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LES LANGUES NÉO-LATINES – 106 e année – 4 – n° 363 – Octobre-Décembre 2012 ROUGE PROFOND PRESQUE NOIR. RAYMUNDO GLEYZER ET LE CINE DE LA BASE Joaquín MANZI Université de Paris-Sorbonne CRIMIC La filmographie de l’argentin Raymundo Gleyzer (1942-1976) compte plus de vingt films dont seulement deux longs-métrages, vio- lemment critiques à l’égard du statu quo socio-politique. Le premier est un documentaire, México, la revolución congelada (1970) ; le second, une fiction, Los traidores (1973). À leur sortie les deux films ont eu un effet révulsif sur les pouvoirs politiques mexicain et argen- tin. Lorsqu’on les revoit aujourd’hui, la charge contestataire reste intacte en vertu même de leurs contradictions formelles et discursives. Si l’on s’en tient à Los traidores, il convient de rappeler qu’il résulte d’une pratique cinématographique militante d’extrême-gauche, respectueuse cependant de certaines conventions du cinéma commer- cial et grand public, à savoir une double intrigue fictionnelle (source de suspense), une mise en scène fondée sur certains codes de repré- sentation (sociaux et sexuels, notamment), enfin un montage riche et efficace. Mettant en scène une intrigue réaliste qui se veut immédia- tement contemporaine du contexte sociopolitique du tournage – entre la fin 1972 et le début 1973, soit la fin de la dictature de Alejandro Lanusse et l’avènement d’une démocratie qui se disait ouverte au socialisme avec Héctor Cámpora –, le deuxième long métrage de Gleyzer a provoqué des interférences inattendues entre la réalité histo- rique et la fiction qui la représentait. Dans les pages qui suivent j’aborderai les virages introduits par Gleyzer et ses amis du Cine de la base vis-à-vis du contexte histo- rique et de l’idéologie dominante. Par ce mot de virage, on désigne certaines réactions chimiques qui permettent à la photographie argen- tique des changements de couleurs ; de même, dans le film, les virages renvoient à des transformations chromatiques brusques qui touchent aux valeurs idéologiques couramment associées.

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LES LANGUES NÉO-LATINES – 106e année – 4 – n° 363 – Octobre-Décembre 2012

ROUGE PROFOND PRESQUE NOIR. RAYMUNDO GLEYZER ET LE CINE DE LA BASE

Joaquín MANZI

Université de Paris-Sorbonne CRIMIC

La filmographie de l’argentin Raymundo Gleyzer (1942-1976) compte plus de vingt films dont seulement deux longs-métrages, vio-lemment critiques à l’égard du statu quo socio-politique. Le premier est un documentaire, México, la revolución congelada (1970) ; le second, une fiction, Los traidores (1973). À leur sortie les deux films ont eu un effet révulsif sur les pouvoirs politiques mexicain et argen-tin. Lorsqu’on les revoit aujourd’hui, la charge contestataire reste intacte en vertu même de leurs contradictions formelles et discursives.

Si l’on s’en tient à Los traidores, il convient de rappeler qu’il résulte d’une pratique cinématographique militante d’extrême-gauche, respectueuse cependant de certaines conventions du cinéma commer-cial et grand public, à savoir une double intrigue fictionnelle (source de suspense), une mise en scène fondée sur certains codes de repré-sentation (sociaux et sexuels, notamment), enfin un montage riche et efficace. Mettant en scène une intrigue réaliste qui se veut immédia-tement contemporaine du contexte sociopolitique du tournage – entre la fin 1972 et le début 1973, soit la fin de la dictature de Alejandro Lanusse et l’avènement d’une démocratie qui se disait ouverte au socialisme avec Héctor Cámpora –, le deuxième long métrage de Gleyzer a provoqué des interférences inattendues entre la réalité histo-rique et la fiction qui la représentait.

Dans les pages qui suivent j’aborderai les virages introduits par Gleyzer et ses amis du Cine de la base vis-à-vis du contexte histo-rique et de l’idéologie dominante. Par ce mot de virage, on désigne certaines réactions chimiques qui permettent à la photographie argen-tique des changements de couleurs ; de même, dans le film, les virages renvoient à des transformations chromatiques brusques qui touchent aux valeurs idéologiques couramment associées.

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Virages du blanc au jaune orangé

Réalisé et distribué à un moment de fort regain péroniste, Los traidores a provoqué de nombreuses étincelles par les frictions et les confrontations qu’il a provoquées avec les pouvoirs autoritaires ou démocratiques en place. Tourné en effet dans la clandestinité, le film n’a pas été distribué commercialement ; le réseau du Cine de la base le projetait dans des salles provisoires et improvisées afin de réunir un public qui ne pouvait aller en salle faute de moyens. Le but était de faire connaître « por debajo » 1 l’unique film militant argentin de sa période porteur d’un contre-discours guérilléro, fer de lance contre le péronisme orthodoxe.

