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JEAI{.PIERRE MANIIGNE I I-e Maitre des slgnes " Théologies " LES ÉonToNS DU CERF 29, bd l-atour-Maubourg, paris

Manigne J.P. Le maître des signes pp.141-174

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Exégesis bíblica de algunas parábolas, es sólo la sección de un libro.

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JEAI{.PIERRE MANIIGNE

I

I-e Maitredes slgnes

" Théologies "

LES ÉonToNS DU CERF29, bd l-atour-Maubourg, paris

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La paruboleou la stratégie du salut

Il ne leur parlait pas sans paraboles

L'interrogation sur le parler-en-paraboles s'impose _d'ag-tant plus qü. .. n'est pas de fagon fortuite que Ie Christ,'.rpii-e iinsi, afin pár exemple d'appuyer á I'occasion

d,une image une démonstration, ou par le souci pédago-

gique de pérmettre [a compréhension d'une vérité abstraite.

Ér, frit, .i.rt méme tout [e contraire : le parler-en-Paraboles

.rt .oÁtant dans le discours de Jésus ; n I[ ne leur parlaitpas sans parabole5 , (Mc 4, 34). Et quant á f interprétationp¿aagogique chére á la théologie spéculative,.elle est elle-

*e¡¡. irrJ.tt. á caution. Non seulement e[[e n'est pas

.rr.or.rgé. par les remarques des évangélistes, mais ilsemble méme que Jésus se propose un but exactement

opposé á celui áe t'éducation par f imag! et qu'i[ veuilleen'requérant de tels récits non tant éclairer qu'aveugler :

A ceux du dehors tout arrive en paraboles afin que, regardant,

ils regardent et ne voient pas, et qu'entendant, ils entendent et

ne comprennent Pas (Mc 4, ll.l2).

Par ailleurs I'expression arriaer en Paraboles doit nous

retenir d'une lecture de type didactique. En clair, lá oü

une tradition théologique et catéchétique plus récente

nous ferait attendre ; n J'enseigne de fagon imagée pour

que méme ceux du dehors puissent comprendre )>, on a,

au lieu d'un choix pédagogique, un quasi-événement (« toutarrive, = * ginetái ) et, au lieu d'une compréhension

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facilitée par ce choix, un aveuglement: u pour qu,ils nevoient pás. "

On a déiá évoqué ailleurs cet aveuglement repris á laprophétie d'Isaie pour indiquer que la piste de la prédes-tination n'était pas la bonne. Jésus ne se propose pasd'aveugler, 1'explication causaliste nous égaieráit, maisl'aveuglement est un signe eschatologique. On ne doitdonc pas se scandaliser, puisque cette incompréhension,cet endurcissement des ceurs, manifeste, comme l,ombresignale un corps dans la lumiére, le revers infernal del'avénement du Salut.

A partir de cette premiére réflexion, le choix d,uneexpression comme tout arriüe (ou tout adaient) enparabolespeut elle-méme s'éclairer. Elle donne en tous lei cas uneforce singuliére á ce qui n'apparait plus comme uneopportunité mais comme une nécessité, á savoir le styleparabolique de l'enseignement de Jésus.

De méme en effet que I'avénement du Royaume reléved'une échéance historique que Jésus annonce et incarnemais qu'il ne décide pas, dont les temps (l'heure) sontdans la main du Pére, de méme l'expression de cetavénement par la parabole n'appartient pas á la libredécision, au choix didactique de Jésus en rant que héraultdu Royaume, mais constitue la face lisible, l'épiphaniesémantique, le langage inévitable, la voix spontanée decette échéance. L,e Royaume se manifeste en parabolescomme il se manifeste en guérisons et la liberté del'accueillir n'est pas á confondre avec la souveraine dis-position des signes qui le traduisent, mais se joue pourJésus dans le consentement (contre la tentation démiur-gique que lui suggére le diabolo.s au désert) á se faire leseraiteur des temps nouveaux. Elle se joue, pour I'auditeur,dans la reconnaissance de la Éalité que les guérisons d'unepart et les paraboles d'autre part prolongent d,un doubleréseau de signes.

Ainsi, on s'égare á comprendre le parler-en-paraboresdés qu'on y voit, soit une option purement pédágogiqueet quasi arbitraire, soit (mais est-ce une alternative ? N'est-ce pas plutót deux aspects complémentaires de la mémeerreur ?) une traduction, purement culturelle et strictementdatée, d'une vérité intemporelle qu'il nous serait toutloisible d'exprimer aujourd'hui autrement. Non! le

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Royaume adaient en paraboles comme il advient dans les

signes de [a Seigneurie cosmique (Cana, la tempéte apai-

séi, etc.) et dans ceux de [a guérison (les boiteuxmarchent, etc.). Les paraboles ne se situent pas dans les

marges de l'annonce évangélique comme une illustrationdestinée á son ornement, á son accommodement á f intel-ligence du peuple (les rudes de |a théologie scolastique),

rrrais Se nouent au ceur de cette annonce, aussi peu

distinctes de sa signification essentielle qu'une pulsationne l'est du ceur qui [a génére.

c,est ce que soulignent Matthieu et Marc, spécialementle premier (Mt 13, 34.35) :

Tout cela Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leurparlait point ians paraboles. Ainsi devait s'accomplir ce qui avait

été dit par le prophéte [Ps 78, 2]: " ]'ouvrirai la.bouche pour

dire des parabóles, ie proclamerai des choses cachées fkékrum-ménal depuis les commencements [le début] du monde' '

I1 nous faut toutefois revenir .r, arriére, car nous avons

escamoté quelque peu au passage un des accents de lasentence.' ,, A ceux du dehors tout arrive en parabo1s5... " I1s'agit bien d'une Sentence, en effet, puisque cet aaénement'

en:paraboles lorsqu'il s'agit de ceux-du-dehors aboutit á lacondamnation. fai souligné qu'il n'y avait pas lieu d'ychercher une justification de la prédestination á la damna-

tion, mais qu'il ne s'agissait que d'un constat d'aveuglementsignálant négativement le temps du salut. N'empéche q_ue

la parabole iii a toutes les couleurs de la malédiction. Onpourrait paraphraser ainsi Marc 4 : " A vous la réalité, laiubstance des-choses, á ceux-ci ([es maudits qui ne veulentpas comprendre) la parabole, c'est-á-dire une évocation sym-

bolique dont le sens reste voilé. "Se livrer á [a raciicalisation de ce seul énoncé conduirait

á une lecture bien étrange du parler-en-paraboles, puis-

qu'elle entrainerait á n'y voir qu'une attitude ésotérique,

destinée á voiler ia réalité du Royaume au lieu de [amanifester. Une telle interprétation est évidemment insou-

tenable.Il faut donc affiner encore notre lecture et reprendre

notre paraphrase autrem€flt I « A vous la réalité, mais pour

ceux-I-á qúi ne la reconnaissent pas tout n'aryitte qu'en

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paraboles. " Qu'est-ce á dire ? Ici parabole équivaut ásymbole, ou encor e á présage, ou .rróor. á propiétie.

on trouve une approximátion de ce vocabulaire dans leterme de figure_tel qu,il est employé au xvrr. siécle, enparticulier par Pascal en un sens asiez limitatif , . Fiiureporte absence et présence » (Fgt 677), ou encore : « fsulce qui r.:=ua point á la charité est figiure " (Fgt 670).

. Dans l'Epitre aux Hébreux, si préóiew. io,r, l'illustra-tion du

-propos que nous sommes en train á. développei,

le sacrifice d'Abraham est évoqué comme pré-figurriioíde celui du christ. Disposé dans la foi á peidre Írrr., l.Fils de la pro_messe, Abraham re ..trouu. et, nous ditl'auteur, « ce fut un symbole, (trad. Jérusalem et osty),« une sorte de préfi.guration " (trad. TOB, He I l, 2q. ó;le terme ainsi traduit dans la versio, gré.qre (iranicritelittéralement par La-Vulgate) est " parábol¿ ,.

La parabole de l'Epitre aux Hébierx est au fond assezproche de l'acception pascalienne de la figure. C,est unsigne á double face : présenc-e-absence, doát seule la foipermet de percevoir la positivité, alors que dans lamécréance le signe n'oppose á cerui-qui l'appiéhende quele versant tragique et vide d'un arbitiaire iilisible r.

ce détour nous place á pied d'euvre pour interpréterl'enjeu du discou_rs en paráboles et du jigement qii t.riest attaché. Dans la phrase : ,, A ceux du áeñors tout arriveen.parab.olg:j, il faut comprendre parabole selon l'emploiqu'el fait l'Epitre aux Hébreux, traduire : n Tout r.iiu.en figures ,, et peut-étre gloser : ., Tout n'arriae qu,enfigures. "

figure comme l'expression de ce qui est caché(les .krupto) recéle présence et absence, présence sousmode d'absence, absence faisant signe uérc l'anticipationde [a présence; elle requiert la foi pour étre justl-.rrtdécryptée.

si la parabole-figure n'est pas langage ésotérique (maisau contraire ouverte arJx tout-petits q,ri sont árrri designorants), c'est qu'elle ne suppose pri l'initiation mais

1. A noter toutefois que pour pascal il n'est pas ici question d,unefoi vét&o-tesramentaire, les juifs ne peuvent anticiper- la réalité, laprés.ence submergée dans la figure que seul Jésus-^chrirt p..rt ,rüseulement accomplir mais révéler. c'eit l'image áe la synagogue aaeuglequi prévaut.

