surtout traitédans cet ouvrage.

Pour bien donner l'idée du mouvement, c'est unetrès brève histoire de l'humanité, combien ramassée,qui est présentée dans une première partie. Qu'ils nese montrent pas trop surpris de la place considérabletenue dans cette épopée par les deux grands anta-gonistes.

Marx et Malthus n'ont jamais été physiquement enprésence, le premier n'ayant que 16 ans, lorsque s'estéteint le second. Et cependant leur duel dominel'histoire de l'humanité depuis plus d'un siècle. Nousallons voir constamment dressés l'un contre l'autre ceslutteurs éternels, ces frères implacables.

Non seulement la gravité du problème de la popu-lation dans le monde (le rongeur) n'est pas encoreparvenue à réaliser l'unanimité contre ce danger, maisMarx s'est aujourd'hui dédoublé, deux géants U.R.S.S.et Chine se réclamant chacun du prophète.

De sorte que cette étude du rongeur, ou plus exactement des moyens de combattre son érosion, conduitfatalement à se retrouver devant la poudrière. Onverra, en fin de cet ouvrage, comment se rejoignentles deux menaces et comment elles peuvent soit senourrir l'une et l'autre vers une folle aventure, soitl'une et l'autre disparaître, comme un mauvais rêve.

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CHAPITRE II

La multiplication de l'espèce humaine

Si étonnant que cela paraisse, les conditions de mul-tiplication de l'espèce humaine n'ont été découvertesque ces dernières années et restent ignorées du plusgrand nombre. Les travaux de Louis Henry et dePaul Vincent sur ce sujet ne sont d'ailleurs guèreplus connus aujourd'hui que l'étaient ceux de Mendelen 1880. Avant d'en parler, il faut d'abord rappeler

6 quelques notions sur la multiplication des espècesvégétales et animales.

UNE ESPACE DANS SON MILIEU

Consciente de ses propres rigueurs, la nature aentendu donner à chacun sa chance, dans la junglemeurtrière. C'est pourquoi elle a conféré à chaqueespèce un pouvoir multiplicateur surabondant, parfoisdémesuré. La fécondité naturelle de chacune dépassede loin la mortalité normale.

Cette multiplication R en roue libre » exige desconditions spécialement favorables. En fait, touteespèce se heurte à la résistance du milieu ambiant.Cette résistance peut être active (opposition d'autresespèces) ou passive (insuffisance d'éléments nutritifs).Voyons d'abord celle-ci :

La progression d'une espèce ne peut se poursuivreindéfiniment.

a) Il y a tout d'abord un plafond physique : lepoids total des éléments qui constituent le milieu,disons même le poids de la terre et de l'atmosphère,pour être très large.

b) Mais bien avant d'approcher ce plafond physique,l'espèce rencontre un plafond beaucoup plus faible, denature biochimique.

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.LA MULTIPLICATION DE L'ESPÈCE HUMAINE 11

La biomasse de l'espèce considérée ne peut jamaisreprésenter qu'une fraction de la substance totale.Cette fraction étant parfois très faible, la limite supé-rieure biochimique est très inférieure à la première.

Le mot R plafond » est peut-être trompeur, car cen'est pas un obstacle brusque sur lequel on se cogne.Le milieu inerte oppose à l'espèce une résistance deplus en plus forte et variable, du reste, selon lesannées.

Il se produit alors une diminution de la féconditéou, cas plus fréquent, une augmentation de la morta-lité. Les migrations ne donnent que des solutionsprovisoires.

Dans certaines circonstances aussi, le milieu setransforme pour diverses raisons, au désavantage del'espèce (température, climat, hydrographie, etc.).

LES TROIS FLÉAUX

Qu'il s'agisse de stérilité ou de mortalité, la multi-plication de l'espèce est freinée par trois sortesd'obstacles :

Famine, manque de subsistances.

Epidémies. Celles-ci doivent être bien distinguéesdes maladies normales et des endémies. Des épidémiespeuvent surgir à tout moment de façon accidentelle,mais l'affaiblissement résultant de la famine peutrendre l'espèce plus sensible, moins résistante.

Morts violentes. Le seul fait qu'une espèce semultiplie facilite la tâche des espèces dont elle est laproie. En outre, poussée par la faim hors de son habitatnormal, elle encourt des risques supplémentaires. Ici,c'est une résistance active du milieu ambiant.

Voyons ce cas, en nous limitant à la coexistence dedeux espèces, si fertile en paradoxes.

DEUX ESPÈCES EN CONCURRENCE

Voilà deux espèces en concurrence, soit qu'elles sedisputent la même nourriture, soit que l'une serve de

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nourriture à l'autre. Il peut arriver que cette lutteconduise à la disparition d'une des deux espèces ; maisil peut se faire aussi qu'une position d'équilibre stableexiste, comportant la coexistence durable des deuxespèces.

Prenons l'exemple si classique de l'île Juan-Fernan-dez : des chèvres lâchées dans une île se multiplientjusqu'à l'effectif permis par le croît annuel de l'herbe.

A ce moment, vous lâchez des loups dans l'île ;ceux-ci vont manger des chèvres et se multiplier àleur tour. Si l'île est plate et sans accidents, ni abris,l'espèce des chèvres va disparaître..., suivie de peupar celle des loups, dépourvus de nourriture. La mortde la dernière chèvre signifiera la mort du dernierloup. Mais, si l'île est rocheuse et si certaines partiessont d'accès difficile aux loups, lorsque les chèvresseront devenues plus rares, les loups manqueront desubsistance et diminueront à leur tour. Il s'établiraune position d'équilibre entre les deux espèces. Demême, tout gibier, toute proie qui se multiplie, parsuite de circonstances favorables, trouve moins denourriture et a, en même temps, plus de chance d'êtretuée par l'espèce prédatrice.

Il peut arriver qu'au cours d'une année la variationaccidentelle soit suffisamment forte pour faire dispa-raître l'espèce prédatrice, ou bien l'espèce proie etl'autre à sa suite. La position d'équilibre stable desdeux espèces ne peut alors plus être retrouvée sans unapport extérieur.

L'INTÉRÊT DE CHAQUE ESPACE

Dans cette étrange association, les deux parties sontsolidaires. Supposons chèvres et loups bien conscientsde leur intérêt propre, l'intérêt étant ici d'atteindre lenombre le plus élevé, de façon durable.

Voici d'abord les chèvres : Si, à côté des parcoursaccessibles aux loups, elles possèdent quelque réduitoù ceux-ci ne peuvent pas pénétrer, elles auraientintérêt à s'interdire quelque temps toute sortie, quitteà souffrir atrocement de faim, voire même à se suicideren partie. L'espèce loup disparaîtrait et la mort dudernier loup permettrait aux héroïques chèvres de se

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multiplier ensuite, jusqu'au plafond permis par lessubsistances de l'île.

Et l'intérêt des loups ? Est-il de devenir plus agilespour pouvoir forcer les chèvres dans leur réduit ? Enaucune façon. Bien au contraire, cette accession triom-phale signifierait leur disparition prochaine. En l'espèce,pourquoi les loups iraient-ils à leur perte ? Parce que,non contents de consommer leur revenu régulier, ilss'attaqueraient désormais au capital, à cette « espècecaprine », véritable machine à transformer, pour eux,le végétal en animal.

Il peut donc arriver qu'un progrès de la part del'espèce prédatrice provoque sa propre réduction, sinonsa disparition, en lui permettant de prélever sur lasource même du revenu régulier que lui assure lanature, c'est-à-dire en attaquant le « capital ».

Constitués en société consciente, les loups devraienteux aussi, faire preuve d'héroïsme : non seulement segarder de s'entraîner sportivement pour le grand assaut,mais laisser quelque temps les chèvres brouter paisi-blement et se multiplier, en ne prenant, sur leur effectif,qu'une part juste suffisante pour conserver leur propreespèce. Lorsque les chèvres auraient atteint leur effectifmaximal, celui des loups aussi pourrait devenir maxi-mal. Mais, pour rester à ce sommet, il faudrait segarder de tailler trop goulûment dans ce troupeausucculent. Au contraire, l'intérêt des loups pourraitêtre de s'entretuer ou encore d'être eux-mêmes la proied'une autre espèce.

Au point où nous en sommes, imaginons les loups,plus subtils encore, réglant leur natalité à un niveaujuste suffisant pour maintenir leur effectif. Allant plusloin encore, nous les concevons pratiquant une sorted'élevage des chèvres et s'efforçant de multiplier l'es-pèce avec laquelle ils vivent, en somme, en symbiose.Mais c'est là sortir quelque peu de l'animalité.

SI LES LOUPS ÉTAIENT HERBIVORES

Imaginons maintenant qu'au lieu de tuer et mangerles chèvres, les loups soient herbivores, tout en restantassez forts pour les chasser. Voilà une catastrophe

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pour les victimes ! Car l'espèce caprine disparaîtrait (1).Ainsi, cette espèce faible ne doit l'existence qu'al'espèce forte qui l'attaque et lui enlève la vie !

Cette situation plonge dans une série de réflexionscurieuses. Dans une société de classes, par exemple lasociété féodale, il y a pour la classe inférieure unsort plus dur encore que d'être exploitée, c'est de neplus l'être, c'est-à-dire de ne plus exister (en partiedu moins). Si le propriétaire « court-circuite » sonserviteur, en consommant directement les produits dela nature (le classique bain de lait de la princesse, les

loup loup

‘)4?

obture ."^ herbe diafit

Flc. 1. — Court-circuit de la chèvre entre le loup et l'herbe.

chasses, les chevaux, etc.), il ne l'exploite plus, maisil le prive d'existence, comme le loup priveraitl'espèce caprine de vie, en se passant d'elle pour sanourriture (2).

On en vient à concevoir que loups et chèvres neconstituent qu'une espèce unique ou plutôt qu'unorganisme vivant unique et biforme.

Sans aller à de telles conclusions, on peut imaginerles réflexions savoureuses que La Fontaine auraitpu tirer de ces vues. Le lion présidant le conseil desanimaux aurait trouvé des arguments de choix. Et le

(1) Il est question dans certains milieux de tirer le plancton dela mer et d'en extraire une subsistance pour le milliard d'hommesqui a faim. L'objection faite à ce projet est qu'il contribueraità la disparition du poisson. Celui-ci a donc intérêt à resterl'espèce proie, plutôt que d'être a court-circuité s.

(2) Cet exemple peut mener fort loin. Il permet même demontrer pourquoi la machine a multiplié le nombre des emplois,au lieu de les réduire comme le croit une tenace opinion sécu-laire. C'est parce que le riche a court-circuite » de moins enmoins le pauvre dans sa consommation.

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renard aurait ajouté non seulement : « Vous leur fîtes,seigneur, en les croquant, beaucoup d'honneur », mais« Vous leur avez rendu un fameux service. »

Ce n'est pas justifier l'exploitation de l'hommepar l'homme, comme l'a dit un naïf soviétique, maisobserver les faits, sans confondre morale et biologie.

DE L'ESPÈCE ANIMALE A L'ESPÈCE HUMAINE

La question n'est pas de savoir si, pour une espèceanimale donnée, il est préférable d'être proie ou non,c'est-à-dire d'être limitée par les morts violentes oupar la famine et les épidémies. La solution idéale seraitsans doute, pour elles, qu'une légère diminution denourriture réduise leur faculté de reproduction etqu'ainsi, l'espèce se règle constamment et sans souf-frances sur les subsistances. Mais ce n'est pas ainsi

` que la nature est disposée.C'est à l'homme qu'il appartient de s'élever au-dessus

de ces conditions et de s'évader de ces implacablesplafonds, de ces circuits meurtriers. Voyons maintenantde quel pouvoir multiplicateur la nature a dotél'espèce humaine et comment celle-ci l'a utilisé.

PEUT-ON ÉLIMINER LE FACTEUR SOCIAL `l

Biologique et social ; voilà deux facteurs bien dif-férents, dont les effets s'enchevêtrent dans un résultatqui nous laisse perplexe.

La séparation totale n'est, à vrai dire, pas possible,en particulier pour la fécondité. Il est cependantcommode de la pousser aussi loin que possible.

C'est sous ces réserves expresses que nous allonsparler de « mortalité naturelle » et de « féconditénaturelle », en nous gardant d'oublier ces précieuxguillemets qui adoucissent les prétentions.

En bref, une population « naturelle » ou « démo-graphiquement primitive » est une population livréeaux lois naturelles et qui ne sait lutter ni contre lamort, ni contre la vie.

LA MORTALITÉ « NATURELLE »

Nous supposons une population placée dans lesconditions suivantes :

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— Elle ne sait pas efficacement lutter contre lamort. Seul lui est connu le risque des accidentsviolents (percussion, blessure) d'où le souci de lesprévenir et une connaissance rudimentaire en matièred'alimentation, de vêtements et d'abri des intempéries.Ces connaissances ne distinguent pas profondémentl'homme de l'animal.

Cette espèce peut avoir recours à des procédésmédicaux, mais de très faible efficacité. Les quelquesprocédés utiles sont noyés dans une telle masse decroyances, de sortilèges, de charlatanisme, que l'actioncontre la mort est à peu près négligeable. Ce fut lasituation de toute l'humanité jusqu'au xvIIIa siècle.

— Elle est exempte de grandes catastrophes (nousverrons plus loin lesquelles).

— Elle a un minimum de ressources économiques.Ce point est plus difficile à définir et ne signifie pasque les besoins vitaux soient correctement couverts, enparticulier ceux de l'alimentation. Mais il faut biendistinguer une certaine insuffisance chronique de lafamine aiguë. La sous-alimentation n'est vraimentmeurtrière qu'au-dessous d'un certain seuil. Noussupposons la population placée au-dessus de ce seuil.

Dans ces conditions, la mortalité a naturelle » peutse mesurer par une espérance de vie à la naissancede 30 ans environ.

Cela correspond, pour une population stationnaire,à une mortalité de 33,3 p. 1 000 habitants.

Certains auteurs admettent une vie moyenne moinslongue encore, de 25 ans, voire de 20. Ces chiffresne pourraient pas être atteints de façon durable, parune population, sans risque de disparition. Certainesont disparu ainsi. Mais celles qui ont survécu, c'est-à-dire celles que nous connaissons, ont dû disposerde quelque excédent, de quelque réserve.

Pour éviter une précision inutile, disons que laa mortalité naturelle » de l'espèce humaine peut êtrede 30 à 35 décès p. 1 000 habitants.

LA FÉCONDITÉ a NATURELLE » OU FERTILITÉ

Il faut bien distinguer la fécondité physiologique

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ou fertilité et la fécondité effective ou fécondité (1).Si l'on voulait obtenir, pour une population, une

mortalité aussi faible et une fécondité aussi forte quepossible, il faudrait recourir à une sorte d'élevage,donc à des conditions très peu « naturelles », com-portant presque un esclavage d'un genre particulier.Ainsi, pour obtenir la fécondité naturelle ou fertilité,on devrait employer des moyens très artificiels. Leshommes ainsi « élevés » seraient placés dans desconditions d'hygiène idéales et la monogamie seraitremplacée par des sortes de haras. Diverses utopiesont exploité ce thème, avec cynisme ou avec naïveté.Les Nazis ont un peu exploré dans ce sens, dans unbut qualitatif. Ainsi soumise et « cultivée », une popu-lation humaine connaîtrait une multiplication rapide,comportant une multiplication par 4 ou 5 à chaquegénération.

Ce n'est là qu'une abstraction. Voyons les popu-lations telles qu'elles ont vécu.

LOIN DU MAXIMUM « NATUREL »

Comme les espèces animales, l'espèce humaine à sesmoeurs nuptiales. La promiscuité totale (Esquimaux)est l'exception et s'avère du reste peu féconde (malgrédes apparences favorables), en raison sans doute del'état sanitaire qui l'accompagne.

Des deux régimes les plus fréquents, monogamie etpolygamie, le premier est le plus fécond, surtout si leremariage des veuves est fréquent.

Prenons une population monogamique, répondantaux conditions suivantes :

— Mariage général et très tôt ; union poursuiviesans séparation des époux (ou avec remariage des veufsou des séparés).

— Mortalité normale, « naturelle », comme nousl'avons définie ; conditions sanitaires pas spécialementdéfavorables.

— Pratiques antinatales très peu fréquentes ouinefficaces.

(1) Bien noter que le terme anglais fertility doit se traduirepar fécondité et le terme fecundity par fertilité. Les interprètesappellent cela e de faux amis s.

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Dans une telle population, le nombre des naissancesdépasserait largement 60 p. 1 000 habitants. En fait,ce nombre n'est jamais atteint. Par contre, on observetrès fréquemment des taux de l'ordre de 45 p. 1 000.Dans les pays occidentaux, avant la période de contra-ception, les taux de natalité, quelque peu réduits parun âge moyen au mariage plus élevé, étaient peuinférieurs à 40 p. 1 000.

Nous pouvons admettre que la natalité d'une popu-lation « naturelle » est de l'ordre de 40 à 45 p. 1 000habitants.

Ces données, observées sur des populations qui nesavent pas contrarier la nature, sont très éloignéesde ce que donnerait une exploitation systématique desmoyens tournis par cette même nature.

POUVOIR MULTIPLICATEUR

Le monde n'a longtemps été peuplé que de popu-lations « naturelles » ou « démographiquement primi-tives ». Celles qui avaient essayé de se dérober auxlois de la nature n'avaient réussi à le faire que pourréduire leur fécondité (Grèce, Rome, diverses tribus)et y ont trouvé la fin de leur existence.

Avec une natalité de 40 à 45 p. 1 000 et une morta-lité de 30 à 35, le pouvoir multiplicateur de l'espècehumaine est de l'ordre de 1 % par an. Ce chiffre n'estqu'une indication ; les coutumes sociales et, en parti-culier, matrimoniales, peuvent le ramener à 0,5 % ouau contraire le pousser à 1,5 %.

Que des différences existent d'une race à l'autre,soit pour la fertilité, soit pour la mortalité (« natu-relle » bien entendu) n'est pas impossible. Peut-êtreun jour seront-elles connues et mesurées. Pour lemoment, nos instruments d'observation ne sont passuffisants pour en déceler l'existence. Nous pouvonsdonc parler du pouvoir multiplicateur de l'espèce.

Si faible qu'il soit (1 % environ par an), comparéà celui d'espèces animales moins évoluées, il aboutit,en quelques siècles, à des chiffres énormes.

Voici, en effet, le multiplicateur final, dans diverscas :

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0,125 % 0,5 % 1 %

1,5 %par an par an par an par an

Départ 1 1 1 1100 ans 1,13 1,64 2.7 4,43500 ans 1,84 12,1 144,7 1 710

1000 ans 3,38 146,4 20 940 3 millions2000 ans 11,4 21 440,0 439 millions 8 550 milliards

Suggestif est l'extrême étalement de cet éventail. Sila population romaine du temps d'Auguste avaitaugmenté « naturellement » pendant les deux millé-naires, elle serait passée, même au taux réduit de0,5 % par an, de quelque 50 millions à plus de1 000 milliards.

Il est inutile de s'attarder à ces chiffres extravagants.Constatons simplement que la population qui entourela Méditerranée a dû augmenter à un rythme beaucoupplus faible, disons de 0,1 %, sans chercher à préciser.

De même, la population chinoise, estimée à 70 mil-lions à l'époque du Christ et à 700 millions aujour-d'hui, n'a dû augmenter, en dix-neuf siècles, que demoins de 0,1 % par an.

Essayons de remonter plus haut encore, dans lapréhistoire, sans avoir besoin de quelque précision,ni même d'approximation.

Si effectivement, au cours du troisième millénaireavant Jésus-Christ, période bénie du néolithique, lapopulation du territoire français a (Louis-René Nougier)augmenté de 500 000 à 5 millions d'habitants ( 1 ), celane représente, pour ce millénaire faste, qu'une pro-gression de l'ordre de 0,2 à 0,3 % par an, très infé-rieure au pouvoir multiplicateur naturel.

Les exemples pourraient être multipliés. Sur unelongue durée, les populations n'ont jamais utilisé, etde loin, leur pouvoir multiplicateur. C'est donc qu'illeur est survenu quelque chose.

LES MALHEURS

Comme les migrations vers d'autres cieux n'ont pujouer qu'un rôle limité, ces populations ont dû avoir,

(I) Essai sur le peuplement préhistorique de la France, Popu-lation, avril-juin 1954.

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soit une fécondité plus faible, soit une mortalité plusforte que la population « naturelle ».

L'hypothèse d'une augmentation récente de la fer-tilité ou fécondité physiologique ne trouve aucuneconfirmation et ne résiste pas à l'examen. Il a pucertes exister des populations peu fécondes, pour desraisons diverses, dissolution des mœurs et célibat volon-taire en particulier.

De telles populations furent, du reste, l'exception.Dans les périodes préstatistiques sur lesquelles nousavons des renseignements, la fécondité était plus élevéeque dans les populations occidentales actuelles et rienne permet de penser que la fertilité ou fécondité physio-logique ait augmenté.

La lenteur de l'accroissement des populations àtravers les siècles trouve son explication essentielledans la surmortalité qui les a accablées.

A la mortalité normale « naturelle », précédemmentdécrite, s'est ajoutée une surmortalité, capricieuse,mais dévastatrice. Nous retrouvons ici les trois obstaclesdécrits plus haut pour une espèce quelconque. Puisqu'ils'agit cette fois des hommes, nous pouvons parler detrois Parques, non les trois divinités classiques, maistrois Parques, toutes trois spécialisées dans la rupturedu fil, trois Parques surmortelles : famines, épidémieset guerres ou morts violentes.

Si elles ne sont pas comptées dans la mortalité« naturelle », c'est à cause de leurs caprices, de leurintermittence. Pendant de longues périodes, les donnéesdécrites plus haut prévalent, puis c'est soudain lemalheur qui s'abat, la dévastation. Comme un accidentde voiture, elles « cassent les moyennes ».

Nous pouvons donc parler :— d'un pouvoir multiplicateur naturel, qui n'avait

jamais été atteint jusqu'ici que dans des périodes favo-rables de reprise, de reconstitution, de réparation ;

— d'une multiplication effective, beaucoup plusfaible.

Cette distinction va mieux apparaître à l'examendes conditions dans lesquelles ont vécu la plupart despopulations jusqu'à une époque assez récente.

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CHAPITRE III

La pierre sur la tête

Les populations ont divergé par leurs malheurs,beaucoup plus que par leurs conditions biologiques oumêmes sociales. Nous pouvons donc décrire la vied'une population type et transposer ce schéma à despopulations de toutes parties du monde. Ce sont lesexceptions seulement qu'il y aura lieu de signaler.

PROGRESSION NORMALE

Livrée à son pouvoir multiplicateur naturel, unepopulation a tendance à croître. Le chiffre de 1 %cité plus haut est une norme qui peut être dépassée.Un tel accroissement a été effectivement observé, sinonmesuré, au cours des périodes favorables qui suivirentles hécatombes.

Mais les trois Parques surmortelles veillent et nelaissent pas la progression se poursuivre.

LES FAMINES

Il faut éviter de confondre la sous-alimentation(appelée improprement la faim) et la famine aiguë. Lapremière est constante, son action est comprise dansles taux cités plus haut. Une population mal nourriepeut augmenter en nombre, nous le voyons tous lesjours. Par contre, la famine aiguë est irrégulière.

Pour l'Europe occidentale, la dernière famine (endehors de la guerre 1939-1945), a été observée enIrlande, en 1845. La dernière famine en France (faminevéritable et non disette) remonte à 1709.

Depuis cette date, environ neuf générations ont

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22 MALTHUS ET LES DEUX MARX

passé et le souvenir s'est estompé jusqu'à disparition.Cet oubli s'explique de deux façons :

a) Le mythe millénaire de l'âge d'or, nous fait voirle passé à travers un voile rose. Il s'est manifestédepuis la guerre, de façon infantile, à propos de la« belle époque ».

b) Avec l'apparition de l'économie monétaire, lesdisettes ont pris un aspect socio-politique, car elles semanifestent sous forme de cherté des vivres. La respon-sabilité est désormais rejetée sur le marchand, surle patron du salarié, sur le pouvoir, sur le régimesocio-politique et non sur la nature.

Considérons le Français de 1966, âgé de moins de35 ans et vivant dans une ville. En exceptant lapériode exceptionnelle de guerre, il n'a guère entenduparler d'agriculture qu'en termes d' « excédents ». Lesjournaux, la radio, relatent les révoltes des paysansdevant la mévente, les discours officiels promettent « larésorption des excédents », etc. Peut-être n'est-il pasloin de croire, le Français d'aujourd'hui, que ces excé-dents viennent d'une réduction du menu alimentaired'antan. Il ignore qu'il consomme deux fois plus deviande que son trisaïeul.

Dans une économie agricole, où les produits jouentun rôle plus grand que l'argent, la famine touchedurement le peuple et affecte directement le paysanlui-même et surtout l'ouvrier agricole. Ce graveaccident, non périodique, mais irrégulier, résulte del'insuffisance des techniques agricoles, de l'irrégularitédes saisons et de la médiocrité des transports. En voicile schéma :

Une population vit, sur sa terre, avec une techniquedonnée, presque constante. Pendant quelque temps,elle s'accroît naturellement.

Si les récoltes annuelles étaient égales, la pressiondémographique s'accroîtrait sans cesse, donnant lieu àune disette progressive et, sans doute, à de violentesluttes. En fait, le processus se déroule autrement :

Les conditions atmosphériques s'avèrent, une année,défavorables : sécheresse, par exemple, au mauvaismoment. Si la chute de récolte n'est pas trop impor-tante, la crise peut être passée, grâce aux réserves;le bétail autre que de traction est abattu, ce qui donnedes ressources en viande et en grain. Si la récolte

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LA PIERRE SUR LA TÊTE 23

suivante est encore déficitaire, la privation est dure.Il faut économiser sur tout, même sur les semences.Semé plus clair, le grain donne moins l'été suivant.Poussée par la faim, la population le récolte plus tôtqu'il n'eût fallu, diminuant encore les ressources ;même si la météorologie n'est pas particulièrementinclémente, le processus de la famine se déroule dèslors implacablement ; rien ne peut plus l'arrêter, fautede transports massifs. C'est une fois seulement la popu-lation éclaircie, que peuvent reprendre la croissanceet la prospérité relative.

Les inégalités de récoltes, d'une année à l'autre,sont beaucoup plus fortes dans les pays à techniquesommaire. Le progrès permet, non seulement deproduire plus, mais plus régulièrement. En outre, ilfournit des ressources compensatrices. Une gelée tar-dive comme celle qui a sévi en Europe occidentale,en février-mars 1956, eût entraîné autrefois unedisette extrême et sans doute une famine. Elle n'a,en fait, que ralenti la croissance de la productionagricole ; la consommation française n'a pas diminuéd'un centième.

On trouve en France, en Angleterre, etc. aux xvifet xvnta siècles des exemples d'accroissement brusqueet important de la mortalité. M. Meuvret ( I ) a montréles corrélations entre la mortalité et le prix du blé,lui-même en liaison avec les récoltes.

La question s'est posée de savoir si la famine n'étaitpas une sorte de mal nécessaire. si elle n'était pas unmode de régulation parmi d'autres, puisque, de toutesfaçons, le pouvoir multiplicateur était supérieur àtoute possibilité. Même dans les périodes les plusnovatrices, en effet, le progrès technique était beaucoupplus lent que le rythme de progression naturel de lapopulation.

