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547 CHAPITRE 22 La plupart des auteurs reprennent la définition de Emile Durkheim (1897) : « on appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirecte- ment d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce résultat ». Bien que la conscience et le discerne- ment soient souvent altérés dans les troubles men- taux, cette définition reste la plus utilisée. On a élargi parfois ce modèle à tous les comportements qui entraînent la mort du sujet. Le problème de l'évaluation de l'intentionnalité autodestruc- trice et de l'état de conscience au moment de l'acte reste en suspens. Aaron Beck a proposé en 1978 une échelle d'intentionnalité suicidaire pour éva- luer l'intensité du désir de mort, qui devrait être évaluée systématiquement [ in 6]. On exclut habi- tuellement le sacrifice et le suicide imposé. Quant au suicide philosophique et à la mort volontaire choisie, elle relève d'un débat idéologique intermi- nable, le suicide étant alors considéré comme l'ex- pression suprême de la liberté humaine. Il ne concerne guère le psychiatre qui ne s'occupe que du « suicide pathologique » [ 12]. Depuis deux siècles s'opposent les tenants de la théorie sociologique (E. Durkheim, 1897 [ 11 ], M. Halbwachs, 1930) et les tenants de la théorie psychiatrique : la maladie suicide (J.E. Esquirol, 1827 et A. Delmas, 1932). La recherche propre- ment sociologique continue opportunément [ 3]. Au plan psychopathologique, on considère main- tenant que les suicides, dans leur immense majo- rité, correspondent à un trouble mental (tel qu'il est défini par la CIM 10 ou le DSM IV-TR). La grande méta-analyse de E.C. Clare-Harris et B. Barraclough en 1997 montre que le suicide accompli s'inscrit dans l'évolution d'un trouble mental [ 9]. Bien que ne figurant pas dans les clas- sifications internationales des troubles mentaux (CIM-10, DSM-IV), suicides et tentatives de sui- cide représentent l'urgence et le risque majeurs du domaine de la psychiatrie. Il est souhaité que le comportement suicidaire représente un axe ou une catégorie autonome (mais hautement comor- bide) dans la classification à venir des troubles mentaux, type DSM-5 [ 15]. Il est classique de distinguer le suicide proprement dit, fâcheusement appelé parfois « suicide réussi » (accompli), et les parasuicides et tentatives de suici- des qui sont 10 à 30 fois plus fréquents que les suici- des proprement dits. Cependant, 10 ans après une TS, 10 % des sujets seront morts par suicide. Dans les parasuicides on a voulu retrouver diverses fonc- tions rendant compte de ce comportement : fonc- tions autodestructrice, hétéroagressive, cathartique, d'appel, de chantage, de fuite, etc. [ 17 ]. Le viennois H. Ringel [ 16 ] a décrit quant à lui un syndrome présuicidaire caractérisé par : • le rétrécissement de la sphère vitale (situa- tionnel, valeurs, dynamiques, relations inter- individuelles) ; • l'agressivité refoulée et retournée contre soi- même ; • la fréquence croissante des fantasmes suicidaires. Coordonné par M.-L. Bourgeois Comportements suicidaires 22.1. Introduction M.-L. Bourgeois

Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

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Page 1: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Chapitre 22Coordonné par M.-L. Bourgeois

Comportements suicidaires

22.1. IntroductionM.-L. Bourgeois

La plupart des auteurs reprennent la définition de Emile Durkheim (1897) : « on appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirecte-ment d'un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu'elle savait devoir produire ce résultat ». Bien que la conscience et le discerne-ment soient souvent altérés dans les troubles men-taux, cette définition reste la plus utilisée. On a élargi parfois ce modèle à tous les comportements qui entraînent la mort du sujet. Le problème de l'évaluation de l'intentionnalité autodestruc-trice et de l'état de conscience au moment de l'acte reste en suspens. Aaron Beck a proposé en 1978 une échelle d'intentionnalité suicidaire pour éva-luer l'intensité du désir de mort, qui devrait être évaluée systématiquement [in 6]. On exclut habi-tuellement le sacrifice et le suicide imposé. Quant au suicide philosophique et à la mort volontaire choisie, elle relève d'un débat idéologique intermi-nable, le suicide étant alors considéré comme l'ex-pression suprême de la liberté humaine. Il ne concerne guère le psychiatre qui ne s'occupe que du « suicide pathologique » [12].Depuis deux siècles s'opposent les tenants de la théorie sociologique (E. Durkheim, 1897 [11], M. Halbwachs, 1930) et les tenants de la théorie psychiatrique : la maladie suicide (J.E. Esquirol, 1827 et A. Delmas, 1932). La recherche propre-ment sociologique continue opportunément [3]. Au plan psychopathologique, on considère main-tenant que les suicides, dans leur immense majo-rité, correspondent à un trouble mental (tel qu'il

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est défini par la CIM 10 ou le DSM IV-TR). La grande méta-analyse de E.C. Clare-Harris et B. Barraclough en 1997 montre que le suicide accompli s'inscrit dans l'évolution d'un trouble mental [9]. Bien que ne figurant pas dans les clas-sifications internationales des troubles mentaux (CIM-10, DSM-IV), suicides et tentatives de sui-cide représentent l'urgence et le risque majeurs du domaine de la psychiatrie. Il est souhaité que le comportement suicidaire représente un axe ou une catégorie autonome (mais hautement comor-bide) dans la classification à venir des troubles mentaux, type DSM-5 [15].Il est classique de distinguer le suicide proprement dit, fâcheusement appelé parfois « suicide réussi » (accompli), et les parasuicides et tentatives de suici-des qui sont 10 à 30 fois plus fréquents que les suici-des proprement dits. Cependant, 10 ans après une TS, 10 % des sujets seront morts par suicide. Dans les parasuicides on a voulu retrouver diverses fonc-tions rendant compte de ce comportement : fonc-tions autodestructrice, hétéroagressive, cathartique, d'appel, de chantage, de fuite, etc. [17]. Le viennois H. Ringel [16] a décrit quant à lui un syndrome présuicidaire caractérisé par : • le rétrécissement de la sphère vitale (situa­

tionnel, valeurs, dynamiques, relations inter-individuelles) ;

• l'agressivité refoulée et retournée contre soi­même ;

• lafréquencecroissantedesfantasmessuicidaires.

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Page 2: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Partie III. Psychopathologie

L'Anaes a consacré, en 2001, une conférence de consensus à la « crise suicidaire » [1], conçue sur le modèle médical d'un changement subit de l'évolu-tion d'une maladie avec rupture des moyens de défense et effondrement psychique [14]. Les recommandations recensent les facteurs de risque mais, pour la conduite à tenir proprement dite, elles n'ont pu s'appuyer que sur quelques preuves de niveau C. En effet, prédiction et prévention du suicide restent discutées [4, 7, 8, 10] : il existe des facteurs de risque mais pas d'indices prédictifs validés, le suicide étant un événement statistique-ment rare (un décès sur 50 environ est lié au sui-cide in [1]). La grande étude de Pokorny en 1983 a montré cette incertitude dans la prédiction. Les faux positifs (personnes supposées à risque) sont en nombre très élevé. Sur 4 800 patients psychiatri-ques ayant été hospitalisés, 67 s'étaient suicidés au cours des cinq années suivantes, alors que 15 % avaient été considérés comme étant à risque suici-daire. Inversement moins de la moitié des patients morts par suicide avaient été repérés comme étant à risque (donc plus de la moitié de faux négatifs). Dans une autre étude, la seule différence significa-tive entre suicidés et non suicidés, 8 ans après une hospitalisation psychiatrique, concernait les anté-cédents familiaux (parents de premier degré) de mort par suicide (21 % vs 6 %) [5]. Il est possible que le comportement suicidaire représente une pathologie psychiatrique en soi, différente des autres troubles mentaux avec cependant une comorbidité très élevée.Toutes les anamnèses et les « autopsies psycholo-giques » ont montré que le suicide était associé dans 95 % des cas à un trouble mental caractérisé. Après les travaux pionniers de A. Robin et al. (1959), B. Dorpat et C. Ripley (1960), B. Barraclough et al. (1974), toute une série d'études ont permis d'évaluer la répartition des diagnostics psychia-triques [in 8, 10, 18]. Par ordre décroissant sont en cause : les troubles de l'humeur (dépression et troubles bipolaires), états psychotiques (schizoph-rénie, troubles délirants), alcoolisme et toxicoma-nie, troubles anxieux, troubles de l'axe II (personnalité). Inversement, laissées à elles-mêmes, les maladies mentales majeures font cou-rir aux patients un risque très élevé de mort par suicide : 10 à 20 % (principalement schizophrénie, maladie bipolaire, alcoolisme et toxicomanie). Plusieurs catégories de médicaments psychotro-pes ont montré leur efficacité anti-suicide : cloza-

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pine, lithium et antidépresseurs, selon leur prescription appropriée à chaque diagnostic…Ainsi, le suicide et sa prévention relèvent essen-tiellement de la psychiatrie et de la santé mentale. L'OMS, les pouvoirs publics, etc. ont donc entre-pris de prévenir le comportement suicidaire. Cette prévention du suicide représente un problème majeur de santé publique. Les médicaments psy-chotropes, les mesures psychosociales et les psy-chothérapies occupent une place centrale dans ces entreprises. L'étude suédoise de l'île de Gotland a montré que l'information psychiatrique des méde-cins généralistes, en particulier pour le dépistage et le traitement des états dépressifs, permettait de diminuer de moitié le nombre des suicides accom-plis. Cela concerne essentiellement les femmes et de façon transitoire, puisque formation et infor-mation épuisent leurs effets un à 2 ans après, ce qui impose une formation continue et répétitive. Par ailleurs, le nombre des suicides est inverse-ment proportionnel à la consommation des médi-caments antidépresseurs (principe d'Isacsson). La prise régulière des médicaments antipsychotiques dits atypiques réduit nettement le risque suici-daire chez les patients psychotiques.On doit distinguer les comportements suicidaires violents (pendaison, arme à feu, précipitation, noyade, écrasement, etc.) et les TS non violentes essentiellement par ingestion médicamenteuse volontaire, en particulier avec des psychotropes. Le degré de létalité est lié à la violence agressive du moyen suicidaire.P. Moron, J. Vedrine et J.P. Soubrier, en 1969, ont fondé le GEPS (Groupement pour l'étude et la prévention du suicide) qui organise une réunion chaque année. D'autre part, il existe en France au moins une quinzaine d'unités spécialisées dans l'accueil hospitalier de la crise suicidaire (cf. in fine). Leur efficacité préventive reste cependant à préciser, d'autant plus que leur ins-piration et leur modalité de prise en charge sont très disparates.J. Baechler, auteur d'un livre classique sur le sui-cide en 1975 [2], a proposé une « théorie stratégi-que » du suicide (1995) comme solution logique pour sortir d'une situation, qui rappelle la lecture cognitive de l'idéation suicidaire. À contre-courant, il proposait comme solution préventive cohérente de ne pas répondre aux appels que représentent les comportements suicidaires (TS)

8

Page 3: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Chapitre 22. Comportements suicidaires

afin de ne pas renforcer positivement ce compor-tement. Solution inenvisageable dans le cas d'une société « maternante » (le Care est désormais le fondement philosophique du programme d'un grand parti politique), s'astreignant à assurer un complet contrôle des comportements et du bien-être de ses membres. On trouvera dans la mono-graphie de P. Hardy [13] une revue exhaustive des études d'évaluation des pratiques et structures de soins pour la prévention du suicide.