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PARABOLE OU STRATEGIE DU SALUT

qu'elle est au contraire elle-méme initiatrice. Ceux dudehors, qui la refusent et signent ainsi leur condamnation,ne choisissent pas l'aveuglement faute d'initiation, ils sontaveuglés pour avoir repoussé leur initiation, pour se déroberá l'illumination que comporte ce dévoilement des kruptoioccultées depuis le début du monde. Face aux figures del'absence-présence ils se rangent, par haine ou peur de laIumiére, du cóté de l'absence. Les figures restent á iamais,pour eux seulement, des figures sans désignation de laprésence, des présages dont (faute de reconnaitre lemoment, le kairos, du salut, le « temps oü ils sont visités ")ils ne confessent pas joyeusement la réalisation en Jésusde Nazareth, des prophéties dont ils ne voient pas larésolution dans l'avénement du Royaume. Aaénement, motclé. Pour Ie croyant, pour le disciple, le Royaume advientsous la parabole, le sens par Ia figure, le signifié delibération dans les signes du récit. Pour celui-du-dehors,c'est le signe seul qui advient porteur d'un sens ignoré,projeté dans I'irrée[, utopique, faúte d'étre reconnu dansla nouveauté réalisée.

La parabole cotnme jugement

A partir de ce premier développement nous pouvonspercevoir le lien essentiel qui unit jugement et paraboledans la poétique de Jésus. Dés lors qu'il exprime avecassez de gravité et de pureté une réalité essentielie, Ielangage est nécessairement un jugement, en ce sens qu'ilest discriminant, qu'il ne peut prétendre á I'effet d'entrai-nement facile et quasi universel qu'opére l'éloquence dudémagogue, mais qu'il détermine une ligne de clivageentre les auditeurs selon qu'il est compris ou non, resuou refusé.

Cet aspect des choses n'était pas ignoré des interlo-cuteurs de Jésus. Four eux aussi la ligne de clivagetraversait l'énoncé des vérités, mais de telle sorte qu'elleséparait ceux qui connaissaient et pratiquaient Ia loi deceux qui l'ignoraient ou en étaient rejetés par leursituation d'impureté sociale (publicains, prostituées,illettrés) ou physique (lépreux, possédés, etc.). Pour nous,c'est spontanément le schéma du savoir et celui de la

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capacité intellectuelle qui déterminenr la division entreceux qui accédent á la compréhension d'un discours etceux qui ne peuvent y prétendre.

Un tel schéma nous est, consciemment ou inconsciem-ment, á ce point naturel qu'il continue de contamineraussi bien notre fagon d'entendre I'enseignement de Jésusque nos fagons de Ie reproduire et de le prolonger dansune catéchése.

Nous venons de voir que l'Évangile n'est pas donnécomme pur et simple annulation de la dimension discri-minante du langage. Si le Fils de l'homme n'est pas venupour juger, au sens de condamner, s'il n'y a rien dans sonattitude et dans son langage qui témoignerait d'une volontéde perdre ceux á qui il s'adresse, le jugement, au sens dedévoilement de f intention profonde des ceurs, appartientessentiellement á sa manifestation :

C'est pour un jugement que je suis venu en ce monde: pourque ceux qui ne voyaient pas ioient, et que ceux qui voyaientdeviennent aveugles (Jn 9, 39).

La rupture entre l'attente des contemporains ou la nótreet ce qu'opére historiquement la poétique de Jésus netient donc pas au fait que cette poétique ne serait pasdiscriminatoire (encore une fois toute poétique discrimine,puisqu'elle n'est rien d'autre que le langage considéréselon une cohérence et une dramatique qui en accentueI'aspect déterminant). Nul ne s'étonne que I'un soit pris,I'autre laissé,.. Ce qui surprend ici, c'est la maniére donts'opére cette élection.

Le critérium de la loi est subveni: les publicains et lesprostituées font partie des derniers devenus premiers, Lecritérium du savoir est renversé : révélation aux tout-petitset non aux sages et aux saaantí versant sémantique del'avénement du Royaume et qui arcizse avec lui, la paraboleanticipe de fagon littéralement aaeuglante le jugementinséparable du Royaume. Pour la modernité occidentaleles mots et les choses forment deux continents que leurdérive ne cesse d'éloigner l'un de l'autre, au point derendre aléatoire jusqu'á leur mutuelle correspondance;aussi il nous est difñcile de penser sans anachronisme cetavénement paralléle et simultané d'un Royaume silencieux

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PARABOLE OU STRATEGIE DU SALUT t47

et des récits qui en manifestent [a présence au milieu denous.

Pourtant il en va bien ainsi pour Jésus et pour ses

interlocuteurs, Ia parabole n'évoque pas le Royaume, elleest le Royaume comme parole, comme manifestation etcomme appel.

Comment alors pourrait-on distinguer un iugementpublic, qui séparerait les élus des réprouvés au iour dubanquet messianique, d'un jugement secret, qui opposeraitconversion ou endurcissement du ceur á l'écoute de laparabole ? Dés lors que cette parabole est manifestationdu Royaume, il n'y a iustement plus de jugement semet,

les pensées du ceur sont révélées. De quelle fagon ? Selonquel critére, puisqu'il ne s'agit ni du savoir, ni de l'obser-vance traditionnelle de Ia loi, ni d'appartenance préalableá la communauté ? Ce critére est celui de la reconnaissance.

Ctest toi, cet horwne...

En effet le récit parabolique est d'abord un jeu de rdles.En tant que tel il peut s'apparenter ou non au mimodrameprophétique, lequel á son tour est tantót conscient (Jérémien'est pas en transe tandis qu'il enfouit sa ceinture, briseune cruche, se charge d'un ioug), tantdt purement etsimplement subi (Jonas n'est pas évoqué comme celui quiorganise sa propre fable et, pour en revenir á I'Epitre auxHébreux, c'est seulement rétrospectivement que Ia conduited'Isaac au supplice peut étre discernée comme " figure "lparabolél du sacrifice du Christ).

Mais le leu de róles du récit parabolique peut aussi étresymbolique d'un événement passé. Lorsque le prophéteNathan (2 S 12) est envoyé á David, aprés que celui-ci a

assassiné Urie pour lui prendre sa femme, il lui récitel'apologue du riche qui dérobe l'unique brebis du pauvre.Comme David s'indigne d'une telle conduite, Nathan se

charge de transformer les allusions de l'allégorie enaccusation sans équivoque : o C'est toi, cet homme! ,

La finalité de la parabole (de toute parabole) se trouveainsi illustrée. IL faut que son champ symbolique soit á lafin structuré par f identification, comme un champ magné-

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tique oriente les tensions en se polarisant. La parabolesollicite la reconnaissance.

C'est un mode constant du langage poétique d'échappertotalement ou presque totalement á l'argumentation, maisde se proposer en figures dont la vérification implique uneexpérience intime; soit que cette expérience soit déiáacquise et n'attende que l'expression d'un autre pour se

révéler, soit qu'elle ne soit qu'á peine pressentie et requiertune démarche spécifique de conversion ou/et d'engage-ment 2.

Langage sym-bolique en ce sens que sa signification nese dégage qu'á la condition que ses formes soient réuniesau vécu invisible et indicible qu'elle suggére et qui Ianourrissent. Sans ce vécu, il continue de flotter dans lagratuité arbitraire de ses associations imaginaires, mais,sans ces images, le vécu n'accéderait ni au langage ni á

la décision. C'est en cela qu'il place dans un" rapportdiatectique vérité et liberté : " La vérité rend libre " (Jn 8,32),mais, á son tour, il n'est pas d'accés á la vérité qui nenécessite libération.

C'est au long de cet axe de vérité-liberté que s'opéremystérieusement cette sorte de iugement symbolique des

auditeurs, gui caractérise, dans l'Evangile, la prédication'en-paraboles.

Vérité et liberté bien plus proches l'une de l'autre quenous pouvons nous-mémes le pressentir. En effet nous quilisons les paraboles, nous pouvons éloigner plus ou moinsla cause de ses effets, l'énoncé de vérité des conséquencespratiques, existentielles que cet énoncé induit. C'est lájustement le privilége ambigu du lecteur qui maitrise(relativement) la compréhension et I'assimilation d'untexte. I1 n'en va pas tout á fait ainsi pour l'auditeurcontemporain de Jésus ou simplement pour celui qui regoitson enseignement selon une tradition orale, situation quenous pouvons pressentir en écoutant dans la liturgie (aumoins lorsque celle-ci est vivante et vigouqeuse) la procla-mation et le commentaire de ces paraboles düment actua-lisées. Écouter une parabole, c'est en effet, par rapport á

2. En ce sens Ie langage poétique est beaucoup plus proche duschéma par hypothése et expérimentation de la vérification scien-tifique que de celui par mode de syllogisme que met en cuvre Iascolastique,

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sa lecture pius ou moins nonchalante, subir une précipi-tation qui rapproche dramatiquement l'énoncé de l'appel,la description de l'exhortation, la vérité de la liberté.

Cette accélération fait apparaitre la mutuelle dépen-dance, dont nous avons parlé, entre vérité et liberté; detelle sorte que l'on quitte le schéma linéaire et causalisted'une vérité comprise, suivie ou non d'un engagementeffectif, pour entrer dans un cercle oü cette vérité et cetteliberté se suscitent mutuellement. Dés lors le conceptintellectualiste d'incompréhension doit céder la place á

celui plus existentiel de résistance,

Qui résiste ? Ou encore quoi en nous résiste ? Larésistance touche aussi bien chaque segment du cercle enquestion; elle est résistance á ce tourbillon qui fait débou-cher sans cesse la liberté sur la vérité et la vérité sur Ialiberté. Double handicap! Se libérer des conformismes quinous empéchent de voir ce qui advient, c'est risquerd'entrer dans une lumiére dont l'éclat débusque l'euztremauoaise, cette conjuration oü le secret personnel est scellépar la complicité au discours dominant 3. La Bonne Nou-uelle en tant que révélatrice a son versant redoutable, cettearchéologie qui dévoile une responsabilité marquée depuisles débuts du rnonde:

Malheur á vous, scribes et pharisiens, hypocrites, sépulcresblanchis, prestigieux aux yeux des hommes, mais á l'intérieurplein des ossements des morts et de toutes sortes d'ordure [...]Vous étes bien les fils de ceux qui tuaient les prophétes (Mt 23,

27,3t).