ÉPIDÉMIES : PLUS TERRIBLES QUE VERDUN

Le souvenir des grandes épidémies a presque disparu,lui aussi, en Europe. Le choléra de 1854 et la grippe

(1) Voir notamment : Les crises de subsistance et de démo-graphie de la France d'ancien régime, Population n° 4, octobre-décembre 1947.

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24 MALTHUS ET LES DEUX MARX

espagnole de 1918 ne peuvent être comparés à lapeste de Marseille-Toulon en 1720-1721, par exemple,qui détruisit 60 % de la population.

Nous qui sommes émus par une épidémie bénigne degrippe ou par une poussée de poliomyélite se tradui-sant par 17 décès, avons du mal à imaginer les ravagesdes épidémies de l'époque « naturelle ».

Sans se fier aux chiffres de morts cités par leschroniqueurs du temps, on trouve des taux de morta-lité dépassant tout ce que nous avons vu, mêmependant les périodes de guerre. Pendant la peste noirede 1348, nombreuses sont les localités ou régions àavoir perdu le tiers ou la moitié de leur population.

Les épidémies ne devaient pas être sans rapportavec les famines ou la sous-alimentation chronique.L'organisme affaibli offrait moins de résistance. Undoute subsiste sur la façon dont le mal s'arrêtait, alorsque les hommes étaient loin d'être isolés. Sans doute,les survivants étaient-ils plus ou moins immunisés.

Nous disposons, pour le XVIII' siècle, de chiffres demortalité dignes de confiance. Süssmilch, par exemple,ce pasteur extraordinaire, a publié des documentsédifiants (1). Mais il n'est pas toujours facile de fairela part des deux fléaux.

De 1725 à 1726, le nombre des morts à Ravensbergest passé de 3 386 à 5 774, soit une augmentation de70 %. Cette augmentation peut ne pas sembler consi-dérable au lecteur. Rappelons cependant qu'en 1916,l'année de Verdun et de la Somme, le nombre totaldes morts, civils et militaires, a été en France de965 000 contre 700 000 en année de paix normale.L'augmentation n'a été que de 38 %, alors qu'àRavensberg, elle a été de 70 % en un an.

Et cet exemple n'a rien d'exceptionnel : Que dire,en effet, du cas de la Prusse-Lithuanie dont les décès(toujours selon Süssmilch), qui s'élevèrent en tempsnormal à 17 000 ou 18 000 par an, sont passés à 59 196en 1709 et 188 537 en 1710. Comme si aujourd'hui le

(1) a Die Göttliche Ordnung » ou « L'ordre divin s, dont lapremière édition date de 1741, est le premier traité de démo-graphie, en toutes langues. Et cependant, il n'avait jamais ététraduit en français, ni en anglais. L'institut National d'EtudesDémographiques a entrepris de le publier. L'ouvrage est souspresse.

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LA PIERRE SUR LA TÊTE 25

nombre de décès en France passait en deux ans de500 000 à 5 millions, soit la population de dix dépar-tements l

GUERRES ET VIOLENCES

Il reste à présenter cette troisième Parque, la plusconnue peut-être, mais aussi celle qui donne lieu auxconfusions les plus étendues.

Les pertes militaires proprement dites, en tués aucombat, n'ont présenté que rarement, dans l'Histoire,une importance d'ordre démographique. Le plussouvent, les auteurs citent des effectifs et des pertes trèssupérieurs à la réalité. Frappés par des récits d'épou-vante, ou instruits par des rumeurs incontrôlables, ilsreproduisent ces rumeurs ou imaginent un résultatchiffré, en accord avec elles.

Peu meurtrières en termes de combattants, lesguerres ont été, par contre, jusqu'à la période moderne,fatales aux populations civiles sur le territoire desquellesles troupes s'abattaient comme des sauterelles.

Faute d'intendance, ces troupes vivaient en désordresur le pays. Les résistances se traduisaient, même enterres supposées amies, par des destructions, des dévas-tations et des massacres. Aux guerres proprement ditess'ajoutaient d'autres violences, séditions, répressions,expulsions, massacres, banditisme armé, etc.

Selon divers auteurs, les guerres en général ont étécausées directement par la surpopulation. Cette opinionqui rencontre un grand crédit, ne résiste guère àl'examen.

Certes, dans une phase primitive, il a pu se produirede pures conquêtes, dues à la pression démographiquede territoires mal exploités. Les Angles et les Saxonsexterminent les Bretons et prennent leur place, parcequ'ils ont besoin de terres pour vivre. Mais cinq sièclesplus tard, Guillaume le Conquérant se garde bien d'untel procédé. Les Normands prennent les biens, enconservant précieusement les sujets, pour les fairetravailler.

Si les souverains avaient eu l'intention de faire laguerre au voisin pour combattre la surpopulation deleur propre territoire, ils auraient pris des terres, en

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26 MALTHUS ET LES DEUX MARX

en chassant les habitants ou en les exterminant. Partout,au contraire, ils s'emparent du territoire, avec seshabitants. Lorsque ceux-ci sont exterminés, ce n'étaitpas pour diminuer la densité démographique, maispour des raisons d'incompatibilité (religion, croisades,notamment).

Si les Anglo-Américains, les Anglo-Australiens ontexterminé les autochtones des Etats-Unis et de l'Aus-tralie, ce n'était pas pour combattre une pressiondémographique ; si ces peuplades s'étaient prêtées autravail et surtout au travail agricole, elles auraient été,elles aussi, précieusement conservées.

Il a fallu arriver en 1945, avec les accords dePotsdam, pour voir l'expulsion totale, voulue, prémé-ditée d'une population. Mais, là encore, le motif étaitmoins économique que politique.

Ainsi, il faut écarter cette idée simpliste de souve-rains guerroyant pour atténuer la pression démogra-phique de leur territoire. Par le fait même que laguerre est impérialiste, elle fait peu de cas du niveaude vie des individus. Cela ne signifie pas que lesvariations de population fussent sans rapport avec lesguerres. Après une période destructive, le souverainn'était plus en état de guerroyer. Et, une fois la popu-lation et la richesse reconstituées, il trouvait, aucontraire, de nouvelles ressources qui lui permettaientde satisfaire ses objectifs politiques.

Du reste, de même que le vent et la tempête, laguerre résulte plus d'une différence de pressions démo-graphiques que d'une pression élevée. La guerre de1914 et celle de 1940 ont été favorisées par la déca-dence démographique française, en face de la crois-sance allemande.

Enfin, l'extrême pression démographique, accompa-gnée de misère, est moins génératrice de guerre qu'unepression modérée, laissant des réserves suffisantes pourproduire les armements et les subsistances nécessaires.Les exemples sont tout près :

La deuxième guerre et ses préludes ont vu l'Italieattaquer l'Ethiopie, l'Allemagne attaquer la Pologne etle Japon la Chine. Dans les trois cas, c'est le pays demoindre pression démographique et de plus faiblenatalité qui a attaqué l'autre.

Lorsque l'impérialisme trouve autour de lui des pays

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LA PIERRE SUR LA TÊTE 27

peuplés mais peu armés, la tentation devient vraimentforte.

En tout cas, quelle que fût la cause des guerres etdes violences dans la période « naturelle », leur effetétait le même : mortalité élevée, natalité réduite,réduction de population.

En marge des trois Parques, Famine, Epidémies,Guerre, il faut ajouter un phénomène qu'une pudeursociale dérobe aux regards, même rétrospectifs : l'éli-mination des indésirables.

L'ÉLIMINATION DES INDÉSIRABLES

Toute société, même la nôtre, est tentée d'éliminer,d'une façon ou d'une autre, les êtres gênants. Il peuten résulter une mortalité plus élevée et parfois unemoindre fécondité.

Les sociétés primitives, qui éliminent les vieillardsne rentrent pas dans ce cas, car il n'en résulte pas dediminution durable de la population. C'est seulementquand les éliminés sont en âge de procréer que l'équi-libre démographique est affecté par de telles opérations.

Les moyens les plus classiques sont l'avortement etl'infanticide, soit clandestins, soit en accord avec lesautorités. L'avortement est actuellement admis en diverspays. Mais l'infanticide ayant un caractère criminel,les sociétés préfèrent dégager leur responsabilité etmettre leur conscience à l'abri.

Un biais a été trouvé, à diverses époques, par lemoyen de l' « exposition ». Si l'enfant mourait, c'estque les dieux l'avaient voulu. En mettant dans leur jeuune complicité aussi élevée, les hommes apaisaientfacilement leur conscience. Ils parachevaient cettesérénité en acceptant facilement les légendes relativesaux enfants qui, ayant survécu, avaient été promus auxplus hautes destinées.

Ce temps est-il si loin ? Au xVIII° siècle (avecséquelles au xix° et même au xx° siècle), la sociétéavait trouvé le moyen d'éliminer un grand nombred'hommes, sans leur retirer volontairement la vie ; lesenfants trouvés étaient transportés et recueillis dansdes hôpitaux, dans des conditions telles que la morta-

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lité atteignait la majorité d'entre eux. Par ce moyendétourné, personne n'avait de sang sur les mains.

Tout près de nous, on peut rappeler le meurtre decet enfant infirme à Liège en 1962, qui, non seulementa donné lieu à acquittement des meurtriers, maisa provoqué de violentes manifestations de sympathie.Quelle que soit l'opinion que chacun puisse avoir surce cas, on peut voir, dans ces attitudes, une aspirationprofonde à l'élimination des indésirables.

Une autre élimination, moins consciente encore, s'estlongtemps pratiquée sur les asociaux. Ceux qui nepouvaient s'accrocher au système économique, moral,etc., risquaient fort l'élimination.

Survolons, par exemple, la France de l'ancienrégime. Sous les exactions fiscales, militaires et autres,en raison de leurs infirmités aussi, des hommes« décrochaient », devenant mendiants, vagabonds, bri-gands, etc. ( 1 ). Rien qu'à Paris, le nombre des nonclassés était encore évalué à 100 000 vers 1900, appelée,par ironie peut-être, « la belle époque ». Les maladies,l'inconfort, la séparation des sexes, entraînaient uneénorme mortalité, infantile notamment et une certainestérilité. Ainsi se trouvait éliminée une partie de lapopulation, celle qui, selon les dirigeants, ne voulaitpas travailler.

Nombreux, certes, étaient, chez les dirigeants, ceuxqui entendaient utiliser ces déchets sociaux. Despremiers Capétiens à Louis XVI et même à Poincaré,on ne compte pas les édits interdisant et réprimant lamendicité. La plupart des auteurs bien pensants recon-naissaient la vanité de la répression pure et parlaientde faire défricher de nouvelles terres par ces exclus.C'est la vanité de ces efforts qui permet d'employerl'expression « indésirables » et de dire que la sociétéles éliminait par des moyens indirects, sans que lesautorités parussent encourir aucune responsabilité,devant Dieu, ni devant les hommes.

Quant aux malfaiteurs, aux déments, etc., ils subis-saient une élimination non certes volontaire et systé-matique, mais plus directe. La société n'était pas enétat d'incarcérer tous ceux qui la mettaient en danger

(1) On trouvera, sur cette question, une riche documentationdans Histoire du vagabondage, par A. Vexliard.

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LA PIERRE SUR LA TÊTE 29

en enfreignant ses lois ou en manifestant des actes dedéraison.

Sans aller certes jusqu'à la chambre à gaz des Nazis,le système répressif, les mauvais traitements faisaientleur oeuvre. Nous sommes d'autant plus mal renseignésque ces procédés ne faisaient pas l'objet d'une largepublicité.

En cette matière délicate, il n'y a pas de pleinefranchise sociale.

LE PLAFOND NATUREL DE L'ESPÈCE HUMAINE

Sans progrès technique appréciable, les populationshumaines « naturelles » ne peuvent, pas plus que lesespèces animales, dépasser un certain plafond que leurimposent la nature et la technique.

Le caractère propre des populations humaines natu-relles est qu'elles sont, par les guerres, victimes d'elles-mêmes, tandis que les espèces animales ne sont, engénéral, victimes que d'autres espèces.

Ce plafond naturel n'est pas une limite infranchis-sable. La population oscille autour de cette limite, enprogressant lentement, grâce à sa capacité de multi-plication, puis en retombant brusquement, comme lerocher de Sisyphe, à la suite de quelque malheur.

Certaines disparaissent totalement. D'autres pro-gressent.

Ce plafond naturel qui pèse sur l'espèce humaine,peut être relevé par une adaptation de l'homme aumilieu, par une meilleure maîtrise de la nature.

De César ou même de Théodose à la France duxvu° siècle, la population du territoire français a dûpasser de 1 à 4 ou 5. Cette augmentation a été permisepar le progrès économique, car la production d'alimentsa dû augmenter à peu près dans les mêmes proportions.Cela correspond à un rythme moyen inférieur à1 p. 1 000. Mais ce résultat final recouvre des variationsconsidérables : progrès du xui° siècle, recul au xiv°,reprise au xv° suivie d'une rechute au XVI° ; nouvellemontée au xvii° suivie des désastres de la fin du règnede Louis XIV.

Chaque retombée est de caractère accidentel, maisl'ensemble traduit bien une loi. Sisyphe, tout innocent

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30 MALTHUS ET LES DEUX MARX?

qu'il soit cette fois, pousse son rocher et le voit'constamment redescendre.

LA CATASTROPHE NÉCESSAIRE

Elle semble bien sotte, cette humanité, de ne pasréagir contre ce pouvoir multiplicateur, qui n'a decorrectif que dans les catastrophes.

Quelques-uns ont effectivement réagi, soit par descoutumes matrimoniales ou moeurs, propres à réduirela fécondité, soit par des manoeuvres abortives, soitpar l'infanticide ou l'exposition des enfants. Ces pro-cédés ont, la plupart du temps, abouti à des catas-trophes plus dures encore que celles que l'on voulaitéviter : les Indiens des Etats-Unis et du Canada, peuprolifiques, ont été submergés et à peu près exter-minés. La Grèce, Rome, Venise, etc. ont connu detragiques effondrements.

Dans la plupart des populations « naturelles », l'im-puissance à lutter contre la mort poussait au contraire,par un réflexe exacerbé, à préférer une pressiondémographique constante à un relâchement fatal. C'estpourquoi les religions exaltent partout le culte de lafécondité. C'est pourquoi aussi, nous le verrons, laprévention des naissances cause, à ses débuts, tantd'appréhension, voire de terreur, dans des populationspeu évoluées, alors même que la mort a déjà com-mencé à reculer.

Telles sont les conditions au cours desquelles a vécul'humanité pendant des centaines de milliers d'années

Mais voilà qu'un jour, la pierre a été soulevée.Révolution médicale et révolution économique vontdétruire des équilibres durables et des civilisations bien 'assises sur les lois naturelles.

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CHAPITRE IV

La pierre se soulève

Ainsi, pendant des millénaires et des dizaines demillénaires, l'homme a lutté, progressant sur bien desfronts, sauf celui de la Mort. Il a découvert le feu,la culture, le tissage, le bronze, le fer, construit lesPyramides, l'Acropole, Angkor, Notre-Dame ; il maî-trise les animaux, traverse les mers, charme les sensmais ne sait pas prolonger sa vie au-delà des limitesimplacables qui lui ont été assignées.

Si la population a augmenté, avec une extrêmelenteur d'ailleurs, c'est seulement grâce aux progrèstechniques qui arrachent à la terre un peu plus denourriture. Mais la Mort n'a pas reculé d'un pas.

LE RÔLE DE PROMÉTHÉE

Au xvie siècle, la vie moyenne de l'homme esttoujours d'une trentaine d'années, dans les périodessans catastrophe. Imaginons à ce moment un obser-vateur méticuleux et infatigable, qui n'aurait eu d'autretâche que de mesurer cette longévité depuis la créationdu monde : un autre siècle, un autre millénaire, uneautre centaine de milliers d'années vont sans doutes'inscrire à la suite, laissant intacte sa tâche qui seraitfastidieuse, sans les troubles accidentels (famines,épidémies, guerres) qui apportent quelque variété danscette monotonie.

Sautons quatre siècles : En 1966, nous trouvonspour divers pays, une vie moyenne hors de propor-tion avec la norme antérieure. 70 ans au lieu de 30.Que s'est-il passé ? Prométhée a dû dérober sinon lefeu du ciel, du moins quelques secrets bien cachés.

Et à quel moment s'est placée l'entrée en mou-vement ?

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32 MALTHUS ET LES DEUX MARX

LES MOYENS D'APPROCHE

Pour suivre la marche du temps, nous pouvonsprocéder de deux façons :

a) Observer simplement les résultats, c'est-à-dire lesstatistiques de mortalité et, en particulier, l'allongementeffectif de la vie moyenne des hommes.

b) Nous attacher aux causes de mortalité ou, plusexactement, aux facteurs susceptibles de la faire dimi-nuer, c'est-à-dire :

— médecine préventive et thérapeutique,— hygiène, conditions de vie,— niveau économique et en particulier alimentation.

LES RÉSULTATS

Pour suivre la marche du phénomène sur les seulsrésultats, nous rencontrons deux difficultés :

a) Il faut bien distinguer la mortalité normale,longtemps à peu près constante et la mortalité acci-dentelle, comme nous l'avons précisé aux chapitresII et III. Des confusions fréquentes sont commisessur ce point.

b) Les statistiques de mortalité ne remontent guèrequ'au xvute siècle.

Si l'homme heureux n'a pas de chemise, l'homme« naturel » n'a pas de statistique. L'idée de compterles morts et de les mettre en formules est venue à peuprès à la même époque que l'idée de lutter vraimentcontre la mort. Coïncidence nullement fortuite.

ÉTAT CIVIL ET TABLES DE MORTALITÉ

Depuis le xviii' siècle, le recul de la mort estcontinu tant pour la mortalité « normale » que pourla surmortalité accidentelle, réserve faite pour lespériodes de guerre.

Faut-il donc placer au xvine le soulèvement de lapierre ? Ce n'est pas certain ; il a pu commencer unpeu plus tôt.

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LA PIERRE SE SOULÈVE 33

Les premières tables de mortalité ont été dresséesun siècle avant le triomphe de l'inoculation : C'estJohn Graunt qui eut, en 1662, l'idée, vraiment sacri-lège, de compter les morts et de les mettre en sta-tistique. Cependant, pas plus sa table que celle deHalley ne nous permettent de juger s'il y a eu, dès lexvite siècle, un allongement de la vie, en périodenormale.

La surmortalité accidentelle n'est pas moins difficileà mesurer. Sans doute lors des grandes épidémies,disposons-nous de documents ; mais leur précision esttrès contestable.

Tout ce que nous savons, c'est que le xviii° a vu,aussi, un recul de la surmortalité : la dernière grandepeste en France est celle de Toulon en 1721, ladernière famine véritable est celle de 1709.

Le grand travail de dépouillement des registresparoissiaux (L. Henry) nous permettra un jour depénétrer les secrets si bien gardés de la mort.

LES GÉNÉALOGIES

Par ce moyen, nous n'avons de renseignements quesur les classes supérieures de la société. C'est peut-être un avantage de pouvoir les isoler, car nous élimi-nons ainsi le facteur économique, ce qui permet dedégager l'influence de la médecine et de l'hygiène.

Cependant, comme les enfants et surtout les enfantsen bas âge sont souvent omis dans de tels documents,ce n'est guère que la mortalité adulte que l'on peutsuivre par ce moyen.

Le résultat le plus en vue est celui obtenu par Sigis-mund Peller sur les familles régnantes. Il constateune amélioration, dès le xvll° siècle. Voici, pour1 000 personnes vivant à 15 ans, le nombre de survi-vants à divers âges :

Période à 50 ans à 70 ans

1480-1579 444 77,51580-1679 416 1201680-1779 548 1931780-1879 728 352

2

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34 MALTHUS ET LES DEUX MARX

Traduisons cela en « espérance de vie à la nais-sance » ou vie moyenne, d'après les tables types desNations-Unies :

d'après le décès de15 à 70 ans 15 à 50 ans

1480-1579 25 ans 21 ans1580-1679 22 ans 1/2 26 ans

1680-1779 31 ans 32 ans 1/2

1780-1879 46 ans 45 ans

Les résultats des deux premières lignes sont contra-dictoires et peu probants. L'échantillon doit être tropréduit. Par contre, les progrès pour les deux dernièresépoques sont très nets.

L'étude sur les ducs et pairs français (1) est beaucoupmoins concluante. Dans les familles bourgeoises deGenève (2 ), l'espérance de vie à 20 ans n'a que trèslégèrement augmenté avant le xvur a siècle. Quant auxfamilles ducales d'Angleterre, la forte augmentationconstatée (32,7 ans en 1680-1729 à 42,0 en 1730-1779)paraît quelque peu anormale et se place d'ailleurs déjàau XVIII' siècle.

En résumé, si le recul de la mort est certain à partirde la seconde moitié du xvrira, il subsiste un doute pourle xvire. Sans doute a-t-il bénéficié d'une très légère amé-lioration. Mais ce siècle qui eut tant d'éclat est encoreétonnamment obscur.

Quelques mots maintenant sur l'évolution et l'influencepossible de la médecine.

MÉDECINE SANS EFFICACITÉ

Jusque vers le milieu du xvrn° siècle, l'efficacité dela médecine peut être tenue pour à peu près nulle, dumoins contre la mortalité.

Pour montrer le fossé qui sépare la médecine mo-derne de l'ancienne, il y a un excellent témoin : Fran-çois Quesnay a été à la fois médecin à la cour et éco-nomiste, fondateur de la physiocratie.

Or, malgré les profonds changements survenus dansle passage de la féodalité au capitalisme de l'ère ato-

(1) Population, octobre-décembre 1960 no 5.(2) Anciennes familles genevoises. Etude Démographique par

L. HENRY. Cahier no 26. 1956.

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LA PIERRE SE SOULÈVE 35

mique, les économistes trouvent encore d'utiles ensei-gnements chez Quesnay. La méthode Léontief deséchanges intersecteurs, qui va peu à peu bouleversernotre économie, est en germe dans « le Tableau éco-nomique s.

Au contraire, bien que le corps humain et la nature,humaine en général soient restés ce qu'ils étaient, aucunmédecin n'ira prendre aujourd'hui la moindre idée dansles ouvrages de Quesnay : La gangrène, la saignée, etc.Personne ne songe à les rééditer, fût-ce à titre de curio-sité.

Les médecins étaient-ils donc si ignorants ? Assuré-ment non. Ils en savaient plus au xviue siècle qu'Hip-pocrate ou que les guérisseurs du Moyen Age. L'ana-tomie avait fait, avec Vésale et d'autres, des progrèsconsidérables ; la circulation du sang était connuedepuis Harvey (1628).

Mais ces connaissances sont demeurées à peu prèsinutiles, faute de diagnostic correct et, à plus forte rai-son, de thérapeutique. Les maladies, même non micro-biennes, n'étaient pas identifiées. Au temps de Molière,on en était resté aux humeurs peccantes du Moyen Ageet à une thérapeutique difficilement imaginable par unillettré d'aujourd'hui.

Parmi tant d'exemples citons celui-ci (1) :Guy Patin, doyen de la Faculté de médecine de

Paris, se vante d'avoir saigné treize fois en quinze joursun enfant de sept ans atteint de pleurésie. Il n'est passurprenant que les résultats soient nuls, sinon négatifs,et l'on comprend les railleries de Molière, les innom-brables anecdotes sur le médecin peuplant le cimetière,et les vers de Boileau :

« Il compterait plutôt combien, en un printemps,Guénault et l'antimoine ont fait mourir de gens. »

Faut-il donc tirer un trait sur toute la médecine pré-jennerienne ? Evidemment non.

Il y avait, dans la thérapeutique et surtout dans lapharmacopée traditionnelles, quelques méthodes ouproduits tenus encore aujourd'hui pour efficaces :

(I) Sur ce sujet, le lecteur peut consulter avec fruit et intérêtl'ouvrage du Dr. E. MAY : La Médecine, son passé, son présent,son avenir.

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l'opium hippocratique, la scille, la belladone, la jus-quiame, connues dès l'Antiquité. D'autres, comme laquinine, étaient beaucoup plus récents.

Mais par contre, beaucoup d'autres remèdes et médi-cations devaient aggraver le mal plutôt que l'apaiser.

Des conceptions a priori, imprégnées de spiritua-lisme, voire de magie, ont longtemps condamné lesrecherches à l'impuissance. Pour Descartes, les

esprits » sont encore « les parties les plus vives et lesplus subtiles du sang que la chaleur a raréfiées dansle coeur ». Au xix" siècle encore, Broussais refuse dereconnaître la spécificité des maladies, et semble croire,en somme, au Mal, avec majuscule.

L'INOCULATION ET JENNER

Une innovation sensationnelle a été l'emploi de l'ino-culation. La petite vérole était encore, au xvr" unfléau redouté, causant de 5 à 10 % des décès.

L'inoculation est venue d'Orient, importée de Tur-quie, et sans doute de plus loin. Une fois de plus, l'Eu-ropéen a manifesté son aptitude à tirer parti de décou-vertes antérieures mal exploitées.

La grande querelle sur l'inoculation a duré environune génération, opposant progressistes et traditionnels.Inoculer le mal, idée diabolique qui dépassait l'entende-ment et s'opposait à toute morale. Avec ce procédé,c'est tout l'esprit de la démocratie (à l'occidentale) quia triomphé : laisser pénétrer son adversaire, de façonà apprendre à réagir contre lui. Ne nous étonnons doncpas que la question ait soulevé les plus vives passions.Des ouvrages entiers ont été édités pour ou contre l'ino-culation, y compris un poème comparable à l'Enéide(en dimension, non en qualité).

Il appartenait à Jenner d'améliorer le procédé, parl'emploi du vaccin. Ce fut la première grande victoirecontre la mort. Mais dès le milieu du xvIII" siècle, agermé l'idée, plutôt sacrilège, de lutter contre la mort.

LES CAUSES PREMIÈRES

Arrêtons-nous un moment ici : La pierre est soule-vée. Pourquoi cette victoire, après tant et tant dedéfaites ou plutôt de résignation ?

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LA PIERRE SE SOULÉVE 37

Que le point de départ se trouve au xviii' siècle ouun peu plus tôt, la cause fondamentale doit être placéedans ce xvie qui, en cherchant sa voie dans le lointainpassé, a préparé un total renouveau.

Jusqu'à ce moment, pour commander la nature,l'homme essayait de s'adresser plus haut et comptaitsur les dieux. Dans un esprit sacrilège, il a entreprisun jour de passer lui-même ses ordres à la nature et,pour cela, d'étudier ses lois. Du jour où est né le recourssec, systématique, à l'expérience, un âge nouveau com-mençait.

Pour qui connaît les difficultés actuelles de l'expéri-mentation en médecine et en pharmacie, on peut ima-giner la masse des obstacles qu'il fallait vaincre.

Ce renversement d'attitude ne pouvait donc donnerde fruits que progressivement. La magie n'a pas cédéd'un coup et dure même encore. Mais un mécanismeimplacable, la recherche scientifique, était désormaisdéclenché, pour le mieux ou pour le pire, ici pour lemieux.