Références [1] Anaes. La crise suicidaire, reconnaître et prendre en

charge. Paris : John Libbey ; 2001. [2] Baechler J. Les suicides. Paris : Calmann-Lévy ;

1975. [3] Baudelot C, Establet R. Suicide, L'envers de notre

monde. Paris : Seuil ; 2006. [4] Bourgeois ML. Les autopsies psychologiques. Peut-on

prévenir le suicide ? Encéphale 1996 ; IV : 46–51. [5] Bourgeois ML, Bioulac S, Ekouevi DK. Prédictivité

du suicide et responsabilité médicale : à propos d'une étude prospective sur 8 ans de 200 patients hospitali-sés en psychiatrie. Ann Med Psychol (Paris) 1999 ; 157 : 552–6.

[6] Bourgeois ML. Les instruments d'évaluation pour la prédiction et la prévention du suicide, Intérêt pour la pratique clinique et la recherche. In : La crise suici-daire, reconnaître et prendre en charge. Paris : John Libbey ; 2001.

549

[7] Bourgeois ML. La maladie suicidaire. À paraître (2012).

[8] Caillard V, Chastang F. Le geste suicidaire. Issy-Les-Moulineaux : Masson-Elsevier ; 2010.

[9] Clare-Harris EC, Barraclough B. Suicide as an out-come for mental disorders. A meta-analysis. Br J Psychiatry 1997 ; 170 : 205–28.

[10] Courtet P. Suicides et tentatives de suicide. Paris : Flammarion Sciences ; 2010.

[11] Durkheim E. (1897) Le suicide. Quadrige, Paris : PUF ; 1983.

[12] Ey H. Le suicide pathologique, étude n° 14. Paris : Desclée de Brouwer ; 1954.

[13] Hardy P. La prévention du suicide, rôle des praticiens et des différentes structures de soins. Paris : Doin , Coll. Références en psychiatrie;.1997.

[14] Moron P. 2001. In : La crise suicidaire. Conférence de consensus . Montrouge : John Libbey ; 2000.

[15] Oquendo MA, Baca-Garcia E, Mann JJ, Giner J. Issues for DSM-V : Suicidal Behavior as a separate diagnosis on a separate Axis. Am J Psychiatry 2008 ; 165 : 1383–44.

[16] Ringel H. La prévention du suicide, un problème mondial. Hyg Ment 1966 ; 55 : 84–105.

[17] Stengel EL, Cook NG. Attemped suicide. Its social significance and effects. London : Oxford University Press ; 1958.

[18] Wasserman D, Wasserman C. Oxford textbook of suicidology and suicide prevention. A Global perspective. London : Oxford University Press ; 2009.

22.2. Épidémiologie du suicideA. Philippe

La pathologie suicidaire est un problème grave de santé publique, puisque l'on recense annuellement en France plus de 10 000 décès par suicide et l'on estime que les tentatives de suicide sont de 10 à 15 fois plus nombreuses, de l'ordre de 160 000 chaque année [3].Les statistiques résultent de l'exploitation des certificats de décès établis par les médecins constatant les décès. La fiabilité de ces statisti-ques est contestée en raison de deux sources d'er-reurs possibles : l'une est la dissimulation du

caractère suicidaire des lésions, l'autre tient à l'incertitude quant à l'intentionnalité de l'acte conduisant à considérer qu'il s'agit soit d'un acci-dent, soit d'un décès indéterminé quant à l'inten-tion, soit d'un suicide. Les analyses statistiques attestent de la cohérence interne des statistiques de décès [6] et montrent que la dissimulation du suicide est limitée. Il est probable que la sous-estimation du suicide est inférieure à 20 % des cas, soit environ 2 000 cas de suicide non enregistrés.

Page 4: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Partie III. Psychopathologie

L'incidence du suicide en France

En 2007 le nombre de suicide était de 10 122 (7 418 hom mes et 2 704 femmes). Rapporté à la population totale, le taux de suicide en 2007 était de 24,8 pour 100 000 hommes et 8,5 pour 100 000 femmes (16,4 pour 100 000 personnes).La figure 22.1 montre que la surmortalité mascu-line par suicide se confirme à tous les âges (ratio de masculinité : 3 en moyenne). Pour les hommes, l'augmentation des taux est importante entre l'adolescence et l'âge adulte où l'on observe un premier maximum de l'incidence vers 50 ans, suivi d'une diminution modérée jusqu'à l'âge de la retraite d'activité, puis une augmentation très importante jusqu'aux âges les plus élevés. L'évolution des taux féminins selon l'âge est plus régulière et l'augmentation plus limitée.

Évolution du taux de suicide

Le taux de suicide a significativement augmenté en France depuis le milieu des années soixante-dix. Antérieurement, de 1950 à 1970, l'incidence du suicide était relativement stable mais cette sta-bilité globale résultait de deux évolutions contrai-res : d'une part une lente augmentation du suicide

550

120

100

80

60

40

20

015−24 ans 25−34 ans 35−44 ans 45−54 ans

Hommes

Figure 22.1. Taux de suicide par sexe et âge (pour 1

féminin (tous âges) et du suicide des hommes jeu-nes, et d'autre part une diminution du suicide chez les hommes de plus de 40 ans.Après 1970 et surtout 1975, on a observé une aug-mentation générale du suicide, avec entre 1975 et 1985 une aggravation de 38 %. Depuis 1985, l'inci-dence a diminué et, en 2007, elle est inférieure de 19 % pour les hommes et de 21 % pour les femmes.L'évolution du risque de suicide avec l'âge est actuellement un peu différente de ce que l'on observait il y a une vingtaine d'années. Globalement il y a une croissance significative du taux avec l'âge, qui est maintenant plus rapide chez les adul-tes jeunes. Ce profil s'observe dans les pays anglo-saxons, où relativement à la France le taux de suicide est plus important chez les jeunes adultes mais inférieur chez les personnes âgées.En France, comme dans les autres pays développés, on a assisté à une augmentation du suicide dans les générations nées depuis la seconde guerre mondiale.Cette évolution générationnelle a été initialement plus importante chez les femmes, puis a plus concerné les hommes des générations du baby-boom (figure 22.2). Dans ces générations, l'aug-mentation du taux de suicide avec l'avancée en âge semble plus limitée que dans les générations antérieures mais l'augmentation du risque de sui-cide vie entière est significative. À 45 ans, pour les

55−64 ans 65−74 ans 75−84 ans 85 ans et +

Femmes

00 000) en France en 2007.

Page 5: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Chapitre 22. Comportements suicidaires

25Taux pour 100 000

Taux pour 100 000

G 1961−1970

G 1951−1960

G 1941−1950

G 1931−1950

G 1931−1940

G 1941−1950

20

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45

40

35

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25

20

15

10

5

0

15

10

5

015−24 ansA

B

25−34 ans 35−44 ans 45−54 ans 55−64 ans 65−74 ans

15−24 ans 25−34 ans 35−44 ans 45−54 ans 55−64 ans 65−74 ans

G 1961−1970

G 1951−1960

Figure 22.2. Évolution du taux de suicide dans les générations.A. Générations féminines.B. Générations masculines.

femmes des générations 1941–1950, le risque cumulé de suicide est supérieur de 35 % à celui des géné-rations 1931–1940. Chez les hommes l'évolution est plus importante dans les générations 1951–1960 (+43 % par rapport aux générations 1941–1950).

Cause de décès prématurés

Globalement le suicide comptait pour 1,9 % des décès en 2007 (2,8 % des décès masculins et 1,1 % des décès féminins). L'importance relative du

551

suicide est maximum vers 30 ans et, à cet âge, c'est la première cause de décès qui représente plus de 20 % des décès masculins et 15 % des décès féminins.Exprimé en années potentielles de vie perdues, calcul qui ne prend en compte que les décès qui surviennent avant 70 ans, le suicide est la troisième cause de décès (9,2 %), avant les accidents de la circu-lation (6,5 %), après les maladies cardiovasculaires (12,1 %) et les tumeurs (34,8 %). Du fait de la dimi-nution des autres causes de mortalité chez les jeunes et les adultes de moins de 50 ans (la mortalité

Page 6: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Partie III. Psychopathologie

prématurée était plus importante dans le passé) et de l'augmentation du suicide chez les adultes jeu-nes, l'importance du suicide dans la mortalité pré-maturée a plus que doublé en 30 ans.