C'est le lieu de se souvenir du constat de Jean: o Celuiqui fait le mal ne vient pas á la lumiére de peur que ses

euvres ne solent dévoilées. , Mais de méme qu'on refusede se libérer par crainte de la vérité, on repousse tra véritépar crainte de la liberté. La fameuse légende du grandInquisiteur telle que nous la raconte Dostoievski dans lesFritres Karamazoq méme si elle n'est pas esquissée commetelle dans les récits évangéliques, n'exprime que trop biencette panique partout repérable á l'idée d'étre expulsé

3. Tout ce passage refléte l'influence du livre de René GIReRn, IesChoses cachées depuis le début du monde, quoi qu'il en soit de mes

réticences sur d'autres points.

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d'une soumission clairement répertoriée selon la grille des

commandements. Résistanc¿ [á encore et qui se manifestedans f insulte :

Le Fits de l'homme est venu, qui mange et qui boit et ilsdisent: . Voici un glouton et un ivrogne, ami des publicains et

des pécheurs!" (Mt 11, 18.)

La zsérité s'atsance masquée

Cercle donc, révolution dont chaque moment accélérele vertige, mauvais infini pour l'homme charnel qui y

pressent la mort de cette hypoqisi¿, oü il était protégé de

ia vérité par l'aveuglement et I'auto-iustification, et de laliberté par [e conformisme social et religieux. Cercle,révolution de la parabole, Qui entraine hors de cette doubleprotection, qui fait crouler les murs de la personnalité et

áe la citadeile sociale pour nous lancer nus, sans nulleprotection, sur les routes de la liberté, oü nous perdons

rros .o*plices pour retrouver des fréres, et sur celles de

la vérité, oü nous voici livrés sans excuses au soleil de lajustice et du pardon.

Seut celui qui ne connait vraiment rien au théátres'étonnera que cette dramaturgie, dont tout le propos est

de nous démasquer, op¿re par [e détour de personnages

masqués. Si c'est le masque (ce « Per'sona " Qui a donné« p€tsorlhe » €t « petsollfia$e ») qui démasque) c'est qu ilfaut bien que le trait soit grossi, qu'on échappe aux taillisdes anecdotes, au pittoresque frivole des rencontres quo-tidiennes, pour accéder á cet univers emblématique dontles héros représentent, portent chacun á soi seul, selon

l'épure d'un r6le, la multitude, superfi'ciellement variée etfonciérement semblable, des destins singuliers.

Le génie poétique, et plus précisément dramatique, de

Jésus est d'avoir ainsi brossé en quelques traits des types

qui n'en finissent plus de nous ressembler. Fils fidéle et

flls prodigue, vierges sages et vierges folles, laboureurs,mendiants, riches, pauvres, débiteurs et créanciers formentainsi une distribution beaucoup plus disponible aux recréa-tions de l'imaginaire que ne le furent et ne le sont cellesd'aucun de ces théátres á r6les fixes et á scénario libre

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(de Ia commedia dell'arte au guignol lyonnais) qui jalonnenrl'histoire de notre culture. Ces types n'ont pas une rideet continuent de porter la réplique dans un drame touiours,,recommence.

Les paraboles sont donc d'abord cela : un jeu de r6les.C'est en ce sens qu'elles sont stratégiques. Non de fagonexclusive mais, certes, á titre tout á fait privilégié ! Lecroyant est amené, s'il en examine de prés les procédés,á y reconnaitre la stratégie divine par excellence.

Stratégie et non pédagogie. La pédagogie apprivoise uneignorance, la stratégie perce une résistance. La pédagogieest l'accommodement d'une idée ou d'un systéme troprigoureux pour se communiquer d'emblée; la stratégie estle rassemblement, sur un point de rupture, d'une force/éparse. Oü la pédagogie émousse et dilue, la stratégieaiguise et condense a.

Elle est faite pour blesser et si nous ne souffrons pas ál'écoute des paraboles, c'est que nous ne les entendonsplus.

Différentes á tant d'égards, pédagogie et stratégie serapprochent assez pour qu'il y ait des stratégies pédago-giques et des pédagogies stratégiques. Elles tiennent encommun deux choses: la volonté de conquéte et laconviction que cette conquéte exige un détour.

La parabole « conoiont » aü Royaume

Stratégie du dévoilement et de la conquéte des ccurs,les paraboles déploient cette stratégie selon une méthodespécifique.

Mais peut-on en l'occurrence pousser bea:rcoup ladistinction entre les visées et les méthodes ? On le pourraitsi le parler-en-paraboles relevait de l'invention d'une école(il est par exemple tout á fait possible de distinguerf intention des procédés qui la mettent en euvre, dans lesfigures de traités de rhétorique ou dans celles de l'argu-mentation scolastique), mais il s'agit ici d'un mode d'ap-

4. II y aurait beaucoup á dire ici de la catéchése. Il est vrai aujourd'huique le souci pédagogique y est souvent envahissant, mais l'alternativen'est pas d'y substituer une catéchése plus doctrinale, mais une catéchéseplus stratégique.

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proche du réel consubstantiel á une civilisation. Jésus nel'invente pas mais l'investit, et il l'investit moins par choixdélibéré que mü par la conscience d'un événement:l'imminence du Royaume. La parabole n'est rien d'autreque le Royaume prolongeant dans les mots la secoussesismique de son avénemenf, parlanr ses bénédictions commeses jugements. En bref : la parabole con-aient au Royaume.

l.{ous voici devant une premiére approximation surlaqueltre notre propos peut rebondir. S'il est vrai que laparabole est adaptée á dire Ie Royaume, c'est justementparce qu'elle procéde du méme mouvement; si elle luiconuient, c'est, au sens littéral, parce qu'elle vient avec lui.

Ainsi la méthode fait-elle corps étroitement avec lastratégie qu'elle met en cuvre; et cette stratégie n'est-ellerien d'autre que l'Avent du Royaume en tant que cettevenue cónnait un passage obligé par notre liberté, se faitvérité en nous appelant au consentement, s'ouvre en libertédans le travail méme qui la vérifie et nous vérifie, selonun mouvement circulaire qui refléte, au mystére del'homme, ce qui fut dit du mystére de Dieu, dont le cenneest partout et la circonférence nulle part... Ici la paraboledu conteur n'est pas loin de s'identifier á la parabole dugéométre. Comprise comme la méthode de la stratégie duRoy aum e, le p arl er- en- p ar ab ol e s n' appartient plus seulementaux contingences culture[es (de telle sorte qu'en d'autrescultures on puisse le négliger), il acquiert une sorte denécessité universelle. Pourquoi ? D'abord parce que leRoyaume est un don gracieux. Il faut qu'il soit offert átous. Il ne peut étré conditionné par le savoir, le langagequi le propose ne peut impliquer une connaissance préa-lable. Ainsi la parabole est-elle nécessairement (et nonaccidentellement) populairq.

Ensuite et enfin, én tant que son accomplissementimplique notre liberté, le Royaume est jugement.

Nous voici revenus au critérium.Si la parabole conztient au Royaume, c'est que d'un

méme mouüement elle annonce une miséricorde et op¿reun discernement. Dans sa pure gratuité la miséricorde nese préte guére á la question ou plutÓt elle ouvre á notrepourquoi, en guise de réponse, I'espace de l'adoration etdu silence. C'est ainsi! Dieu fait gráce avec aussi peu deraison que l'amour ou que cette amitié qui en était proche

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PARABOLE OU STRATEGIE DU SALUT 153

et faisait dire á Montaigne évoquant La Boétie : n Parceque c'était lui, parce que c'était moi. " Toute la longueattente d'Israél dispose á prononcer de méme le : n Parceque c'est Lui, parce que c'est nous >,r tant la majestésouveraine du Dieu de l'Alliance et la fragilité de sontémoin ne cessent de conspirer á Ia méme issue, á laméme délivrance triomphale.

Le temps du Royaume peut préter á tous les malenten-dus, mais on ne discute pas sur le bien-fondé de l'espérance;elle esi inséparable de l'adoption, et cette adoption estelle-méme sans repentance.

En revanche [e jugement qui accompagne I'instant dudon absolu donne á penser et á dire. Et d'abord á partirde ce paradoxe : comment une offre gratuite peut-elle étreconditionnelle ? N'est-ce pas lá une contradiction absolue ?

Le discours des paraboles se développe á cette jointure.Il ne cesse de rappeler que le don du Royaume ne touchepas les choses mais rejoint des libertés.

Et ce qu'elle représente, elle le met en Guüre. Elle nedistingue pas l'évocation de f invocation, ce qui est repré-senté de ce qui se joue dans la salle, réalisant ainsi le révede tous les dramaturges: confondre l'action mimée á

l'action induite chez l'auditeur, faire du protagoniste undélégué du spectateur.

Balayant, comme on l'a dit, un jugement qui excluraitl'ignorant, le pauvre, le non-initié, la parabole établit unautre procés oü celui qui est aoeuglé de peur de guérir estjustement celui qui serait prét á recevoir avec soulagementun Royaume des choses au lieu d'accueillir dramatique-ment Ie Royaume des libertés.