Au moment où Óscar Montanti et Raymundo Gleyzer réalisaient le montage final du film en mai 1973, le péronisme, tout juste revenu au pouvoir, tentait d’institutionnaliser une alliance entre industriels, mili-taires et syndicalistes, semblable à celle qui avait permis le dévelop-pement économique mercadointernista à la fin des années quarante. Avant et après la troisième présidence de Juan Domingo Perón (1er octobre 1973-30 juin 1974), l’entrepreneur José Ber Gelbard conçut un plan sur la base d’accords sur les hausses des salaires, d’un contrôle des prix à la consommation et de la défense de l’industrie nationale. Même fort de l’appui du président, le ministre de l’éco-nomie qu’il était ne réussit pas à consolider durablement les accords arrachés aux partenaires sociaux dans le contexte bouillonnant du mois de juin 1973.

Alors que la fiction du film montre bruyamment la révolte sous ses formes collectives et prolétaires, Perón apparaît silencieux, figé dans le rôle d’une figure inerte, simple reflet des gloires passées. En procé-dant ainsi, la fiction validait la lecture marxiste du péronisme faite par Mario Roberto Santucho entre 1969 et 1974 ; à ses yeux, c’était un parti bourgeois, néo-bonapartiste, parcouru par des courants idéolo-giques contraires qui, même manipulés par le vieux leader en fonction des conjonctures, n’avait jamais mis en péril les intérêts communs avec l’impérialisme nord-américain 2.

1. Santiago Garcia, « La base está. Entrevista a Nerio Barberis », Cinémas d’Amé-rique latine n° 11, Toulouse, 2003, p. 30.

2. Une fois Perón mort, les deux courants principaux – l’un technocrate, l’autre fasciste – se sont affrontés menant le pays au bord du gouffre, comme Mario Roberto

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Pour le militant du Partido Revolucionario de los Trabajadores (PRT) qu’était Raymundo Gleyzer, il ne pouvait donc y avoir de différence notable entre le dictateur qui, dans le film, compte sur ses alliés de classe – les entrepreneurs, les représentants nord-américains et les syndicalistes – pour contrer la guérilla (1 h 30 min 40 s.), et le président qui, massivement élu dans les urnes, a promis le 1er octobre 1973 d’en finir avec la guérilla et le marxisme international devant les caméras de télévision.

Quelques jours auparavant, très exactement le 25 septembre, jour de l’anniversaire de Raymundo Gleyzer, le secrétaire général de la Central General de los Trabajadores (CGT) José Rucci a été assas-siné par Montoneros, suivant une modalité et un argumentaire en tous points semblables à ceux qui apparaissent à la fin de Los traidores (1 h 48 min). Un commando fait alors irruption au siège syndical de la métallurgie où Roberto Barrera (Víctor Proncet) est réuni avec ses fidèles pour fêter sa victoire (frauduleuse) aux élections. Trois mili-tants l’exécutent et distribuent des tracts, lus par une voix off. C’est un appel à rejoindre les autres groupes de guérilla, suggéré dans une séquence d’archives datant du Cordobazo (fin mai 1969). Par un tel anachronisme, le montage de Los traidores fait se réunir les luttes passées, contre la dictature d’Onganía, et celles actuelles, contre le péronisme orthodoxe.

Paradoxalement, la polémique autour du film a commencé à l’étranger, le 15 septembre 1973, lors de la première projection de Los traidores ; elle a eu lieu dans le cadre de la neuvième édition du Festival de Pesaro, en Italie. Le public, majoritairement de gauche tiers-mondiste, était alors sous le choc du coup d’État militaire contre Salvador Allende, survenu quelques jours plus tôt. Dans ce contexte de crise et de reflux de la gauche contestataire, le film a suscité des débats passionnés en raison de ses contradictions idéologiques et esthétiques. Mariano Mestman 3 utilise la métaphore du court-circuit pour donner à voir l’écart entre Los traidores et les autres films projetés, mais aussi par rapport aux attentes du public. Les Cubains Tomás Gutiérrez Alea et Manuel Pérez figuraient parmi les rares spectateurs à avoir

Santucho l’avait déjà noté le 23 août 1974 dans « Poder burgués y poder revoluciona-rio », A vencer o morir II, Daniel de Santis (coord.), Capítulo 7, p. 198-199.

3. « Postales del cine militante argentino en el mundo », Kilómetro 111, Ensayos sobre cine, n° 2, Buenos Aires septiembre 2001, p. 7-30.

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compris et défendu les choix de leur collègue argentin. Mais, pour une très large majorité du public, ce court-circuit provenait du caractère narratif et fictionnel du film, fortement marqué par le cinéma de genre hollywoodien (la série B), afin de mieux éveiller l’intérêt des couches populaires pour lequel il avait été réalisé. On peut penser aussi à la fiction mélodramatique signalée par Pablo Mariano Russo 4, dans la mesure où l’on assiste à une histoire d’amour, de mort et de trahison comme celle d’un roman-photo, auquel Gleyzer pensait sérieusement afin de prolonger l’impact du film.

Los traidores recourt donc à un langage fictionnel qui renforce les mécanismes de l’illusion (dont l’identification du spectateur à certains personnages) afin de mieux susciter l’adhésion au communiqué final. Malgré de tels télescopages entre la réalité et la fiction, comme le rappelle Héctor Kohen

Gleyzer no se muestra preocupado por la verdad documental de las imágenes sino por la realidad —el funcionamiento de la alianza entre burócratas, empresarios y gobernantes— que ninguna imagen “docu-mental” puede comunicar. Es en la dimensión estética del film —el proceso de transformación de lo documentado— donde la biografía de Roberto Barrera puede convertirse en una interpretación política de la burocracia sindical argentina. 5

La transformation des réalités (historique et documentaire) en une réalité esthétique emprunte dans le film deux voies complémentaires.