Caractéristiques sociales du suicide

Les personnes mariées ont le taux de suicide le plus faible (environ 25 % inférieur à la moyenne), alors que les veuf(ve)s et les personnes divorcées ont des taux significativement plus élevés (plus de 2 fois le taux moyen). Les données statistiques minimisent très vraisemblablement les différen-ces entre statuts dans la mesure où il y a une pro-portion significative d'unions de fait. La situation est sensiblement différente selon le sexe [8]. Chez les femmes, le risque relatif de suicide a une valeur proche pour les non-mariées, de l'ordre de 2. Pour les hommes célibataires, le risque relatif est égale-ment proche de 2, mais pour les divorcés et sur-tout les veufs, le risque relatif est très majoré : risque de 3 pour les divorcés et supérieur à 5 pour les veufs.La variation de l'incidence du suicide en fonction des catégories professionnelles chez les actifs est relativement limitée. Les catégories sociales les plus aisées ont les taux de suicide les plus faibles, environ deux fois moins que la moyenne. Le groupe inactif doit être considéré à part. Entre 25 et 55 ans, l'inactivité (hors chômage) chez les hommes est presque toujours associée à un handi-cap, alors que chez les femmes une part impor-tante des inactives le sont pour raison sociale (femmes au foyer). Chez les hommes inactifs, le taux de suicide est près de huit fois le taux moyen, alors que chez les femmes c'est environ le double. Si l'on tient compte de l'inactivité de raison sociale chez les femmes, le risque relatif de suicide chez les inactives non volontaires est également très important, du même ordre que pour les hommes inactifs.Des facteurs environnementaux et de style de vie, la disponibilité des drogues notamment, sont aussi liés à l'évolution du suicide. L'augmentation du suicide dans de nombreux pays développés s'est amplifiée parallèlement au développement du chômage. S'il existe bien un lien entre suicide

552

et chômage, la nature de ce lien est complexe et les pays où le chômage a le plus augmenté ne sont pas ceux où le suicide s'est le plus accru. Plus que le chômage, c'est sans doute la diminution des liens familiaux et sociaux accentuée par les change-ments économiques qui peut rendre compte de l'augmentation du suicide.La disponibilité plus ou moins grande de certains moyens a un impact sur l'importance et l'évolu-tion du suicide. Aux États-Unis le taux de suicide par arme à feu est 6 fois plus important dans les États où la législation facilite la possession d'une arme à feu et cela a une incidence sur le taux glo-bal de suicide. La diminution des suicides par empoisonnements médicamenteux a été parallèle à la diminution des prescriptions de sédatifs, tranquillisants et hypnotiques, notamment les barbituriques.

Prévalence des pathologies psychiatriques, de la dépression en particulier

Selon les études et les instruments d'évaluation uti-lisés, l'importance des pathologies psychiatriques chez les suicidés varie dans des proportions impor-tantes, d'une minorité de cas (25 à 30 %) à une pré-valence proche de 100 %. Une méta-analyse de la littérature sur le risque de suicide dans les patholo-gies mentales [5] montre que pour presque tous les troubles mentaux, le risque de suicide est significa-tivement accru. Ce risque est plus fortement majoré dans les troubles mentaux fonctionnels et plus limité pour les troubles mentaux organiques. La tentative de suicide est souvent considérée comme le facteur de risque de suicide le plus signi-ficatif. Environ 1 % des suicidants se suicident dans l'année et R.F. Diekstra fait état de 10 à 14 % de risque de suicide vie entière chez les suicidants [4]. M.L. Bourgeois, rapportant plusieurs études faites à partir d'autopsies psychologiques en Angleterre et aux États-Unis, estime que 50 à 80 % des suicides correspondent à des troubles de l'humeur [1]. Dans une étude des diagnostics en fonction de l'âge chez des suicidés, Y. Conwell trouve que chez les plus jeunes le diagnostic le plus fréquent est la toxico-manie et la psychose et plus l'âge augmente, plus la prévalence de la dépression s'accroît [2].

Page 7: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Chapitre 22. Comportements suicidaires

Il observe une vulnérabilité accrue des patients déprimés âgés au suicide et particulièrement chez les hommes. Cette liaison âge-dépression con cer ne la dépression unipolaire. Les études de suivi de patients déprimés montrent qu'au moins 15 % de ces personnes se suicident, ce qui repré-sente un risque relatif de l'ordre de 30. Moins nombreux que les déprimés les patients schi-zophrènes sont aussi fortement exposés au risque suicidaire, leur risque de suicide vie entière est d'environ 5 % [7].

Références [1] Bourgeois M. Les autopsies psychologiques dans

l'étude du suicide. Encéphale 1996 ; 22 (sp IV) : 46–51.

[2] Conwell Y, Duberstein PR, Christopher C, et al. Relationship of age and Axis I diagnoses in victims

553

of completed suicide : a psychological autopsy study. Am J Psychiatry 1996 ; 153 : 1001–8.

[3] Davidson F, Philippe A. Suicide et tentatives de sui-cide aujourd'hui. Étude épidémiologique. Paris : Inserm/Doin ; 1986.

[4] Diekstra RF. The epidemiology of suicide and parasui-cide. Acta Psychiatr Scand 1993 ; (Suppl. 371) : 9–20.

[5] Harris EC, Barraclough B. Suicide as an outcome for mental disorders. A meta-analysis. Br J Psychiatry 1997 ; 170 : 205–28.

[6] Jougla E, Pequinot F, Chappert JL, et al. La qualité des données de mortalité sur le suicide. Rev Epidemiol Santé Publique 2002 ; 50 : 49–62.

[7] Palmer BA, Pankratz S, Bostwick JH. The lifetime risk of suicide in schizophrenia A reexamination. Arch Gen Psychiatry 2005 ; 62 : 247–53.

[8] Pritchard C. New patterns of suicide by age and gender in the United Kingdom and the Western World 1974–1992 ; an indicator of social change ? Soc Psychiatry Psychiatr Epidemiol 1996 ; 31 : 227–34.

22.3. Psychopathologie et psychothérapie des patients suicidaires

M.L. Bourgeois, I.D. Note

Outre les « fonctions » attribuées par E.L. Stengel et N.G. Cook [10] aux parasuicides et le syndrome présuicidaire de H. Ringel [7], les comportements suicidaires ont suscité des interprétations variées. Par exemple, pour K.A. Menninger, trois compo-santes plus ou moins conscientes pouvaient être discernées : • désirdesetuer;• désird'êtretué;• désirdetuerquelqu'und'autre.

Pour E. Schneidman, fondateur de la suicidologie et du centre de prévention du suicide à Los Angeles, le comportement suicidaire correspon-dait à une douleur psychique insupportable (Psychache).Le modèle théorique actuellement prévalent est celui qui associe vulnérabilité et événements stres-

sants, « paradigme diathèse-stress-désespoir ». On peut ainsi retrouver les éléments suivants : • desstresseursdutypepertesdiversesetproblè-

mes de santé ; • untroublepsychiatrique(axeI,spécialementdu

type trouble de l'humeur, abus de substance et schizophrénie) ;

• unepersonnalitépathologique(axeII,spéciale-ment état limite borderline) ;

• des perturbations émotionnelles avec colère,dépression, désespoir, impuissance, culpabilité, anxiété/panique, anhédonie, insomnie, altéra-tion de l'attention et de la concentration ;

• rigidité cognitive,déficitpour la résolutiondeproblèmes et le coping ;

• isolement relationnel et limitation du supportsocial ;

Page 8: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Partie III. Psychopathologie

• untroubleducontrôledesimpulsions(abusdesubstance, agressivité, prise de risques et acting out sexuel) ;

• ruminations suicidaires et comportementsassociés.

Depuis A.T. Beck et al., on insiste sur le rôle cru-cial du désespoir constamment retrouvé et mesu-rable par l'échelle de désespoir de Beck [1, 3, 4]. B.A. Alford et AT Beck ont proposé 10 axiomes pour les thérapies cognitives [1] : • rôlecentraldes schémas, structurescognitives

pourvoyeuses de significations ; • cesschémascontrôlentdiverssystèmespsycho-

logiques (comportement, émotion, attention, mémoire, etc.) ;

• interactivité entre différents systèmespsychiques

• chaque catégoriede signification impliquedespatterns spécifiques d'émotion, attention, mémoire, comportement, spécificité du contenu cognitif

• lesdistorsionscognitivesetlesbiaisdesignifi-cation sont dysfonctionnels

• lesdistorsionscognitivesinduisentdesvulnéra-bilités cognitives de la dépression exposant à des syndromes spécifiques

• la psychopathologie résulte des significationserronées, facteurs d'inadaptation avec la fameuse triade cognitive concernant le soi, l'en-vironnement, les autres et le futur.

• deuxniveauxdesignification:

– objectif ou partagé par la communauté,– personnel ou privé ;

• troisniveauxcognitifs:

– préconscient, non intentionnel, automatique,– conscient,– métacognitif avec conception et adaptation

réaliste, rationnel ; • les schémas sont des structures télénomiques,

supposés faciliter l'adaptation à l'environne-ment ; ainsi, un état psychologique ne peut être qualifié d'adaptatif ou inadapté en soi mais seu-lement en relation avec le contexte.