La parabole convient au Royaume, parce qu'elle est ladramatique d'un Royaume lui-méme dramatique, parcequ'elle met en euvre doublement, dans l'espace du récitet dans celui que dessine les auditeurs, ce paradoxe d'undon inconditionnel offert au risque de Ia liberté. Ce qu'elleraconte traduit fidélement ce qui se passe tandis qu'on laraconte, les refus des personnages sont les refus mémes deceux devant qui on les re-présente.

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t54 LE MA|TRE DES S/GNES

Tout arrioe en paraboles

Il est donc nécessaire que, représentant le oui ou Le nondu salut, elle soit soumise elle-méme, ou plutót slumettecelui qui l'entend á [a méme alternative. Mais il est toutaussi nécessaire que cette alternative soit pure, autrementdit que le jugement évoqué dans le récit soit effectivement- et sans parasitage culturel - semblable en tous points ácelui qui se joue dans l'auditoire. C'est bien pour celaqu'i[ faut que le style de la parabole soit populaire; quenul ne soit écarté de l'univers des paraboles, comme onpeut l'étre des auberges de Bethléem ou de la demeuredes riches, sinon la bonne nouvelle du salut des pauvresest un mensonge; que nul ne soit écarté de l'univers desparaboles, comme on peut I'étre d'une compagnie idéalepar cette conscience de cuipabilité qu'induit l'évocationd'un idéal réalisé, sinon la bonne nouvelle du salut deshomrnes et des femmes perdus est un mensonge.

Dire que tlut arriae en paraboles, c'est dire aussi quetout arriae comme dans les paraboles; que celui qui demeureen les entendant dans l'aveuglement - et ne peut dépasserla figure vers sa réalisation prophétique et libératrice - estcelui-lá mérne que le récit représente incapable de déchif-frer les signes de l'amour. Et pourtant cette incapacitéméme qui fait l'objet d'un constat douloureux n'est pasexactement une fatalité, il suffirait que l'aaeuglé se recon-naisse (" C'est toi cet homme ") dans les frgures de l'aveu-glement, qu'il tombe á genoux (* Je ne suis plus digned'étre appelé ton fils ,), pour se conaertir et guérir.

Si l'on reprend cette description á l'inverse (non plusdans le sens récit-auditoire, mais dans le sens auditoire-récit), on découvre dans la dramatique des paraboles unesorte de mise en abime de ce qui se passe au mémemoment dans l'auditoire.

Mise en abime que le récit du semeur: le grain semé,c'est le Royaume qui arrive, et nous avons vu qu'il aruiaeen paraboles. Les échecs de la semence sont donc ecomprendre comme des échecs de la révélation libératricedu discours en paraboles. Chemin oü le grain sit6t tombéest mangé par les oiseaux, ainsi en sera-t-iI pour celui qui

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PARABOLE OU STRATEGIE DU SALUT 155

n'écoute méme pas [a parabole; terre sans profondeur oüle blé, á peine [evé, séche faute de racines, c'est l'hommequi refuse d'engager cette démarche qui, pour Kierkegaard,est [a seule mise en euvre authentique de la foi: n S'ap-profondir dans l'existence. » Qu'est-ce á dire pour [aquestion qui nous occupe, sinon que la parabole requiertpour étre entendue et pour opérer sa táche révélatrice uneprésence-d-soi d'une nature particuliére ?

Elle n'est sur ce point qu'un des cas de fi,gure del'expression symbolique, laquelle exige, comme nous l'avonsvu en d'autres occasions, cette rencontre d'un signeexpressif (geste, image, récit) en quéte d'un accueil dansles grands espaces de la vie silencieuse et l'attente in-dicible d'une vie en quéte d'expression! Réconciliationtoujours recommencée de la fable et de l'ineffable!L'hommesans intelligence n'est pas opposé au sage et au saoa,nt, llpeut méme coincider avec lui aux yeux de Jésus; l'hommesans intelligence est celui qui ne reconnait pas que c'estde son salut qu'il s'agit lorsque l'on parle du salut, de sapénitence, de son péril, de sa perdition, lorsqu'il s'agit depénitence, de péril et de perdition. Homme frivole quin'est pas descendu assez profond en lui-méme pour yreconnaitre l'abíme appelant I'abíme, le vertige de l'exis-tence en son interrogation et sa déréliction, auquel peutseul répondre I'infini de la Parole et de l'Amour salvateur.Pour la dramatique de Ia parabole, c'est celui qui, ou bienabandonne aussit6t la semence du sens á Satan (le diviseur,le dia-bolos) de sorte qu'elle ne puisse pás, liée á lasubstance de sa vie, germer en unité sym-bolique, ou biencelui dont Ie pressentiment, la ioie d'entrevoir une révé-lation libératrice n'est que d'un instant. I1 n'offre pas autravail du sens la chance de la durée, car il n'a'pas reconnuen lui-méme la profondeur requise á son enracinement.

Reste un dernier échec, celui qui tient á la concurrencedes soucis de la vie, rappel de la cohésion intrinséque deI'intelligence et la liberté dans le travail du symbole. Enclair : il ne suffit pas d'étre profond, il faut encore gardercette profondeur disponible et pure en la protégeant del'envahissement, de l'altération des soucis, ou des plaisirsqui n'appartiennent pas á cette patrie sans rivage et sansfond : I'existence.

Si nous nous sommes attardés á évoquer la parabole du

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semeur, si nous lui avons donné priorité, ce n,est pas parun choix arbitraire, c'est parce que Jésus lui-méme ladésigne ouvertement comm e une clé,

vous ne saisissez pas cette parabole. Alors comment compren-drez-vous toutes les [autres] paraboles? (Mc4,13.)

Déclaration énigmatique... Elle demeure insoluble sil'on s'acharne á chercher dans le discours en parabolesune organisation pédagogique. La parabole du semeur nereprésente pas un niveau élémentaire qu'il faudrait acquérirpour aller au-delá. Mais tout s'éclaire si l'on adopte lalecture dramatique que je viens d'évoquer.

Ne pas saisir la parabole du semeur, c'est en effet resteraveugle, insensible á la métaphore méme de la commu-nication du Royaume, de ce Royaume qui arrive enparaboles.

Il ne s'agit pas d'une legon dont on ne comprendraitpas le premier mot, mais d'une dramaturgie dont onmanque la premiére identification. vous ne saisissez pascette parabole, eui vous manifeste á I'écoute de I'annoncedu Royaume, qui opére le premier jugement enfre celuiqui n'écoute pás, celui qui n'écoute que d'une oreilledistraite, celui qui écoute sans choisir, sans prendre partipour Ie salut du plus profond de I'existence, celui, enfin,qui entre dans la fécondité du Royaume : l'homme restauré,rétabli entre ses racines terrestres et I'horizon céleste ef image du froment multiplié á trente ou cent pour un!Vous ne comprenez pas cela! Alors comment comprendrez-vous toutes les paraboles ? Comment espérer que, refusantde vous identifier au róle de l'auditeur des paraboles, vouspuissiez vous identifier á ces róles multiples qui diffracrenren drames particuliers, en accueil, en refus spécifiques, laIumiére blanche, la clarté pure et aveuglante du Royaume!

Les lois du discours en paraboles

Mais ce n'est pas assez que de parler d'identification.comme toute dramatique, la représentation des parabolesa ses lois, elle opére d'une fagon qui lui est propre. Etc'est ce qui nous reste á dire.

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PARABOLE OU STRATÉGIE DU SALUT t57

a) Elle opére pa,r ruse et surprtse

Tant mieux si l'expression choque! Nous allons larenelre encore plus scandaleuse. Si ce qui arrive enparaboles, c'est le Royaume méme en tant qu'il se commu-nique, advient au langage, alors ce qui'se dit dans ledétour de ces récits, c'est la pure simplicité divine.

D'oü le scandale qu'il nous faut affronter: le Dieu des

paraboles est un Dieu qui opére par ruse et surprise.D'abord tout á fait littéralement au long des récits qu'onnous propose. Le maitre iamais ne se laisse prévoir, aumoins selon le mode habituel de nos prévisions... Impré-visible en sa venue, comparable á celle d'un voleur, d'unépoux ouvrant le cort¿ge de ses noces au ccur de lanuit... Imprévisible en ses usages : h6te d'un festin quirassemble á la table La lie de la société. Imprévisible en

sa générosité : pére qui saute au cou du fiIs fugitif,propriétaire qui paie le dernier embauché d'un pleinsalaire. Imprévisible en sa sévérité : lui qui ne se contentepas de retrouver son bien serré dans un linge mais exigeéncore les intéréts... Imprévisible encore, parce que travestisous les haillons de celui qui participe á la détresse duprisonnier et du malade, á la soif et [a faim de tous les

démunis.Mais i[ ne suffit pas que les paraboles nous représentent

un Dieu imprévisible, encore faut-il qu'il adaienne enparabole comme il advient dans f invisible réalité duRoyaume.

Le style de Ia fable est donc ici tout aussi éloquent que

sa moralité. C'est dans sa démarche méme que la parabole

opére par ruse et surprise.J'ai dit qu'il fallait, pgrT.que le iugement qu'elle opére

ne repose pas sur une initiation préalable, QUe le modefüt toufours populaire. Et de fait elle débute touiours par

une mise en situation d'une parfaite banalité.Combien de fois les auditeurs de Jésus ont-ils pu mettre

un nom sur ces personnages de propriétaires fonciers, de

riches, de pauvres, de maitres implacables, de travailleurssaisonniers, de iuges ou de plaignants?... Nous ne pouvonsque le présumer, mais ce dont nous sommes sürs, c'est

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que iamais ou presque jamais le récit ne s'engage par uneouverture prestigieuse, n'entraine dans un exotisme quiétablirait Ia distance par [e dépaysement. Les allusionsplus explicitement religieuses (celles du iugement escha-tologique par exemple) sont elles-mémes étroitement réfé-rées dans un premier temps aux représentations de l'époque.