S'il fallait marquer par une date le soulèvement dela pierre millénaire, on choisirait 1796, année où Jennervaccina le jeune Phipps âgé de 8 ans ou encore l'année1798 où il publia le résultat de ses recherches sous letitre bien modeste : « Une enquête sur les causes eteffets de la vaccination de la variole... connue sous lenom de cow-pox. »

Mais, en cette même année 1798 où se soulevait lapierre, paraissait un autre ouvrage, sous le titre « Essaisur la loi de la population », d'un jeune pasteur inconnu,appelé Malthus.

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CHAPITRE V

Premier duel de Marx contre Malthus

Des kilomètres de lignes ont été imprimées sur Mal-thus : son nom n'est ignoré d'aucune personne dequelque culture et cependant très peu de gens saventce qu'il a dit et surtout se doutent des raisons qui ontprovoqué contre lui les violentes réactions dont cer-taines durent encore.

Il y avait eu, avant Malthus, des « malthusiens »,notamment en Angleterre et en Italie, sans qu'aucunfît scandale ; aucun anathème, non plus, contre Auxi-ron qui, par peur du surpeuplement, préconisait, au)(vin* siècle, le célibat. La novation fut que Malthusposait sa doctrine en terme de lutte de classes.

Comme nous sommes au cour du sujet socio-politi-que, il faut dire quelques mots d'abord de l'attitudegénérale des souverains, et des classes dirigeantes, vis-à-vis du nombre des hommes.

LA DOMINATION ABSOLUE

Tant que le dominant, quel qu'il soit, a l'autoritéabsolu sur ses sujets, ses serviteurs, ses possessions,etc., sans en avoir de charges, il souhaite l'accroisse-ment de leur nombre. Cette loi universelle se vérifieaussi bien pour un propriétaire foncier, un esclava-giste, ou un souverain que pour un père de familleou un collectionneur de disques.

Multiplier le nombre des sujets a été la préoccupa-tion constante des rois et des classes dirigeantes, tantque leur domination a été absolue, c'est-à-dire que lessujets n'ont eu aucun droit. Cette conception, déjàexprimée par Jean Bodin : « Il n'est de force ni derichesse que d'hommes » a été explicitée de la façonla plus franche par Turmeau de la Morandière, gentil-

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PREMIER DUEL DE MARX CONTRE MALTHUS 39

homme du xvllle siècle, lorsqu'il écrivit : « Il fautmultiplier les sujets et les bestiaux. » Ce synique pres-que naïf ne faisait qu'exprimer ce que toute la classedirigeante disait ou pensait, sous une forme plus habil-lée. Et lorsqu'il ajoutait : « Ils travailleront et nousjouirons », il restait dans la même droiture.

LA DOMINATION RELATIVE

Mais, lorsque le dominant n'a plus l'autorité abso-lue, qu'il a quelques devoirs envers les dominés, c'est-à-dire que ceux-ci ont quelques droits ou quand leurseule existence impose des charges inévitables, lapopulation supplémentaire risque de coûter au domi-nant plus qu'elle ne lui rapporte.

Qu'il soit propriétaire foncier, esclavagiste, souve-rain, père de famille ou collectionneur, sa positiondevient alors plus nuancée. Le collectionneur réduitses recherches s'il manque de place ; le père de familledevient plus prévoyant si les enfants doivent être ins-truits ; la classe dominante regarde avec plus d'inquié-tude l'accroissement du nombre des dominés.

C'est ce qui arriva en Angleterre à la fin du XVIIIesiècle. La loi des pauvres, instituée en 1601 par Éli-sabeth, avait été ranimée au )(vin e siècle, le « Speenhamland system », instituant une allocation aux pau-vres, indexée sur le prix du pain. C'était plutôt unensemble de lois qu'une loi unique. La charité étantremplacée par l'obligation pour le riche, le droit pourle pauvre, c'était l'avènement de la domination rela-tive.

La loi des pauvres coûtait de plus en plus cher ;d'un million de livres en 1770, la charge était passée à4 millions en 1800. C'était peu en regard de la for-tune de la classe aisée, mais suffisant pour l'inquiéter.

La réponse ne se fit pas attendre. Townsend déjàs'inquiète. Combattant l'application de la loi des pau-vres, il préconise, comme La Morandière en France,le retour de ces « paresseux » à une condition ser-vile. La faim est, pour lui, un puissant moteur.

Mais réduire leur nombre devient en outre néces-saire :

Les nations peuvent, pendant un certain temps,

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40 MALTHUS ET LES DEUX MARX

accroître leur nombre au-delà de la juste proportionde leurs subsistances, mais elles abaisseront dans lamême proportion l'aisance et le bien-être des plusfortunés. » (1)

On ne saurait être plus clair : dès lors que la domi-nation n'était plus absolue, limiter le nombre desnaissances devenait avantageux pour la classe domi-nante.

En France, où n'existait pas la loi des pauvres, lesévénements se passèrent autrement. De tous lesauteurs, une centaine au moins, qui ont étudié le pro-blème de la mendicité, pas un seul n'a proposé unelimitation des naissances pour réduire la misère.

Townsend n'est pas efficace dans ses incantations,mais il annonce Malthus. L'heure du grand prophètea sonné. Le débat qu'il soulève pour deux siècles vas'avérer d'une exceptionnelle... fécondité.

AU BANQUET DE LA VIE

Peu d'hommes, répétons-le, sont à la fois aussiconnus et aussi mal connus que Malthus. Son mériteprincipal est d'avoir étudié avec soin la biologie del'espèce humaine, son pouvoir multiplicateur, sur lequelon n'avait encore que des idées assez vagues. Le dou-blement en 25 ans dont il parle est certes fort exces-sif pour son temps. Mais Malthus est inspiré par Fran-klin et par la jeune population américaine, constam-ment accrue et rajeunie par l'immigration.

Si sa mise au point biologique est de premier ordre,par contre, ce pasteur patricien, soucieux du bonheurdes hommes, l'est surtout de sa classe sociale. Lapremière édition de « l'Essai sur la loi de population »,parue en 1798, nous met au coeur du sujet, avec lafameuse phrase du banquet :

« Un homme qui est né dans un monde déjà pos-sédé, s'il ne lui est pas possible d'obtenir de ses parentsles subsistances qu'il peut justement leur demander, et sila société n'a nul besoin de son travail, n'a aucun droitde réclamer la moindre part de nourriture, et, en réalité,il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n'y a

(1) A dissertation on the poor Laws, 1787 (cité par Schoene).

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point de couvert vacant pour lui; elle lui ordonne des'en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre sonordre à exécution, s'il ne peut recourir à la compassionde quelques convives du banquet. Si ceux-ci se serrentpour lui faire place, d'autres intrus se présentent aus-sitôt, réclamant les mêmes faveurs. La nouvelle qu'ily a des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit lasalle de nombreux postulants. L'ordre et l'harmonie dufestin sont troublés, l'abondance qui régnait précédem-ment se change en disette, et la joie des convives estanéantie par le spectacle de la misère et de la pénuriequi sévissent dans toutes les parties de la salle, et parles clameurs importunes de ceux qui sont, à juste titre,furieux de ne pas trouver les aliments qu'on leur avaitfait espérer. »

L'allusion à la loi des pauvres est claire.Cette phrase, où l'égoïsme de classe se manifestait de

façon aussi brutale, provoqua de si violentes réactions,que Malthus fut amené à la supprimer dans l'éditionsuivante. Mais le mal était fait et pour longtemps.Désormais, le problème avait quitté le domaine de laraison pour entrer dans celui, plus animé, des passions.

Les socialistes devaient tous, pendant longtemps, seprononcer contre Malthus, instinctivement, spontané-ment, et, du même coup, contre la limitation des nais-sances. Si peu connu qu'il soit aujourd'hui, l'apologuehistorique du banquet pèse encore lourdement sur ledestin de l'humanité.

LES RÉACTIONS

L'essai de Malthus ne resta certes pas inaperçu. Lefameux pasteur économiste eut des disciples ardents etdes adversaires acharnés. Les disciples furent les unsraisonnables (la plupart des économistes classiques fran-çais, de J.-B. Say à Garnier) ; les autres passionnés, telce Marcus, qui préconisait l'asphyxie d'une partie desnouveau-nés.

Très différents furent aussi ses adversaires. Godwin,pasteur comme Malthus, à ses débuts du moins, etéconomiste lui aussi, alla jusqu'à dire en 1820 qu'avec

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les techniques agricoles du moment, la terre pourraitnourrir 9 milliards d'hommes (1).

Indignés, les socialistes se dressèrent contre Malthus,notamment Richard Owen, le célèbre réformateur quise proclamait « le favori de l'Univers D. Tant que laterre ne sera pas cultivée comme un jardin, disait-il,il ne faudra pas parler de surpopulation.

Les autres socialistes de la première moitié du XIXe,Fourier, Proudhon, etc., eurent des réactions sembla-bles, toutes assises sur un robuste fond optimiste.

Ce qui souligne le caractère passionné des vues socia-listes sur le sujet, c'est l'attitude de doctrinaires commeLouis Blanc, qui s'en prend directement à Malthus,sans construire aucune théorie de la population nimême réfuter vraiment les arguments malthusiens.

PLUS LOIN DE L'ANIMAL

Fourier part également d'une idée préconçue. Lesfacultés prolifiques de l'homme peuvent être limitées patla suralimentation, ou même par l'alimentation ration-nelle et raffinée, qu'il appelle gastrosophie.

Eperdument désireux de montrer que la fécondité vadiminuer pour des raisons physiologiques, Fourieraffirme que les femmes seront, avec le progrès, plusrobustes et plus stériles.

Cette idée, suggérée par la nature même, qui nousprésente des êtres inférieurs multipares et des qua-drupèdes unipares, confond le social et le biologique.

Doubleday, dans « The true law of population »(1841), dit que la suralimentation est un correctif del'exubérance. Une population largement nourrie tendà devenir stationnaire. La pléthore entraîne l'affaiblisse-ment des qualités prolifiques, alors que le prolétaire,comme son nom l'indique...

Spencer dit qu'à chaque degré supérieur d'évolutioncorrespond un degré moindre de fécondité. Donc l'in-dividualisme réduit les forces prolifiques.

Ces idées, reprises de nos jours par l'esprit géné-reux qu'est J. de Castro, sont démenties par l'expérience

(1) Recherches sur la population, édition française 1821,p. 212.

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PREMIER DUEL DE MARX CONTRE MALTHUS 43

(voir p. 139). Si les populations évoluées ont moinsd'enfants, c'est parce qu'elles les refusent.

Confondant lui aussi le social et le physiologique,)Proudhon admet que la civilisation exercera uneinfluence modératrice sur « l'instinct reproducteur ». Ceserait, en somme, préconiser le néomalthusianisme, s'ilallait au fond de son idée. Mais il s'en garde. Il tientmême tant à contredire la base la plus solide de Mal-thus, c'est-à-dire le pouvoir multiplicateur de l'homme,qu'il se livre à un calcul effarant.

LE RÊVE DE PROUDHON

Voulant prouver arithmétiquement que la surpopu-lation, même à l'avenir, n'est qu'un fantôme, il entendprocéder à un raisonnement rigoureux ( 1 ) : un ménagefécond donne le jour à 5 enfants en moyenne. Maiscompte tenu de la mortalité, de la stérilité, du célibat,etc., seulement 0,5 parviennent à l'âge de procréer et semarient.

Dans la terminologie moderne, nous dirions que letaux brut de reproduction est de 2,5 et le taux net de0,25, de sorte qu'une telle population serait en voied'extinction rapide. A ce rythme, la France n'auraitaujourd'hui que 300 000 habitants.

Mais, de ces chiffres, Proudhon tire une tout autreconclusion. Il ajoute en effet : « La population n'aug-mentant ainsi que d'un dixième par chaque périoded'environ 30 ans, le doublement aurait lieu en troissiècles. »

Confondre une survie de 10 sur 100 avec un accrois-sement de 10 %, c'est vraiment fort. Misère de laphilosophie ou misère de l'arithmétique ?

Il ne peut s'agir de mauvaise foi. Mais tout doctri-naire accueille facilement les chiffres qui vont dans sesvues. Cette augmentation de 10 % en une générationlibère Proudhon d'un gros poids, car il n'est plus obligéde rendre raison à Malthus et à ses égoïstes disciples.C'est pourquoi il accueille, sans hésiter, ce chiffre bien-veillant.

(1) Voir : A propos d'un calcul démographique de Proudhon,Population, avril-juin 1959, p. 357.

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Pourquoi commet-il une telle erreur ? Parce que sesidées étant toutes faites, il méprise les faits.

Cet épisode de Proudhon, nous le retrouvons cons-tamment de nos jours, surtout dans les vues de biendes socialistes français. Alors que leurs collègues scan-dinaves et même germains étudient avec soin les cho-ses qu'ils désirent traiter, les nôtres se laissent empor-ter par leur affectivité, sans que rien puisse les détrom-per, même leurs échecs les plus frappants. C'est pour-quoi l'ordre social reste ce qu'il est, la France restant,depuis deux siècles, divisée en deux camps à l'égardde la répartition des revenus : ceux que ne veulent pasla changer et ceux qui ne savent pas.

Revenons à Proudhon ; il en veut sans réserve àMalthus au point qu'il s'écrie : « Il n'y a qu'un seulhomme de trop sur la terre, c'est M. Malthus ! »

MARX ET ENGELS AVEC LES UTOPISTES

Quel que fût le mépris de Marx vis-à-vis de Prou-dhon, il adopte, en matière de population, une atti-tude très voisine. La surpopulation, dit-il, n'est que lefruit de la propriété privée. « L'armée de réserve » destravailleurs pèse certes sur les salaires, mais elle résultede l'accumulation du capital et de la réduction deseffectifs ouvriers.

Il y a, dans ses vues à ce sujet, quelques contradic-tions et quelques embarras. Si cette armée de réservepèse sur les salaires, peut-être vaudrait-il mieux allé-ger ce poids. C'est ce que diront plus tard les socia-listes. Mais gardons-nous de chercher chez les grandsdoctrinaires, chez les novateurs, une saine logique.Avant tout, ils sont en réaction affective contre quelquechose ou quelqu'un. Le banquet de Malthus a provoquéun traumatisme aigu.

Engels n'est pas moins violent que Marx. Les défen-seurs du travail sont indignés de voir la classe bour-geoise imputer aux ouvriers eux-mêmes la cause de leurmisère, c'est-à-dire leur propre faute.

D'ailleurs, selon Marx, la classe propriétaire écrasele prolétariat non seulement par un partage inégal,mais par un système « malthusien » (il n'emploie pasce mot, mais le rapprochement est significatif), par un

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système qui limite la production et utilise mal les pos-sibilités techniques et les ressources des hommes. Ilest désormais possible, dit-il, de faire vivre tout lemonde, sans réserve. Au banquet de la vie, on peutajouter autant de couverts que nécessaire. Cette opi-nion se durcira au point de résister à de singuliersdémentis. Il est vrai que les besoins, c'est-à-dire l'hori-zon, paraissent toujours à portée de la main.

DIALOGUE ENTRE MARX ET MALTHUS

MALTHUS. — Soucieux de faire cesser la misère dupeuple, je lui conseille de limiter sa descendance. Ainsi,tout le monde pourra vivre convenablement. L'hommequi arrive en trop n'aura pas de pain.

MARX. — Et vous entendez donc ne pas vous priverde beurre ou de biscuit ?

MALTHUS. — A quoi bon de telles privations, puis-qu'il viendra toujours de nouveaux arrivants ?

MARx. — Votre hypocrisie dépasse les bornes. Vousexploitez durement le peuple, vous le privez de son pain,pour satisfaire vos prodigalités et vous venez encorel'accuser et l'attaquer dans sa vie privée, dans sa viefamiliale !

MALTHUS. — Si encore le partage des biens pouvaitservir à quelque chose... Mais il serait inutile, puisquela misère reprendrait très vite ses droits. Le seul résul-tat serait d'accroître le nombre des misérables.

MARx. — Ainsi, vous refusez aux hommes tout sim-plement le droit de vivre. Votre luxe est meurtrier,votre attitude s'apparente à l'anthropophagie. Et vousentendez perpétuer un ordre social funeste, alors quel'on pourrait nourrir tout le monde et sans limite ?

MALTHUS. — Sans limite... ?

PENSÉES ET ARRIÈRE-PENSÉES

A la place du dialogue, nous pouvons aussi mettrechacun des deux adversaires en présence avec lui-même,voir les pensées et les arrière-pensées, comme pour leshéros raciniens aux prises avec leur confident.

Voici d'abord Malthus :

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« Si je conseille à ces pauvres hommes de réduireleur nombre, c'est en raison de la pitié que je ressenspour eux » ; sous-entendu « et surtout de la peur deperdre mes privilèges ».

Et voici Marx à son tour :« C'est pour ne pas réduire leur vitalité que je

conseille aux hommes de ne pas réduire leur descen-dance. Ainsi, ils l'emporteront dans le grand combat. »Sous-entendu : « Il faut maintenir leurs misères pourque triomphent mes vues. »

Ces hommes engagés jouent tous deux leur rôle. L'es-sentiel est qu'ils le jouent bien. Est-ce le cas ? C'est làque nous trouvons, contre Malthus, des reproches plusfondés.

ERREUR ET EFFICACITÉ

Se demander si une doctrine est vraie ou fausse, c'estfaire preuve d'une singulière naïveté. La qualité essen-tielle d'une doctrine n'est pas la véracité, mais la force,le résultat, l'efficacité.

Tous les génies, tous les novateurs se sont lourdementtrompés. Ceux qui pèsent le pour et le contre, qui pro-cèdent à une analyse consciencieuse et serrée, peuventrendre de grands services dans leur temps, mais sontvite oubliés.

Connaissez-vous mieux le nom de Montesquieu oucelui de Laporte ? J.-J. Rousseau ou Bitaubé ? Voltaireou l'abbé Nonotte ?

Mais tous les novateurs sont arrivés au momentopportun, pour dire ce qui était à peu près attendu,tout en annonçant une libération. Malthus veut allégerle poids des pauvres pour les riches et Marx le poidsdes riches pour les pauvres. Ne jugeons pas morale-ment, mais sur le résultat.

Sur la question d'opportunité, on peut curieusementémettre deux jugements opposés :

Malthus a lancé son cri d'alarme au moment mêmeoù après des siècles et des millénaires, les faminesvoyaient leur fin, du moins dans la riche Angleterrequ'il visait.

Malthus, nous allons le voir, est resté presque centans sans être suivi, et lorsque les Anglais ont limité

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PREMIER DUEL DE MARX CONTRE MALTHUS 47

leurs naissances, ce ne fut pas par les procédés qu'ilpréconisait. Le grand défaut de Malthus fut son inef-ficacité. Comment pouvait-il penser que les pauvres,parqués dans des logements sans espoir, allaient pous-ser l'héroïsme jusqu'à la continence ?

Le principe de la limitation fut repris dans la suite,nous le verrons, par des hommes qui préconisaient leplaisir, appelé « vice » par Malthus, et non la vertru.

Mais l'action de Malthus eut un autre résultat, néga-tif celui-là : les réactions qu'il suscita se prolongèrentlongtemps.

Si le premier malthusien avait été un prolétaire, laface du monde eût été changée plus sûrement que parle nez de Cléopâtre.

ÉVITER LE SUJET

De ce premier conflit entre Marx et Malthus et sur-tout entre leurs disciples, retenons surtout la préoccu-pation constante de tous les doctrinaires d'éviter lapartie difficile de leur sujet.

Pour éluder de délicates questions d'intimité physio-logique et plus encore l'insupportable arithmétique, ilimporte de trouver des formules, tel ce Babel, qui dans« Die Frau » affirme que, dans le régime collectiviste,l'humanité se développera « avec conscience, selon leslois de la nature », sans paraître soupçonner la contra-diction de ces termes. Ce n'est pas tromperie volontairedu public ; le premier soin du doctrinaire est de s'enve-lopper lui-même dans un domaine conditionné.

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CHAPITRE VI

Europe au-delà de Malthus sans Malthus

Tandis que Malthus construisait sa doctrine et laclasse des propriétaires sa ligne de défense, les indivi-dus, les couples plutôt, agissaient de leur côté et, enpleine inconscience, si l'on peut dire, du problèmesocial, commençaient, en certains milieux, à diminuerle nombre de leurs enfants. Ils n'avaient d'ailleurs pasattendu Malthus.

LA FRANCE EN AVANT-GARDE

Bien que des pratiques antinatales aient étéemployées en divers pays, du moins dans les classessupérieures, à Genève par exemple ( 1 ), elles sont restéestrop limitées à l'examen des statistiques globales, saufen France (2).

Dès le xvii0 siècle, la noblesse devait avoir quelquespréoccupations dans ce domaine, comme le montrentquelques fameuses lettres de la Marquise de Sévigné àsa fille :

« Quoi, on ne connaît point les restringents en. Pro-vence ? Hélas, que deviennent donc les pauvres maris etles pauvres... je ne veux pas croire qu'il y en ait. » (18décembre 1671).

« Je veux vous louer de n'être point grosse, et vousconjure de ne le point devenir... M. de Grignan doitvous donner et à moi cette marque de cette complai-sance. » (11 juillet 1672.)

Elle n'hésite pas davantage à s'adresser directement à

(1) Voir Louis HENRY : Anciennes familles genevoises. O. cité.(2) Consulter Hélène BERGUES et divers. La prévention des

naissances dans la famille. Ses origines dans les temps modernes.Cahier no 35 de l'I.N.E.D.

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EUROPE AU-DELA DE MALTHUS SANS MALTHUS 49

son gendre. La princesse Palatine n'est pas moinsinquiète.

Et je vous dirai que le mariage en question mesemble convenable, pourvu que le futur ait de quoimettre sa femme en mesure de vivre... selon son rang...sinon... il arrive un tas d'enfants qu'on ne peut éleverselon leur position... et au lieu que le mariage ait réunides gens qui s'aiment, il a mis, en face l'un de l'autre,des ennemis acharnés. »

Mais le mouvement était très localisé et peu efficace.Les seules méthodes qui pouvaient avoir quelque effetétaient, en dehors de la continence, le coïtus interrup-tus et plus tard le condom, imaginé pour préserver dece pâle tréponème si habile à franchir la garde quiveille aux barrières du Louvre.

Au xvur siècle, ces pratiques se répandent. De plusen plus nombreux sont les auteurs à signaler ce refus del'enfant, tout en le réprouvant. Les plus athées ne sontpas les moins choqués, car il s'agit d'un acte contre laNature, cette déesse du temps.

« On trompe la nature jusque dans les villages », ditMoheau-Montyon.

Les statistiques à l'échelle nationale ne commencentguère que vers 1770 ; mais si l'on sélectionne unchamp réduit, le phénomène apparaît nettement :

Le nombre moyen d'enfants par famille complète avarié ainsi chez les ducs et pairs ( 1 ) en France :

1650 à 1700 6,151700 à 1750 2,791750 à 1800 2,00

Un véritable effondrement. Avec deux enfants parménage, en moyenne, s'est produite l'extinction denombreuses familles.

Nous retrouvons la loi universelle : le dominant nesouhaite plus la multiplication de ses « sujets » oude ses biens, lorsque il en résulte, pour lui, des char-ges. Le père de famille ne veut plus autant d'enfants,du jour où ceux-ci lui coûtent ou du jour où il n'a plusla pleine autorité sur eux. Ce second facteur n'inter-viendra que plus tard.

(1) Claude LEvy et Louis HENRY : Ducs et pairs sous l'Ancienrégime. Population, octobre-décembre 1960.

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50 MALTHUS ET LES DEUX MARX

Dans les classes supérieures, l'enfant est une charge ;il faut lui donner des soins et il en résulte moins deliberté pour les parents ; plusieurs enfants obligent enoutre à partager le patrimoine. Cette dernière crainteétait souvent poussée à l'excès. Un couple pouvait, enraison de la mortalité, réunir deux patrimoines sur unseul ménage ; celui qui se limitait à une seule naissanceavait des chances appréciables de rester sans postérité.Chez les ducs et pairs, une famille sur trois n'avait pasd'enfant et une famille sur six n'en avait qu'un.

Le « luxe » jouait un rôle appréciable. Selon Cerfvolle ménage noble évitait un enfant, de peur d'avoir àsupprimer deux laquais, et Rouillé d'Orfeuil s'exprimesans ambiguïté :

e Le luxe y fait grand tort (au peuplement de laFrance). Les femmes font le moins d'enfant qu'ellespeuvent pour deux raisons : 1°) la coquetterie, lesenfants gâtent la taille... la peau, le teint, onne peut pas aller partout, ni faire ce qu'on veut, quandon est grosse ; 2°) épargne, moins on a d'enfants, pluson peut dépenser en quolifichets, en robes, en fantai-sies. »

Ces motifs existaient depuis longtemps, mais la cons-cience de cette charge n'a été prise qu'à ce moment.

Peut-on invoquer, parmi les causes, la baisse de lamoralité ? Au xvule siècle, elle s'était encore peu mani-festée, l'inoculation de la petite vérole n'étant guèrepratiquée avant 1770. C'est plutôt la baisse de la sur-mortalité, par absence de guerre, qui pourrait êtreinvoquée dans la classe noble. Elle n'a pu toutefoisagir que faiblement.

POURQUOI LA FRANCE ?

Pourquoi cette révolution s'est-elle produite en Francecent ans avant les autres pays, parvenus au même degréde développement ?

C'est dans le domaine religieux que l'explication doitêtre trouvée. L'autorité de l'Eglise romaine est restéesuffisante en Espagne, en Italie. Dans d'autres pays(Angleterre, Scandinavie), la religion a été adaptée à lamentalité des hommes. Entre les deux, la France s'esttrouvée en porte à faux : après des guerres meurtrières,

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EUROPE AU-DELA DE MALTHUS SANS MALTHUS 51

le catholicisme a imposé la loi, mais ce fut unecontrainte, avec adaptation imparfaite. Ce malaisediffus ne se manifeste pas nécessairement par des actesde révolte, mais par une plus grande propension àl'affranchissement. La France souffre, en somme, d'une« réforme rentrée ». Le refus prématuré de l'enfantest venu de là.

En même temps, l'enfant si négligé jusque-là, estdevenu un objet d'attention, voire de considération.De rien, il devient quelque chose de sérieux.

L'EUROPE NE SUIT PAS

Quoi qu'il en soit, la France continua dans cette voie,sans être suivie, même par l'Angleterre, cependant enavance dans le processus de « développement ».

Les prêches de Malthus furent ainsi suivis de faitscurieusement opposés :

a) Ce ne sont pas les Anglais, mais les Françaisqui ont limité leur famille.

b) Ce ne sont pas les pauvres, mais les riches quisont entrés dans cette voie.

c) Ce n'est pas à la froide continence que lescouples recouraient, mais à des pratiques reconnuescoupables par l'Eglise, même protestante.

Ainsi, si Malthus fut suivi, ce ne fut ni dans sonpays, ni dans les classes sociales qu'il visait, ni dansles pratiques qu'il recommandait.

Déjà sous l'Empire, la différence est notable. De1771-1775 à 1811-1815, donc en 40 ans, la natalitéest passée de 38,6 à 31,2 p. 100: la France réduisaitsa jeunesse au moment même où se donnait le départde la grande course à l'expansion mondiale.