La première, très ostensible, massive même, est celle des actions mises en scène, à savoir la dernière imposture de Barrera (l’autose-cuestro), servant à rappeler toutes celles qui l’ont précédée et lui ont permis de diriger le syndicat. Dans la partie centrale du film (17 min -1 h 40 min), le secrétaire général s’éclipse du devant de la scène sous couvert d’une prise d’otage avalisée par la police pour mieux cacher la fraude faite à son profit lors des élections syndicales. Par le biais de rétrospections savamment intercalées durant les jours de réclusion que le protagoniste passe en compagnie de Paloma, sa maîtresse, le

4. « Representaciones de los trabajadores y sus conflictos en el cine argentino : Los traidores de Raymundo Gleyzer », Nuevo Mundo Mundos Nuevos, 2008. http://nuevomundo.revues.org/44963, (consulté le 15 septembre 2012).

5. « El cine de la Base. Raymundo Gleyzer y Los traidores », Cine argentino 1957-1983, Claudio España, (éd), Buenos Aires, Fondo Nacional de las Artes, 2005, t. II, p. 512.

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film fait connaître d’autres pratiques illégales, restitue la collusion d’intérêts entre syndicalistes, entrepreneurs et gouvernements civils ou militaires afin de mieux faire émerger une relève syndicale.

La seconde voie filmique a trait à l’émergence de cette alternative prolétaire opposée à la dégénérescence péroniste : c’est celle d’un humour discret et récurrent, mais très souvent noir et corrosif, qui fissure et brise les fondements de la bureaucratie syndicale péroniste. Telle une basse continue s’exerçant tant par le discours des person-nages que par la mise en scène et le montage, cet humour teinté d’une forte ironie s’emploie à critiquer les ressorts des impostures du prota-goniste (le désir d’ascension sociale, la soif de pouvoir) et à dénoncer les valeurs qui sous-tendent la politique bourgeoise du péronisme (entre autres, l’égoïsme, la mesquinerie, l’hypocrisie). Loin de vouloir remplacer le drapeau national bleu blanc bleu par le « chiffon rouge » – comme le prétend Barrera dans un discours incendiaire face à ses opposants (1 h 21 min) –, le film choisit de saper les bases discursives et éthiques des syndicalistes corrompus par un humour qui n’est noir qu’à force de vouloir faire émerger le rouge profond, c’est-à-dire tout ce qui est vraiment populaire et révolutionnaire.

Du fait de son caractère hybride, à la fois fictionnel et sérieux, le communiqué défendant la lutte armée, était déjà problématique pour le public de l’époque. De nombreux témoignages recueillis par Fernando Martín Peña et Carlos Vallina 6 rappellent que le public prenait ce dénouement très au sérieux comme un appel à exécuter les syndicalistes « vendus » tandis que les membres du collectif ciné-matographique se défendaient derrière le soubassement documen-taire d’une fiction inspirée, entre autres, des assassinats d’Augusto Vandor et José Alonso, syndicalistes, anciens secrétaires généraux de la CGT. Aujourd’hui l’issue armée prônée à la fin du film continue de poser problème car, comme le signale Néstor Kohen, cette conclusion confond la résolution narrative (l’exécution de Barrera) et la solution politique (l’irruption de la guérilla) 7.

6. El cine quema. Raymundo Gleyzer, Buenos Aires, Ed. de la Flor, 2006, p. 126. Voir également Santiago Garcia, « La base está » : « En ese momento era: ¿Qué se hace hoy? Nos pasaba en los debates. La gente preguntaba ¿lo tenemos que matar? No, no, respondíamos nosotros. […] La gente interpretaba el final como una propuesta y no como un testimonio », op. cit., p. 33.

7. « Cine de la Base. Raymundo Gleyzer y Los traidores », op. cit., p. 512.

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Un tel raccourci était habilement préparé par les ressorts drama-tiques et humoristiques qui tendent à supplanter l’examen critique du spectateur par son identification aux victimes et par son adhésion à la critique virulente des nantis capitalistes. Mais ce raccourci reposait déjà en 1973 sur une connaissance politique incertaine, inefficace surtout pour reprendre l’initiative contre le péronisme orthodoxe. La « reprise en main » des syndicats commença à Córdoba contre les dirigeants Agustín Tosco et René Salamanca (dont on entend la voix en off à 1 h 43 min) et s’acheva en mars 1975 avec une intervention militaire à Villa Constitución. La stratégie guérilléra prônée dans le communiqué final a été ainsi très vite rendue caduque par la conjonc-ture politique imprévisible au sein du péronisme. En effet « los contra-rrevolucionarios enquistados en las filas populares » (1 h 48 min) avaient déjà poussé Cámpora à la démission en juillet 1973 et anéanti tout espoir de réalisation de la patria socialista.