Cette banalité endort toute méfiance. I1 faut imaginerl'auditoire de Jésus á f image d'un groupe de paysans

autour d'un conteur, d'un village africain autour du griot,amusé de se reconnaitre ou de reconnaitre son voisin sousles traits des protagonistes.

Ainsi commence la démarche. Elle porte bien son nom,proche de l'expression triviale par laquelle la languefrangaise exprime la jobardise d'un auditeur ou de lavictime d'une farce: Il a, marché... " IJn homme avaitdeux fils "... " Voici que sortit le semeur pour seÍter »...

* Un homme partant á l'étranger appela ses serviteurs etleur confia ses biens,... Qui se méfierait?

Le cours du récit endort encore les réticences. Quoi demoins surprenant que le sort du prodigue pour une sociétépatriarcale, oü l'exigence de disposer, avant la mort dupére, de sa part d'héritage a tout de la rébellion. Celarésonne comme Ltne moralité, il est iuste que le transfugehors de la maison paternelle connaisse la faim et l'hu-miliation, juste encore que l'étranger lui réserve la hontede cótoyer l'impureté en gardant les porcs.

A cette extréme familiarité répond en contraste ce queles exégétes appellent la pointe de la parabole. Le termeest bien choisi. La pointe n'est pas seulement á comprendrecomme ta moralité, le sens ultime de l'exposé; elle est

tout á fait littéralement l'image de cette Parole dontl'Épitre aux Hébreux, dans une séquence trés paulinienne,nous dit qu'elle est

efficace et plus incisive qu'aucun glaive á deux tranchants, ellepénétre jusqu'au point de division de l'áme et de l'esprit [elleétablit la frontiére á l'intérieur de notre duplicité entre l'hommepsychique et l'homme spirituel], des articulations et des moelles,elle peut juger les sentiments et les pensées du ceur (He 4,12).

Ainsi avons-nous tout d'abord un trajet qui est celui durécit et, au terme, quelque chose comme une estocade.

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PARABOLE OU STRATEGIE DU SALUT 159

C'est toujours le scénario évoqué á propos de Nathanet du roi David. Au roi, assis en sa majesté sereine, on nepeut rien dire, mais á celui qui, au récit du pauvre et desa brebis que dérobe le riche pour son festin, est entrédans « ure grande colére ,, le coup peut étre porté. n C'esttoi, cet homme!" (2512,5.7.) Que s'est-il passé sur lechemin de la parabole des deux fils ? En l'écoutantaujourd'hui, c'est au fils prodigue que nous nous identifionsle plus aisément. Tout porte á croire qu'á l'origine ellen'était pas destinée á cet effet et que l'auditoire partageaitplus volontiers la situation du pére et plus encore ce[[edu fils fidéle.

La p,6in¡¿ I'atteint au moment oü il a sur les lévres larevendication indignée :

Tu ne m'as jamais donné un chevreau [...]. Toi, mon enfant,tu es toujours avec moi et tout ce qui est á moi est á toi, maisil failait festoyer et se réjouir, parce que ton frére que voiiáétait mort et a revécu, il était perdu et il est retrouvé"

Ainsi l'éclair révélateur de tra parabole advient-il á lafagon du Royaume, comme un voleur, et l'usage que nousavons de ces textes cent fois lus, cent fois écoutés, nousfait perdre cet effet de surprise consécutif au déplacementdu récit essentiel, au jeu du récit, pour I'auditoire de

Jésus.

b) Dans les paraboles Diew se dit tel qu'Il agit

Ainsi un Dieu aux multiples masques (Pére, Maitre,Roi, ]uge) tient-il dans la dramatique des paraboles unr6le essentiel et imprévisible, celui du protagoniste ruséqui au dernier acte empoche toutes les mises. {Jn telconstat est pour nous si scandaleux que nous le corrigeonsgénéralement en nous livrant sur les paraboles á un travaild'allégorisation, sur le mode du comm¿ s¿. Dieu se comporteun peu á la fagon d'un voleur, mais il n'est pas un voleur;il se comporte un peu á la fagon du maitre qui moissonneoü il n'a pas semé, mais il n'est pas tout á fait ce maitreexigeant; il y a dans sa conduite quelque chose del'arbitraire du vigneron payant le dernier ouvrier comme

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celui qui peine depuis Ie matin, mais on ne peut allerjusqu'á le confondre avec [ui.

Enfin, si l'on est préts á reconnaitre une ruse spécifiquedans le suspens du récit parabolique, dans la faEon dontiI engage en tapinois les conduites ordinaires vers uneissue surprenante, cette habileté ressortit pour nous á ungenre littéraire propre á l'époque et non pas á la traductiondans le langage de l'avénement du Royaume, mieux deson équiaalence verbale. Or, c'est pourtant á cette deuxiémeinterprétation que nous conduisent le tout-aruiae-en-para-boles de Jésus et l'affirmation des évangélistes selon laquelleil ne parlait pas sans paraboles

En fait, si ce maitre de ruse et de surprise (dont nousparlent les paraboles et qui parle en paraboles) ne corres-pond pas á notre idée de Dieu, il semble qu'il soit déjámoins distant de l'expérience de Dieu décrite par ceuxqui ne se contentent pas de la supposer mais qui l'effectuentdans leur chair et leur destin.

De quoi témoignent les mystiques, les convertis (dansla stricte mesure oü ils se référent au moment de leurconversion et non á ce fatras cuiturel ou littéraire dontils la recouvrent trop souvent par la suite), les saints, tousceux qui osent dire Dieu comme Il est, ou plutót commeI1 fait, et non comme TL deurait étre ou faire... Que l'onparle en ce langage de la vie profonde, ignorant desconvenances, et le Dieu dont il s'agit, soudain, ressembleá s'y méprendre á toutes ces figures souveraines et décon-certantes qui dénouent chaque fois diversement l'intriguedes paraboles.

Si un tel Dieu nous scandalise, c'est pour deux raisonsétroitement entrelacées, d'abord parce que la ruse esttoujours une agression, ensuite parce que spontanémentnous réagissons á l'agression en y supposant une perversion.Et comment en effet ne pas voir dans Celui qui nouspiége un Dieu pervers ?

Ce scandale n'est pas aisé á dénouer et pourtant il fautl'affronter, car trop de malentendus meurtriers y sontattachés.

D'abord trancher le neud. Oui, il y a une agressionspécifique á notre égard de la part du Dieu des paraboles.Non, Ie Dieu dont il s'agit n'est pas Ie Dieu pervers forgé

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PARABOLE OU STRATEGIE DLI SALUT

p_ar nos phantasmes, nos peurs et les préjugés de la traditiondes hammes.

Telle est la porte - étroite comme une lame de couteau_.oü pase, entre ce oui et ce non, rtne parole vraie surDieu, le Dieu non tel-qu'Il-est au-delá de tóutes les notions.mais le Dieu tel-qu'Il-agit, le Dieu familier, en affút suitous nos chemins.

c) En se disant, dans les paraboles, Dieu dit l,hornme

En un tout autre contexte, Einstein disait que Dieuétait rusé, mais qu'il n'était pas méchant... Notre difficultéest toujours de penser la ruse innocente. Et pourtant Jésusne nous intime pas seulement d'imaginei ce paradoxemais de f incarner en nos conduites, rroür qui devóns allierla prudence du serpent e la candeur á. la colombe.comment croire que celui qui nous recommande d,imiterla perfection céleste ne nous propose pas en ce conseilune imitation des procédés divins ?

La ruse de Dieu serait innocente, ses détours la droitureméme, ses piéges les portes de la liberté, son affüt laconvoitise méme d'un libérateur... Impossibie á concevoiret si (une fois de plus) le chemin des imáges nous conduisaitau bord de concevoir l'inconcevable, áe vivre dans uneliberté souveraine et joyeuse le paradoxe dont nous détourneune mauvaise sagesse (celle des sages et des savants)...chemin des images, celles qu'offreni justement les p.i.-boles. Avangonr

-pír á pas sur cette route (qu,on mepardonne tant de digressions, elles n'apparaiiront pasinutiles au bour du chemin).

.. Rejeter a priori le mystére d'un Dieu rusé n,est-ce pasd'abord le fait.de qui prétend, trop vite er sans tiire,connaítre ce qu'il y a dans I'homme... A l'homme simple lifaudrait un Dieu simple. Mais l'homme n'est pas simple.L'homme._des paraboles est au contr aíre celui-quine-iait-D.as-ce-qu'il-aeut. un homme á la volonté blessée, un érredont la liberté est lié_e et qui revendique justement ce quiva le détruire. Le fils prodigue arut ses biens pour enjouir librement, mais sa liberté tourne á la famine. Labrebis perdue üeut connaitre un libre espace et rencontreles loups voraces. Les pauvres hont.ur á. la parabole du

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festin ne peuvent concevoir que le banquet leur est destiné,les invités qui se dérob enf croient á l'inverse avoir mieuxá faire que de s'y rendre.

D'autres revendiquent des droits qui vont s'avérer illu-soires ou arbitraires. Droit á un plus riche salaire pour lestravailleurs de [a premiére heure. Droit á recouvrer samaigre créance pour le débiteur impitoyable (droit associéá L'oubli de la générosité inouie du maitre).