PRÊCHES NÉO-MALTHUSIENS DANS LE DÉSERT (1)

Malthus eut surtout en Angleterre et aux Etats-Unis, des échos singulièrement déformés. Ce n'était

(1) On peut consulter à ce sujet Maurice CHACHUAT a LeMouvement du a birth control a dans les pays anglo-saxons »,Paris 1934.

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plus de continence qu'il était question, mais de pra-tiques contraceptives, c'est-à-dire « diaboliques ».

Un tailleur de Charing Cross, Francis Place, tombapar hasard sur l'Essai de Malthus. Convaincu de lamenace de surpopulation, mais peu chaud pour l'ascé-tisme, il préconisa les pratiques contraceptives. En1822, il écrivit un ouvrage annonçant, grâce à cesmoyens, une ère de confort, intelligence, moralité.

Soucieux de l'opinion publique et peut-être destribunaux, il ne décrivit pas les méthodes dans celivre, mais dans des tracts anonymes parus en 1823et bien intitulés « Diabolical handbills o.

Son principal disciple, Richard Carlile, publia desensationnels articles en 1825, réunis dans un petitlivre : « Le livre de toute femme ou Qu'est-ce quel'amour ? ».

Aux Etats-Unis, Robert Dale Owen (fils du fameuxsocialiste qui, lui, fut toujours antimalthusien), pro-pagea les méthodes de Place, croyant, comme tantd'hommes de son temps (et d'aujourd'hui, avec moinsd'excuses) que la machine réduisait le nombre desemplois.

Ce néomalthusianisme admettait une très importantenovation, la séparation entre le rapprochement sexuelet la procréation.

Non seulement l'exemple de la France et les conseilsde Place ne furent pas suivis, mais la natalité connut,vers le milieu du siècle, une évolution plutôt ascen-dante, sauf en France.

1841-1850 1871-1880

Angleterre et Galles 32,6 35,4Pays-Bas 33,0 36,2.Belgique 30,9 32,6Allemagne 36,1 39,1Suisse 36,1 39,1France 27,4 25,4

La France se trouve désormais nettement en flèche,avec une natalité inférieure de 28 % à celle del'Angleterre et de 35 % à celle de l'Allemagne.

En termes de taux de reproduction, ou de rempla-

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cement des générations, les résultats sont plus probantsencore (1).

Reproduction brute

1841-1845 1876-1880

Angleterre 212 235Suède 213 216Allemagne 242 260Italie 242 240France 177 169

Dès lors, on pouvait se demander jusqu'où irait lemouvement. Un prévisionniste qui eût, vers 1870, pro-longé les tendances du moment, selon les méthodesdevenues classiques depuis, eût annoncé que la popu-lation anglaise augmenterait de 60 % à chaque géné-ration (compte tenu de la mortalité du temps) (1).

LE PROCÉS D'ANNIE BESANT

Il fallut un curieux épisode pour rompre le« charme ». Malgré leurs précisions anatomiques, lesouvrages néomalthusiens circulèrent et se vendirentsans scandale, notamment « Les fruits de la Philoso-phie » de Knowlton, paru en 1834 et souvent réédité.

Vers 1875, un libraire de Bristol, Henri Cook,ajouta, sans penser à mal, des illustrations au texte. Illui en coûta simplement deux ans de travaux forcés.

Cette condamnation, outrage à la liberté, provoquaune violente réaction des libéraux, Charles Bradlaughet Annie Besant. Pour le principe, ils rééditèrent, en1877, le livre de Knowlton et le mirent solennellementen vente. Arrêtés et déférés au tribunal, ils ontl'auréole du martyre. Après avoir été condamnés pour« corruption des moeurs de la jeunesse 3>, ils virent lejugement cassé pour vice de forme.

De ce procès résulta une énorme publicité pourl'ouvrage et les procédés qu'il recommandait. En

(1) P. DEPOID. Reproduction nette en Europe, depuis l'ori-gine des statistiques de l'Etat civil. Statistique générale de laFrance 1941.

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3 ans 1/2, 185 000 exemplaires furent vendus, sanscompter les démarquages.

A partir de ce moment, la natalité anglaise a reculé,suivie de celle des autres pays. La Suède avait déjàindiqué la voie. Bien entendu, Malthus n'est suivi nidans sa méthode, ni dans sa distinction des classessociales.

DEUXIÉME BATAILLE DE MARX ET DE MALTHUS

Dans la première moitié du xix° siècle, les socialistesde toutes nuances (Owen, Proudhon, Fourier, Marx,etc.) ont, nous l'avons vu, été tous en violente réactioncontre Malthus. Les néo-malthusiens n'étaient pas devéritables socialistes, même le fils Owen.

Peu à peu, cependant, se firent jour des vues dif-férentes :

Paul Robin (1837-1912), homme curieux et brillant,insuffisamment connu, perd la foi à l'Ecole Normale,devient darwiniste, positiviste athée et profondémentnovateur.

Réagissant contre la morale et la tradition, notam-ment en matière d'enseignement (coéducation dessexes, éducation sexuelle, etc.), féministe, eugéniste,etc., c'est un révolutionnaire. Malthusien, bien entendu,ou néo-malthusien si l'on préfère, il n'est suivi ni parKropotkine, ni même par certains anarchistes, dans ledébut. Sébastien Faure, cependant, s'en inspira for-tement.

Ainsi se produisit une scission des plus sérieuses,dans l'aile marchante collectiviste et révolutionnaire.

Au congrès de Berlin en août 1913, les femmescommunistes Rosa Luxemburg et Clara Zetkine entête, se sont violemment opposées aux femmes socio-démocrates qui, soucieuses de ne pas donner aux capi-talistes de la « chair à canon » ou de la « chair àtravail », préconisaient la « grève des ventres ». Ilfallait, au contraire, objectaient les communistes, segarder de diminuer la vitalité de la classe ouvrière.Réduire les naissances, c'était singer la bourgeoisie.Le nombre est un facteur décisif dans la lutte pour laliberté, « Le peuple a besoin de nouveaux combattants,dit Rosa Luxemburg dans le journal die Gleichheit

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(l'Egalité) du 27 novembre 1914. Les enfants quigrandissent montent vers la lumière. »

En somme, limiter les naissances, c'était capituler,renoncer à la lutte des classes. Prêcher la limitationde la famille, c'était du réformisme, c'est-à-dire, ensomme, de la collaboration.

Ce combat était-il bien une seconde reprise de lagrande rencontre Marx contre Malthus ? Le premier,assurément était bien présent, sans souci de rajeunis-sement. Mais le vieux Malthus, déjà centenaire, avaiteu besoin d'une sérieuse remise à neuf. C'est par lespauvres eux-mêmes ou du moins par leurs défenseursque ses arguments étaient repris, revirement propre àlui procurer une âpre joie posthume.

Ce conflit est peut-être le plus important, le plusdécisif, le plus tranchant de la grande scission entresocialistes et anarchistes d'une part et communistesd'autre part. En suivant Malthus ou ses disciples ennéo, les premiers passent pour des traîtres aux yeuxdes fidèles de Marx et Engels. Mais inversement, lescommunistes peuvent sembler retardataires, tant labaisse de la mortalité a changé et va changer lesdonnées biologiques du problème.

A LA VEILLE DE LA PREMIERE GUERRE

En 1914, la limitation de la famille est étenduedans tous les pays d'Europe occidentale. Le nombred'enfants est à peu près en sens inverse du niveauéconomique ou. si l'on préfère, du degré d'évolution,la France et l'Irlande faisant exception. Même si lemouvement n'avait pas été déclenché pour des raisonssociales, ne serait-ce que l'instruction des enfants, larévolution pastorienne l'aurait rendu absolument néces-saire.

Et cependant attention : les situations, les rapportsde forces reflètent des chiffres de naissances anciens.C'est ainsi que les effectifs des classes 1913 et 1914correspondent aux naissances des années 1893 et 1894et sont, de ce fait, pour la France et l'Allemagnedans le rapport 1 à 2,2.

L'égalité entre les deux pays ne se constate plus quepour les effectifs de vieillards, au-dessus de 60 ans

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LE BILAN

Ainsi, entre la France et les autres pays, s'est placéun décalage de 100 ans, entraînant une différenceimportante et durable de dimensions.

La figure 7 de la page 80 montre l'influenceprofonde du décalage entre la natalité et la mortalité.

De 1800 à 1914 (frontières du traité de Versailles),la population française est passée de 1 à 1,5, malgrél'immigration, tandis que l'Angleterre passait de 1 à3,7 et l'Allemagne de 1 à 2,5, malgré une intenseémigration.

L'ENTRE-DEUX-GUERRES : LA RÉVÉLATION KUCZYNSKI

Après la guerre, la baisse se précipite. Les hommesne donnent la vie qu'avec plus encore de parcimonie.

Dès 1926, la cote 20 pour 1 000 est perdue pourl'Angleterre (19), la Suède (17), la Suisse (18), l'Alle-magne (19), la Belgique (19), etc.

Cependant les excédents de naissances persistent(500 000 par an en Allemagne) et comme le chômagesévit en divers pays, en Angleterre notamment (300 000chômeurs), la réduction de natalité est plutôt vue favo-rablement.

Mais, à cette même époque, l'emploi et la diffusiondu « taux de reproduction » modifient du tout au toutcette optique : « Vos excédents de naissances ne sontqu'un trompe-l'oeil, dit Kuczynski, armé de son redou-table taux ; vos générations n'assurent plus leurremplacement. » En termes financiers, les pays« n'amortissent » plus leur population. Cette notiond'amortissement, de renouvellement de l'outillage, quecomprend aisément un commerçant ou un paysanpresque illettré, les sociétés ne le comprennent qu'avecdifficulté.

A la lueur du taux de reproduction et des prévisionsdémographiques qui se généralisent, on s'aperçoit queplusieurs pays sont en état de dépopulation virtuelleet de sénescence.

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ACTIONS, RÉACTIONS, CONTRESENS

C'est peut-être en Allemagne que la chute est laplus rapide. Le « Zweikindersystem » est généraliséau point qu'en 1933, le taux net de reproduction n'estplus qu'à 0,7. Cette stérilité contribue à la réussitedu nazisme. Si Burgdorfer, qui, dans son ouvrage« Volk ohne Jugend » (peuple sans jeunesse) avaitlancé le signal d'alarme, suivit Hitler, c'est parce quecelui-ci lui semblait le seul capable de rendre lachance à cette jeunesse.

Ainsi l'Europe, et avec elle le monde, est secouéepar le progrès, au point de perdre l'équilibre ; l'effon-drement de la mort s'accompagne d'un effondrementde la vie, mal calculé, qui provoque de violentesréactions, les unes vitales, d'autres délétères.

Mais la dure crise sévit, qui provoque des torrentsd'incompréhensions et de contresens. Par un de cesfaux diagnostics qui condamnent une époque, elleinterprète le chômage comme un test de surpopulation,alors qu'il sévit aussi durement dans l'Australie et lesEtats-Unis semi-vides qu'en Europe.

Et ce chômage, mal compris, mal combattu, eststérilisant. « Pourquoi mettre au monde de futurs chô-meurs ? », dit-on, dans les années 30, comme si l'onsavait à ce moment ce que serait la situation du travaildans les années 60.

MALTHUSIANISME ( 1 ) ÉCONOMIQUE

Cette réaction malthusienne ( 1 ) est typique. C'est

(1) La terminologie déficiente nous oblige à employer le mota malthusien » (et a malthusianisme ») dans deux acceptions biendifférentes, encore que parentes. Le a malthusianisme » est,avant tout, un état d'esprit fait de peur de l'excès. Cette peurinspire des attitudes tournées non seulement contre l'augmen-tation du nombre des hommes, mais contre l'accroissement desrichesses. Pour le nombre des hommes, on peut en pleine logiqueespérer ou préconiser certaines limitations, la multiplication natu-relle étant beaucoup trop rapide.

Mais, pour les richesses, cette attitude est antiéconomique, viseà la recherche du profit par la rareté, objectif qui se détruitlui-même, lorsqu'il se généralise. Le malthusianisme économiqueva souvent avec le démographique, lorsque celui-ci est irréfléchiet affectif.

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de travail que les hommes de cette époque (comme dela nôtre) avaient peur de manquer et non de nourri-ture. L'esprit malthusien, créé par l'optique dumarché, inspire une peur instinctive de l'excès et sug-gère des mesures restrictives, antiéconomiques, anti-productivistes. Les hommes ont peur de manquer depeine et non de richesses !

Le collectivisme crée, au contraire, une optique depénurie ou, plus exactement met en évidence le phé-nomène pénurie, qui caractérise toutes les économiessans exception.

Au cours des années 30, on vit le café brûler dansles locomotives, le bétail abattu sous des prétextessanitaires, le vin distillé, etc.

En outre, des subventions étaient accordées, auxEtats-Unis notamment, pour réduire la production.« Cette année, disait un fermier du Middle West, j'aigagné 5 000 dollars à ne pas élever 1 000 cochons,j'espère bien l'an prochain parvenir à gagner 50 000dollars, en n'élevant pas 10 000 cochons. » Ce futl'époque affreuse où la seule création était celle dedoctrines morbides, dites de la « maturation ». Seloncertaines, les besoins étant dorénavant satisfaits, il n'yavait plus rien à produire. Selon d'autres, l'ère desinventions était, après une flambée de trois siècles,définitivement close ; il n'y avait plus de progrès tech-nique à attendre. Et c'est depuis ce moment, éloignéd'une génération, que sont nés le radar, la pénicilline,l'énergie atomique, le spoutnik et bien d'autres choses.Jamais la novation n'a été plus intense.

A la veille de la guerre, le capitalisme semblaitaux abois. Le seul pays où disparaissait le chômage etremontait spectaculairement la natalité était l'Alle-magne, gouvernée par l'antéchrist. Tout était déci-dément à l'envers. Le sens même de l'homme étaitperdu.

Divers auteurs avaient d'ailleurs dénoncé le « déclinde la race blanche », qui devait logiquement laisser laplace à d'autres, plus près de la mère nature.

En tout cas, pensait-on, le recul de la vie devaitencore s'accentuer. Même en admettant que les famillesles plus évoluées ne poussent pas davantage versl'enfant unique, les retardataires ouvriers, paysans,

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viendront fatalement s'aligner sur les bourgeois. Cesera la sénescence précipitée.

LA DEUXIÈME GUERRE : SURPRISE

A plus forte raison, pensait-on, cette deuxièmeguerre va, comme la première, aggraver encore lasituation. Des couples séparés donneront moins d'en-fants encore que des couples réunis.

Personne n'a prévu qu'à l'inverse de 1914-1918 lanatalité remonterait chez les belligérants. Ce fut lecas, notamment, de l'Angleterre et des Etats-Unis.

La cause fondamentale fut la fin de la grande crisede chômage qui pesait tant sur l'esprit de création,sous toutes ses formes. Des mariages se précipitaient.Des naissances retardées virent le jour.

Après la guerre, cette reprise se maintint. Il ne fautpas l3 surestimer. Les taux de natalité 1928-1929d'avant la crise sont à peine récupérés. La France,cette fois encore, se présente dans une situationspéciale.

LA FRANCE REBONDIT

En 1940, la France s'est effondrée sous le poidsde sa stérilité. Non que les effectifs combattants aientété inférieurs à ceux mis en ligne par l'adversaire,mais le sureffort fourni de 1914 à 1918, contre unennemi plus fort, avait brisé le ressort de la nation.Pacifisme démesuré, malthusianisme économique extra-vagant, psychose des lignes Maginot douanières oumilitaires, tout indiquait que la France, pays de filsuniques, était « restée » dans Verdun, tel l'athlète quiperd son coeur et ses nerfs, dans une lutte troppoussée.

Cependant, dès 1938-1939, a été décidé le Codede la famille. Sentant l'effondrement proche, la vieilleFrance a entendu se renouveler et donner naissanceà une France nouvelle, tels ces insectes qui engendrenten mourant.

L'effet de cette aide si tardive à la famille s'estajouté au facteur commun aux autres pays, si bienque le rajeunissement — très relatif d'ailleurs — dela France est en bonne voie. Une lente conversion des

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esprits tournés jusque-là vers le passé, se déroule peuà peu et certaines formes de malthusianisme ont cédé.

UNE VITALITÉ PRÉCAIRE

Le saint conjuré au moment du danger est vitecongédié. La vitalité, si compromise, des pays occi-dentaux a-t-elle été récupérée de façon définitive ?L'excédent actuel n'est obtenu que par l'imperfectiondes procédés contraceptifs. Nombreuses sont les nais-sances qui ne se seraient pas produites, si la mère (oules parents) avaient eu le pouvoir de l'empêcher aveccertitude. En Hongrie, où l'avortement légal joue àpeu près ce rôle, le taux de reproduction net est tombéà 0,8, qui laisse présager un vieillissement rapide.

Si donc le contraceptif parfait était mis au point(voir au chapitre 17, la pilule stérilisante) la questionde la vitalité des populations occidentales pourrait seposer d nouveau. Nous verrions le vieux Malthus, déci-dément bien débordé, devenir le champion des alloca-tions familiales et d'une politique sociale du logement.

Quant à la question du chômage, qui a empoisonnéles hommes entre les deux guerres, elle a curieusementévolué. En Europe, la population active a augmentéau-delà de toutes les limites que lui assignaient lesthéories économiques. En France, il était impossible,affirmait-on, même en période d'armement intense, detrouver plus de 40 heures de travail aux hommes.Aujourd'hui, avec une population active plus impor-tante, et une productivité presque triple, la duréemoyenne dépasse 45 heures. De 1962 à 1966, la popu-lation occupée a augmenté de plus d'un million, sansmême que l'on s'en soit aperçu. En Allemagne, 7 mil-lions de personnes supplémentaires ont trouvé dutravail, en quelques années, etc.

Devant ces résultats, on a parlé de miracle. Quandon parle de miracle, c'est qu'on ne comprend pas.

Que l'idée malthusienne reste aussi vivace après unesérie d'expériences aussi concluante, n'est-ce pas là levéritable miracle ?

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CHAPITRE VII

La révolution sanitaire du xxe siècle

Pendant longtemps, l'Europe et les pays évolués ontété à peu près les seuls à bénéficier du recul de lamort. Sans être nul, ce recul a été très modeste dansle reste du monde.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, cettediffusion, jusque-là si lente, a pris brusquement unegrande extension ; dans ce secteur, le temps du mondefini a commencé.

UNE VIVE ACCÉLÉRATION

Voyons d'abord les résultats, en prenant pour cri-tère l'espérance de vie à la naissance, ou mieux la viemoyenne.

Considérons, par exemple, Ceylan, pays qui disposed'assez bonnes statistiques. De 1901 à 1921, l'espé-rance de vie à la naissance n'avait presque pas bougé,37 ans 1/3 à 38 ans 1/3. De 1921 à 1946, en 25 ans,elle a gagné près de 10 ans (48 ans). Dès 1954, elledépassait 60 ans et se trouve aujourd'hui largementsupérieure à celle de la France à la veille de laguerre 1

Les 60 ans sont dépassés dans plusieurs pays duTiers monde, Panama, Cuba, Jamaïque, Antillesanglaises, Porto-Rico, Thaïlande, Malaisie, etc.

Les résultats sont inégaux, mais la progression estgénérale. Une vie moyenne inférieure à 50 ans paraîtaujourd'hui singulièrement attardée. Les 40 ans sontpartout dépassés.

En termes de taux de mortalité générale, les résul-tats sont peut-être plus spectaculaires encore, parceque la jeunesse des populations du Tiers Monde leurpermet d'atteindre souvent des chiffres inférieurs à

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10 p. 1 000, et inférieurs aussi à ceux de pays occi-dentaux. Voici quelques résultats pour 1964 :7,5 p. 1 000 en Afrique du Sud pour la populationindienne, 8,9 p. 1 000 à Costa Rica, 7,1 p. 1 000 àPorto-Rico, 5,7 p. 1 000 à Formose, 5,0 p. 1 000 àHong-Kong.

De tels taux étaient avant la guerre considéréspresque comme inaccessibles, dans les pays évolués.

Pour analyser ces résultats, nous devons distinguerla mortalité « normale », et ce que nous avons apeléles Trois Parques surmortelles. Comme en Europe etplus vite encore, ces trois fléaux ont presque disparu,en terme de mortalité.

LES FAMINES

Il faut distinguer trois phénomènes différents :— la faim, souffrance physique ;— la sous-alimentation ou la malnutrition, généra-

trice de carences et de faiblesses ;— la famine aiguë, exceptionnelle.C'est cette dernière que nous visons ici. Des

menaces de famines apparaissent çà ou là sporadi-quement. Elles sont relativement bien conjurées, grâceà la facilité des transports. Un secours, même léger,permet d'arrêter le redoutable processus décrit p. 23.

Le gouvernement national n'est pas seul à prendredes mesures en cette occasion ; des secours extérieursse manifestent aussi, suffisants pour éviter le pire.

LES ÉPIDÉMIES

Les grandes épidémies meurtrières ont à peu prèsdisparu. Un grand foyer propagateur, le pèlerinagede la Mecque a été assaini. Partout des mesuresd'hygiène ont été prises.

Lorsqu'il y a aujourd'hui 100 cas de choléra en unpays, le fait est signalé dans les journaux du mondeentier.

La peste, qu'on ne craint plus d'appeler par sonnom, ne fait plus que quelques milliers de victimes

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LA RÉVOLUTION SANITAIRE DU XX' SIÈCLE 63

par an dans le monde et, c'est bien son tour, meurtlentement.

Voici, pour ces deux fléaux, les résultats enregistrésen 10 ans ; il s'agit des cas déclarés, dans l'ensembledu monde ( 1 ) :

Année Peste Choléra

1950 41 796 212 092

1960 443 32 857

Baisse en 10 ans 99 % 84,5 %

En fait, le recul a dû être encore plus important,pour le choléra du moins, car les déclarations étaientmoins fréquentes en 1950.

GUERRES ET MASSACRES

L'anarchie traditionnelle, marquée par des massacrescontinus, a fait place partout à une autorité nationale,plus ou moins bien respectée, mais suffisante pourempêcher les hécatombes. Lorsqu'aujourd'hui, quelquestribus entrent en conflit au Congo, le monde entieren est informé et s'émeut, alors même que les mortsne se comptent qu'en dizaines.

Mais que devient la guerre proprement dite ? Voiciun nouveau paradoxe qui a démenti les pronostics desplus imaginatifs.

De 1939 à 1945, les pertes en vies humaines sontestimées à 31 millions de tués, 19 millions de per-sonnes civiles, 10 millions de réduction de naissances,soit une perte totale ou une moins-value de 60 millionsd'être humains.

Mais, en face de ce bilan tragiquement négatif,apparaît un compte positif : la guerre a accéléré leprogrès de l'hygiène et la diffusion des moyens connus ;si bien que la mortalité est plus basse qu'elle aurait étésans la guerre.

L'emploi de la pénicilline, découverte en 1939, a faitdes pas de géant pendant la guerre, grâce à l'armée

(1) O.M.S. Rapport épidémiologique et démographique. Vol.15 no 7, 1962.

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américaine, dotée de puissants moyens et de sujetsd'expérience. Ainsi éprouvée par de nombreux essais,la technique a progressé beaucoup plus vite qu'elle nel'eût fait en temps normal et se trouvait toute prêteà être utilisée à la fin des hostilités.

Enfin, l'organisation de l'O.M.S. et la décolonisationprogressive ont été aussi accélérées par les conséquencesde la guerre.

Vers 1957-1958, le bilan général de la deuxièmeguerre mondiale en vies humaines a dû devenir positif.Résultat vraiment extraordinaire.

L'évolution de la population mondiale (Chapitre II)confirme ce résultat. De 1940 à 1950, la populationmondiale a augmenté plus vite que de 1930 à 1940 ;l'accélération de la progression a été à peine touchée(fig. 3). Par un paradoxe étonnant, la guerre a peuplé.

LA MORTALITÉ c NORMALE »

En disparaissant, la surmortalité intermittente arendu à l'homme son pouvoir multiplicateur naturelde 1 % par an. Ce chiffre a été accru par le recul dela mortalité normale qui, après tant de siècles de cons-tance, semblait un caractère biologique permanent.

Trois causes ont pu agir :— Mesures préventives d'hygiène ;— Mesures médicales, préventives ou curatives ;— Amélioration du niveau de vie.Seules ou presque ont joué les deux premières ( 1 ) :Des mesures d'hygiène, considérées chez nous comme

élémentaires, se sont répandues, tout au moins dans lesgrandes villes : assainissement de l'eau potable, parexemple, destruction d'insectes et notamment des mous-tiques anophèles, etc.

Quant aux mesures d'ordre médical, ce sont naturel-lement les préventives qui ont eu le plus d'efficacité,la vaccination notamment.

Par contre, le niveau de vie ne s'est guère amélioré.

(1) O.M.S. Rapport épidémiologique et démographique. Vol.15, no 7, 1962.

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LA RÉVOLUTION SANITAIRE DU XXa SIÈCLE 65

LES PRINCIPALES VICTOIRES

Ne revenons pas sur la peste et le choléra. Il n'estd'ailleurs pas toujours facile de distinguer l'épidémieaccidentelle de l'endémie.

A la fin de 1962, l'O.M.S. estimait que les dangersde transmission du paludisme avaient cessé dans toutel'Europe continentale. Cette grande victoire n'esttoutefois pas définitive, en raison de la résistance decertains moustiques.

Le pian, qui affecte tant certaines régions tropicales,est peu à peu maîtrisé. La tuberculose est égalementcombattue avec succès. Entre 1951 et 1961, près de345 millions de personnes ont été examinées au coursde campagnes de l'O.M.S. et du F.I.S.E. dans 41 payset territoires comprenant plus de 800 millions d'ha-bitants, soit la plus grande partie du Tiers Monde.130 millions de sujets négatifs à l'épreuve tuberculi-nique ont été vaccinés au B.C.G.

Si importants que soient ces résultats, on ne sauraitoublier qu'ils n'ont presque jamais un caractère défi-nitif et qu'ils auraient été plus favorables encore, sides moyens plus étendus avaient été accordés auxservices de santé.

NIVEAU DE VIE ET DURÉE DE LA VIE

Comme le niveau de vie ne se mesure pas enunités spéciales (encore que des propositions aient étéfaites dans ce sens), nous prendrons comme unité,comme point de comparaison le niveau de vie moyendes pays d'Europe occidentale en 1939. Nous avonsle tableau suivant :

Niveaude vie

Duréede la vie

France 1788 0,25 30 ansEurope 1870 0,40 40 ansocciden- 1938 1,0 60 anstale 1965 1,7 71 ans

3

Page 64: Malthus Et Les Deux Marx_1963

66 MALTHUS ET LES DEUX MARX

La progression est sinon régulière, du moins cons-tante. Mais comment placer, dans cette échelle, lesrégions actuelles du Tiers Monde ?

Asie 0,14 48 ansAfrique 0,15 42 ansAmérique latine 0,42 58 ans

Il ne s'agit que de mesures grossières. Mais lesécarts sont si élevés que tout pointage plus étroitest inutile :

Avec un niveau de vie presque deux fois plus faibleque celui qu'avait la France à la veille de la Révo-lution, 1 'Asie et l'Afrique ont une durée de viebeaucoup plus longue. Cette durée de vie n'a étéatteinte en Europe que vers 1880, avec un niveau devie trois fois et demie plus élevé.