La voie finale commune du fonctionnement psy-chologique réside dans les cognitions. On a donc

55

un modèle intégratif et un modèle interaction-niste. A.T. Beck (1996) a proposé le concept de mode, organisation structurale contenant des schémas cognitifs. Il s'agit de « sous-organisa-tions spécifiques » à l'intérieur de l'organisation de la personnalité et contenant les éléments des systèmes de base de la personnalité : cognition (traitement de l'information), affectivité, com-portement, motivation. Il y a diverses structures de schémas : affective, comportementale, motiva-tionnelle. Il convient d'y ajouter le système phy-siologique. Le mode est donc un « réseau intégré cognitif, affectif, comportemental » qui déclenche une réponse synchrone aux exigences extérieures du milieu et met en œuvre les prescriptions et exi-gences internes et les objectifs et ambitions. Dans le système cognitif s'intègrent l'interprétation et la signification avec intégration des données actuelles de la mémoire. L'essentiel des efforts thérapeutiques porte sur les niveaux les plus conscients du système cognitif, impliquant cepen-dant le domaine préconscient et métacognitif. La figure 22.3 résume cette conception beckienne de la machinerie mentale, ce modèle cognitivo-comportemental suicidaire, suggérant différents niveaux d'intervention thérapeutique [5–10].M.D. Rudd et al. proposent un inventaire prélimi-naire pour évaluer le « mode suicidaire » et mettre en route une prise en charge systématisée [8, p. 36-7]. Ils font donc l'inventaire des vulnéra-bilités prédisposantes, des motivations et compor-tements suicidaires, de l'activation du système physiologique, des événements déclencheurs exté-rieurs et internes, le système de croyance suicidaire et le système affectif avec les états dysphoriques (douleur psychique). Est proposé un protocole sys-tématisé de prise en charge : 20 séances d'une heure chacune. Sont ciblées six compétences de base dans les domaines suivants : résolution de problèmes ; régulation émotionnelle ; self monito-ring ; tolérance aux états de détresse ; habiletés interpersonnelles (assertivité) ; gestion de la colère. Outre le traitement de ces déficits, il s'agira d'amé-liorer l'aptitude à faire face (coping adaptatif) et la résilience, en modifiant le contenu structural du système de croyance suicidaire. Un autojournal quotidien précisera les failles adaptatives. Outre la motivation réelle pour le changement, cette prise en charge requiert temps, énergie et constance. Vingt-cinq à 50 % des séances reprendront l'in-ventaire et le repérage des déficits des compétences

4

Page 9: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Chapitre 22. Comportements suicidaires

Facteurs de vulnérabilité (facilitateurs) Déclencheurs et stresseurs potentiels(schémas orienteurs)

– Diagnostics psychiatriques (axes I et II) – Internes: pensées, souvenirs, images,

– Externes: contexte, situation, lieux,

présence ou non de personnes

Système cognitif suicidaire

– TS antérieures

– Comportements préparatoires, dispositions

– Plans et répétitions préparatoires

– Tentatives de suicide

– Activation du système nerveux autonome

– Activation sensorimotrice

financières, assurance-vie, acquisition de moyens

– Traumas, négligence, abus dans l'enfance

– Idées suicidaires

– Désespoir

– Triade cognitive (soi, autres, futur)

– Croyances conditionnelles

– Règles personnelles

– Colère, tristesse, angoisse culpabilité,

honte, humiliation, abattement, sentiment

d'être blessé, déçu

Système affectif : dysphorie (émotionnégative)

– Stratégies compensatoires

– Modeling parental

Système motivationnel et comportemental

Système physiologique, activation hyperéveil

(focalisation, attention sélective)

Intention de mourir

pour se suicider

sentiments, sensations physiques

Figure 22.3. Modèle cognitif de la conduite suicidaire (mode) selon Beck [8].

adaptatives en détaillant les différents contenus. On peut cibler 20 minutes pour la gestion de la colère, 20 minutes pour la tolérance à la détresse et 20 minutes pour l'affirmation de soi.À la lecture des ouvrages de langue anglaise [6, 8, 10], on voit la place envahissante qu'occupent le souci d'éviter les procès et la constitution de dossiers clini-ques attestant de la prise en charge du patient suici-daire, des mesures préventives et de l'information.

Références [1] Alfort BA, Beck AT. The integrative power of cogni-

tive therapy. New York : Guilford Press ; 1997. [2] Anaes. La crise suicidaire, reconnaître et prendre en

charge. Paris : John Libbey ; 2001. [3] Beck AT, Brown G, Berchick RJ, et al. Relationship

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[10] Stengel EL, Cook NG. Attemped suicide. Its social significance and effects. London : Oxford University Press ; 1958.

Page 10: Manuel de psychiatrie || Comportements suicidaires

Partie III. Psychopathologie

22.4. Psychobiologie et génétique des conduites suicidaires

P. Courtet

Plus de 90 % des sujets qui décèdent par suicide présentent au moment de leur geste un trouble psy-chiatrique, la plupart du temps un trouble de l'hu-meur [7]. Néanmoins, même dans ce groupe de sujets à risque, la majorité des individus ne réali-sent jamais de conduite suicidaire (tentative de suicide ou suicide abouti). Cela est expliqué par le fait que les facteurs de stress, qu'il s'agisse de dépression ou d'événements de vie stressants, aboutissent à un geste suicidaire seulement chez les individus vulnérables [8, 9]. Les facteurs cliniques qui sous-tendent cette vulnérabilité sont de diffé-rentes natures : • des traitsdepersonnalité comme l'impulsivité

agressive qui s'expriment par la colère ou la vio-lence, ainsi que le pessimisme/désespoir ;

• lesantécédentsdetentativedesuicide;• lesantécédentsfamiliauxdeconduitesuicidaire

(TS et suicides).

Neurobiologie des conduites suicidaires

Sur le plan neurochimique, un ensemble d'anoma-lies du système de la sérotonine ont été associées à la vulnérabilité suicidaire. Le dysfonctionnement sérotoninergique a été initialement mis en cause dans la physiopathologie de la dépression. Toutefois, la recherche des marqueurs biologiques de la dépression a finalement abouti à l'observa-tion que ce dysfonctionnement serait en fait lié à l'existence d'antécédents de tentative de suicide chez les patients déprimés. En effet, des taux abais-sés dans le liquide céphalorachidien du principal métabolite de la sérotonine, l'acide 5-hydroxy-indole acétique, ont été mis en évidence chez les patients déprimés ayant fait une TS par rapport aux déprimés sans antécédent de TS [1]. Les taux bas de 5-HIAA pourraient constituer un trait bio-chimique dans la mesure où ils pourraient prédire la survenue de futurs suicides ou tentatives de sui-cides [10]. Un autre indice du fonctionnement

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sérotoninergique est fourni par la mesure des taux de prolactine en réponse à une administration aiguë de fenfluramine (agoniste indirect qui pro-voque une libération aiguë de 5-HT puis bloque son transporteur). Chez les sujets ayant des anté-cédents de TS, la réponse à ce test est émoussée par rapport aux sujets sans antécédent de TS. Au total, plusieurs indices biochimiques du système séroto-ninergique révèlent qu'un dysfonctionnement de ce système est impliqué dans la physiopathologie des conduites suicidaires, et ce, indépendamment du type de trouble psychiatrique dont souffrent les sujets (dépression, schizophrénie, troubles de la personnalité) [revue in 7].Le dysfonctionnement sérotoninergique est régu-lièrement associé aux tentatives de suicide violen-tes, ou létales. D'autre part, les traits de personnalité tels que l'agressivité et l'impulsivité sont des fac-teurs de risque des conduites suicidaires et des comportements violents. Les données récentes de psychobiologie montrent une corrélation signifi-cative entre la diminution de l'activité sérotoni-nergique centrale et les comportements violents impulsifs, l'impulsivité-agressivité, l'irritabilité, l'hostilité et les conduites antisociales. De la même façon que les taux bas de 5-HIAA ont une valeur prédictive de la survenue d'un futur suicide chez des suicidants, ils ont une valeur prédictive de la survenue d'un crime impulsif chez des criminels impulsifs. La relation trifactorielle, conduites sui-cidaires — agressivité impulsive — dysfonction-nement sérotoninergique, permet de considérer que la fonction sérotoninergique centrale sup-porte un mécanisme inhibiteur, et qu'une défi-cience de cette fonction aurait pour résultats une impulsivité et une agressivité plus importantes, qu'il s'agisse de conduites d'autodestruction comme les conduites suicidaires, ou d'actes agres-sifs à l'égard d'autrui.Les études post-mortem de cerveau de sujets décé-dés par suicide ont permis d'observer une diminu-tion du nombre de transporteurs de la sérotonine et une augmentation (peut-être compensatrice) des récepteurs post-synaptiques 5-HT1A et 5-HT2A,

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Chapitre 22. Comportements suicidaires

tout particulièrement au niveau de la partie ven-tromédiane du cortex préfrontal. Cette anomalie est une fois encore indépendante de l'effet de la dépression et pourrait donc être spécifique du sui-cide [7]. La convergence d'anomalies retrouvées au niveau du cortex préfrontal ventromédian indique le rôle clé de cette région du cerveau dans la vulné-rabilité suicidaire.Cette région du cerveau est impliquée dans l'inhi-bition comportementale et cognitive, les lésions situées à ce niveau entraînant une désinhibition. Les travaux cliniques et neurobiologiques pour-raient s'intégrer pour proposer l'hypothèse sui-vante. L'objectif premier du suicide est souvent de faire cesser une émotion insupportable (la douleur morale, la colère ou la honte), cette émotion étant une réponse à un stresseur tel que la dépression et/ou un stimulus aversif. Le dysfonctionnement sérotoninergique au niveau du cortex ventromé-dian entraîne un dyscontrôle de l'agressivité qui pourrait à son tour conduire à une propension accrue aux passages à l'acte (vulnérabilité) lorsque les sujets sont soumis à des facteurs de stress, envi-ronnementaux ou psychiatriques (dépression).Les systèmes noradrénergique et dopaminergi-que, bien que largement moins étudiés, sont éga-lement perturbés dans les conduites suicidaires (CS). Les indices évocateurs d'un dysfonctionne-ment du système noradrénergique pourraient refléter l'effet du stress. Ainsi, l'hyperactivité cor-ticale occasionnant une libération de noradréna-line en réponse au stress entraînerait, du fait de la réduction du nombre de neurones noradrénergi-ques observée dans le locus coeruleus, une déplé-tion noradrénergique induisant en retour une augmentation du nombre de récepteurs alpha2 et de l'activité de la tyrosine-hydroxylase, enzyme de synthèse de la noradrénaline. La déplétion noradrénergique consécutive pourrait sous- tendre le désespoir, dimension psychologique associée à la vulnérabilité aux CS. Trop peu d'étu-des ont examiné le système dopaminergique pour proposer des résultats cohérents.