Dès le 20 juin 1973, une véritable recomposition de la scène poli-tique s’est donc produite sous l’impulsion de Perón : il a repris en main à la fois le mouvement péroniste, cadenassé par un noyau de vieux fidèles, et les syndicats, rangés derrière les dirigeants suivistes. Les formations de la jeunesse péroniste (JP) et les tendances de gauche du parti ont été mises au ban du pouvoir où le vieux leader en exil les avait invitées quelques mois plus tôt. Après l’abandon de toute perspective de transformation sociale profonde, la confronta-tion du gouvernement avec les organisations armées s’est donc accen-tuée : Montoneros a repris l’activité armée avec l’assassinat de José Rucci ; l’Ejército Revolucionario del Pueblo (bras armé du PRT) a réalisé une série d’attaques contre les garnisons militaires d’Azul, Catamarca et Villa María en vue de récupérer des armes (janvier et septembre 1974).

Le champ cinématographique ne pouvait échapper à cette pola-risation de la scène politique, aggravée par le recours à la violence armée. Les cinéastes proches du pouvoir s’en sont éloignés ; ceux qui y étaient opposés ont radicalisé leur discours. Octavio Getino a dû démissionner de son poste de directeur de l’Ente del Cine en décembre 1973 sans faire aboutir le projet de loi du cinéma ; Fernando Solanas, son ami et complice de Cine liberación, a dû terminer le montage de Los hijos de Fierro exilé en France, en 1978. Depuis l’opposition au péronisme, mais sans lien statutaire avec le PRT, le

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Cine de la base a poursuivi la diffusion de Los traidores et la produc-tion de documentaires consacrés aux congrès du Frente Al Socialismo (FAS). Mais après l’assassinat du député Rodolfo Ortega Peña par la Alianza Anticomunista Argentina (Triple A) en juillet 1974, le groupe a restreint ses activités. Ce crime a été l’un des premiers à avoir été commandité par José López Rega, virtuel premier ministre de la présidente María Estela de Perón, au pouvoir depuis le 1er juillet 1974. La Triple A a poursuivi ses agissements criminels contre les intellectuels et les artistes de gauche, ainsi que contre le Cine de la base, dont les salles de projection ont été plusieurs fois attaquées. Le groupe a suspendu les projections au début de 1975 lorsque la terreur a fini par éclipser le rire contestataire.

Virages du jaune au rouge foncé

Pour éclaircir la portée politique de l’humour dans le film, je distinguerai ses deux formes les plus évidentes : le comique (sati-rique) et l’humour (tendancieux). Même si une distinction tranchée entre le comique et l’humour ne peut être faite qu’à titre provisoire, et selon une gradation approximative 8, rappelons que pour Aristote, le comique suscite un rire qui cherche à corriger une réalité difforme, défectueuse ou insolite au-dessus de laquelle se place le spectateur. Avec Ben Johnson, Jean Paul et d’autres écrivains européens du XVIIe et du XVIIIe s., l’humour acquiert une dimension intellectuelle qui en fait un jeu subtil avec des mots et des idées. Cet esprit – witz en allemand – discret, presqu’insaisissable, est capable à lui seul de créer une connivence, une complicité avec autrui.

À la différence du rire modulable et du sourire en coin suscité par l’humour majoritairement présent dans Los traidores, le comique en appelle à un rire incontrôlable et bruyant qui surgit maintes fois dans la scène onirique des funérailles de Barrera (1 h 33 min 59 s - 1 h 39 min 39 s). Rappelons qu’il s’agit d’une scène quelque peu outrancière, « chargée de plein de choses » au sens étymologique du mot « satire » 9. La séquence se déroule en plein jour, en extérieur, dans

8. Cf. Demetrio Estebanez Calderón, « Cómico », « Humor », Diccionario de térmi-nos literarios. Madrid, Alianza, 1999, p. 187-191 et 533-539.

9. Pierre Schontjes, Poétique de l’ironie, Paris, Points-Seuil, 2001, p. 218.

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un cimetière, sur fond d’un bandonéon. On assiste à l’enterrement de Barrera, que l’on voit déjà dans un cercueil. Un président militaire prend la parole pour tenir un discours chaotique, laborieux, qui chante les louanges de Vandor, Alonso, Barrera, et d’autres « morts pour la patrie ». À ses côtés, Benítez rit tout le long de la séquence. Un des gardes du corps de feu Barrera ne cesse d’applaudir, tandis qu’un second Barrera, plus jeune, sans moustache s’approche du groupe. Il se joint au cortège funèbre et regarde la scène, ébahi. Son ancien opposant, feu Rosales, le visage ensanglanté, lui présente ses condo-léances « Créame lo siento mucho, se ha perdido una figura clave del sindicalismo revolucionario ». Comme le suggère Henri Bergson 10, le rire du spectateur est fait pour humilier la personne raillée et venger les libertés qu’il avait prises à l’égard de la société.