Les pays sous-développés pauvres ont à la fois unniveau de vie plus bas que celui des Européens occi-dentaux de l'ancien régime, une natalité plus élevée etune mortalité plus basse.

L'Amérique latine a l'espérance de vie qu'avaitl'Europe occidentale à la veille de la guerre et leniveau de vie qu'elle avait vers 1870.

Un asiatique famélique peut avoir une espérancede vie plus grande qu'un noble ou un bourgeois del'ancien régime, bien renté et comblé d'attentions.

Un bébé cingalais trouve dans son modeste berceauune espérance de vie plus grande que celle que trouvaen son temps le général de Gaulle ou même BrigitteBardot.

Ainsi, entre l'économie et la durée de la vie jusque-làassez liées, s'est produite une rupture violente, lourdede conséquences. Examinons-en les causes.

LA MÉDECINE ET L'ÉCONOMIE

Pendant le développement européen, le progrèsmédical ne pouvait guère dépasser le progrès écono-mique, car tous deux puisaient à la même source.Toute découverte scientifique (thermomètre, micros-cope, chimie, etc.) servait à la fois la production et lamédecine.

Page 65: Malthus Et Les Deux Marx_1963

LA RÉVOLUTION SANITAIRE DU XX° SIÉCLE 67

D'autre part, la médecine était alors surtout com-merciale.

Dans le Tiers Monde, les conditions sont différentes :a) Les techniques médicales sont, pour la plupart,

importées. Une population peut être vaccinée, alorsqu'elle en est encore au stade pastoral.

b) La médecine est devenue davantage un servicepublic. Certes, le riche peut consulter le meilleurspécialiste, acheter les remèdes les plus coûteux, etc.Mais les soins les plus efficaces, en termes de mortalité,bénéficient d'une certaine diffusion. Par exemple, lamalaria a été extirpée de certaines régions, grâce à desaspersions de D.D.T.

SAVOIR ET POUVOIR

On croit souvent que la mortalité est, aussi biendans les pays que dans les diverses classes sociales, enraison inverse du revenu. C'est surestimer le facteuréconomique et à sous-estimer le facteur culturel.

La lutte contre la mort dépend de deux facteurs :savoir et pouvoir, souvent liés : mais lorsqu'ils sontséparés, c'est toujours le premier qui l'emporte. L'ap-pareil médico-social et les connaissances des habitantssont plus influents que la capacité à supporter ladépense des remèdes.

La vie moyenne est, par exemple, plus longue auxPays-Bas qu'en Belgique, bien que le niveau de viey soit moins élevé. La mortalité infantile en Franceest plus élevée dans les familles de commerçants del'alimentation que chez les instituteurs, cependantmoins rentés. Les exemples pourraient être multipliés.Comme le facteur culturel est souvent en rapport étroitavec le facteur économique, le jugement se porte àtort sur ce dernier, le plus souvent surestimé.

SAUVER LA VIE ET ASSURER LA VIE

Voilà deux tâches bien différentes : l'une dépenddisons du ministère de la Santé, l'autre du ministrede l'Economie.

Or, il coûte beaucoup moins, en termes monétaires,

Page 66: Malthus Et Les Deux Marx_1963

68 MALTHUS ET LES DEUX MARX

de sauver la vie d'une personne que d'assurer sa sub-sistance.

Les soins collectifs d'hygiène sont assez peu coûteux.L'Organisation Mondiale de la Santé a estimé à 33 centsenviron (1,60 F) le coût par habitant de la destructionde la malaria. Mais les investissements propres àassurer la vie des hommes ainsi sauvés sont, nous leverrons, beaucoup plus onéreux. Une vaccination anti-variolique coûte beaucoup moins que le défrichementd'un hectare de terre, la construction d'une pièce delogement ou d'une place d'école.

Partout un effort modéré a donné des résultatsappréciables. C'est que le gaspillage de vies humainesest tel qu'il en coûte assez peu pour le réduire. Fairetomber d'un quart ou même de moitié une mortalité

naturelle » ne demande pas d'efforts démesurés.Ajouter simplement un peu de chlore dans l'eau desvilles est d'une grande efficacité. La mortalité infantilea baissé brusquement, il y a quelques années au norddu Brésil, parce qu'une campagne d'information aappris aux matrones à stériliser les ciseaux avant decouper le cordon ombilical.

Il en coûtera plus de combattre le troisième quartde la mortalité, comprenant des soins curatifs pouvantaller jusqu'à la chirurgie du cœur. Mais d'ores et déjà,des résultats importants ont été obtenus.

A l'échelle internationale, les sentiments de pitiéou de solidarité humaine s'exercent plus facilement àl'égard de la maladie (ou, à la rigueur, de la famineextrême) qu'à l'égard de la pauvreté. Des secoursextérieurs sont accordés assez aisément pour guérirles hommes ou tout au moins les empêcher de mourir,mais moins facilement pour leur permettre de vivre.

Il en résulte qu'il est devenu possible de faire vivreà la fois plus longtemps et aussi mal, voire plus mal.Avec un niveau d'existence plus bas qu'autrefois, unhomme peut avoir une vie plus longue. Certainscraignent de le dire, de peur d'en voir tirer uneconclusion cruelle : freiner le progrès médical.

Cette peur de la vérité, nous la dénonçons .à chaquepage de ce livre. Dans le tourbillon des faits, l'hommese met à l'abri, dans la cabane doctrinale qu'il s'est!construite, tout heureux de jouir de son confortd'esprit. Attitude légitime, s'il n'entend pas sortir de

Page 67: Malthus Et Les Deux Marx_1963

LA RÉVOLUTION SANITAIRE DU XXa SIÈCLE 69

son petit univers conditionné. Mais ignorer le vent,si l'on met le nez dehors, c'est courir grandes chancesd'être emporté par lui.

UNE CURIEUSE AGRESSION

Les pénétrations d'une civilisation dans une autreont donné, dans l'histoire, plus de catastrophes quede bienfaits. Le plus souvent, la population envahie asubi de durs dommages.

Cette fois, l'irruption d'une civilisation plus avancéea, en termes de vies humaines, un bilan final positif.Mais ce bilan quantitatif recouvre de profondes misères.Une vie sauvée n'est pas une vie assurée.

Page 68: Malthus Et Les Deux Marx_1963

CHAPITRE VIII

L'éclatement

Le drame du Tiers Monde et du monde entierrésulte de l'inégal pouvoir de diffusion des techniques.

Nous pouvons distinguer trois groupes de techniques :— antimortelles,— antinatales,— productives.Les premières se répandent beaucoup plus vite que

les autres, parce qu'elles exigent peu de capitaux, peude personnel spécialisé et surtout qu'elles peuvent êtrediffusées (vaccin, eau potable, etc.) sans le concoursactif de l'ensemble de la population.

Ainsi se produit une gigantesque dislocation, sansprécédent dans l'histoire.

Dès 1950, le recul de la mort est général, atteignantles Esquimaux aussi bien que les Papous. Grâce à unecomposition par âges plus jeune, certains pays sous-développés ont déjà, nous l'avons vu, une mortalitéinférieure à celle de la France et de l'Angleterre,voire des Pays-Bas.

Il n'en est pas du tout de même pour la natalité.

COMPORTEMENTS OPPOSÉS

Dans aucun pays évolué, la natalité n'est restée(chapitre 6) aux niveaux d'autrefois. C'est le décalageentre les deux baisses, mortalité et natalité, qui adonné le grand essor démographique du xne siècle.

En Europe occidentale, la natalité est, en général,comprise entre 15 et 20 p. 1 000, inférieure de plus demoitié à la natalité u naturelle ».

Cette baisse est volontaire et résulte des pratiquesantinatales.

Dans les pays non évolués, la natalité est au

Page 69: Malthus Et Les Deux Marx_1963

L'ÉCLATEMENT 71

contraire restée au niveau traditionnel, de l'ordre de40 à 45 p. 1 000, Elle a même un peu monté, grâceà l'amélioration sanitaire.

La baisse de la mortalité des jeunes adultes exerce,en effet, une influence favorable sur le taux denatalité.

A elle seule, la réduction de la mortalité maternellea pu augmenter la natalité de 1 pour 1 000 habitantsenviron.

D'autre part, du fait de la suppression ou de laréduction des guerres entre tribus, des massacres, etc.,la natalité a dû, pour ces raisons, être relevée de4 p. 1 000 environ. Dans les pays où elle dépassait àpeine 40 p. 1000, elle doit atteindre aujourd'hui44 ou 45. Ainsi dans ces pays, la situation diffère dutout au tout (fig. 2) de l'état traditionnel. Il s'agitd'un simple schéma.

La mortalité (naturelle ou violente) était, à traversde fortes oscillations, peu inférieure à la natalitémoyenne. A droite figure la population type d'aujour-d'hui : natalité un peu plus élevée, mortalité plusbasse, moins tourmentée et en voie de baisse nouvelle.

AUTREFOIS

AUJOURD'HUI

Q

FIG. 2. — Natalité et mortalité dans une populationsous-développée type, autrefois et aujourd'hui.

DE 10 ENFANTS POSSIBLES A 2, 3 OU 4

La fécondité naturelle d'une femme doit être en

Page 70: Malthus Et Les Deux Marx_1963

10 enfanta 10 enfante

—MARIAGE—:APRES 15 ANS-

7,40

7,10SEPARATION •

.DES COUPLES*

6,40

5,20PRÉVENTION

4, 65• DÈSNAÏSSANCES

CÉLIBAT

••GARÇONS 0

FILLESSURVIVANTES

A 15 ANS

2,25

1,05

2,35

2,80.2,40; FILLES MORTES

AVANT 15 ANS'

1,14'FILLES MORTES

AVANT I5ANS.1,08

C::::N••••..• MARIAGEA RES 15 ANS'

10 enfantsS'rERILIT

PHYSIOLOG1G UEANORMALE 9.50

.......

_u....MARIAGE •

APRÈS 15 ANS

SËPLIRÀT'ÎÖN.DES COUPLES'

FILLES MORTESAVANT 15 ANS

72 MALTHUS ET LES DEUX MARX

moyenne voisine de 10 enfants (L. Henry). Autrementdit, si une femme se marie au moment de la pubertéet reste en état de mariage jusqu'à près de 50 ans, uncouple doit avoir en moyenne 10 enfants. Il enrésulterait une multiplication extrêmement rapide.

Mais ce chiffre moyen subit une série de déchets, du

FRANCE DU XVlll eEUROPE ACTUELLE

TIERS, MONDE

FIG. 3. — Rapport de deux générations successivesdans trois populations types.

Page 71: Malthus Et Les Deux Marx_1963

L'ÉCLATEMENT 73

fait de divers phénomènes, dont l'importance varieselon les pays et les époques : célibat total ou partiel,veuvage, pratiques contraceptives, mortalité avant l'âgede puberté, etc.

Nous pouvons estimer la façon dont ce nombrethéorique de 10 enfants se réduit à un chiffre beaucoupplus faible, pour trois types de population :

1. Une population européenne, avant la granderévolution démographique ;

2. Une population évoluée d'Europe occidentaleaujourd'hui ;

3. Une population actuelle du Tiers Monde.

LES TROIS POPULATIONS TYPES

1. C'est la France du xvnie siècle qui a été choisie ;la contraception ne jouant pas encore un rôle appré-ciable, la figure vaut à peu près pour les autrespopulations occidentales de l'époque.

Voici comment se lit la figure de gauche (1) :Le nombre d'enfants pour un ménage formé dès la

puberté et restant uni jusqu'à la ménopause estd'environ 10 en moyenne (en haut) ; mais, commeles mariages ne se font pas tous à 15 ans, il s'ensuitune perte qui ramène le nombre à 6,4.

Glissons plus bas : la séparation des conjoints estdue surtout à la mort de l'un d'eux, fréquente àl'époque. D'où un nouveau déchet qui réduirait lenombre d'enfants à 4,8 sans les remariages, d'oùle nombre 5,2.

Le célibat total réduirait encore ce nombre à 4,4,mais compte tenu des enfants illégitimes, nous avons4,65.

Tel est le nombre des enfants nés, en moyenne, parfemme, mariée ou non. Pour mesurer la reproduction,il faut ne compter que les filles. En enlevant les garçons,nous avons 2,25 filles, dont seulement 1,05 surviventà la puberté ; ce nombre est le rapport de deux géné-

(1) L'échelle étant arithmétique, les rectangles ne sont pasproportionnels au déchet véritable. Par exemple, le mariageaprès 15 ans réduit de 36 % le nombre des enfants, tandis quela mort avant la puberté le réduit de plus de 50 %.

Page 72: Malthus Et Les Deux Marx_1963

Tiers Monde

4955 1965.Europe Oocldentale

1855 .1905 1%5 19051

74 MALTHUS ET LES DEUX MARX

rations successives. La population n'augmente que de5 % à chaque génération.

2. Population d'aujourd'hui en Europe occidentale.La lecture se fait de même façon, de gauche à

droite. Notons que la séparation des couples comprend,cette fois, le divorce et que le célibat s'entend net,compte tenu des enfants illégitimes.

D'une figure à l'autre, le cheminement est profon-dément différent ; la mortalité tenait jadis une placeimportante, en particulier avant la puberté. Par contre,la prévention des naissances a pris une si grandeplace que le nombre d'enfants survivants à l'âge dépuberté n'est guère plus élevé qu'il y a deux siècles.

3. La troisième population, celle du Tiers Monde,diffère profondément des deux autres, ne connaissantni la forte mortalité de la première, ni les pratiquesantinatales de la seconde. De ce fait, le résultat est trèsdifférent : 2,2 filles par femme, c'est-à-dire un dou-blement et même plus à chaque génération.

LE DÉCALAGE

Un autre moyen, assez suggestif, d'apprécier ladifférence profonde entre l'évolution de l'Europe au

so.NATALITÉ (Tiers Monde)

FIG. 4. — Natalité et mortalité comparéesen Europe occidentale et dans le Tiers-Monde,

avec décalage d'un siècle.

Page 73: Malthus Et Les Deux Marx_1963

L'ÉCLATEMENT 75

xixe, et celle du Tiers Monde au XXe, consiste àreporter sur la même figure (fig. 4) les deux popu-lations en décalant l'évolution du Tiers Monde de centans en arrière, de façon à faire concorder son déve-loppement avec celui des pays européens (1).

Profonde est la différence entre les deux évolutions.La mortalité du Tiers Monde est tombée au-dessousde celle qu'avaient les pays occidentaux il y a cent ans ;vers 1860 ceux-ci n'avaient guère commencé encorela prévention des naissances excepté la France. Si leurnatalité était plus basse, c'était surtout parce que lesmariages étaient plus tardifs.

LA PERCÉE

Ainsi, le monde se trouve devant une situationinédite ; la greffe de techniques avancées n'ayant portéque sur la mortalité, un état d'exubérance exceptionnelest apparu. Cette pression vitale que les peuples,"gardaient instinctivement pour combattre fléaux etdésastres, subsiste, alors même que ceux-ci ont disparuou sont très atténués. Le déphasage ou décalage estsensationnel.

Au plus fort de leur croissance au mue siècle, lespopulations d'Europe n'ont guère augmenté à unrythme supérieur à 1 % par an ; en outre, ellesdéversaient leur trop-plein vers les Amériques. Le tauxde croissance des pays du Tiers Monde a dépassépartout 2 %, et 2,5 % dans la majorité des pays.Les 3 % et même parfois 3,5 % ont eux-mêmes étédépassés en divers pays : Mexique, Venezuela, Philip-pines, Madagascar, Hong-Kong, Turquie, etc.

Ce taux de 3 %, qui tend presque à devenir lanorme, est trois fois plus élevé que celui des Euro-péens à leur plus forte poussée et 5 fois supérieur àcelui de l'Europe occidentale actuelle.

(1) Pour l'Europe, moyenne pondérée des chiffres de France,Angleterre, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Autriche et paysnordiques.

Page 74: Malthus Et Les Deux Marx_1963

76 MALTHUS ET LES DEUX MARX

ACCROISSEMENT DE LA POPULATION DU MONDE

Après des centaines de millénaires de croissance trèslente, la population du monde s'est, en quelque sorte,mise en marche. « Vos chiffres sont imprécis, sansvaleur, dit-on. Que savez-vous de la population deRome ou des cavernes ? » Objection sans fondement,car nous allons voir combien peu nécessaire est la pré-cision, tant les faits parlent clairement.

Les premiers chiffres, généralement cités, remontentà l'an 1 000. Mais c'est à partir de 1650 que consciencea été prise de ce concept, si clair : Le nombre deshommes sur la terre.

Voici les chiffres les plus vraisemblables :

1000

Populationen millions

340

Accroissement annuelen %

depuis la périodeprécédente

1650 545 0,071750 728 0,31800 907 0,451850 1 175 0,551900 1 610 0,641920 1 820 0,61930 2 015 1,01940 2 249 1,11950 2 509 1,11960 3 010 1,81966 3 350 1,9

Sans avoir la rigueur désirable, ces chiffres montrentbien l'accélération qui s'est produite, d'abord du faitde l'Europe et de l'Amérique, puis des autres parties dumonde.

La figure 5 illustre le mouvement, en le prolongeantjusqu'en 2000.

Page 75: Malthus Et Les Deux Marx_1963

7 milliards

:¢ milliard;

mllllare(s

mitard;

3 milliards

2 milliards

I milliard

L'ÉCLATEMENT 77

FIG. 5. — Population du monde depuis l'an 1000.

PERSPECTIVES JUSQU'EN 2000

Le démographe est insatiable. Après avoir, en quel-ques minutes, parcouru presque un millénaire, un désirirrésistible lui vient d'aller plus loin.

Il est des actes sacrilèges qui deviennent un jourcommuns, voire vulgaires. Après le « diabolique »comptage des morts, imaginé par John Graunt, en1662, sont venues les visions démographiques. Tentéesvers 1920, les premières ont subi les sarcasmes del'opinion et les critiques sévères des experts classiques.Cette pratique est devenue si usuelle, que les Nations-Unies, organisme combien officiel (et sur la réservepour tant de raisons), n'ont pas hésité à établir des« projections », jusqu'en l'an 2 000 pour tous les paysdu monde, même ceux qui n'ont pas d'état civil.

La méthode générale consiste à prolonger une popu-lation existante, en « faisant mourir » suivant unecertaine loi, les hommes déjà vivants, et en « faisantnaître » d'autres hommes, selon d'autres lois. Ce sontles « projections ».

Dans chaque cas embarrassant, on adopte des bifur-

Page 76: Malthus Et Les Deux Marx_1963

78 MALTHUS ET LES DEUX MARX

cations. On prolonge alors, on a projette » selon deuxou trois directions différentes.

Une telle bifurcation n'a pas été reconnue néces-saire pour la mortalité ; elle doit baisser partout. Mais,dira-t-on, le monde si pauvre ne va-t-il pas trouver,dans sa propre multiplication, un germe de mort ? Nousverrons plus loin ce qu'il faut en penser.

Mais, pour la fécondité, c'est seulement en 1975que se place une fourchette. Dans l'incertitude surl'avenir de la prévention des naissances, les auteursont adopté une hypothèse forte, une moyenne et unefaible.

Voici la population du monde, prévue pour diversesépoques (en millions d'habitants) :

1960 1975 1980 1990 2000

Hypothèse forte 3 010 3 702 4 569 5 632 6 828Hypothèse moy. 3 010 3 574 4 269 5 068 5 965Hypothèse faible 3 010 3 515 4 071 4 659 5 296

Ainsi, même dans l'hypothèse faible, qui suppose,pour l'Asie et l'Amérique centrale, une baisse de moitiéde la fécondité en 40 ans, c'est-à-dire en moins dedeux générations, la population doit augmenter deplus de 2 milliards ou 76 %: Plus vraisemblable estle doublement au cours de cette période.

Cette exubérance générale recouvre des situationstrès inégales. Pour le voir, adoptons la classificationen neuf régions (1)

Dans l'hypothèse moyenne, la population évolueraitainsi (en millions) dans la zone sous-développée :

1960 1975 2000

Afrique 273 434 684Asie (Japon et Chine exclus) 908 1 325 1 813Amérique tropicale 180 308 459

Total 1 361 2 067 2 956

Ainsi, l'accroissement en 40 ans serait non de 98 %comme dans l'ensemble du monde, mais de 117 %,soit plus que le doublement. Au contraire, dans la zone

(1) Le Tiers-Monde, sous-développement et développement.Institut National d'Etudes Démographiques, 1961.

Page 77: Malthus Et Les Deux Marx_1963

2 500

2 000

1500

1 000

500

L'ÉCLATEMENT 79

développée, l'accroissement prévu (toujours dans l'hy-pothèse moyenne), n'est pas même de moitié (1).

Japon

1906 1975

93 106

2000

122Union Soviétique 214 278 353Amérique du Nord 199 262 354Europe sans U.R.S.S. 425 467 491Amérique latine tempérée . . 33 44 53Australie, Nouv.-Zélande, etc. 13 18 24

Total 977 1 175 1 397Millions

Pays soda.listes (sansla Chine)

Paysévolués

capitalistes

Asie do l'Est( Chine,

For mose,Mongolie,

C Ot'ée),

Tiers-Monde

FIG. 6. — Progression prévue, jusqu'en 2000,de divers groupes de pays. (1)

Dans l'hypothèse forte au lieu de 46 %, le TiersMonde, y compris la Chine, représentera les 314 dumonde en l'an 2000.

(1) Les chiffres de la figure 6 différent légèrement de ceuxdu texte, plus récents.

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80 MALTHUS ET LES DEUX MARX

Prenons une approche plus politique et mettons àpart, dans chaque zone, pays capitalistes et payssocialistes. Nous obtenons quatre blocs progressanttrès inégalement (fig. 6).

NOMBRE ET JEUNESSE

Cette croissance et ces disproportions sont des quasi-certitudes. Elles se lisent à peu près sur les pyramidesdes âges et les taux actuels de fécondité.

Ce n'est pas tout : ce Tiers Monde, qui n'a rienété jusqu'ici et veut être quelque chose, se retrouvera,à l'aurore du xxie siècle, non seulement beaucoup plusnombreux que le monde développé, mais plus jeune,avec trois fois moins de vieillards qu'en Europe etpresque deux fois plus de jeunes. Il prendra donc ledépart de ce siècle, avec une vitalité supérieure.

Telles sont les données de base de ce problèmedélicat. C'est la première fois que, dans l'histoire del'humanité, conscience peut être prise de l'élémentle plus sûr du devenir humain.

ÉCARTÈLEMENT A PRÉVOIR

Toutes les populations du monde doivent passer parla phase révolutionnaire qui sépare le bief multi-millénaire de haute fécondité et de haute mortalitédu bief de basse fécondité et de basse mortalité. C'estpendant cette phase que se produisent les grandes

Natalité du pays A

Natalité du pays B

FIG. 7. — Décalage entre deux pays, pendant la phasede la révolution démographique.

Page 79: Malthus Et Les Deux Marx_1963

L'ÉCLATEMENT 81

croissances, et par suite, les grandes distorsions entrepays. Entre la France et l'Angleterre, par exemple,le rapport est passé de 2,2 en 1800 à 1 en 1900, endépit d'une intense émigration britannique.

De tels décalages se produiront entre pays du TiersMonde, si la baisse de natalité se déclenche chez euxà des dates très différentes.

Supposons que les pays A et B gardent lamême mortalité. La différence de leur croissancene tiendra qu'à leur natalité et se mesurera par lasurface hachurée de la figure 7. Une différencemoyenne de 1 % donne en un siècle une croissance2,7 fois plus grande chez le pays de plus forte natalité.En outre, le pays de f aible natalité, soumis au vieillis-sement, verra tôt ou tard sa mortalité augmenter, envaleur relative.

Il peut donc se produire de profonds changementsdans les rapports de forces.

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CHAPITRE IX

L'économie ne suit pas

A ce bilan sèchement global donnons un peu de vieen parcourant le monde.

On peut distinguer cinq grandes régions et quelquessituations particulières.

Pendant l'ère « naturelle », le monde était assezhomogène, du point de vue démographique. Le déve-loppement a créé une forte dislocation ; certains paysont presque achevé la « révolution démographique »,d'autres sont restés très en arrière. D'où une dispersion,comme il n'y en eut jamais dans l'histoire.

1. EUROPE OCCIDENTALE

C'est dans cette zone qu'est née la civilisation scien-rtifique, c'est de cette zone qu'est partie la luttecontre la mort. C'est elle encore qui nous fournit,quatre siècles plus tard, les populations lds plusévoluées, sous l'angle démographique : faible natalitéet faible mortalité, vieillissement accentué.

Pour la commodité de la présentation, faisons-la allerde la Finlande à la France, en y englobant l'Autriche,et le nord de l'Italie. Cette zone bénéficie à la foisd'une industrie poussée et d'un niveau de vie élevé.

Voici les caractéristiques approximatives de la zone :Natalité : 15 à 18 p. 1 000.Mortalité : 9 à 12 p. 1 000.Mortalité infantile : 1,5 à 2,5 %.Vie moyenne : 71 ans.Proportion des plus de 65 ans : 13,5 %.Revenu national par habitant : 6 800 francs ou

1 360 dollars.La population augmente lentement de 0,5 à 1 %

environ, mais cet accroissement porte, pour une large

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L'ÉCONOMIE NE SUIT PAS 83

part, sur la population de plus de 50 ans. Il en résulteun vieillissement continu, peu connu malgré son impor-tance. Le revenu par habitant augmente à l'allure de3 à 4 % par an le plus souvent.

L'Européen occidental c'est un homme aisé et mûr,dont les affaires vont bien, mais qui n'aime pas le dire,dont les artères durcissent, mais qui ne tient pas à lesavoir.

II. LES ANGLO-SAXONS HORS D'EUROPE

Dispersés dans le monde, les Anglo-Saxons ont descaractéristiques démographiques communes et cons-tituent, en quelque sorte, un prolongement de l'Europeoccidentale. Ce groupe comprend Etats-Unis, Canada,Australie, Nouvelle-Zélande, Blancs d'Afrique du Sudet quelques îlots. Voici les caractéristiques de cegroupe :

Natalité : 18 à 25 p. 1 000.Mortalité : 8 à 9 p. 1 000.Mortalité infantile : 1,5 à 2,5 %.Vie moyenne : 71 ans.Proportion des plus de 65 ans : 10 %.Revenu par habitant : 2 400 dollars environ.Population un peu plus jeune que celle de l'Europe

occidentale, natalité un peu plus forte, accroissementplus rapide, de l'ordre de 1,5 %.

Le revenu national par habitant s'accroît à peu prèscomme en Europe occidentale.

III. ZONES DE SEMI-DÉVELOPPEMENT

Entre les pays évolués et les pays sous-développés,un certain nombre d'autres présentent des caractéris-tiques intermédiaires : Portugal, Espagne, Italie dusud, Grèce, Argentine, Uruguay, à la rigueur Irlande.Quant à Israël et au Japon, ils ont des caractères tropparticuliers pour pouvoir être intégrés dans ce groupe,moins homogène que les précédents.

Natalité : 20 p. 1 000 environ.Mortalité : 9 p. 1 000.Mortalité infantile : 3 à 6 %.