L'homme est aussi celui eui, s'il connait les tempsfavorables lorsqu'il s'agit de ses soucis immédiats : o Leciel est rouge) il fera beau »>, n€ les reconnait plus lorsqu'ils'agit d'une histoire plus profonde, celle du Royaume; cedont témoigne la versatilité des enfants sur la place, quiexigent qu'on pleure ou se réjouisse á contretempq enfonction de leurs rites puériles.

Hommes qui ne laissent rien á la Providence (parabolesdu riche insensé, des oiseaux du ciel et des lys des champs)et qui pourtant ne savent pas préaoir (les vierges folles,I'invité sans vétement de noce).

Face á I'humanité telle qu'elle se réve (et de ce réveelle n'est pas encore éveillée), face á I'homme obstinémenrinnocent, pauvre certes, limité dans ses pouvoirs et dansses ambitions, mais enfin averti de ce qu'il peut et de cequ'il veut, lucide en un mot, les ruses et les détours dupartenaire divin, pour ne rien dire de ses violences, sontbien le fait d'un Dieu pervers.

Et le Dieu de Jésus-Christ, Dieu en Jésus-Christ quisait ce qu'il y a dans l'homme, de fait reconnait lasimplicité oü elle se trouve. Il nous faut chercher f imagedu Dieu candide, épousant ce qui demeure en nous dessimplicités de notre aurore, dans les gestes de Jésusembrassant et bénissant les enfants dont o les anges dansle Ciel contemplent la face du Pére ". Mais I'enfance n'estque notre part secréte, notre source enfouie. Face nonplus á I'homme que nous révons d'étre, mais á celui quenous sommes, c'est le Dieu de la métaphysique, Celui desphilosophes et des savants, qui est simple, puisqu'il estsans amour. Face á I'homme qui sans cesse perd sa route,face á nos libertés fourvoyées, c'est la ruse qui s'avéreloyale, et c'est f implacable simplicité qui serait en réalitéune perversion. Nous en avons une traduction dans laparabole du bon Samaritain. S'obstiner á passer son chemin

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quand le frére git sur le c6té, mis en piéces par toutessortes de bandits, c'est paradoxalement la véritable per-versité, cette pureté de la non-compromission qui faitvomir. Et Jésus ne s'y trompe pas : derriére f image del'homme qui ne s'arréte pas pour sauver, il y a une imagede Dieu, le Dieu du prétre et du lévite.

L'Eternel Dieu du cléricalisme et de tous les idéologueshier, aujourd'hui, et demain.

Un pauvre Dieu á notre image, trop pur disons-nouspour se pencher sur le mal! Pas assez pur en fait, de cettepureté créative et libératrice, vierge comme la foudre etla source, qu'aucune misére ne peut souiller.

Quel Dieu préférez-üous ?

En ses paraboles Jésus nous offre du Pére une imageen forme de défi. Quel Dieu préf&ez-vous ? A cettequestion de confiance culmine tous les détours et toutesles surprises. Le suspense de la fable auquel nous noussommes laissé prendre s'achéve toujours sur ce dialogueamoureux. Tu t'étonnes d'un Dieu qui pardonne auprodigue! Au point que sans le détour de cette bellehistoire tu n'aurais pas accepté un instant d'en entendreparler. Quel Dieu préféres-tu ? Un Pére qui repousse tonfrére perdu ? Qui lui préfére son bien qu'il ne songe paspourtant un seul instant á t'interdire (n Tout ce qui est ámoi est á toi ,¡.

Tu t'indignes d'étre payé comme l'ouvrier de la derniéreheure, mais n'as-tu pas le salaire convenu, ce pain dechaque jour ? Le bien pur á l'échelle d'une journée, enmanqueras-tu demain ? Quel Dieu préféres-tu ? Celui quilaisse partir sans le nécessaire (de quoi vivre un jour) ledernier embauché! Tu t'effraies de voir entrer dans lasalle de festin les pauvres ramassés au carrefour... Mais dequel droit les condamneras-tu ? Et tu voudrais qu'on laisseá la table celui qui s'y tient sans la robe de noce... QuelDieu préféres-tu ? Celui qui choisit ses amis selon lescritéres des hommes ? Celui qui s'accommode de convivessans amour, enfermés dans leur différence ? C'est lá Ie faitdes maitres selon le monde, trop méprisants pour s'indignerd'avoir á présider des repas dont les h6tes sont remplis de

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t64 LE MAITRE DES.S/GNES

haine et d'hypocrisie á son égard. Ainsi de routes parts laforme épouse-t-elle le fond, les chemins détournés de laparabole sont-ils á f image de nos voies embrouillées, denos vies retorses. Un Dieu infatigable y suit nos traces,comme ce berger á Ia poursuite de l'unique brebis. C'estpar le détour du récit qu'il nous détourne du détour. C'estpar [a pointe d'un glaive qu'il nous dffronte soudain aumoment oü nos défenses se sont affaiblies par Ia curiosité.C'est par la surprise qu'il nous découvre ce qu'au fondd'un ccur dévoyé, endormi par le mensonge, nous savionsdéie, que l'amour est sans limite et sans compromis, quela miséricorde est juste... Et que ce Dieu, oublié dans lelabyrinthe et qui nous retrouve en son issue, ne nous avaitperdu que parce qu'Il était simple et que nous ne l'étionspas. C'est sa simplicité qui brille maintenanr á la poinrede la parabole. Mais si tout est offert rien n'est joué; cettesimplicité, il nous reste á l,a choisir. Quet Dieu préféres-tu ?.".

Entre I'dme et I'esprit

Dramatique dédiée á un homme qui s'ignore lui-mémerévélateur de ses conflits, de son obscurité, de sa complexité,de ses faux-semblants! Jeu de masques oü l'auditeur estdémasqué... la parabole - conforme á toute la poétique deJésus et, au-delá, á toute [a poétique de l'Alliance - nedit pas l'homme sans dire Ie Dieu de l'homme. Elle nesépare pas ces destins confondus par l'Amour. Jamais icila vérité ne se laisse trouver hors des chemins de la liberté,et, si elle emprunte, au fil du récit ou dans les imagesqu'elle donne d'elle-méme, les détours de la surprise etde la ruse, c'est qu'il s'agit, non d'une abstraite liberté,mais de la n6tre, telle qu'elle s'affirme en balbutiant.

Revenons á cette liberté laborieuse et périlleuse. Repre-nons l'évocation de la dramatique en nous interrogeantsur la fagon dont elle modifie ou/et révéle l'auditeur á quielle est destinée. En jouant peut-étre trop facilement surles mots, mais l'on va voir que ce jeu n'est pas tout á faitstérile, j'ai comp aré la pointe de la parabole á ce glaivequi, pour l'Epitre aux Hébreux) n pénétre jusqu'au pointde division de l'áme et de I'esprit ". On pourrait revenir

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PARABOLE OU STRATÉGIE DU SALUT 165

aussi á la prophétie du vieillard Siméon qui, évoquant leglaive qui transpercerait le caur de Marie, disait á proposde Jésus qu'il révélerait la n délibération des ceUrs ».

A l'áge d'homme, c'est (entre autres) par le discours enparaboles que Jésus accomplir cette prophétie.

. Quant au glaive qui sépare l'áme et l'esprit, on ne peutrien y comprendre si l'on se cantonne á nos catégories,mais l'Epitre aux Hébreux est (surtout en ce passage)suffisamment dépendante des catégories pauliniennes pouren étre éclairée.

Dans le vocabulaire de Paul l'áme, psyché, et l'esprit,pneuma, sont moins des facultés stables et repérables quedes staturs qui déterminent deux modes d'étre. La psychédétermine l'homme psychique, le vieil homme avec sesconvoitises; le pneuma l'homme spirituel, l'homme nou-veau, accordé á la promesse. Or, toujours pour Paul, il ya solution de continuité entre l'homme psychique etl'homme spirituel, entre le vieil hornme et l'hommenouveau.

L'homme psychique est charnel, comme tel il ne peutse soumettre á la loi nouvelle : " J'ai une autre loi dansmes membres., Il ne se prolonge pas dans l'hommespirituel, comme en son couronnement, mais y aspireconfusément, comme á sa libération et son recommence-ment.

Ce glaive de la Parole ne tranche pas un tissu d'un seultenant, il marque une frontiére entre deux royaumes, tell'épée ardente de l'ange posté entre l'Éden et notre terred'exil.

Il nous reste e découvrir et á confesser que ce quedétruit le glaive de la Parole (la pointe de [a parabole)n'est pas une réalité dont prendrait ombrage un Dieucruel, mais le lien d'une illusion dont s'impatiente le Dieulibérateur.

il ne détruit pas une réalité, car c'est justement ladistinction qui est réelle entre les deux mondes, entre lesdeux cohérences, celle de l'homme psychique, de la chairet du sang, et celle du Royaume. L'image de l'épée, dela lame á double tranchant, n'est 1á que pour marquercette césure, ce vide, cette inexorable solution de continuitéentre les deux régnes. Et, de méme que l'ange á l'épéeflamboyante interdisait á l'homme déchu, au vieil Adam

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exilé, d'imaginer qu'il emportait avec lui ses priviléges :

une paix, une prospérité acquise, la soumission toujoursdu cosmos á ses intentions et la transparence inaltérablede son origine, de ses relations et de ses fins; mais qu'ilne pouvait plus qu'espérer d'un labeur acharné la restau-ration toujours recommencée de l'héritage céleste; deméme, dans l'autre sens, pour I'homme des paraboles.