Du risque familial à la vulnérabilité génétique spécifique

Si l'existence de formes familiales de suicide est connue de longue date, les études de génétique

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épidémiologique, qu'il s'agisse d'études familiales, d'adoption ou de jumeaux, suggèrent l'existence d'un facteur de vulnérabilité génétique aux CS [2]. L'héritabilité pour les tentatives de suicide graves est estimée à environ 55 %. Ces études permettent de retenir plusieurs enseignements : • lavulnérabilitéfamilialeougénétiqueestcom-

mune aux tentatives de suicide et au suicide qui représentent un même phénotype (passage à l'acte), l'idéation suicidaire représentant un autre processus ;

• la vulnérabilité génétique aux conduites suici-daires n'est pas le simple reflet de la vulnérabi-lité aux différents troubles psychiatriques qui se compliquent souvent de CS, comme la dépres-sion, la schizophrénie, l'alcoolisme, etc. Au contraire, il est désormais possible de considé-rer que la vulnérabilité familiale ou génétique aux CS est spécifique et qu'elle est indépendante ou additive de la vulnérabilité aux troubles psy-chiatriques. Cela renforce l'idée selon laquelle l'existence d'un trouble psychiatrique est une condition nécessaire mais non suffisante à la survenue d'une CS et que la présence d'une vul-nérabilité spécifique aux CS soit nécessaire pour sa survenue ;

• silatransmissionfamilialedurisquesuicidairen'est pas liée à la transmission des troubles psy-chiatriques, elle est liée à la transmission au sein des familles des traits de personnalité impul-sifs-agressifs. En pratique, les cliniciens doivent rechercher systématiquement les antécédents familiaux de tentatives de suicide et de suicides aboutis, ainsi que l'existence de traits de person-nalité en rapport avec la propension à agir sous l'emprise de la colère, chez le sujet évalué mais aussi chez ses apparentés.

Vers l'identification de gènes de vulnérabilité aux conduites suicidaires

L'observation de l'existence de facteurs génétiques dans la vulnérabilité aux CS a légitimement conduit à la réalisation d'études de biologie molé-culaire afin d'identifier précisément les gènes impliqués. L'importance du rôle de l'activité séro-toninergique dans la vulnérabilité suicidaire et

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Partie III. Psychopathologie

son contrôle génétique justifient d'étudier en priorité les gènes codant pour des protéines impli-quées dans le métabolisme de la sérotonine, qui sont donc naturellement des « gènes candidats » de vulnérabilité pour les CS [revue in 4]. Brièvement, soulignons que de nombreuses étu-des et des méta-analyses suggèrent que des poly-morphismes du gène codant pour l'enzyme de synthèse de la sérotonine, la tryptophane-hydroxylase, et du gène codant pour le transpor-teur de la sérotonine sont impliqués dans la vulnérabilité aux conduites suicidaires, ou dans des sous-types particuliers : TS violentes, TS répé-tées [4, 5, 11]. Il est intéressant de noter que ces polymorphismes sont également associés aux modifications biochimiques précédemment décrites. Enfin, plusieurs travaux ont montré la contribution de ces mêmes gènes sur les traits de personnalité impliqués dans la vulnérabilité sui-cidaire (colère, impulsivité) [revue in 4]. En conclusion, la vulnérabilité génétique aux CS serait médiée, au moins en partie, par des gènes sérotoninergiques qui modulent également l'ex-pression de certaines dimensions de personnalité associées aux CS.

Gènes, environnement et réactivité au stress

La composante génétique ne représente qu'une part de la vulnérabilité aux CS dans laquelle inter-viennent aussi de nombreux facteurs environne-mentaux. Ainsi, la maltraitance pendant l'enfance, qu'il s'agisse d'abus physiques, d'abus sexuels ou de négligences, entraîne de façon persistante une diminution de l'activité sérotoninergique et une plus grande impulsivité, contribuant au risque suicidaire accru à l'âge adulte. D'autre part, la maltraitance dans l'enfance pourrait induire une sensibilité accrue aux stress qui fait intervenir le système noradrénergique, le cortisol et l'axe hypo-thalamo-hypophyso-surrénalien, en interaction avec le système sérotoninergique. Des travaux très récents montrent que les facteurs génétiques se combinent aux facteurs environnementaux pour conférer une vulnérabilité suicidaire. Ainsi, tous les sujets victimes de maltraitance dans l'enfance ou soumis à des événements de vie négatifs ne sont pas à risque de CS et seuls ceux qui portent

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un génotype particulier du gène du transporteur de la sérotonine auront un risque augmenté de CS [3]. Ces données ne résument pas à elles seules les interactions gènes – environnement impliquées dans la constitution d'une vulnérabilité suicidaire, ni dans la survenue d'une CS, mais elles indiquent que les cliniciens doivent considérer l'ensemble de l'histoire d'un sujet pour évaluer soigneusement le risque suicidaire et pour promouvoir des actions de prévention.

Perspectives

En dépit de l'existence de modèles cliniques inté-gratifs des facteurs de risque suicidaire, il est encore douloureux de constater que l'évaluation clinique seule est insuffisante pour prédire la sur-venue éventuelle d'une conduite suicidaire. Les progrès de la génomique en psychiatrie devraient permettre de mieux appréhender les mécanismes complexes mis en jeu dans la physiopathologie des CS, afin de mieux caractériser les phénotypes à risque de suicide ainsi que les futures cibles thérapeutiques.Le développement de la neuropsychologie permet de mieux appréhender les mécanismes cérébraux mis en cause dans la vulnérabilité suicidaire, indépendamment de la dépression. Par exemple, il a été montré récemment que les sujets suicidants présentaient des anomalies de « prise de décision », renforçant l'hypothèse de l'existence d'un dys-fonctionnement du cortex préfrontal ventromé-dian chez ces sujets [6]. Les progrès de l'imagerie cérébrale et de ses applications en psychiatrie ten-tent actuellement d'objectiver les modes d'activa-tion des différentes régions cérébrales mises en jeu dans les processus suicidaires, ainsi que le rôle des différents systèmes de neurotransmission in vivo.Les progrès réalisés dans la compréhension de la physiopathologie des conduites suicidaires per-mettent de placer dans une perspective clinique l'approche des phénomènes de vulnérabilité. La psychopharmacologie adopte ainsi une approche transnosographique, puisque de nombreuses étu-des ont permis de montrer un effet sur la préven-tion des passages à l'acte impulsifs-agressifs, des conduites suicidaires et des comportements vio-lents avec l'utilisation de différentes molécules à

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Chapitre 22. Comportements suicidaires

impact sérotoninergique. À n'en pas douter, il s'agit d'une approche pragmatique clinique perti-nente qui nécessite actuellement de la part des cli-niciens une évaluation clinique particulière et très différente de l'approche classique nosographique. Parallèlement, le développement des thérapies cognitives permet d'identifier des cibles plus pré-cises accessibles à des techniques particulières adaptées à chaque indication.

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22.5. Organisation de la prévention du suicide en France

J.-L. Terra

Le suicide appartient aux grandes causes de mor-talité prématurée et évitable. La sensibilité au pro-blème et la volonté collective de prévenir le suicide deviennent de plus en plus patentes alors qu'il est la cause, chaque année, d'environ 10 500 décès avec un taux annuel de 17 pour 100 000 habitants selon les données de 1999 à 2001 [4].La structuration de sa prévention en France a pro-gressé par étapes. Les incitations majeures à la mise sur l'agenda politique sont venues du Conseil économique et social, du Haut comité pour la santé publique et des Conférences régionales et nationale de santé au milieu des années quatre-vingt-dix. Les Programmes régionaux de santé développés dans les régions volontaires consti-

tuent un premier ensemble d'actions concrètes issu de ces incitations.Une approche plus globale et systématique de la prévention est atteinte avec la stratégie nationale qui a été annoncée en septembre 2000 par le ministre de la Santé. Cette stratégie est décrite chaque année dans une circulaire ministérielle et les différentes actions décrites reçoivent un finan-cement [12]. Ce programme de prévention a été conçu après l'examen des stratégies développées par les autres pays dotés d'un programme. Depuis, la volonté collective s'inscrit dans la plupart des dispositifs de prévention. Ainsi, la première loi de santé publique dont s'est dotée la France, le 9 août 2004, inclut celle-ci dans son objectif numéro 2

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Partie III. Psychopathologie

avec une réduction de 20 % en 5 ans [16]. La pré-vention du suicide figure aussi dans le plan de psychiatrie et de santé mentale adossée au plan de détection et de traitement de la dépression. Le sui-cide fait partie aussi des risques auxquels ont à faire face les établissements de santé. La deuxième version du manuel d'accréditation de la Haute autorité en santé inscrit ce risque comme vigi-lance à construire [16]. La prévention du suicide des personnes détenues représente aussi une prio-rité affichée [14].Nous allons envisager les principales actions qui découlent de la stratégie nationale. Il ne sera pas possible de reprendre ici les initiatives locales ou nationales antérieures à celle-ci. Il est d'ailleurs difficile de cerner précisément l'impact de la stra-tégie qui s'intègre aux objectifs et au fonctionne-ment régulier des différentes organisations par une diffusion progressive.Le classement des actions visant à réduire le sui-cide est assez complexe. Nous prendrons comme l'architecture générale de la prévention du suicide les niveaux suivants : • la promotion de la santé : tout ce qui permet de

façon non spécifique de répondre aux besoins des individus en termes de bien-être physique, psychique et social ;

• la prévention du suicide : toutes les actions indi-viduelles et collectives qui agissent sur les prin-cipaux déterminants du suicide, comprenant l'identification des personnes à risque, le dia-gnostic et le traitement des troubles psychiques susceptibles de créer une souffrance majeure, ainsi que toutes les mesures générales qui limi-tent l'accès aux moyens du suicide ;

• l'intervention en cas de crise suicidaire compre-nant les actions appropriées à chacune des éta-pes de la crise : les phases d'idéation, d'intention, de programmation et de mise en œuvre de l'acte suicidaire ;

• la postvention suite à un suicide : ensemble des actions pour la prise en charge des personnes qui ont vu la scène, assuré les secours, ceux qui avaient noué une relation d'attachement avec cette personne (familles, amis, professionnels, bénévoles), et pour limiter le phénomène de contagion et d'imitation par suicide auprès des personnes vulnérables. Cette postvention peut inclure l'analyse causale des suicides afin de

56

favoriser le retour d'expérience pour améliorer la prévention.