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84 MALTHUS ET LES DEUX MARX

Vie moyenne : 60 à 65 ans.Proportion des plus de 65 ans : 9 %.Revenu national par habitant : 630 dollars.Natalité et mortalité infantile un peu plus fortes,

vieillissement moins accentué, revenu plus faible,autant de témoins de l'évolution incomplète. La mor-talité continue à descendre et la natalité est elle-mêmeen tendance déclinante. Le revenu national par habitantn'augmente pas plus vite que dans les pays évolués, cequi maintient le sous-développement.

IV. LA ZONE ROUGE

Ce groupe politiquement homogène est hétérogène aupoint de vue démographique. On y trouve les caractéris-tiques des quatre zones ci-dessus :

La Tchécoslovaquie et la Hongrie se rattachentdémographiquement à l'Europe occidentale, tandis quel'Union Soviétique a, à peu près, les caractéristiquesdes pays anglo-saxons ; la Pologne, la Roumanie, laYougoslavie, en mouvement, sont comparables auxpays d'évolution incomplète ; enfin l'Albanie, la Chine,etc., s'apparentent au Tiers Monde.

V. LE TIERS MONDE ET LA DÉMOGRAPHIE DE MAMAN

Cet immense groupe de 1 500 millions d'habitantscomprend surtout les régions tropicales et équatoriales :en Amérique, du Mexique au Brésil ou même auChili, en comprenant les îles ; la totalité de l'Afrique àl'exception des Blancs ; l'Asie du sud, de la Turquieà Formose et l'Insulinde.

On trouve fréquemment les caractéristiques sui-vantes :

Natalité : 45 p. 1 000.Mortalité 15 à 20 p. 1 000.Mortalité infantile : 10 à 12 %, avec très large

dispersion.Vie moyenne : 4.5 à 50 ans, et parfois 60.Proportion des plus de 65 ans : 3 à 4 %.Revenu national par habitant : 200 dollars.Ce Tiers Monde immense et pauvre, enjeu politique

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L'ÉCONOMIE NE SUIT PAS 85

des deux grandes puissances, est aussi le champ debataille de Marx et de Malthus.

PEUPLEMENT ET SURPEUPLEMENT

Pour mesurer le rapport entre les habitants et leursressources, on emploie souvent la densité, ou habitantspar km2 de sol. Ce critère, qui ne convient pas à despays industriels, peut donner un premier aperçu pourles populations agricoles, non sans précautions. Ladensité du Groënland, par exemple, n'offre qu'unintérêt relatif.

Mais ce critère néglige totalement un aspect impor-tant : la mer. Pour le Japon, par exemple, les kilo-mètres carrés de mer sont précieux. Ils peuvent ledevenir plus encore, si la pêché passe un jour de l'étatde cueillette à celui de culture.

Contrairement d une opinion répandue, il y a peude pays réellement surpeuplés.

S'il y a beaucoup de pays présentant les tests dusurpeuplement, sous-alimentation, sous-emploi, misère,c'est que leurs ressources sant mal exploitées.

Un économiste-sociologue et un agronome se pro-mènent dans un pays : le premier prend ses mesureset dit : 2 200 calories par habitant et par jour,45 grammes de protéines, 30 % de la population estsous-employée faute de terres, le revenu national estde 100 dollars par personne ou 500 francs. Donc,jugement formel : « ce pays est surpeuplé » !

L'agronome répond : Non ! avec des techniquesmeilleures, les rendements par hectare pourraientdoubler. D'autre part, d'immenses terres sur lesplateaux pourraient être aménagées, des plaines pour-raient être irriguées et d'autres asséchées. « Ce paysest sous-développé. »

Ces deux jugements reflètent une grande querelle,celle même qui a opposé Malthus à Owen, Godwinet d'autres. Estimer qu' « il y a trop d'hommes », c'estsuggérer des remèdes démographiques : émigration,prévention des naissances, tandis qu'en mettant l'accentsur le retard technique, on propose une solution biendifférente : aménagement des sols, instruction deshommes, etc.

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86 MALTHUS ET LES DEUX MARX

Cette optique conduit, à son tour, à des jugementstrop optimistes. Colin Clark, nous le verrons, ne croitpas au surpeuplement. « Vers l'an 5000 avant Jésus-Christ, dit-il, l'Angleterre était surpeuplée, avec moinsde 20 000 habitants », ajoutant : « Au fond, qu'il yait 2 ou 200 habitants au km2, qu'est-ce que celasignifie ? Un coin de Sahara, grand comme laBelgique, peut être surpeuplé, lorsque dix Bédouinsy demeurent. Une plaine de neige du Groënland aveccinq Esquimaux peut être surpeuplée. »

A l'inverse du Population reference bureau qui voitle surpeuplement partout, la revue « Missi » annonce :« La terre est sous-peuplée. Les hommes ont faimnon parce qu'ils sont trop, mais trop peu... La terrene manque pas de ressources, elle manque de bras »et même « Quand nous serons 100 milliards ».

Ces divergences sensationnelles tiennent, de chaquecôté, à l'oubli d'un facteur essentiel, le temps. L'un nevoit que les réalités présentes, l'autre que les possi-bilités de demain.

L'HOMME NE VIT PAS QUE DE PAIN

Voici un autre aspect du surpeuplement :L'objectif est d'assurer les besoins vitaux, de donner

à tous le monde de quoi manger. Mais on peut aussivouloir élever le niveau de vie fort au-dessus duminimum, et il peut se faire que cet objectif qualitatifsoit en contradiction avec le nombre. C'est la vieillequerelle de l'optimum de population.

Peu de personnes admettraient en France, auCanada ou aux Etats-Unis, que les excédents de bléprouvent un sous-peuplement absolu.

Nous allons maintenant procéder à un examen trèssommaire, un survol des pays du Tiers Monde.

L'AMÉRIQUE LATINE

C'est un contraste permanent entrd la pauvreté deshommes et la richesse de la nature, compte tenu desétendues. Le pourcentage des terres cultivées qui pour-rait être de 20 % n'est que de 2 %. Le Brésil, par

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L'ÉCONOMIE NE SUIT PAS 87

exemple, souffre de la faim, mais d'immenses espacessont vierges. On ne trouve guère de difficultés réellesque dans le Salvador (125 au km2) et surtout dansles Antilles (densité dépassant souvent 200 au km 2). Etcependant le niveau de vie reste partout très bas.

Divisez le revenu moyen du Français par 2 et vousobtenez à peu près celui de l'Argentine, divisez encorepar 2 vous avez à peu près le niveau de vie du Brésilou de la Colombie. Une dichotomie de plus vous donnele revenu du Pérou et une encore, donc une divisiontotale par 16, celui de la Bolivie.

La longueur de la vie est ici en relation directe avecle niveau de vie, comme on peut le voir sur la figure 8,où seul ne figure pas le Vénézuela dont la richesse enpétrole fausse la comparaison.

L'AFRIQUE QUI S'ÉVEILLE

Ici aussi, il faut parler de gaspillage des ressourcesnaturelles et surtout du sol, bien plus que d'un excèsd'hommes. Ce gaspillage est à la fois la cause et laconséquence de la faible population.

En Afrique du Nord, développement plus poussé maissituation plus difficile qu'en Afrique noire. La situa-tion de l'Egypte, notamment, est préoccupante : densitépar terre cultivable extrêmement élevée (770 au km 2) etcroissance démographique rapide. Des travaux impor-tants sont en cours. L'Egypte restera « le don du Nil »,mais la générosité accrue de celui-ci aura été le fait deshabitants.

L'ASIE, RÉSERVOIR MULTIMILLÉNAIRE

Les grandes migrations sont venues de l'Asie, lesgrandes masses humaines s'y trouvant.

Dans toute l'Asie, l'accroissement de la population estassez rapide.

Le Moyen-Orient est loin du surpeuplement réel,excepté peut-être le Liban, qui vit de revenus extérieurs.La Syrie, l'Irak, la Turquie, la Jordanie exploitent trèsimparfaitement d'immenses ressources naturelles ; l'Iranet même le Pakistan souffrent de sous-développement

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MALTHUS ET LES DEUX MARX

Fm. 8. — Niveau de vie et longueur de la vieen Amérique latine.

plus que de surpeuplement. Israël a montré ce que l'onpouvait tirer de territoires prétendus surpeuplés.

L'Extrême-Orient dispose également de fortes res-sources : Philippines, Vietnam, Cambodge, Laos, Thaï-lande, Birmanie. Quant à l'Insulinde, unité politiquequelque peu artificielle, elle offre, à portée de la four-

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L'ÉCONOMIE NE SUIT PAS 89

milière de Java, les immenses ressources de Sumatra etBornéo. La limitation des naissances a commencé àSingapour, en Malaisie et à Formose (voir chapitreXVI).

L'Inde est peut-être le pays qui souffre le plus de dif-ficultés alimentaires. Famines et épidémies ont été tellesde 1891 à 1921 que la population n'a augmenté que de12 millions d'habitants, soit de 5 %. Pendant les trenteannées suivantes, l'augmentation a été de 113 millions.

Cependant, des ressources importantes et mal exploi-tées existent, même si on laisse de côté les vaches, demi-sacrées qui, aux yeux des Européens, pourraient don-ner tant de lait et de viande. La question de la fécon-dité est examinée au chapitre XVI.

SURPEUPLEMENT DES ILES

Bref, ce tour du monde en 80 secondes nous montrequ'il n'y a guère de pays surpeuplés, à l'exception toute-fois de certaines îles : Antilles, Malte, Formose, Mau-rice, la Réunion, Java, etc. Ce n'est pas là une coïnci-dence. Les habitants des îles ont été, d'une part, épar-gnés par certains fléaux et, d'autre part, n'ont pu sepropager vers l'intérieur des terres. Un pays semblecependant faire exception : l'Egypte ; mais son isole-ment entre deux déserts est peut-être plus marquéencore que pour les îles véritables.

ÉVOLUTION RÉCENTE

Le test le plus employé est le revenu moyen par habi-tant. Mais cet instrument est générateur d'illusions.Dire qu'un Africain gagne 100 dollars par an, enmoyenne, ne signifie pas grand-chose. Le New-Yorkaisqui entendrait vivre à Broadway ou même à Bronx,avec 100 dollars pour toute son année ne pourraitpas même payer un très modeste toit.

Non seulement le revenu national n'est qu'imparfaite-ment calculé, mais ce n'est pas le meilleur instrumentde mesure.

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90 MALTHUS ET LES DEUX MARX

Dans un pays en économie de subsistance, ce quicompte, c'est l'alimentation.

LA PRODUCTION ALIMENTAIRE

La production alimentaire est recensée, chaqueannée, par l'Organisation pour l'Alimentation et l'Agri-culture (F.A.O.).

Voici, pour les grandes régions en 1964-65, Chinenon comprise, la production alimentaire par habitanten indices par rapport à la période de base 1952-1957 :

1. Amérique anglo-saxonne 1002. Océanie 1173. Europe « occidentale » 1164. Europe de l'Est et U.R.S.S. 1275. Amérique latine 1016. Extrême-Orient 1047. Proche-Orient 1028. Afrique 96

Nous avons ici trois groupes :

a) Les pays anglo-saxons (les deux premières lignes),arrivés à la saturation alimentaire ;

b) L'Europe. L'alimentation s'améliore, particulière-ment dans les catégories modestes.

c) Le Tiers-Monde où le progrès en six ans a été trèsfaible.

La production alimentaire par habitant est au mêmeniveau qu'avant la guerre. L'évolution actuelle est lamultiplication dans la misère.

LE MENU ALIMENTAIRE DANS LE MONDE

Ce contraste, nous le retrouvons à l'examen de laconsommation alimentaire par habitant.

Voici comment se répartissent, dans le monde lapopulation et les ressources :

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L'ÉCONOMIE NE SUIT PAS 91

Régions Régions

dive- sous-déve- Totalloppées loppées

28,7 71,3 100,0

57,3 42,7 100,0

RevenuVoici, pour quelques pays,

en calories et en protéines:Pays évolués

3 050 87

Espagne, Italie, Portugal

2 650 77Pérou

2 060 52

Mexique

2 440 68Venezuela 2 300 64

Ceylan

2 150 47Inde

1990 53

Pakistan

2 080 48Lybie

2 180 53

Togo

1860 47

La situation peut se résumer dans le graphique sui-vant :

Population

Disponibilitésalimentaires

totalesd'origineanimale

69,2 30,8 100,0

78,6 21,4 100,0la consommation par jour,

Calories

Protéines(grammes)

FIG. 9. — Consommation alimentaire, selon le degréde développement.

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92 MALTHUS ET LES DEUX MARX

La consommation de lait, par habitant et par an, vade 300 litres aux Etats-Unis et 200 en Suisse à 14 auChili et 6 en Inde.

La consommation de viande, par habitant et par an,va de 100 kg en Australie et 70 en. France à 8 enEgypte, 2 en Inde et 1 au Congo.

Le déficit de la ration est donc aggravé par son désé-quilibre, d'où carences alimentaires et incapacité physi-que à produire des efforts suffisants. Le qualificatif de« paresseux » a été bien légèrement attribué à des indi-vidus (ou des peuples) qui, mal nourris, sont obligés demesurer leurs efforts.

La sous-nutrition rejaillit sur la croissance. A sixans, le jeune Américain dépasse le jeune Mexicain d'unetête, soit de 20 centimètres.

Pour chaque enfant qui meurt de malnutrition auxEtats-Unis 300 meurent, dit l'O.M.S., dans certains paysd'Amérique latine.

MALADIES DE CARENCE

Les plus fréquentes concernent les enfants de 1 à 4ans. Sevrés, mais incapables encore de « gagner leurvie », au sens propre du mot, en cherchant à dénicherquelques protéines comme des enfants plus grands, ilssouffrent du Kwashiorkor (oedèmes, anémies, ventre « enbesace », etc.) qui produit, si l'on peut dire, des dimi-nués physiques pour le reste de leur vie. 100 millionsd'enfants souffrent de « malnutrition protéique ».

Les principales autres carences sont le scorbut (man-que de vitamine C), le goitre (manque d'iode), le rachi-tisme (manque de calcium) et les anémies alimentaires(manque de fer).

UNE EXPÉRIENCE CONCLUANTE

L'Institut de Nutrition de l'Amérique centrale et dePanama a choisi trois villages indiens dans les monta-gnes : Santa Maria Cauque, Santa Catarina Barahonaet Santa Cruz Palanya. Est-ce l'état sanitaire déficientqui provoque la maladie et la mort des enfants ? Est-ceplutôt la malnutrition ?

A Santa Maria Cauque, l'I.N.C.A.P. ne modifia que

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les conditions sanitaires, en dotant les maisons delatrines, d'eau non polluée, la grand-place d'un lavoirpublic, etc. A Santa Catarina Barahona, on agit seule-ment sur le régime alimentaire. Quant à Santa CruzPalanya, elle fut placée sous contrôle, comme témoin.

L'expérience a duré de 1959 à 1962. Dans le villagen° 3 témoin, l'état de santé et la mortalité sont restés lesmêmes. Dans les villages 1 et 2 : le poids et la taille desenfants ont nettement augmenté, surtout dans le villagetraité aux protéines. Il y a trois ans, à Santa CatarinaBarahona, le poids et la taille moyens d'un enfant dedeux ans étaient de 19,3 livres et 76 centimètres. Ilssont maintenant de 23,1 livres et 80 centimètres. L'en-nemi n° 1, la diarrhée, a perdu son caractère aigu. Lejour où, dans un village, on engagera une lutte mortelleà la fois contre la maladie et la faim, des enfants nou-veaux pourraient naître, dit l'O.M.S., qui ne ressemble-ront plus à leurs aînés.

SOUS-EMPLOI ET SOUS-ACTIVITÉ

Le sous-emploi, notion récente, se distingue du chô-mage industriel.

Mais la notion est imprécise. Un homme qui manquede terre peut se résigner à l'inactivité ou bien se livrerà de menus travaux très peu productifs. Dans un cas,il est classé inactif et dans un autre cas en pleine acti-vité, alors que le résultat est bien peu différent. Unhomme de la ville sans travail salarié, peut vendre deslacets ou des cartes postales sur la voie publique, por-ter des valises dans les gares, etc.

M. Mahmoud Seklani a calculé qu'en Egypte lesous-emploi affecte 40 % de la population en âge d'ac-tivité auxquels s'ajoutent 4 % de chômeurs déclarés etun nombre important de « non employés ., des jeunesnotamment.

CERCLE INFERNAL

Ainsi, le sous-développement se nourrit, si l'on peutdire, lui-même. Tout se retourne contre ces hommes :

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94 MALTHUS ET LES DEUX MARX

— le peu de temps qu'ils travaillent est mal utilisé,de sorte qu'ils produisent peu ;

— le peu qu'ils produisent, ils ne savent l'emmaga-siner convenablement et le conserver. Les pertes alimen-taires atteignent souvent 15 à 20 % et jusqu'à 50 %,dans certaines zones tropicales humides ;

— le peu qu'ils conservent, ils ne savent pas bienl'utiliser, à cause de leurs faibles connaissances enmatière de nutrition.

Qu'il s'agisse d'un individu ou d'un peuple, la misère,ce n'est pas la modicité du revenu ou du niveau de vie,c'est l'impossibilité de le relever.

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CHAPITRE X

Réveil de Marx et de Malthus

Au lendemain de la guerre 1939-1945, le monde étaitassailli de multiples problèmes : panser les plaies, répa-rer les ruines, tout en faisant face aux difficultés nou-velles, qui naissaient de toutes parts.

LE RÉVEIL DE MALTHUS

Malthus somnolait dans une demi-conscience, pluschargée de béatitude que de remords, quand un disciplevint frapper à sa porte.

DISCIPLE. - Levez-vous, monsieur Malthus, il estgrand temps ! Votre présence, votre doctrine, vos admi-rables préceptes sont plus nécessaires que jamais. Vousêtes l'homme de la situation, au milieu de ce siècle, plusencore que vers 1800.

MALTHUS. - Laissez-moi donc en paix ! Vous savezbien que les hommes ont enfin suivi mon conseil, puis-que la prévention des naissances s'est généralisée, pardes moyens que certes j'ai réprouvés en mon temps, maisque j'admets aujourd'hui. Ce néo-malthusianisme n'amême pas besoin de ce préfixe « néo », quelque peuméprisant pour moi. L'esprit est là, le résultat aussi etc'est l'essentiel.

DISCIPLE. - Mon cher maître, vous n'êtes pas bieninformé : ces pratiques contraceptives ne se sont répan-dues que dans une toute petite partie du monde. Deuxmilliards d'hommes se reproduisent en Asie, en Afrique,en Amérique du Sud, de façon naturelle, c'est-à-diregrâce à la médecine, beaucoup plus vite que les ouvriersdu Lancashire et les paysans du Sussex de votre temps.

MALTHUS. - Mais qui menacent-ils donc ? C'estl'affaire de leurs pays lointains. Moi je suis Européen,

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96 MALTHUS ET LES DEUX MARX

et l'Angleterre est toujours une île, que je sache !DISCIPLE. - Certes, mais elle n'est pas moins mena-

cée. Les riches, ce ne sont plus seulement aujourd'huiles propriétaires fonciers du Sussex ou les armateurs deLiverpool. Les riches, ce sont les hommes, de toutesconditions, des pays évolués. Un ouvrier de Detroitgagne dix fois plus qu'un paysan-propriétaire de Ceylan,du Soudan ou de l'Equateur.

MALTHUS. - Mais que diable, cela ne menace pasl'ordre social ! Ces misérables ne sont pas salariés, niesclaves des ouvriers de Birmingham. Il n'y a pas delois des pauvres en leur faveur. La question est doncbien différente. Je vais me recoucher.

DISCIPLE. - Attention ! Il n'y a pas de loi des pau-vres, pour le moment, mais une sorte de chambre desCommunes est en train de se créer sous le nom de« Nations-Unies », et l'on a parlé déjà d'une sorte d'im-pôt mondial. C'est l'engrenage fatal.

MALTHUS. - C'est bien, j'y vais.

LA FAIM DU MONDE

En 1948, dans « La faim du monde », M. Ch. Vogtpoussa un cri d'alarme. Le progrès matériel du monde,disait-il, n'est qu'une illusion ; l'humanité n'a guèrefait, depuis trois siècles, que consommer un continentneuf. La multiplication inconsidérée des hommes etl'érosion des terres préparent une famine gigantesquequ'il faut conjurer, en allant jusqu'à supprimer lessecours et soins médicaux aux nations prolifiques.

Violents furent les échos et violemment divergents.Diverses réactions furent de peur. Le Service des

Allocations familiales en France reçut des lettres éplo-rées ou menaçantes, sur le thème : « Pourquoi encou-ragez-vous la natalité ? Vous devriez bien savoir quenous allons tous mourir de faim. »

L'opposition fut vive du côté soviétique où Vogt futtraité de « cannibale », terme qui surprit seulementceux qui ne connaissaient pas la terminologie marxistesur ce point.

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RÉVEIL DE MARX ET DE MALTHUS 97

LE RÉVEIL DE MARX

Marx reposait lui aussi, réparant les fatigues d'undemi-siècle de lutte, pendant lequel, armé d'un levierpuissant, il s'était efforcé de faire basculer la société.Un disciple haletant vint le secouer avec vigueur :

DISCIPLE. - Levez-vous, camarade Marx, nous avonsbesoin de vous.

MARX. - Que l'on cesse vraiment de me dérangerconstamment à tout propos. Mes idées ont fait leurchemin et, avec l'aide du bras séculier, se sont large-ment répandues. L'Europe orientale est gagnée, laChine a basculé vers le bien. Quant aux pays dans les-quels j'ai combattu, Angleterre, Allemagne, etc., ils sontbien trop embourgeoisés, classe populaire comprise.De vous à moi, on se sert d'ailleurs de mon nom quel-que peu à tort et à travers et je n'entends nullement êtremêlé, dans l'histoire, à ce Staline, auquel je dois certesbeaucoup, mais auquel il arrivera un jour ou l'autre desennuis. Laissez-moi en paix, j'ai assez de disciples, plusou moins fidèles, pour être en droit de me reposer.

DISCIPLE. - Levez-vous, camarade Marx, vous êtesindispensable. La hiérarchie des classes sociales faitplace à celle des peuples. Les nations riches veulentque les nations pauvres limitent leur descendance, defaçon à ne pas avoir à partager avec elles.

MARX. - Les nations riches font-elles travailler lesnations pauvres à leur profit ?

DISCIPLE. - Pas tout à fait : les rapports de pro-duction sont un peu plus complexes, mais le résultatfinal est le même : diminuer la vitalité des opprimés estle dernier recours du capitalisme impérialiste. On acertes un peu galvaudé l'expression « la lutte finale »,mais cette fois-ci, c'est bien le moment.

MARX. - C'est bien, j'y vais.

4

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98 MALTHUS ET LES DEUX MARX

LES BARBARES (1)

En février 1947, 12 personnes venues de 12 paysétaient réunies à New York, par les Nations-Unies,pour constituer la Commission de la Population etétudier les problèmes soulevés par les questions depopulation. Dès les premières escarmouches, le déléguéde l'Ukraine, M. Rabichko fit une violente sortie :6 Nous n'admettons pas que, dans cette enceinte, qui-conque puisse parler de limiter les mariages ou lesnaissances dans le mariage. Toute proposition en cesens devra être considérée comme barbare. »

Le délégué de la Yougoslavie, alors obédiente, s'ex-prima dans des termes analogues : « Vous, capitalistes,désirez ajuster la population à l'économie ; nous, aucontraire, nous voulons adapter l'économie à la popu-lation. Nous sommes pour les hommes et vous pourl'argent. »

DOCTRINES PRÉPASTORIENNES

L'Eglise catholique a, sur la question, une positionaussi ferme, sinon plus, que le communisme ; positionqui paraît singulière :

Si l'on comprend qu'elle impose à ses fidèles des pra-tiques conformes à son esprit, on ne voit pas bien àquel titre elle peut intervenir sur une telle question,lorsqu'elle n'intéresse que des infidèles.

Cette opposition formelle a obligé l'Eglise romaine àadopter, sur le plan économique, une attitude opti-miste et à miser ferme sur les possibilités de la Science.

Aussi bien chez les communistes que chez les catho-liques les disciples ne suivent pas sans réticence. Lesdeux doctrines se sont formées avant la révolution pas-torienne qui a fait passer de 33 à 5 % le déchet dû àla mort, depuis la naissance à 20 ans.

(1) L'ordre chronologique des événements n'est pas rigoureu-sement respecté dans cette présentation symbolique. L'interven-tion de Rabichko a un peu précédé le livre de Vogt. Celui-cin'était pas la première manifestation du malthusianisme inter-national.

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RÉVEIL DE MARX ET DE MALTHUS 99

UN PIÈGE DE MALTHUS A MARX

Douze ans après la première session, Marx et Mal-thus s'opposaient toujours à la commission de la popu-lation, à Genève cette fois, en février 1959.

Le secrétariat présente aux membres la prévision dela population du monde jusqu'en l'an 2 000 (résultatsexposés au chapitre VIII). Appuyé sur ces chiffres, Mal-thus nommé rapporteur (le représentant des Etats-Unis)écrit que, devant cette croissance, s'imposait la néces-sité < d'investissements très élevés » dans les pays peudéveloppés.

Par amendement, Marx (représentant de l'U.R.S.S.)demande que l'expression « très élevés » soit atténuéeen « assez élevés ».

Ceux qui n'étaient pas au courant de ce vieux conflitentre le pasteur (anglais) et le philosophe (allemand), sesont demandés pour quels étranges motifs un Soviétiquepeut, en quelque sorte, refuser d'importants investisse-ments aux pays sous-développés alors que cela ne coûterien sur le papier. C'est qu'il craint, non sans raison,que, devant la difficulté de réaliser de tels investisse-ments, la prévention des naissances apparaisse logiqueet impérieuse. Peut-être aussi ces investissements trèsélevés l'effraient-ils quelque peu. Marx est aujourd'huiun dominant.

POSITION PLUS DIFFICILE DE MARX

La position de Marx est ici plus difficile au xx° sièclequ'au xixe. Non seulement la révolution pastorienne estun fait nouveau bouleversant, mais Marx se trouve, deplus en plus, dans le camp de ceux qui ont leur place aubanquet de la nature. Certes il ne ressent aucun devoirvis-à-vis des autres pays, du moins vis-à-vis de ceuxqui ne sont pas socialistes. Néanmoins il trouve sou-vent ses intérêts en cause.

Laissons, pour le moment, Marx et Malthus ; nousallons les retrouver bien présents ou dans les coulisses.Voyons maintenant les réactions des hommes et lessolutions possibles.

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CHAPITRE XI

Rêves et cauchemars

Lorsque nous ne pouvons rien contre un sérieuxennui, nous éprouvons des difficultés à vivre avec cetintrus et cherchons à nous en débarrasser ; c'est l'éva-sion déjà évoquée tout au début de cet ouvrage.

Entre l'évasion et la recherche rationnelle vigoureused'une solution, il y a une différence profonde. Prenonsun exemple : cette question de la montée du TiersMonde pourrait être résolue par des progrès scientifi-ques. Mais il faut avant tout se débarrasser du souci ;on ne peut le chasser purement et simplement, on l'évite,en se disant que « tout cela s'arrangera grâce à lascience ». Avec quelques exemples ou clichés pris dansles lectures quotidiennes, l'énergie solaire, les miraclesbiochimiques et le bifteck de cellulose, etc., on par-vient aisément à son but.

