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MANIÈRES PROFANES DE « PARLER DE SOI » Claude Poliak Belin | Genèses 2002/2 - no47 pages 4 à 20 ISSN 1155-3219 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-geneses-2002-2-page-4.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Poliak Claude, « Manières profanes de « parler de soi » », Genèses, 2002/2 no47, p. 4-20. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.26 - 13/02/2013 11h15. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.26 - 13/02/2013 11h15. © Belin

MANIÈRES PROFANES DE « PARLER DE SOI »

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MANIÈRES PROFANES DE « PARLER DE SOI » Claude Poliak Belin | Genèses 2002/2 - no47pages 4 à 20

ISSN 1155-3219

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-geneses-2002-2-page-4.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Poliak Claude, « Manières profanes de « parler de soi » »,

Genèses, 2002/2 no47, p. 4-20.

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On voudrait s’interroger ici sur «ce que parler desoi veut dire» en étudiant à la fois les dispositionssociales à l’autobiographie et les manières, socia-

lement définies et historiquement datées, de parler de soi,c’est-à-dire aussi les définitions profanes socialement dif-férenciées de l’autobiographie.

Dans cette perspective, on a pris le parti de rassem-bler dans un même corpus des récits de vie sollicités etdes autobiographies « spontanément » produites, àusage privé ou dans une perspective éditoriale1 – sansméconnaître tout ce que la « spontanéité » apparentedissimule : qu’il s’agisse de tradition perpétuée ou deréponses à des offres d’écriture destinées aux profanesqui se sont multipliées au cours des vingt dernièresannées.

Ce parti pris impliquait évidemment de récuser toutedéfinition préalable de l’autobiographie dans la mesureoù les définitions concurrentes sont précisément ce qu’oncherche à appréhender et à expliciter et dont on s’efforce,si possible, de rendre compte. De ce point de vue, on nepouvait évidemment pas s’en tenir à une définitionétroite, et de facto littéraire, de l’autobiographie, dans lamesure où les critères de définition du genre – quiexcluent toutes sortes de produits non fictionnels(mémoires, journaux intimes, romans autobiographiques,etc.) et les évaluent d’un point de vue esthétique2 –excluent, du même coup, toutes sortes de producteurs dediscours sur soi. Dans cette perspective, les critères objec-tifs apparaissent comme des critères arbitraires, mécon-nus comme tels, qui privilégient un certain type (norma-tif) de vision du monde et de soi dans le monde,supposant résolue la question qu’on voudrait poser ici.Écarter, par exemple, les mémoires, au motif qu’ils livrentpeu de choses concernant l’histoire intime de la personne,

MANIÈRES

PROFANES DE

« PARLER DE SOI»

Claude F. Poliak

1. Cette réflexion s’appuie sur deux enquêtes : l’une achevée sur l’autodidaxie (Claude F. Poliak, La vocation d’autodidacte, Paris,L’Harmattan, 1992), l’autre, en cours,sur les écrivains amateurs, étudiés à partir de l’analyse d’un concourslittéraire destiné aux profanes (voir encadré pp. 6-7). Dans le cadre de la première enquête, on a recueillides récits de vie d’étudiants nonbacheliers inscrits à l’université de Paris VIII, en s’intéressant toutparticulièrement aux promotionsculturelles statistiquement les plus improbables.

2. Voir par exemple Philippe Lejeune,L’autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1998.

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l’intériorité de l’auteur…, prévient d’emblée toute inter-rogation sur l’universalité des représentations de l’inti-mité, de la personne, etc.

Or, il suffit d’évoquer les débats des historiens quitentent de dater la naissance de la personne et de l’indi-vidu modernes (IIIe et IVe siècles de notre ère pour cer-tains3 ; XIIe-XIIIe siècle4, XVIIe et XVIIIe ou XIXe sièclespour d’autres5) pour comprendre que l’acte de naissancede l’autobiographie (généralement indexé aux Confessionsde Jean-Jacques Rousseau) est lui-même objet decontroverses. Jean-Pierre Vernant, qui propose une clas-sification un peu différente de celle de Michel Foucault6,distingue l’individu, le sujet, le moi et y associe desgenres littéraires. À l’individu : la biographie. Au sujet :l’autobiographie ou les mémoires. Au moi : les confes-sions, les journaux intimes. Ainsi peut-il conclure que lesGrecs, dès l’époque classique, ont connu certainesformes de la biographie et de l’autobiographie, mais uneautobiographie ignorante de l’intimité du moi7. La pers-pective adoptée par J.-P. Vernant, qui s’attache à souli-gner des différences de perception du moi socialementet historiquement construites, invite à se déprendred’une vision normative et ethnocentrique qui voit, dansl’introspection, la vie intérieure, la conscience de soi, à lafois le nec plus ultra du progrès de l’humanité et la chosedu monde la mieux partagée. Il se trouve, d’ailleurs, que la définition de l’individu grec proposée par J.-P. Vernant fait écho à une conception contemporaineet populaire du moi :

«L’individu se projette [...] et s’objective dans ce qu’il accom-plit effectivement, dans ce qu’il réalise : activités ou œuvres quilui permettent de se saisir, non en puissance, mais en acte,energéia, et qui ne sont jamais dans sa conscience. Il n’y a pasd’introspection. Le sujet ne constitue pas un monde intérieurclos, dans lequel il doit pénétrer pour se retrouver ou plutôt sedécouvrir. Le sujet est extraverti. Sa conscience de soi n’est pasréflexive, repli sur soi, enfermement intérieur, face à face avecsa propre personne: elle est existentielle. L’existence est pre-mière par rapport à la conscience d’exister8.»

Pour tenter de repérer « ce que parler de soi veutdire» dans des univers sociaux différents, on utilise prin-cipalement ici une enquête sur un concours littéraire denouvelles qui était explicitement destiné à des non-professionnels de l’écriture et faisait appel au récit auto-biographique : « Racontez votre plus belle histoired’amour ». La réception socialement différenciée de

3. Voir Peter Brown, cité par Jean-Pierre Vernant : «Peter Brown parle d’“importanceféroce” donnée à la conscience de soi, à une introspection implacable et prolongée, à l’examen vigilant,scrupuleux, soupçonneux des inclinations, du vouloir, du librearbitre… Une nouvelle forme de l’identité prend corps à ce moment :elle définit l’individu humain par ses pensées les plus intimes, ses imaginations secrètes, ses rêvesnocturnes, ses pulsions pleines de péché, la présence constante,obsédante, dans son for intérieur, de toutes les formes de tentation. Là se trouve le point de départ de la personne et de l’individumoderne» (J.-P. Vernant, «L’individudans la cité», L’individu, la mort,l’amour, Paris, Gallimard, 1989, p. 231).

4. Voir Aloïs Hahn, «Contribution à la sociologie de la confession et autres formes institutionnaliséesd’aveu : auto-thématisation et processusde civilisation», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986,pp. 54-68. À propos de la confession et du déplacement de la culpabilité vers les intentions, l’auteur évoque la naissance d’une «nouvelle formed’individualité» et, avec la confessionobligatoire, une « individualisationaccrue de la conscience identitaire»(pp. 55-57).

5. Voir par exemple Alain Corbin, «Le secret de l’individu», in Philippe Ariès et Georges Duby(éd.), Histoire de la vie privée, t. IV,Paris, Seuil, 1999, pp. 389-460.

6. Michel Foucault, Le souci de soi.Histoire de la sexualité, t. III, Paris,Gallimard, 1984, pp. 56-57.

7. J.-P. Vernant, L’individu…, op. cit.,p. 216.

8. Ibid., pp. 224-225.

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cette offre d’écriture, qui s’est traduite aussi bien par larédaction de textes de fiction que de textes autobiogra-phiques, invite ainsi à rapporter les caractéristiques destextes produits à celles de leurs auteurs9.