La stratégie nationale d'actions face au suicide comprend les axes suivants : • améliorer le repérage et l'intervention auprès

des personnes en crise suicidaire ; • limiterl'accèsauxmoyensdusuicide;• améliorerlapriseenchargedessuicidants;• améliorerlaconnaissanceépidémiologique.

Améliorer le repérage et l'intervention auprès des personnes en crise suicidaire

Une conférence de consensus

L'action qui vise à améliorer le repérage des per-sonnes suicidaires a pour mécanisme principal la formation à l'intervention de crise. Le contenu de cette formation se fonde sur la conférence de consensus « La crise suicidaire : reconnaître et prendre en charge » réalisée par la Fédération française de psychiatrie (FFP) et financée par la Direction générale de la santé (DGS). Elle a per-mis l'introduction de la notion de crise suicidaire et une actualisation des connaissances dans le domaine de la prévention du suicide [14, 17].Les conférences de consensus ont un véritable impact sur les pratiques professionnelles dans la mesure où la diffusion des recommandations est prolongée par des actions d'implémentation.

Une formation de formateurs

Afin de favoriser la diffusion des conclusions de la conférence de consensus sur la crise suicidaire, une formation de formateurs a été organisée par la DGS. L'objectif est de disposer de personnes ressources, légitimes et compétentes, dans les régions pour répondre aux nombreuses deman-des de formation. Cette action est incluse dans la stratégie nationale d'action face au suicide qui fait l'objet chaque année d'une circulaire ministérielle.La DGS a prévu dans un premier temps une for-mation de formateurs destinée à des binômes

0

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Chapitre 22. Comportements suicidaires

d'enseignants des équipes universitaires de psychia-trie et de psychologie de chacune des 26 régions. Ce choix a été dicté afin de favoriser l'introduction du contenu de la conférence dans les enseignements initiaux et continus. Elle a été étendue ensuite aux psychiatres et psychologues non universitaires et à quelques travailleurs sociaux, infirmières et enseignants de l'École nationale d'administration pénitentiaire, particulièrement investis dans la prévention du suicide.Au mois de juin 2005, 230 formateurs ont bénéfi-cié de l'une des 11 sessions de formation réalisées depuis fin 2001. Cette formation financée par la DGS est effectuée en séminaire résidentiel. Le programme, sur 3 jours et demi, permet d'aborder en détail le contenu et les aspects pédagogiques.

Des formations dans les différentes régions

Les formateurs doivent ensuite réaliser trois for-mations par an pendant 3 ans pour les interve-nants professionnels et bénévoles des différents milieux : sanitaire, social, enseignement, travail, pénitentiaire, police, gendarmerie, etc. Les béné-ficiaires de ces formations sont aux aussi les écou-tants des centres de téléphonie sociale qui apportent leur soutien aux personnes en détresse.La capacité de formation est actuellement d'au moins 6 000 personnes par an. Ce chiffre qui peut paraître élevé doit être comparé aux 100 000 per-sonnes formées en Finlande, pays dont la taille est peu comparable avec la France. Le nombre de per-sonnes formées à l'intervention suicidaire n'a pas été évalué encore en dehors du milieu pénitenti-aire où il avoisine les 5 000.La formation dispensée dans les régions, associe des données théoriques et des pratiques à l'aide d'une série de mises en situation sur une trame clinique préétablie. Les intervenants formés doi-vent être aptes à intervenir auprès d'une personne en crise afin qu'elle puisse bénéficier, au plus tôt dans sa trajectoire de souffrance, d'un acte adapté qui n'est ni un soin, ni une psychothérapie.Cette intervention vise à [14] : • entrer en contact et nouer une relation de

confiance ; • repérerunecrisesuicidairesoussesdifférentes

formes et à ses différents stades ;

56

• conduire une entrevue pour aborder la souf-france de la personne en crise, permettre l'ex-pression des émotions et nouer une relation de confiance ;

• évaluerl'urgence,c'est­à­direexplorerl'idéationsuicidaire, l'existence d'un scénario (où, quand, comment, avec quoi ? ) et la dangerosité sui-cidaire ;

• intervenir,alerteretorienterselonledegréd'ur-gence et de dangerosité.

Une telle organisation suppose que les interve-nants de différents niveaux partagent une culture commune sur le suicide et sa prévention. Ils ont besoin, pour être « successivement ensemble » sur une trajectoire de souffrance afin de proposer un soutien et des soins cohérents et pertinents, de se connaître, de se comprendre et de se faire confiance réciproquement. Pour ces raisons les formations sont dispensées de préférence de façon territoriale en associant des personnes qui inter-viennent dans les différents champs. Il semble que la diversité des participants favorise une culture des convergences plus que des différences.

Limiter l'accès aux moyens de suicide

La réduction de l'accessibilité aux moyens est sou-vent conçue a priori comme sans efficacité selon l'idée que les personnes suicidaires sont bien déci-dées à mourir et qu'elles trouveront toujours un moyen. Les actions conduites dans différents pays ou localités démontrent le contraire [6, 13].La limitation de l'accès aux moyens du suicide constitue un axe de prévention relativement orphelin en France en dehors des dispositions légales relatives à la sécurité intérieure pour reti-rer une arme à feu à une personne qui a un projet de d'homicide et/ou de suicide. Il est l'objet de dis-torsions cognitives importantes car la peur des antidépresseurs semble très supérieure à celle sus-citée par les armes à feu au travers des médias. Pourtant, il y a presque 3 000 suicides par arme à feu chaque année en France.La diminution de l'accessibilité aux armes à feu serait la première mesure prioritaire pour dimi-nuer le nombre de suicides. La diminution de

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Partie III. Psychopathologie

l'accessibilité aux armes à feu est justifiée par le fait que la présence d'une arme à feu dans une maison multiplie par 5 le risque de suicide, par 9 si elle est conservée chargée et seulement 3 si les consignes d'entreposage sécuritaire sont respec-tées. Environ 22 % des foyers français détiennent au moins une arme à feu [10, 11]. Le retard de la France dans ce domaine est un paradoxe quand on examine les investissements pour réduire des risques où le nombre de décès est très inférieur. Cette action pourrait être intégrée aux autres actions pour améliorer la sécurité domestique. L'Institut national de prévention et d'éducation à la santé (INPES) pourrait jouer un rôle essentiel dans ce domaine [16].Les entreprises de transport public comme les dif-férents métros et la SNCF ont des plans d'action pour limiter l'accès aux voies. Des actions de for-mation des personnels sont en cours pour détec-ter, sur les quais, les comportements évoquant les préparatifs d'un suicide.La réduction de l'accès aux moyens peut porter sur d'autres mesures comme la prescription des médicaments ou encore en limitant la publicité faite au suicide et aux moyens de suicide. Le phé-nomène d'imitation du suicide peut être limité par la façon dont la presse relate les suicides. Il existe un risque à dire que la personne décédée avait tout pour être heureuse, que son suicide est un acte de courage ou si l'on fait la publicité du moyen utilisé.

Améliorer la prise en charge des suicidants

L'amélioration de la prise en charge des suicidants, afin de diminuer le taux de récidive, est un axe prioritaire en France suite aux recommandations de l'Anaes en 1998 [1]. Des évaluations de prati-ques professionnelles sont organisées conjointe-ment par le réseau des correspondants de l'HAS et les responsables régionaux de la prévention du suicide au sein des Drass (Directions régionales et départementales des affaires sanitaires et socia-les) dans les services hospitaliers d'urgence. Les équipes hospitalières ont montré, grâce à cette autoévaluation, que l'articulation entre les soins hospitaliers et dans la communauté était le

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maillon faible de la prise en charge. Cet axe reste prioritaire dans le plan psychiatrie et santé men-tale. Un des défis sera de mieux définir le profil clinique des suicidants qui peuvent bénéficier d'une indication d'hospitalisation et de ceux qui peuvent être d'emblée pris en charge en ambulatoire.

Améliorer la connaissance de la situation épidémiologique

Cet axe se concrétise avec l'implication de structures de recherche comme l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) [8] avec notamment une expertise collective sur les autopsies psychologiques et la présence de pro-jets sur la prévention du suicide dans les Programmes hospitaliers de recherche clinique (PHRC). Les autopsies psychologiques sont réali-sées auprès des proches des personnes décédées par suicide et sont à distinguer de la postvention [3].Le nombre d'équipes de recherche sur le thème, encore réduit, est en augmentation. La participa-tion croissante aux congrès du Groupement d'étu-des et de prévention du suicide est un témoin de l'intérêt porté à cette prévention. Le champ de la recherche reste encore très faible pour le suicide des personnes âgées, les suicides en institution et pour les facteurs de protection du suicide. Le délai avec lequel sont encore communiquées les don-nées de mortalité nationale incite peu aux recher-ches évaluatives.

Autres actions

Personnes détenues

La prévention du suicide dans les établissements pénitentiaires est un défi constant auquel sont confrontées les équipes pénitentiaires et sanitai-res. Une réelle organisation peut être constatée pour détecter et prendre en charge les personnes en détresse [15]. Cette organisation perfectible fait l'objet d'actions d'amélioration en particulier avec la formation conjointe des personnels pénitentiai-res et sanitaires.

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Chapitre 22. Comportements suicidaires

Personnes atteintes de dépression

L'amélioration du diagnostic et du traitement de la dépression par les médecins généralistes lors de l'expérience de l'île de Gotland entraîne une dimi-nution des arrêts de travail, des hospitalisations et diminue de 50 % le suicide chez les femmes [13]. Le plan psychiatrie et santé mentale inclut plu-sieurs actions pour faciliter la détection, l'évalua-tion et le traitement des états dépressifs [9].