Ce qui brille pogr lui au terme du récit n'est-il pascomme un nouvel Eden ? Terre promise, paix retrouvée,amitié reconquise avec le Pére et les fréres, qu'indique,comme par un magnétisme insistant, I'image récurrentedes Noces!

C'est dans ce redoublement eschatologique de la splen-deur des origines qu'il faut entendre (comme une pro-phétie) le théme de la libéralité si caractéristique du mondedes paraboles. Telle est l'abondance en ce lieu que larevendication y devient á la fois puérile, odieuse etrédhibitoire - quiconque la maintient se condamne lui-méme au rejet, á ce qui est décrit (et ici encore tous lesmots comptent) comme les ténébres extérieures.

Moins que d'un manque de générosité (au sens étroi-tement moralisant que nous donnons d'ordinaire á ce mot),c'est l'm manque d'intelligence dont témoigne le flls ainéde l'Evangile qui ne comprend pas que la maison du péreest le lieu de tous les partages parce qu'elle est le lieu detoutes les abondances; d'un manque d'intelligence donttémoignent les ouvriers de la premiére heure : s'ils sontpayés comme les derniers arrivés, c'est que ce salaire estle prix d'une journée - ce-qui-fait-vivre, mystérieuse allé-gorie de la subsistance céleste sous le mode terrestre duquotidien.

Manque d'intelligence encore manifesté par la dispro-portion ironique des chiffres (10 000 talents - 10 talents;100 000 deniers - 100 deniers) - mais Jérémias accentuecette disproportion; le talent est la plus grosse monnaieet Ie chiffre 10 000 le plus grand qu'on puisse utiliser dansle Proche-Orient d'alors -, la disproportion entre la detteremise et celle que refuse d'oublier le débiteur impitoyable.

C'est un manque d'intelligence enfin qui expliquel'erreur mortelle de celui qui se rend au banquet sansrevétir la tenue de noce. Illusion de celui qui croit pouvoir

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entrer sans conversion dans la joie sans mesures du festineschatologique.

Dans tous les cas évoqués, ce qui n'a pas été reconnuc'est l'origine du bien proposé. L'homme sans intelligenceest celui qui ne comprend et ne veut comprendre que lespensées de Dieu ne sont pas ses pensées. Il y a rupture entreIe monde de Dieu (le Royaume) et le monde de l'homme,et l'échec est inévitable chaque fois que cette faille,distinguant non pas tant deux espaces que deux histoires,n'est pas reconnue.

Vue sous cet angle, la poétique parabolique est la réponseá un probléme quasi médiatique. Comme faire percevoirá f interlocuteur ce que I'eil n'a pas uu, ce qui n'est pasmonté ctu c@ur de I'homme ?

On banalisera toujours les nécessités spécifiques et lafonction du discours en paraboles tant qu'on refusera d'ydéceler (certes en évitant tout anachronisme épistémolo-gique) une tentative pour dépasser un apophatisme compa-rable, dans l'ordre de I'action et de la présence de Dieu,á celui que va affronter la théologie postérieure á proposde son étre.

Jésus s'adresse á un auditeur qui ne sait pas et ne peutpas savoir davantage ce que fait Dieu qu'il ne sait ce qu'ilest. Et commbnt [e saurait-il ? Tout savoir, tout discours,n'est-il pas puisé d'une expérience strictement humaine ?

N'y a-t-il pas fatalité á ce que l'homme se construise unDieu á son image ? N'est-ce pas justement cette imagequ'il faut briser d'abord ?

L' analogie parabolique

Ainsi peut-on discerner au niveau de ce discours enparaboles une préfrguration de ce qui sera la voie royalede I'analogie dans la théologie dogmatique médiévale. Voienégative : Dieu n'agit pas comme vous agissez. Voied'éminence : Dieu agit avec infiniment plus de générositéque vous en manifestez dans vos propres comportements.Double instance qui fraie la voie á l'analogie. Dieu agitcomme cet homme qui voulait offrir un banquet, etc.

Si le discours en paraboles répond á Ia nécessité incon-tournable de l'analogie, cette analogie est utilisée par Jésus

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d'une fagon spécifique, par rapport á l'usage qu'en fait lathéologie spéculative et c'est ce qui reste á décrire.

En effet, contrairement au schéma spéculatif, il y a icimise en scéne de I'interlocuteur lui-méme et de la démarcheanalogique qu'il doit accomplir.

La parabole posséde en sa moral¿ sa méthode (ce quiiustement sera transcrit dans la théoiogie spéculative selonle schéma des opérations de I'esprit), car l'analogie para-bolique est toujours fidéle á la loi de la relativité quiinscrit l'observateur dans son calcul. Nous sommes placésici au ceur de la démarche symbolique et de sa conaersiospécifique. Pour que Dieu change, il faut que je change,non que je sois (comme dans I'illusion idéaliste) tra causede Son changement, mais bien parce que, ce changementn'étant rien d'autre que le passage d'un Dieu révé ettravesti á sa réalité historiquement vérifiable, il faut quei'en accompagne le mouvement, la poétique, pour enpercevoir l'effet.

La parabole est donc, par excellence, f illustration ducaractére inséparablement anthropologique de la théologiechristique. Dieu ne se révéle qu'en me révélant.

L'aspect prometteur d'un tel programme ne s'affi.rmeraitpas dans un contexte aussi dramatique s'il ne se doublaitpas d'un revers menasant. Dans la parabole des talents,celui qui s'est contenté d'enterrer sa piéce n'est pas dérnentiquant á son intuition décisive (Mt 25, 26): " Tu savais queje moissonne oü je n'ai pas semé.,

La magnanimité inattendue du Dieu des paraboles n'estpas alternative á sa justice, elle la déborde et la réalise detelle sorte qu'elle puisse aussi rejoindre (et de quelle faEonredoutable!) celui qui s'en fait une image á sa mesure.

La f,gure est assez constante pour étre interprétée commeune loi. C'est encore dans la parabole des talents (selon laversion de Lc 19, 22, cette fois) que nous pouvons trouverl'énoncé le plus clair de cette loi : " De ta bouche ie tejuge mauvais serviteur. , Ici f image est le jugement.

La magnanimité d'un Dieu qui donne une ville pourchaque talent gagné se vérifie sous mode négatif par lacondamnation de celui qui n'a pas fait fond sur elle, quin'a rien risqué. Il est vrai que le Maitre qui moissonne oüil n'a pas semé attend plus que son bien, de méme qu'il

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est vrai que le serviteur recevra plus qu'il ne mérite (uneville pour un talent).

L'injustice de chacune de ces deux attentes, oü lepartenaire tire sur l'autre une traite excessive, é'annulemutuellement; elle définit le rapport de Dieu i l,hommecomme rapport amoureux, s'il est vrai que l,amour, mémeá la mesure de l'homme, se définit par cette attenteréciproque d'un surcroít,

Mais justement on ne fait pas á l,amour sa parr; yentrant on est multipliér le refusant on le rencontre encore,mais alors comme perdition, appauvrissement décisif

' * Á

celui qui n'a pas on retirera méme ce qu,il a. ,si [e Maitre ne détrompe pas celui qui le déclare

impitoyable, ce n'est donc pas par emportement devantun soupson révoltant, mais plus simplement parce quecette définition de I'exigence infinie : moissonier oü l-'onn'a pas semé, n'est nullement erronée; elle est la définitionméme de l'amour sous sa face nocturne, l,amour tel qu'ilest persu par celui qui le refuse.

Ainsi le mouvement des paraboles est-il entiérement ettoujours dramatique, non comme dans les récits apocalyp-tiques, par l'évocation d'une fatalité catastrophiqüe, **i,par la compromission inéaitable des auditeurs, ei parallé-lement par la représentation symbolique de cette compro-mission (son dévoilement mimétique) dans l'espace ouvertet dessiné par le récit lui-méme.

c'est pourquoi la plupart des paraboles sont baignéesau moment de leur dénouement par une lumiére qui nelaisse rien subsister des ombres oü nous nous dissimulonsordinairement. La parabole est un jugement oü de quelquefagon l'accusé prononce lui-méme la sentence ' . De- tabouche je te juge...

"

Un o jeu prophétique ,

ce que nous atteignons dans le récit des paraboles estessentiellemenr prophétie; á ce titre il ne s'agit de riend'autre que de ce que nous donne á voir et á pénser Jésusdans tout le reste de son enseignement et jusque danscette forme de prophétie que constituent les actes de sa

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vie, tels qu'ils nous sont rapportés á Ia lumiére de saPáque.

Mais la prophétie, comme le montrent abondammentses témoins pré-christiques, est proréiforme; la parabole aceci de particulier qu'elle réalise la prophétie comme jeu.On aura compris que nous entendons le mot dans sonacception médiévale de représentation sacrée (comme dansle jeu de la Passion), mais tant mieux si le sens débordeaussi quelque peu sur une compréhension ordinaire dufeu. Car cette mise en scéne (qui est aussi une mise-en-ieu) ne recule pas devant l'ironie. De méme que Iasimplicité divine ne pouvait rejoindre sans ruse les cheminsde l'homme pervers, de méme, et selon le méme paradoxe,elle ne peut prendre au sérieux le destin tragique etsublime de l'homme selon les voies sinistres de l'esprit desérieux.

Tout á fait littéralement (et les contemporains ne s'ysont pas trompés), en parlant en paraboles Jésus se moquedu monde, il s'en joue. L'homme sérieux, I'homme-en-son-sérieux (car le sérieux est semblable á un habit decérémonie ou encore á une demeure düment fortifiée),est véritablement mis en échec, quasiment ridiculisé, aujeu des paraboles.