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D O S S I E RL’Individu social

Claude F. PoliakManières profanes de « parler de soi »

ENCADRÉ 1

«Racontez votre plus belle histoire d’amour»

En 1990, France Loisirs organise un concours de nouvelles sous la bannière d’un slogan dont lepopulisme assurera le succès («Tous écrivains avec France Loisirs») : environ quatre mille cinq centsaspirants au titre d’écrivain ont, en effet, répondu à cette offre d’écriture. L’enquête réalisée a pus’appuyer sur la totalité du matériel disponible : l’ensemble des manuscrits, les lettres d’accompagne-ment, les fiches d’évaluation (comportant notes et commentaires pour ceux qui n’ont pas été rejetésd’emblée). Face à ce matériel profus, on a, dans un premier temps, choisi une démarche aussi clas-sique que rassurante: un questionnaire a été adressé à un échantillon représentatif des participantsau concours. Il s’agissait ainsi d’identifier les caractéristiques sociodémographiques des répondants– âge, sexe, professions et catégories socioprofessionnelles (PCS), diplômes… – de rendre compte dela genèse de leur goût de l’écriture, de répertorier leurs pratiques d’écritures (ordinaires et/ou litté-raires), leurs genres littéraires de prédilection (poésie, nouvelles, autobiographie…), de cerner leursmanières de se situer et de situer leurs pratiques d’écriture en fonction de leurs représentations del’écriture et de l’écrivain, c’est-à-dire aussi d’identifier les destinataires prioritaires ou exclusifs deleurs écrits (leur famille, leurs proches ou un public plus étendu), de décrire leurs manières d’écrire(lieux, moments, supports, recours au dictionnaire…), de situer la place de l’écriture dans un réper-toire d’autres activités «cultivées» et/ou artistiques, etc10.

Le questionnaire a été adressé à un échantillon aléatoire au dixième des quatre mille cinq cents par-ticipants au concours. Il était accompagné d’une lettre (avec en-tête CNRS) qui présentait l’objet del’enquête. Elle précisait que l’enquête avait pour objet les concours littéraires et que le questionnairevisait à mieux connaître et comprendre celles et ceux qui «partagent le plaisir d’écrire». Anticipant– plus ou moins consciemment – les attentes que pouvait susciter cette enquête, espoirs de confirma-tion de leur talent pour les élus et de (ré)habilitation pour tous les autres, on voulait ainsi éviter,autant que faire se pouvait, de redoubler la démagogie populiste de l’entreprise de France Loisirs.L’enquête par questionnaire, et plus encore, les demandes d’entretiens (assimilées par certains àl’interview d’un auteur), ont néanmoins été perçues non seulement comme une marque d’intérêt,mais aussi comme une forme de reconnaissance. L’enquête, quoi qu’on en ait, participait à samanière à la légitimation de cette entreprise de salut culturel. Elle a également été assimilée à uneseconde offre d’écriture, comme en témoignent les nombreux feuillets ajoutés, les remarques et com-mentaires, les textes ou poèmes joints au questionnaire.

Il n’est donc pas surprenant que le taux de réponses ait été particulièrement élevé pour une enquêtepostale (77%). Quatre cent quarante-sept questionnaires, dans l’ensemble méticuleusement remplis,ont été recueillis, ainsi que de nombreuses lettres (40%), mais aussi des œuvres de toutes sortes :poèmes autoédités, extraits d’autobiographies… À cet égard, il faut souligner que nombre de partici-pants pratiquent l’écriture autobiographique et, qu’en bien des cas, les textes envoyés à l’occasion duconcours s’y apparentaient plus ou moins explicitement. Outre le traitement statistique des question-naires11, le dépouillement de la correspondance (adressée à France Loisirs et au sociologue) et desmanuscrits des répondants (y compris l’observation de la matérialité des textes12 : textes manuscritssur des cahiers d’écolier, textes de quasi-professionnels dans leur mise en page, textes signés parl’auteur à la fin du manuscrit ou sur toutes les pages, dédicaces, etc.), des entretiens approfondis ontété réalisés auprès d’un corpus de répondants aussi contrasté que possible (vingt-deux hommes etfemmes), corpus constitué à partir d’une analyse des correspondances13. Plus des deux tiers desrépondants au questionnaire avaient accepté le principe d’un entretien éventuel : avec modestie («À

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L’inégale distribution sociale des dispositions à parlerde soi/écrire sur soi

Dans toute enquête sociologique (ethnologique oujournalistique), les individus qui accèdent à la demanded’entretien (et a fortiori les informateurs) sont dotés depropriétés particulières (et/ou d’intérêts spécifiques), quiles distinguent de ceux qui s’y soustraient16. Outre la dis-tance sociale, le sentiment d’incompétence langagière,d’indignité culturelle…, souvent relevés, qui peuvent êtreau principe de la réserve ou du refus, on supposera ici que«tout le monde» ne partage pas, spontanément, le senti-ment que sa vie « mérite » d’être racontée, c’est-à-direaussi la croyance à la « valeur » de la « personne », laconviction de posséder un moi singulier, irréductible, etc.

La pratique de l’enquête – dans des régions différentesde l’espace social et auprès d’agents aux trajectoiressociales diverses – incline à penser, que la propension à« raconter sa vie » n’est pas distribuée socialement demanière aléatoire. Elle semble être la plus vive dans lesrégions intermédiaires de l’espace social, là où la psycho-logie/psychanalyse a le plus d’impact17. Elle est moindrechez ceux qui, assurés de leur importance, considèrent

9. La démarche s’apparente au travailréalisé par Louis Pinto à propos du «Musée égoïste» (rubrique du Nouvel Observateur) où il montre– dans le cadre particulier des discoursayant l’art pour objet – qu’« il y adifférentes manières d’assumer son égoïsme», en s’efforçant de mettreen rapport les caractéristiques du discours tenu sur l’art et celles des auteurs («L’émoi, le mot, le moi »,Actes de la recherche en sciencessociales, n° 88, 1991, pp. 78-101.

10. Ce questionnaire a été reprispratiquement à l’identique, y comprisdans la formulation des questions, dans l’enquête sur les activitésartistiques des Français (pour les pratiques d’écriture), in Olivier Donnat, Les Amateurs.Enquête sur les activités artistiques desFrançais, Paris, ministère de la Culture,DAG, département des études et de la prospective, 1996. Seules les questions concernant la participationà des concours littéraires n’ontmalheureusement pas été posées.De ce fait, les comparaisons en ont étéparticulièrement aisées.

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•••vous de considérer si mon cas de modeste “amateur” amoureuse de la lecture et de l’écriture mérited’être interviewée ? Je me sens toute petite dans ce domaine » – secrétaire retraitée, certificatd’études primaires – CEP), indifférence («Je ne pense pas être un écrivain amateur très intéressant.Mais si éventuellement, dans vos statistiques vous avez besoin d’une personne en plus…» – secré-taire, baccalauréat) ou enthousiasme («Comment ne pas souhaiter être interviewé?» – enseignant,trente-trois ans, maîtrise de littérature comparée). Les refus motivés allèguent la timidité, un senti-ment d’indignité culturelle ou se fondent sur l’équivalence supposée entre interview et statut d’écri-vain: «Je n’oserai pas» (femme au foyer, brevet d’études du premier cycle – BEPC); «Je ne pourrairien vous apporter de plus que le contenu du questionnaire, car pauvres sont mes connaissancesgénérales, encore plus mes connaissances littéraires. Je suis ce qu’on appelle une autodidacte. J’aimeécrire, hélas avec un vocabulaire trop pauvre pour pouvoir faire quelque chose d’assez bien» (secré-taire, trente-quatre ans, CEP); «Je n’ai pas une culture générale assez importante pour une éven-tuelle interview; j’en laisse le soin à ceux qui peuvent communiquer plus aisément ; je m’exprime enfait plus facilement par écrit» (secrétaire, brevet d’études professionnelles – BEP); «Je pense que jen’ai pas suffisamment produit pour justifier une interview» (employée retraitée, CEP).