Un quatuor joue un tango approximatif, légèrement en retrait ; Sara Aijen, la mère de Gleyzer, porte une capeline comme celles de l’Armée du Salut et chante un refrain discordant : « Ay Barrera, te nos fuiste volando para el cielo ». Tandis que le secrétaire général de la CGT tient un autre discours, encore plus maladroit, arrive le PDG de l’entreprise Fipesa avec le poulain promis jadis à Barrera. Se succèdent donc l’absurdité des discours et la répétition machinale de certains gestes, l’incongruité des gestes de certains personnages, des lapsus et des antiphrases ironiques. La caméra cadre tantôt le groupe autour du cercueil en plans d’ensemble, tantôt certains couples de person-nages en plans moyens et premiers plans par travellings optiques. On mange, on joue, on rit pour se réunir en un cortège disparate qui sort du cimetière en chantant. Dans la séquence suivante, Barrera se réveille, ébahi, étonné d’être encore en vie.

Si la plupart des spectateurs riaient de voir Barrera apeuré et décon-tenancé, d’autres se retrouvaient tout aussi troublés, voire irrités, en particulier les intellectuels comme l’Allemand Peter Schumann, qui se trouvait à Buenos Aires au milieu de 1974 pour sonder l’effervescence de la production filmique locale. L’historien du cinéma a longuement interviewé Raymundo Gleyzer dans l’appartement de Humberto Ríos, cinéaste bolivien qui avait collaboré à México, la revolución conge-lada. Deux longs extraits sonores de cet entretien ont été mis en ligne

10. « Le comique de caractère », Le rire, Paris, PUF, 1999, p. 150.

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en complément à un cours de l’université de Buenos Aires 11. Malgré son caractère fragmentaire (une vingtaine de minutes consultables en deux parties) et passablement babélique – l’entretien se déroule en français et en espagnol, mais aussi en anglais et en allemand –, cette conversation acquiert aujourd’hui une valeur inestimable puisqu’elle offre un accès immédiat aux enjeux politiques et cinématographiques déjà évoqués. Cette interview évoque en détail les activités du Cine de la base, les complicités et les différences avec Jorge Cedrón et Octavio Getino, les espoirs nés avec le FAS, mais aussi et surtout les doutes et les contradictions posées par certaines séquences de Los traidores.

La partie finale de la seconde partie de cet entretien 12 nous intéresse tout particulièrement car Gleyzer est prié d’expliciter son interpréta-tion de la séquence, ce qu’il fait en termes de classes sociales. Pour lui, en Argentine les intellectuels de gauche et la petite bourgeoisie éclairée ont montré une réprobation semblable à celle des Allemands. Les Argentins présupposaient, selon Gleyzer, que le commun des spectateurs serait surpris, voire décontenancé par un enterrement mis en scène comme une longue et corrosive farce. Or les enseignements tirés de la projection du film dans les milieux populaires, syndicaux et marginaux ont été décisifs aussi bien pour la distribution des vingt copies du film que pour son montage final. À partir de ce qui se passait pendant et après ces projections, le Cine de la base a compris que plutôt que de penser à la place des ouvriers, il fallait projeter le film pour eux et ensuite leur laisser la parole pour instaurer un dialogue :

Raymundo Gleyzer: La clase obrera se ríe mucho con esa parte porque se ridiculiza al enemigo. Nosotros pensamos que durante toda la película existe una carga de opresión muy grande contra la clase obrera a través de todo lo que la burocracia le hace. El obrero que se ve esa película y se siente identificado, conoce esa opresión de la burocracia sindical porque la vive todos los días, en el sindicato, en la fábrica, en los lugares en donde vive […] y llega un momento en que esa opresión puede ser dañina, puede ser contraproducente. Esa parte, en ese lugar, estratégicamente puesta, demuestra que existe un

11. En ligne, en deux parties, la première, http://www.youtube.com/watch?v= 2wWR3-D3Sos. (Consulté le 25 octobre 2012).

12. http://www.youtube.com/watch?v= AV74lZzgDiY&feature=relmfu, (consulté le 25 octobre 2012).

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alivio, y la gente goza, se ríe y se burla de su enemigo. En la risa, en la burla que los obreros hacen está la base de que a la burocracia se la puede derrotar, es infundirle a los obreros la confianza de su propia fuerza para derrotar al enemigo. ¿Entendiste? ¿Clarito?

Peter Schumann: Clarito. Sí.

Raymundo Gleyzer: […] La risa a partir de las cosas ridículas que se empiezan a decir en esos discursos, que son discursos reales, discursos que dieron el presidente Lévingston y el secretario general de la CGT Rucci cuando lo mataron al dirigente sindical José Alonso […] Por eso pensamos que esa parte del film es muy importante porque cumple un objetivo político. Luego a partir de la experiencia cotidiana de la clase obrera, nos dimos cuenta que esa parte va a quedar ahí para toda la vida. 13

Voici les derniers mots d’un enregistrement qui nous émeut car ce qui « va a quedar para toda la vida » n’est pas seulement la séquence onirique du film mais aussi la voix du cinéaste, dont la vivacité et la malice viennent opposer un vibrant démenti à sa disparition orches-trée deux ans plus tard par la dictature militaire argentine.