L'autre attitude est beaucoup plus dure : supputer leschances de développement économique, sans les sures-timer, passer de l'inquiétude à l'espérance ou inverse-ment, au gré des calculs et des réflexions.

LES QUATRE TRAJECTOIRES

Devant cette double rupture entre mortalité et nata-lité, entre progrès médical et progrès économique, queva-t-il, que peut-il se passer ?

Comment, par quels moyens, la disproportion entrehommes et les subsistances peut-elle être réduite, en unpays, en une région ?

Il y en a quatre ; c'est une simple question d'arithmé-tique :

— émigration d'une partie de la population hors duterritoire ;

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accidents dans le monde

ou des virus aux antibio-nouvelles, causées ou non

nes.diverses éventualités.

RÊVES ET CAUCHEMARS 101

— réduction de la natalité solution c démographi-que ») ;

— accroissement plus rapide de la production desubsistances (solution « économique ») ;

— reprise de la mortalité.Ces quatre moyens de rétablir l'équilibre sont les

seuls possibles. Toutes les suggestions ou hypothèses surle régime et l'évolution politiques, les liens sociaux,familiaux, culturels, etc. doivent se traduire finale-ment par des chiffres ramenant à l'une des issues ci-dessus. Il s'agit toujours de savoir lequel des quatreparamètres sera mis en mouvement : émigration, niveauéconomique, natalité, mortalité.

Le dernier moyen indiqué n'est pas une solution,mais une éventualité, peut-être même une sanction, siles autres moyens ne sont pas suffisants. Commençonspar elle, pour pouvoir nous consacrer ensuite à desperspectives plus agréables.

LES REVANCHES POSSIBLES DE LA MORT

La mort n'abandonne jamais ses droits. Pourrait-il sefaire que nous n'ayons, contre elle, gagné qu'unebataille, au cours d'une longue guerre sans merci ? Sarevanche peut se produire de diverses façons:

a) Mortalité volontaire ou semi-volontaire, par arrêtdu progrès médical, comme l'ont suggéré Vogt et sesémules et élimination plus ou moins discrète des « in-désirables ».

b) Mortalité involontaire, par manque de subsistancesen certains pays et retour aux famines, maladies decarence et épidémies.

c) Guerre atomique, bactériologique, radiologique,etc.

cl) Radioactivité ou autresdes apprentis sorciers.

e) Résistance des microbestiques, apparition de maladiespar les thérapeutiques moder

Voyons successivement ces

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102 MALTHUS ET LES DEUX MARX

ARRÊT VOLONTAIRE DU PROGRÈS MÉDICAL

Si personne ne préconise de façon explicite etsérieuse un tel retour en arrière, par contre au fond descœurs, pas toujours bien au fond et parfois même àfleur de pensée, survit le vieil esprit conservateur hos-tile au progrès.

Devant les risques, des voix s'élèvent, plus ou moinsdiscrètement contre le développement. Tout en repre-nant le O fortunatos nimium virgilien, elles mettent envaleur le caractère destructif de cette évolution.

Ce point de vue est émis ou suggéré soit par desconservateurs effrayés par cette mise en mouvement dumonde, soit par des sociologues, esthéticiens, ethnolo-gues, etc. qui regrettent de voir détruire tel ou telgroupe, ensemble harmonieux, solide, qui avait faitses preuves et manifestait une vitalité esthétique.

Et par ailleurs, l'esprit d'extermination est loin d'êtreéteint chez les hommes de l'ère de la Sécurité Sociale.

Comme une telle opération n'est pas avouable, elleest souvent présentée sous un aspect humoristique,comme une plaisanterie, l'humour étant lui-même uneforme d'évasion.

S'il n'y avait qu'à pousser en secret le bouton pourprovoquer la disparition non seulement du mandarin,mais de millions d'affamés qui risquent de devenir« dangereux », ce bouton ne resterait pas longtempsinactif.

Ce n'est heureusement pas ainsi que se présente ledestin. Il n'y a pas de bouton.

PAS BESOIN DE MORALE

Il n'est pas nécessaire, sur ce point, de proférer desanathèmes comme les Soviétiques contre Vogt, car l'in-tention seule ne suffit heureusement pas.

Il est impossible d'empêcher le progrès médical de sediffuser, en particulier dans ses techniques préventives,c'est-a-dire les plus efficaces. Quel gouvernement resteraimpassible devant un groupe d'hommes, si primitifssoient-ils, décimé par la maladie et dépendant de son

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RÉVES ET CAUCHEMARS 103

autorité ? Quel médecin, placé devant son ennemi lemal, acceptera de lui laisser faire son œuvre, dans unbut a humain » ? Ceux même qui préconisent desmoyens aussi brutaux ne résisteraient pas longtemps auspectacle d'enfants couverts de plaies et seraient inca-pables d'arrêter la main qui va les soulager.

Quelqu'un se lèvera-t-il pour proposer de supprimerl'action de l'Organisation Mondiale de la Santé ou duCentre International de l'Enfance ? Peut-être, à condi-tion d'être bien sûr qu'il ne sera pas suivi.

Ceci dit, la question ne se présente pas sous unjour aussi brutal : l'effort pour sauver les hommes peutêtre plus ou moins important. Dans chaque pays seprésentent des choix, le plus souvent dans l'optiquefinancière. Ce choix peut conduire à sacrifier (discrète-ment) plus ou moins certains services médicaux, auprofit d'autres dépenses, telles que les investissements envue de faire vivre les hommes. Des théories peuventmême être édifiées sur la meilleure solution, celle quiassurera finalement, le niveau le plus élevé au plus grandnombre d'hommes possible. Un tel calcul pourrait allerjusqu'à sacrifier délibérément des individus sur l'autelde la collectivité, comme une armée en guerre sacrifieune patrouille ou une garnison pour sauver le reste.

Mais des calculs aussi déplaisants ne sont pas pré-sentés. Du reste, ces dépenses médicales de premièrenécessité sont beaucoup plus faibles que les investisse-ments économiques. Il faudrait donc réduire notable-ment les premières pour améliorer très peu les seconds.La mortalité pourra baisser plus ou moins vite. Maison ne voit pas dans quel pays elle remonterait par déci-sion volontaire.

MOURIR DE FAIM ?

Si forte que soit la médecine, elle ne peut faire vivredes hommes au-dessous d'un minimum de subsistances.Ce minimum ne doit pas être confondu avec la rationnormale souvent appelée minimale et qui est, en fait,un optimum. Elle va de 2 500 à 3 000 calories selon lesrégions, les races et aussi les auteurs. Des facteurs qua-lificatifs interviennent en outre (protides, vitamines,etc.), de façon impérieuse.

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104 MALTHUS ET LES DEUX MARX

Le seuil au-dessous duquel la sous-alimentation influesur la mortalité, de façon appréciable (indépendam-ment des causes indirectes telles que la tuberculose),est plus bas qu'on le pense généralement. La guerre aété, sur ce point comme en tant d'autres, une cruelle,mais instructive expérience ( 1 ). Des observations ontété faites notamment en Espagne (1937-1939), à Malte(1940-1943), à Budapest (1945), en Hollande (1945),en particulier pour la mortalité infantile.

Il ne s'agissait, il est vrai, que de famines d'assezcourte durée. Une nouvelle réduction de rations, déjàinsuffisantes pourrait faire tomber peu à peu les popu-lations au-dessous du seuil vraiment critique, ce quiprovoquerait une reprise de la mort.

Tout d'abord, sans réduire notablement la capacitégénésique (nous verrons au chapitre XIV ce qu'il fautpenser des idées du Dr J. de Castro sur ce point), lasous-alimentation peut-elle réduire notablement les nais-sances par épuisement de la mère (fausse couche, morti-natalité, etc.) ?

Que l'on impute ce déchet à un manque de nais-sances ou une mortalité prématurée, il arriverait bienun moment où la population cesserait de croître, main-tiendrait simplement son nombre et finirait même pardiminuer.

Pour le moment, nous voyons que des taux de nata-lité élevés peuvent coexister avec des conditions de viedéplorables.

En tout cas, on n'assisterait pas à un mouvement pro-gressif et continu. Tout d'abord, les pays n'évoluerontpas de façon identique ; l'un d'eux ou quelques-unspourront être particulièrement défavorisés par la sté-

(1) Lorsque, en septembre 1940, les Allemands imposèrent lesrationnements à la France, un grand médecin et homme poli-tique, s'adressant à de hauts fonctionnaires, se montra fortpessimiste : a 350 grammes de pain par jour, 300 grammes deviande par semaine, je vous donne à penser ce que sera larace dans six mois. »

On peut consulter, à ce sujet, le remarquable ouvraged'Alfred Fleisch : Ernährungsprobleme in Mangelzeiten. Diesçhweizerische Kriegsernährung 1939-1946, oa sont décrits lesimportants et curieux résultats obtenus en Suisse à la faveurdu rationnement. Cet ouvrage essentiellement expérimental etinsuffisamment connu conduit à réduire un peu les normescommunément admises.

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RAVES ET CAUCHEMARS 105

rilité de leur terrain, par la mauvaise politique agri-cole de leur gouvernement, etc.

En outre, l'inégalité des récoltes est telle dans cespays que des pointes apparaîtront, génératrices de fami-nes. Si, à ce moment, les pays évolués se bornent àparer au plus pressé, en envoyant des aliments commes'il s'agissait d'un accident, si un effort vigoureux n'estpas entrepris sur le plan agronomique, les famines loca-lisées pourraient devenir plus fréquentes et épuiser lesressources des pays évolués, lesquels seraient pris dansune sorte d'engrenage. Le monde finirait par devenircomparable à un immense camp de réfugiés palesti-niens. Des rigueurs insolites pourraient découler d'unetelle situation.

Ainsi, il n'est pas concevable que, dans un paysdéterminé, la mort remonte lentement par manquede subsistance. Par contagion c'est à l'échelle mondialeque le problème se poserait.

Cette hypothèse qui exigerait une accumulation demaladresses et de négligences ne saurait être totalementécartée.

GUERRE ATOMIQUE OU BIOLOGIQUE

Une telle éventualité, est-il besoin de le dire ? ren-drait nulles toutes les prévisions ou perspectives expo-sées dans cet ouvrage. Il est bien difficile de plongerdans un avenir tout inédit. Loin de ressembler à laprécédente (voir p. 64), une guerre mondiale détrui-rait à la fois les subsistances et les hommes d'une façonqui échappe à notre entendement.

Il pourrait se faire qu'après une intense dépopula-tion, le monde soit plus surpeuplé qu'auparavant, parla destruction des biens et des techniques.

LES RADIATIONS

Même sans explosion, le risque subsiste, la radioac-tivité étant cumulative.

Le risque couru est le suivant :Quelques savants peuvent, par prudence, lancer un

cri d'alarme sans être certains que la phase dangereuse

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106 MALTHUS ET LES DEUX MARX

soit vraiment en vue. Ne vaut-il pas mieux, penseront-ils, rester un peu en deçà que d'entrer dans la zonemortelle ?

Après un moment d'émotion l'humanité s'aperçoitque les catastrophes annoncées ne se produisent pas.Elle se laisse attirer par d'autres soucis.

L'épisode peut se renouveler deux ou trois fois,créant une fausse sécurité, si bien que lorsque le malaura vraiment commencé à se dérouler, le scepticismerègnera. N'a-t-on pas tant de fois tiré le signal d'alarmeen vain ? Il sera d'autant plus difficile d'arrêter lesémissions radioactives que chaque nation reprochera àl'autre ses méfaits.

Sans doute des effets modestes mais clairs pourront-ils servir de signaux d'alarme. Quelques leucémies résul-tent sans doute déjà, dans le monde, de l'emploi desradioactivités. Mais il faudrait que la cause fût bienidentifiée.

Si la mortalité entrait ainsi dans une phase ascen-dante, après deux ou trois siècles de recul, la questionde la population serait profondément changée. Lanatalité des pays évolués deviendrait insuffisante, tandisque celle des pays sous-développés cesserait d'être exces-sive.

MALADIES NOUVELLES OU REVANCHE PURE

Puisqu'il faut bien épuiser la liste des malheurspossibles, citons aussi les possibilités de revanche purede la Mort. « Après tout, se dit-elle, j'ai régné enmaîtresse pendant des millénaires, tandis que ma rivale,la médecine, n'a que trois siècles de succès à son actif.J'ai perdu une bataille, mais non la guerre. Et larevanche, je la trouverai peut-être dans ces armesmêmes qui me combattent. Déjà le monde s'alarme desmaladies d'origine thérapeutique.

« En outre, les microbes et virus, que j'ai à monservice, vont s'aguerrir à la lutte. D'autres peuventvoir le jour par quelque mutation, divine ou diabo-lique, peu m'importe, pourvu qu'elle serve mes fins. s

Tout cela, disent certains, ce sont des rêveries deprétentieuse. Ne jugeons pas trop vite :

Les mutations sont en général fâcheuses pour l'espèce

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RÊVES ET CAUCHEMARS 107

qui les subit. Mais, de temps à autre, l'une d'entreelles est avantageuse. Et comme la durée d'une géné-ration est très faible pour un microbe ou un virus,la probabilité d'une mutation bienfaisante est beaucoupplus élevée que pour l'homme.

Quelques symptômes fâcheux donnent une certaineassise à ces féroces projets. Après 20 ans de succès,l'O.M.S. annonce l'échec de la lutte contre la blen-norragie, dont le microbe a appris à résister auxantibiotiques. Maladie non mortelle, mais le symp-tôme est là. La • malaria n'est pas encore extirpée etdéjà des résistances se manifestent au D.D.T.

Faut-il croire à la Peste Rouge de Jack London ?N'allons pas jusque-là. Chaque progrès, chaque violde la nature a vu éclore un cortège de prédictionssinistres qui ne se sont pas réalisées ou ont été com-pensées par de nouveaux progrès. I1 n'y a aucunmoyen de mesurer la probabilité, faible, assurément,mais non absolument négligeable, d'un tel retour-nement.

CONCLUSION

La reprise de la mortalité pourrait affecter plusieursformes, toutes catastrophiques, mais qui échappent àtoute évaluation de probabilité.

Il reste donc à envisager les trois solutions énuméréesplus haut. Commençons par l'émigration.

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CHAPITRE XXII

Réussite en 25 ans ou catastrophe ?

Dégageons-nous maintenant des rigueurs techniques,pour survoler, le mieux possible, ce Tiers Monde quidonne tant de souci aux deux autres.

INÉGALITÉ DU PROGRÈS

Ce survol nous fait apparaître une inégalité fon-damentale entre trois formes de développement :

— lutte biologique contre la mort.— lutte pour assurer la vie économique,— lutte contre l'excès de vie.Nous sommes dans un pays du Tiers Monde. En

dépit de vigoureux efforts, la course entre les subsistan-ces et la population risque de ne pas être gagnée. Quefaut-il faire ?

lutte pour

assurer ta vie économique

lutte luttecontre la contre

mort ('excès de vie

FIG. 13. — Les trois pôles.

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216 MALTHUS ET LES DEUX MARX

LE PLUS DE VIES HUMAINES?

Un premier arbitrage se propose entre la lutte contrela mort et les deux autres. Ne disons pas que nous refu-sons avec dégoût ce dilemme. C'est la réponse decelui qui refuse de voir les réalités. Faut-il donnerdavantage aux soins hospitaliers ou assurer l'irrigationde 10 000 hectares ? Il est vain de répondre : « Lesdeux ».

Si l'objectif était de sauver le plus de vies humainespossible à terme, on en viendrait à accepter d'en sacri-fier 1 000 consciemment pour en sauver 1 200. Toutgénéral en campagne a des problèmes de ce genre.

Le désordre est heureusement là pour aider l'indis-pensable hypocrisie. Le calcul n'est pas précis et nul nesonge à le pousser ; un bienheureux aléa préside auxdécisions

Et cependant, en soulevant ce voile, quelques cruau-tés apparaissent. En Afrique centrale, une puissanteorganisation internationale a refusé des crédits quiauraient permis de sauver quelques prématurés. Gestecompréhensible, mais qu'on ne peut glorifier.

LES DEUX SOLUTIONS

Ce point étant discrètement réglé, il reste les deuxautres adversaires, plus déclarés, la prévention desnaissances et le développement économique.

Faut-il consacrer ses efforts à augmenter la féconditédes terres ou à diminuer celle des femmes ?

Donnons donc la parole aux deux adversaires, le par-tisan de la prévention des naissances (P.N.) et celui dudéveloppement économique (D.E.) :

La P.N.: Même si on mène le calcul en termes devies humaines, je peux soutenir la comparaison. J'em-pêche de venir au monde des hommes qui mourront defaim, (eux ou d'autres), et qui peut-être provoqueront,par leur surabondance même, quelques massacres.

Le D.E.: Les hommes ne mourront pas de faim, sinotre plan économique est réalisé.

La P.N.: Vous parviendrez peut-être à accroître le

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RÉUSSITE OU CATASTROPHE 217

nombre des affamés. Nous, nous parviendrons à aug-menter celui des hommes nourris.

Le D.E.: Quelle que soit votre éventuelle réussitependant 15 ans et peut-être 20, des bras plus nom-breux vont se présenter pour avoir du travail ; il fautleur donner les moyens de le faire.

La P.N.: Ce sont les opérations lentes et tardivesqu'il faut commencer le plus tôt. D'ailleurs, le coût denos opérations est sans commune mesure avec le vôtre ;avec la somme qui vous permet de nourrir une famille,nous pouvons, par notre méthode, supprimer cent bou-ches inutiles.

Le D.E. : Cela serait vrai peut-être, si vos méthodesétaient efficaces. Mais elles ne peuvent l'être que surun terrain préparé. Un niveau minimal est nécessaire,économique et plus encore culturel. C'est à atteindre ceniveau que je vise ; le reste ira tout seul.

La P.N.: Il faut bien commencer dès maintenant...N'étant pas appuyé sur des chiffres, le dialogue pour-

rait continuer longtemps. Le calcul froid devrait tenircompte des données élémentaires suivantes :

— La progression de la population,— Le coût d'une personne supplémentaire (investis-

sement démographique),— Le coût de l'accroissement du niveau de vie

(investissement économique),— Le coût d'une naissance évitée.Non seulement les évaluations numériques sont diffi-

ciles, mais d'autres facteurs socio-politiques intervien-nent, qui échappent à la mesure et combien plus impor-tants parfois, disons plus visibles.

SAGACITÉ ET ERREUR MALTHUSIENNES

La question intéresse tous les pays. La France, pasplus que l'Union Soviétique, ne peut s'en désintéresser.

Les Américains ont pris partie. Ils estimënt plusefficace, disons même plus économique, de favoriser laprévention des naissances.

Ce choix est fondé, pour les populations déjà par-venues à un certain niveau culturel, mûres pour lacontraception. Dans d'autres cas, un dollar employé audéveloppement a plus d'efficacité.

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218 MALTHUS ET LES DEUX MARX

PLUS FACILE QUE POUR L'EUROPE ?

Le développement a des précédents. Ce que l'Europea réussi, d'autres régions ne peuvent-elles pas le réa-liser à sa suite ?

En fait, le développement du Tiers Monde se pré-sente, sous certains angles, plus facile, sous d'autresmoins. On peut dresser le tableau suivant :

En faveur du Tiers Monde Contre le Tiers Monde

La voie a été tracée. Unelente accumulation a forgédes outils très évolués. Iln'est pas nécessaire au TiersMonde de passer par lafusée Stephenson ou l'aviondes Wright.

La formation des hommesest elle-même plus produc-tive. Un enfant de labrousse peut passer en dixans d'un stade très attardéau stade moderne ; ce quia été obtenu par la succes-sion de 4 ou 5 générationspeut l'être parfois en uneseule.

L'aide extérieureest possible

Les pays plus évolués ontde tels moyens qu'ils pour-raient accélérer considéra-blement le progrès des paysattardés.

La rivalité du capitalismeet du socialisme

Elle est exploitée par lespays tiers et provoque unecertaine compétition.

Croissance démographiquetrop rapide

2,5 à 3 % par an, contre1 % en Europe.

Possibilités d'émigration

L'Europe pouvait déverseren Amérique et ailleurs letrop-plein de sa population.

Point de départ plus bas

Le niveau de vie est plusbas qu'il l'était en Europeau début du xix' siècle.

L'Europe dominait le monde

Cette domination lui pro-curait des ressources, parcolonialisme ou dominationcommerciale.

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RÉUSSITE OU CATASTROPHE 219

L'émancipationet l'esprit de progrès

Il inspire et peut inspirerde profondes réformes so-ciales, génératrices de pro-grès économiques.

Greffe de civilisation

Endogène, la civilisationtechnique se répandait faci-lement en Europe. Dans leTiers Monde, il s'agit degreffer une civilisation exo-gène.

ABONDANCE OU FAMINE `l

Bien que la violence de ce dilemme se soit un peuatténuée, c'est souvent vers les solutions extrêmes quese tourne l'esprit, tant la médiocrité manque d'attrait.

La réussite rapide prendrait la forme suivante :Les découvertes se multiplient, résolvant des pro-

blèmes réputés insolubles ; la synthèse de la chloro-phylle, la distillation de l'eau de mer par l'énergiesolaire, la promotion de substances viles en substancesnobles (cellulose et même produits organiques minérauxen protéines) et tout ce dont on n'a pas idée encore,résolvent le problème de la nourriture, libèrent d'énor-mes forces pour d'autres tâches productives. Le pro-grès se poursuit alors à une cadence insoupçonnée. Unrythme de 10 % par an permet de doubler le niveau devie en 7 ans et de le multiplier par 12 en 25 ans.

A ce rythme, la limitation des naissances est secon-daire ; mais elle aussi se précipite grâce à l'élévationéconomique et culturelle et aux nouvelles techniques.Cette réduction des naissances accroît encore le rythmede croissance.

Pour la première fois, dans l'histoire du monde, lesbesoins vitaux sont satisfaits, la disparition de la faimpermet de parler d'une ère nouvelle.

A l'inverse, l'évolution catastrophique se présenteainsi :

Les pays du Tiers Monde parviennent bien à aug-menter le revenu national comptable mais leur pro-duction alimentaire n'augmente pas plus vite que leurpopulation. Les excédents agricoles des pays riches, sontd'autant plus insuffisants que les citoyens de ces pays sedécouragent devant ces résultats. Pris par la montée de

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220 MALTHUS ET LES DEUX MARX

leurs besoins, la lutte sociale et la course aux arme-ments, ces pays riches se bornent à éviter les catastro-phes, et envoient des secours lorsqu'une disette tropaccentuée prend une allure de famine. Et déjà s'éten-dent des zones de maladies de carence, par sous-nutri-tion. Les services de santé parviennent bien à prolongerles hommes, mais leur principale ordonnance : protéineset lipides, ne peut pas être exécutée. L'eau elle-mêmecommence à faire défaut. Ainsi se poursuit la multi-plication dans la misère et cette marée montante irré-sistible annonce quelque gigantesque catastrophe. Déjàdes massacres d'Européens et même des actes de can-nibalisme ont été signalés...

Que l'évolution effective doive trouver son cheminentre ces deux voies extrêmes n'est que trop évident.Les efforts ne doivent pas être ménagés pour faire inflé-chir le monde vers la plus favorable.

LE DÉSARMEMENT ET L'ÉCONOMIE

Le tableau de la page 206 nous montre qu'en épar-gnant 12 % de leur revenu national et en recevant 3 %du revenu national des pays développés, le Tiers Mondepeut relever son niveau de vie de 4 % par an.

C'est là le minimum, pour que le sous-développe-ment ne s'accentue pas. Or, l'aide effective est très infé-rieure aux 3 % du revenu national des pays évolués(0,6 % en 1962).

Il est peu probable que les pays développés, mangéspar le besoin, acceptent de se priver pour quintupler lemontant de l'aide.

LE PRÉCÉDENT FOLLEREAU

Vers 1954, M. Raoul Follereau qui a consacré sa vieà l'extinction de la lèpre dans le monde, s'adressa àpeu près ainsi à Krouchev et à M. Eisenhower :

« J'ai besoin de... 1 milliard (peu importe ici la mon-naie) pour supprimer totalement la lèpre dans le monde.Or, dans vos programmes d'armement, chaque avionde tel type vous coûte 500 millions. Supprimez-en cha-cun un dans vos programmes, vous vous retrouverez

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RÉUSSITE OU CATASTROPHE 221

dans le même équilibre relatif qu'avant et j'aurai monmilliard et il n'y aura plus de lèpre. »

Ni Krouchev, ni Eisenhower n'ont donné suite.Sans doute, craignaient-ils de créer un redoutable pré-cédent. C'est cependant une direction si prometteusequ'il est impossible de s'en détacher.

L'ARMEMENT ET LE REVENU NATIONAL

Voici les dépenses d'armement comparées au revenunational de chaque pays :

en milliardsde dollars

en pourcentagedu R.N.

Etats-Unis 52,1 11,3 %Angleterre 5,3 8,8 %France 4,3 8,5 %Allemagne 4,8 8,9 %Canada 1,6 4,9 %Italie 1,5 4,0 %Autres pays non socialistes 8,6 0,5 % à 5 %

78,2 a

Union Soviétique 44,0 18 %Rép. populaires 10,0 4 à 7%Chine 3,0 a

57,0 a

L'idée vient naturellement de renouveler, à bien plusgrande échelle, le projet de R. Follereau.

LE COMITÉ N.U.

En 1962, s'est réuni aux N.U. le Comité sur lesconséquences économiques et sociales du désarmement.

A l'unanimité, y compris les communistes, il a estiméque le désarmement n'aurait pas, si les précautionsnécessaires étaient prises, de répercussion économiqueou sociale défavorable et que, notamment, le chômagepouvait être évité, même dans les pays capitalistes.

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222 MALTHUS ET LES DEUX MARX

Résultat considérable, tant de personnes croyant encoreque le désarmement est le seul moyen de réduire lechômage.

D'autre part, le Comité a demandé d'affecter automa-tiquement et sans délai à l'aide extérieure une partiedes ressources éventuellement dégagées par le désarme-ment. L'intensité des besoins est telle, en effet, que lesressources dégagées trouveraient rapidement un autreemploi, dont il serait ensuite impossible de les distraire.

3 % du revenu national en France, cela représentela somme nécessaire aux seuls besoins non satisfaits delogement et d'enseignement.

Bien entendu, de tels calculs financiers appellent unetransposition dans la population active. Les militaires etles travailleurs de l'armement devraient être H conver-tis » et les jeunes orientés vers les professions corres-pondant à l'emploi des ressources.

D'UNE PIERRE, DEUX COUPS

Le transfert automatique modifierait la face dumonde. Celui-ci, depuis des millénaires, est écrasé partrois fléaux, les épidémies, les famines et la guerre. Siles épidémies sont de mieux en mieux combattues, parcontre les deux autres Parques surmortelles n'ont étéfreinées que de façon précaire. La guerre la plus épou-vantable de tous les temps est au-dessus de nos têteset la sous-alimentation est étendue dans le monde. Quel-les que soient les difficultés du projet, et en raison mêmede ces difficultés, les plus grands efforts doivent êtrefaits dans cette direction qui mettrait fin, du mêmecoup, à ces deux horribles fléaux que sont la faim etla guerre. Pour la première fois, l'homme pourrait s'es-timer au-dessus de l'homme des cavernes.