Cet échantillon ne prétend évidemment pas être représentatif, au sens de la statistique, des écrivainsamateurs (7% de la population française selon les données de Nouvelle enquête sur les pratiques cul-turelles des Français en 198914), ni de l’ensemble de celles et ceux qui participent à des concours litté-raires. L’image de l’entreprise organisatrice du concours, celle de son lectorat (destinataire virtueldes textes sélectionnés), mais aussi le thème retenu («une histoire d’amour») et le genre (une nou-velle) avaient en effet toutes chances de mobiliser certains écrivants et d’en dissuader d’autres. Néan-moins, la comparaison des résultats obtenus avec ceux de l’enquête du ministère de la Culture surLes Amateurs15 indique que cet échantillon couvre l’ensemble des profils d’aspirants écrivains mêmes’il est effectivement déformé par les biais évoqués.

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que l’«élégance et le bon goût» impliquent la réserve etmanifestent une forme d’aversion par rapport à toute«psychologisation». Jean-Marie Goulemot souligne aussique pour le noble de souche au XVIIIe siècle «outre le peud’intérêt qu’il devait porter à la connaissance de soi, àson itinéraire culturel qui, s’il méritait d’être évoqué, res-semblait très exactement à celui de ses pairs : même for-mation, même collège… l’autobiographie n’avait pas desens puisque, dès sa naissance, il était installé dans le lieusocial auquel le destinait son sang18 ». Dans un ouvragerécent, deux auteurs indigènes affirment que l’aristocra-tie reste «résolument imperméable à la jactance psycho-logique dominante et à ses charlatans, qui veulent faireaccroire au rôle des forces inconscientes ; tout comme[elle] exècre les boniments des magazines féminins surl’individu-roi, ses difficultés à s’assumer et ses poignantsproblèmes relationnels. La pire impudence de ces dis-cours n’étant pas tant de couper les cheveux en quatreque d’inviter chacun à contempler son nombril et à sedécerner une importance abusive19 ». La propensionautobiographique est la plus faible dans les régions infé-rieures de l’espace social où se conjuguent sentimentd’indignité culturelle, conscience d’être « agi » plusqu’« agissant », absence du sentiment de sa singularité,hantise de la « prétention » qui s’y trouve associée,conscience de l’appartenance à un «nous»20, où parler desoi expose au soupçon de prétention, de souci de distinc-tion et où enfin, la pratique de l’écriture elle-même, pourun homme de milieu populaire («un manuel») apparaîtcomme une pratique non seulement distinctive21, maissans doute aussi un peu féminine :

«L’écriture, c’est un peu tabou, quand même: je ne sais pas sije vais bien me faire comprendre, mais on a toujours l’impres-sion que celui qui écrit, fait ça par crânerie, ou par profession:on n’imagine pas que n’importe qui peut écrire quelquechose… On a l’impression qu’on veut faire le crâneur, en faireplus que les autres… Encore une fois, ça m’ennuie de ne parlerque de moi comme ça, ça fait drôle, on a l’impression d’êtreprétentieux, mais c’est mon expérience… Il s’agit de voir leschoses réellement en face, comme elles sont, pas vivre dans lerêve… mais c’est toujours embêtant, je vous ai dit, de parler desoi, c’est toujours embêtant…» (fils d’ouvrier, CEP, ouvrier,gérant d’entreprise, a écrit une autobiographie, écrit sesmémoires).

En fait, si paradoxal que le constat puisse paraître, ilsemble qu’il y ait, dans certaines formes d’expression desoi ou de refus d’expression de soi, plus de proximité,

11. C. F. Poliak, Les écrivains amateurs.Analyse d’un concours de nouvelles,rapport Cultures et sociétés urbaines(CSU), Paris, novembre 1995.

12. L’intérêt de l’observation des caractéristiques physiques des textesdans leur matérialité originelle a étéparticulièrement souligné par Donald F. McKenzie, in La bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 1991.

13. C. F. Poliak, Les écrivains amateurs.Lecture/écriture : des pratiquesculturelles liées?, rapport CSU, Paris,juin 1999.

14. Nouvelle enquête sur les pratiquesculturelles des Français en 1989, Paris,La Documentation française, 1990.

15. O. Donnat, Les Amateurs…, op.cit.

16. De nombreux travaux ont soulignécet aspect. Voir Gérard Mauger,«Enquêter en milieu populaire»,Genèses, n° 6, 1991, pp. 31-43 et «La situation d’enquête»,Informations sociales, n° 47, 1995, pp. 24-31.

17. Sur l’inflation de la psychologie dans la société contemporaine, voirRobert Castel et Jean-François Le Cerf,«Le phénomène “psy” et la sociétéfrançaise. Vers une nouvelle culturepsychologique», Le Débat, n° 1, 1980,pp. 27-38.

18. Introduction de Jean-MarieGoulemot à Valentin Jamerey Duval,Mémoires, Paris, Le Sycomore, 1981,p. 47.

19. François de Négroni et Jean-François Desrousseaux de Vandières, Le comte de Mirobert se porte comme un charme, Paris,Olivier Orban, 1987, p. 213.

20. Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970. Jean Peneff, à propos de la plus ou moins grande sensibilité à l’autobiographie propose

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entre aristocratie et classes populaires qu’entre aristo-cratie et classes moyennes : sentiment d’appartenance (àune « race» ou à une classe), «goût du naturel, de la sim-plicité». Les exceptions à la règle dans les classes popu-laires s’expliquent généralement par la pente de trajec-toires biographiques en ascension ou en déclin. Ceux(celles) qui acceptent de faire le récit de leur vie, qui ontécrit ou écrivent leurs autobiographies ou leursmémoires, ont des propriétés particulières et s’adonnentsouvent à ces entreprises alors qu’ils se sont éloignés deleur univers d’origine22. Tel est le cas des autodidactesdont l’intérêt manifeste pour l’entreprise autobiogra-phique est indissociable d’une trajectoire promotion-nelle d’exception23. De façon générale, comme le souli-gnent Luc Boltanski et Pascale Maldidier, « des agentssociaux dont le destin a été relativement “exceptionnel”(au moins par référence à la génération précédente, auxattentes de jeunesse et même si leur aventure est en faitcollective) et qui se perçoivent souvent comme desexceptions voire comme des êtres d’exception, sont par-ticulièrement disposés à exposer leur “cas” pour en faireprofiter des “spécialistes” des sciences sociales (un peucomme on lègue à la science un de ses organes malades)24 ».Dans une perspective proche, Jean Starobinski lie l’entreprise autobiographique (en l’occurrence celle deJ.-J. Rousseau) à la « métamorphose » : « Il n’y aurait pas eu de motif suffisant pour une autobiographie s’il n’était intervenu, dans l’existence antérieure, unemodification, une transformation radicale : conversion,entrée dans une nouvelle vie25. » Si donc la mobilitésociale – en particulier lorsqu’elle est de grande ampli-tude – incite ceux qui en ont fait l’expérience à faire le récit de leur vie, la trajectoire (re)construite peut être héroïsée ou banalisée en fonction des habitus,l’accent peut être mis sur la vocation, les dons, la person-nalité, le caractère, ou sur la chance (l’intention étant ici de « désingularisation »), en fonction des schèmes de perception.

De façon générale, il semble cependant que touteentreprise autobiographique soit indissociable de « l’illu-sion biographique »26, au moins en ce qui concerne lesouci de la chronologie, la représentation d’un parcoursaccompli ou à accomplir à partir d’une origine (variable)– origine du récit et récit des origines omniprésents etsupposés presque toujours déterminants – jusqu’à unterme (également variable).

une autre distinction : «Un premier clivage vientimmédiatement à l’esprit : les classes moyennes ou supérieurespour lesquelles la perception d’une trajectoire accomplie rendpossible l’idée d’une biographie et les classes populaires où cette perception apparaît peu.»Voir J. Peneff, La méthodebiographique, Armand Colin, Paris,1990.