Cet extrait sonore s’organise autour d’une série d’oppositions – « ellos/nosotros », « pequeña burguesía/clase obrera », « opresión/alivio » – qui sont dépassés par le rire et le mot d’esprit. Le cinéaste préfère placer ce pouvoir transformateur auprès des spectateurs modestes car la révolution pour laquelle il œuvrait ne pouvait venir que des travailleurs, et non des intellectuels ou des artistes. Pour y aboutir, la fiction filmique doit d’abord cerner, puis s’attaquer à un mal (syndical) en proposant un remède (guérilléro) dans l’épilogue du film : « Compañeros: la revolución es posible. Liquidemos a la buro-cracia sindical, cáncer del movimiento obrero » (1 h 48 min). Afin de bien connaître le mal, Gleyzer a recouru à des enquêtes préalables de terrain, menées avec Álvaro Melián auprès des métallurgistes de Buenos Aires, mais aussi à divers cas déjà documentés, dont celui d’Andrés Framini, syndicaliste du secteur textile dont les reportages journalistiques et la nouvelle « La víctima » de Víctor Proncet avaient mis en lumière les ressorts de son autosecuestro raté en 1969.

13. C’est ma transcription synthétique des deux dernières minutes du lien internet cité supra.

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Ayant bâti une fiction vraisemblable à partir d’une immersion prolongée dans les eaux troubles du syndicalisme argentin, l’anti-péroniste Gleyzer semble avoir eu affaire à ces mêmes sentiments qu’un Spinoza avait estimé contraires ou nuisibles à toute tentative de connaissance (intelligere) d’un objet donné : déplorer (lugere), honnir (detestari) et rire (ridere). Dans le film, l’humour ouvre l’espace où s’affrontent ces trois pulsions 14 et débouche sur une issue politique ambigüe.

Virages du rouge foncé au noir profond

Telle une aire de jeu, l’humour déploie la transformation émotion-nelle de diverses nuances, critiques et morales, suivant qu’il est intro-duit par des personnages ou par une instance auctoriale invisible. Son but est de faire ressortir quelque chose de caché ou de camouflé, qui s’écarte du raisonnement courant ou dominant. En feignant de rester sérieux ou impassible, l’humoriste s’éloigne d’une situation nuisible ou d’une norme majoritaire qu’il réprouve pour sauvegarder son inté-grité, sa supériorité imaginaire. Ainsi, grâce à une suspension des exigences de la réalité, l’humour assure pour Sigmund Freud 15 un gain de plaisir manifeste sur l’inhibition qu’imposerait une situation frustrante, ou une norme répressive.

Pour éclaircir la portée politique de l’humour dans le film, j’évo-querai quelques exemples provenant d’interactions entre les person-nages principaux.

Après avoir été élu à la tête du syndicat à la fin des années 50, Barrera rassemble ses fidèles pour organiser la gestion menée jusque-là par les militaires (44 min 40 sec). Le flash back montre le comptable du syndicat (ou l’ancien interventor militar, on ne peut pas savoir) qui rappelle à Barrera, à Peralta et à d’autres le montant de la dette. Les charges patronales impayées (et à recouvrer) sont

14. Michel Foucault revendique le renversement opéré par Nietzsche vis-à-vis de Spinoza : « Derrière la connaissance, il y a une volonté, sans doute obscure, non pas d’amener l’objet à soi, de s’identifier à lui, mais au contraire, une volonté obscure de s’en éloigner et de le détruire. » « La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits, t. II, Paris, Gallimard, 1994, p. 548.

15. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, [1905], Paris, Gallimard, 1988.

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bien plus importantes que les montants dûs et permettent même de prévoir les travaux à venir : hôpitaux mutualistes, pharmacies, centre de vacances… D’autres ressources financières surgissent : les paris clandestins, bientôt gérés par les syndicalistes. Barrera exulte et lance alors : « ¿Quién es el capitalista? ¡El sindicato! ». Un bras d’hon-neur aux anciens parieurs suscite le rire de ses associés, mais pour le spectateur la phrase est une célébration cynique d’une contradiction idéologique capitale, celle-là même qui ouvre et fonde idéologique-ment le film tout entier : ceux qui sont censés prendre la défense des travailleurs sont en réalité leurs ennemis les plus cruels, ligués avec les capitalistes pour empirer l’exploitation des premiers.

Deux minutes plus tard, une autre séquence vient confirmer les malversations et les prises illégales d’intérêts, pratiquées par les responsables du syndicat. Menant son travail de chef du personnel même loin de son bureau, Benítez (Lautaro Murúa) sort un instant d’un des bâtiments de l’usine Fipesa où Barrera s’est fait élire délégué syndical. Crayon et registres à la main, mais nœud de cravate défait, il croise Antonio Reynoso, l’un des hommes de confiance du premier, portant chemise blanche, veste et sacoche en cuir. Reynoso est venu proposer aux ouvriers « un seguro de vida ». Benítez comprend qu’il s’agit d’un autre moyen d’enrichissement illicite pour la hiérarchie syndicale et lui demande donc très sérieusement : « Seguro contra ladrones, ¿no tiene? ». Sans percevoir le sens caché de la phrase, Reynoso précise qu’il ne s’agit pas d’une assurance contre le vol, et ne peut répondre à Benítez lorsque celui-ci rappelle que les ouvriers sont déjà assurés par l’entreprise. Comme si de rien n’était, Reynoso poursuit sa marche vers l’intérieur de l’usine ; Benítez, la caméra et le spectateur restent à l’extérieur, témoins d’une avancée capitaliste supplémentaire du syndicat, celle qui les porte vers les assurances et la finance.