Patients hospitalisés ou après la sortie

Une population plus particulièrement à risque est représentée par les personnes hospitalisées en psy-chiatrie et à un moindre degré en hôpital général, ce qui représenterait environ 5 % des suicides selon les données internationales [5]. Le séjour hospitalier peut être motivé par une crise suicidaire et/ou une décompensation de la maladie. Pendant la phase d'hospitalisation, la fréquence du suicide est de l'or-dre de 1 décès pour 1 000 admissions en psychiatrie (1 pour 10 000 en hôpital général), surtout en début de séjour. Dans les 4 semaines après la sortie d'une hospitalisation en psychiatrie, le risque relatif est de 100 pour les femmes et de 200 pour les hommes [7, 9, 10]. Ces décès représentent 10 à 15 % de l'ensem-ble des suicides et si on les ajoute aux décès pendant le séjour, cela représente environ 1/5e de l'ensemble des suicides. La prévention du suicide pour les patients traités en psychiatrie devrait bénéficier d'améliorations pour l'évaluation de la détresse psy-chique et pour diminuer celle-ci [2].

Personnes âgées en institution

Les personnes en maison de retraite constituent une population à risque, notamment lors du pro-cessus de placement. Les chiffres des suicides dans les établissements sociaux et médico-sociaux ne sont pas disponibles. Quelques équipes commen-cent à construire des réseaux de prévention du sui-cide pour les personnes âgées vivant à leur domicile ou dans les établissements médico-sociaux.

Personnes endeuillées

Pour ce domaine de postvention, il n'y a pas actuellement de recensement des groupes d'en-deuillés par suicide. Des associations comme

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Jonathan Pierres Vivantes organisent des rencon-tres entre parents endeuillés. La structuration de l'offre serait à soutenir dans les différentes régions. Une conférence de consensus sur ce thème est en cours de préparation avec la Fédération française de psychiatrie pour faire le point sur les recom-mandations actuelles.

Conclusion

L'enjeu de santé publique dans ce domaine est de lutter contre ce phénomène en organisant le meilleur système de détection et de protection de la souffrance sur la trajectoire des personnes les plus vulnérables. Le suicide est souvent perçu comme une catastrophe individuelle, chaque cas étant strictement unique. Un défi est de montrer qu'il s'agit d'une « catastrophe en miettes » qui obéit, en fait, à certaines lois générales autour des-quelles la prévention sera structurée. La préven-tion du suicide est à concevoir comme la gestion d'un risque, ce qui impose de détecter et de proté-ger un grand nombre de personnes pour éviter un seul décès. Dans ce sens, la prévention se différen-cie des logiques du soin.En raison de la nature de ses causes profondes, de la longueur de la trajectoire de souffrance, la pré-vention du suicide impose, pour être efficace, plu-sieurs niveaux d'intervention concomitants. Il est ainsi important d'aligner et de synchroniser les processus de prévention. Ceci suppose un décloi-sonnement et la création d'articulations entre les différents acteurs professionnels et non profes-sionnels. La psychiatrie de secteur a un rôle à jouer dans un tel mouvement en raison de son action pour le traitement des maladies mentales. Elle ne peut cependant être qu'un partenaire parmi d'autres tant le champ de prévention est important.

Références [1] Agence Nationale d'Accréditation et d'Évaluation en

Santé. Recommandations professionnelles de prise en charge hospitalière des tentatives de suicide de l'adolescent. Paris : Anaes ; 1998.

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Partie III. Psychopathologie

[3] Beskow J, Runeson B, Asgard U. Psychological autop-sies : methods and ethics. Suicide Life Threat Behav 1990 ; 20 : 307–23.

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[11] Leenars A, Cantor C, Connolly J, et al. Controlling the environment to prevent suicide : international perspectives. Can J Psychiatry 2000 ; 45 : 639–44.

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[12] Ministère de l'emploi et de la solidarité Circulaire n° DGS/SD6C/2001/318 du 5 juillet 2001 relative à la Stratégie nationale d'actions face au suicide 2000–2005 : actions prioritaires pour 2001

[13] Rutz W, von Knorring L, Walinder J. Long-term effects of an educationnal program for general prac-tioners given by the swedish committee for the pre-vention and the treatment of depression. Acta Psychiatr Scand 1992 ; 85 : 83–8.

[14] Séguin M, . Comment désamorcer une crise suici-daire avant la phase aiguë ? Place de la prise en charge psychologique. In : Fédération Française de Psychiatrie La crise suicidaire, reconnaître et pren-dre en charge. Paris : John Libbey Eurotext ; 2001. p. 234–62.

[15] Terra JL. Prévention du suicide des personnes déte-nues, évaluation des actions mises en place et propo-sitions pour développer un programme complet de prévention. In : Rapport de mission remis au garde des Sceaux, ministre de la Justice et au ministre la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées. décembre. 2003

[16] Terra JL. Prévenir le suicide : repérer et agir. Actualités et Dossiers en Santé Publique 2004 ; 45 : 20–5.

[17] Terra JL. La souffrance psychique : le suicide. In : Bourdillon F, Brûcker G, Tabuteau D, editors. Traité de santé publique. Paris : Médecine-Sciences Flam-marion ; 2004. p. 324–8.

22.6. Les unités d'accueil pour suicidantsV. Caillard

La place de l'hospitalisation dans la trajectoire thérapeutique du patient suicidaire ou suicidant est incertaine. Lorsque le comportement suici-daire s'inscrit dans une pathologie psychiatrique avérée (schizophrénie, trouble majeur de l'hu-meur), un temps d'hospitalisation s'impose le plus souvent, et de préférence dans un service de psy-chiatrie polyvalente traditionnelle. En revanche, le recours à l'hospitalisation psychiatrique dans les situations où le comportement suicidaire résulte d'une crise psychosociale, d'un trouble de l'adaptation voire d'un trouble de la personnalité, tout comme le recours à l'hospitalisation tout court, est beaucoup plus discuté [1, 4].

Les cliniciens impliqués dans la prise en charge de la crise suicidaire ou dans la prévention de la réité-ration suicidaire considèrent généralement que la réponse par l'hospitalisation au geste suicidaire peut constituer un renforcement positif et donc, si certaines précautions ne sont pas prises, constituer paradoxalement un facteur de réitération ulté-rieure. D'où la mise en place de programmes de prise en charge de la crise suicidaire fonctionnant essentiellement en ambulatoire [4] et reposant, pour la plupart, sur des techniques cognitivo- comportementales, dont l'un des meilleurs exem-ples est le programme de thérapie cognitive dialectique développé par Marsha Linehan [7],

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Chapitre 22. Comportements suicidaires

initialement pour les sujets borderline, mais appli-qué à toutes sortes d'autres formes de réitérations autodestructrices. Une thérapie familiale brève, reposant sur la théorie de l'attachement, semble aussi offrir des résultats prometteurs (Attachment-Based Family Therapy : ABFT [5]).Pour autant, le recours à un temps d'hospitalisa-tion, à un moment aussi précoce que possible de la crise suicidaire, ne saurait être exclu, et a donné lieu à divers types d'organisation, en centres de crise ou unités d'hospitalisation dédiées à certai-nes populations (adolescents notamment). Pour que l'hospitalisation dans de tels lieux puisse conserver une potentialité thérapeutique, des conditions rigoureuses doivent être respectées. L'hospitalisation en centre spécialisé dans la crise suicidaire doit être un temps privilégié dans la prise en charge globale du patient suicidaire ou suicidant, avec des objectifs précis comme, par exemple, le bilan personnel, familial, psychiatri-que et social d'une première situation de crise, ou l'analyse pluridisciplinaire d'un processus de réi-tération, ou encore le temps d'hospitalisation pour bilan diagnostique. Au-delà, les réhospitalisations itératives sont inutiles voire iatrogènes.Dans notre pays, la conférence de consensus sur la prise en charge de la crise suicidaire diligentée par l'Anaes en 2001 a retenu que tout suicidant (a for-tiori s'il est adolescent), doit être adressé aux urgences d'un établissement de soin en vue d'une triple évaluation somatique, psychologique et sociale, l'évaluation psychologique étant réalisée par un psychiatre et comprenant obligatoire-ment un entretien avec l'entourage signifiant [1]. L'hospitalisation est fortement recommandée, pour toutes sortes de raisons qui, au-delà de l'exis-tence d'une pathologie psychiatrique à évaluer ou du risque de récidive, de l'absence de support social ou de la difficulté d'accès à des soins ambulatoires, sont liées en fait à la commodité de travail sur la crise dans un espace transitionnel permettant d'approfondir l'approche éclectique, biopsychoso-ciale, des déterminants de la crise suicidaire.Il existe plusieurs modèles de services de psychia-trie dédiés aux suicidants ou aux sujets en crise. La tendance actuelle s'oriente sur l'implantation de centres d'accueil distincts de l'hospitalisation psychiatrique traditionnelle, partant de la réalité,

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au-delà des problèmes de promiscuité, que la prise en charge psychiatrique classique, centrée sur le symptôme et la mise en place de protocoles théra-peutiques souvent lourds, adaptée aux troubles mentaux majeurs (psychoses, pathologies thymi-ques sévères et/ou récurrentes, évolutions défici-taires), n'est pas adaptée pour les crises psychosociales ou les ruptures liées à des troubles de la personnalité ou à des troubles thymiques inauguraux [4].Le modèle des centres de crise calqués sur les uni-tés de crise et d'urgences psychiatriques des clini-ques universitaires belges (M. de Clerq), largement inspiré par A. Andreoli [2], s'est donné les moyens de fonctionner avec un temps d'hospitalisation réduit, qualifié de « provisoire » (maximum 48 heures). À l'extrême, notamment dans les pays anglo-saxons, la prise en charge du suicidant, passé le temps somatique, sera exclusivement ambulatoire.D'autres unités se sont organisées de façon plus souple (X. Pommereau à Bordeaux, F. Ladame à Genève, in [6]), avec des temps d'hospitalisation non fixés à l'avance, et des recrutements basés sur l'âge : adolescents ou jeunes majeurs.Pour X. Pommereau, l'hospitalisation du jeune suicidant dans une unité spécifique pour adoles-cents répond à une nécessité, espace de temps et de site qui permet au sujet et à sa famille de don-ner un sens au geste réalisé. L'accueil au centre Abadie de Bordeaux est fondé sur le volontariat du sujet, la prise en compte de l'entourage et la création d'une dynamique de groupe. Mais le cen-tre Abadie (15 lits, jeunes de 15–24 ans, durée moyenne de séjour de 10–15 jours) n'accueille pas que des crises suicidaires et prend en charge d'autres situations, toujours chez le jeune, mais susceptibles de s'inscrire dans une psychopatho-logie plus avérée (troubles du comportement ali-mentaire, troubles de la personnalité sévères).À Genève, le service des « Lits de crise » (ancienne-ment UCA), créé en novembre 1996, d'une capa-cité de 8 lits, situé dans un immeuble locatif voisin de l'hôpital cantonal de Genève, accueille des crises suicidaires graves. Les jeunes (16–18 ans) y sont admis après un entretien d'évaluation et sous contrat d'hospitalisation volontaire d'une durée maximale d'un mois.