Intendants, prétres, lévites, fils ainé, juges, riches, ouvriersde la premiére heure, pharisiens engoncés dans leurs droitsqui les rendent tragiquement invulnérables e la divinesurprise... La parabole transporte dans la mise en jeu durécit ce qui se dit sans cesse dans I'enseignement ordinaire,la défaite du notable, de l'homme d'importance.

Les cartes sont retournées, I'homme sérieux est immobileet convoque le Dieu du vent, du hasard, de l'intrépideinvention, á son tribunal dérisoire, assis sur la place.,. Sesairs de flüte doivent décider de Ia cérémonie: deuil ounoces. Ou bien, installé sur ses récoltes, il décide del'avenir ; n J'agrandirai mes greniers, je dirai á mon áme :

" Fais la féte " " (Lc 12, 16.20)... Ce sont eux, les insensés,qui sont infantiles, jusque dans leur solennité. En revanche,l'enfant pitoyable, la faim au ventre sur les chemins de lamaison natale, est traité en prince.

L'exhortation est claire et touche l'homme á la jointurede la hanche.' ce rapport au temps qui engage son rapportá l'Éternité. L'ironié-du jeu renvérré l'i*itution diabofiqr.

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au profit de la promesse symbolique. Le dia-bolos nouspousse á faire de nos vies une fausse éternité; pureté quine se laisse pas troubler par le blessé gisani dans i.tsouillures sanglantes sur le bord de la route; justice quis'affirme selon un style d'inventaire qui conviendrait mieux1 ,, épicier : n Je leüne deux fois la semaine, je donne ladime de tous mes reveflus » (Lc 18, l2); thésaurisation dutalent, image de ce don de la vie qui ne peut que fructif,erou .pourrir, mais que l'illusion du diable nous porte ácroire incorruptible, susceptible d'étre restitué tet quel.L'image des lampes est ici aussi, bien que plus subtilemint,explicite. certes, otr entre dans la voie périleuse dél'allégorisation en voyant dans l'huile qu,emportent lesvierges sages et dont manquent soudain les vierges folles,une image du temps, de Ia mesure secréte de la vie; maiicomment l'éviter, alors qu'elle se présente comme uneinterprétation immédiate ? si on l'admet, la condamnationde ces jeunes insensées perd la couleur trop étroitementmoralisante qui, 1á comme partout, réduit la lecture, pourétre reportée dans l'ordre existentiel: malheur á qui n,apa! su prévoir Le nombre de ses joursl Le temps comptéqui le sépare de la rencontre avec l'époux. comment ceruiqui recommande d'imiter f imprévoyance des oiseaux etl'insouciance des fleurs pourrait-il prdner une sorted'épargne besogneuse : avoir de quoi recevoir l'épouxlorsqu'il se présentera?... Tout porte á considérer l,ñuiledes lampes non comme un aaoir mais comme une dotationmystérieuse, que la vigilance n'entraine pas á économisermais á renouveler dans l'amour. D'ailleurs, s'il faut aeiller,ce n'est pas au sens volontariste de celui qui s'interdiraitIe sommeil, puisque toutes (folles et sages) dorlnent etpuisqu'on voit ailleurs que la semence du Royaumefructifie chez celui qui I'accueille qu'il dorme ott qu'ilaeille. Méme á considérer le n veillez et priez » Qui cl6t Iaparabole comme un ajout rédactionnel, on ne peut éviter,en le rapprochant de ce sommeil parfaitement tégitiméqui précéde l'arrivée de l'époux, d'y trouver autre choseque l'attitude contrainte d'une sentinelle luttant conmel'assoupissement. Le veilleur est celui qui a repoussé lasuggestion diabolique selon laquelle Ie flux qui aujourd'huinous traverse et alimente notre existence ne tarira pas :

" Pas du tout, vous ne mourrez pas " (Gn 3, 4).

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Veiller, c'est u tenir sa lampe allumée " (Lc 12, 35). Etde quoi serait fait le fluide combustible qui en alimentel'éclat constant et paisible, sinon de la substance mémede nos vies.

Le sentiment poétique de la oie

La gloire et I'humilité soutiennent un antagonismeinexpiable pour I'homme psychique: celui qui en nous se

laisse conseiller par le séparateur, le dia-bolos, lequeltoujours et par mille moyens raméne á une gloire d'imi-tation en obscurcissant la perception Ce la finitude.

Mais cette imitation) sous couleur d'immortalité, del'éternité véritable est aussi, contrairement á ce que lais-serait croire une vue superficielle, une condamnation á

l'absurde L'homme a besoin de savoir sa mort pourtrouver sens, puisque (selon une lapalissade, en l'occur-rence inévitable) ce qui dure toujours n'aboutit jamais.

La vigilance, associée á cette image d'une provisiondont la parabole des lampes nous rappelle le caractéretarissable, est donc l'attitude d'une humanité avsrtie deslimites de sa durée et gui, loin d'y trouver raison dedésespérer, en tire les motifs d'une conduite de disponibilitéamoureuse... Vigilance si profonde que méme le sommeilne I'altére pas! L'arrivée de l'époux ne surprend que ceux-lá seuls qui, sous l'incitation du dia-bolos, se sont enfermésdans f illusion de I'immortalité et pour qui cet auénementne peut plus étre vécu que sous le mode d'une rupturesans horizon, l'épuisement de l'huile figurant ici celui dutemps, un épuisement impensable puisque iustement lasuggestion illusoire de l'immortalité l'a rendu imprévisible.Il intervient pourtant, car la mort se passe fort bien deprésages, mais comme pure détermination biologique; cequi, pour la vierge sage, est l'accomplissement des nocesest pour la vierge folle le surgissement du malheur : iciune finalité sans fin, lá une frn sans finalité. La disposition,á laquelle fait allusion et nous convie Ia parabole desvierges folles et des vierges sages, peut assez bien étredésignée (en amont de sa vérification et de son assomptiontransfigurante dans la foi) comme le sentiment poétiquede la vie. A ce niveau déiá, ce qui est consu dans l'espérance

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- et déiá en partie réalisé sous le mode du pressentimentnostalgique -, c'est la réconciliation de la gloire et del'humilité.

Impossible d'exposer ce qui ne peut qu'étre suggéré :

une expérience fine et instable, qui n'est ni partagée á

tous ni donnée á ceux qui la vivent autrement que parfulgurance, seulement, selon Ie vers de Coleridge, « oüXpurs, á leurs plus purs moments " (.. saae to the pure, andin their purest hour "). Sentiment caractérisé par le rebon'dissernent. La perception de la fragilité, qui selon le bonsens devrait entrainer á la déception, se superpose alors á

la conscience miráculeuse de la aaleur, saisie printaniéred'un surgissernent vital qui devient d'autant plus précieuxqu'il apparait provisoire. Allégresse de vivre qui ne se

déploie que par l'évidence d'étre marquée par la mort.Comment la définir sinon par la notion d'irréversibilité ?

C'est dans la mesure méme oü nous échappons á l'illusionde l'éternel retour, illusion quant á elle si largementdiffusée, tout entachée d'invraisemblance qu'elle soit (ce

qui a été, c'est ce qui sera), que le temps, déchirant lesvaines sécurités du recommencement, manifeste son dyna-misme réel! L'écoulement, la saisie de chaque instantcomme irréitérable, confére á la conscience de soi uneambivalence propre qui peut basculer aussi bien dans ledécouragement que dans l'allégresse attachée au provisoire.Conscience oü la perception du non-retour s'associe á

celle de la fragilité, telle que fe l'ai évoquée á propos dela poétique du souffle.

L'audace de Jésus aura été de parier sur ce que iustementtant de philosophes ont obscurci, á savoir la prise encompte de l'humilité comme condition de la béatitude;l'humble de ceur, le pauvre, le doux, l'affamé et l'assoiffé,á qui sont promis I'héritage de Ia gloire et qui sontproclamés heureux, ne sont pas caractérisés par des posi-tions morales, dont le Royaume viendrait couronner les

mérites, mais par cette conscience de finitude et de fragilitéinséparable de [a perception d'une vie passagére.

Ce dont nous touchons ainsi le fond dans la parabolede la lampe affleure plus ou moins directement dansplusieurs paraboles. On ne peut les entendre sans d'abordreconnaitre qu'il n'est pas d'immortalité.., Homo aiator...Il te faut t'enfendre en chemin avec ton adversaire. En

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chemin relever le frére blessé. En chemin (et sans délai)recevoir sans te dérober f invitation au festin. Inversement,l'heure de ton salut (füt-ce la onziéme heure) n,est paémesurée par Ie temps gui reste mais par la récompenseunique et entiére de l'Eternité.

Car s'il n'est, pas d'échappée hors d'un temps marquépar la mort, I'Éternité exisié et nous atteint, non commel'annulation de la nécessité de mourir, mais comme unevíe tout autre, une convocation et un ensemencement.

La parabole est la mise en scéne de cette rencontredramatique, l'image immédiate jaillie du heurt de l,Éter-nité, Iorsqu'elle fait jonction avec le temps humain pressentidans sa vérité douloureuse, altérable et splendide; lesymbole offert á I'existence pour qu'elle atteigne, dans lareconnaissance de sa fragilité temporelle, l'éternelle per-fection.

En ce sens les paraboles constituent bien une pédagogiemais non point, au sens oü nous l'entendons ordinairement,telle l'illustration populaire des vérités destinées en dernieirecours á l'intelligence pure, mais comme f image ordonnéeá dessiner, pour notre monde, I'Eternité sans images quenous sommes requis d'accueillir et oü nous sommes conviésd'habiter.