Une fois que le syndicat s’est suffisamment enrichi, un nouveau siège est construit ; pour l’inaugurer en bonne et due forme les auto-rités et les alliés de classe sont convoqués à un banquet (1 h 7 min 13 sec). Après avoir promis à un colonel de faire des grèves pour déstabiliser le gouvernement d’Arturo Illia, Barrera est abordé par un ministre qui lui présente Mister Crawford, délégué syndical nord-américain. Celui-ci lui vante une formation professionnelle pour futurs dirigeants syndicaux ainsi que des crédits en dollars ; Barrera

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acquiesce et réfléchit. Les invités mangent un asado et le secrétaire général finit par avoir un échange avec Antonio, son second, lui rapportant la conversation antérieure. Barrera lui dit alors : « ¿Qué te parece, nos bajamos los pantalones por dos millones de dólares? », ce à quoi son second répond : « ¿Los pantalones? Por esa cantidad nos van a hacer bajar hasta los calzoncillos. » La connotation négative de la première métaphore, et la surenchère grivoise de la réponse, à la fois morale et dégradante parce qu’homosexuelle, donnent à cet échange une charge sarcastique et une dimension autocritique très puissante.

Œuvrant également par l’implicite, il est un autre genre d’humour que l’instance auctoriale introduit à travers la bande-son sans autre signe distinctif qu’une subtile contradiction implicite. Cet humour crée un effet ironique et malicieux par la voie d’un décalage entre le sémantisme d’un message publicitaire et la situation où il est diffusé. L’instance auctoriale actualise la musique entraînante d’un jingle américain dont la logique commerciale est à la fois utilisée et détournée à d’autres fins.

Le film finit par faire tourner le sens de ces brèves formules à vide, un peu à la manière des Artefactos que le poète chilien Nicanor Parra a écrits et publiés à cette même époque. Fondés eux aussi sur la réap-propriation contradictoire et légèrement déplacée d’un message figé (publicitaire, partisan ou populaire), ces textes étaient pour le poète des grenades qui, une fois lancées, devaient éclater en mille morceaux et pénétrer dans la peau du lecteur. Rappelons, par exemple : « La izquierda y la derecha unidas/jamás serán vencidas », qui détournait le célèbre slogan de la Unidad Popular « El pueblo, unido, jamás será vencido », ou « USA, el país donde la libertad es una estatua », qui raillait vertement la prétention du pays du Nord à incarner et défendre la liberté exclusivement à ses propres fins idéologiques 16. En poésie comme au cinéma, cet humour constitue une transposition libertaire de l’esthétique pop cultivée alors en Argentine par des plasticiens tels León Ferrari et par des musiciens de rock tels Pedro y Pablo.

16. Édités à l’origine sous la forme de cartes postales illustrées par Guillermo Tejeda, le premier poème apparaît écrit sur une banderole dessinée au-dessus d’une foule nombreuse, le second au pied d’une statue de la liberté souriante et sommaire. Obras completas & algo + (1935-1972), Nialls Binns et Ignacio Echevarria (coord.), Barcelona, Círculo de lectores, 2006, p. 461 et 983.

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Voyons de plus près cette deuxième forme d’humour dans le film à travers deux séquences qui nous permettront de sonder sa portée libertaire et anarchiste.

La première se déroule dans une usine désaffectée où Solís, un des opposants à Barrera, va être torturé par ses hommes de main (24 min 20 sec - 28 min). Tordo, qui lit d’abord tranquillement le journal se voit proposer par Reynoso un œuf au plat. On traîne le prison-nier tandis que celui-ci mange un autre œuf avec un bout de pain. On ligote Solís, nu, sur la parrilla (la table de torture) en vue de le soumettre à la picana (la gégène). Un clair-obscur s’installe, avec une ambiance à la Rembrandt. On accuse Solís et Saldaño d’avoir séquestré Barrera. On met la radio, pour étouffer les cris, Spinetta 17 chante « Post-crucifixión » : « Abrázame / madre del dolor…». On arrête les décharges électriques. Tordo examine Solís, les plans sont en contre-plongée. À la radio passe alors une pub de Bardhall, lubri-fiant pour moteurs. Sur un ton pervers, le médecin pousse Solís, à avouer, mais celui-ci, haletant comme un autre moteur qui accélère, ne veut pas parler, et garde le silence. Comment interpréter cette tension, cette disharmonie entre l’usage ironique d’un message commercial et la souffrance du torturé, qui résiste vaillamment ?

Au contraste visuel vient se joindre celui sonore : il y a une forte distorsion entre le rock qui passe à la radio, les cris de Solís, sous la torture, et ceux de Reynoso, donnant l’ordre de baisser le volume. Les mots que Spinetta chante à la radio – « Abrázame / madre del dolor/ que nunca estuve tan lejos/de mi cuerpo » – trouvent leur incarnation en la figure du médecin, Tordo, qui apparaît cadré en contre-plongée, avec la caméra placée à proximité de la victime. Avant de reprendre le morceau de rock, la pub de Bardhall sonne comme une voiture qui démarre ; Solís, bâillonné, respire lui aussi « machinalement ».