21. Voir sur ce point Florence Weber,Le travail à-côté. Étude d’ethnographieouvrière, Paris, EHESS-Inra, 1989(notamment chap. III).

22. Dans sa préface aux Mémoires de Valentin…, op. cit, J.-M. Goulemotnote qu’«en ce XVIIIe siècle,l’autobiographie ne pouvait être le faitque d’un intellectuel venu du peuple».

23. Voir C. F. Poliak, La vocationd’autodidacte, Paris, L’Harmattan,coll. «Bibliothèque de l’éducation»,1992. Certaines des personnesinterrogées avaient entrepris, avant l’enquête, de rédiger leur autobiographie.

24. Luc Boltanski et Pascale Maldidier,La vulgarisation scientifique et son public, Paris, CSE-EHESS, 1977,vol. 1, pp. 9-10.

25. Jean Starobinski, La relationcritique, Paris, Gallimard, 1970, p. 91.

26. Pierre Bourdieu, «L’illusionbiographique», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, 1986,pp. 69-72.

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Si rares sont ceux qui s’écartent de la représentation dela vie comme histoire ou parcours divisé en étapes et dotéd’un sens, tous ne se posent pas pour autant la question du«sens de leur vie». Mais il serait hâtif d’en inférer qu’ils’agit précisément de ceux qui se soustraient à l’entretienbiographique ou qui n’entreprennent jamais d’«écrire leurvie». Il se peut aussi qu’ils soient de ceux dont le récit estnégligé par des sociologues ou ethnologues trop pressés(et/ou habités eux-mêmes par «l’illusion biographique»),ou dédaigné par les «collectionneurs» d’autobiographies,parce qu’il paraît « sans intérêt », « événementiel »,«pauvre», «mal écrit», etc. En d’autres termes, on vou-drait suggérer que certains récits de vie s’apparentent plusà des «récits de pratiques»27, alors que d’autres s’efforcentde retracer la genèse et l’histoire d’un moi et que le pen-chant à l’objectivisme ou au subjectivisme n’est pas indé-pendant des dispositions sociales et des positions occupéesdans l’espace social. «Les individus, selon les moments deleur vie; les catégories sociales, selon leur croyance en lacapacité à maîtriser leur destin; les classes sociales, selonleur vision de l’histoire, de l’évolution de leur groupe sontplus ou moins sensibles à l’idée autobiographique», écrit

27. C’est la perspective «objectiviste»adoptée par Daniel Bertaux : « le récit de vie peut constituer un instrument remarquable d’extractiondes savoirs pratiques, à condition de l’orienter vers la descriptiond’expériences vécues personnellementet des contextes au sein desquels elles sont inscrites. Cela revient à orienter les récits de vie vers la formeque nous avons proposée de nommer“récit de pratiques” ». Voir D. Bertaux,Les récits de vie, Paris, Nathan, 1997, p. 17.

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Claude F. PoliakManières profanes de « parler de soi »

ENCADRÉ 2

Origine du récit et origine familiale«Bon, je peux commencer par le début. Commencer par le début, ce que je veux dire, c’est que moi,je suis issu d’une famille, euh, mon père, il était… il travaillait en usine [...] ma mère [...] » (autodi-dacte : collège d’enseignement technique – CET – sans diplôme, ouvrier modeleur sur bois, agenttechnique, animateur, licencié en sociologie, militant à la Confédération générale du travail – CGT –et au Parti communiste français).

Origine du récit et origine scolaire«Alors, ce qui vous intéresse, c’est un peu un récit de vie? C’est-à-dire quand est-ce que j’ai arrêtél’école, comment j’ai travaillé, quand est-ce que j’ai repris l’école [...] Bon, alors, j’ai jamais connumes parents, j’étais de l’assistance publique» (autodidacte, CET, certificat d’aptitude professionnelle– CAP couture – ouvrière spécialisée – OS – pendant dix-huit ans, militante de la Confédérationfrançaise démocratique du travail – CFDT, en première année d’université).

Origine du récit et accès au marché du travail«J’ai passé la jeunesse, après on peut commencer par le travail, pour continuer par la vie civile, c’est-à-dire le mélange de politique, de vie qu’on devait subir, ensuite pour arriver à l’amour dans la vie,qui est très important pour moi et ensuite ce qu’on appelle la retraite… » (fils d’ouvrier, CEP,ouvrier, gérant d’entreprise qui a écrit une autobiographie qui prend fin à l’adolescence, à l’intentionde ses enfants et petits-enfants, avec le vague espoir de la voir publiée un jour ; il veut profiter de laretraite pour écrire ses mémoires).

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Jean Peneff28. Il n’en reste pas moins vrai que l’idée mêmed’autobiographie – quelle qu’en soit la définition – peutrester tout à fait étrangère à certains.

L’écriture profane de soi peut être abordée dans lamême perspective, en tenant compte de la situation parti-culière créée par l’intention littéraire. On peut ainsi tenterde rendre compte – dans le cas du concours de nouvellesétudié – du choix de la fiction et du rejet de l’autobiogra-phie. On aurait pu supposer que les plus démunis scolai-rement et culturellement opteraient massivement pour lerécit vécu et les mieux dotés pour la fiction. Or, s’il estvrai que, statistiquement, le recours à la fiction s’élèveavec le niveau de diplôme, l’enquête qualitative conduit ànuancer le constat. Il apparaît, en fait, que le rejet del’autobiographie émane des deux pôles les plus opposésde l’espace des répondants. Ceux qui ont le plus de com-pétences scolaires et culturelles et la meilleure connais-sance du champ littéraire et des règles qui y ont cours,revendiquent souvent une écriture de fiction, qui leur per-met à la fois de manifester des qualités de créateur et demontrer qu’ils «savent se tenir à l’écart de l’ornière auto-biographique»29 :

« Je passe d’une écriture narrative à une écriture poétique…J’écris une poésie, je crois, assez ésotérique… mais c’est tou-jours de la fiction, toujours fictif… Je crois qu’il faut aller au-delà de la petite biographie personnelle qui manque totale-ment d’intérêt… Atteindre une épaisseur humaine plusgénérale me semble indispensable pour un écrivain. Enfin,pour moi, les petits faits de la biographie n’ont aucune impor-tance… Mes premiers textes, je les ai détruits parce que c’étaitnul! C’était pas de l’écriture, c’était de la catharsis brute… Enplus, cette sorte de naïveté adolescente est tout à fait insuppor-table, une biographie toute nue, toute crue, moi, je déteste.J’aime bien justement ceux qui cachent le biographique… »(professeur agrégée de lettres, maîtrise de droit, lauréate deplusieurs concours, publiée dans des revues et des anthologiesde poésie).

À l’autre pôle, les écrivains populaires «sans histoire»pourrait-on dire, dont la trajectoire sociale est stable (sansdéclassement ni promotion spectaculaires), semblentconsidérer que leur vie ne saurait « faire une histoire »digne d’intérêt. À la conception cultivée de l’autobiogra-phie comme genre facile, commun, non littéraire,s’oppose une conception populaire qui la perçoit commeun genre réservé à ceux qui «sortent de l’ordinaire», quiont vécu une vie qui vaut d’être contée. Conception quivoue le plus grand nombre à l’autoexclusion:

28. J. Peneff, La méthode…, op. cit., p. 106.

29. Comme le remarque Jean-Pierre Albert : «Les mieuxinformés sur les normes en vigueursavent se tenir à l’écart de l’ornièreautobiographique, typique des projetsspontanés et ignorants». Voir J.-P. Albert, «Écrituredomestique», in Daniel Fabre (éd.),Écritures ordinaires, Paris, POL, 1993,p. 86. L. Pinto, relève que «des auteursdotés d’autorité en matière d’art ne peuvent accepter que leurs propossoient assimilés à celui de simplesprofanes ayant seulement pour eux ces qualités relativement partagées que sont le “goût” et la “sensibilité” ».Voir L. Pinto, « L’émoi…», op. cit., p. 86.