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CHAPITRE XXIII

Malthus et les deux Marx

Devant la croissance démographique accélérée, lesdifficultés du développement et les premiers résultatsde la prévention des naissances en Extrême-Orient, Mal-thus a l'âpre satisfaction de ceux qui vont gagner, leféroce contentement d'Annibal qui entend, sous le pont,le piétinement sourd des légions en marche. Ce qu'ilavait dit ou annoncé 150 ans plus tôt n'est-il pas aujour-d'hui encore renforcé par la pénicilline et le D.D.T. ?

Armé de logique, de chiffres et de bonne conscience,il va frapper à la porte de Marx, bien résolu à avoirle triomphe modeste et souriant.

Quelle n'est pas sa surprise, après avoir frappé à laporte, de voir apparaître au-dessus de lui, à chacune dedeux fenêtres voisines, un homme lui disant : « Vousdemandez M. Marx, c'est moi, je descends. »

MARX D'EUROPE

La pureté n'a pas de limite ; personne ne peut se flat-ter d'en avoir atteint le point extrême au-delà duquelil n'y a rien, ni personne.

Et d'ailleurs, il est difficile de se maintenir à unhaut degré de pureté. Après 45 ans d'efforts et desouffrances, une guerre civile, deux famines, uneinvasion sanglante, une lutte à mort, après avoir réussià égaler l'armement d'un pays initialement quatre foisplus riche, l'Union Soviétique entrevoit le momentde cueillir les fruits. Un programme de 20 ans vapermettre de distribuer à la population, une relativeabondance. Certes, le capitalisme n'a pas succombédans la grande crise escomptée par les naïfs, qui refonttoujours la guerre précédente ; mais, du moment qu'il

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224 MALTHUS ET LES DEUX MARX

est militairement tenu en respect, il n'y a qu'à attendrede le voir sombrer dans ses propres contradictions.Le plus grand travailleur, dans l'édification du socia-lisme, c'est le temps. Tel est, du moins, l'avis de Marxd'Europe.

MARX D'ASIE

Devant cette raison, se dresse le pur. Que dereproches n'a-t-il pas à formuler contre celui qui semblearriver à l'âge de raison ! L'orthodoxie marxiste, lapureté révolutionnaire, c'est moi seul qui la détiens.

C'est à moi qu'il appartient d'émanciper ce TiersMonde, comme ils disent, dominé par un néocolonia-lisme plus dissimulé que l'ancien, mais non moinsvirulent. Une gigantesque déflagration va propagerla grande libération du monde.

LE PREMIER BOUILLON DE CULTURE

En 1918, dès qu'a été instaurée une républiquesocialiste, les pays capitalistes ont tendu un cordonsanitaire et l'ont mise en quarantaine. Cette mise àl'index ne pouvait que favoriser la fermentation stali-nienne. Le complexe de persécution devait donner lesrésultats les plus désastreux.

En agissant ainsi, les démocraties occidentales ontmanqué à leurs propres principes, ceux de la porteouverte aux idées adverses. Si la liberté n'est qu'unesimple faculté de se déplacer à l'intérieur d'une zonebien délimitée, ce n'est plus de la démocratie.

Depuis des milliers d'années, le grand conflit del'humanité oppose la pureté et les communications.

Du côté de la première, on trouve, souvent, les espritsles plus nobles ; les communications s'accommodentau contraire fréquemment de l'intérêt méprisable, voiremême de la corruption.

Et cependant, c'est la pureté qui a engendré les pluseffroyables catastrophes, croisades, guerres de religion,tortures, etc. C'est la pureté et le manque de commu-nications qui pourrait, un jour, entraîner l'apocalypseatomique. Ce mince fil qui a relié en 1963 Krouchev

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MALTHUS ET LES DEUX MARX 225

à Kennedy, c'est le fil de l'espoir ; qu'il soit multipliépar 100, par 1 000, que des contacts s'établissent nonseulement à l'échelon le plus élevé, mais à tous leséchelons, entre paysans des deux bords, entre ouvriers,marchands, intellectuels, militaires, etc., et la grandefolie ne pourra pas avoir lieu.

Le régime capitaliste, qui a peur de son nom etpréfère se mettre sous le drapeau de la liberté, nepeut réussir que s'il utilise les belles cartes de son jeu.

Au lendemain de la guerre, les Américains ne com-prenaient pas encore la solidité du système soviétique.« L'U.R.S.S., ont dit alors de sentencieux prophètes,finira par devenir une sorte de Chine. a Trois ans plustard, c'était la Chine qui devenait « une espèced'U.R.S.S. ».

Un nouveau problème se posait.

LE SECOND BOUILLON DE CULTURE

Ayant commis, après la première guerre, l'impardon-nable erreur signalée ci-dessus, les Occidentaux avaientau moins l'avantage d'être avertis. Or, cette fauteénorme, ils l'ont refaite et à une échelle plus grandeencore, créant un nouveau bouillon de culture, plusvirulent encore que le précédent.

La Chine populaire a été mise à l'index de façonplus rigoureuse encore que l'Union Soviétique ; 17 ansaprès sa naissance, elle n'est pas reconnue par lesEtats-Unis, ne l'est que pour la forme par l'Angleterreet est exclue des Nations-Unies. Ainsi est refusé leseul moyen de combattre le confinement : l'aération,les communications.

LES DEUX MARX ENTRE EUX

Les conflits entre l'Union Soviétique et la Chine sonttoujours salués, dans le monde capitaliste, avec unesatisfaction sentimentale qui mériterait un examenplus réfléchi. Les exclamations bruyantes ont d'ailleurspour effet de cimenter l'union, de colmater les lézardes.

Essayons de voir la nature et l'intensité des commu-nications entre Marx d'Europe et Marx d'Asie : Il

s

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226 MALTHUS ET LES DEUX MARX

y a sans doute plus de Soviétiques en voyage dansles pays de l'Ouest qu'en Chine ou en Extrême-Orientcommuniste. Dans les organismes internationaux, lescontacts sont fréquents et ne sont plus évités avecautant de soin qu'autrefois. Il suffit aux Soviétiquesde provoquer, de temps à autre, quelque éclat specta-culaire pour maintenir les distances et les apparences.Le Soviétique, à plus forte raison le Polonais, se trouvemoins dépaysé, moins contraint à Genève qu'à Pékin.

RÉFORMISME MAUDIT

Dans tous ces contacts, débats ou conflits, les pro-blèmes de population semblent absents. On ne peutciter aucune déclaration d'un officiel chinois à l'égarddes problèmes de population du Tiers Monde. Ce quiintervient, c'est l'attitude en face de la transformationdu monde.

Le réformisme, c'est la capitulation, c'est la renon-ciation, la collaboration avec le mal.

L'attitude communiste à l'égard de la prévention desnaissances est-elle dictée par le désir d'accentuer lamisère ouvrière, de façon à faire sauter le systèmecapitaliste ? Les communistes s'en défendent. La misèrede leurs camarades n'est pas leur objectif et ils ensouffrent. Mais ils ne veulent pas céder au chantagede la misère. Toute atténuation qui consolide le systèmene saurait être acceptée.

BUTS POLITIQUES DE L'AIDE

A une réunion internationale d'étudiants à Casa-blanca, j'ai déclaré : « Il faut parler franchement :aucun gouvernement, d'aucun pays, n'accorde une aideextérieure par pur altruisme, sans arrière-pensée poli-tique. » Un Allemand de l'Est contesta cette affir-mation, donnant comme exemple son pays. « Lorsquenous avons donné une imprimerie à la Guinée, dit-il,nous n'avons imposé aucune condition. » Je le félicitaipour la générosité de son pays, lui demandant s'il avaitaccordé un prêt analogue au Sénégal ou s'il était prêt

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MALTHUS ET LES DEUX MARX 227

à le faire. Il me répondit d'un air indigné que cen'était pas un pays ami.

Toute aide extérieure s'insère dans une politiquegénérale.

LES RAISONS DES OCCIDENTAUX

Le but essentiel est d'empêcher que ces pays passentau camp socialiste et deviennent des ennemis. L'aven-ture de Cuba n'a fait que confirmer ces vues. Il s'agitdonc d'accorder une aide militaire ou une aide écono-mique suffisante pour faire pencher la balance politique.

Il ne s'agit pas, comme tant de gens le croient, dedonner de l'argent de façon à avoir des clients. Ilserait tout aussi facile aux Etats-Unis de faire ungigantesque plan Marshall intérieur, de développerl'instruction qui en a tant besoin, de construire desbibliothèques, des routes, d'arrêter l'érosion, etc. Latâche ne manque pas.

CONFIANCE DANS LE TEMPS CHEZ LES SOCIALISTES

Le premier pays à devenir communiste, selon Marx,devait être l'Angleterre. La suprême concentration, quiferait tomber l'appareil comme un fruit mûr, surviendraitdans le pays le plus industriel. Les événements ontévolué d'une façon différente.

Pour les Soviétiques, aucune hâte. Dans leur pays,la réponse-clef « pas encore » permet, en tout secteur,de cumuler l'espoir et la non-satisfaction.

La décolonisation n'est, dans leur optique, qu'unepremière phase, fort comparable à la révolution bour-geoise. Il suffit d'attendre la maturation. Dans cesconditions, l'aide n'a pas pour objet d'assurer la marchedu développement, mais d'obtenir quelques appuispolitiques ou d'empêcher les pays d'entrer de façontrop étroite dans l'orbite américaine.

Dans cette conjoncture, le mieux est de traduire« wait and see » en russe.

Cette politique a tort de tant négliger le problèmede la population. Cette masse d'hommes qui se mul-tiplie ne saurait laisser quiconque indifférent. Imaginons

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que le capitalisme sombre dans quelque corruptionou anarchie ; c'est à Moscou, dorénavant, qu'afflueront— et à bien plus grande échelle encore — les demandesqui se manifestaient jadis à Washington...

Or, l'écart économique s'accentue entre le TiersMonde et l'U.R.S.S. Cette vitesse de croissance, dontles Soviétiques sont, à juste titre, si fiers, peut seretourner contre eux. Celui qui a acquis un niveau devie élevé à force de travail, met peu d'empressementà aider une masse d'autres hommes jugés peu capables.Peut-être, dans cette optique, tous les riches ont-ils unintérêt commun : éviter la multiplication dans la misère.

MARX N° 2

Mis en quarantaine par le monde capitaliste,Marx n° 2 s'est confiné dans la pureté.

Répandre le marxisme, est le but, et d'abord en Asie.Qu'un nombre suffisant d'hommes de chaque payssoient formés, instruits, en Chine de préférence, et larévolution sera possible. Sur ce point, les deux Marxont des vues communes, avec divergence sur le domi-nateur principal.

La doctrine ne suffit pas. Encore faut-il l'appliquerchez soi avec succès et résoudre ce grand casse-têtedu développement. Si la Chine y parvient, en partantde zéro, elle bénéficiera d'une force d'attraction consi-dérable : le secret, le talisman, la formule se trouventlà, dira-t-on. La récolte de céréales est donc un baro-mètre d'une grande sensibilité. Exporter du blé, du riz,confèrerait le prestige du riche, ou l'auréole du frèregénéreux.

Si Marx jaune réussit son développement propre,et s'avère en mesure d'aider le Tiers Monde, il peutle faire basculer sans rémission.

Immensité d'un tel enjeu, immensité de l'étonnementdevant l'indifférence des populations occidentales àcette gigantesque partie.

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MALTHUS ET LES DEUX MARX 229

LES DEUX PAIX

Indifférence ? Pas totale, puisque les armementsaccumulés semblent dénoter une extrême vigilance.Marx n° 1 et Malthus affectent à la destruction desmoyens immenses qu'ils refusent à des oeuvres de hautenécessité sociale. Le dialogue est d'une étrange naïveté :« Après tout, les Russes ne veulent pas la guerre »,hasardent des hommes de bonne volonté. Comme si laquestion se posait ainsi ! Comme si quelqu'un pouvaitenvisager de gaieté de coeur la destruction quasi totalede son pays ! Personne n'a jamais voulu la guerre ensoi ; Hitler lui-même acceptait volontiers de ne pasla faire, pourvu qu'on se soumît à lui.

Il s'agit de savoir quelle paix chacun accepte et quelsacrifice il est prêt d suporter pour son maintien.Venez ici tous deux et montrez-moi l'intensité de votrepacifisme, dirait le grand arbitre.

« Marx, acceptez-vous que le désarmement soitcontrôlé ? Si c'est une atteinte intolérable à votredignité, c'est que votre volonté de paix trouve assezvite des limites d'amour-propre. »

« Malthus, êtes-vous d'accord pour accepter lafrontière Oder-Neisse, le plan Rapacki et garantir laneutralité de l'Allemagne ? Si des scrupules vous arrêtentsur cette voie, c'est que vous placez au-dessus de lapaix le déplacement d'un poteau frontière. »

TROIS MILLIARDS D'HOMMES DEVANT TROIS

Savoir lequel des deux Marx est dans l'orthodoxien'a peut-être qu'une importance secondaire, car, enmatière de schisme, la dialectique ne suffit pas. Touttexte un peu ancien (et 100 ans c'est beaucoup aujour-d'hui) prête à diverses interprétations.

La fidélité outrancière constitue d'ailleurs une rup-ture avec le présent et l'avenir ; Marx le vrai seraithorrifié de la cristallisation donnée à ses vues del'époque de la machine à vapeur et de la vie moyenneà 40 ans. Ainsi l'évolution soviétique, même appelée

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réformisme, est-elle conforme au matérialisme histo-rique.

La Chine (populaire) n'a pas eu à donner son avissur la prévention des naissances dans le Tiers Monde.Elle eût été assurément contre, puisqu'elle est restéefidèle à la solution de l'explosion.

Accepter que quelques centaines de millions d'hom-mes disparaissent dans l'apocalypse atomique, n'est passeulement inspiré par l'idée que sur 700 millions deChinois il en survivra 100 ou 200 millions. L'Albanie,d'autres aussi, suivent cette attitude de pureté. Accepterdes sacrifices immenses pour le triomphe de la causehumaine, telle qu'on la juge, témoigne d'une certainesolidité de vues.

La menace d'une disparition totale du genre humainn'est, elle-même, pas efficace ; selon Marx n° 2, il nefaut pas céder à ce chantage. On peut évoquer, non le« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », maisplutôt le « Mourir selon les règles » si doublementreposant.

A LA RECHERCHE D'UN TIERS

Avant que Marx n° 2 soit en état d'être vraimentutile ou nuisible, un certain temps va s'écouler.

Pour le moment, deux hommes : qu'ils s'appellentBrejnev et Johnson, Smith et Mikailev ou autrement,ce ne sont pas les chefs farouches et indomptablesque l'on croit. Ce sont deux prisonniers. Prisonniersde quoi ? De tout, de leur entourage, de leur doctrine,de leurs états-majors, de leurs préjugés, de leursopinions publiques. Et ces deux prisonniers tremblentde peur, derrière leurs rampes de lancement, guettantchacun le geste de l'autre.

Lorsqu'un débat entre deux personnes, entre deuxgroupes, en vient à ce degré de blocage, il n'y a qu'unesolution possible : la venue d'un tiers qui provoqueune détente et fait tomber les amours-propres.

Ce tiers, quel peut-il être ici ? Assurément pasMarx n° 2 qui, pour le moment, ne pourrait qu'attiserle feu. Plusieurs années lui seraient nécessaires decontacts, de rodages dans les commissions et les

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problèmes techniques, pour arriver à des vues plusréalistes. Ce tiers que nous cherchons, il est tout trouvé,c'est le Tiers Monde.

De tous les dirigeants neutralistes de Yougoslavie,République Arabe-Unie, Inde, etc., aucun ne s'estencore élevé au-dessus de son temps. La danse duscalp autour du colonialisme agonisant, les imprécationsne suffisent pas. Si un homme pouvait se dresser etparler très haut au nom d'un milliard d'hommes, ils'adresserait à l'ensemble des pays développés, sansséparer Marx de Malthus :

« Vous les riches, qui possédez les 3/4 de larichesse de la planète, vous commettez le crime deles gaspiller. Vos différends intérieurs sont de bienfaible dimension, comparés à la vie de plus d'unmilliard d'hommes. Il y a une génération les canonsl'ont emporté sur le beurre. Et voilà qu'aujourd'huile choix se pose entre vos canons et notre beurreou plus exactement entre vos fusées et notre pain.Car c'est notre pain que vous gaspillez et même lapossibilité de notre pain de demain. Si un jour, unmalheur arrive à la planète et s'il reste un historienpour la décrire, il vous imputera la plus lourde fauteque jamais aucun homme ait commise sur terre. Lescrimes d'un Caligula, d'un Attila, d'un Hitler ne sontrien, en dimension, par rapport à ceux que vouspréparez : tuer les uns avec ce qui pourrait fairevivre les autres. »

Un milliard d'hommes, même sans armes et sansrichesses, cela peut faire une voix forte. Plus l'attitudesera ferme et voisine de la violence, plus les deuxprisonniers seront, au fond, bien au fond, heureuxd'être délivrés.

Et peut-être dira-t-on, dans une génération ou deux :« Sortie de la servitude de la nature, l'humanité a unmoment vacillé, ivre de son pouvoir. Il n'était pasécrit qu'elle pencherait du côté favorable. C'est peut-être une simple chance pour elle d'avoir eu, à cemoment, les hommes qu'il fallait. Peu importe, le faitest là. L'humanité a commencé la grande période deconstruction. »

Il ne s'agit, pour le monde, que de diriger la peurdans la bonne direction. Un éclair suffirait.

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TABLE

CHAPITRE I. - La poudrière et le rongeur .. 5

Insouciance, ignorance, intolérance. — L'éva-sion. — Misère de la philosophie. — Ce quiest en débat ici.

CHAPITRE II. - La multiplication de l'espècehumaine

Une espèce dans son milieu. — Les trois fléaux — Deux espèces en concurrence. — L'intérêtde chaque espèce. Si les loups étaientherbivores. — De l'espèce animale à l'espècehumaine. — Peut-on éliminer le facteursocial ? — La mortalité « naturelle ». — Lafécondité « naturelle » ou fertilité. — Loindu maximum « naturel ». — Pouvoir multi-plicateur. — Les malheurs.

CHAPITRE M. - La pierre sur la tête 21

Progression normale. — Les famines. — Epi-démies : plus terribles que Verdun. — Guerreset violences. — L'élimination des indésirables.— Le plafond naturel de l'espèce humaine. —La catastrophe nécessaire.

CHAPITRE IV. — La pierre se soulève 31

Le rôle de Prométhée. — Les moyens d'ap-proche. — Les résultats. — Etat civil ettables de mortalité. — Les généalogies. —Médecine sans efficacité. — L'inoculation etJenner. — Les causes premières.

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CHAPITRE V. - Premier duel de Marx contreMalthus 38

La domination absolue. — La domination rela-tive. — Au banquet de la vie. — Lesréactions. — Plus loin de l'animal. — Lerêve de Proudhon. — Marx et Engels avecles utopistes. — Dialogue entre Marx etMalthus. — Pensées et arrière-pensées. —Erreur et efficacité. — Eviter le sujet.

CHAPITRE VI. - Europe au-delà de Malthussans Malthus 48

La France en avant-garde. — Pourquoi laFrance ? — L'Europe ne suit pas. — Prêchesnéomalthusiens dans le désert. — Le procèsd'Annie Besant. — Deuxième bataille de Marxet de Malthus. — A la veille de la guerre. —Le bilan. — L'entre-deux-guerres : La révé-lation Kuczynski. — Actions, réactions,contresens. — Malthusianisme économique.— La deuxième guerre : surprise. — LaFrance rebondit. — Une vitalité précaire.

CHAPITRE VII. - La révolution sanitaire duxxe siècle

Une vive accélération. — Les famines. — Lesépidémies. — Guerres et massacres. — Lamortalité « normale ». — Les principales vic-toires. — Niveau de vie et durée de la vie.— La médecine et l'économie. — Savoir etpouvoir. — Sauver la vie et assurer la vie.— Une curieuse agression.

CHAPITRE VIII. - L'éclatement 70

Comportements opposés. — De 10 enfants pos-sibles à 2, 3 ou 4. — Les trois populationstypes. — Le décalage. — La percée. —Accroissement de la population du monde.— Perspectives jusqu'en 2000. — Nombreet jeunesse. — Ecartèlement à prévoir.

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CHAPITRE IX. - L'économie ne suit pas

Europe occidentale. — Les Anglo-saxons horsd'Europe. — Zones de semi-développement.— La zone rouge. — Le Tiers Monde et ladémographie de maman. — Peuplement etsurpeuplement. — L'homme ne vit pas quede pain. — L'Amérique latine. — L'Afriquequi s'éveille. — L'Asie, réservoir multimil-lénaire. — Surpeuplement des îles. — Évo-lution récente. — La production alimentaire.— Le menu alimentaire dans le monde. —Maladies de carence. — Une expérienceconcluante. — Sous-emploi et sous-activité.— Cercle infernal.

CHAPITRE X. - Réveil de Marx et de Malthus.

Le réveil de Malthus. — La faim du monde. —Le réveil de Marx. — Les barbares. — Doc-trines prépastoriennes. - Un piège de Malthusà Marx. — Position plus difficile de Marx.

CHAPITRE XI. - Rêves et cauchemars 100

Les quatre trajectoires. — Les revanches pos-sibles de la mort. — Arrêt volontaire duprogrès médical. — Pas besoin de morale. —Mourir de faim ? — Guerre atomique oubiologique. — Les radiations. — Maladiesnouvelles ou revanche pure. — Conclusion.

CHAPITRE XII. - Mirages sur l'émigration .. 108

Le coût s'exprimait autrefois en vies humaines.— Le coût d'un migrant. — Des hommestout faits. — Nasser et Soekarno. — Cerbèreà l'entrée. — Les hommes attachés à leursol. — Renversement du courant séculaire.— Conclusion. — Le vrai dilemme.

82

95

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CHAPITRE xr. — La prévention des naissanceset la société 115

L'évolution heureuse. — Magie du langage. —La domination. — L'autorité coloniale. —Pression extérieure et conseils. — Le cas duJapon. — Le Proche-Orient sous pression. —La confiance dans le destin. — Les religions.— Multiplication des fidèles ? — L'Egliseréformée. — Le judaïsme. — L'Islam. —L'hindouisme. — Les communistes. — L'atti-tude occidentale. — La Commission de laPopulation. — L'assemblée générale de 1962.- Influence de la décolonisation. — La posi-tion communiste. — Le féminisme.

CHAPITRE XIV. - Le couple devant la préven- s

tion des naissances 129

La fertilité humaine. — Les moyens de limiterles naissances. — La stérilisation. — Contra-ception. — Avortement provoqué. — Lespopulations peu évoluées. — Crainte, désiret volonté. — Désir positif d'une nombreusepostérité. — Absence de volonté positive. —Volonté ferme de limiter sa famille. — Lesermon dans la masure. — Une expériencedans l'Inde. — Le guide égyptien. — Illusoirephysiologie. — Les moyens positifs. — Laméthode directe. — La préparation des condi-tions. — Sur un terrain préparé. — Quel-ques opinions.

CHAPITRE XV. - Pilules, stérilets et sortilèges. 145

Les quatre conditions à remplir. — Les recher-ches. — Le passage au stade commercial.— Effets physiologiques. — L'expérience dePorto-Rico. — Action dans le Tiers Monde.— Les stérilets. — Conséquences dans lespays évolués. — Propos étranges.

CHAPITRE XVI. - Trois expériences : Japon,Chine, Porto-Rico

Le Japon. — La loi eugénique de 1948. — Les

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moyens employés. — Accroissement continuet vieillissement. — Un prototype instructif.— La Chine. — La première conversion. —Une prévision formelle. — Bases de cetteattitude malthusienne. — Le retournementde 1958. — Situation actuelle. — Porto-Rico.— Réduction de la natalité. — Les efforts etla démesure. — Conclusion sur Porto-Rico.

CHAPITRE XVII. - La prévention des naissancesdans le Tiers Monde 162

L'Inde. — Une masse de misère. — Les pra-tiques antinatales sont encouragées. — Lacontraception. — La stérilisation. — Lesrésultats. — Extrême-Orient : Singapour,Malaisie, Formose. — Propagande et évolu-tion. — Evolution culturelle. — Autres paysdu Tiers Monde. — Pays de l'Est.

CHAPITRE XVIII. - Heurs et malheurs du déve-loppement économique 170

L'objectif économique. — La ration de crois-sance : les investissements. — Investissementséconomiques et démographiques. — Le coûtde la croissance. — Le taux d'intérêt national.— Relation entre les investissements et lacroissance. — Réalités vivantes. — Avantagesmatériels de la croissance. — Forces morales.— L'efficience des investissements démogra-phiques. — Le multiplicateur. — L'épargnenécessaire. — Investissements câpitalistes. —Partage des terres et des revenus. — Fiscalitésd'utilité publique. — Illusions comptables.

CHAPITRE XIX. - Les hommes 183

La valeur marchande. — Ce qui manque. —Les pays d'Europe occidentale. — Les des-tructions de guerre. — De Saint-Simon à lasociété d'aujourd'hui. — L'accumulation dûsavoir. — L'homme, facteur de production.

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— L'inondation et l'irrigation. — L'hommesans capitaux. — Le multiplicateur d'emploi.— L'assistance technique. — La perte d'hom-mes qualifiés. — Plus d'hommes et moinsde chômage.

CHAPITRE XX. — Les moyens de développement 191

Le temps. — La réussite du Japon. — Duprincipe à la réalisation. — L'enseignement.— Culture ou technique ? — L'adaptationde la technique aux hommes. — La méthodede M. Gabriel Ardant. — Réforme agraire.— Agriculture ou industrie.

CHAPITRE XXI. — Crésus et Job : l'aide exté-rieure 202

Répartition des revenus. — Les bases d'un trans-fert. — Transfert limité aux pays capitalistes.— Influence de l'épargne intérieure. —Transferts dans l'ensemble du monde. — Lesépreuves du riche. — De pays à pays. —L'aide extérieure effective. — Le Tiers Mondeest-il exploité ? — La faim et les excédentsagricoles. — Le prix des matières premières.— Le marché, animal sauvage. — Le méca-nisme. — Un plan mondial. — Quelque choseà faire.

CHAPITRE XXII. — Réussite en 25 ans ou catas-trophetrophe

Inégalité du progrès. — Le plus de vies humai-nes ? — Les deux solutions. — Sagacité eterreurs malthusiennes. — Plus facile que pourl'Europe ? — Abondance ou famine ? — Ledésarmement et l'économie. — Le précédentFollereau. — L'armement et le revenu natio-nal. — Le comité N.U. — D'une pierre, deuxcoups.

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CHAPITRE XXIII. — Malthus et les deux Marx 223

Marx d'Europe. — Marx d'Asie. — Le premier

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bouillon de culture. — Le second bouillon deculture. — Les deux Marx entre eux. —Réformisme maudit. -- Buts politiques del'aide. — Les raisons des Occidentaux. —Confiance dans le temps chez les socialistes.— Marx n° 2. — Les deux paix. — Troismilliards d'hommes devant trois. — A larecherche d'un tiers.

INDES DES NOMS CITÉS 233

TABLE DES CROQUIS ET DESSINS 237

BIOGRAPHIE 239

BIBLIOGRAPHIE 241