17. Luis Alberto Spinetta (1950-2012) est l’un des plus grands musiciens de rock argentin, l’un des plus prolifiques aussi, avec plus de quarante disques enregistrés. Dans cette séquence on entend le riff violent d’ouverture, joué par Spinetta lui-même. « Post-crucifixión » a été inclus dans la réédition de l’album Desatormentándonos (1973). Pour expliquer ce titre, un texte manuscrit reproduit dans la pochette intérieure du disque cristallisait certains motifs poétiques avec d’autres ouvertement politiques : « El pueblo es la estrella mágica. Todos la vemos parecerse al río. Los gusanos de los emperadores trepidan en apocalíptico festín. Ellos no tienen tiempo de recurrir a las armas. La estrella las fusionó todas en un plano infinito. La cabellera de los torturadores sangra en mi carro. Nosotros: desatormentándonos para siempre ».

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La publicité résonne donc comme un rire noir et méchant, lui aussi sadique, mais tout aussi vivant que la volonté de Solís de résister à la torture.

La seconde séquence semble être bien plus bienveillante ; elle surgit juste avant le dénouement, une fois encore elle est introduite par contraste entre la bande-son et les actions vues à l’écran (1 h 40 min 57 sec). Antonio est attablé seul à un bar-restaurant, pendant qu’un employé nettoie et range la salle en vue de la fermeture du local. La voix d’un journaliste à la télévision répète la volonté des militaires de respecter les résultats des élections du 11 mars. Puis suivent une publicité pour une nouvelle boisson Sprite, « Fresca como lluvia de verano », et un flash d’informations, célébrant le triomphe de la liste Bleue, de Barrera, avec 85 % des voix aux élections syndicales. La voix off mentionne la disparition spectaculaire du dirigeant, survenue quatre jours plus tôt. On frappe à la fenêtre. Antonio sort et Barrera réapparaît. C’est le nouveau secrétaire général du syndicat qui, après trois jours de repos et de bonheur avec sa maîtresse, semble aussi frais et bienfaisant qu’une pluie d’été. Le spectateur sait bien qu’il n’en est rien, que Barrera est toujours le même, malhonnête et tricheur. La publicité sert donc de contrepoint ironique : Barrera, comme la boisson gazeuse, n’est nouveau qu’en apparence, et sert surtout les intérêts des capitaux nord-américains.

Les divers extraits sonores (publicitaires et musicaux), tout comme les reprises d’archives de certains flash-back, ont été montés libre-ment, sans l’autorisation des auteurs. Ce vol est bienvenu car il permet d’introduire une portée hétérodoxe dans le discours guérilléro. Par ses mécanismes et ses valeurs, l’humour du film vient rappeler un trait décisif de la démarche créative de Gleyzer : la liberté prise après que le PRT eut dissous le Fatrac en 1972, celle qui a consisté à faire un film indépendant, qui plus est financé par Bill Susman, un publicitaire nord-américain, ancien brigadiste international en Espagne.

Conclusion

Par sa charge libératrice et compensatoire, l’humour auctorial s’inscrit dans le droit fil de la pratique clandestine et libertaire que Gleyzer a utilisé pour Los traidores, et que Nerio Barberis et Jorge Denti ont reprise une fois leur ami disparu en mai 1976. Exilés tous

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deux au Pérou en 1977, ils ont réalisé un dernier film au nom du Cine de la base : Las tres A son las tres armas. Ce court-métrage garde une continuité formelle et discursive frappante avec tous les autres films du collectif. Avec l’aide de Walter Tournier, ils ont réalisé un violent réquisitoire contre la dictature militaire qui, malgré les condi-tions artisanales de réalisation, reste une véritable démonstration de maîtrise cinématographique.

Le film s’ouvre avec l’irruption d’un commando dans un appar-tement, occupé par une femme, agressée et bientôt enlevée. Parmi les objets que les malfrats ne détruisent pas se trouve une machine à écrire. Elle permet d’introduire la lecture – en voix non-diégétique d’abord, puis diégétique – de la lettre ouverte rédigée par Rodolfo Walsh à la Junte militaire un an après le coup d’État 18. Le bandonéon de Piazzola accompagne ici la voix off jusqu’au générique final qui précise simplement la date de la mort de l’écrivain, le titre du film et le nom du collectif. Le bandonéon réapparaît à intervalles réguliers d’un film beau et puissant qui sait tourner en dérision la présidente María Estela Martínez de Perón en rendant sa voix métallique et incompréhensible du fait de son accélération.

Par sa charge dénonciatrice et libertaire, par sa double référence à Montoneros – où militait Walsh – et au PRT – le titre du film était une reprise littérale d’un texte de l’organe de presse du parti 19 –, ce court-métrage a réussi à porter un rude coup à la Dictature. Mais, après la disparition de Gleyzer, le dernier film du Cine de la base a aussi réussi à faire revivre ce rouge profond, presque noir, au cœur du cinéma militant.

18. Cf. http://biblioteca.educ.ar, (consulté le 14 octobre 2012). 19. El combatiente, n° 105, 30 janvier 1974.