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«J’avais commencé un truc autobiographique, mais je trouvaisça tellement nul, quoi ! [Elle rit] Pour écrire quelque chosed’autobiographique, il faut avoir quelque chose d’intéressant àraconter, vous êtes d’accord, quoi? La vie de monsieur tout lemonde, ça n’a pas d’intérêt, quoi ! » (ouvrière qualifiée dansl’horlogerie, BEPC qui écrit des nouvelles et de la poésie ;grande lectrice d’auteurs «classiques»).

«J’ai dit à mon mari: “mais qu’est-ce que tu veux que ça inté-resse des gens qu’on raconte notre vie?” » (OS retraitée, conjointouvrier spécialisé –OS– écrit des nouvelles et de la poésie).

La préférence pour l’écriture de fiction trouve ainsilogiquement son principe non dans un choix littéraireinformé, mais dans l’aspiration à inventer des histoiresextraordinaires :

«J’écris toujours de la fiction, toujours des choses que je n’aipas vécues… parce qu’écrire, c’est pour m’évader. Donc, si jem’évade, c’est pas pour écrire ma vie. Non, justement, c’est ceque je n’ai pas vécu et que j’aurais peut-être voulu vivre unjour…» (OS au chômage).

Ce que parler de soi veut dire

Quant aux représentations de ce que signifie «racontersa vie» ou «écrire sa vie»30, l’enquête met en évidence unrépertoire contrasté. Les mémoires – genre aristocra-tique31 où l’auteur se fait tour à tour le témoin des événe-ments politiques et sociaux, le chroniqueur des groupesauxquels il appartient et le moraliste qui en transmet lesvaleurs – sont non seulement un genre de prédilection deceux qui occupent les positions les plus hautes de l’espacesocial32, mais aussi d’écrivains populaires, qui entendenttémoigner eux aussi d’un passé collectif révolu et souventregretté et d’un ensemble de valeurs qu’ils voudraient per-pétuer33. Chez les uns comme chez les autres, l’auteurn’est pas absent du récit, mais l’usage de la première per-sonne du pluriel y est fréquent.

Émanant des classes populaires, ces récits sont presquetoujours le fait d’autodidactes ou de transfuges : c’estparce qu’ils sont devenus autres que ce qu’ils étaientqu’ils pensent avoir quelque chose à dire34. Écarter cesrécits du corpus autobiographique au motif qu’ils relèventdu genre «mémoires», c’est ignorer tout ce que la concep-tion qu’ils se font de l’autobiographie doit à leurs proprié-tés sociales et à leurs catégories de perception.

Cette conception de l’écriture autobiographique cor-respond aussi à un ethos populaire masculin, qui rejette

30. Sans s’y attarder, J. Peneff les explicite en ces termes : «Si certains choisissent d’expliquer le développement de leur personnalité,d’autres saisissent l’occasion, en parlantà la première personne, de donner la parole à un collectif, voire à une classe sociale ou encore de faireacte de mémorialiste en donnant une peinture de mœurs ou en racontantl’histoire d’un groupe. L’hétérogénéitédu fait de parler de soi, l’ambiguïté de la situation de l’autobiographieplacée à la frontière de plusieurssciences (psychologie, histoire,sociologie, linguistique) freinent – pour le moment – l’approfondissementde cette question». Voir J. Peneff, La méthode…, op. cit., p. 106.

31. «Le souci d’illustration du lignage»explique, selon Éric Mansion-Rigau,la faveur exceptionnelle dont jouissentles mémoires dans les familles del’aristocratie et de la grande bourgeoisie:«Les mémoires, qui mettent en scènele groupe et pas seulement l’individu,répondent au souci d’illustration dulignage. Alors que l’autobiographie […]est un récit intime et justificatif, les mémoires […] font au contraireprincipalement intervenir le pouvoirsocial et familial aux dépens du “je”personnel et de l’affirmationindividuelle […] les mémoires parlentautant, sinon plus, des autres que de soi». Voir É. Mansion-Rigau,Aristocrates et grands bourgeois, Paris, Plon, 1994, pp. 119-120.

32. Le goût prononcé des aristocratespour l’écriture, notamment de mémoires et souvenirs, mais aussi la pratique de la généalogie ont étésoulignés par É. Mansion-Rigau dansL’enfance au château, Paris, Rivages,1990. Voir également Évelyne Ribert :«Dans les années 1950 [la généalogie]était presque exclusivement l’apanagedes gens d’origine noble, et principalement des hommes»,in «Généalogie, mémoire et identité»,mémoire de DEA, Paris, EHESS, 1994.

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ENCADRÉ 3

Les mémoires d’un magistrat: «C’est important que ça reste»« C’est important que ça reste : c’est une prétention un peu vaniteuse, mais je voudrais laisserquelque chose de moi et c’est pour ça que j’écris mes mémoires, pour mes petits-enfants… Jereprends des événements qui se sont passés, c’est ma vie, toute ma vie. J’essaie d’être aussi précis quepossible et d’y mêler des anecdotes… Vous savez ce que ça peut être une grande famille de huitenfants, tout ce qui s’est passé – excusez-moi l’expression – de rigolades. Je raconte tout ça et jel’illustre par des photos d’autrefois pour que mes petits-enfants sachent où je suis né, où j’ai habité.Alors, quand je peux, je mets une photo à chaque page ou une ancienne carte postale pour montrerla ville où j’étais… Comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai envie de transmettre à mes petits-enfants ou arrière-petits-enfants ce qu’a pu être la vie d’un bonhomme de mon âge quand il étaitjeune [...] Je suis peut-être vaniteux, mais je me dis que ça les intéressera peut-être de savoir ce quis’est passé dans ma jeunesse. Parce que, quand on a plus de soixante-dix ans, on aime bien revenir enarrière, non pas parce qu’on ne vit que du passé, mais c’est utile, le passé. Je me dis que mes petits-enfants seront contents de trouver ça… et que c’est un moyen de leur transmettre certainesvaleurs… Je n’entends pas donner des leçons à ceux qui le liront, mais j’entends leur dire ce que lavie représentait pour moi, ce que j’en ai retiré, ce que j’en espérais, ce que j’ai essayé de maintenircomme valeurs… C’est pas pour donner des leçons, c’est pour faire comprendre ce à quoi j’étais atta-ché. [...] Je crois qu’on tire quelque chose de la période de nos ancêtres. Vous savez, j’ai fait l’arbregénéalogique de la famille [l’arbre généalogique remonte à 1605] : c’est comme ça qu’on maintientles vertus d’une famille, c’est par ses branches… Je crois que ce sont des choses qui permettent detenir, qu’on n’est pas rien, qu’on appartient à un milieu, qu’on appartient, j’allais dire, à une tribu.C’est un grand mot, mais on appartient à quelque chose. Alors, j’aime bien retourner en arrière,parce que l’histoire de France est passionnante» (magistrat retraité, fils d’un industriel, licencié enmathématiques et d’une mère «peintre et musicienne», famille catholique pratiquante, huit enfants ;admirateur de Jean de La Varende ; écrit des nouvelles à caractère autobiographique et sesmémoires ; membre d’une académie de Province ; a publié à compte d’auteur ; essai sur J. de LaVarende, nouvelles publiées dans les Cahiers de l’Académie de B.).