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Partie III. Psychopathologie

La prise en charge intensive comprend : des entre-tiens médico-infirmiers quotidiens, des entretiens de famille et de réseaux, des groupes thérapeuti-ques, des thérapies avec médiation (art-thérapie, psychomotricité et psychodrame).Ces deux organisations sont fortement liées au dispositif extrahospitalier ou aux réseaux de soins existants, le séjour hospitalier n'étant considéré que comme l'espace privilégié de travail sur la crise, en lien avec l'entourage, ainsi que de matu-ration d'une demande individuelle qui se prolon-gera le cas échéant sur un travail psychothérapique ou psychiatrique au long cours.Nous avons développé à Caen, depuis 1997, une unité de crise et de post-urgences (UCPU) de 10 lits, reposant sur des principes de fonctionne-ment à la fois similaires et différents, tant il est vrai, comme l'ont souligné divers auteurs, qu'il n'y a pas de recette s'imposant à tout contexte, mais que chaque équipe doit s'approprier les principes qui correspondent le mieux à son cheminement propre.C'est ainsi que l'UCPU de Caen accueille des sui-cidants de tous âges (après 15 ans), la seule res-triction étant que le geste ou la menace suicidaire ne s'inscrive pas dans une pathologie avérée ou dans une trajectoire addictive ou psychopathi-que. Comme ailleurs, le volontariat est la règle. Dans notre expérience, la diversité des généra-tions accueillies (inversement aux structures réservées aux sujets jeunes), même si la pyramide des âges est majoritairement jeune (50 % de moins de 25 ans, 20 % de mineurs), constitue à l'usage un point extrêmement positif, notamment en favorisant le travail intergénérationnel, l'expres-sion des représentations parentales et des proces-sus identificatoires, et en limitant les phénomènes de réverbération et de potentialisation des trou-bles du comportement des adolescents.Nous n'avons pas non plus limité a priori les durées d'hospitalisation mais notre expérience fait que la durée moyenne de sortie d'une crise psychosociale est de l'ordre de la semaine, un peu plus en cas de révélation d'une composante thymique, ou chez les sujets les plus jeunes, notamment dans des confi-gurations familiales perturbées ou en cas d'antécé-dents de maltraitances majeures.Le moment de la sortie de crise est déterminé consensuellement de façon tripartite : sujet,

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entourage, équipe soignante, sachant que si le consensus n'est pas atteint, une sortie qualifiée de « prématurée » peut toujours être prononcée, mais toujours assortie d'un maintien du lien avec l'unité ou d'une orientation thérapeutique matérialisée par une rencontre physique ou téléphonique avec un intervenant d'aval.Le protocole stratégique de sortie de crise suici-daire (PSSCS) élaboré par l'UCPU est fondé sur deux versants : • unversantindividuel,avec:

– d'une part travail sur le syndrome présuici-daire de E. Ringel [9] avec ses trois composan-tes de constriction, d'agression externe impossible, et de fantaisies suicidaires,

– d'autre part utilisation de principes de reca-drage cognitif et de résolution de problèmes ou de développement de compétences ;

• etunversant contextuel reposant sur les princi-pes de psychologie systémique, notamment règle de loyauté, associée à l'implication précoce dans le processus de sortie de crise, de l'entou-rage signifiant.

L'équipe de l'UCPU, comme ailleurs, est pluridis-ciplinaire (médecin, psychologues, assistante sociale, infirmiers, aides-soignants), avec un important travail de régulation (groupes de parole animés par un psychologue extérieur, d'obédience psychanalytique, synthèses hebdomadaires ani-mées par un psychothérapeute systémicien).Le travail de sortie de crise suicidaire est fondé sur la construction d'une alliance thérapeutique ; la seule contrainte imposée au patient est liée à la mise en danger de soi qui a conduit à l'hospi-talisation et reste, en tant que rappel à la réalité, un outil puissant pour imposer les 24 à 48 heu-res nécessaires à l'établissement d'une alliance thérapeutique dans les cas les plus initialement hostiles.Le service est présenté au patient et à sa famille comme un service de suicidologie dont l'objectif minimal est la prévention à court terme de la réci-dive ; le sujet comme sa famille sont invités à satis-faire quatre conditions préludant à la sortie : •maîtrisedurisquedemiseendangerdesoi(ne

plus être en danger) ; • restaurationdesémotions(aller mieux) ;

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Chapitre 22. Comportements suicidaires

• définition «partagée» de la problématique decrise (comprendre et faire comprendre) ;

• apaisement et assentiment de l'entourage à lasortie (rassurer les proches).

Ces quatre conditions sont exposées avec des mots simples, le passage à l'acte n'étant jamais stigma-tisé ou dévalorisé, considéré en fait comme une « chance » à saisir, un appel au changement.Une cinquième « condition » était initialement formulée, et ne l'est plus, tant il est devenu impli-cite que l'engagement dans un travail personnel ou collectif psychothérapique ne se prescrit pas mais survient le plus souvent, « de surcroît », lors-que le travail de sortie de crise s'est effectué en alliance thérapeutique.À cet égard, l'UCPU n'assure pas elle-même le suivi prolongé (au-delà de quelques semaines) des post-crises, mais s'inscrit dans un travail de réseau avec les intervenants, psychiatres publics ou pri-vés, pédopsychiatres, avec le souci de créer la ren-contre, le lien partagé, in situ, avant la sortie, avec les intervenants d'aval. Le sujet connaît donc à l'avance le soignant qu'il ira rencontrer après sa sortie, et le taux de rendez-vous honorés (60 %) s'est avéré supérieur aux autres techniques de prise de rendez-vous. Un travail de comparaison de cohortes a montré que le protocole stratégique de l'UCPU avait abouti à une réduction significa-tive (p = 0,03) des réitérations suicidaires à 18 mois après l'épisode index.Il existe sur le territoire Français d'autres unités plus ou moins spécifiques, dédiées à la crise sui-cidaire (Paris, Angers, Brest, Nantes, Saint-Malo, Clermont-Ferrand, Tours, Saint-Nazaire). Il est à ce stade impossible d'en proposer une synthèse globale, tant les contextes sont différents, les cri-tères d'admission variables (âge, pathologies psychiatriques ou non, etc.), ainsi que les moda-lités de fonctionnement (durée de séjour limitée ou non, file active, organisation du suivi). Un bilan, esquissé en 2009 au ministère de la Santé, reste à faire.Si l'on tente de dessiner les contours de l'hospita-lisation de sujets en crise suicidaire, au travers de notre expérience comme en reprenant d'autres expériences francophones, danoises [8], hollan-daises [10], certaines positives, d'autres négatives, on peut dire que les interventions les plus éclecti-ques, celles notamment qui prennent en compte le

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contexte et l'entourage signifiant, sont les plus efficaces. À l'opposé, les propositions de prise en charge uniquement centrées sur le sujet, souvent d'inspiration comportementale (résolution de problème), s'avèrent décevantes.Le choix d'un temps d'hospitalisation, au décours immédiat d'un geste suicidaire inaugural, ou mar-quant une impasse thérapeutique, peut sembler intéressant car l'hospitalisation peut représenter un espace transitionnel, neutre ou chaleureux. La distance avec l'entourage impliqué, combinée au respect et au travail sur les liens, est favorable à la restauration du contrôle émotionnel.Une gestion comptable de la durée de séjour, limi-tée a priori, fortement demandée par les adminis-trations hospitalières, n'est pas appropriée. Ainsi, nombre d'unités d'accueil pour suicidants ont une limite de durée de séjour de 72 heures, qui ne garantissent pas toujours la totale élimination des toxiques, et est à peine suffisante pour une appro-che contextuelle. Une durée moyenne d'une semaine semble plus raisonnable pour garantir une réelle sortie de crise suicidaire.À condition de maintenir l'énergie mise en jeu dans la crise suicidaire, ces séjours brefs sont l'occasion de mettre en œuvre une évaluation pluridiscipli-naire intensive, tant du sujet, de sa famille, que de son réseau socioprofessionnel. La mise en œuvre de techniques stratégiques dont nous avons donné un exemple à Caen (mais toutes les équipes ont leurs « trucs ») vise à placer le sujet et son entourage dans une forme de contrainte au changement, avec au minimum récupération des mécanismes de défense antérieurs, voire plus, si possible : l'accès à des mécanismes de défense de niveau supérieur.En cas d'échec de l'objectif de bilan exhaustif d'une problématique de crise, et de la mise en place d'une stratégie de changement, la répétition des hospitalisations, au gré des réitérations suici-daires, doit être considérée comme un renforce-ment positif, et faire envisager d'autres modalités de prise en charge, strictement ambulatoires, et plus calquées sur les protocoles adaptés aux sujets borderline.En résumé, l'hospitalisation au décours d'une crise suicidaire n'a de sens que si : • ellen'estpasfocaliséesurlegestesuicidairemais

sur le travail à propos de la crise dont le geste suicidaire a été un court-circuit ;

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Partie III. Psychopathologie

• elleestproposée (hormis lescasdepathologiepsychiatrique connus ou avérés) dans des lieux spécifiques, non stigmatisants, centrés sur l'accueil ;

• elle permet un travail pluridisciplinaire, pre-nant en compte les émotions et les cognitions personnelles en même temps que la dimension relationnelle, les interactions psychosociales ;

• elleprévoitd'embléeunemiseenliendusujetetde son entourage avec les intervenants suscepti-bles de prolonger le travail psychothérapique au-delà de la sortie de crise (nécessité d'un tra-vail en réseau).

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