ENCADRÉ 4

Les mémoires de «la rue» : « Ça peut intéresser les gens»«J’ai écrit cette autobiographie parce qu’il me reste toujours cette nostalgie de ma jeunesse… Jevoulais écrire ma jeunesse parce qu’aujourd’hui, les jeunes ne vivent pas la vie qu’on a vécue et quiétait une vie de misère, mais qui était en fin de compte, une vie vraiment heureuse. Moi, j’ai été heu-reux dans ma jeunesse comme jamais j’ai été après, bien qu’étant misérable, vous comprenez?...Écrire, ça m’a permis de revenir à mon enfance que j’ai beaucoup aimée, revenir au temps passé; sivous voulez, j’ai revécu une deuxième fois à travers ce livre mes joies et mes misères, je les ai bienrevécues : c’est une façon de revivre les choses et puis je voulais simplement qu’ils [les enfants etpetits-enfants] comprennent qui j’étais, leur faire connaître leur père sous le vrai aspect qu’il avait euétant petit [...] J’ai raconté toute ma jeunesse, avec la précaution de m’arrêter à dix-huit ans, parceque là, il y a des choses qu’on ne peut pas faire lire à ses proches [rires] et surtout à ses enfants… J’aivoulu que ce livre, il soit écrit par un gosse avec les façons de parler du moment… J’ai évolué depuis,j’ai eu des tas de contacts, j’ai été adjoint au maire… mais il me reste quand même les deux langages,le langage que je vous parle aujourd’hui et celui de la rue qui m’a jamais quitté et j’ai voulu prendrecelui de la rue pour écrire.»

L’autobiographie s’achève également au moment où l’auteur a cessé d’être ce qu’il était, où il a rompuavec son univers d’origine, avec «la rue», la «rue» étant le personnage principal de cette autobiogra-phie écrite à la première personne. Son histoire se confond, selon lui, avec celle de «la rue», de «lazone» ; le «je» est toujours aussi plus ou moins un «nous» : il s’agit de témoigner d’un passé, d’uneexpérience (collective) mais aussi transmettre les valeurs qui, à son sens, en sont indissociables.

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spontanément la poésie assimilée à l’écriture des senti-ments au profit de ce qu’il tient pour «le réel» :

« La poésie, c’est peut-être un peu trop doux, non, moi jeserais plutôt pour les choses directes, réelles, ce qui est dans lavie, ce qu’on vit tous les jours, aussi bien à la campagne qu’à laville, que chez un patron, que dans la politique… Je ne veuxpas dénigrer les romans, mais moi, je vis dans la vie réelle, jevis tous les jours dans la vie réelle, avec ses joies et ses peines,je suis resté très réaliste, j’aime bien ce qui est bâti, qui a desfondations… Moi, les intrigues, ça m’intéresse pas, c’est leschoses réelles quoi !… Je n’aime pas l’eau de rose, ça nem’intéresse pas. Tout m’intéresse, sauf l’eau de rose, j’aimebien ce qui est réel : ma pensée sur la vie et sur les gens quifont partie de cette vie et sur les choses qui font partie de cettevie, enfin des choses vécues… Ah non ! pas du romantisme,pas du romantisme ! C’est trop facile ! Enfin, c’est peut-êtredifficile, j’en sais rien, j’en ai jamais fait… » (fils d’ouvrierimmigré, ouvrier, gérant d’entreprise).

Ces textes autobiographiques émanent souventd’auteurs âgés (ou d’auteurs atteints de maladie grave) etrevêtent, selon la formule de Louis Marin35, une «fonc-tion testamentaire». Laissés en héritage, ces écrits auto-biographiques répondent à des intentions diverses sou-vent repérables dans le type de récit adopté. Si lesmémoires s’attachent surtout à transmettre des valeurscollectives supposées menacées, le roman familial peutremplir une fonction sociale homologue de celle de laphotographie (qu’elle redouble parfois) – garder destraces, enregistrer et thésauriser des souvenirs, solenniseret éterniser les grands moments de la vie familiale36 –mais il peut aussi être l’occasion pour certains de rectifierle roman familial véhiculé oralement et de tenter de (se)faire justice.

33. Au même titre que l’aversion pour la «psychologie».

34. Ces entreprises sont souvent aussi des tentatives d’explicitation et de justification de leur trajectoire.

35. Louis Marin, «Biographie et fondation», Esprit, n° 12, 1993,pp. 141-155.

36. Voir P. Bourdieu (éd.), Un art moyen, Paris, Minuit, 1965. Une comparaison entre la fonctionfamiliale de la photographie et la fonction familiale de l’écritureautobiographique vaudrait d’être longuement développée (le «photographiable», le «dicible» et «ce qui peut être écrit», etc.).

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D O S S I E R•••«J’ai envie que les gens sachent comment on vivait à cette époque-là, parce que c’est la vie d’uneépoque, c’est aussi la vie d’un milieu en même temps; ça peut intéresser les gens, en fait, ça s’arrêtelà… C’était pour expliquer, parce qu’il y a des choses dures dedans, il n’y a pas que de la rigolade,encore une fois, faire comprendre aux gens… parce que si on lit la préface, j’ai bien marqué qu’il fal-lait oser dans la vie… Si on veut s’en sortir, il faut oser… Enfin, c’est moins facile maintenant. Àl’époque, on pouvait vivre à Paris sans voler, il suffisait, comme mon père faisait, de prendre undiable ou, pour celui qui n’avait plus la force physique, il suffisait d’aller aux Halles, sans voler quoique ce soit, on pouvait vivre. Maintenant, il y a des barrières partout, vous avez les chiens au cul, c’estpas pareil, la vie, c’est pas la même… J’ai marqué “Osez”, pour mes enfants et mes petits-enfants, je voudrais qu’ils comprennent qu’il faut oser faire quelque chose, il ne faut pas attendre qu’on vousdonne quelque chose dans la vie, il faut oser. “Oser” est le mot que je leur souhaite de toujours se rappeler [...] J’ai pas honte de le dire, je suis vraiment un travailleur, je suis pas un fainéant…» (fils d’ouvrier immigré, «zonard», ouvrier, gérant d’entreprise, autobiographie ronéotée, écrit sesmémoires).

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« J’écris pour être lue dans ma famille, pas à l’extérieur ; sij’écris, c’est peut-être surtout pour lutter contre ce quej’appelle la déformation orale des récits de famille : il y al’oubli, mais il y a aussi les distorsions… pas la malveillance,mais le désir de ne pas raconter vraiment ce qui s’est passé etça, ça me choque beaucoup. Je me dis : je veux que soit vrai-ment dit comment ça s’est passé, pour pas qu’on puisse racon-ter d’histoires. C’est comme ça que ça s’est passé, c’est pasautrement… Et puis ma fille m’a dit : “j’aimerais savoir quellefemme de trente ans tu étais”. Alors, je lui ai dit : “j’ai mescahiers, tu pourras les lire” » (institutrice retraitée)37.

Une employée de maison a écrit ses mémoires sous laforme d’un roman – « Ça s’appelle “Le credod’Auguste”, parce que l’Auguste de l’histoire, c’étaitmon père…» – qu’elle fait lire à différents membres desa famille. La réécriture « révoltée » de l’histoire fami-liale n’exclut pas une forme de sociologie spontanée quilui permet de « comprendre » la situation qui lui a étéfaite et qu’elle rapporte, non à des préférences affectivesou à des traits de caractères, mais au destin ordinaire desfilles et des garçons, des aînés et des cadets en milieupaysan :

«Il y a en a qui ont été un peu surpris parce qu’ils avaient unautre point de vue sur la famille, ils n’avaient pas imaginé quej’avais vécu ça et encore, il y a des détails que j’ai écourtésparce qu’on ne va pas salir tout le monde… Ma belle-sœur,elle pensait pareil, mais en osant rien dire. Alors, elle m’a dit :“fais-le, t’as des gens qui n’ont rien compris, ils vont peut-êtrecomprendre…” Ce qui avait échappé à plein de gens, c’estque j’étais l’aînée, une fille aînée, avec des garçons pasméchants, mais qui profitaient qu’on ne demandait rien auxgarçons. Ils étaient l’héritier du nom, c’était la gloire… Lesfilles, il y en avait toujours assez, c’est ce que mon pèredisait… et puis il n’était pas question que je geigne parce quema mère m’aurait secouée et puis ils me faisaient un peu peur,mes parents : ils avaient une grosse autorité et même si j’avaisdu bec, ça passait pas facilement… Mais, c’était comme ça,l’aînée des filles, j’étais peut-être mal placée dans la famille,c’était comme ça » (CEP, fille d’agriculteur, employée deferme, avant d’être domestique : « J’étais la bobonne »,conjoint ouvrier).

L’autoportrait enfin, strictement centré sur la personnede l’auteur, peut être légué aux héritiers dans l’espoir deparvenir à une «rectification de l’erreur des autres». «LesConfessions, écrit J. Starobinski, sont au premier chef unetentative de rectification de l’erreur des autres et non pasla recherche d’un “temps perdu” » ou encore « êtrereconnu, pour Rousseau, ce sera essentiellement être jus-tifié, être innocenté38.»

37. Sur les écrits autobiographiques – nombreux – d’instituteurs et d’institutrices, voir Francine Muel-Dreyfus, Le métier d’éducateur,Paris, Minuit, 1983. Dans notre enquête, les enseignants (notamment du premierdegré) sont sur-représentés, les récits de leur trajectoire étant fréquents(«J’écris, pour mes petits-enfants, ce que fut ma vie dans ces pauvresquartiers où j’ai exercé. Mais étantdonné mon âge, il faut que je medépêche : le billet pour le grand voyageest déjà pris» (Institutrice retraitée).

38. J. Starobinski, Jean-JacquesRousseau. La transparence et l’obstacle,Paris, Gallimard, coll. «Tel », pp. 218 et 221.

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« Je n’étais pas sûr d’avoir été entendu par mon entouraged’une façon orale, parce que parfois, je reste coi ou j’ai peur,je ne dis pas bien ce que je pense, je laisse parler les autres ouje dis deux mots, ma voix est couverte aussitôt par autrechose… J’ai peur, enfin… oui, j’ai peur de mourir sans qu’onait su vraiment qui j’étais ! C’est bizarre, c’est vraiment unebêtise ! Sans qu’on ait su vraiment que je pensais ci, que jepensais ça… J’étais celui qui écoute ou qui opine aux chosestraditionnelles… Mes petits-enfants, j’espère leur transmettrece que j’étais, au cas où ils n’auraient perçu qu’une facette demoi ! C’est bien prétentieux ce que je dis là, mais je sais queça doit être vrai… C’est comme l’autoportrait d’un peintre…quand un peintre fait son portrait, il exprime comment il sevoit » (professeur certifié d’anglais, cinquante-neuf ans, filsd’un clerc de notaire et d’une institutrice).

En dépit de la modestie des propos, de la proximitédes intentions déclarées, se dessine un répertoire desmanières de parler de soi, plus ou moins égocentrées,plus ou moins psychologisantes ou sociologisantes, quiinvite à les rapporter aux habitus, aux trajectoires, auxpositions professionnelles, etc. Toutes les enquêtess’accordent à souligner le caractère massivement fémi-nin de l’écriture d’un journal intime39, mais aussi sarareté en milieu populaire40. Si notre enquête confirmela première donnée, elle conduit aussi à la nuancer pourplusieurs raisons. En posant trois questions distinctes(relevé de citations, écriture de pensées et de réflexionspersonnelles et pratique du journal intime), on relève,par exemple, qu’il n’y a pas d’écart significatif entrehommes et femmes en ce qui concerne les pensées etréflexions personnelles. D’où l’hypothèse, confirméepar l’enquête qualitative, que la connotation trop fémi-nine – et par là même dépréciée (parce que « dévirili-sante ») – du journal intime inciterait les hommes, nonpas tant à délaisser la pratique, qu’à marquer leur dis-tance avec le genre « journal intime » en la déclarantsous le label « pensées et réflexions personnelles ». Parailleurs les représentations de ce qu’est ou de ce que« doit » être un journal « intime » apparaissent égale-ment sexuellement et socialement différenciées. Eneffet, la notion même d’« intimité » fait problèmecomme en témoigne, par exemple, la réaction étonnéed’un ancien ouvrier qui a écrit son autobiographie ettient un journal, mais que déroute une question del’enquêtrice :

«Ce que vous notez, ce sont plutôt des pensées intimes?

– Mais qu’est ce que vous entendez par intime?»

39. 6% des hommes et 8% des femmes(Nouvelle enquête sur les pratiques…,op. cit.). J.-P. Albert souligne que la donnée statistique qui saute aux yeuxest l’énorme disparité entre les hommeset les femmes : 38% contre 16%.Voir J.-P. Albert, Écriture…, op. cit.,p. 78.

40. À partir d’une enquête consacréeaux milieux populaires, Bernard Lahireécrit dans La raison des plus faibles,Presses universitaires de Lille, 1993,pp. 148-149 : «Le plus souvent la tenued’un journal intime est perçue commetotalement hors de leur vie par les enquêtés. L’idée d’“écrire sa vie”semble totalement saugrenue à la majorité d’entre eux.» On relèvecependant que les pourcentages qu’il obtient sont très supérieurs à ceuxde Nouvelle enquête sur les pratiques…,op. cit.(30,5% chez les femmes, 14% chez les hommes). Dans notreenquête – mais il s’agit d’écrivainsd’intention – la pratique déclaréediminue avec le niveau de diplôme, elle est un peu plus fréquente en milieupopulaire que parmi les répondants des classes supérieures.

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De nombreux journaux « intimes » relatent les émo-tions, les sentiments de l’auteur qui «se libère» en écri-vant. Le journal apparaît alors comme un exutoire, uneissue de secours.

« Dans mon journal, je commençais à démêler un peu mesidées : ce qui m’agaçait, c’était le chaos qui était en moi… jevoulais absolument éclaircir certaines questions… j’étaisengagé dans l’élucidation de moi-même… Au départ, c’est unexutoire. Je ne veux pas mettre de choses passagères dans cejournal, du genre : aujourd’hui, j’ai fait ci, j’ai fait ça… Pourmoi, c’est une autopsychanalyse, une thérapie personnelle…L’objectif, c’est d’arriver à la vérité de ce que je pense» (pro-fesseur certifié d’anglais, cinquante-neuf ans, fils d’un clerc denotaire et d’une institutrice).

Mais d’autres s’apparentent aux albums de photos etaux livres de raison, où prédomine l’intention de garder lamémoire, la trace d’événements – souvent familiaux –d’anecdotes qui font la vie quotidienne et qui échappent àla culture de l’intériorité41 :

«Je fais mon journal intime tout le temps, depuis quarante ans,tous les jours: je mets ce que je fais, si je m’embête, si j’ai vu desgens… Avec mon mari, on le regardait, on recherchait et ons’amusait… Cette année-là, c’était marqué: “Le petit Maurice acassé un verre, quel maladroit, ce môme !” et le lendemain :“Maurice a eu un billet d’honneur”, enfin, tout est marqué [...]“J’ai trouvé des chaussures à 79 F qui ne me font pas mal auxpieds…” […] “Mémé (c’est ma mère) m’a envoyé une bellepetite chouette”… “J’avais commencé mes semis et Georgettea téléphoné, on a rigolé comme des gamines, ça m’a fait dubien…” ou encore “Je suis allée faire ma carte des vieux pourvoyager à l’œil”… enfin, tout est marqué, quoi! » (OS retraitée,épouse d’un OS, écrit des poèmes et des nouvelles).

Autobiographie et autosocioanalyse

Les différentes formes de résistance populaire auxentreprises apparentées à la psychanalyse – celle, parexemple d’une OS au chômage : « J’ai fait un séjour àl’hôpital, pour une dépression nerveuse, mais je ne voulaispas parler de moi, j’avais envie de rien dire à un psycho»ou, encore, celle d’un employé fils de mineur, autodidacteet militant CGT: «On m’a mis entre les pattes d’un psy:on a dû faire une dizaine de séances. Ça se passait très,très mal. Moi, je jouais l’huître, je disais rien…» – ne rési-dent peut-être pas seulement dans la distance sociale entrele thérapeute et le patient, mais aussi dans l’assimilationde la vie psychique à la vie privée qu’on n’expose pas à un

41. J.-P. Albert note dans la pratiquedes anthologies, de la correspondance,du journal intime, la manifestation de « l’emprise du social […] dans l’injonction, modulée selon l’âge et le sexe, de cultiver une intériorité».Voir J.-P. Albert, Écriture…, op. cit.,pp. 68-69. Mais, ce faisant, il omet les origines et les positions sociales et les propensions (qui leur sont liées) à céder ou résister à ces injonctions.

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inconnu. Cette réserve, hâtivement identifiée par certainsà un manque de «vie intérieure», renvoie sans doute à laprimauté du « faire » sur le « dire » et à une gestion dutemps liée aux conditions d’existence.

En fait les entretiens suggèrent que l’antipsycholo-gisme, le goût du «réel»42, dessinent un clivage au seindes milieux populaires – entre ceux/celles dont les activi-tés s’exercent dans le «monde des choses matérielles» etceux/celles dont les activités relèvent du « monde deschoses humaines»43. Clivage qui induit des manières deparler de soi, c’est-à-dire aussi de se penser comme «per-sonne singulière». Il semble ainsi que les femmes occu-pant des positions intermédiaires dans l’espace social(notamment celles qui exercent des professions dontl’accès est subordonné à une formation psychologiquedont s’inspire leur pratique) soient les plus enclines à lapsychologisation, à la recherche de ce qu’elles perçoiventcomme « profond »44, condition nécessaire – mais nonsuffisante – de l’aptitude à l’autobiographie. La visiondominante de l’autobiographie semble impliquer, eneffet, l’aveu de l’inavouable, l’exposition du plus« caché », du plus « profond », c’est-à-dire, le plus sou-vent, de la sexualité et des tourments de l’âme afférents,dans l’expression de leur irréductible singularité. Or lalecture de textes autobiographiques, qui revendiquenttous la vérité, l’authenticité, indique que cette représen-tation dominante de l’autobiographie est sans doute loind’être universellement partagée. Pour certains, l’intimen’est rien d’autre que le domaine privé opposé audomaine public, c’est-à-dire, en fait, l’univers familial.Et, de ce point de vue, les récits qui émanent d’auteursde milieu populaire ne se cantonnent pas à une recen-sion d’événements, de faits marquants, mais incluentl’expression de sentiments, dont la singularité résidepeut-être dans la conviction de leur absence de singula-rité : l’amour maternel, l’amour filial, les sentimentsamoureux, la sexualité sont souvent perçus et exprimésdans leur infinie banalité (sous forme d’absence ou deprésence, peu importe). En fait, s’il fallait essayer de dis-tinguer des manières profanes de parler de soi, desreprésentations socialement diversifiées des notionsd’intime, d’intimité, d’intériorité, de « richesse de la vieintérieure », etc., en fonction des habitus, on pourraitdire qu’à l’autobiographie «petite-bourgeoise» s’opposeune sorte d’autosocioanalyse spontanée où celui (celle)qui parle «de lui» («d’elle»), parle en même temps de

42. Ce rapprochement suggère une forme d’opposition entre « l’intérieur», l’intériorité,l’interprétation (hasardeuse) des pratiques et « l’extérieur», ce qui se fait, ce qui se voit et qui serait,de ce fait, avéré, authentique, fiable.

43. La distinction empruntée à Émile Durkheim (L’évolutionpédagogique en France, Paris, Puf, coll. «Quadrige», 1990, pp. 366-398 [1re éd. Paris, Alcan, 1938]) est développée par Maurice Halbwachs(«Matière et société», in Classessociales et morphologies, Paris, Minuit,1972, pp. 58-94). Voir G. Mauger etC. F. Poliak, «Lectures :masculin/féminin», Regardssociologiques, n° 19, 2000, pp. 115-140.

44. «Chaque fois que j’écris, c’est pour exprimer ce qui est enfoui au fond de moi… c’est plus fort que la raison» (Institutrice, 36 ans). «Je n’écris pas, je suis écrit par»(psychologue, homme).

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tous ceux (toutes celles) qui occupent, à ses yeux, uneposition sociale homologue et partagent un ensemble depropriétés et de valeurs perçues « pratiquement ». Onpeut voir un exemple paradigmatique de cette représen-tation universaliste de l’« intime» dans la pratique d’uneouvrière poète qui écrit « à la commande » des poésies«personnelles» et qui n’y voit ni difficulté ni contradic-tion, considérant que seule la mise en forme poétiquedistingue l’auteur – par ses compétences, ses «dons»… –de ses commanditaires. Ainsi, l’expression de la «vérité»des sentiments d’une fille pour sa mère à l’occasion de lafête des mères, peut-elle être déléguée à une fille (demême condition) qui saura nécessairement exprimer cequ’appelle la situation :

« J’ai toujours écrit, d’abord pour moi, mais aussi pour desamis, pour des collègues, pour des anniversaires… Chaque foisqu’à l’usine il y avait l’anniversaire d’une maman ou unmariage, on me disait : “Lucienne, tu me fais un petit truc?”Alors, je regardais si la chef me voyait pas et puis, paf! je m’ymettais, sur place… à la maison aussi… Souvent, les filles medisaient : “Il nous faut ça pour ce soir!” Ça me plaisait, pas parfierté, par vanité, parce que je ne me considère pas comme unécrivain, je ne me dirais pas poète, même maintenant… Maisquand on me disait, dans l’entreprise : “Bon, ma fille a dix-huitans, écris-moi quelque chose”, eh ben! des sentiments enversune mère et un enfant, c’est facile à écrire, enfin à décrire,hein?.. Toute personne a des valeurs humaines… C’est commequand j’étais à l’hôpital, une dame m’a demandé : “Peux-tum’en faire un [poème] sur ma maman parce que j’adore mamaman et j’ai jamais pu l’exprimer”. Alors je lui ai dit : “C’estvrai, c’est pas facile d’exprimer ses sentiments”… Alors, j’aiété piocher dans mon cœur, savoir les mots que je voulais dire,mais c’était quand même pas bien difficile, comme je vousdisais tout à l’heure, le rapport mère à enfant, donc sur samaman, je lui ai filé un poème et je l’ai écrit pour sa mèremais, en fait, je l’ai écrit aussi pour ma mère» (OS au chômageà la suite d’un licenciement économique).

Si, en milieu populaire, l’expression des sentimentspasse souvent par la forme poétique, c’est sans doute,d’une part, parce que dans la vie ordinaire, elle se mani-feste par des actes, des manières d’être et de faire plusque par des discours et, d’autre part, parce que la poésie,avec ses artifices, permet de dire, mais dans un registreextraordinaire, qui, d’une certaine façon, permet de nepas déroger à la réserve coutumière.

Suggérer qu’au-delà de la virtuosité ou de la mal-adresse discursive, il y a des manières socialement diffé-renciées de parler de soi, ce n’est pas récuser l’idée d’une

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transformation historique de la notion de personne, maisplutôt prendre acte des multiples entreprises «d’injonc-tion sociale d’intériorité» 45 et tenter d’en saisir les effetsdans des univers sociaux diversifiés et, au sein même detel ou tel groupe social, en fonction du degré «d’exposi-tion» aux injonctions des divers prescripteurs d’introspec-tion. C’est dire aussi que ceux et celles qui accordent plusd’intérêt à la pratique et – inconsciemment – plus deconfiance au sens pratique qu’aux interrogations sur leurmoi et sur le sens de leur vie sont toujours menacés d’êtrerejetés dans l’univers du fruste, du primaire, du primitif.

45. Sur «l’injonction sociale d’intériorité»,« la demande sociale de “richesseintérieure” », voir J.-P. Albert, «Être soi : écritures ordinaires de l’identité», in Martine Chaudron et François de Singly (éd.), Identité, Lecture, Écriture, Paris, Centre Georges Pompidou,coll. «Bibliothèque publiqued’information», 1993, pp. 45-58.

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